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Anthologie: manger pour vivre ? rer les stars? qui se shootent au succès ? Tout à la fois. Et ce pauvre chaton de Marilyn ? Sa gou- vernante raconte qu'en 1958 elle n'a pas tourné depuis deux ans. Son mariage avec Arthur Miller bat de l'aile. La star platinée se venge sur la nourriture : elle peut enfourner d'un trait trois oeufs avec des toasts, trois hamburgers, , trois assiettes de frites, deux tasses de chocolat au lait, une énorme côte de veau, des aubergi- nes au parmesan, quatre parts de pudding au chocolat, le tout arrosé de champagne. Festin triste qu'elle dévore toute nue sur son lit (3). Six, mois plus tard, elle pèse 70 kilos au lieu des 57 habituels. « Elle se faisait grossir pour se croire enceinte. » Une amie attribue sa prédilection pour le sucré au grand nombre d'avortements qu'elle a subis. « Elle n'était jamais contente de son aspect, elle pouvait passer des heures pour retoucher son rouge à lèvres », dit Philippe Halsman, un de ses premiers portraitistes. « Quand elle se trouvait trop moche elle ne sortait plus de sa chambre », ajoute moche , Hervais, psychanalyste spécialisée dans le trai- tement de la boulimie. Oh, paradoxe ! Le milieu du spectacle ne suscite pas la boulimie, selon elle, c'est l'inverse. « Les boulimiques ont plus de chance que les autres d'être stars. Elles ont une grande angoisse de plaire, tout en souffiânt d'être isolées. Le show-biz est un moyen pour elles de séduire un maximum de gens. » Mieux ! « La boulimique ne sait géné- ralement pas qui elle est. Elle étouffe sa per- sonnalité propre au profit du moi social. Au moins, quand elle joue, le temps du rôle, elle a une identité. » Et de ce côté-ci de l'Atlantique ? Chut, se- cret. Nos stars le cachent. Isabelle Adjani ? « Peut-être. » Arielle Dombasle ? « Sans doute. » Dalida ? « Elle se faisait vomir pour garder la ligne. » Dans l'histoire, Sissi l'impé- ratrice semble bien l'avoir été. Accro de la minceur, elle se voue à l'équitation et à la gymnastique, tout en se nourrissant de sang de beeufpour le déjeuner. La boulimie n'est qu'un des symptômes d'un mal-être général. C'est lui qu'il faut soi- gner. Depuis 1982, le Betty Ford Center, en Californie, s'est ainsi spécialisé dans la remise sur pied de stars flageolantes. En les isolant, en les maternant, il leur réapprend à se nourrir sans ingérer n'importe quoi. Mais gare à la sortie ! Enquête de CAROLINE BRIZARD et MICHÈLE AULAGNON 411 (1)JaneFonda : « Ma Méthode », 1982. (2) « Marilyn secrète», par Lena Pepitone, William Sta- cliem, Maurice Halcin, 1979. E, (3) « Wirer-The Short Life and Fast Times of John Be- ; lushi », par Bob Woodward (1984). « Au temps où j'apprenais l'orthographe, la maîtresse disait : on ne meurt qu'une fois, on se nourrit plusieurs » (1). Le jeu de la vie et de la mort abonde en métaphores sur la nourri- ture : avoir du cœur au ventre, manger quel- qu'un des yeux mais aussi se faire bouffer par son boulot ou être dévorée par l'angoisse. Parfois il y a des choses qu'on ne peut digérer, et la vie est à vomir. Les variantes du verbe n manger traversent les discours sur l'amour, la haine, l'angoisse et parfois le désespoir jus- qu'à la mort. Manger, c'est bien autre chose que se nour- rir. Lorsque tout va bien, cela reste un fait social : faire un repas. Et les repas portent des noms : du déjeuner sur l'herbe au déjeu- ner d'affaires, du dîner en ville au dîner à la bonne franquette, du goûter des enfants au souper des parents, du casse-croûte au festin, autant de mets et autant de convives qu'on ne mélange pas impunément » (2). Parfois tout va mal. La convivialité, les sa- veurs, les horaires, les rites s'estompent. Il ne reste que le tourment de la faim même lors- qu'on refuse de manger. La nourriture de- vient une préoccupation obsessionnelle et la faim, «. un désir violent autre que celui de manger » (3). Une souffrance presque indi- cible, que vivent les anorexiques et sur un mode inverse, les bol, imiques. « L'anorexique organise sa satisfaction dans un défi, un déni des besoins du corps qu'il vit comme une réussite, une victoire, son corps désincarné pouvant être vécu aussi bien bat- tement d'ailes de papillon que machine apte à se dévisser dans ses parties ' tubes emboîtés, objet désérotisé dans une dénégation, "un plaisir de la faim" qui est refus d'aborder l'angoisse de castration » (4). Les boulimiques semblent plus marqués par la problématique de l'échec et se découvrent en train de dévorer sans même s'en rendre compte, comme si l'angoisse avait là été prise de vitesse. Cette fringale est souvent précé- dée par une grande excitation, un malaise. La boulimique mange voracement, à s'en étouf- fer, en avalant sans mâcher, sans même se rendre compte de ce qu'elle mange, avec une préférence toutefois pour les aliments les plus riches en calories et les plus faciles à manger. Dans la solitude. Toujours (2). « Ces malades expérimentent leur corps comme n'étant pas vraiment leur propriété, mais comme étant sous l'influence des au- tres. » Et la faim peut devenir une arme , contre l'entourage. Comme le jeûne. « Dans l'ancien Japon il suffisait, pour déshonorer son ennemi, de jeûner contre lui et certains allaient jusqu'à se laisser mourir de faim à sa porte » (4). Il faut manger pour vivre mais il est nécessaire parfois de vivre pour manger... Pour ne pas mourir. ThérèseRichard (1) Annie Leclerc dans la revue « Sorcières » sur la nour- riture. (2) Laurence Tgoin, « la Boulimie et son infortune », PUF. (3) Therèse Tremblais dans la revue « le Coq Héron » sur Panorexte mentale. (4) Hilde Bruch, « les Yeux et le ventre ', Fayot. 14-20 AOUT 1987/59

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•Anthologie:manger pour vivre ?

rer les stars?qui se shootent au succès ? Tout à la fois.

Et ce pauvre chaton de Marilyn ? Sa gou-vernante raconte qu'en 1958 elle n'a pas tournédepuis deux ans. Son mariage avec ArthurMiller bat de l'aile. La star platinée se venge surla nourriture : elle peut enfourner d'un traittrois oeufs avec des toasts, trois hamburgers,

, trois assiettes de frites, deux tasses de chocolatau lait, une énorme côte de veau, des aubergi-nes au parmesan, quatre parts de pudding auchocolat, le tout arrosé de champagne. Festintriste qu'elle dévore toute nue sur son lit (3). Six,mois plus tard, elle pèse 70 kilos au lieu des 57habituels. « Elle se faisait grossir pour se croireenceinte. » Une amie attribue sa prédilectionpour le sucré au grand nombre d'avortementsqu'elle a subis. « Elle n'était jamais contente deson aspect, elle pouvait passer des heures pourretoucher son rouge à lèvres », dit PhilippeHalsman, un de ses premiers portraitistes.« Quand elle se trouvait trop moche elle nesortait plus de sa chambre », ajoute

moche,

Hervais, psychanalyste spécialisée dans le trai-tement de la boulimie. Oh, paradoxe ! Lemilieu du spectacle ne suscite pas la boulimie,selon elle, c'est l'inverse. « Les boulimiquesont plus de chance que les autres d'être stars.Elles ont une grande angoisse de plaire, tout ensouffiânt d'être isolées. Le show-biz est unmoyen pour elles de séduire un maximum degens. » Mieux ! « La boulimique ne sait géné-ralement pas qui elle est. Elle étouffe sa per-sonnalité propre au profit du moi social. Aumoins, quand elle joue, le temps du rôle, elle a

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cret. Nos stars le cachent. Isabelle Adjani ?« Peut-être. » Arielle Dombasle ? « Sansdoute. » Dalida ? « Elle se faisait vomir pourgarder la ligne. » Dans l'histoire, Sissi l'impé-ratrice semble bien l'avoir été. Accro de laminceur, elle se voue à l'équitation et à lagymnastique, tout en se nourrissant de sang debeeufpour le déjeuner.

La boulimie n'est qu'un des symptômesd'un mal-être général. C'est lui qu'il faut soi-gner. Depuis 1982, le Betty Ford Center, enCalifornie, s'est ainsi spécialisé dans la remisesur pied de stars flageolantes. En les isolant, enles maternant, il leur réapprend à se nourrirsans ingérer n'importe quoi. Mais gare à lasortie !

Enquête de CAROLINE BRIZARDet MICHÈLE AULAGNON 411

(1)JaneFonda : « Ma Méthode », 1982.(2) « Marilyn secrète», par Lena Pepitone, William Sta-cliem, Maurice Halcin, 1979.

•E, (3) « Wirer-The Short Life and Fast Times of John Be-; lushi », par Bob Woodward (1984).

« Au temps où j'apprenais l'orthographe, lamaîtresse disait : on ne meurt qu'une fois, onse nourrit plusieurs » (1). Le jeu de la vie et dela mort abonde en métaphores sur la nourri-ture : avoir du cœur au ventre, manger quel-qu'un des yeux mais aussi se faire bouffer parson boulot ou être dévorée par l'angoisse.Parfois il y a des choses qu'on ne peut digérer,et la vie est à vomir. Les variantes du verbe nmanger traversent les discours sur l'amour, lahaine, l'angoisse et parfois le désespoir jus-qu'à la mort.Manger, c'est bien autre chose que se nour-rir. Lorsque tout va bien, cela reste un faitsocial : faire un repas. Et les repas portentdes noms : du déjeuner sur l'herbe au déjeu-ner d'affaires, du dîner en ville au dîner à labonne franquette, du goûter des enfants ausouper des parents, du casse-croûte au festin,autant de mets et autant de convives qu'on nemélange pas impunément » (2).Parfois tout va mal. La convivialité, les sa-veurs, les horaires, les rites s'estompent. Il nereste que le tourment de la faim même lors-qu'on refuse de manger. La nourriture de-vient une préoccupation obsessionnelle et lafaim, «. un désir violent autre que celui demanger » (3). Une souffrance presque indi-cible, que vivent les anorexiques et sur unmode inverse, les bol, imiques.« L'anorexique organise sa satisfaction dans •un défi, un déni des besoins du corps qu'il vitcomme une réussite, une victoire, son corpsdésincarné pouvant être vécu aussi bien bat-tement d'ailes de papillon que machine apte àse dévisser dans ses parties

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tubes emboîtés,objet désérotisé dans une dénégation, "unplaisir de la faim" qui est refus d'aborder

•l'angoisse de castration » (4).•Les boulimiques semblent plus marqués par•la problématique de l'échec et se découvrenten train de dévorer sans même s'en rendrecompte, comme si l'angoisse avait là été prisede vitesse. Cette fringale est souvent précé-dée par une grande excitation, un malaise. Laboulimique mange voracement, à s'en étouf-fer, en avalant sans mâcher, sans même serendre compte de ce qu'elle mange, avec unepréférence toutefois pour les aliments lesplus riches en calories et les plus faciles àmanger. Dans la solitude. Toujours (2).« Ces malades expérimentent leur corpscomme n'étant pas vraiment leur propriété,mais comme étant sous l'influence des au-tres. » Et la faim peut devenir une arme

, contre l'entourage. Comme le jeûne. « Dansl'ancien Japon il suffisait, pour déshonorerson ennemi, de jeûner contre lui et certainsallaient jusqu'à se laisser mourir de faim à saporte » (4). Il faut manger pour vivre mais ilest nécessaire parfois de vivre pour manger...Pour ne pas mourir. ThérèseRichard(1) Annie Leclerc dans la revue « Sorcières » sur la nour-riture.(2) Laurence Tgoin, « la Boulimie et son infortune »,PUF.(3) Therèse Tremblais dans la revue « le Coq Héron »sur Panorexte mentale.(4) Hilde Bruch, « les Yeux et le ventre ', Fayot.

14-20 AOUT 1987/59