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C O L L E C T I O N F O L I O

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Jean-Christophe Rufin

Rouge Brésil

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 2001.

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Jean-Christophe Rufin, né en 1952, médecin, voya-geur, est président de l’association humanitaire Actioncontre la faim.

Il a publié en 1997 L’Abyssin (Folio n° 3137), prixGoncourt du premier roman et prix Méditerranée,Sauver Ispahan (Folio n° 3394) en 1998, Asmara etles causes perdues (Folio n° 3492), prix Interallié1999, et Rouge Brésil en 2001 pour lequel il a reçu leprix Goncourt.

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J’ay eu long temps avec moy un homme quiavoit demeuré dix ou douze ans en cet autremonde qui a esté decouvert en nostre siècle,en l’endroit où Vilegaignon print terre, qu’ilsurnomma la France Antarctique...

MontaigneEssais, I, XXXI.

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DES ENFANTS POURLES CANNIBALES

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CHAPITRE 1

— Imaginez un instant, monseigneur, ce que peutressentir un homme qui voit bouillir devant lui l’eauoù il va cuire.

Sur ces mots, le matelot jeta vers les braises unregard lugubre.

— Menteur ! Menteur, cria l’Indien en se redres-sant.

— Comment donc ? Menteur ! Vous ne mangezpas vos semblables, peut-être ? Ou est-ce la recetteque tu contestes, malandrin ? Il est vrai, monsei-gneur, poursuivit le marin en s’adressant de nouveauà l’officier, que les Brésiliens ne procèdent pas tous àla manière de ceux qui m’ont capturé. Certains deces messieurs « boucanent », voilà le fait, c’est-à-direqu’ils rôtissent ou si vous préférez qu’ils fument. Lecontesteras-tu, pendard ?

Le marin, de sa force malingre mais résolued’ivrogne, avait saisi l’Indien au pourpoint et collaitdevant lui son nez luisant. La confrontation duraquelques secondes, chacun perdu de haine dans lesyeux de l’autre. Puis, soudain, le matelot relâcha sonétreinte, ils partirent tous les deux d’un grand éclatde rire et se serrèrent bruyamment la main. Huitheures sonnaient à la grande tour de la cathédrale

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de Rouen et le cabaret faisant face au vénérable édi-fice trembla de toutes ses poutres à chaque coup.

L’officier, avec son long corps maigre et son visageosseux, paraissait accablé. Ces retrouvailles nel’attendrissaient nullement. Il avait une mission àremplir et s’impatientait. L’année 1555 était en sonmilieu et si l’on dépassait trop le mois de juin, lesvents ne seraient plus favorables. Du plat de la main,il frappa sur la table.

— Nous sommes au fait, prononça-t-il de sa voixégale, tendue d’une froide menace, du danger descôtes où nous allons aborder. Cependant, notre déci-sion est arrêtée : nous appareillerons dans huit jourspour aller fonder au Brésil une nouvelle France.

Le matelot et l’Indien se redressèrent sur leurs esca-belles. Un reste de rire et les images ineffables que leseul mot de Brésil mettait au fond de leurs yeux per-sistèrent à leur donner une mimique d’ironie quin’était peut-être que de songe.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, ajoutasèchement l’officier. Oui ou non, acceptez-vous, l’unet l’autre, de rejoindre notre expédition pour y servird’interprètes auprès des naturels ?

Le matelot, qui appréciait d’être régalé et enten-dait faire durer ce plaisir, tenta de ruser.

— Monseigneur, susurra-t-il de sa voix d’ivrogne,je vous l’ai dit : des interprètes, vous en trouverezsur place. Cela fait trois générations que nous autres,Normands, allons là-bas chercher ce fameux boisrouge qui donne sa couleur aux toiles des frèresGobelins. Il faut toute l’effronterie des Portugais pouraffirmer avoir découvert ce pays quand la vérité estque nous y trafiquons depuis plus longtemps qu’eux.

Comme nul ne l’interrompait, il s’enhardit.— Vous n’aurez pas abordé depuis deux jours sur

ces côtes que vous verrez accourir vers vous vingt

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gaillards natifs de tous les bourgs d’alentour et quis’offriront à faire le truchement pour vous.

— Dois-je vous répéter, prononça l’officier aveclassitude, que le chevalier de Villegagnon, qui est lechef de notre expédition, ne veut rien hasarder. Nousemmenons tout ce qui est nécessaire pour fonder unétablissement. Nous voulons avoir nos propres inter-prètes et ne dépendre de personne.

Toute l’attention de l’auberge était fixée sur lecouple grotesque du frêle matelot et de l’Indien. Lemarin reprit courage le premier, sans doute parcequ’il était accoutumé aux brusques changementsd’amures.

— Vous nous dites quand vous partez, monsei-gneur, cela est beau. Mais vous devriez plutôt nousannoncer quand vous comptez retourner.

— Jamais. Il s’agit de peupler une autre provincepour le roi. Ceux qui s’embarquent avec nous fini-ront leurs jours outre-océan. Nous les pourvoironsde tout à profusion mais le mot de retour ne devraplus avoir de sens pour eux. Ils seront simplementde France et la France sera là-bas.

— Êtes-vous déjà allé dans ce pays ? demanda lematelot, les yeux plissés de malice.

— Pas encore, concéda l’officier en mettant du défidans son regard. Mais j’en connais bien d’autres, enOrient.

Le marin se leva, suspendant à son étroite mâtured’os le peu de chair que la vie lui avait épargné. Ilprit un air grave pour déclarer :

— Moi aussi, j’ai navigué en Orient. Une plai-santerie ! Nous y sommes comme chez nous. LesAmériques, c’est autre chose. Quatre fois j’ai fait cemaudit voyage. Toujours vers ce Brésil dont vousparlez de faire une nouvelle France. J’ai tout connu :les fièvres, les cannibales auxquels j’ai finalement

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échappé par miracle et maintenant ces chiens dePortugais qui nous coupent les mains et les piedsquand ils saisissent nos navires à l’abordage. Oùcroyez-vous que j’aie puisé la force d’endurer toutcela ?

D’un geste large du bras, qui porta heureusementsa chope jusqu’à ses lèvres, il écarta un invisibleargument.

— Ne me parlez pas de richesse ! L’or, les perro-quets, les teintures, tout cela engraisse nos arma-teurs, qui ne bougent pas d’ici. Mais les simplesmarins, regardez-les : la vie est le seul bien qui leurreste, et encore… Non ! monseigneur, la seule idéequi nous donne le courage de passer tous ces tour-ments — et, ce disant, il jeta un regard subrepticevers l’Indien comme si le pauvre eût été la cause detout ce qu’il avait enduré aux Amériques —, c’estl’espoir de revenir ici.

Posant les deux poings sur la table, le marin mittoute sa force dans le dernier morceau de sa péro-raison.

— Je suis bien marri de vous décevoir, conclut-il.Mais tant vaut que vous entendiez tout de suite maréponse catégorique : je ne partirai pas.

L’officier se mordit la lèvre. En d’autres circons-tances, il aurait rossé ce coquin buté. Mais s’il le fai-sait, tous les hommes libres de l’équipage tireraientleurs grègues dès le lendemain. Restait donc l’In-dien. Celui-ci comprit, avec retard, à quelle fureur ilallait être livré par ce premier refus. Tous les regardsétaient maintenant tournés vers lui.

Malgré la chaleur de cette fin de printemps, iltenait strictement fermés tous ses boutons jusqu’auras du col et aux manches. Cette précaution n’étaitni de confort ni de coquetterie mais naissait d’unecrainte secrète : celle de ne pas savoir jusqu’où la

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bienséance autorisait à se dégrafer. Pendant les moisqui avaient suivi son arrivée en France, le malheu-reux s’était rendu coupable de plusieurs audaces encette matière, dévoilant en public ses parties les plusintimes avec l’innocente intention d’y apporter de lafraîcheur. On s’était beaucoup moqué de lui.

Les cœurs charitables auraient pu lui trouver desexcuses. Capturé par ses ennemis tandis qu’il com-battait dans les forêts du Brésil, il avait été rachetépar des marins français au nombre desquels figuraitcelui qui était aujourd’hui assis à ses côtés. Dansl’idée d’honorer le roi Henri II, qui avait annoncé saprochaine visite en Normandie, des négociants decette province l’avaient expédié jusqu’en France encompagnie d’une cinquantaine de ses semblables.Sitôt débarqué à Rouen, on lui avait demandé dedanser devant le roi et la reine, couvert des seulesplumes dans l’appareil desquelles il avait été cap-turé. S’étant montré nu devant un roi, il avait malcompris dans la suite pourquoi on lui commandaitde se couvrir en présence de l’ordinaire des Français.

— Eh bien ? demanda rudement l’officier pourrompre le silence que l’Indien peuplait d’un halète-ment indécis.

Le malheureux était livré à un terrible combat.L’évocation du Brésil ramenait en lui des images deforêts, de danses et de chasses. La couleur du cield’Amérique, de ses feuillages et de ses oiseaux lavaitson âme de tout le gris dont le quotidien de Rouenl’avait saturé. Et pourtant il était amoureux de cetteville depuis ce premier jour où il avait dansé devantles souverains sous une pluie aigrelette de printempsqui se mêlait voluptueusement à sa sueur. Captif, ils’était cru mort. Ensuite, il avait éprouvé, dans uneFrance qui se parait elle-même de ce joli mot, uneRenaissance. Libéré, avec ses congénères, sur ordre

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de Catherine de Médicis, il avait erré par les rues àRouen. Un après-midi, allongé à l’ombre de la tourNord, il avait été remarqué par une robuste Nor-mande dont le père était un barbier prospère. Ellefit tant que ses parents acceptèrent de recueillirl’Indien, le vêtirent, le nourrirent. Et un beau jour,on les maria, en compagnie de quatre autres couplesde même nature, que leur exemple avait contribué àformer.

L’image de sa douce femme, avec ses joues rougesde santé, apparut à l’esprit de l’Indien et vint luidonner la force d’écarter la séduisante idée d’unretour dans ses forêts.

— Non ! prononça-t-il simplement.C’était sobre, et la mauvaise pratique qu’il avait du

français ne lui permettait guère d’en dire plus. Maisl’ardeur qu’il avait mise dans ce seul mot, son airsoudain farouche montraient assez que rien ne lepourrait fléchir.

L’officier, épuisé par ces mois de préparatifs,voyait avec accablement se dresser cet ultime obs-tacle. Il n’était pas loin d’être saisi par le décourage-ment, et son maintien, le dos voûté, un bras pen-dant, la tête basse, en était la claire expression.

L’auberge était tout occupée par cette affaire. Il s’ycomptait des marins en grand nombre et tousavaient suivi en silence la conversation ; des discus-sions à voix basse marquaient le désir que chacunavait d’émettre son avis sur le sujet. Tout à coup,d’une table située près du fond, dans le coin le plusobscur et le plus froid, un homme seul auquel per-sonne n’avait pris garde rompit d’un coup le clapotdes murmures et planta au milieu de la scène lesquatre mots qui allaient décider de tout.

— Emmenez donc des enfants, dit-il.

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L’officier se déhancha pour voir derrière lui celuiqui avait prononcé ces paroles. Des chaises pivotè-rent en grinçant sur les carreaux du sol. Tout lemonde cherchait à distinguer dans l’ombre les traitsde l’interjecteur. Pour mieux se découvrir, celui-ci fitglisser sur sa table une chandelle jusqu’à la placerdevant lui et révéler son visage. C’était un petit per-sonnage voûté, ses cheveux gris semblaient comptéset leur maigre frange était retenue par une calotte detaffetas. Une courte moustache, guère plus fournie,ourlait sa lèvre mince et exagérait, en se retroussantaux extrémités, le court sourire qu’il avait formé sursa bouche. Il attendait, immobile et benoît, quel’assistance repue de son inoffensive personne fûtrevenue à son sujet.

— Des enfants, monsieur ? Que voulez-vous dire ?s’exclama l’officier, avec la voix trop assurée de celuiqui s’adresse à un fantôme, pour se convaincre qu’ilexiste.

L’intrus fit un petit salut de tête pour marquer qu’ilen était quitte avec le respect.

— Monseigneur, chacun sait que l’enfant a le dondes langues. Mettez un adulte captif en terre étran-gère, il lui faudra dix ans pour avoir l’usage dequelques mots familiers. Un enfant, en autant desemaines, saura parler couramment et sans y mettred’accent.

Ce dernier commentaire fit remarquer à tous quel’inconnu avait lui-même une intonation étrangère.Quoiqu’il parlât excellemment le français, unepointe méridionale le rendait à la fois sympathiqueet suspect. On ne pouvait en dire la provenance :prononciation naturelle d’un Provençal ou légerdépoli traduisant la perfection presque complèted’un Italien lettré.

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— Et peut-on savoir, monsieur, d’où vous vientpareille certitude ?

— Mais il me semble que c’est le sens commun ettout cela reste bien en dehors de ma personne.Puisque, néanmoins, vous me faites l’honneur de medemander en somme qui je suis, je vous dirai quemon nom est Bartolomeo Cadorim, et que je viensde la république de Venise.

Il est des éclaircissements qui assombrissent. Laprésence dans ce port et en ce moment de ce Véni-tien aux airs d’ecclésiastique sentait l’espionnage.Mais l’homme semblait plus amusé que troublé parla sourde hostilité et les murmures de l’assistance.

— Capitaine Le Thoret, chevalier de Malte, pré-cisa à son tour l’officier. Aux ordres du chevalier deVillegagnon, vice-amiral de Bretagne.

Le Vénitien se leva à demi pour exécuter derrièresa table une manière de révérence sans quitter le finsourire qui mettait tout le monde si mal à l’aise. Puisil poursuivit avec naturel :

— Nous avons beaucoup d’expérience dans cettematière des truchements car la république de Veniseentretient depuis longtemps des relations de com-merce avec les extrémités du monde. Celles de noscaravanes qui ont emporté des enfants vers l’Orienten ont fait les meilleurs interprètes dont nous ayonsjamais disposé avec la Chine ou le Levant. D’ailleurs,les Espagnols procèdent eux aussi de la sorte. AuMexique, par exemple, alors qu’ils n’avaient d’abordpour se faire entendre des Aztèques que cette femmeindigène que l’on appelle la Malinche, ils sont par-venus, grâce à des enfants, à constituer de vastesréserves de truchements pour tous leurs usages.

— Et à quel âge, selon vous, doit-on expédier cesjeunes élèves ? demanda Le Thoret que l’hommeavait intéressé.

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— Cinq ou six ans est excellent.— Impossible ! s’exclama l’officier. Le sieur de Ville-

gagnon a donné des ordres formels pour qu’aucunefemme ne soit embarquée dans nos navires. À l’âgeque vous dites, des enfants ont encore, ce me semble,besoin de mère ou de nourrice.

— Plus âgés, il conviennent encore, reprit le Véni-tien. À vrai dire, ce don des langues paraît ne leurêtre ôté que par la formation du corps.

Il s’apprêtait à faire d’autres commentaires sur cesétranges correspondances des organes et de l’enten-dement mais il se ravisa en voyant que le militaireavait rougi.

— Encore faut-il en dénicher qui soient en condi-tion de partir et pas trop vauriens, dit pensivementLe Thoret.

Le recrutement de la future colonie n’avait pas étésans mal. On n’avait guère trouvé de volontaires,même avec l’assurance de recevoir une terre à vie.L’exécrable rumeur qui courait à propos des sau-vages mangeurs d’hommes remplissait même lesgueux de plus de terreur que d’espoir. Ces ignorantspréféraient toutes les formes de mort certaine aux-quelles les condamnait la pauvreté plutôt que lachance incertaine d’être dévorés par leurs sem-blables. Et voilà qu’il allait maintenant falloir cher-cher des enfants. Pourtant nul doute que c’était lameilleure idée et que Villegagnon, dès l’instant qu’onla lui présenterait, l’adopterait.

— Ainsi, ce que l’on dit est vrai, reprit le Vénitienen s’efforçant au naturel, vous partez pour Rio. Vousentendez bel et bien pondre cet œuf dans le nid desPortugais ? Pourtant le pape lui-même leur recon-naît, paraît-il, seule autorité sur le Brésil.

— Qu’un pape espagnol ait jadis partagé le Nou-veau Monde entre les Ibériques nous importe peu,

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répondit l’officier en se frottant les yeux tant il étaitlas de répéter depuis deux mois la même antienne.Nul ne nous a jamais montré le testament d’Adam,par quoi il eût privé la France de la jouissance desAmériques.

— Bien dit ! hurla le matelot en levant sa pinte.Toute l’assistance des buveurs n’attendait qu’un

signe pour laisser éclater une bonne humeur quel’air glacial de l’officier avait jusque-là contenue. Ilmit fin aux rires en levant sa main osseuse à laquellemanquait un doigt tranché jadis d’une arquebusade.

Dévisageant le marchand avec méfiance, il parutsoudain se souvenir qu’il avait affaire à un étranger.

— Inutile d’en demander plus, monsieur. Le roin’entend pas que cette affaire soit publiée et elle neconcerne que la France.

Neuf coups d’horloge, en faisant trembler leschopes sur les tables, vinrent opportunément mettrefin à cette indiscrète conversation. Le Vénitien payason assiette de bouillon, et se retira à pas menus ensouhaitant bon voyage à l’officier avec un étrangesourire. Le matelot s’était endormi. L’Indien partitrejoindre sa femme. Le Thoret, en sortant sur lagrand-place, frissonna sous la pluie fine qui s’étaitmise à tomber. Il avait espéré prendre un peu derepos pendant cette courte semaine qui séparaitencore du grand départ. Et voilà qu’au lieu de cela,ils allaient devoir maintenant courir les orpheli-nats…

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Rouge Brésil Jean-Christophe Rufin

Cette édition électronique du livre Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin

a été réalisée le 20 mai 2011 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, (ISBN : 9782070301676).

Code Sodis : N49722 - ISBN : 9782072448065. Numéro d’édition : 184026.

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