RomanSentimental

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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES Faculté de philosophie et lettres Langues et littératures françaises et romanes LE ROMAN SENTIMENTAL Pourquoi lit-on le roman sentimental ? STOCKMANS Travail réalisé dans le cadre du cours : Cécile Séminaires et rédactions de textes scientifiques ROMA-B-312 ANNÉE ACADÉMIQUE 2006-2007

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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES Faculté de philosophie et lettres

Langues et littératures françaises et romanes

LE ROMAN SENTIMENTAL

Pourquoi lit-on le roman sentimental ?

STOCKMANS Travail réalisé dans le cadre du cours :

Cécile Séminaires et rédactions de textes scientifiques

ROMA-B-312

ANNÉE ACADÉMIQUE 2006-2007

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Avant-propos

La littérature et la paralittérature sont fortement liées : la littérature n’existe que parce

qu’il y a de la paralittérature. Un article d’Yves Reuter, professeur de didactique du français à

l’Université de Lille III, Littérature/ Paralittératures : classements et déclassements nous dit

premièrement qu’ « elles sont constituées par des pratiques, des objets, et des agents

communs ou similaires : éditeurs, auteurs, lecteurs, bibliothécaires, écriture, lecture, livres,

librairies... ; deuxièmement « elles sont aussi matérialisées par des organisations textuelles

proches ou identiques : le système générique, la narrativité, le caractère fictionnel…» ; et

troisièmement elles occupent « un espace commun »1. Malgré leur proximité, on sépare la

littérature avec un grand « L » et une autre plus petite, une littérature légitimée et une autre

qu’on ne considère pas. Cela vient d’une mentalité française. Aux USA, on ne le retrouve pas.

La paralittérature se caractérise par sa production élargie. Elle vise le grand public et les

couches populaires. Elle a un corpus énorme : policier, science-fiction, roman sentimental,…

Nous constatons dès lors différentes thématiques. Bien qu’aujourd’hui certains genres

paralittéraires ont gagné en légitimation, le roman sentimental continue lui à être dénigré.

Le roman sentimental rencontre d’emblée une difficulté par rapport à ses

terminologies. En effet tantôt on le dénomme « roman sentimental », tantôt « roman

d’amour » ou encore « roman à l’eau de rose ». Le terme le plus souvent utilisé est le roman à

l’eau de rose c’est-à-dire mièvre. Dans ce présent travail, nous utiliserons le terme de « roman

sentimental ».

Différentes thèses se disputent son origine : en France, on le rattache à la légende de

Tristan et Yseut ; on parle aussi d’une production anglo-saxonne qui débute avec Samuel

Richardson et son œuvre Pamela c’est-à-dire au XVIIIe siècle, une troisième dit qu’elle est

issue du roman feuilleton datant de la fin du XIXe siècle.

Étant donné qu’il s’agit de romans anglo-saxons pour la plupart, beaucoup de

traductions existent. Nous trouvons différents éditeurs francophones de romans sentimentaux :

Harlequin, J’ai Lu, Nouvelle Mensuelle de Nous Deux, Fascicule mensuel « Le Roman en

Or » des Éditions Marken et certains romans de Belfond, Pocket, Les Presses de la Cité,

Éditions de la Seine et France Loisirs. Harlequin domine certainement le genre. Il voit le jour

en mai 1949 et commence par publier des romans policiers et d’aventures. En 1957, il publie

son premier roman sentimental The Hospital in Buwambo d’Anne Vinton. Puis il prend de

l’expansion et multiplie ses collections et ses sous-genres. En 1984, Harlequin rachète sa

1 REUTER Yves, Littérature/ Paralittératures : classements et déclassements, Liège, Éditions du C.L.P.C.F.,

1992, p. 39

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principale concurrente Simon and Shuster et devient le plus grand éditeur de romans

sentimentaux au monde et par conséquent sera un grand rival pour d’autres éditeurs.

Le roman sentimental est une histoire d’amour qui suit un schéma de base. Julia

Bettinotti, professeur à l'université Laval où elle est également membre du Centre de

recherche en littérature québécoise et professeur honoraire à l'Université du Québec à

Montréal, a établi une fiche d’identité du roman Harlequin type. Le scénario est simple: un

homme rencontre une femme. Les motifs stables sont 1° la rencontre, 2° la confrontation

polémique, 3° la séduction, 4° la révélation de l’amour et 5° le mariage. Sur ce schéma fixé,

des variantes peuvent se faire. Les « guidelines » ou schémas de base sont prêts à le modifier.

Ainsi, ce n’est pas contraignant. La variation est importante. C’est ce que les lecteurs

recherchent.

Beaucoup de critiques (les intellectuels et les féministes) visent le roman sentimental

et accusent surtout leur réussite financière. Ce qu’ils critiquent également, ce sont les

« guidelines ». On reproche aussi le côté rétrograde : elle enferme la femme dans sa condition

de mère et d’épouse, l’associe à l’amour et l’emprisonne dans les sentiments. On lui reproche

d’être un genre stéréotypé mais le stéréotype ne se retrouve-t-il pas aussi dans la Grande

Littérature ? On dit que c’est une lecture dangereuse pour les lectrices : elle ferait croire au

prince charmant. Le paratexte (couvertures, titres, numéros d’astrologie à la fin du livre…) est

très critiqué. Les fautes d’orthographe sont aussi sujettes à réprobation. Les intellectuels et les

féministes en parlent en ces termes et incitent peut-être les gens à penser de même. Il est vrai

que le contexte est un monde rose mais l’objectif n’est-il pas de faire évader les lecteurs ? De

plus, l’important dans un roman sentimental, ce sont les sentiments. Le but est de parler

d’amour.

Le problème c’est qu’on n’interroge pas les lecteurs. C’est avant tout une lecture

féminine mais elle compte aussi des hommes. Bien qu’à la télévision et au cinéma, les

comédies romantiques ne dérangent pas, dans un livre au contraire cela perturbe parce que le

livre est un objet sacré. Ce qui gêne c’est l’amour. De moins en moins de publicité est faite

autour du roman sentimental. On peut dès lors se demander comment les lecteurs viennent

aux romans sentimentaux ? Les auteurs sont aussi des lecteurs. Nous avons une complicité

entre les auteurs et les lecteurs. Les lecteurs ne donnent pas une image positive du genre.

Souvent on pense à des lecteurs populaires, âgés, qui n’ont pas fait beaucoup d’études…

Pourtant on compte aussi des intellectuels !

Nora Roberts est un auteur qui a percé. Elle a su donner des approches nouvelles sur le

genre. Elle mêle saga sentimentale avec de la science-fiction et du policier.

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Des sondages et des questionnaires de satisfaction sur le site internet d’Harlequin

existent. Il faut plaire au public. Le but est de vendre. Ce n’est pas toujours évident de

délimiter la frontière entre différents genres paralittéraires. Les frontières peuvent être floues.

Des auteurs comme Mary Higgins Clark et Sandra Brone illustrent bien ce problème. Il y a

aussi une mise à distance dans le roman sentimental : parodie/ autodérision, caractéristique de

la grande littérature. Que placer dans le roman sentimental ? Ce n’est pas toujours si facile. Et

si c’était vrai de Marc Levy ne peut-il pas être considéré comme un roman sentimental ?

Le roman sentimental dégage une idéologie : il défend les sentiments. C’est une

représentation imaginaire de l’amour. L’amour est valorisé et une fois obtenu, il reste intact.

L’amour est unique. Il se rapproche des contes de fées par son schéma narratif, par l’idée du

destin et son happy end. Cela a-t-il un impact sur sa lecture ? Nous remarquons trois

caractéristiques par rapport à l’idéologie : la destinée (les héros étaient destinés l’un à l’autre),

la complémentarité des héros (les contraires s’attirent), l’unicité de l’amour (l’amour unique

et éternel). Faisant partie d’une littérature de masse, il suit son temps. Une certaine morale

conservatrice s’y trouve : on ne rencontre pas d’avortement, pas d’adultère, pas de sexe

gratuit (il est justifié par l’amour). C’est une morale puritaine (mentalité américaine). On ne

peut pas choquer.

Est-il méprisé à juste titre ? La culture lettrée défend son bastion. Mais doit-on le

rejeter ? Pourquoi est-il critiqué ? Pour son idéologie ? Les intellectuels et la presse féminine

s’en moquent. Doit-il mériter son sort ? Ne donne-t-il pas une image positive de l’amour ?

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Introduction

Face au vaste champ qu’offre le roman sentimental, nous limiterons le corpus et nous

tenterons de répondre à la question : Pourquoi lit-on le roman sentimental ?

Le roman sentimental est basé sur l’émotion et sur le pathos. C’est dès lors une lecture

émotionnelle. Il y a une coopération avec le texte, aussi dans les scènes plus sensuelles. C’est

un roman qui agit sur l’imaginaire féminin.

Nous rechercherons les motifs de lecture. On parle souvent d’une lecture d’évasion. Si

la fonction de la lecture sentimentale est l’évasion, pourquoi les lecteurs se dirigent-ils

précisément vers le roman sentimental et non vers un autre genre comme par exemple le

roman policier ? Mais on peut y voir aussi peut-être une lecture thérapeutique. Ces motifs

sont-ils déterminés par des étapes existentielles ? La place accordée au roman sentimental est-

elle la même que celle attribuée à d’autres lectures ? Quand prend-elle place ? Pourquoi des

lecteurs relisent-ils ? Au fil du temps, y a-t-il des périodes où des lecteurs lisaient plus et

d’autres moins et pourquoi ? Les motifs qui font qu’on lit des romans sentimentaux évoluent-

ils avec le temps ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette lecture ? On dit que c’est une pratique

plus féminine : pourquoi ? Permet-elle un renforcement identitaire ? A-t-elle une fonction

initiatique ? Elle serait alors une sorte de guide psychologique qui répondrait à certaines de

leurs interrogations au sujet de leurs relations amoureuses.

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Méthodologie

Dans le cadre de ce travail, nous avons établi une enquête contenant dix-huit entretiens

avec des lecteurs du roman sentimental. Nous ne pouvons pas dès lors établir de généralités.

Notre enquête ne reflète pas une vue d’ensemble. Ce n’était d’ailleurs pas l’objectif. Le but

est plutôt d’analyser en profondeur les propos des lectrices et non de faire des statistiques. Les

entretiens sont tous avec des « lectrices » du genre. Nous n’avons déjà pas le point de vue

masculin. En ce qui concerne l’âge, nous remarquons qu’il tourne en majorité autour de 50-60

ans. Néanmoins, il y a aussi deux entretiens avec des lectrices très âgées ainsi que deux

étudiantes. Elles sont toutes belges excepté une venant des Pays-Bas, une Italienne et une

Brésilienne. Une petite moitié des interviewées sont des connaissances familiales (mères,

tantes, …). On compte également une amie. Sinon ce sont des personnes rencontrées par

l’intermédiaire de connaissances communes. Soulignons aussi une lectrice rencontrée sur un

forum. Il y a des liens entre les interviewées, notamment une mère et sa fille, des collègues de

travail qui s’échangent des romans sentimentaux, des personnes de la même famille. Par

rapport au niveau d’études, on compte six lectrices qui ont leur diplôme d’enseignement

secondaire supérieur, une son diplôme d’enseignement secondaire inférieur, et une qui a son

certificat d’études primaires. Huit d’entre elles ont fréquenté l’école supérieure et deux sont

universitaires. Nous rencontrons une enseignante, trois femmes au foyer, quatre employées,

une nounou à domicile, deux étudiantes, une employée en arrêt maladie, deux pensionnées,

deux secrétaires, une indépendante, et une ouvrière. Douze d’entre elles sont mariées, trois

sont veuves, deux sont célibataires, et une est avec un partenaire. Bien entendu, tous ces

entretiens sont anonymes et des noms inventés leur ont été attribués.

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Pourquoi lit-on le roman sentimental ?

Tout d’abord, l’origine du pourquoi lit-on le roman sentimental viendrait des contes

de fées comme nous le dit si bien une des lectrices interrogées :

Je crois que quelque part, si on aime bien les livres sentimentaux, c’est parce qu’on a été nourri de

contes de fées. Franchement, on nous l’a … (Elle sifflote) On nous a insufflé ça petits. (Chantal, 56 ans,

enseignante en économie, un graduat en secrétariat de direction et jury central, veuve)

Il est vrai que dès notre plus tendre enfance, on nous raconte des histoires avec des princes

charmants. Et combien de fois on entend dire de la bouche de petites filles : un jour, quand je

serai grande, je me marierai et j’aurai beaucoup d’enfants. La plupart des lectrices voient un

rapprochement entre le conte de fées et le roman sentimental. Beaucoup font la référence

avant même qu’on leur pose la question. Certaines néanmoins ne voient pas le rapport quand

on le leur demande mais l’ont fait en cours d’entretien. Une lectrice dit cependant ne pas

aimer les contes de fées et n’en parle pas durant toute la conversation. Une autre aussi ne voit

pas de rapprochement mais malheureusement ne s’explique pas. Quand on les interroge, si

elles ne le voient pas, c’est parce qu’elles soutiennent que le conte de fées est doté d’une

dimension magique qui ne se retrouve pas dans le roman sentimental mais reconnaissent des

points communs notamment par rapport au final : ils vécurent heureux et eurent beaucoup

d’enfants ainsi que les oppositions (les bons et les méchants), la morale (pleine de bons

sentiments) et la beauté des héros. On peut dès lors dire qu’en effet le roman sentimental est,

comme l’expriment d’ailleurs plusieurs lectrices, un conte de fées pour adultes ou encore dire

que le conte de fées est un prélude au roman sentimental. « Le roman d’amour, comme le

conte de fées, nous demande de croire à ce que nous, gens pratiques et terre-à-terre, avons

rejeté, avons cessé de croire2 ».

La lecture sentimentale est une lecture avant tout fonctionnelle. Elle a un caractère

intéressé. Mais qu’on le veuille ou non, ce plaisir de lire est aussi une norme de la culture

dominante.

La lecture sentimentale apporte de l’évasion. Toutes les lectrices le reconnaissent.

L’évasion se traduit par un double processus : la séparation et la captation du lecteur. Par

séparation, on entend qu’il s’agit d’une lecture solitaire et silencieuse. À cela, il peut aussi en

2 TY Eleanor, Amour, sexe et carnaval : le plaisir du texte Harlequin, dans Armes, larmes, charmes, Québec,

Nuit blanche, 1995, p. 43

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être le mobile : certaines fuient dans la lecture les déboires de la vie familiale ou

matrimoniale. Et par captation, on entend que le lecteur doit s’immiscer dans le monde du

texte. Le succès de cette entreprise ne peut se faire que sous certaines conditions :

premièrement il ne faut pas que la syntaxe et le vocabulaire soient un obstacle à la

compréhension du texte. Les lecteurs ne sont pas très friands de « « descriptions

interminables » perçues comme des digressions qui entravent l’accès à l’ « essentiel » (le

progrès de l’intrigue) »3. Souvent les lectrices interrogées font primer le contenu sur la forme.

On accorde de l’importance plutôt à la construction de l’intrigue. Cette lecture donc s’oppose

à la lecture esthète qui elle valorise le plaisir pur de la forme. Les autres lectures sont plus

recherchées pour leur sujet traité, ou leurs auteurs que pour leurs histoires et intrigues. Les

lectrices qui accordent de l’importance au style et au vocabulaire existent aussi. Cela est lié

aux compétences du lecteur. Le niveau de difficulté doit se faire en fonction du lecteur. Si le

texte lui paraît trop difficile, il risque d’abandonner tandis qu’un texte trop facile risque de ne

pas accrocher le lecteur plus averti. Deuxièmement, il faut que l’entrée dans le monde du texte

favorise implication, empathie et identification. En effet, l’évasion n’est possible qu’à l’aide

de connaissances et de reconnaissances. Le texte doit intéresser les lecteurs et pour cela il doit

parler de choses que connaît le lecteur. La plupart des lectrices s’identifient à l’héroïne,

d’autres affirment que non. Elles disent qu’elles arrivent à prendre de la distance par rapport

au texte. Mais cette distance se fait-elle pendant la lecture ou après ? On pencherait pour dire

qu’on est entre l’identification pure et simple et la distanciation réelle. On devrait plus parler

alors de projection. On peut noter que l’identification de la lectrice à l’héroïne est souvent liée

à l’âge. La période d’adolescence et de jeunesse est plus propice à l’identification que la

tranche 50-60 ans ou encore la vieillesse. La croyance au monde du texte accompagne le

réalisme. Même si le texte est dépaysant (espace et temps), il doit rester un monde familier.

Cette lecture ludique a pour fonction d’évader le lecteur hors de sa routine quotidienne. La

lecture d’évasion peut être considérée comme un substitut à une sociabilité. Le roman

tiendrait le rôle d’un compagnon imaginaire. On remarque que des lectrices allument leur

télévision ou bien leur radio comme bruit de fond. Cela participe également à une présence

imaginaire :

Disons qu’elle [la radio] est beaucoup là en bruit de fond. Comme je suis souvent toute seule, si y a pas le

bruit de fond j’dis il fait mort. (Marie, 50 ans, assistante en pharmacie, maintenant nounou à domicile,

mariée).

3 MAUGER et POLIAK Gérard et Claude F., Les usages sociaux de la lecture, Actes de la Recherche en

sciences sociales n° 123, 1998, p. 5

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Dans notre enquête, des lectrices combinent lecture sentimentale et autre (policiers,

classiques…) et d’autres lisent exclusivement des romans sentimentaux. Celles qui combinent

lecture sentimentale et autre disent que cela leur procure le même état c’est-à-dire l’évasion.

Par exemple par rapport au policier, des lectrices trouvent tout de même que ceux-ci

demandent plus d’attention et de réflexion. Avec le roman sentimental, on nous dispenserait

de réfléchir puisqu’on donne toutes les clés aux lecteurs. Même son imagination est aidée par

des descriptions multiples de personnages et paysages. Les descriptions claires et précises

finissent par forger une image aux lecteurs. Les thrillers seraient d’après une lectrice plus

passionnants et plus excitants parce que la fin est inattendue. Nous remarquons que les

personnes font de l’évasion la fin de toute lecture. Beaucoup de lectrices interrogées

demandent que le roman accroche tout de suite, in medias res :

J’aime bien un livre quand ça va vite à lire et que c’est directement l’histoire, sans descriptions dans le

genre : « tu rentres dans la rue, y’a un saule à gauche, un marronnier à droite… ». (Micheline Van

Bunderen, 63 ans, femme au foyer, diplôme d’études professionnelles générales, mariée)

Celles qui ne lisent que des romans sentimentaux peuvent néanmoins varier puisqu’au sein de

ce genre, différentes thématiques sont traitées : policière, historique, … L’attrait pour le

roman sentimental ne pourrait-il pas s’expliquer par le fait qu’il s’agirait d’une lecture

féminine ?

Les femmes sont depuis des siècles majoritaires au sein du lectorat du genre

romanesque. Avant d’aller plus loin, il suffit de jeter un coup d’œil sur ces dix-huit entretiens

qui ne concernent que des femmes. Évidemment, cette enquête, comme nous l’avons déjà

signalé, n’est pas représentative de l’ensemble des lecteurs du roman sentimental. La plupart

des lectrices interrogées disent explicitement que c’est une lecture réservée aux femmes. Tout

d’abord, celles qui disent cela ne connaissent pas d’hommes qui en lisent. De plus, il y a

l’idée que les hommes et les femmes ont une autre vision de l’amour. La femme serait d’une

nature plus sentimentale et romantique.

Oui, je pense parce que, finalement, les hommes sont sentimentaux aussi, mais ça ne s’exprime pas de

la même façon. Ou alors ils sont partis dans leur Moyen-Âge, dans leur science-fiction, c’est de

l’imaginaire aussi mais c’est l’imaginaire masculin. […] Non, je n’en connais pas. Pourtant les

sentiments sont là, mais je suppose que c’est un imaginaire différent. Nous on a une fibre

sentimentale… plus développée. Je le comprends comme ça. (Chantal, 56 ans, enseignante en

économie, graduat en secrétariat de direction et jury central, veuve)

Le fait que ces romans sont écrits par des femmes fait dire que c’est une lecture pour les

femmes.

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Rarement parce que les écrivains sont très souvent des femmes et les femmes ont du mal à retranscrire

les sentiments des hommes, donc ça passerait plus par la femme que par les hommes […] (Amélie, 22

ans, étudiante universitaire, célibataire)

Julia Bettinotti répond dans « Lecture sérielle et roman sentimental » à la question pourquoi

la lecture du roman sentimental est-elle une lecture féminine ? Un roman sentimental serait

l’histoire d’une femme. La lectrice porte beaucoup d’intérêt à l’héroïne et à sa lente

progression vers le sentiment amoureux, la manière dont celle-ci tente de comprendre l’intérêt

équivoque que lui témoigne le héros. L’héroïne fait part de ses sentiments et de ses

préoccupations vis-à-vis de sa vie amoureuse et de l’histoire d’amour qui se construit. Enfin,

le récit, l’happy end et les héros répondent aux représentations des désirs féminins. Certaines

lectrices pensent au contraire que des hommes peuvent en lire aussi. Rose, une lectrice

interrogée, avait son frère qui était un grand fan de Barbara Cartland. Ainsi, contrairement à

l’idée reçue, des hommes sont également des lecteurs de ce genre. Ne devrait-on pas dès lors

envisager le roman sentimental comme une histoire d’amour qui concerne tant la femme que

l’homme. De plus, la focalisation apportée au héros est davantage présente ce qui expliquerait

peut-être le goût de ces lecteurs.

Des corrélations peuvent exister entre la lecture d’évasion et les circonstances de la

vie. Les différents motifs qui amènent les lectrices à lire des romans sentimentaux sont

étroitement liés à des étapes et événements existentiels. Point de vue des étapes d’abord, une

grande part des lectrices ont commencé à lire des romans sentimentaux à l’adolescence et sont

souvent initiées par leur mère ou un proche parent. C’est à cette période que les sens

s’éveillent, les filles pensent à l’amour et trouvent dans ces livres une anticipation au

sentiment amoureux qu’elles s’apprêtent à vivre. Nous trouvons aussi l’ennui puisque la jeune

fille n’a pas encore de responsabilité et d’obligation et a de ce fait beaucoup plus de temps

pour rêvasser. Nous avons aussi la jeune fille qui ne sort pas de chez elle et qui s’évade par la

lecture. Certaines ont commencé cette lecture romanesque seulement vers 50-60 ans, l’âge où

la femme a plus de temps pour elle (le départ des enfants, …). Point de vue des événements

maintenant, des circonstances plus dramatiques peuvent expliquer l’attrait pour ce genre de

roman. Une lectrice a débuté sous l’influence de son entourage vers l’âge de vingt-cinq ans et

y a pris goût. Les aléas de la vie ont fait qu’elle a continué cette lecture jusqu’à ce

jour comme elle nous le témoigne ici :

Parce que les circonstances ne me le permettent pas. Je vis avec maman… Bon c’est pas ça, il y a quand

même 18 ans que mon père est décédé. Et bon… j’ai dû m’occuper d’elle à ce moment-là quoi parce

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qu’elle n’était pas très bien et ne savait pas se prendre en charge elle-même, parce qu’elle n’a jamais dû

s’occuper de rien. C’est mon père qui faisait tout, tout ce qui était payement, administration… Elle ne

s’occupait de rien quoi. Donc j’ai dû la prendre en charge et à partir de ce moment-là ben bon ma vie

privée… n’existait plus. M’enfin bon, je ne connaissais de toute façon personne à ce moment-là non

plus. (Nicole, 50 ans, employée, enseignement secondaire supérieur, célibataire).

Une autre lectrice a débuté avec la lecture sentimentale à l’âge de 20 ans suite à son départ du

domicile familial. Mariée et déjà un enfant, elle s’est réfugiée dans cette littérature. Marie a

découvert le roman sentimental à 22 ans après un accident de voiture. Elle était déprimée. Une

collègue de chambre lui a proposé des romans sentimentaux. Gilberte a découvert à 60 ans le

roman sentimental suite à une petite dépression. Une autre circonstance concerne

l’hospitalisation. Rose est pensionnaire d’un home et nous dit :

Je lis presque toujours maintenant que je suis hospitalisée ici. Je lis presque toujours. (Rose, 90 ans,

pensionnaire dans un home, certificat d’études primaires, veuve)

L’état civil joue aussi un rôle. On compte trois veuves parmi nos dix-huit entretiens et deux

célibataires ainsi qu’une qui a des problèmes dans son couple. La solitude incite plus encore à

lire. Elle a partie liée avec toutes les situations d’enfermement, provisoire ou durable, effectif

ou vécu ainsi, qu’il s’agisse de la solitude des célibataires, des malades, des vieillards, de

l’isolement des jeunes filles, des temps morts et de façon générale toutes les situations de

confinement social.

Y a-t-il des périodes où les lectrices lisent plus de romans sentimentaux et inversement

des périodes où elles en lisent moins ? Effectivement des périodes de prédilection invitent à ce

genre de lecture. Tout d’abord, la distance ou l’adhésion au roman sentimental ne sont pas

identiques « quand le champ des possibles (professionnels, matrimoniaux, etc.) reste ouvert

ou quand les jeux sont faits4 ». La première période serait l’adolescence comme on l’a vu

précédemment. On remarque que les lectrices n’ont pas toujours abandonné leur lecture de

jeunesse et sont encore aujourd’hui des lectrices adeptes du genre. Nous pouvons dire aussi

qu’au fil du temps leurs goûts ont évolué et soit se dirigent vers d’autres lectures, soit

continuent dans le genre mais ont besoin de variété (historique, policier, suspense,…). Sur ce

point, des lectrices livrent l’idée que cette lecture de « plaisir » ouvre sur d’autres lectures,

donne envie de lire d’autres styles. Ce serait un moteur à la lecture en général. Une autre

période de prédilection serait la tranche 50-60 ans. À ce moment, les lectrices ont vu leurs

enfants partir de la maison ou tout au moins se débrouiller seuls, elles sont pensionnées et ont

4 MAUGER et POLIAK Gérard et Claude F., Les Usages sociaux de la lecture, Actes de la Recherche en

sciences sociales n° 123, 1998, p. 9

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plus de loisirs à s’accorder. Une autre période encore serait la vieillesse. Rose lit énormément

de romans sentimentaux surtout depuis qu’elle est pensionnaire dans un home. La pratique de

lecture suit donc l’évolution du temps libre. On lit davantage jeune (moins de contraintes et

incitation des professeurs), moins par contre à la tranche 30-50 ans avec la présence des

enfants et l’activité professionnelle, puis à nouveau davantage en vieillissant. Certaines

personnes lisent aussi à des moments précis occasionnés par des motifs liés aux moments

difficiles de la vie. La lecture est un rempart contre les difficultés de la vie. Marie dit que

depuis qu’elle a remonté la pente suite à sa dépression occasionnée par un accident de voiture,

elle n’a plus besoin de lire des romans sentimentaux. À cette époque, elle recherchait des

représentations de héros forts sur lesquels on peut compter. Elle avait un sentiment de sécurité

qui lui était donné par le héros mais aussi par le happy end. Elle s’identifiait pour sa part à

l’héroïne fragile en quête de réconfort. Elle en a lu donc dans une période bien précise.

Véronique en a lu plus pendant son arrêt maladie. Denise a eu trois grandes périodes de

romans sentimentaux : à l’adolescence, une fois la trentaine (épouse et mère) et maintenant

(56 ans). Une fois qu’elle a été mère et épouse, elle avait l’impression d’être plus mère

qu’épouse, et voulait s’affranchir de ce rôle. Comme le dit Janice A. Radway, d’après son

enquête sur le roman sentimental, des lectrices réclament leur lecture comme un moment à

elles, soustrait à la routine quotidienne et aux obligations de leurs rôles d’épouse et de mère

de famille. Enfin, nous pouvons ajouter que cette lecture est souvent prisée pendant les

vacances ou congés. Nous ne pensons pas que les motifs qui font qu’on lit des romans

sentimentaux évoluent avec le temps mais plutôt la manière dont on le perçoit change. Les

motifs principaux restent malgré les âges, l’évasion, la fonction initiatique et celle

d’apprentissage et de découverte ainsi que la fonction du parfaire (pour mieux être) mais

comme nous l’avons déjà dit, ces histoires n’ont pas le même impact quand notre vie est

devant ou derrière nous.

Les lectrices trouvent dans cette lecture une vertu thérapeutique. Pour des personnes

veuves, très âgées, célibataires, c’est un moyen de vivre l’amour par procuration. C’est un

manque à combler. Une lectrice mariée nous dit cependant que cette lecture est plutôt destinée

à des gens mariés car pour elle les personnes seules ne s’intéressent pas à l’amour. Nous

avons aussi le besoin de réconfort. Une étudiante nous dit qu’en période de blocus, cette

lecture lui procure l’oubli momentané de ses études. Elle apporte du bien-être aux moments

difficiles de la vie par exemple après un accident de voiture, ou durant une hospitalisation,

pour décompresser après une journée de travail. Denise a besoin d’échapper à son rôle de

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mère et d’épouse. Janice A. Radway parle d’un « acte contestataire ».5 Cette pratique de

lecture est vue alors comme une lutte et une compensation pour reprendre les termes de Janice

A. Radway. Une lutte parce que pendant l’acte de lecture, elle refuse leur rôle social de mère

et d’épouse et une compensation dans le sens où cette lecture est un moment à elles. Cette

lecture leur offre par procuration une attention et des soins dont elles manquent dans la vie

quotidienne. Elles essaient de créer une vie meilleure dans laquelle tous les besoins qu’elles

ressentent comme naturels seraient satisfaits. L’insatisfaction serait à l’origine de la lecture. À

cela, il faut ajouter que toutes les lectrices interrogées parlent de leur lecture comme un

moment à elles.

Quand je lis un livre, faut pas m’emmerder. Je veux rester seule. C’est un temps pour moi. (Viviane, 49

ans, ouvrière emballeuse de nuit, enseignement secondaire supérieur, mariée).

Le fait de s’isoler et de pratiquer une activité pour leur propre plaisir personnel correspond à

un besoin qui trouve son origine dans l’insatisfaction (manque à combler) que ce soit qu’elles

se sentent enfermées dans leur rôle de mère et d’épouse, ou qu’elles sont à la quête d’un

amour. En somme, une théorie du manque affectant la vie des lectrices pourrait expliquer

l’attirance de ce genre pour une partie d’entre elles.

Ainsi, cette lecture joue sur l’humeur. C’est bon pour le moral. Une lectrice le qualifie

de « remonte-moral ». De plus, elle donne une image positive de la femme et de l’amour. Les

lectrices soulignent ce rôle de façon explicite ou implicite. Nous le voyons déjà par le fait que

nombreuses sont celles qui apprécient la fin heureuse de ces romans :

- Eh bien, je réitère ma question […] Laure-Anne Bourguoin, veux-tu devenir ma femme ?

Laure-Anne ouvrit la bouche pour prononcer le mot oui, à mi-voix d’abord, et puis elle le répéta, de

plus en plus vite, de plus en plus fort : « oui oui oui oui ».

Un baiser de Will la fit taire6.

Nicole Robine, qui s’est intéressée aux Lecteurs et lectures de mauvais genres, nous dit que le

happy end joue un rôle important. Le happy end dit : pour moi aussi ça ira bien. C’est un livre

qui donne de l’espoir (espoir entre autres de rencontrer un jour l’âme sœur).

Disons que bon, cela veut dire que malgré tout, chacun peut toujours rencontrer quelqu’un et que bon,

on peut espérer avoir le bonheur également, pourquoi pas. (Nicole, 50 ans, employée, diplôme

secondaire supérieur, célibataire).

5 A. RADWAY Janice, Lectures à « l’eau de rose » : femmes, patriarcat et littérature populaire, Paris, Hermès,

Politix, vol. 13, n° 51, 2000, p. 166 6 GUILLEM Marie, Un homme sur mesure, Paris, Édition de Nous Deux, 2006, p. 123

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C’est aussi comme nous l’avons dit une lecture qui donne une image positive de la femme et

de l’amour. Janice Radway dit que les lectrices ont le sentiment de participer à une histoire

qui raconte non seulement la transformation d’un séducteur grossier en un amoureux idéal, et

cette transformation se fait grâce à la femme. L’héroïne finit par atteindre une plénitude

sexuelle et affective et obtient l’attention et l’attachement d’un homme. Les lectrices

expriment leur désaccord au pouvoir des choses matérielles. L’héroïne a su détourner le héros

du monde de l’argent et à le persuader de la supériorité des valeurs et préoccupations

féminines. Nous pouvons encore remarquer que quelques lectrices signalent que dans le

monde actuel, la vie est loin d’être toujours rose, cette lecture redonne un peu d’ondes

positives :

Parce que ça…ça fait du bien quelque part. Même si je me sentirai moins concerné. J’aime bien voir une

histoire d’amour qui se termine bien. J’aime bien voir… Il y a quelque chose qui se passe qui est

chouette… Surtout que dans le monde où on vit, c’est pas tellement marrant. On a besoin de ça.

(Denise, 56 ans, employée, humanités secondaires supérieures, mariée)

Des lectrices nous parlent d’une certaine morale dégagée dans ces romans : respect mutuel

entre les héros, fidélité, victoire de l’amour,…

La lecture sentimentale permet un renforcement identitaire. Les moments de crise se

montrent propices à la recherche de « prêt-à-porter identitaires7 ». L’attention portée pour la

pédagogie implicite de la lecture sentimentale paraît être liée aux accidents de la vie qui

demandent souvent une remise en question ou pour l’adolescente une recherche de l’identité

face au champ des possibles (professionnels, amoureux,…). L’identification joue ici son rôle.

C’est un essayage de « prêt-à-porter identitaire », une expérience de construction de soi par

imitation.

Pour revenir à l’identification brièvement évoquée précédemment, une grande part des

lectrices interrogées avoue s’être identifiées aux héroïnes. L’adhésion au genre repose plutôt

sur une projection. Il s’agit d’une projection méliorative. Nous avons déjà évoqué que

l’héroïne dégageait une image positive et valorisante de la femme. Les héroïnes donnent une

bonne image d’elles-mêmes. Constans Ellen dans son livre Parlez-moi d’amour dit que ce

sont des images positives parce qu’elles ne sont pas unilatérales. En effet, les faiblesses et les

défauts sont présents comme le courage et la fidélité. La lectrice sait qu’elle ne sera pas une

héroïne de roman, c’est plutôt un horizon d’attente. Il y a donc une prise de distanciation de la

7 MAUGER et POLIAK Gérard et Claude F., Les usages sociaux de la lecture, Actes de la Recherche en

sciences sociales n° 123, 1998, p. 15

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part de la lectrice. Ce n’est pas une identification aveuglante comme on pourrait le penser.

« (Elles) savent bien que (…) « ce n’est pas comme ça dans la vie » (…) (Elles) se disent

seulement que « ça fait plaisir de penser » à une vie toute rose comme on en voit dans les fins

de feuilletons8 ». Nous remarquons que les lectrices quand elles évoquent leur jeunesse, elles

parlent plus d’identification. L’identification est alors narcissique. Avec le temps, cette

identification a plus ou moins disparu. On devrait plutôt parler de nostalgie.

À côté de l’héroïne, il faudrait mentionner aussi le rôle important du héros. En effet, la

lectrice y accorde de l’importance même plus que sur l’héroïne. Le héros fait naître des

sentiments chez l’héroïne. Le héros doit être viril mais tendre, type de héros idéal dont rêvent

consciemment ou inconsciemment toutes les femmes. Il répond aux attentes de l’héroïne. Elle

aime son côté dominateur et protecteur ainsi que sa part de féminité qui se développe au

cours du roman.

On attribue une fonction initiatique au roman sentimental. Celle-ci concerne

principalement les adolescentes. Il joue le rôle de médiateur dans l’initiation au rituel

amoureux. Une lectrice nous dit que cela a un rapport avec la télévision. Les jeunes filles qui

n’avaient pas la télévision dans les années 50-60, devaient apprendre les choses de la vie via

un autre moyen. Il n’y a pas si longtemps d’ailleurs la sexualité était encore un tabou. Il fallait

alors apprendre par la lecture notamment sentimentale. Sinon, ce n’est pas une fonction qui

revient de façon récurrente dans les entretiens. Dans un roman d’Amanda Quick, Le Château

des Orphelines, l’héroïne, institutrice privée de quatre jeunes filles, déclare que le roman

sentimental a une fonction dans l’éducation des jeunes filles :

- Et des romans, monsieur ? demanda Hannah. Avez-vous beaucoup de romans ? Moi, j’adore

les romans sentimentaux.

[…]

- Ce genre de romans est excellent pour développer l’imagination et les émotions.

Ambrose haussa les sourcils.

- Vous m’étonnez, mademoiselle Glade9.

À travers ces entretiens, des lectrices disent trouver un bonus culturel. Les descriptions de

paysages et les romances qui se passent dans un autre temps participent à cela. On apprend les

8 HOGGART Richard, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 295

9 QUICK Amanda, Le Château des Orphelines, Paris, Éditions J’ai Lu, Aventures et Passions, 2006, p. 119

Page 16: RomanSentimental

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pratiques et coutumes d’un autre pays. Barbara Cartland commence, dans Rivalités

amoureuses, par une note qui donne un morceau d’histoire concernant l’impératrice Catherine

II de Russie :

L’impératrice Catherine […] avait soixante-sept ans. Sa vie privée avait scandalisé l’Europe, mais elle

avait beaucoup fait pour son pays. Elle avait avancé la frontière russe jusqu’aux territoires côtiers de la

mer Noire entre le Dniepr et le Boug, où le grand port d’Odessa commença à se développer. Elle annexa

trois parties de la Pologne démembrée qui donnèrent la Lituanie, l’Ukraine occidentale, et les duchés de

Courlande et de Vilna à la Russie. Elle a de plus ouvert la voie pour ses successeurs dont l’ambition

était de prendre Constantinople et de s’étendre en Asie et, éventuellement, en Inde10

.

Une lectrice voit même dans les romans de Barbara Cartland une certaine philosophie :

Et alors par exemple, je note des phrases qui font réfléchir dans ces bouquins : « La vie est si

oppressante parfois. Pas lorsqu’on a foi en soi-même». (Edwine, 63 ans, secrétariat et informations

techniques en isolation, études secondaires, mariée)

Cette lectrice dit aussi parfaire son orthographe et son vocabulaire.

La lecture sentimentale joue sur les émotions. Ces émotions « relèvent du registre

universaliste des sentiments : (amour, jalousie, trahison, etc.), des schèmes de perception

dualistes fondés sur l’opposition de caractères universels : (« le bon »/ « le méchant », « le

fort »/ « le faible », « le courageux »/ « le lâche », etc.), des schèmes narratifs empruntés au

« roman familial », des scénarios types d’intrigues amoureuses11

. C’est un roman qui agit

aussi sur l’imaginaire féminin. Pensons aux scènes plus sensuelles et érotiques qu’on trouve

souvent dans ces romans :

Jeremy laissa lentement glisser une main jusqu’au bas du dos de la jeune femme, et la pressa contre lui,

pour mieux lui faire sentir la force de son désir. Gwen sentit ses seins plaqués contre sa poitrine. Quand

la main de Jeremy s’empara de l’un d’entre eux, elle étouffa un cri de plaisir12

.

Les femmes sont plus excitées par des stimuli littéraires et imaginaires, par des histoires dans

lesquelles des processus mentaux sont engagés au-delà de la vraie sensation. À propos des

scènes plus osées, nous devons néanmoins mentionner que cela ne plaît pas à toutes les

lectrices. Les avis sont partagés. Toutefois, on aurait tendance à dire que celles qui ont une vie

plus épanouie aiment davantage ce genre de scènes que les autres (célibataires, veuves, dames

âgées…). Des lectrices nous disent que cela leur arrive de pleurer et même de rire au cours de

10

CARTLAND Barbara, Rivalités amoureuses, Paris, Éditions J’ai Lu, Pour Elle, 1995, p. 5-6 11

MAUGER et POLIAK Gérard et Claude F., Les usages sociaux de la lecture, Actes de la Recherche en

sciences sociales n° 123, 1998, p. 5-6.

12

WILKINS Gina, Une rencontre magique, Paris, Éditions Harlequin, Duo, 2005, p. 90

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17

leur lecture. Les émotions vont sur le mode du crescendo pour arriver à leur apogée comme

nous le décrit une lectrice :

Émotionnellement ça va de plus en plus fort. On attend en général le moment où il lui dit : « je t’aime »

et en général c’est trois pages avant la fin. C’est très intense. C’est la même chose dans les Romantic

Suspens c’est trois pages avant la fin qu’on découvre l’assassin et quand on le referme on se dit : « pfft

c’est déjà fini ». (Cécile, 32 ans, indépendante, enseignement secondaire inférieur, mariée)

La lecture émotionnelle n’est pas réservée au roman sentimental. D’autres lectures apportent

également de l’émotion.

Cette lecture engendre rapidement un phénomène de dépendance. À côté de celles qui

lisent de manière discontinue en raison de leur emploi du temps chargé par exemple, d’autres

n’arrivent pas à décrocher du roman avant la fin. D’après notre enquête, on peut dire que

celles qui lisent exclusivement des romans sentimentaux sont plus accrochées que les autres

qui alternent leurs lectures. Marie, une lectrice, a lu des romans sentimentaux intensément

pendant une période de sa vie :

C’est vrai que oui, moi ça ne me lassait pas, j’en avais terminé un hop je prenais le suivant et je le

commençais quoi (Marie, 49 ans, secrétaire de direction, école supérieure, mariée).

Cela peut s’expliquer dans le sens que c’est une lecture qui joue sur la répétition. Les histoires

se répètent mais ne se ressemblent pas. « L’attente, puis l’arrivée de la répétition des mêmes

scènes, de la fin toujours heureuse, procurent à ces lecteurs le plaisir de lire […]. La

reproduction des structures narratives agit comme les formules des contes que l’enfant ne se

lasse pas d’entendre »13

. La répétition de ces histoires permet aux lectrices d’avoir une vie

excitante et aventureuse tout en gardant leur respectabilité dans la vie de tous les jours. Elle a

l’opportunité ainsi de vivre une autre vie. Le plaisir du texte ne vient pas de la demande en

mariage de la fin du roman mais plutôt de la répétition et de l’anticipation de la formule c’est-

à-dire du récit précis et intime de l’évolution et de l’accomplissement du désir de l’héroïne et

de la victoire triomphante de celle-ci. C’est une activité sécurisante aussi puisque la lectrice

fait des hypothèses qui sont immédiatement confirmées.

Il y a des effets à cette dépendance, comme le fait de ne plus pouvoir décrocher du livre :

non…quand je commence à lire, là mon mari il sait que c’est au finish (rires)…400 pages je lis jusque

2h du matin… (Sophia, 45 ans, employée, études de prêt-à-porter, mariée)

C’est une lecture haletante, passionnée et enfiévrée. Sophia s’explique un peu plus loin :

13

ROBINE Nicole, Lecteurs et lectures de mauvais genres, 1987, p. ??

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quand on lit un livre et que le livre est vraiment passionnant, on va vraiment vivre les événements qui se

déroulent dans le livre…

Elle vit l’histoire qui lui est contée. La relecture est un fait assez récurrent. La raison est

sûrement due au fait que les lectrices savent alors que le plaisir en sera garanti. En effet, des

lectrices fatiguées ne prendront pas le risque de s’aventurer dans une nouvelle histoire de peur

d’être déçues. Relire aussi pour aller plus en profondeur, c’est le cas de Gilberte. Soit elles le

relisent en entier, soit seulement des scènes. Les scènes qui plaisent le plus sont le happy end,

l’aveu de l’amour, les scènes sensuelles et érotiques,… autrement dit les scènes où le

sentiment est à son apogée. Elles aiment quand on insiste sur les sentiments ressentis et leur

expression verbale, le développement d’une relation amoureuse, l’évolution des protagonistes,

les obstacles rencontrés et surmontés et la résolution heureuse en un mariage avec le héros.

Les diverses fonctions qu’on attribue aux romans sentimentaux sont aujourd’hui

relayées par le cinéma et la télévision avec les comédies romantiques. Des lectrices

privilégient le roman, d’autres, la télévision. On retrouve dans les entretiens l’idée que

l’émotion est plus forte avec le roman qu’avec un film ou un feuilleton parce que c’est notre

imagination qui est en jeu.

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Conclusion

Ainsi, rappelons notre problématique de départ : pourquoi lit-on le roman

sentimental ? Elle a été argumentée à l’aide d’une enquête comprenant dix-huit entretiens.

Les analyses apportées ne doivent donc pas être généralisées. Nous nous sommes penchés sur

des articles scientifiques pour élaborer notre théorie.

Comme premier point à tirer, soulignons que le roman sentimental exerce plusieurs

pratiques de lectures. Nous l’avons vu, il y a premièrement la lecture d’évasion (fonction de

divertissement), deuxièmement, la lecture didactique (fonction initiatique ainsi que

d’apprentissage) et troisièmement la lecture de salut (fonction de parfaire). Pour cette

dernière, nous entendons que la lecture sentimentale permet de bien ou de mieux être. C’est

donc une lecture à multiples fonctions. Notons à ce propos que le fameux plaisir de lire est

une norme de la culture légitime.

De plus, plusieurs hypothèses ont été observées. Tout d’abord, nous pensons qu’il y a

un lien très fort entre les contes de fées qu’on nous lisait dans notre enfance et l’attrait pour le

roman sentimental. Le conte de fées serait dès lors un prélude au roman sentimental. Le fait

qu’on se dirige vers cette littérature pour s’évader et non vers une autre tiendrait à l’idée qu’il

s’agirait d’une lecture féminine (qui parle avant tout aux femmes). Ensuite, nous avons pu

constater que l’attirance pour ces romans sentimentaux est en grande partie liée à des étapes

existentielles (des périodes de prédilection telles l’adolescence, la tranche 50-60 ans et la

vieillesse mais aussi des circonstances plus douloureuses). Nous avons aussi des périodes

dans lesquelles les lectrices du genre en lisent davantage et d’autres moins. C’est lié aux

étapes existentielles. La lecture sentimentale aurait probablement une vertu thérapeutique.

Nous avons remarqué que c’est l’insatisfaction qui est souvent à l’origine de cette lecture.

Pour effets, elle a qu’elle joue sur le moral, l’humeur grâce à son happy end et l’image

positive de la femme véhiculée par ces romans. Elle permet un renforcement identitaire.

L’adhésion au genre repose sur l’identification ou plus exactement sur la projection. Ensuite,

on a confirmé que ce genre agissait sur les émotions. Puis, on a vu que cette lecture génère un

effet de dépendance. Cette dépendance s’explique par le monde du texte même qui joue sur

les répétitions. Ces histoires fonctionnent comme les contes de fées : on ne se lasse pas de les

entendre. Et pour terminer nous avons évoqué la concurrence de ces romans avec les

comédies romantiques à la télévision et au cinéma.

Remettons-nous à une pensée de Blaise Pascal pour clore ce présent travail : « Sans

divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement ; il n’y a point de tristesse. ».

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Bibliographie

Sources primaires

CARTLAND Barbara, Rivalités amoureuses, Paris, Éditions J’ai Lu, Pour Elle, 1995, p. 5-6

GUILLEM Marie, Un homme sur mesure, Paris, Édition de Nous Deux, 2006, p. 123

QUICK Amanda, Le Château des Orphelines, Paris, Éditions J’ai Lu, Aventures et Passions,

2006, p.119

WILKINS Gina, Une rencontre magique, Paris, Éditions Harlequin, Duo, 2005, p. 90

Sources secondaires

A. RADWAY Janice, Lectures à « l’eau de rose » : femmes, patriarcat et littérature

populaire, Paris, Hermès, Politix, vol. 13, n° 51, 2000, p. 163-177

BETTINOTTI Julia, Lecture sérielle et roman sentimental, dans L’acte de lecture, sous la

direction de Denis Saint-Jacques, Québec, Éditions Nota bene, 1998, p. 161-174

CONSTANS Ellen, Parlez-moi d’amour : le roman sentimental, Des romans grecs aux

collections de l’an 2000, Limoges, PULIM, 1999, p. 268-274

MAUGER et POLIAK Gérard et Claude F., Les usages sociaux de la lecture, Actes de la

Recherche en sciences sociales n° 123, 1998, p. 3-24

ROBINE Nicole, Lecteurs et lectures de mauvais genres, 1987, p. ??

TY Eleanor, Amour, sexe et carnaval : le plaisir du texte Harlequin, dans Armes, larmes,

charmes, Québec, Nuit blanche, 1995, p. 23-44

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Table des matières

Avant-propos…………………………..…………………………………………………p. 2

Introduction………………………………………………………………………………p. 5

Méthodologie…………………………………………………..…………………………p. 6

Pourquoi lit-on le roman sentimental ?...........................................................................p. 7

Conclusion………………………………………………………………………………..p. 19

Bibliographie…………….……………………………………………………………….p. 20

Table des matières……………………………………………………………………….p. 21