ROMAN POLICIER FRANÇAIS CONTEMPORAIN

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ROMAN POLICIER FRANÇAIS CONTEMPORAIN PANORAMA DU QUAIS DU POLAR FESTIVAL INTERNATIONAL LYON

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ROMAN POLICIER FRANÇAIS CONTEMPORAIN

PANORAMA DU

QUAISDU POLARFESTIVALINTERNATIONALLYON

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BREF RÉSUMÉ HISTORIQUE

Les origines (1840 - 1930)L’Âge classique (1930 - 1970)La modernité (de 1970 à nos jours)

LE ROMAN NOIR CONTEMPORAIN

Le roman noir, très noirLe roman socialLe roman policier politiqueLe roman policier historiqueLes écrivains voyageursL’angoisse à la françaiseLes inclassablesHumour NoirFrench Theory

LES AUTEURS DE DEMAIN

RECONNAISSANCE DU GENRE ET RAISON D’UN SUCCÈS

SOMMAIRE

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Les origines (1840-1930)

Si certains font remonter l’origine du roman noir à Œdipe Roi de Sophocle et à la tragédie grecque, le roman noir français plonge ses racines dans la littérature populaire et criminelle de l’époque moderne (XVIIe - XVIIIe siècle), la « bibliothèque bleue ». Ces ouvrages simples, vendus par les colporteurs, sont destinés à un public encore peu alphabétisé. Au XIXe siècle, âge d’or du roman français, Honoré de Balzac et Victor Hugo, puis Eugène Sue, intègrent au récit criminel une description sociale, politique et historique précise, et une grande qualité d’écriture. Cette littérature sera source d’influence pour les fondateurs du roman noir (à titre d’exemple, on retrouve la structure du triangle amoureux et criminel de Thérèse Raquin d’Émile Zola dans Le Facteur sonne toujours deux fois ou Assurance sur la mort de James Cain). Parallèlement, naît en Angleterre une littérature hantée par le mystère dont l’archétype est Les Mystères de Londres publié en 1842. L’Américain Edgar Allan Poe introduit quant à lui l’enquête dans le récit, et inspire Émile Gaboriau, le véritable inventeur du roman policier français. Ce dernier exerce à son tour une forte influence sur Conan Doyle, ainsi que sur Gaston Leroux et Maurice Leblanc. On doit à Dashiell Hammett la dernière grande innovation, avec la transformation du roman à énigme, dans lequel le crime venait perturber l’ordre établi, en roman noir, dans lequel règne le désordre établi.

BREF RÉSUMÉ HISTORIQUE

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L’Âge cLassique (1930-1970)

La littérature française, armée de cet héritage réaliste, assimile facilement le roman noir proprement dit, né dans l’Amérique des années 20 et 30. Deux auteurs, Georges Simenon (comme le note Pierre Assouline, le fleuve Simenon prend sa source à Liège (Belgique), mais c’est en France qu’il trouve son plein épanouissement) et Léo Malet, incarnent cette véritable naissance du roman noir français. Aux codes hérités de Raymond Chandler et Dashiell Hammett, ils mêlent description sociale et préoccupa-tion politique. Si l’écriture du premier, sous une apparente simplicité, se caractérise par l’élaboration d’une langue très suggestive, celle du second marie le langage de la rue, l’invention sémantique et l’ironie.Ces deux tendances du roman policier français, réaliste et fantaisiste, persistent toutes deux jusqu’à nos jours. Les années 50 et 60 se caractérisent par le succès d’une littérature pittoresque (Albert Simonin, Auguste Le Breton, Ange Bastiani), plus proche de l’image d’Épinal que d’une quelconque réalité, dont les éléments essentiels sont une pègre parisienne idéalisée et l’utilisation systématique du langage du Milieu. Il faut signaler toutefois un auteur singulier, Jean Amila, auteur de romans signés Jean Meckert, dont les récits réalistes embrassent les problématiques politiques et sociales de son temps.À la même époque, un duo d’auteurs, Boileau et Narcejac, invente le thriller à la française, genre dans lequel atmosphère et intrigue concourent à susciter suspense et angoisse chez le lecteur. Alfred Hitchcock utilisera l’un de leurs romans, Sueurs froides, pour le scénario de son chef d’œuvre Vertigo.

La modernité (de 1970 à nos jours)

Les années 70-90 voient l’émergence puis le triomphe de ce qu’on a appelé le néo-polar. Sous l’impulsion de Jean-Patrick Manchette, et dans une moindre mesure de Jean Vautrin et d’ADG, la France en pleine transformation trouve un miroir à la mesure des bouleversements sociaux, politiques, économiques et culturels qu’elle connaît alors. En se réappropriant le « behaviour style » ou comportementalisme mis en pratique par Dashiell Hammett, Manchette fait entrer le roman français dans la modernité et entraîne à sa suite une foule d’auteurs qui feront les grandes heures du polar de la fin du XXe siècle.

La spécificité de cette littérature est une source d’inspiration et une référence pour des auteurs de romans noirs dans le monde entier.Son influence s’étend d’ailleurs au-delà de la littérature dite de genre puisque son héritage est revendiqué par des auteurs « reconnus » tels que Jean Echenoz ou Michel Houellebecq. L’œuvre de Thierry Jonquet, un des auteurs phares du néo-polar, sera au cœur d’un des romans du même Houellebecq (La Carte et le territoire, Prix Goncourt 2010), et sera adaptée au cinéma par le réalisateur espagnol Pedro Almódovar (La piel que habito, d’après Mygale).

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encart sur queLques Livres :

Si l’œuvre de Manchette est traduite dans de nombreux pays, elle ne reste que partiellement accessible (deux titres traduits aux États-Unis) et encore inédite dans certaines aires linguistiques.

Le Petit bleu de la côte ouest : L’odyssée d’un cadre des années 70 entraîné malgré lui dans une intrigue criminelle permet à l’auteur une construction romanesque originale et une critique de la société de consommation.

Nada : Un groupe terroriste enlève l’ambassadeur des États-Unis. Une mise en scène acerbe et prémonitoire du terrorisme des années 70.

La Position du tireur couché : La trajectoire misérable d’un tueur à gages en fin de parcours, et la radicalisation des partis-pris stylistiques de l’auteur. Pour beaucoup d’écrivains, un chef-d’œuvre.

Fatale : Le comportementalisme porté à son extrême limite avec le récit épuré de la cavale d’une tueuse.

La Princesse de sang : Inspiré par la lecture des romans de l’Américain Ross Thomas, Manchette renouvelle son écriture et se frotte à la géopolitique et au monde du renseignement avec cette plongée dans le monde révolutionnaire des années 1950, de La Havane à Budapest.

De Thierry Jonquet, signalons aussi Du passé faisons table rase, une attaque frontale du fonctionnement du Parti communiste français, à rapprocher de Meurtre au comité central de Manuel Vásquez Montalban.

Fort de cette tradition polymorphe, le roman noir et policier français contemporain présente une vitalité et une diversité que nous allons maintenant nous attacher à explorer.

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Le classement de la littérature en genres et sous-genres est souvent une facilité de chercheurs, librai-res et éditeurs, mais permet aux lecteurs de s’orienter face à l’abondance de la production éditoriale. Il en est de même pour le classement que nous proposons ci-dessous : arbitraire, réducteur, incertain, il n’en est pas moins le moyen le plus sûr pour présenter et ordonner le panorama d’une littérature extrêmement hétérogène et des auteurs souvent singuliers.(Les romans dont les références seraient trop obscures pour un lecteur étranger ont été écartés de ce panorama)

Le roman noir, très noir

Les auteurs relevant de cette catégorie dépeignent des univers violents et des atmosphères saisis-santes. L’intrigue est mise au service de la force des personnages, de la puissance de suggestion des ambiances et de la force des émotions ressenties par le lecteur. L’intérêt porté à la forme fait égale-ment de ces auteurs de grands stylistes.

• Marcus Malte : Cet ancien musicien met en scène des personnages « sur le fil » aux parcours sin-guliers. Cet auteur taciturne, qui fut longtemps projectionniste de cinéma avant d’être pianiste de jazz, est l’un des meilleurs stylistes du roman noir. Avec Garden of love, abondamment récompensé, Marcus

LE ROMAN NOIR CONTEMPORAIN

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Malte avance sur la corde raide, entre ombre et lumière, chute et rédemption, violence et mélancolie. Entre songe et réalité, ce roman impossible à résumer fascine par sa violence et sa tendresse, et n’est pas sans évoquer l’œuvre de l’américain Thomas H. Cook.

• antoine chainas : L’œuvre est plus âpre que celle de Marcus Malte, ces romans sont qualifiés d’« hors-normes », à la limite du supportable, d’une noirceur rare. Avec Versus, il nous projette dans la tête d’un flic dévoré par la haine. Adepte d’un nihilisme houellebecquien, cet auteur secret décrit une société toxique, déshumanisante et glaçante. Dans Pur, son dernier livre, grand prix de la littérature policière 2014, il nous plonge dans une France hantée par la question sécuritaire. Si la noirceur des personnages évoque James Ellroy, l’atmosphère de ses romans rappelle ceux de Robin Cook, et son écriture chirurgicale est à rapprocher de celle de Bret Easton Ellis. Antoine Chainas se distingue par un style incisif, provocant, au bord de la rupture.

• antonin Varenne : Atypique, foisonnant, étonnant voire déconcertant sont les qualificatifs qui reviennent souvent quand on parle de ses romans. Avec Fakirs, il dévoile les aspects les plus sombres de l’humain, et nous invite à une réflexion sur le suicide, la torture, le pouvoir. Auteur polyvalent, il poursuit son œuvre vers le polar historique et épique. (Cf. p.10)

Le roman sociaL

Genre réaliste par essence, le roman noir social s’attelle à dresser le portrait sans concession du monde contemporain. Depuis sa naissance aux États-Unis, il n’a de cesse de mettre en évidence les problèmes sociaux et leurs effets sur les personnes ainsi que les crises morales et politiques qui traversent nos sociétés. Parmi ses thèmes les plus fréquents on trouve les inégalités économiques et sociales, la pauvreté et ses conséquences, les conditions de travail, l’accès à la santé… Et les violences de tous types engendrées par l’ordre social.

• DoMinique Manotti : L’œuvre de cette professeur d’université est à connotation économico- politique et sociale. Avec Bien connu des services de police, elle écrit à hauteur d’homme et décrit le monde urbain, du coin de la rue jusqu’aux salons du pouvoir. Court, sec, concentré, c’est un vrai roman guerrier, et un portrait saisissant de la ville contemporaine. On retrouve chez elle la même volonté de mise à nue des failles de la société que dans l’œuvre de James Ellroy.

• Marin leDun : Ses romans évoquent la crise contemporaine et ses conséquences sociales. Les Visages écrasés évoque la souffrance et les suicides en entreprise en prenant comme personnage principal un médecin du travail. Avec son dernier roman, L’Homme qui a vu l’homme, il signe une chro-nique sociopolitique dénuée de manichéisme. Fiction tirée de faits réels, au style sobre et aux dialogues réalistes, ce roman dévoile les crimes commis au nom de la raison d’État, la collusion entre la police et la justice, et livre un portrait nuancé de la réalité basque en ce début de XXIe siècle.

• DiDier Daeninckx : Il place au cœur de ses fictions la thématique sociale et l’enquête historique. Ses romans sont réalistes et dénoncent les petits et grands arrangements de la République. L’Espoir en contrebande (Prix Goncourt de la nouvelle en 2012) narre des tranches de vies et se veut un portrait des difficultés sociales contemporaines. Son entrée en littérature, Meurtres pour mémoire, relevait davantage du roman historique, dévoilant le rôle de Maurice Papon, à la fois sous l’Occupation et dans

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la sanglante répression d’une manifestation d’Algériens à Paris en octobre 1961. Plus récemment, Tête de maures nous plonge dans la réalité corse contemporaine et dévoile un fait historique ignoré, l’expédition militaire organisée en 1931 par Pierre Laval, alors président du Conseil et ministre de l’Intérieur.

• Pierre leMaitre : Prix Goncourt 2013 pour un roman sur la Première Guerre mondiale qui a toutes les caractéristiques du genre sans toutefois le revendiquer, Pierre Lemaitre a débuté avec trois romans noirs dont Cadres noirs (2010), dans lequel un cadre au chômage accepte de participer à un jeu de rôle en forme de prise d’otages. Description acerbe et caustique de nos sociétés, ce roman est rocambolesque et haletant. Cadre noirs pourrait se définir comme un croisement entre un roman de Michel Houellebecq et Le Couperet de Donald Westlake.

• nicolas Mathieu : Il aurait pu figurer parmi les auteurs à suivre, mais son premier roman, Aux animaux la guerre, présente un tel niveau de maîtrise stylistique et d’originalité que le romancier semble déjà une valeur sûre. Nicolas Mathieu nous plonge au cœur des Vosges, dans une région rurale en pleine désindustrialisation, où un délégué du personnel, un ancien de l’OAS et sa petite fille, une inspectrice du travail et des ouvriers à la dérive tentent de survivre. Le poids des éléments, qu’ils soient météorologiques ou sociaux, se fait sentir à chaque page. Lointain héritier de Jim Thompson, Nicolas Mathieu s’attache à la description d’un territoire rural en déshérence.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Une société en crise est une société qui cherche du sens et souhaite comprendre le monde qui l’entoure. Le polar a précisément une fonction de décryptage des mécaniques sociales dans lesquelles nous sommes pris, d’où, j’imagine, son succès en France, alors que la situation économique est particulière-ment difficile.

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Mes principales sources d’inspiration sont la presse, quotidienne, nationale ou spécialisée, les documentaires télévisuels ou radiophoniques, et le roman noir contemporain (Peace, Ellroy, Dessaint, Varenne, Leroy, Winslow, etc.)

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Polar, roman noir, thriller social, à vrai dire peu importe la dénomination, pourvu qu’elle renvoie à une littéraire populaire et de critique sociale, un genre qui s’attache à décrire et à mettre en récit le crime comme fondement de nos sociétés.

marin Ledun

le roMan Policier Politique

Littérature contestataire et protestataire par tradition – Dashiell Hammett a été poursuivi par la Commission des activités anti-américaines du sénateur McCarthy – ou simplement miroir des rouages de l’État et des mécanismes de pouvoir, le roman noir est souvent considéré comme le seul genre assez décomplexé et honnête pour élucider l’intrigue politique. Il aime à montrer les tensions, les coups tordus, en exagérant un peu la réalité de ce qui fait la politique : conquête du pouvoir, corruption, abus de pouvoir, services de renseignements, terrorisme et anti-terrorisme.

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• Doa : Cet auteur se singularise par une description froide et distanciée des réalités politiques et policières. Le parti-pris ou les convictions de l’auteur n’affleurent jamais dans la prose romanesque. Roman fleuve et réaliste, Citoyens clandestins entremêle les itinéraires de terroristes, d’un agent de renseignement et d’un espion infiltré dans une organisation islamiste. En phase avec l’actualité et particulièrement bien renseigné et réaliste, ce roman semble un passage obligé pour le lecteur intéressé par le fonctionnement de l’anti-terrorisme. À noter également un très bon roman écrit à quatre mains avec Dominique Manotti : L’Honorable société.

• serge quaDruPPani : Il est le traducteur en français de Camilieri, De Cataldo, et des meilleurs auteurs de la nouvelle génération du roman noir italien. Les romans de Serge Quadruppani se rapprochent de leurs intrigues, à l’instar de Saturne, roman mêlant terrorisme, antiterrorisme et implications multiples et complexes de mafias, sociétés écrans et gouvernement. En contrepoint de cette noirceur, l’auteur crée des personnages hédonistes attachants, goûtant aux plaisirs de l’existence : sieste, baignade, nourriture, humour et sexualité.

• JérôMe leroy : Ses thèmes de prédilection sont la critique sociale et le refus d’un monde déshu-manisé. Avec Le Bloc, il dépeint la montée de l’extrême-droite ces trente dernières années, et propose une réelle immersion dans le parti et ses coulisses. Son dernier roman et le meilleur à ce jour, L’Ange gardien, est une plongée dans les services parallèles de « l’État profond ». À travers les personnages d’un tueur au service d’officines étatiques pourchassé par ses anciens employeurs, d’un écrivain raté débauché par une presse nauséabonde et d’une ministre de couleur manipulée par son propre camp, Jérôme Leroy dresse le portrait d’un monde inquiétant, guère éloigné du nôtre. L’écriture (qui rend hommage à Manchette), la structure et l’utilisation originale de la temporalité font de ce roman l’un des meilleurs de la décennie.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Pas certain qu’il y ait un succès du « polar français ». Il y a un genre, le polar – ce mot est très vilain – qui regroupe plusieurs typologies de littérature qui séduisent les lecteurs hexagonaux. Au milieu d’une production pléthorique, quelques auteurs français contemporains ont rencontré leur public. Et c’est tant mieux pour eux. Mais ce n’est pas un tsunami de tous les auteurs français non plus, me semble-t-il.

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

L’histoire, immédiate ou plus ancienne, des questionnements à propos de la marche du monde.

J’apprécie certains romanciers – souvent hors genre – mais ils ne m’inspirent pas, je ne cherche pas à les émuler. Quant aux autres médias, s’ils exercent une influence, elle est inconsciente et reste anecdotique. Le livre, c’est sacré, notre dernier espace de liberté.

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Qui est « on » ? « On » a-t-il bien réfléchi ? Je suis publié à la Série Noire, et j’en suis très fier, j’ai le meilleur éditeur de France, mais sa Série Noire propose des textes aux ambitions et aux propos variés. « Polar » est forcément réducteur pour tous les qualifier et réducteur, c’est mal. Roman, noir à la rigueur.

doa

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le roMan Policier historique

Le roman policier historique associe une enquête policière ayant pour arrière-plan une époque historique bien définie ou une civilisation ancienne et une intrigue mêlant généralement événements et personnages, réels et fictifs. Si le roman historique proprement dit, dont la référence est Le Nom de la rose d’Umberto Eco, reste vivace avec des auteurs comme Jean-François Parot (XVIIIe siècle) ou Jean D’Aillon (Moyen-âge), les romanciers explorent également l’histoire contemporaine, et notamment l’Occupation et la Guerre d’Algérie.

• Jean-François Parot : Ancien diplomate, son œuvre s’appuie sur la vie et les mœurs du XVIIIe siècle. Son héros récurrent Nicolas Le Floch résout différentes énigmes criminelles, aidé de son adjoint, l’inspecteur Pierre Bourdeau. Les romans suivent son ascension sociale et ses amours et offre un portrait nuancé de la France des dernières décennies précédant la Révolution.

• herVé le corre : Cet auteur couvre l’ensemble du genre avec notamment L’Homme aux lèvres de saphir, un policier historique classique qui dépeint le Paris du XIXe siècle et dans lequel il rend hom-mage à Lautréamont, et Après la guerre, une fresque sur la France des années 40, dont l’écriture rend hommage à des écrivains de « littérature blanche » tels René Calet ou Raymond Guérin.

• roMain slocoMbe : À l’origine plutôt écrivain-voyageur avec une trilogie remarquée sur le Japon, Romain Slocombe, passionné d’Histoire, s’est depuis quelques années concentré sur ce genre. Si Shanghai Connexion met en lumière des aspects méconnus de la seconde guerre mondiale, ses deux derniers romans ont pour cadre l’Entre-deux-guerres. Dernière station avant l’abattoir, dont le cadre est la rencontre internationale de Gènes en 1922, dévoile la naissance simultanée de deux totalitaris-mes, communiste et fasciste. Avis à mon exécuteur, quant à lui, retrace l’itinéraire de deux agents sovié-tiques d’origine juive polonaise, réfugiés à l’Ouest et finalement assassinés par le KGB en 1941. Ce roman n’est pas sans rappeler L’Homme qui aimait les chiens, de Leonardo Padura, roman qui entremêle le parcours de Trotski et celui de son assassin.

• antonin Varenne : Après deux romans noirs (Cf. p.7), Antonin Varenne se renouvelle complète-ment avec Trois mille chevaux vapeur. À la fois roman de guerre, roman historique, et western, le roman nous entraîne de la jungle birmane à l’Amérique de la conquête de l’Ouest en passant par les bas-fonds de Londres. Ce roman initiatique et épique parfaitement maîtrisé place Antonin Varenne dans le sillage de Joseph Conrad et R.L. Stevenson.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Je ne sais pas bien de quel succès on parle. Je n’ai pas assez de recul pour en juger. Mais il me semble que les auteurs français sont plus soucieux de leur écriture, de leurs intrigues. On est sorti du polar vite écrit, vite oublié qui prévalait encore dans les an-nées 90.

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Les faits divers. La société capitaliste et toutes les violences qu’elle inflige à ceux qu’elle exclut et/ou détruit. L’Histoire.

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Aucune importance. À tout prendre, je préfèrerais roman noir. Ou roman, tiens. Tout simplement..

herVé

Le corre

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les écriVains Voyageurs

De Nicolas Bouvier à Sylvain Tesson, la littérature de voyage est un genre florissant et apprécié du public. Mais plus que le voyage et le mouvement, c’est l’immersion prolongée dans une société lointaine qui alimente l’œuvre des voyageurs du noir. Familiers des paysages, de la société, de la culture, de l’histoire d’un territoire, ils mettent leurs connaissances et observations au service d’une fiction policière à la fois exotique et instructive pour le lecteur. Ethnologues, sociologues, historiens et géographes, ces romanciers sont les héritiers contemporains du Jules Verne de Michel Strogoff et des Tribulations d’un Chinois en Chine, avec en prime une expérience personnelle conséquente des territoires mis en scène. La preuve par quatre.

• caryl Férey : Après avoir parcouru l’Europe en moto, fait un tour du monde et travaillé pour le Guide du routard, Caryl Férey a ancré son univers littéraire dans les pays où il a séjourné. Zulu, abondamment primé et adapté au cinéma, est une enquête policière au Cap, sur fond d’Apartheid. Ce roman témoigne des tares de la société sud-africaine et de l’inhumanité des rapports Nord-Sud. Son dernier roman, Mapuche, applique ce même dispositif pour offrir au lecteur un portrait convaincant de l’Argentine contemporaine.

• oliVier truc : Correspondant à Stockholm du journal Le Monde, il peint avec justesse la Laponie, territoire à cheval sur plusieurs États, dans Le Dernier Lapon. S’appuyant sur une intrigue policière efficace, l’auteur dévoile les structures traditionnelles de cette société, les bouleversements contem-porains qu’elle doit affronter, les luttes politiques entre autonomistes samis et partis d’extrême droite ainsi que les convoitises suscitées par les richesses minières du territoire lapon.

• ian Manook : Roman remarqué et multi-récompensé, Yeruldelgger se déroule au cœur de la Mongolie. Il s’agit du premier opus d’une série autour du personnage éponyme, qui nous conduit des steppes oubliées de Mongolie aux bas-fonds inquiétants d’Oulan-Bator. Ian Manook permet au lecteur de découvrir un pays mythique mais jusqu’alors ignoré aussi bien par la littérature que par les médias.

• ingriD astier : « Piétonne de Paris » comme Léon-Paul Fargue, elle aussi traque l’exotisme, mais elle le trouve à Paris et en proche banlieue. Ses deux romans à l’intrigue sophistiquée, Quais des enfers et Angle Mort, posent un regard neuf sur la ville mythique, et invitent le lecteur, familier ou non de la capitale, à faire de même. Ingrid Astier, dans une démarche proche de celle de Donna Leon pour Venise, dévoile et révèle Paris.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

À force de regarder à l’étranger, on s’est rendu compte qu’on avait aussi bien à la maison, depuis un certain temps déjà.

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Jacques Brel, René Char, Pierrot le Fou de Godard et le cinéma américain des années 70, James Ellroy, Fante, le rock.

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

On aime bien mettre les choses dans des boîtes en France. Cela m’est égal, j’écris des romans.

caryl

Férey

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l’angoisse à la Française

Ce genre utilise le suspense ou la tension narrative pour provoquer chez le lecteur une excitation ou une appréhension et le tenir en haleine jusqu’au dénouement de l’intrigue. Héritiers de Boileau-Narcejac, les auteurs français s’emparent des innovations du thriller américain, pour les reprendre à leur compte. Fortement influencée par le cinéma, dont le suspens est l’un des ressorts essentiels, leur écriture est marquée par une sécheresse et un comportementalisme très cinématographiques. Si la littérature est une inépuisable source d’inspiration pour le cinéma, celui-ci le lui rend bien.

• Franck thilliez : cet ancien ingénieur a su tirer profit de son savoir scientifique pour construire des intrigues remarquablement bien documentées. Auteur prolifique, il imbrique ses connaissance dans le suspense, en faisant de ces « îlots de vérité » des parties intégrantes du récit. Franck Thilliez commence à connaître un fort succès au-delà de nos frontières, notamment aux États-Unis, et ne cesse de jouer sur la tendance du thriller français imprégné d’une tradition du storytelling américain. Avec Gataca, il questionne l’évolution de l’homme depuis Cro-Magnon, les manipulations génétiques, l’eugénisme… Et parvient à rivaliser avec les grands du thriller américain.

• Jean-christoPhe grangé : auteur très reconnu en France et aux États-Unis, cet ex-journaliste puise son inspiration dans ses anciens reportages très documentés. Ses thrillers sanglants, très noirs, se caractérisent par la complexité des intrigues. Les Rivières pourpres est devenu un classique grâce à l’adaptation au cinéma de Mathieu Kassovitz. Avec Kaïken, il nous invite à découvrir la culture japonaise traditionnelle, et part à la recherche d’un tueur en série qui éventre des femmes en fin de grossesse. Son œuvre, sur la forme comme sur le fond, s’apparente à celle de l’américain Harlan Coben.

• MaxiMe chattaM : familier de la culture américaine de par ses séjours fréquents aux États-Unis, il suit des cours de criminologie avant de se lancer dans l’écriture. Se revendiquant d’un imaginaire collectif américain (romans, séries télévisées, films) on pourrait croire cet auteur venu tout droit des États-Unis : il maitrise parfaitement les ficelles du thriller avec de courts chapitres, une tension perma-nente, des rebondissements, des scènes d’horreur… La Promesse des ténèbres, nous plonge dans une intrigue au cœur de New York, où la mort est filmée en direct. Ses romans haletants sont à rapprocher de ceux de Thomas Harris.

• karine giébel : auteur de nombreux romans récompensés, elle est la reine du thriller psychologique. Menant son lecteur aux portes de l’insoutenable, elle distille un malaise, une tension permanente, et joue avec les nerfs du lecteur. Purgatoire des innocents est le récit d’un braquage qui tourne mal et de l’horreur croissante à laquelle vont être confrontés les personnages. Les amateurs des œuvres de Lee Child ne pourront que tomber sous le charme de cet auteur.

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les inclassables

Parce qu’ils explorent une voie fictionnelle originale, qu’ils ne s’inscrivent dans aucun genre et que leurs œuvres ne s’apparentent à aucune autre, ces auteurs sont les inclassables du roman noir français.

• tobie nathan : Diplomate, professeur de psychologie et ethnopsychiatre, Tobie Nathan est le représentant unique du polar ethnopsychiatrique. Il est l’héritier de Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychiatrie, auquel Arnaud Despleschin a consacré le film Jimmy P avec Benicio del Toro. À travers ses romans, il s’efforce de démontrer que le culturel et le politique sont indispensables à la compréhension et au traitement d’un désordre psychologique. Un Africain, un Malais, un Indien, un Européen seront malades différemment, et tenir compte de son groupe d’origine, de ses dieux, de ses façons de comprendre le monde, est indispensable pour guérir ces pathologies.

• barouk salaMé : En trois romans très différents les uns des autres, Barouk Salamé s’est imposé comme l’un des auteurs les plus singuliers de sa génération. Si Le Testament syriaque, enquête autour du testament caché du prophète Mahomet s’apparente aux romans d’Umberto Eco, le second, Arabian Killer tend quant à lui vers le roman d’espionnage classique, avec le Moyen-Orient contemporain au centre de l’intrigue. Enfin, Une guerre de génies, de héros et de lâches, offre une nouvelle perspective sur les enjeux de la Guerre d’Algérie. Des personnages éloignés de tout manichéisme, une érudition mise au service de l’intrigue et un grand sens du récit, Barouk Salamé ouvre de nouvelles voies au roman de demain.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Le polar français contemporain est le miroir de notre époque. En plus de raconter une histoire, il colle parfaitement à la vie de chacun d’entre nous et aux problèmes de notre société. Les lecteurs veulent se divertir, mais aussi s’enrichir intellectuellement avec des histoires qui les concernent directement. Nombre d’auteurs français de qualité réussissent à répondre à leurs exigences (le lecteur de polar est très exigeant !)

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Beaucoup le cinéma de genre (polar/thriller/hor-reur), avec deux réalisateurs fétiches : Christopher Nolan et David Fincher. J’adore l’ingéniosité et la

complexité de leurs histoires. Je me nourris égale-ment de séries, surtout anglaises et américaines, qui sont de grande qualité et très innovantes (tant Broadchurch que Walking dead). Niveau romans, Stephen King a toujours été un modèle, mais chez les Français, j’aime beaucoup Jean-Christophe Grangé, Caryl Férey, Karine Giébel…

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Oui, cela me convient, le polar étant le « super genre » englobant différentes catégories. Mais parfois, mes romans ne comportent pas de policiers, il n’y a pas d’enquête criminelle à propre-ment parler, ce sont davantage des « thrillers » : on se place plutôt du point de vue d’une personne ordinaire dont la vie va basculer et l’entraîner dans une histoire sombre et complexe.

Franck

thilliez

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Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

On peut y croiser la vie concrète de nos concitoyens, nos semblables, à la différence des « belles lettres », qui se confondent de plus en plus avec les « beaux quartiers ». Le polar a pris le relais des romans réalistes d’après-guerre, ceux de Mauriac, de Sartre ou de Camus, d’autant que les polars français ont fait de véritables progrès littéraires. Le polar, le récit d’aujourd’hui...

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Mes sources d’inspiration sont multiples, la psy,

beaucoup, la politique, tout autant. Je tiens avant tout à mettre en scène la véritable population des quartiers et des banlieues, avec sa profondeur his-torique et géographique. Je ne sais pas s’ils m’ont inspiré, mais ces trois écrivains américains restent pour moi des modèles : James Hadley Chase, James Ellroy et Tony Hillerman.

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

J’ai écrit quelques polars — et j’en écris encore ! — mais j’écris aussi de la littérature « blanche ». Mais lorsque c’est le cas, je suis fier qu’on classe mes romans dans la catégorie « polar », parce que je suis persuadé que c’est un genre actuel — en tout cas le meilleur dispositif permettant de péné-trer la psychologie des personnages.

tobie

nathan

• FreD Vargas : Elle n’est plus à présenter tant son succès est reconnu en France et dans le monde. Fred Vargas est lauréat du prix International Dagger décerné par la prestigieuse Crime Writers Associa-tion, à l’instar de Pierre Lemaitre. Pour les lecteurs britanniques, comme pour le public français, elle est une véritable star. Fred Vargas aurait pu être classée en histoire tant sa formation d’historienne imprègne ses brillantes intrigues. Avec des millions d’exemplaires vendus, elle est un phénomène édi-torial, son œuvre est traduite dans plus de 40 pays, grâce à son personnage récurrent le commissaire Adamsberg, qui apparaît pour la première fois dans L’Homme aux cercles bleus et que nous retrouvons dans plus d’une dizaine de polars. Elle est à elle seule une référence.

huMour noir

Le roman policier n’est pas toujours synonyme de noirceur, de morbidité ou de sérieux : il peut être déjanté et invraisemblable quand certains auteurs conçoivent des intrigues loufoques, imaginent des personnages barjots, des doux dingues et cultivent l’humour. Mais le rire n’empêche pas d’exposer de cruelles vérités… Ils dépeignent la société française de manière féroce, comme a pu le faire Christopher Moore de l’autre côté de l’Atlantique.

• Jean-bernarD Pouy : Auteur incontournable du roman noir français, inventif et prolifique, il a reçu, en 2008, le Grand Prix de l’Humour Noir pour l’ensemble de son œuvre. Défenseur acharné du roman populaire (Prix Paul Féval 1996), il est à l’origine de la création, en 1995, de la série Le Poulpe. Adepte du roman noir, mais aussi des personnages et situations rocambolesques, il dresse un portrait à la fois critique et épique de la société à travers ses phénomènes dominants : la lutte des classes et des idéolo-gies, le foot, les écrivains et les maisons d’éditions… Comme ses autres romans, Spinoza encule Hegel,

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titre en soi déjà empreint d’humour est très rapide, cru et incisif. Julius Puech, alias Spinoza, armé et monté sur sa Guzzi 850 California, chaussé de ses bottes de lézard mauves et poussé par son amour de l’éthique, va combattre son ennemi de toujours : Hegel et l’esthétique. Hilarant ! Son utilisation des con-traintes d’écriture, dans le sillage de l’OULIPO de Raymond Queneau et Georges Perec, et son amour du style, font de son œuvre, à rebours de son apparente légèreté, l’une des plus passionnantes du moment.

• sébastien genDron : Cet ancien assistant réalisateur, à l’univers proche de celui de Quentin Tarantino, a su trouver dans le roman noir les clés pour dépeindre une société en chute libre. L’intrigue de son dernier roman, Road Tripes est simple : Comment gâcher sa vie jusqu’au bout quand on a tout pour réussir ? Avec cette idée, il suit deux hommes qui se rencontrent à l’occasion d’un petit boulot de distribution de prospectus. Si l’un est un paumé, sans aucune culture et visiblement un peu fou, l’autre apparaît (au départ) comme tout à fait équilibré mais simplement dans une mauvaise passe. Dans une ambiance de western spaghetti de routes départementales et de zones commerciales, ce roman est d’un suspense accrocheur !

• JosePh incarDona : Grand lecteur de littérature noire américaine, il signe avec Lonely Betty un pastiche du roman noir, et s’amuse de tous les clichés du polar. Par une habile pirouette, sa parodie devient hommage. Il ne cherche pas seulement à divertir, il nous dit aussi toute son admiration pour les grands maîtres du genre, lesquels ont sur son travail une influence indéniable. Avec ce court récit, Joseph Incardona aborde des thèmes empreints de gravité dans une écriture rythmée, pulsionnelle et rapide, dont la dimension divertissante est signe de pudeur. De l’autre côté de l’Atlantique, il pourrait s’apparenter à l’œuvre de Donald Westlake dans ce qu’elle a d’humoristique.

• colin thibert : L’art de la mise en scène est l’un des traits forts de cet auteur qui nous fait rire aux éclats. Ses récits noirs, prémonitoires et globalement pessimistes, opposent en effet des naïfs, des petits ou des manipulés au cynisme de tous les pouvoirs, à la manière d’un John Steinbeck dans Des Souris et des hommes. Parfait constructeur d’intrigues, il noie cette froideur narrative dans une distance, un humour, voire une loufoquerie. Dans Cahin-Chaos, avec une noirceur bidonnante et féroce il poursuit ses récits d’entreprise minable qui finissent invariablement en échec. Il est assez évident de le rapprocher des romans de Charlie Williams.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Le polar français a une vision politique, sociale qui le rapproche du roman noir américain des origines. Il trouve aussi ses racines dans les grands clas-siques du XIXe, notamment chez Zola. Et comme on bosse Zola dès le collège, ça sensibilise assez tôt le lectorat.

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

Je suis très fan des films américains des années 70, la période du Nouvel Hollywood, quand des types comme Dennis Hopper se tiraient en bagnole au Mexique avec leurs rushes dans le coffre, pour faire leur montage, loin de tout producteur.

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Ça me plait d’appartenir au mauvais genre, ne serait-ce que parce qu’on le nomme ainsi. J’écris des genres de comédies dramatiques mais ça, c’est une appellation dont seul Télérama détient le copy-right. Alors je ne sais pas. Peut-être que « comédies noires » serait une case plus appropriée.

sébastien

gendron

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French theory

Si la littérature française s’exporte parfois avec difficulté, les études et essais français exercent une influence très forte sur les critiques littéraires et universitaires du monde entier. Passage en revue de quelques ouvrages d’histoire et d’études littéraires qui mettent le roman noir et policier au centre de leurs réflexions.

HISTOIRE

• François guériF : Avec Du polar, un livre d’entretiens avec Philippe Blanchet, François Guérif, pion-nier et passeur, découvreur et pape du polar contemporain, présente un panorama complet du roman policier mondial. Il détaille les familles, révèle les grands axes de développement du genre et leurs liens avec l’Histoire ; s’attarde sur les différentes formes de style et d’écriture, et offre des portraits touchants d’auteurs qu’il a côtoyés, de Robin Cook à Edward Bunker, de James Ellroy à Donald Westlake. On lui doit également une biographie de James Cain.

• PhiliPPe garnier : Exilé depuis de nombreuses années à Los Angeles, journaliste, traducteur (James Crumley, Harry Crews, John Fante), Philippe Garnier a signé une formidable biographie de David Goodis, et une passionnante enquête sur les écrivains à Hollywood, Honni soit qui Malibu, dans laquelle on croise entre autres James Cain, W.R. Burnett et William Faulkner.

• Manchette chroniques : Le recueil de l’ensemble des écrits de Manchette sur le roman noir. Si le volume est inégal, la seconde moitié et passionnante. Il analyse avec finesse l’histoire du genre, interroge toutes les questions de style et d’écriture, et d’une grande curiosité, signale l’importance de grands auteurs dès leurs premiers romans. À titre d’exemple, sa critique du premier roman d’Ellroy traduit en français assurera à l’auteur un succès immédiat, y compris au-delà de nos frontières, et le conduira, à partir des années 1990, à faire paraître ses romans en France avant la sortie américaine. Par ailleurs, son Journal (à rapprocher de la correspondance de Chandler) témoigne de ses influences littéraires et cinématographiques, de ses conceptions de la littérature et de l’écriture. On assiste ainsi à la genèse et à la maturation de romans de l’auteur en temps réel.

• Jean-bernarD Pouy : Une brève histoire du roman noir : En une centaine de pages, Jean-Bernard Pouy balaye l’histoire mondiale du roman noir. Avec le ton faussement dilettante qui lui est propre, il classe et caractérise une centaine d’auteurs d’origine et de style fort différents avec une grande finesse. Un outil indispensable pour tout amateur du genre ou pour tout lecteur souhaitant découvrir cette littérature.

ANALYSES

• luc boltanski : Énigmes et complots : sociologue, Luc Boltanski recherche les causes de l’apparition et du succès du roman policier, anglais et français essentiellement, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Il lie la naissance du genre à celle des états-nations démocratiques et au développement du capitalisme, et la rapproche de celle, contemporaine, de la sociologie, ainsi que de l’identification de la paranoïa par la médecine. Le soupçon que la réalité soit autre que ce qu’elle semble être entraîne une inquiétude qui se déverse dans le roman policier, dans l’invention d’une nouvelle maladie mentale et dans une discipline scienti-fique, la sociologie. L’enquête menée par le personnage, privé ou policier, tout comme celle du socio-logue ou du psychanalyste, a pour but la recherche de la vraie réalité, dissimulée sous les apparences.

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La résolution de l’énigme permettra le rétablissement de l’ordre établi mis en danger, et ce jusqu’à l’apparition du « roman noir » proprement dit dans lequel au contraire le désordre originel persistera.Entre histoire littéraire, analyse sociologique et histoire politique et sociale, un essai interdisciplinaire dense, brillant et stimulant.

• Jean-yVes taDié : Le Polar américain, la modernité et le mal : L’auteur présente un genre ouvert sur l’histoire sociale et politique des États-Unis, traversé par les mêmes préoccupations morales, linguis-tiques et stylistiques que la « grande littérature » de son temps, et marqué par les courants de pensée et les idéologies pessimistes nés de la révolution industrielle et de la Première Guerre mondiale. Une étude indispensable sur l’histoire du genre et un plaidoyer finement argumenté sur ses qualités littéraires.

• Pierre bayarD : Professeur de littérature, Pierre Bayard utilise l’enquête littéraire et la psychana-lyse pour analyser l’œuvre, et ainsi engager une réflexion théorique sur ce qu’est la littérature, la lec-ture, et plus généralement l’homme. Ainsi, avec Qui a tué Roger Ackroyd ? (Minuit, 1998) et L’Affaire du chien des Baskerville (Minuit, 2008), analyse iconoclaste des œuvres d’Agatha Christie et Conan Doyle, il propose deux essais à la fois érudits, stimulants et drôles.

• Michel Pastoureau : Noir, Histoire d’une couleur : « Roman noir », « film noir », la couleur noire est dès l’apparition du genre utilisée pour le caractériser et le définir (avec une exception, l’Italie, qui associe le roman policier au jaune). Historien et spécialiste des couleurs, Michel Pastoureau retrace l’histoire du noir et de sa perception au cours des siècles.

Comment expliquez-vous le succès du polar français contemporain ?

Ce n’est pas forcément le seul genre qui décortique le réel, mais c’est le seul dont c’est une règle. Du coup, le « Polar » reflète l’esprit du temps (langage, idéologie, dramaturgie) sans trop mentir et sans se réfugier dans l’ego inopérant de l’écrivain impuis-sant

Quelles sont vos sources d’inspirations ? (auteurs, cinéma, séries tv…)

La source principale, c’est l’air du temps. Ce que les gens font de l’idéologie. Comment ils voient le Monde et tentent de gérer ses dysfonctionnements. Question d’éthique, plus que de simple morale…

On classe habituellement vos romans dans la catégorie « polar ». Cela vous convient-il ? Si vous deviez les définir autrement, quels termes choisiriez-vous ?

Sans hésitation : l’appellation ROMAN NOIR, qui la différencie radicalement de « Roman Policier », que je n’aime pas, tournant autour de personnages qui, dans la critique sociale, apparaissent comme des ennemis….

Jean-bernarD

Pouy

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Jeunes auteurs, ils n’ont à ce jour publié qu’un ou deux romans, mais ceux-ci ont été remarqués par la critique et les lecteurs. Si on connaît encore peu de choses de ces écrivains, leur première œuvre parle pour eux.

LES AUTEURS DE DEMAIN

• JéréMie guez : Influencé par la littérature américaine, ce jeune auteur réussit à se réappro-prier et à transposer de grandes figures du polar, tel le privé dans Du Vide plein les yeux. Également scénariste, le cinéma le drague déjà. Il est le premier invité par les éditions 10/18 qui lance dans la collection « Grands détectives », une nouvelle série de romans historiques : il a choisi de traiter de l’Indochine dans Le Dernier tigre rouge.

• eMManuel granD : Avec son premier roman, Terminuz Belz, l’auteur explore un domaine criminel encore peu présent dans la littérature (mais traité au cinéma notamment dans Les Promesses de l’ombre), l’activité des mafias de l’Est en Occident. Trafic de clandestins, filières de prostitution, ces nouvelles formes du crime organisé sont les conséquences de la mondialisation des échanges et des déséquilibres économiques planétaires. En contrepoint de cet aspect de la modernité, l’auteur met en scène une île bretonne qui semble immobile depuis des siècles mais qui connaît elle aussi les conséquences du nouvel ordre économique mondial.

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• FréDéric JaccauD : Influencé par Antonin Artaud, il signe avec La Nuit, un récit dense où se mêlent une multitude de personnages et de thématiques : manipulation de l’information, fin du monde, bêtise d’une écologie sans réflexion, drame de la solitude, dérive sécuritaire. Un univers où les destins se croisent et s’entremêlent vers une fin du monde crépusculaire. Le lecteur, saturé d’informations, est happé dans un roman saisissant aux problématiques contemporaines fortes, à la manière d’une œuvre d’Ellroy.

• sanDrine collette : Avec un premier roman noir primé, Sandrine Collette met en scène un univers très sombre, glauque voire morbide. Des Nœuds d’acier aborde le thème de la séquestration, avec un personnage violent et brûlant de haine confronté à des personnages encore plus retors et bien plus sauvages que lui. L’empathie et le huis-clos sont deux caractéristiques de ses récits.

• alexis ragougneau : La Madone de Notre-Dame est un bref récit, à la fois hommage à Victor Hugo, et par là même à l’édifice qui l’avait inspiré, Notre-Dame de Paris. Ce premier roman met en scène clergé et filles perdues dans une atmosphère solennelle et inquiétante.

• sylVain kerMici : Hors la nuit, est un récit à la deuxième personne du pluriel au cours duquel un homme, à la mort de ses parents, sombre petit à petit dans la folie. Ce bref récit hypnotisant et angoissant se termine de manière terrifiante.

• alexis Deniger : La Corse est un des territoires occidentaux dans lequel le taux d’homicide par habitant est le plus élevé et pourtant, l’île est longtemps restée ignorée par le roman criminel. Alexis Deniger a comblé ce vide avec I Cursini, un roman où l’on découvre le théâtre d’opérations où s’affrontent nationalistes (parfois entre eux), policiers, agents secrets et mafieux sous les yeux des pouvoirs officiels ou cachés.

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RECONNAISSANCE DU GENRE ET RAISON D’UN SUCCÈS

Comme le démontrent Annie Collovald et Erik Neveu dans leur enquête Lire le noir, ce domaine éditorial connaît en France une expansion constante marquée notamment par l’accroissement du nombre des éditeurs et des collections (en France cinq nouvelles collections de genre ont vu le jour en 2014) et par la diversification des auteurs et des thèmes. La littérature policière n’est pas une littérature populaire au sens où elle toucherait en priorité les classes populaires. Ses lecteurs appartiennent au contraire à l’ensemble de catégories sociales, et sont particulièrement nombreux chez les employés, les profes-sions intermédiaires, les cadres et les professions intellectuelles.

L’attrait qu’exerce la littérature de genre s’explique par le double désir du lecteur de se divertir, d’échapper à sa réalité quotidienne, tout en satisfaisant un désir de curiosité ou de réflexion sur l’état du monde. La littérature noire, de par sa construction narrative séduisante et son souci constant de dévoiler la réalité, répond à cette double exigence. D’autre part, l’individualisme qui caractérise nos sociétés engendre des formes littéraires comme l’autofiction et plus généralement des littératures

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communautaristes centrées sur un milieu très restreint. Au contraire, le roman noir cherche à comprendre et penser la réalité du monde, dans sa complexité et sa globalité.

La légitimation de cette littérature, malgré la persistance de quelques snobismes, est depuis quelques années un fait avéré, comme le prouve son entrée à l’université, la place conséquente qui lui est désormais accordée dans la presse littéraire, ou encore les prix et succès critiques accordés à des auteurs comme Jean Echenoz ou Pierre Lemaitre (Prix Goncourt).

Comme le note Macha Séry (Le Monde, 20 août 2014), « l’influence du roman policier et son goût pour l’enquête » expliquerait en partie l’engouement des romanciers français contemporains pour les faits réels et pour la mise en scène de leurs recherches, tels des privés, sur ces mêmes faits. Pour n’en citer que quelques uns, parmi les plus connus : Patrick Modiano (Dora Broder), Adrien Bosc (Constellation), Laurent Binet (HHhH), Emmanuel Carrère (L’Adversaire), Jacques Chessex (Le Vampire de Ropraz).De même on constate l’utilisation des formes d’enquête de la littérature policière dans les récits de certains historiens comme Ginzburg ou Michèle Perrot (Mélancolie ouvrière).

Et par delà la littérature, nous pouvons affirmer avec Luc Boltanski que « les récits policiers et récits d’espionnage, qui n’ont cessé depuis le début du XXe siècle de se multiplier, d’abord par l’écrit, puis par le cinéma et la télévision, sont aujourd’hui les formes narratives les plus répandues et cela sur le plan planétaire. Elles jouent par là un rôle inégalé dans la représentation de la réalité qui s’offre désormais à tout être humain, même illettré, à condition qu’il ait accès aux médias modernes. »

Par sa vitalité, par le perpétuel renouvellement de ses formes, par l’ampleur et l’universalité de ses préoccupations, par son souci accordé à la langue, par son questionnement des réalités contempo-raines, par la qualité de sa maîtrise de la structure narrative, le roman policier français est plus que jamais promis à un bel avenir à l’extérieur des frontières hexagonales. Ne doutons pas que la prédiction de l’AFP (Livres Hebdo, 28/03/2014) selon laquelle « le polar français va supplanter le polar nordique dans le cœur des amateurs du genre du monde entier » se réalisera.

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Dossier réalisé Par quais Du Polar

Le festival Quais du Polar est devenu « LE » rendez-vous incontournable du genre polar en France. Désormais installé dans le paysage culturel français et européen, il est reconnu à la fois par les pro-fessionnels du livre et de l’édition et par le grand public qui se déplace toujours plus nombreux aux différents rendez-vous proposés par le festival.

Roman, BD, série TV, cinéma, tables-rondes, rencontres, enquête urbaine, théâtre, expositions, jeux... sont au rendez-vous des 3 jours de la 11e édition de Quais du polar, du 27 au 29 mars 2015.

Le festival s’adresse à tous les publics : lecteurs boulimiques de romans policiers, détectives ama-teurs, passionnés de la chronique des faits divers, cinéphiles en mal de sensations fortes, prome-neurs curieux, citoyens attentifs à la marche du monde, amoureux de la fête et des rencontres, fans de graphisme et de bandes dessinées… Grand ou petit, seul, avec des amis ou en famille, le jour ou la nuit : tout le monde a rendez-vous aux Quais du Polar !