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26 Cahiers de Brèves n° 17 - janvier 2006 Le fleuve rollandien, déroutant, comprend de multiples itinéraires. Parfois se croisent, se mêlent ou s’ignorent l’itinéraire d’un homme, celui d’un héros, d’une œuvre, d’une génération, d’une renommée et d’idéaux. Romain Rolland (1866-1944) accède à une renommée internationa- le avec son œuvre Jean-Christophe 1 , renforcée par les articles pacifistes réunis dans Au-dessus de la mêlée 2 . Il obtient le Prix Nobel de Littérature en 1916 grâce aux admirateurs, à l’étran- ger, de son œuvre. Mais en France, la vexation de la critique française envers celui qui avait brocardé les institutions dans le fameux volume de « la Foire sur la place », fait place à une animo- sité sans bornes lorsque Rolland ose dénoncer l’absurdité du massacre de 1914-1918 et prédire le pire aux peuples haineux. Depuis, l’œuvre rol- landienne est négligée par la critique en France, et pourtant, quelle œuvre riche, belle et complexe, à l’image de son créateur ! Elle semble facile à lire, le style dans le roman est clair, limpi- de, jolie petite musique à lire à haute voix, cependant s’entremêlent les niveaux de lecture, les références, les idées, les symboles, et ce n’est que par étapes que tout s’éclaire, en faisant dialoguer les œuvres de Rolland entre elles, mais aussi les textes biogra- phiques, et les sources d’inspiration. Notre travail de recherche, mené dans une perspective intertextuelle, est consacré à tout ce qui se rapporte à la formation humaine et intellectuel- le dans les œuvres autobiographiques, la correspondance et les œuvres fic- tionnelles – avec une prédilection pour Jean-Christophe – de Romain Rolland. La question de la formation chez Romain Rolland n’a jamais fait l’objet (en-dehors de travaux biographiques) d’une recherche approfondie, alors qu’elle est au cœur nous semble t-il des pensées de Rolland, de son œuvre et de son impact. À partir de l’étymologie latine for- matio, signifiant la « confection » et la « forme », la formation est l’élabora- tion dans l’esprit des idées et juge- ments : elle désigne généralement l’é- ducation intellectuelle et morale, quel- qu’en soit le moyen. Mais jusqu’au XIXe siècle il était plus courant d’em- ployer le terme de développement : le mot est utilisé dans le même sens que celui de formation aujourd’hui, sauf qu’il recouvrait parfois la nuance de perfectionnement et d’accroissement des facultés intellectuelles et morales. L’analyse de la formation du héros de Jean-Christophe, ainsi que l’étude de la propre formation de son auteur, avec la mise en lumière des corréla- tions et des écarts entre la fiction et le biographique, permet de dégager la conception rollandienne de la forma- tion, plus particulièrement l’apprentis- sage à l’adolescence. Comprendre les années de formation de Romain Rolland est une étape indispensable pour remarquer que se constitue la philosophie rollandienne sur l’homme, telle qu’elle sera exprimée dans Jean- Christophe. Cette étape mène à la démarche de transmission qui est celle de Rolland dans son roman-fleuve. Elle permet la compréhension du va-et- vient entre la réalité et la fiction, ainsi que l’appréciation du rôle formateur, pour Rolland, de son roman, lequel lui a donné un statut de modèle. Nous verrons quels sont les conditions et les buts de la formation pour le maître à penser, en France et ailleurs, d’une époque. Romain Rolland, né à Clamecy où il Romain Rolland et les itinéraires de formation dans Jean-Christophe, le cheminement d’une œuvre fleuve par Marilène Haroux Le 23 juin 2005, Marilène Haroux a obtenu le grade de Docteur de l’Université de Lille III, dans la discipline : Analyses littéraires et Histoire de la Langue, en présentant et soutenant publiquement une thèse intitulée : Romain Rolland et les itinéraires de formation dans Jean-Christophe, le cheminement d’une oeuvre fleuve, dirigée par Mme Sylvie Thorel- Cailleteau. Le jury composé de M.M Deguy, Ergal et Jamain, lui a décerné le titre de Docteur és lettres, mention très hono- rable. Marilène Haroux va poursuivre un cursus de Ph.D à l’Université Emory à Atlanta (Georgie). Elle nous autorise à reproduire dans les Cahiers de Brèves, l’introduction et la conclusion de sa thèse dont l’intégralité est déjà en ligne sur le site de Lille 3 : http://www.univ-lille3.fr/theses/HAROUX_MARILENE/html/these_front.html INTRODUCTION 1. Romain Rolland, Jean-Christophe (1904-1912), Introduction de Romain Rolland (1931), Albin Michel, 1961. 2. Id., L’Esprit libre : Au-dessus de la mêlée (1915), Les Précurseurs (1919), Albin Michel, 1953.

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Le fleuve rollandien, déroutant,comprend de multiples itinéraires.Parfois se croisent, se mêlent ous’ignorent l’itinéraire d’un homme,celui d’un héros, d’une œuvre, d’unegénération, d’une renommée etd’idéaux. Romain Rolland (1866-1944)accède à une renommée internationa-le avec son œuvre Jean-Christophe1,renforcée par les articles pacifistesréunis dans Au-dessus de la mêlée2. Ilobtient le Prix Nobel de Littérature en1916 grâce aux admirateurs, à l’étran-ger, de son œuvre. Mais en France, lavexation de la critique française enverscelui qui avait brocardé les institutionsdans le fameux volume de « la Foiresur la place », fait place à une animo-sité sans bornes lorsque Rolland osedénoncer l’absurdité du massacre de1914-1918 et prédire le pire auxpeuples haineux. Depuis, l’œuvre rol-landienne est négligée par la critiqueen France, et pourtant, quelle œuvreriche, belle et complexe, à l’image deson créateur ! Elle semble facile à lire,le style dans le roman est clair, limpi-de, jolie petite musique à lire à hautevoix, cependant s’entremêlent lesniveaux de lecture, les références, lesidées, les symboles, et ce n’est que parétapes que tout s’éclaire, en faisantdialoguer les œuvres de Rolland entreelles, mais aussi les textes biogra-phiques, et les sources d’inspiration.

Notre travail de recherche, menédans une perspective intertextuelle,est consacré à tout ce qui se rapporte

à la formation humaine et intellectuel-le dans les œuvres autobiographiques,la correspondance et les œuvres fic-tionnelles – avec une prédilection pourJean-Christophe – de Romain Rolland.La question de la formation chezRomain Rolland n’a jamais fait l’objet

(en-dehors de travaux biographiques)d’une recherche approfondie, alorsqu’elle est au cœur nous semble t-ildes pensées de Rolland, de son œuvreet de son impact.

À partir de l’étymologie latine for-matio, signifiant la « confection » et la

« forme », la formation est l’élabora-tion dans l’esprit des idées et juge-ments : elle désigne généralement l’é-ducation intellectuelle et morale, quel-qu’en soit le moyen. Mais jusqu’auXIXe siècle il était plus courant d’em-ployer le terme de développement : lemot est utilisé dans le même sens quecelui de formation aujourd’hui, saufqu’il recouvrait parfois la nuance deperfectionnement et d’accroissementdes facultés intellectuelles et morales.

L’analyse de la formation du hérosde Jean-Christophe, ainsi que l’étudede la propre formation de son auteur,avec la mise en lumière des corréla-tions et des écarts entre la fiction et lebiographique, permet de dégager laconception rollandienne de la forma-tion, plus particulièrement l’apprentis-sage à l’adolescence. Comprendre lesannées de formation de RomainRolland est une étape indispensablepour remarquer que se constitue laphilosophie rollandienne sur l’homme,telle qu’elle sera exprimée dans Jean-Christophe. Cette étape mène à ladémarche de transmission qui est cellede Rolland dans son roman-fleuve. Ellepermet la compréhension du va-et-vient entre la réalité et la fiction, ainsique l’appréciation du rôle formateur,pour Rolland, de son roman, lequel luia donné un statut de modèle. Nousverrons quels sont les conditions et lesbuts de la formation pour le maître àpenser, en France et ailleurs, d’uneépoque.

Romain Rolland, né à Clamecy où il

Romain Rolland et les itinéraires deformation dans Jean-Christophe,

le cheminement d’une œuvre fleuve

par Marilène Haroux

Le 23 juin 2005, Marilène Haroux a obtenu le grade de Docteur de l’Université de Lille III, dans la discipline : Analyseslittéraires et Histoire de la Langue, en présentant et soutenant publiquement une thèse intitulée : Romain Rolland et lesitinéraires de formation dans Jean-Christophe, le cheminement d’une oeuvre fleuve, dirigée par Mme Sylvie Thorel-Cailleteau. Le jury composé de M.M Deguy, Ergal et Jamain, lui a décerné le titre de Docteur és lettres, mention très hono-rable. Marilène Haroux va poursuivre un cursus de Ph.D à l’Université Emory à Atlanta (Georgie). Elle nous autorise àreproduire dans les Cahiers de Brèves, l’introduction et la conclusion de sa thèse dont l’intégralité est déjà en ligne sur lesite de Lille 3 : http://www.univ-lille3.fr/theses/HAROUX_MARILENE/html/these_front.html

INTRODUCTION

1. Romain Rolland, Jean-Christophe (1904-1912), Introduction de Romain Rolland (1931), Albin Michel, 1961.2. Id., L’Esprit libre : Au-dessus de la mêlée (1915), Les Précurseurs (1919), Albin Michel, 1953.

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a grandi, déménage à Paris en 1880 ety termine le lycée : il entre à l’Ecolenormale supérieure en 1886, puis àl’Ecole de Rome en 1889. Il se situe aucarrefour d’une époque, au niveaulittéraire mais également historique,social et politique. Cet homme érudit,curieux de la littérature de tous lescontinents, formé à l’Histoire de sacivilisation et de son pays et attentifaux événements politiques contempo-rains du monde entier, musicologueaverti et excellent musicien, fut unhomme de son temps investi dans lescourants et combats qui caractérisentson époque.

La formation de Rolland comprendplusieurs orientations complémen-taires. D’abord, l’éducation intellec-tuelle institutionnelle que Rollandreçoit à l’Ecole normale supérieure et,dans une moindre mesure, à l’Ecole deRome. À cette éducation institutionnel-le, s’ajoute la formation livresque,acquise par Rolland en fonction ou nondes modes littéraires de sa génération.L’éducation humaine, grâce aux rela-tions amicales et sociales, grâce auxvoyages, et grâce à la rencontre d’unguide constitue une autre voie essen-tielle. Enfin, la passion de Rolland pourla musique le conduit à une formationmusicologique au gré des concerts,rencontres, et lectures.

En quête de maître pendant sa jeu-nesse, Rolland poursuivait unerecherche dont les motifs, commenous le verrons, s’expliquent par ledésabusement de sa formation norma-lienne et par le contexte de sonépoque. Nous analyserons grâce aucheminement de cette quête tout cequi régit la destinée de la formation deRolland. La quête du jeune hommesemblait d’abord vouée à l’échec (larelation avec André Suarès, ladémarche auprès d’Ernest Renan), etla lecture de Goethe en particulierincarne l’alternative rollandienne à unerecherche infructueuse, jusqu’ausuccès de la quête avec la rencontredu mentor Malwida von Meysenbug.

Œuvre réaliste d’une âme idéaliste,Jean-Christophe est le parcours d’unevie, celle de Jean-Christophe Krafft,musicien allemand forgé sur le modèlede Beethoven, et projection d’un longrêve. Le héros traverse le Rhin, il s’exi-le à Paris, Rolland le fait évoluer au grédes expériences, pour que Christophese trouve et retrouve ce qui l’a nourri,ce qui fait toute l’humanité. La forma-tion de celui qui incarne la forceorgueilleuse est une invitation à semettre en quête d’une philosophie devie acceptable, dans laquelle se révèleune préoccupation dominante chezRolland, constituée pendant les années

d’études.Avec ce roman, conçu comme un

fleuve, Romain Rolland inaugure ungenre littéraire : le roman-fleuve,manifestation du tournant pris par leroman. Ce nouveau genre permet detraiter idéalement le sujet de la forma-tion de l’homme : sa longueur favori-se en effet une exploitation ample detoutes les phases du développementdu héros au cours de son existence.Les protagonistes sont l’incarnationd’une génération définie en fonction ducontexte social, politique et culturel,qui se confronte à la générationancienne, qui évolue dans le temps etl’espace en préparant le monde desfutures générations. La formation du

héros au centre de l’intrigue permet derapprocher Jean-Christophe du romande formation. Il s’en rapproche autantqu’il s’en écarte. Il faut, en effet, com-prendre la démarche de Rolland, qui aprésidé à la rédaction de ce roman, etprendre en considération les intentionsformulées par Rolland et l’écart dansl’œuvre terminée pour déterminer cequi distingue ou non Jean-Christophedu roman de formation. Il est néces-saire pour cela analyser l’itinéraire duhéros, qui affronte les étapes habi-tuelles dans le roman de formation(tentative de dépassement de la naï-veté originelle, confrontation avec l’en-tourage familial et amical, confronta-tion et essai d’adaptation à la société)et analyser le message rollandien surla formation à partir des expériencesde son héros.

L’œuvre de Romain Rolland estvaste et touche à des genres diffé-rents. Pour notre travail de recherche,

il a été nécessaire de délimiter un cor-pus, représentatif à notre avis du sujetétudié. L’œuvre de fiction que nousétudions principalement, Jean-Christophe, publiée de 1904 à 1912, aété choisie parce que le récit de la des-tinée du héros Jean-Christophe Krafftaccorde une très large place à la ques-tion de la formation. De plus, l’impactde l’œuvre sur ses lecteurs contempo-rains a directement à voir avec notreréflexion sur la formation, dans le sta-tut de maître qui va être octroyé à sonauteur.

Parmi les ouvrages biographiques,nécessaires pour analyser le discoursde Rolland sur son expérience person-nelle de la formation, et plus générale-ment, sur la formation intellectuelle ethumaine, nous procédons à une sélec-tion qui retient les écrits biographiques(journal, notes et correspondances)contemporains de la formation deRolland et de l’élaboration de Jean-Christophe. En outre, pour le discoursrétrospectif de Rolland sur ses annéesde formation, notre sélection com-prend deux ouvrages testamentaires.

Romain Rolland a commencé trèstôt à écrire sur lui-même. Trois carnetsde son journal de jeunesse ont étéconservés par Rolland, ils sont intitulés« Notes des temps passés », et serapportent à la période de 1880 à avril1887, puis d’avril 1887 à juillet 1888,et enfin de juillet 1888 à août 1889.Cette dernière partie a été publiéesous le titre de Journal de l’EcoleNormale (1886-1889), qui constitue ledocument principal du Cloître de la rued’Ulm3, ouvrage paru en 1952, regrou-pant des écrits de Rolland relatifs auxannées d’études à l’Ecole normalesupérieure. Des extraits de la corres-pondance rollandienne, réunis sous letitre de Quelques lettres à sa mère, etun petit essai rédigé en 1888, intituléCredo quia verum, forment le reste del’ouvrage. Dans son Journal de l’EcoleNormale, Romain Rolland recense sesactivités : les cours, les conversations,les sorties culturelles, et les lecturesdont les plus marquantes font l’objetde résumés et de commentaires.

La correspondance publiée deRomain Rolland compte une quarantai-ne de volumes, nous avons doncprocédé à une sélection en fonction dela période sur laquelle se concentrenotre recherche. Nous avons principa-lement utilisé la correspondance deRomain Rolland avec sa mèreAntoinette-Marie Rolland : outre lesfragments de la correspondance déjàmentionnés, la correspondance datantde l’Ecole de Rome comprend deuxvolumes (Printemps romain4 et Retourau Palais Farnèse5). Le jeune homme

3. RR, Le Cloître de la rue d’Ulm : Journal de l’Ecole Normale [1886-1889] ; Quelques lettres à sa mère ; Credo quia verum, CahiersRomain Rolland n° 4, Albin Michel, 1952.4. Id., Printemps romain, (choix de lettres de Romain Rolland à sa mère), Cahiers Romain Rolland n° 6, Albin Michel, 1954.5. RR, Retour au Palais Farnèse, (choix de lettres de Romain Rolland à sa mère [1890-1891]), Cahiers Romain Rolland n° 8, Albin Michel,1956.

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fait le récit quotidien de sa formationen Italie, ce qui apporte beaucoupd’éléments intéressants sur une étapeessentielle dans sa formation. À Rome,en effet, il se transforme grâce audépaysement, et grâce à l’action deMalwida von Meysenbug. Nous avonsaussi eu largement recours aux lettresque Rolland lui a envoyées (leur cor-respondance a commencé en 1890)dont une sélection a été publiée (Choixde lettres à Malwida von Meysenbug6).Cette correspondance, ainsi que leslettres de Rolland envoyées à la confi-dente et amie Sofia Bertolini rencon-trée en Italie7, permettent de dégagerles principaux aspects d’une étapeessentielle dans sa formation. Enfin,nous avons utilisé la correspondancede Suarès avec Rolland, riche d’ensei-gnements sur les échanges entre lesdeux normaliens, et témoignage desquestionnements des deux hommes enformation.

Pour l’étude des modèles rollan-diens, nous avons choisi en particulierdeux ouvrages de Romain Rolland quiapportent des éclaircissement sur l’é-laboration du héros de Jean-Christophe et sur la vocationd’exemple de sa vie. Le premier estune brève biographie de Beethoven,Vie de Beethoven8 : la vie du compo-siteur, outre qu’elle a inspiré laconstruction du héros Jean-ChristopheKrafft, constitue un modèle de déve-loppement. Le second ouvrage appar-tient au cycle Beethoven, les grandesépoques créatrices, dont il est le

deuxième volume, Goethe etBeethoven9 : Rolland y développe plusamplement la biographie précédém-ment citée, mais insiste également surune autre personnalité qui lui sertd’exemple, celle de Goethe.

Le discours rétrospectif de Rolland

sur ses années de jeunesse est trèsintéressant puisqu’il est le lieu d’unedéformation, due non seulement auxannées qui se sont écoulées, mais dueaussi à une volonté d’adaptation de laréalité des faits. Se croyant à la fin desa vie, Rolland commence en 1924 son

véritable « testament spirituel », LeVoyage intérieur (Songe d’une vie),dont il prévoit la publication après samort10. L’intérêt de cet ouvrage pournotre recherche tient au retour deRolland sur ses lectures, sur sesannées d’écolier et d’étudiant, sur lesrencontres capitales de sa jeunesse,qui sont autant d’indications pré-cieuses sur la formation rollandienne.Rolland établit des parallèles entre sabiographie et des personnages etsituations de Jean-Christophe. En juin1938, Rolland commence à préparerdes Mémoires, d’après les cahiers deson journal de jeune homme ; il lesachève en septembre 1940. Maisparallèlement, dès le début de laseconde guerre mondiale, il tient unjournal intime dans lequel il note sesimpressions. L’ensemble sera réuniaprès la mort de Rolland et publié sousle titre de Mémoires et Fragments duJournal11.

Cette thèse a pour objet de mettreen perspective la formation intellec-tuelle et humaine de Romain Rollandavec la formation de son héros dans leroman-fleuve Jean-Christophe, demanière à éclairer la position de l’au-teur sur la question du développementde l’homme. Ceci doit nous permettred’établir les fondements du statut rol-landien de maître et de modèle pourune génération de lecteurs. Entamonsdès à présent notre « longue traverséedu fleuve »12.

Nous avons voulu analyser, dans cetravail de recherche, la destinée d’unepériode charnière de la vie, les annéesde formation de l’étudiant normalienRomain Rolland à la fin du dix-neuviè-me siècle, comment elle aboutit à unephilosophie défendue tant dans la vieque dans l’œuvre.

L’adolescence de Romain Rollandn’est pas n’importe quelle adolescen-ce : elle fait suite à l’enfance studieu-se d’un rêveur. Période trouble dupoint de vue de l’intime puisque c’estune étape de recherche de soi, dedoutes, d’hypothèses et de projetspour l’avenir, l’adolescence pourRolland a comme cadre une périodehistorique également trouble, pleined’agitation pour ses contemporains.L’étudiant Rolland médite, réfléchit,s’interroge, il questionne l’homme, leshommes de son temps, et le monde.

La formation de Rolland est un récità elle seule : le récit d’une grandemalchance (ne pas suivre la formationdésirée) qui va aboutir à de grandesrencontres chanceuses pour Rolland,tant dans les livres (Renan, Goethe,Tolstoï) que dans la vie. Nous avonsvoulu montré la richesse et la diversitéde cette formation en ce qu’elle réunitles passions rollandiennes pour toutela vie (la musique, la lecture), en cequ’elle mêle des rêves, des désirs etprojets inassouvis ou décevants (lamusique, le théâtre), en ce qu’elle estjalonnée de rencontres déterminantespour sa formation intellectuelle (cer-tains professeurs de l’Ecole normalesupérieure, Malwida von Meysenbug).Jean-Christophe fait partager au lec-teur le destin d’un héros qui est forméà l’école de la vie, mais forgé à partirdes rêves, désillusions et idéaux de

Rolland, issus de sa formation. Commepour tout maître, il est peu aisé pourRomain Rolland de reconnaître qu’il aeu des « maîtres » ou « guides ».Au-delà de ce schéma classique où l’ontait l’existence et l’identité de sesmaîtres, avec Romain Rolland prônantl’indépendance de l’esprit il y avaitmoins de chances encore de le voirdétailler haut et fort ses modèles ousources d’inspiration. Et pourtant,Romain Rolland a évoqué volontiers lesgrands esprits qui l’ont marqué.

L’objectif de cette thèse a été demontrer ce que Rolland a retiré de saformation intellectuelle et humaine, etde montrer en quoi son expérience anourri le roman Jean-Christophe : lehéros, les personnages principaux, etle propos général de l’œuvre. Unetranche de vie, la formation de

6. Id., Choix de lettres à Malwida von Meysenbug, Cahiers Romain Rolland n° 1, Albin Michel, 1948.7. La correspondance de Rolland avec Sofia Bertolini (née Guerrieri-Gonzaga) comprend deux tomes : Chère Sofia (choix de lettres deRomain Rolland à Sofia Bertolini Guerrieri-Gonzaga [1901-1908]), Cahiers Romain Rolland n° 10, Albin Michel, 1959 ; Chère Sofia [1909-1932], Cahiers Romain Rolland n° 11, Albin Michel, 1960.8. RR, Vie de Beethoven (1903), préfaces de Romain Rolland (1903 et 1927), Hachette, 20e éd., s.d.9. RR, Goethe et Beethoven, cycle Beethoven, les grandes époques créatrices, Editions du Sablier, 1930.10. Rolland fait finalement publier de son vivant, en 1942, Le Voyage intérieur, Albin Michel. Mais, les éditions suivantes sont complétéeset remaniées par Marie Romain Rolland.11. RR, Mémoires et Fragments du Journal, Albin Michel, 1956.12. RR, « Souvenirs de jeunesse », MFJ, op. cit., p. 190.

CONCLUSION

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Rolland, est passée de l’individuel àl’universel grâce à la fiction : le romande Rolland sur la formation est leroman du partage. La réflexion sur laformation de l’homme, sur l’itinérairequ’il se trace, dépasse le cadre spatio-temporel strictement biographique etfictif de Rolland ; les valeurs qui sontoffertes dans le roman peuvent s’ins-crire dans n’importe quelle époque,elles atteignent ainsi une autre dimen-sion, l’universel. Pour Rolland, il nes’agissait pas de présenter une métho-de pédagogique avec Jean-Christophe,mais de narrer le cheminement del’homme pendant sa formation humai-ne et intellectuelle, au travers desépreuves, des écueils, des relationstissées, et d’analyser ce qu’il faut tirerde la formation, en accédant à la séré-nité et à la bonté qui permet l’harmo-nie avec le monde. La formationdemeure un questionnement perpé-tuel, dont l’accomplissement ne semesure pas au temps d’une vie, aussiRolland fait-il prononcer à l’enfantcette interrogation à sa mère : «Même au bout de l’existence, quelhomme pourra jamais dire qu’il sait,qu’il est certain, qu’il a tout exa-miné ? »13.

La formation dans l’esprit deRomain Rolland est une transmission,non pas d’un savoir rigide, institution-nel, clos, mais la transmission d’uneconscience et d’une ouverture aumonde et aux hommes d’hier et dedemain. Elle est la transmission del’humanisme qui grandit les hommeset les sort du troupeau informe et non-pensant, mais qui est à faire progres-ser, les hommes ayant toujours à sedévelopper davantage, et ensemble.Et, la mort du héros n’achève pas laquête du développement de l’homme14.

Se pencher sur le fleuve Jean-Christophe, c’est se trouver face à uneoriginale histoire de reflet, non pastant le reflet narcissique bien connu(encore qu’il soit beaucoup questiond’orgueil dans le roman), que le désird’un reflet : c’est l’histoire du désirrollandien d’être, grâce à la créationlittéraire, un reflet du génieBeethoven, à sa manière, c’est-à-direun reflet suffisamment lumineux pour,tel un rayon de soleil, éclairer le lec-teur. Car, l’histoire de reflet se prolon-ge jusqu’au lecteur, puisque le désir deRolland fut aussi que son lecteur voiedans le héros Jean-Christophe Krafftun reflet de ce qu’il est, ou de ce qu’ilpourrait être, et davantage encore, de

ce qu’il devrait être.Notre étude sur la formation de

Rolland, ses lectures, ses relations,puis l’analyse de la formation de sonhéros Jean-Christophe Krafft, a conduità dégager une pensée de la formation,à partir des éléments intertextuels qui,depuis Rousseau jusqu’à Tolstoï sontprésents dans Jean-Christophe : « ilest peu de grandes œuvres, où l’on nepuisse reconnaître, sous la direction dumaître, des mains diverses, des mainsagiles, intelligentes, des mains qui dor-ment, des mains-machines »15.

Il s’avère que la création deBeethoven telle que Rolland la pensaitest valable pour Jean-Christophe : « lechef d’œuvre du génie individueldevient, sans l’avoir cherché, l’expres-sion naturelle de toute l’humanité. »16.Rolland a certes cherché à transmettreles idéaux qui l’ont nourri, mais ne

pouvait s’attendre aux conséquencesde son roman. Et, pourtant, le fleuveJean-Christophe a connu une crueimprévue : il a charrié beaucoup plusde matériaux que ce que le plan initialprévoyait, il a débordé son auteurmême, et il a atteint, certes, dès saparution, un océan de lecteurs, mais ilse prolonge vers un lectorat qui, nousl’espérons, tend à l’infini.

Si Jean-Christophe a transportéplusieurs générations de lecteurs, c’estque l’universalité du modèle philoso-phique offert par Rolland dans sonroman fait écho au rêve de chacund’une humanité qui honore la naturedans laquelle elle évolue. Les généra-

tions affectées par les séquelles desconflits du dernier tiers du XIXe siècle,par les rumeurs de guerre puis la réa-lité des deux guerres mondiales nepouvaient qu’être réceptives aumagistère rollandien. La désaffectionqui touche aujourd’hui l’œuvre deRomain Rolland tient peut-être à unemémoire qui fait parfois défaut, degénérations qui n’ont pas connu desconflits susceptibles de les inciter à laréflexion et à l’action en faveur de l’hu-manité.

La démarche rollandienne qui viseà la transmission de valeurs pour enri-chir l’humanité est idéaliste, mais com-ment la lui reprocher ? RomainRolland fait partie de ceux quirevendiquent « la liberté illimitée durêve »17. Rolland l’idéaliste est unrêveur, qui à partir de ses songes, créeet agit par son œuvre, matérialisantautant que possible le rêve, le faisantnaître chez d’autres jusqu’à la concré-tisation effective de l’idéal. Jean-Christophe ne peut être réduit à unetransmission d’un savoir et à la propo-sition rollandienne d’une marche àsuivre : il est aussi le roman nous rap-pelant que nous sommes tous« enfants de l’humanité »18. Lesidéaux dans Jean-Christophe incitent àl’espoir, et peu importe si l’espoir estvain, il est agréable de se laisser ber-cer par le rêve d’une humanité belle etfraternelle.

Rolland aime les hommes, réels etfictifs, qui donnent des impulsionssalutaires à l’homme et à la société. Ilse méfie des maîtres, il a une prédilec-tion pour les grands hommes qui ont lastature de maître mais qui en récusentle titre et la fonction. Tous ces géniesadmirés de Rolland ont pourtant eudes maîtres, tous en ont été l’incarna-tion aux yeux de plus jeunes, quelqueen était leur volonté, et leur enseigne-ment, si peu institutionnel soit-il, a belet bien été, comme celui de RomainRolland, un magistère bénéfique etbienfaisant.

13. RR, « Mère et fils », AE, t. 4, p. 235.14. « La mort est un voyage qui ne finit jamais » : Gaston Bachelard, op. cit., p. 94.15. Rolland à Jean Paulhan, 25/08/1828, C27, op. cit., p. 244.16. RR, De l’Héroïque à l’Appassionata, BE, p. 80.17. RR, « Dans la maison », JC, p. 958.18. Tolstoï, La Guerre et la Paix, Livre IV, t. 2, p. 432

Jérémy Moncheaux, peintre,graphiste, a réalisé ces quatreœuvres originales pour illustrerla thèse de Marilène Haroux.Nous les reproduisons avec sonaimable autorisation.Acrylique sur papier. Format21x29,7.