Roland Weyl Une Robe Pour Un Combat

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Roland

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Ce livre est dédié aux dizaines d'avocats commu- nistes, aux autres avocats démocrates et aux milliers de militants politiques et syndicaux qui ont fait et font face à la répression et à l'injustice, et qui, nommés ou non dans ces pays, y sont tous présents.

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DU MÊME AUTEUR (EN COLLABORATION

AVEC MONIQUE WEYL)

- La Justice et les hommes, Éditions sociales, Paris 1961. - La Part du droit, Éditions sociales, Paris 1968. - Révolution et perspective du droit, Éditions sociales,

Paris, 1974. - Divorce, libéralisme ou liberté, Éditions sociales, Paris 1975.

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

O ~ e s s i d o r /Éditions sociales, 1989. ISBN : 2-209-06223-3.

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. . . . . . . . . . . . Préface de Monique Picard-Weyl . . . . . . . . . . 1. La source, une éducation libérale

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L'affluent.. . . . . . . . . . . . . . . . 3. Toute la force du courant

. . . . . 4. L'importance des valeurs et du juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Moyens et tactiques.

6. Toute la largeur du flot. La défense en général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. Vers l'aval.

. . . . . . . . . . . 8. Ne pas se perdre dans les sables

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<< Ensemble nous avons eu sept enfants », dit Roland. « Oui sept enfants : deux filles, un garçon, ... et quatre livres. » Bien entendu, il ne compte pas ces très nombreux bâtards que sont les différents articles que nous avons pu commettre séparément.

Mais ce livre, pour n'être signé, et n'avoir été écrit que par Roland, n'a rien d'un bâtard, car si nous ne l'avons pas écrit ensemble, nous l'avons bel et bien vécu ensemble, pendant quarante années, avec deux robes pour le même combat.

Sans doute je n'ai vécu ni le préapprentissage de la profession qu'ont été ces années d'enfance dans une famille de robe, ni l'apprentissage de Roland à la faculté et chez l'avoué, ni même les premières années de parti qu'évo- quent les premières pages du livre.

Mais après, c'est ensemble que nous avons fait 17appren- tissage de la défense politique dans la lutte contre la répression des années cinquante : la répression de la grève des mineurs de 1947, les procès de presse, les procès faits aux combattants de la paix, les procès qu'on osait faire aux résistants et dont << le tour de France d'Antoine Bar » n'est qu'un exemple, un exemple aussi de la faqon dont ces

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affaires menées ensemble ont été étroitement mêlées à notre vie : l'une des multiples instructions de l'affaire Bar s'est déroulée une longue après-midi, le jour où nous devions fêter notre premier anniversaire de mariage. Il était à peu près 7 heures du soir quand nous sommes sortis du cabinet d'instruction où nous nous étions relayés. Comment aller dîner en tête à tête en laissant deux camarades mineurs perdus dans Paris entre une longue audience d'instruction et un mauvais train de nuit? C'est avec eux que nous avons fêté l'événement, et je n'oublierai jamais l'énorme botte d'œillets que Bar était allé chercher au Marché aux Beurs tout proche, pendant que nous quittions nos robes au vestiaire.

Vie professionnelle, vie militante et vie personnelle étroitement mêlées, c'est encore ce qu'évoque Roland avec cette affaire des « dix-huit mois >> où tous les deux, de nuit, dans un modeste appartement, avec Danièle, notre pre- mier enfant dormant à côté dans son berceau, nous rédigions ensemble des mémoires à la Chambre des mises en accusation, en les tapant directement sur une de ces machines à écrire de l'époque que la machine électrique, puis l'imprimante ont mises à la ferraille ou au musée. Pas d'autre moyen que les moyens du bord pour déjouer les coups bas, pour faire face à une répression massive et à la menace qui se profilait à l'horizon de poursuites pour complot visant à mettre les militants dans la clandestinité.

Les moyens du bord, et bien rudimentaires, mais il y avait tout le capital de dévouement, de combativité, d'intelligence au service de causes justes que représentait le magnifique travail d'équipe de jeunes avocats communistes dont Roland donne un exemple parmi tant d'autres en évoquant l'affaire de 17Astoria. Et ce n'est pas sous-estimer les moyens que quarante ans plus tard nous apporte le progrès technique que de penser qu'aucun ordinateur ne pourra jamais remplacer le travail de recherches person- nelles et créatrices à la bibliothèque, qui permettait à la défense de tenir tête au représentant du Parquet qui bénéficiait de l'appui logistique de la Chancellerie.

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Ce ne sont là que quelques souvenirs vivants et très personnels choisis parmi tant d'autres qui méritaient sans doute aussi d'être évoqués. Mais ce livre ne se fixait pas pour but d'écrire l'histoire de la répression sous la qua- trième et la cinquihe Républiques, telle que nous l'avons vécue. L'histoire de la répression politique de ce dernier siècle du deuxième millénaire reste à écrire à partir d'une expérience globale. Ce livre, quant à lui, ne se voulait qu'un témoignage sur la défense, à partir d'exemples pris au hasard et sans ordre chronologique.

Il est aussi, à l'heure des périls, où tous les acquis démocratiques sont mis en cause, un plaidoyer pour la défense menacée de toutes parts : par ce pouvoir, par les instances communautaires et par des campagnes médiati- ques auxquelles des avocats eux-mêmes se laissent prendre.

A l'heure où l'on voudrait désespérer Billancourt, priver de perspectives un peuple, ses poètes, ses artistes et ses défenseurs, le combat va encore bien au-delà de ce front judiciaire que nous avons tenu avec tant d'autres pendant près d'un demi-siècle. C'est le combat pour la justice, une justice qui ne se limite pas à la justice des prétoires, mais le combat, au niveau national et international, pour un monde de justice, un monde de liberté, d'égalité, de frater- nité, de maîtrise de leur vie par les hommes et les peuples. En cette année du bicentenaire de la Révolution française, c'est le combat pour donner vie aux idéaux de 1789.

Dans ce combat, celui-là, sans robe que nous avons mené, et que nous continuons à mener avec nos camarades, nous pensons avoir donné au droit toute sa place, à sa place, celle d'un droit au service du progrès de l'humanité dont il faut défendre et porter plus haut les acquis.

Puisse ce livre aider à la relève ; une relève dont on a tant besoin en cette époque de notre histoire et de l'histoire du monde où, face aux immenses possibilités de développe- ment, tout est fait pour que notre peuple oublie ses yeux et sa mémoire, et ses ambitions.

Monique PICARD- WEYL

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Regard d'enfant - le conditionnement. Très loin en arrière mais tellement réel : l'entrée dans ces galeries solennelles, aux voûtes hautes, au sol de marbre, où le pas résonne, du temple oh officient ces robes noires à rabat blanc, dont les groupes se font et se défont, acteurs privilégiés des mystères qui se déroulent derrière des portes de cuir éclairées d'un grand hublot.

Juché sur une chaise, sous la garde sympathique d'une dame en noir au sourire amusé, gardienne du dédale étroit d'une sorte de grand vestiaire où des placards conservent les robes noires, séparés par des étagères garnies de rangées de cartons cylindriques vert sombre où l'on trouve du courrier, captivé, je regarde par la fenêtre de tous mes yeux de trois ans la cour étroite en bas, où arrive un camion avec des grilles, d'où descendent, pour disparaître par une petite porte dans le bâtiment, des hommes mal habillés, surveillés par des uniformes.

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Les décennies ont passé. Les deux images de la séquence sont toujours aussi nettes. La première, certes, s'est répétée souvent. Mais la force avec laquelle toutes deux se sont imprimées dès le premier contact est la preuve, sans doute, que ce qui y était contenu devait être décisif. Bien sûr, ces images n'ont pas fonctionné seules. D'autres, échelonnées sur toute une enfance, témoignent de tout ce qui a fait un incontestable conditionnement dont les valeurs de référence pourront paraître d'abord réactionnaires, mais dont la suite montrera de quelles récoltes elles pouvaient être le terreau.

Une photo dans la logique de la précédente : celle d'un garqonnet de six ou sept ans qui, profitant des vacances scolaires, accompagne fièrement son père au Palais et se rengorge, un peu confus, quand on rencontre un confrère et qu'on lui explique, avec l'ironie que justifient la course et l'escalade constantes qu'il faut faire d'audience en audience et de greffe en greffe : << Je lui apprends le métier : je l'entraîne à monter les escaliers. »

Les photos suivantes ont été ratées, ou plutôt il y en a plusieurs superposées. On n'y voit plus rien. On ne sait plus où c'est, quand c'est. Mais c'est en tout cas entre 1925 et 1930. C'est en promenade, en vacances, ou bien dans le bureau de mon père, où un mur est occupé par le portrait de son propre père, à sa table de travail, dans sa robe de magistrat. Peut-être ces deux photos-là, superposées, se sont-elles brouillées l'une l'autre; et puis, celles des promenades de vacances, il y en a peut-être plusieurs, en des années et des lieux différents, dans les rapports privilégiés qu'à cette époque le père entretient avec le seul héritier mâle, considéré comme le dépositaire de la conti- nuité. Si ces photos parlaient, la confusion des images répétées formerait un unique discours. Celui de l'enseigne- ment d'une fierté : trois générations de << robe >> : Adolphe Weyl, huissier à Bouzonville de 1839 à 1893, Léonce Weyl, né en 1848, juge de paix de Vitry-le-François, puis de

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Fontainebleau jusqu'à sa mort en 1913. Son fils, André, avocat depuis 1908, enseigne à son propre fils que si à son tour il est avocat, il sera la quatrième génération, et d'évoquer ce que sous l'Ancien Régime on appelait la << noblesse de robe >> quand elle avait atteint les << quatre quartiers ».

Fierté réactionnaire, parce qu'il est fait référence aux << quatre quartiers D de la noblesse d'Ancien Régime ? Sans doute, après plus d'un siècle, la bourgeoisie avait-elle gardé en héritage de jalouser la noblesse dont elle n'est pas issue. Mais est-ce bien seulement de cela qu'il s'agit?

Valeurs et fiertés. Venant d'un homme politique de droite, un hommage à Poincaré aurait pu être compris comme une marque d'esprit réactionnaire. Il y avait évidemment autre chose dans le fait qu'un avocat libéral cite en exemple à son fils le geste du dit Poincaré qui, pour ses funérailles nationales, exigea que sa robe fût sur le drapeau recouvrant le cercueil et que le cortège fît un détour pour marquer une halte sur la place Dauphine, devant les marches du << Palais ».

D'autres photos sont un peu jaunies certes, mais toutes plus nettes l'une que l'autre.

Celle du grand-père juge, d'abord, brandie en gros plan, parce qu'il a été blessé au siège de Thionville comme lieutenant de mobiles, volontaire au service de la Républi- que après Sedan, parce qu'ensuite il fut résolument dreyfu- sard, parce que, au temps du pré-socialiste << bon juge Magnaud D, il recevait des messages à l'adresse du << bon juge de Fontainebleau B.

Toute une série de photographies vues depuis l'oreiller du lit d'un jeune garçon à qui son père, avant d'éteindre, vient parler 6 entre hommes >> : de 89, de la Déclaration des droits de l'homme, de la séparation de l'Église et de l'État, des gloires du début du siècle (Pelletan le radical -

Pas d'ennemi à gauche >> -, les universités populaires, les doctrines humanistes des nouveaux criminologues, etc.).

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Et puis d'autres photos sont sous-exposées. On ne voit rien, car il fait nuit, et c'est donc seulement un cliché sonore. Derrière la porte, mon père querelle avec des oncles, << tardieusards >> en diable, parce que la droite protège l'argent. Et j'entends : << Bien sûr : la droite, quand elle est au pouvoir, ne fait pas de cadeaux. La gauche, elle (à l'époque, c'est d'Herriot qu'il s'agit), elle ne se défend jamais ! »

Pour cet autre épisode, je ne retrouve pas de photo, mais je le situe dans le temps, parce que c'est le moment où mon père veut me montrer qu'il me considère désormais virtuel- lement comme un adulte (je dois avoir une quinzaine d'années), le jour où (pourtant si : c'est dans son bureau. Il tire les feuillets d'un tiroir ...) il me donne à lire en confidence le discours qu'il va faire à sa loge de franc- maçon - lui qui n'a pas manqué de m'emmener à toutes les revues militaires du 14 Juillet - sur le droit à l'objection de conscience, et, encore et surtout, le jour où il me donne à lire Germinal.

Réactionnaire, alors, conservatrice, cette ambition des a quatre quartiers » ? cette fierté de la robe ? Certes, il doit y avoir un peu l'héritage d'un long lge siècle marqué par l'accession des juifs français à qui la Révolution française vient de donner la pleine citoyenneté et d'ouvrir l'accès à la bourgeoisie nationale, avec tout ce que cela peut impliquer de sentiments de réhabilitation plus ou moins inconscients. Il y a aussi la fierté particulière d'avoir réalisé cette intégration dans des disciplines intellectuelles qui, de surcroît, participent de l'activité des institutions de l'État.

Mais cet élitisme n'est pas réducteur. Il s'honore du mépris dont le gratifie le mercantilisme bourgeois. Mon grand-père maternel, négociant, n'avait-il pas dit à sa fille : « Tu n'épouseras jamais un avocat : ils n'ont pas une situation matérielle assez sûre »? Et mon père n'a-t-il pas précieusement conservé une lettre où le grand-père, Juge, écrit à sa sœur, à la fin du siècle passé, à propos de quelques bouteilles de vin léguées par une grand-tante

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appartenant à une famille bordelaise réputée pour sa fortune : « Bien sûr, nous, intellectuels, nous n'avons que la portion congrue : nous sommes la branche pauvre. >>

Quand a lieu, à Aix-en-Provence, le procès des « Ousta- chis », assassins de Barthou et du roi de Yougoslavie, un incident oppose un avocat à la Cour d'Assises, et le Président ordonne l'expulsion de l'avocat, à laquelle pro- cèdent les gendarmes. Mon père s'indigne : « Comment? il a laissé les gendarmes mettre la main sur sa robe ! »

Je suis élevé dans la fierté que le Bâtonnier de Paris, depuis l'affaire Dreyfus (mais hélas ! pas au-delà de la grande chute de 193911940..,), figure dans le protocole officiel aussitôt après les présidents des assemblées, parce qu'il symbolise la défense. Car dans la bande sonore des images depuis l'oreiller du lit d'écolier il y a aussi l'ensei- gnement du « Cedant arma tagae » : « Que les armes cèdent à la toge », les militaires aux politiques, la force à la loi, les gendarmes au judiciaire, etc.

Comme toute la petite-bourgeoisie française, on est un brin cocardier. On va voir défiler les troupes le 14 Juillet (avec la fierté d'avoir une médaille « coupe-file » en qualité de juge de paix suppléant), mais on est contre l'interven- tion des militaires dans la vie civile, contre « le sabre et le goupillon », pour le progrès social, pour continuer Voltaire et Rousseau jusqu'au bout.

Et porter la « toge », c'est mener le combat. Je prendrai le relais de la fierté pour assumer ce combat.

D'autant qu'une autre photo encore est indissociable de cet album. Cette photo-là, c'est ma mère, issue d'une famille de commerçants confortables, qui, jeune fille, rêvait d'un fils prénommé Serge et a renoncé parce que c'était un prénom russe et qu'il y avait eu la révolution bolchévique, mais qui, pourtant, pleure ce soir, parce que le gouvernement des États-unis vient d'assassiner Sacco et Vanzetti (et qui, dix ans plus tard, m'emmènera voir le film tiré du livre de Remarque A l'ouest rien de nouveau, parce qu'il faut qu'il n'y ait « plus jamais ça »).

Ainsi se retrouve la force avec laquelle sont restées

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imprimées les deux premières images, les deux plus anciennes : cette sorte de religiosité ressentie par l'enfant, avec le sentiment qu'il entre dans un lieu à la fois solennel et réservé, et qu'il y entre du côté des prêtres. Le regard sur les prisonniers avec distance et mépris, mais contradictoire- ment avec pitié et la première interrogation sur l'injustice : « Pourquoi sont-ils là ? » De toutes les manières, pénètre la sommation, l'invite, cultivée ensuite au long de l'enfance et de l'adolescence, à être différent, à se distinguer des autres sous la bannière de l'aristocratisme de la défense.

Le mot « aristocratisme », sans doute, peut choquer. Il a seulement, mais veut avoir pleinement, pour contenu l'exigence d'indépendance et de suprématie de la défense, et la nécessité pour ceux qui la pratiquent d'en être fiers, d'en exiger le respect avec une susceptibilité ombrageuse, et d'avoir pour soi-même le souci de la qualité de compor- tement qui seule permet de l'exiger. Toute une série de principes, illustrés par des dizaines de repérages pratiques, vont en constituer le puzzle cohérent.

J'ai déjà dit : << On ne laisse pas un gendarme toucher sa robe. »

Mais il faut ajouter pour la vie plus quotidienne : « On ne flâne pas à la terrasse d'un café » ; « on est toujours, sauf en vacances (hors Paris), habillé strict », etc. Nous sommes à l'époque où l'avocat exerce à son domicile, où il n'a pas le droit de mettre de plaque à sa porte, où il ne doit pas poursuivre le recouvrement de ses honoraires, définis comme « un témoignage spontané de reconnaissance D.

Certes, peu à peu les conditions économiques feront de ces prescriptions des manteaux d'hypocrisie pour recouvrir des réalités plus prosaïques. Certes aussi, cela réservait l'accès à la profession à ceux qui, disposant d'un minimum d'aisance familiale, pouvaient attendre dix ans d'avoir constitué par « boule de neige >> une clientèle suffisante. Certes, plus d'un détail de cette morale peut paraître archaïque et un peu ridicule.

Mais la question est trop brûlante aujourd'hui de savoir

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si, dans l'idéologie de la modernité, ce n'est pas l'essentiel qui est mis en cause, pour mesurer tout ce que signifiait de contenu cet inventaire des formalismes. Car, à la base, certes amalgamée au désir bourgeois de rester entre gens de bonne compagnie, il y avait la volonté ombrageuse de préserver la défense de toute dégradation mercantile, la volonté qu'elle soit respectée et que donc elle soit au- dessus de tout soupçon d'intéressement, de tout risque de compromission. C'est ce qui interdisait à l'avocat de convenir à l'avance avec son client d'un pourcentage sur le résultat, tractation qui eût fait d'eux des associés. C'est ce qui interdit à l'avocat de mettre sa robe dans un procès qui le concerne personnellement.

De là aussi la règle éthique qui veut qu'un avocat refuse de se charger d'un dossier (ou qui lui fait devoir de s'en décharger) si la défense qui lui est demandée est contraire à sa conscience, par ses objectifs ou par ses moyens, ou si une tromperie du client l'a mis à son insu en situation d'affirmer une contre-vérité de nature à mettre en cause le crédit qu'il faut attacher à son propos : un avocat doit pouvoir déclencher un incident de principe face à un juge qui ne se contenterait pas de sa parole.

De même, probité et loyauté sont les conditions de la fierté de robe. Il y a là une règle d'honneur dans les relations entre avocats. Ne nous attardons pas à la question des << communications de pièces » ; les clients ne compren- nent pas toujours qu'on montre ses cartes à l'adversaire, en oubliant qu'il ne s'agit pas d'un jeu, que ce sont des pièces fournies au juge ; que si on ne les montre pas à l'adversaire, celui-ci ne montrera pas les siennes, et qu'on ne pourra donc pas les discuter. Mais il faut évoquer le caractère confidentiel des correspondances entre avocats, qui doi- vent pouvoir s'écrire librement au sujet d'un dossier (ne serait-ce que pour parvenir à ces mauvais arrangements qui valent mieux que de bons procès), sans courir le risque que leurs lettres soient produites au tribunal. C'était voici encore un demi-siècle une telle affaire de principe qu'il était considéré comme injurieux à l'égard de son interlocu-

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teur de mettre la mention « confidentiel », qui aurait laissé supposer que l'on pensait le confrère adverse capable de faire fi du principe.

Cette éthique commandait encore la modestie et l'obliga- tion de discrétion courtoise dans les rapports entre soi. Il y a cinquante ans, un avocat s'abstenait d'utiliser son papier à en-tête pour écrire à un autre avocat, et utilisait un papier portant seulement son adresse. Il n'employait jamais, pour s'adresser à lui, ou en parlant de soi-même, le terme de « Maître ». Même à l'égard des clients, il s'abstenait, par exemple en s'annonçant au téléphone, de faire précéder son nom de ce titre dont l'énoncé peut d'ailleurs constituer une violation du secret professionnel, chacun ayant le droit que chez lui on ne sache pas qu'il a affaire à un avocat.

Les droits de la défense impliquant l'égalité absolue de tous les avocats, quels que soient leur âge, leurs titres, leurs diplômes, l'avocat s'interdisait de porter sur son papier lettres professionnel ou ses cartes de visite autre chose que sa profession et le cas échéant, comme une tolérance, le titre de docteur en droit ou d'agrégé, mais seulement en second, car la primauté de la défense devait faire passer en tête la qualité d'avocat.

Tout cela constituait les règles de la « confrérie », fondées non sur une connivence de caste mais sur la nécessité d'une préservation solidaire de prérogatives dont l'avocat est porteur, dépositaire pour le compte de la défense. Le corrélat, c'est qu'avec les autres, tous les autres, y compris les magistrats, priment les soucis de préséance, de panache, la susceptibilité à fleur de peau.

Par principe, on n'est pas le subordonné du client : si celui-ci l'entend ainsi, qu'il aille voir ailleurs, en supposant que, par malheur pour lui, il trouve. Une défense utile est celle qui ne cherche pas à faire plaisir à l'intéressé mais s'attache à lui être utile en étant crédible pour avoir l'autorité. Une défense utile est celle qui sait dire non à l'intéressé lui-même, qui sait le contredire, voir et lui montrer, pour l'aider à le mieux combattre, ce qui lui est défavorable. Et si l'intéressé en déduit qu'on est « vendu »

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à l'adversaire, ou seulement qu'on se laisse trop impres- sionner par lui, la confiance n'y est plus, et on rend le dossier. L'avocat pour cela doit être économiquement libre, c'est-à-dire ne pas dépendre d'un seul ou d'un principal client. L'une des grandes fiertés dans la profes- sion est de pouvoir (savoir) rendre ses dossiers à un client, même si cela porte un coup aux revenus du cabinet.

Susceptibilité aussi face aux magistrats : je situe rétros- pectivement à l'époque où je suis encore étudiant ces deux anecdotes que mon père rapporte à la maison avec la satisfaction d'avoir rempli le devoir de se faire respecter : un jour, une plainte semble enterrée par le Parquet. Il va s'enquérir auprès du substitut chargé du dossier. Celui-ci émet des doutes sur la sincérité du plaignant et dit avec hauteur : « La justice n'est pas faite pour les gens trop

1 malins. » La balle est aussitôt renvoyée : « Hélas ! on dit de plus en plus qu'elle est surtout faite pour les canailles. » A une audience de divorce, il suggère une mesure d'enquête sur les ressources du mari. Le président interrompt : « Vous plaisantez, Maître ? » « Monsieur le Président, je ne plaisante qu'avec mes amis. >>

Et avec tous les autres : il est de tradition que l'avocat n'aille pas chez un notaire (sauf pour ses actes personnels) mais que le notaire se rende à son cabinet. Que l'avocat reçoive chez lui, mais ne se déplace pas chez son client, les rendez-vous de négociation étant chez l'avocat le plus ancien (l'égalité ne cédant pas même à la galanterie). De ces exigences, je ferai l'apprentissage très tôt.

L'éthique et 19apprentissage. Ici, ce n'est pas une photo mais une séquence. J'ai à peine dix-huit ans. A l'époque la majorité était à vingt et un ans. Comme il l'avait fait lui- même, mon père avait tenu à ce que je travaille, parallèle- ment à la faculté, comme clerc chez un avoué.

Cela mérite explication : contrairement à ce qu'on pense trop souvent, être avocat ne se résume pas à des effets de manche et de salive. Ce qu'on appelle péjorativement le

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« maquis de la procédure » relève de la partie d'échecs qu'est tout affrontement judiciaire, où l'audience n'est que le volume apparent de l'iceberg. A l'époque il y avait encore des avoués chargés théoriquement de faire la procédure sur laquelle l'avocat plaidait, mais peu à peu s'était formée chez l'avocat l'exigence d'assumer toute sa place et de n'accepter de plaider que sur des dossiers dont il avait d'un bout à l'autre eu la maîtrise. Sans doute l'Affaire Dreyfus, là encore, a-t-elle eu une influence : en provo- quant la loi de 1897, qui pour la première fois imposait ce gêneur d'avocat dans les affaires pénales dès la phase de l'instruction, elle donnait à l'avocat la conscience de la plénitude de son rôle - un combattant ne laisse à personne le soin de choisir à sa place les conditions (le lieu, le moment, les armes, les mouvements et manœuvres : le combat judiciaire est une guerre de mouvement) dans lesquelles il livrera combat. Et cette plénitude d'interven- '

tion qu'il acquiert au pénal, il va la revendiquer au civil. Il revendique d'être le premier consulté, d'être domulus lit2 (le « maître du procès »), de décider de l'opportunité d'engager l'action ici ou là, sous telle forme ou telle autre, de la combiner ou non avec une démarche d'ouverture au dialogue, vers la transaction qui rendra le procès inutile et parce qu'il n'est pas une usine à procédure, il veut en avoir la maîtrise comme d'une arme parmi d'autres. De plus, l'avoué n'a qualité pour intervenir que dans des procédures d'un certain type et non dans toutes. L'avocat, qui a compétence générale, place l'avoué dans son dispositif dans les seules procédures où la loi l'impose pour officiali- ser ses actes, mais il veut rédiger ceux-ci lui-même, les lui envoie pour être régularisés tels quels, accepte le cas échéant d'examiner ses remarques, mais changera d'avoué si celui-ci prend la liberté de modifier son texte sans lui en avoir référé.

Être avocat à part entière, ce n'est donc pas seulement avoir ou acquérir des qualités d'expression orale et de conviction, ni seulement savoir le droit, c'est tout cela mais aussi savoir rédiger les actes de procédure, savoir avant

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tout le droit de la procédure, parce que ce droit-là est au combat judiciaire ce que les règles du fleuret, du sabre ou de l'épée sont au duel.

Mais il y a une distance considérable entre la théorie ... qu'on apprend à la faculté, et la pratique concrète.

Ici, une courte sous-parenthèse dans cette longue paren- thèse : le souvenir de cette séance, au cours de ma préparation au doctorat, pendant laquelle trois heures durant les douze participants avaient discuté doctement, à l'incitation du professeur, sur la question de savoir com- ment identifier si la pension allouée dans un divorce était alimentaire ou indemnitaire et au terme de laquelle, interpellé sur le silence goguenard que j'avais gardé depuis le début, je ne pouvais que faire remarquer que la loi exigeant, pour qu'une pension soit indemnitaire, que le texte qui la prévoit soit expressément visé dans la demande et dans le jugement, la docte incertitude ne pouvait pas se présenter dans la pratique. Je le savais parce que, clerc d'avoué pendant trois ans, j'avais appris à y faire atten- tion.

La pratique, c'était aussi apprendre à taper à la machine et ne pas être dépendant d'une secrétaire malade, c'était courir les greffes, et donc se familiariser avec ce que deviennent les actes une fois délivrés, insérer l'abstrait dans les contraintes du concret, où l'acte mort devient vivant, où l'échange devient dialogue, où, comme souvent ensuite on peut le faire remarquer au jeune avocat frais diplômé et nanti des belles certitudes enseignées, rien ne se passe comme à la fac.

La pratique, c'était aussi recevoir les clients et apprendre à recueillir la confidence, à la traduire, à contredire pour approfondir. C'était encore commencer l'apprentissage du feu dans l'affrontement avec l'autorité du Juge, d'autant plus difficile qu'au handicap de la jeunesse s'ajoutait l'absence des protections déontologiques fournies par le port de la robe.

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D'où, parenthèse fermée, la séquence annoncée : En avant-image, à l'étude de l'avoué, le bureau du vieux « principal clerc » (juste le certificat d'études, mais trente ans de pratique) qui m'a tout appris. Il m'envoie, cette après-midi, représenter le patron au côté d'un (ou une, ma memoire ne l'a pas retenu) client en instance de divorce. Le tribunal a ordonné une enquête sur les faits qu'il (ou elle) reproche à l'autre. Selon la procédure applicable à l'épo- que, la liste des témoins est soumise à un Juge, qui fixe la date à laquelle ils seront entendus à son cabinet en présence des époux et de leurs avoués (avec, le cas échéant, leurs avocats). Les avocats n'y vont que dans des cas exceptionnels où ils veulent eux-mêmes suivre l'enquête. C'est le Juge qui pose les questions et dicte les réponses au greffier, mais l'avocat, ou l'avoué (ou son clerc) veille à ce que cela se passe régulièrement, et peut demander au Juge de poser des questions. Cette procédure n'est plus guère utilisée mais elle l'était alors massivement et, à Paris, le « couloir des enquêtes », où s'alignaient les portes des Juges, avec la salle d'attente des hommes et celle des femmes, était toujours horriblement enfumé et surpeuplé, et tout ne s'y passait pas toujours bien : l'air était d'autant plus vicié que, par sécurité, on avait enlevé les espagno- lettes des fenêtres, et longtemps on a pu voir sur un mur le petit creux de plâtre cerclé de crayon bleu fait par l'impact d'une balle tirée par un époux vindicatif.

Donc, le « principal » me délègue à cette enquête, mais m'avertit que le Juge est connu pour son.. . originalité, qu'ayant six témoins à faire entendre dans une enquête fixée à 17 heures, je risque d'avoir des difficultés et que, s'il ne veut pas procéder à leur audition, il faudra, pour réserver les droits du client, que je lui demande d'indiquer à son procès-verbal d'enquête la présence des témoins et son refus de les entendre.

Muni de ce viatique, je me rends à l'enquête sans appréhension, car j'ai la recette qui me met à couvert. De fait, le scénario se déroule comme prévu : c'est le refus. Je fais remarquer, comme il m'avait été rappelé, que le Juge

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avait fixé lui-même le jour et l'heure, en ayant en main la liste des témoins - « J'ai dit non, c'est non. C'est terminé, vous pouvez vous retirer. » Je sors mon parachute de secours : « Monsieur le Juge, je veux bien, mais alors je vais vous demander de m'en donner acte au procès-verbal. » Et là, la pratique quitte la faculté : en théorie, cela coule de source. Mais en pratique, quand le juge (qui théoriquement « n'a pas le droit » de refuser de donner acte) répond : « Je n'ai pas d'acte à vous donner - c'est terminé -vous pouvez vous retirer », que faire? Mon bon principal avait tout prévu.. . sauf ça. Et moi, avec mes dix-huit ans, sans robe, qu'est-ce que je fais? Je ne sais qu'une chose : si je m'en vais, je n'aurai pas de preuve que j'ai demandé acte et que le juge a refusé. Alors, une seule possibilité : se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Autrement dit, réfléchir, chercher une solution, mais surtout ne pas sortir avant d'avoir trouvé. « Si vous ne sortez pas, je vais vous faire sortir par les gendarmes. » Le brave homme ! je l'embrasse- rais ! c'est lui qui m'a lancé la planche de sauvetage : « Je veux bien, Monsieur le Juge, comme ça, j'aurai un procès- verbal. » A son tour, c'est lui qui est pris au dépourvu. Un silence. Allez chercher vos témoins - mais vous les interrogez vous-même » ; et c'est ainsi que j'ai dicté les dépositions au greffier, tandis que le Juge, ostensiblement tourné debout face à la fenêtre, lisait son journal.

Le port de la robe mérite une halte. On l'entend souvent critiquer aujourd'hui. Ce serait archaïque, ridicule, et une manière intolérable de se distinguer du commun. Sans doute y a-t-il un peu de tout cela, mais avant de se défroquer il vaut la peine de dépasser l'épidermique, de ne pas en rester ... à Daumier, qui après tout porte déjà lui- même son bon siècle et demi sur la patine de ses lithos : les conseillers prud'hommes n'ont-ils pas leur écharpe, et les élus du peuple la leur, et n'y attachent-ils pas suffisamment valeur de symbole pour la porter quand ils veulent affirmer ce qu'ils représentent ?

La robe distingue du commun, certes, comme les droits

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de la défense doivent l'être. La robe est désuète, mais la culture qu'elle habille a quelque six siècles d'âge. Et les pays où elle n'est pas portée ne sont pas nécessairement ceux de la plus grande démocratie. Un grand avocat du lge siècle ne lança-t-il pas dans un prétoire la phrase célèbre : « Ma robe, tissu léger, armure impénétrable B? Symbole de l'égalité de la défense, effaçant le luxe ou la modestie du vêtement, elle fait surtout que - qu'on le veuille ou non, il faut bien prendre le fait comme il est - un magistrat, un garde n'ont pas le même comportement à l'égard d'un avocat selon qu'il est revêtu de sa robe ou pas. Solennité? sans doute. Mais la défense est un exercice solennel.

Apprendre à être avocat, en définitive, que ce soit à la faculté, chez l'avoué, ou en famille, c'était apprendre tout ce qu'il fallait pour se battre.

Combien de fois, au cours des années récentes, à de jeunes avocats qui croyaient avoir acquis l'aptitude prati- que parce qu'à la faculté on leur avait fait étudier des « cas concrets » et qui préparaient des dossiers comme un devoir savant, il a fallu dire : à la faculté, étudier des cas concrets, cela veut trop souvent dire chercher qui a raison. Mais qui a raison en vertu de quoi? En vertu de quelle utilisation du droit, au service de quelles finalités de justice ? « Dire qui a raison », même en y intégrant tous ces paramètres, peut aider à former un Juge, pas un avocat. Pour l'avocat, étudier un cas concret, c'est, à condition de s'interdire les moyens indélicats, à condition aussi de bien mesurer les raisons qui vous contredisent (pour ne pas être pris à découvert), à condition enfin et surtout d'être convaincu de la légitimité de ce qu'on défend, c'est chercher non pas « qui a raison » mais « comment avoir raison ».

Encore faut-il avoir eu la chance de faire ses études avec ce parti pris. Trop souvent, comme dans tant d'autres domaines, on fait d'abord des études et on décide ensuite (ou des contraintes décident pour vous) de ce qu'on va en faire. Si l'on vient de cette manière à la profession

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d'avocat, pour y faire une fin, pour y faire du droit, pour y faire de l'argent - autant faire autre chose.

Un gêneur.. . Voilà quelques décennies que toute une imagerie non innocente s'emploie à rendre l'avocat impo- pulaire. Il doit en être fier, car il le doit au fait qu'il gêne parce qu'il contredit, parce qu'il combat.

Étudiant déjà, j'en ai fait une expérience qui m'est restée précieuse : c'était en troisième année de licence (alors, il n'y avait pas de maîtrise et la licence durait trois ans, j'étais donc dans mes derniers mois de faculté). J'avais eu la chance de faire mes premières armes comme clerc d'avoué à une époque où entrait en vigueur un nouveau rouage procédural créé par un des décrets << Laval >> de 1935 : le Juge chargé de suivre la procédure (ancêtre de l'actuel Juge de la « mise en état ») ; cette nouvelle institution donnait lieu à d'interminables audiences de contrôle du déroule- ment des actes de procédure, qui alourdissaient la pratique procédurale de manière parasitaire et les avoués abandon- naient à leurs clercs le soin de les suivre. Mon professeur était le père du décret. Je me portais volontaire pour une des séances de « travaux pratiques » où un étudiant traitait un sujet devant les autres, sur le décret de 1935 - et j'en entrepris une critique en règle, tirée de trois ans d'expé- rience vécue. Je m'attendais de la part du professeur à une réponse non moins en règle. A ma surprise, il se contenta d'écarter les bras en signe d'inutilité : « Vous êtes déjà avocat ... B. Sans nul doute, cela voulait dire que je ne comprenais rien parce que j'étais déjà déformé. Mais rarement ce qui pouvait se vouloir réducteur m'a autant comblé - et encouragé -, m'indiquant comme un fanal que j'étais dans la bonne voie.

Un autre fanal scintille dans la brume du passé, et éclaire une autre photo : dans je ne sais plus quelle démarche, de je ne sais plus quel groupe d'étudiants, j'étais allé deman- der je ne sais plus quoi à César Campinchi, l'un de ces démons de la barre qui, avec Moro-Giafferi et Henri Torrès, symbolisaient aux Assises de l'entre-deux-guerres

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la notoriété de la défense ; il fut aussi ministre du Front populaire. Mon père m'avait recommandé à lui. A la fin de l'entretien qu'il m'accorda, il me dit : « Vous avez des yeux d'avocat. » Je n'ai jamais pu parvenir à comprendre ce qu'avaient de spécifique ces yeux-là, mais c'était un encou- ragement comme un autre et qui, venu de cet homme, n'était pas malveillant.

Il est possible cependant que rétrospectivement j'idéalise un peu.

En effet, dans l'album, j'ai au moins sauté une page : celle où, en vacances, je sers de secrétaire à mon père pour le courrier qu'il échange avec son remplaçant, et où je m'entraîne à rédiger.. . des demandes de révision de loyers commerciaux. « Attendu que par acte sous seings privés en date du.. . , enregistré à Paris 6' Bureau des baux commer- ciaux le ..., volume ..., folio ... aux droits de. .., Monsieur X a donné bail à... pour une durée de ... » Cinquante ans après, j'écris encore de mémoire. La profession c'était aussi cela. Et pour beaucoup d'avocats, ce n'est que cela, avec les satisfactions puisées dans l'ingéniosité des modes de calcul, dans le plaisir du jeu compliqué de la combinai- son des exigences de forme, de délai ..., mais dans les grandes batailles pour les enjeux les plus élevés de Droits de l'homme, de liberté et de progrès social, nous aurons l'occasion de souvent le vérifier, cette école-là aussi a son utilité.

En post-scriptum à ce chapitre, encore une image. Elle est très extérieure, mais prendra une place particulière plus tard.

Je n'avais aucune activité politique. Certes, au lycée, en 34, on SC battait contre les fascistes; en 36 on fêtait les élections qui amenaient le Front populaire. Mais cela s'arrêtait là. Une fois, en 38, j'étais allé, pour voir, à une réunion des Jeunes Radicaux, mais ce fut un acte sans lendemain. Or, un jour, mon père extrait du courrier ramassé au Palais dans le carton de sa « toque », au vestiaire, un petit carton rectangulaire gris qu'il me donne :

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« Si ça t'intéresse. » C'est une invitation à une séance de cinéma, aux champs-Élysées, pour la solidarité avec l'Espagne républicaine et les réfugiés. Je m'y rendis. C'était Paul Vienney qui présentait le film, et c'est ainsi que pour la première fois je rencontrai les avocats commu- nistes.

Il est vrai qu'avant de refermer l'album de famille, il faut encore y retrouver deux photos.

L'une, dans un jardin près de Montargis. Nous sommes assis au soleil. Ce devrait être une agréable après-midi de vacances - mais elle est pétrie d'angoisse : les nazis ont occupé les Sudètes, ~a l ad i e r et Chamberlain sont à Munich. Et c'est mon père, ce bourgeois libéral, « de gauche » sans plus, qui s'indigne de ces négociations séparées, alors que depuis l'année précédente un traité de concertation nous obligeait à faire front commun contre Hitler avec les Soviétiques. commun contre Hitler avec les Soviétiques.

L'autre se situe quelques semaines plus tard. Revenant du Palais, on ne saurait dire s'il est scandalisé ou effondré : il avait quitté le Palais en même temps qu'un confrère, et sur les marches de la place Dauphine ... « Tu sais ce qu'il m'a dit? plutôt Hitler que le Front populaire ! D

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J'ai prêté serment d'avocat le 12 juillet 1939. Six semaines plus tard, c'était la guerre. Je n'exercerai pas avant 1945. Avec quelle mutation dans mes motivations !

L'engagement politique. Je n'avais pas d'activités politiques mais quand, ce matin de l'été 1939, dans la chambre de l'hôtel de Haute-Savoie où je suis en vacances en famille, la radio à mon réveil me martèle que Staline vient de faire alliance avec Hitler, il est tellement évident que ce n'est forcément pas ça, que je veux avoir un autre son de cloche. Peut-être le refus de Munich et du << plutôt Hitler >> ont-ils préparé ce réflexe de refus de la déformation antisoviétique du Pacte. Il est vrai que c'était aussi le temps où Jean Effel avait publié son dessin montrant Ribbentrop et Georges Bonnet prenant le thé, et Bonnet, mondain, demandant au représentant de Hitler qui dévore à pleines dents le traité franco-soviétique : Comment trouvez-vous notre petit millefeuille ? »

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Donc, je m'habille en vitesse, saute chez le marchand de journaux où, pour la première fois, je demande PHurna- nité. << Elle est interdite, Monsieur. » Je reviens songeur mais non bredouille : Donc les communistes avaient quelque chose d'intéressant à dire. »

Remontant lentement le raidillon de la boutique à l'hôtel, j'avais commencé le chemin. Il ne fut pas aisé ni sans détours, ce chemin-là. Il témoigne de la profondeur du mot de Vaillant-Couturier : Se rappeler qu'on revient de loin. >> N'oublie jamais le chemin qu'il t'a fallu faire, alors pourtant que tu partais de si près, quand tu considères d'autres qui n'ont pas encore fait ce chemin et qui n'ont aucune raison de ne pas le faire comme tu l'as fait.

Certes, je quitterai la table familiale, aux nouvelles de midi, pendant la drôle de guerre, pour marquer mon irritation parce qu'au lieu de faire la guerre à Hitler on la fait aux communistes. Mais quand le choix me sera donné de m'engager dans une organisation de la Résistance ou une autre, j'écarterai le Front national (dont le nom devait être plus tard scandaleusement usurpé), parce qu'on me dit que << ce sont les communistes ».

Pourtant, ensuite je quittai une autre organisation, en commettant la naïve imprudence de m'en expliquer dans un rapport motivé, parce que j'avais découvert qu'on voulait m'utiliser à repérer les communistes, alors que mon combat n'était pas celui-là. Dans le Mouvement des Auberges de jeunesse où j'échoue, alors clandestin, je me trouve d'instinct avec les jeunes communistes contre les campagnes de << fraternisation D de certains groupes trots- kystes. Il faudra cependant la Libération pour que je fasse connaissance des communistes à visage découvert et que je demande mon adhésion. Entre-temps, dans les semaines précédant août 1944, j'avais fait l'expérience de la haine antipopulaire d'un groupe de l'AS, où une poignée d'offi- ciers oubliant la tardiveté de leur réveil n'avaient que mépris pour ceux qui avaient gagné leurs galons au maquis, et dans les jours qui suivaient la Libération, je devais, à la

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faveur de mon activité avec le groupe que j'avais rejoint, constater la manière dont à Vichy les anciens Croix-de-feu ' avaient procuré des brassards FFI aux GPdR2, la manière aussi dont de soi-disant autorités de libération sorties des ministères de Pétain prétendaient interdire l'entrée de la ville aux FlTP stationnés à Bellerive, la manière encore dont un fringant capitaine du Ze bureau langait en pleine rue de Chatel-Guyon : << Vous allez voir, les drapeau rouges à Clermont, si ça va disparaître quand Delattre va monter mettre de l'ordre ! », et dont certains, plutôt que de coopérer avec toutes les forces de libération, préféraient ici et là récupérer d'anciens collaborateurs pour faire pièce au mouvement populaire.

Sans doute notre génération devait être profondément marquée par la trahison des trusts. Le << plus jamais ça » prenait un contenu nécessairement anticapitaliste. Le r61e de l'URSS comptait aussi. Quel souvenir symbolique et douloureux n'ai-je pas gardé de cette visite à un éminent juriste, socialiste et juif, qui, se cachant des nazis en 1943, ne pensait qu'à trembler que les Soviétiques gagnent à Stalingrad ! L'hommage de Churchill était le nôtre. S'y ajoutait celui de Mauriac : << La classe ouvrière seule fidèle en son ensemble à la France profanée. » L'école des Auberges de jeunesse avait aussi été décisive, car elle m'avait fait découvrir l'internationalisme, et les commu- nistes en faisaient, avec la nation que m'avait enseignée ma famille, la synthèse qui m'était nécessaire, de même qu'ils faisaient la synthèse entre nation et anticapitalisme, entre nation et justice, entre nation et révolution.

Pourtant, était-il fort ce poids des préjugés pour que, refusant et combattant depuis déjà plusieurs années l'anti- communisme, j7aie encore mis deux ans à faire le saut ! Car je n'ai jamais remis mon premier bulletin d'adhésion, par conscience de mon ridicule et pudeur, j'avais en effet ajouté sous ma signature (que ceux qui trouvent cela incroyable y

1. Croix-de-feu : organisation fascisante de 1934. 2. GMR : unités spéciales de la police de Vichy.

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réfléchissent quand ils s'adressent à d'autres) : << A condi- tion de pouvoir démissionner si je le désire » !

Oui, il me fallut encore deux ans, car l'adhésion senti- mentale ne me suffisait pas. Je voulais n'adhérer que totalement et sans réserve, donc en pleine connaissance de cause. Je connaissais bien un communiste parmi les jeunes autour de moi. Je lui demandai des livres, je lui demandai d'assister à une réunion. Il se déroba. Et deux ans passèrent. 11 est vrai que le parti venait de lancer le mot d'ordre de création d'un Parti ouvrier français par la fusion du PCF et de la SFIO. J'y crus. N'étant inscrit à aucun des deux partis, je pensais, en le restant, être utile à ce but. Mais dans le même temps, dans l'action concrète, j'étais déjà solidaire des communis tes. L'occasion m'avait été donnée de le manifester au cours de la mémorable soirée où les FUJP (Forces unies de la jeunesse patriotique) et les JLN (mouvement de jeunesse du Mouvement de libération national) délibérèrent toute une nuit sur le mot d'ordre de désarmement des milices patriotiques, au moment aussi où, à l'invite d'André Marty, les jeunes communistes quittè- rent le Mouvement des Auberges de jeunesse et où je commis d'ailleurs avec eux, à cette occasion, une évidente erreur.

Le POF s'avérant une chimère, il me restait la nécessité de l'adhésion intellectuelle. Un jour de l'hiver 45-46, je partis passer le week-end dans un stage organisé par Peuple et Culture pr&s de Grenoble. A la Libération, j'avais participé à la restructuration juridique des organisations de jeunesse aux côtés de Guy de Boysson, au secrétariat à la Jeunesse, dont le titulaire était Jean Guéhenno, puis le doyen Châtelet. Et j'avais participé à la création d'un certain nombre d'organisations dites de « culture popu- laire », qui prenaient la relève de l'œuvre de Léo Lagrange au temps du Front populaire : Peuple et Culture, Travail et Culture, Tourisme et Travail, l'Union des centres de montagne, etc., et j'allais à Uriage à ce titre.

Le hasard voulut que la veille je passe au siège de

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I'UJRF l, où l'un des secrétaires nationaux, Trellu, sachant ma quête, me donna une brochure. Je me vois encore la lire dans le car. J'avais, pendant ma licence, fait deux ans d'économie, j'avais, pour mon doctorat, fait un diplôme d'études supérieures d'économie. Je n'avais trouvé à rien aucune réponse satisfaisante de personne. Le marxisme n'avait pas place dans l'enseignement. Cette fois, tout se mettait en place de façon cohérente. En rentrant, ma première démarche fut de me rendre au siège du Comité central du PCF, où je remplis un bulletin d'adhésion qui me valut d'être aussitôt reçu par André Voguet, alors secré- taire de Laurent Casanova.

Sur ma lancée, j'annonçai fièrement l'événement au camarade dont je n'avais jamais rien pu obtenir, pour lui montrer qu'il n'avait pas réussi à me décourager. Son accueil fut moins chaleureux : « Bah ! tu ne resteras pas - tu n'es qu'un bourgeois. » Je suis resté, pas lui.

Quant à la brochure, c'était Matérialisme historique et matérialisme dialectique de Staline. Gouaille qui voudra : les chemins pour venir sont souvent longs, difficiles, sinueux. Mais les entrées elles aussi sont innombrables, et le chemin n'est pas pour autant terminé. Il n'est jamais terminé, car chacun pour soi et tous ensemble, précisément parce que le choix se veut celui d'une démarche scientifi- que, nous enrichissons constamment notre réflexion à la source de l'expérience pratique et de l'observation de l'histoire qui se fait. Et puis, paradoxalement, c'est aussi Staline qui, par exemple, avait écrit cette autre brochure : l'Homme, capital le plus précieux. Matérialisme historique et matérialisme dialectique, au niveau de la réflexion et de l'expérience de l'époque, mettait en valeur à la fois l'option scientifique et le caractère de classe du mouvement de l'histoire et répondait ainsi à ma quête d'une autre cohé- rence, fondée précisément, on l'a vu, sur cette identifica- tion fondamentale de l'antagonisme de classe et de sa

1. Appellation prise par la jeunesse communiste et correspondant à la volonté d'ouvrir ses rangs à d'autres courants de pensée.

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portée dans tous les domaines, de la justice sociale, de la nation, de la sécurité antifasciste, de la paix entre les peuples. Dans mon éducation, en effet, était aussi inter- venu, issu de la Première Guerre mondiale, l'enseignement de la construction nécessaire d'une société internationale pacifique. Pas n'importe laquelle; j'ai noté au passage la réaction de mon père contre Munich. Mais on m'avait enseigné le culte de Locarno1, des efforts de Briand. Pour moi, choisir de devenir communiste c'était à la fois œuvrer à conduire 89 jusqu'au bout (« du 89 politique au 89 économique », écrivait alors A. Bayet, président de la Ligue de- l'enseignement) et conduire Locarno jusqu'au bout. C'était, pour reprendre la formule de l'abbé Boulier, la seule façon de poursuivre le combat << des mêmes contre les mêmes », contre ceux qui avaient imposé une tragédie par haine de classe et par intérêt de classe.

J'avais fait, ce jour-là, un choix irréversible : celui de participer à la construction de l'avenir. Pas seulement d'un avenir juste : du seul avenir historiquement possible, pour lutter utilement contre un système socio-économique qui n'était capable de produire que la misère, la guerre, l'injustice, la haine fasciste, l'obscurantisme, et avec lequel il fallait en finir.

Depuis quarante-cinq ans, l'alternative n'a pas changé, et il n'y a pas de troisième voie possible. Les communistes peuvent commettre des erreurs, la situation historique et son évolution peuvent leur commander des réflexions et des mutations, qu'ils assument avec plus ou moins de bonheur, de tâtonnements, de faux pas. Il reste qu'il y a d'un côté la poursuite de l'exploitation capitaliste avec sa dynamique malthusienne et destructive (voyez le long des routes de France les cadavres d'usines, de vignobles) et de l'autre côté le choix lucide de la nécessité, possibilité d'autre chose qui ne peut être qu'anticapitaliste, et se

1. Les accords de Locarno (5-6 octobre 1925), destinés à éviter un nouveau conflit entre les puissances européennes, furent présentés, et perçus par une large partie de l'opinion publique française, comme une victoire du pacifisme tel que le prônait notamment Aristide Briand.

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trouve donc du côté des communistes tels qu'ils sont, avec leurs défauts parce qu'ils sont à limites humaines, mais en lutte, toujours, pour la justice, le progrès, et l'avenir de l'homme, dont la domination et l'exploitation sont la négation.

« Jamais je ne me suis senti aussi libre que depuis que je suis communiste », disait Joliot-Curie. Je n'éviterai pas que la référence revienne souvent, c'est aussi ce choix de liberté que j'ai fait un jour de janvier 1946, retour d'Uriage, et dont le sentiment depuis ne s'est pas démenti, s'il est vrai que s'affranchir résolument, radicalement du confort des idées reçues, des alibis progressistes ou libéraux du conser- vatisme social, des pressions économiques, c'est conquérir sa liberté et se démontrer à soi-même cette capacité de liberté.

Chaque jour depuis plus de quarante années, j'ai libre- ment refait ce choix, et pour les mêmes motifs. Combien de fois n'ai-je pas fait valoir à des confrères de droite ou « apolitiques », lecteurs instinctifs du Figaro, avec qui je n'en ai pas moins des relations d'estime mutuelle et d'amitié : « Je suis plus libre que toi : je baigne dans l'agression permanente de l'idéologie du système, de sa désinformation, de son intoxication, et je lis " ma " presse. C'est donc en pleine connaissance de cause que je me détermine. Toi, qu'as-tu pour contrebalancer ce que tu crois vrai parce que conforme à ce que tu as toujours cru savoir ? As-tu parfois lu l'Humanité ? connais-tu seulement l'existence des Éditions sociales? et tu te crois libre et tu veux me donner des leçons de liberté? La vraie question est de savoir si, à égalité d'information, nous ferions, toi et moi, les mêmes choix. »

En témoigne la réponse d'un confrère à qui je présentais une pétition en faveur des Rosenberg, motif s'il en fut de nature à solliciter un avocat. C'était un homme de « gauche », un ancien radical d'avant-guerre, qui se piquait de refuser et de combattre l'anticommunisme, qui avait même pris des positions contre la répression menée par les

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gouvernements à direction ou participation socialiste de l'époque. Il refusa sa signature.. . au nom de son indépen- dance : « Vous comprenez mon vieux, je suis d'accord avec vous, c'est abominable et scandaleux, mais je ne signe plus rien. C'est une question de principe, je tiens à préserver mon indépendance. Imaginez, je suis l'avocat de telle société. S'ils voient demain ma signature là-dessus dans la presse, ils me retirent immédiatement tous leurs dossiers. » Vraiment, je ne me suis jamais senti aussi libre que depuis que je suis communiste : quand je refuse ma signature, c'est pour des motifs de fond.

Quatre-vingt-neuf jusqu'au bout. Au fait, ces évocations nous ont ramenés au Palais.

Lorsque j'adhère au parti, j'ai repris la profession depuis à peine plus d'un an. Mais difficilement. Les premiers mois, j'habite une chambre d'hôtel, ce qui n'est guère propice, puis je trouve une sous-location meublée chez des gens en poste à Berlin. C'est dans le seizième arrondisse- ment, mais je ne dispose que d'une pièce où je plie le lit- cage pour travailler. C'est mieux que précédemment, car je peux recevoir, mais guère brillant. Et puis, recevoir qui ? D'habitude on commence à se faire une clientèle avec l'environnement familial, les relations acquises. Pour celles-ci, la guerre est passée, et a tout dispersé. Pour l'autre, mon père de son côté se réinstalle tant bien que mal dans un appartement qu'on lui a prêté. C'est vers lui que va I'environnement relationnel d'origine familiale. Et je ne m'installe pas avec lui. C'est pourtant ce qu'il avait rêvé.

Mais il n'a pas la place ; et puis, avant même d'avoir fait le pas de l'adhésion au Parti communiste, j'ai opéré mes choix fondamentaux, qui ne sont pas les siens. J7ai beau lui expliquer que je continue jusqu7au bout dans la logique qu'il m'a inculquée, il considère que j'ai été capté par les apparences trompeuses d'un « fascisme rouge » : au mieux, je suis passé du côté des voyous. (Il faut reconnaître qu'il n'était pas sans excuses, quand, par exemple, un avocat de la CGT lui refusait, aux prud'hommes, de lui

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communiquer ses pièces, au nom de la lutte de classes! Comment lui faire comprendre que cette éthique éminem- ment stalinienne était strictement personnelle à cet avocat- là, qui, pour comble, n'était pas communiste!) et ma carrière au Palais est compromise.

Un jour il réinventoriera tout cela. Lorsque les procès politiques en série conduiront certains de ses amis de la gauche maçonnique à plaider avec nous et qu'ils auront à son intention des mots flatteurs pour moi, il dira : « Il y a quelques années, au Palais, Roland était mon fils, mainte- nant, je suis son père. » En 1958, son vieux « pelleta- nisme »' l'amènera à nous confier : « Cette fois, j'ai voté pour vous », et en 1960 quand le Monde annoncera notre victoire dans une affaire que j'avais plaidée à l'étranger pour un parti frère, il viendra déjeuner avec une bouteille de champagne.

Mais en 1945-1947, nous n'en sommes pas là. Pour lui, mon choix est un dramatique échec de ses espérances, et pour moi, il y a trop de potentialités conflictuelles ; pour ne pas courir le risque d'une rupture, je préfère moi-même préserver la séparation de nos activités. Il ne me cache d'ailleurs pas qu'il craindrait que des imprudences de langage de ma part ne compromettent le fragile tissage de clientèle qu'il reconstitue difficilement pour faire vivre mes deux sœurs plus jeunes. Et pourtant, au même moment, il refuse l'ultimatum d'un de mes oncles qui lui écrit ne venir dîner chez lui que si je n'y suis pas, « parce que les grèves font trop de tort à ses affaires B.

Au demeurant, au cours de ces deux années, je serai surtout occupé par la restructuration des organismes et associations de jeunesse et de culture populaire dont j'ai déjà parlé, mes quelques activités professionnelles me permettant tout juste de « boucler » des mois sans extras.

C'est encore dans les activités culturelles que je ferai ma première école pratique de militant communiste, avec

1. Camille Pelletan, radical du début du siècle, avait lancé la formule : « Pas d'ennemis à gauche ! »

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l'aide et les conseils, souvent sous forme d'indignations impétueuses, de mon vieux frère André Tollet, qui, après avoir été président du Comité parisien de libération, était revenu aux responsabilités syndicales au sein de la CGT et participait à ce titre à ces organismes culturels, où il bataillait à juste titre contre le paternalisme de certains jeunes intellectuels de bonne volonté. C'est dans ces circonstances que j'ai appris et mesuré, sans ouvriérisme aucun, qu'en matière de culture, l'intellectuel a autant à recevoirde la classe ouvrière qu'à lui procurer.

Ai-je, au long de ces pages, quitté mon sujet pour céder au démon communiste d'une sorte de propagande d'Église? Je ne le crois pas : j'ai dit comment j'avais abordé, dès l'origine, la profession comme un combat nourri de 89. Si mon choix se confirmait comme celui d'un 89 jusqu'au bout, il ne pouvait pas m'éloigner de la profession, mais en enrichir les motivations.

Double confluence. Le long cours d'eau paisible de l'éduca- tion et celui, plus court et torrentueux, de la révolution avaient à peine mêlé leurs eaux, que vint s'y joindre un autre torrent, dont les sources n'ont aucune histoire judiciaire, mais qui, apportant sa propre rupture avec toute perspective de petite réussite bourgeoise (dont l'imagerie comporte nécessairement la fin du ruisseau dans le lac tranquille d'un mariage rangé et rangeant), était un bouil- lonnement de révolte contre l'injustice.

Les dieux domestiques qui ont veillé sur les sources eurent peu le temps de réagir, car il ne se passa que cinq semaines entre la rencontre des eaux et leur unification, mais ces réactions sont certaines. D'un côté, sans qu'ils s'expriment, c'est une fin ratée : elle ne fera pas le mariage bourgeois espéré. De l'autre, étonnamment formulée, c'est la divine surprise : << Au moins, il n'ira pas chercher une tourneuse sur métaux ! D, et puis, dans tous les couloirs du Palais : << Elle a toutes les qualités.. . même une de trop. »

Une de trop, mais essentielle : l'album de ces cinq semaines pourrait tenir en trois photos. L'une dans un

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cabinet de juge d'instruction à Pontoise, où des jeunes militants de I'UJRF sont poursuivis pour avoir distribué des tracts contre la guerre du Vietnam. Une autre, un dimanche où une sortie à la campagne nous donnera l'occasion de visiter des clients respectifs détenus au camp provisoire de la Châtaigneraie, près de Louveciennes. La troisième, à l'occasion de notre première escapade, aussi audacieusement clandestine à l'égard de la famille qu'illégi- time, sera notre départ un soir à Lille pour plaider le lendemain à Béthune, en faveur des mineurs de la grève de 1948.

A ces photos pourrait en être ajoutée une autre, celle d'un lendemain de noces après un << voyage D en vallée de Chevreuse pour sacrifier à la tradition et aux bonnes mœurs, mais limité à vingt-quatre heures car il fallait être rentrés dès le surlendemain (un samedi) pour que nos voix ne manquent pas dans une réunion du Mouvement national judiciaire (issu de la Résistance), dont certains membres, influencés par la remontée de l'anticommunisme, voulaient empêcher que l'on prenne position contre les projets, déjà, de réarmement de l'Allemagne.

Trois jours auparavant, au vestiaire, Pierre Stibbe, lui aussi - sans être communiste - avocat combattant des causes politiques de progrès,.et qui jusqu'à sa mort mènera un combat parallèle et souvent commun aux nôtres, et lui- même marié à une avocate, m'a lancé : <( La semaine prochaine, je te poserai une question. D Le lundi venu : << Alors ? >> Réponse : << Ge quoi parlez-vous après minuit ? »

Il ne savait pas à quel point il avait raison, mais à condition de ne pas assortir la boutade du signe réducteur qu'il pouvait avoir voulu y mettre, et d'en voir au contraire toute la fécondité. Il n'y a pas de découpage de notre personnalité en tranches de temps. Si << après minuit >> nous sommes parfaitement capables de faire comme les autres, cela ne nous empêche pas d'avoir << sur l'oreiller >> d'autres échanges.

Si d'être avocat doit être compris comme un combat, si

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d'être un militant révolutionnaire en est forcément un aussi, il y a là deux imprégnations passionnelles de la personnalité dont la vie privée ne peut qu'être marquée. Dès l'enfance, le spectacle de l'absurdité des limites au partage que les obligations du secret professionnel d'avocat imposaient à mon père m'avait inspiré la résolution, parfaitement idéaliste, de ne faire la vie à deux qu'au Palais. Encore fallait-il avoir la chance de le réaliser et de le réussir.

Cette vie à deux n'est pas une sorte de communion dans une foi mais un aliment toujours renouvelé, même s'il n'est pas confortable, des raisons d'être deux, enrichies de l'ampleur du partage, et aussi d'un aliment pour les combats de l'un et de l'autre, et pour ceux qu'ils mènent en n'y faisant qu'un.

Le livre est illustré de batailles que j'ai vécues. Un semblable ouvrage pourrait rendre compte de celles où c'est elle qui était au créneau, avec les ouvriers des arsenaux, avec les mineurs de Ladrecht (avant que le relais ne fût pris par la.. . descendance montante), les « combat- tants de la paix » de Saint-Brieuc, et bien d'autres; évoquer aussi, hors du Palais, la part prise aux avancées juridiques dans le domaine des droits de la femme, du désarmement, de l'environnement, du nouvel ordre inter- national, etc.

Il est probable que ni l'un ni l'autre, seul, n'aurait fait le quart de ce que chacun a fait grâce à l'autre et de ce qu'ils ont fait ensemble. Une ombre cependant : les barrages qu'ont constitué le long d'une des rives du fleuve les servitudes de la maternité et de ce phallocratisme qui nous a constamment obligés à mener bataille contre la tendance, autour de nous, à avoir à notre égard une attitude inégalitaire. Mais chacun aurait-il seul écrit les livres écrits ensemble ? Et à certains moments difficiles, qu'il se soit agi des années de vaches maigres ou des passages de crise politique (que ce soient ceux auxquels les communistes avaient à faire face ensemble ou ceux qui secouaient leurs rangs), aurions-nous chacun seul trouvé la force ou la

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patience de « tenir », ou bien aurions-nous succombé aux tentations du repli ?

Mais surtout, il est difficile de mesurer combien le peu que nous avons le sentiment d'avoir apporté doit à des échanges incessants. « De quoi parlez-vous après minuit? D Nous avons eu souvent la tentation de mettre un magnétophone sur la table pour enregistrer nos « entre- tiens du petit déjeuner » ? Comme nous aurions pu le faire également lorsque l'état de famille nombreuse nous faisait partir en vacances en voiture, pour les longues réflexions à deux voix (parfois aussi disputantes qu'un concerto) menées au fil des kilomètres.

A cela sans doute devons-nous que vers l'aval le fleuve ne se perde pas après nous dans les sables ou les marécages. Mais cela relève d'un autre chapitre.

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Un nouvel apprentissage. Encore des images - C'est même l'album le plus gros, parce que l'apprentissage commence en 1947, mais qu'il n'est pas terminé. Il n'est jamais terminé.

Je ne sais plus quelle est la première image, dans l'ordre, parce qu'à force de feuilleter cet album, les feuillets de la mémoire se sont détachés et ont pu s'intervertir.

L'une a pour décor une salle élégante, type « salle de conférences », à la « Maison de la pensée française ». On vient de rééditer le livre de Marcel Willard : la Défense accuse, et Marcel en fait la présentation.

Un mot d'abord sur Marcel, l'avocat communiste par excellence et le modèle exemplaire, le père spirituel d'une génération d'avocats communistes. Fils d'un avoué à la Cour, donc issu du sérail, et communiste de la première heure, du Congrès de Tours, de la « génération du feu », il jouissait au Palais d'un respect unanime, comme en témoi- gnait celui de mon père, chez qui l'idée que je le rejoignais

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compensait le sentiment d'échec. << Une lame et une flamme », disait de lui Campinchi, faisant allusion à la fois à sa combativité et à sa sincérité passionnée. Avocat de Dimitrov au procès de Leipzig, il avait été emprisonné par Hitler, non sans avoir organisé, comme secrétaire général de l'Association juridique internationale, une défense unitaire et pluraliste (de concert, notamment, avec Moro Giafferi et Henri Torrès, qui devaient après la guerre être respectivement député radical et sénateur gaulliste). Après avoir pris possession les armes à la main du ministère de la Justice (aux côtés de nos camarades avocats Joë Nord- mann, Solange Bouvier-Ajam et Pierre Kaldor, ainsi que de l'actuel conseiller honoraire à la Cour de cassation, René Brunet), il fut pour une brève période commissaire à la Justice et procéda à la mise en place des nouvelles autorités judiciaires.

La première fois que j'ai vu Marcel, symbolique soudure avec ma première rencontre de Vienney, et symbole de la continuité des traditions de solidarité antifasciste du PCF et du rôle de ses avocats dans ce domaine, ce fut à une réunion de solidarité avec la Grèce. La présentation de la Défense accuse est encore marquée par cette même solida- rité puisque y sont évoqués des procès de militants commu- nistes face à tous les régimes fascistes de l'entre-deux- guerres. Mais l'objet est moins de solidarité que de pédagogie. D'ailleurs à l'image de la présentation un peu mondaine de la Maison de la pensée se superpose une autre, plus militante, au siège de la fédération de la Seine du Parti communiste à l'occasion de laquelle Marcel fait un véritable cours aux avocats communistes. Il faut dire que s'il y a une dizaine d'anciens, l'après-guerre a apporté une bonne cinquantaine de nouveaux combattants animés de raisons souvent voisines des miennes, qui ont tout à apprendre.

Tout à apprendre, car l'enseignement de Marcel Willard est une véritable rupture avec ce que la faculté, la profession et plus généralement l'ordre bourgeois peuvent enseigner. Comme le titre de son livre l'exprime, il s'agit

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d'être toujours à l'offensive, de ne pas craindre de dénon- cer l'adversaire, de démonter, comme l'a fait Dimitrov à Leipzig, le mécanisme de la machination, de ne pas hésiter à valoriser les raisons du militant poursuivi, d'assumer son honneur, son combat, de dénoncer l'illégalité, l'injustice, de transformer le tribunal en lieu de la bataille de classe. Une stratégie qui ne dispense pas, bien au contraire, de connaître à fond la loi, pour en utiliser toutes les armes, et le dossier pour en exploiter toutes les faiblesses, comme Dimitrov, encore, en donna l'exemple à Leipzig.

Et d'évoquer le « procès des 43 », procès fait en 1940 aux quarante-trois députés communistes accusés d'avoir reconstitué le parti interdit. Marcel brandit comme une médaille le sobriquet d' « avocat-maximum » dont François Billoux, pendant le procès, l'avait fraternellement décoré, parce qu'autour d'eux les avocats badauds qui traînent toujours à ces sortes d'audience disaient de lui que la façon dont il se comportait était le meilleur moyen que ses clients écopent du maximum.

Il y avait effectivement dans cette défense accusatoire, impitoyable, intransigeante, de quoi scandaliser ou tout au moins étonner ceux à qui l'opportunisme petit-bourgeois avait toujours appris qu'il fallait amadouer le Juge, s'attirer sa bienveillance, veiller à éviter tout ce qui risque de l'indisposer. C'était ce qu'on appelait « plaider utile ».

Or, tout simplement, Marcel développait une autre façon de « plaider utile » : de toute manière, l'avocat qui pour susciter l'indulgence désavouerait le militant, trahirait celui-ci, à qui son honneur et ses motivations sont plus chers que la liberté ou la vie. Nous sortions de cette longue nuit où Gabriel Péri avait refusé ce marché. L'avocat qui commettrait cette félonie risquerait simplement d'encourir le désaveu que le militant lui infligerait.

Et de citer le célèbre passage où Lénine, dans sa lettre à Stassova, révolutionnaire russe emprisonnée, parle de la nécessité pour le militant poursuivi de « tenir son avocat en état de siège ». Marcel ajoutait cependant : « Aujourd'hui, certes, nous ne sommes plus dans les conditions où Lénine

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écrivait, car il y a maintenant, chez nous, des avocats révolutionnaires, mais le respect du militant et de son combat doit rester leur règle d'airain. D

Et puis en définitive, l'expérience montre que c'est la combativité, la fermeté qui paient, c'est en ne transigeant pas, en attaquant toujours, que l'on plaide « utile », que l'on a le plus de chances de faire reculer la répression. Et de rappelerPque s'il faut mener devant les tribunaux le combat de classe, c'est parce qu'il ne faut avoir aucune illusion sur le caractère de classe de la justice elle-même. C'est pourquoi la défense n'est pas seulement l'art d'un combat- tant dans un champ clos. Le peuple doit entrer au prétoire. D'une part, s'il est vrai que c'est le mouvement populaire qui fait l'histoire, la dénonciation publique de la malfai- sance de classe doit se faire partout où elle se manifeste et s'offre au combat. Le combat qui se mène contre la répression est un stimulant pour ces forces populaires que la répression vise à intimider ou briser. En retour, l'avertis- sement au Juge que le peuple le regarde (même dans les pires conditions du huis-clos, dont le Juge doit savoir que l'on finit toujours par savoir ce qui s'y est passé) lui donne les dimensions de ses responsabilités historiques : s'il est un ennemi, cela l'incite à réfléchir à la sanction. S'il est de

1 bonne foi, cela l'aide à se repérer. Ce sont bien là des notions nouvelles, parfaitement

hérétiques et de nature à indigner les moralistes bien- / pensants. : i

Et pourtant.. . sectaire, Marcel Willard ? fanatique ? J'ai i

1 dit qu'il était unanimement reconnu et respecté. Et il faut l'avoir vu, par exemple au moment de « l'appel de Stoc- i

i I kholm », aller de l'un à l'autre, du plus modeste au plus 1

illustre, à quelque courant de pensée qu'il appartint (à la i seule exclusion de ceux qui s'étaient compromis avec les 1 nazis), pour le convaincre de valeurs communes et de ; l'urgence de les défendre ensemble. Homme de combat, il

i était aussi homme de rassemblement. Quant à la Difense accuse, n'était-ce pas la théorisation jusqu'au bout, sur la j base des analyses de classe du matérialisme marxiste, de j

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cette défense totale dont nous ont laissé l'exemple des aînés aussi peu révolutionnaires qu'un Berryer, avocat (monar- chiste), en 1862, des ouvriers typographes en grève, ou un Labori, avocat de Zola lors de l'Affaire Dreyfus ?

Pourtant, pour nous, les jeunes avocats communistes de 1947, c'était à la fois nouveau, scandaleux et par là même exaltant. Oui la défense devenait pleinement un combat, celui pour lequel il valait d'être avocat.

D'abord une leçon de rupture, sui tout si ce jeune avocat vient du sérail. L'obsession, c'est de ne pas céder aux tentations de l'opportunisme, la hantise, d'autant plus forte que l'on vient de la bourgeoisie, de ne pas se comporter en bourgeois. Cette façon de se mettre soi-même en état de siège s'alimente aussi de la peur de manquer de courage. Pour les premières armes, les circonstances vont aider.

Avec les mineurs de 1948. Il faut dire qu'après les lende- mains idylliques et tripartites de la Libération, les nuages commençaient à laisser pressentir que cette école allait avoir bientôt ses travaux pratiques. D'où l'autre image de ce début d'album en désordre.

Cette fois, c'est une petite salle, avec quelques tables et chaises alignées face à un modeste bureau, derrière lequel Marcel Willard encore, mais aux côtés d'un petit homme à lunettes, le secrétaire de l'Union départementale des syndicats CGT de la Seine, Henry Raynaud, flanqué de l'autre côté de Georges Sarotte, avocat communiste d'ori- gine antillaise, venu lui aussi au Parti communiste dès le Congrès de Tours après avoir longtemps déjà milité au Parti socialiste, mais aussi à la Ligue des droits de l'homme, dont il restera toujours un membre assidu. Georges Sarotte est l'avocat de la Fédération des mineurs. Nous sommes en octobre 1948, et une défense collective d'avocats a été organisée avec des allers et retours quotidiens entre Paris et les bassins miniers pour la défense des mineurs en grève.

Combien de fois à cette période chacun de nous est-il allé à Béthune ou à Douai, à Arras, ou à Montceau-les-Mines, à Briey, ou même à Alès?

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Nous y retournerons souvent, et pendant de longues années : il y aura les affaires venues au Tribunal, qui reviendront en appel, mais aussi les scandaleuses demandes de dommages-intérêts dirigées par les Houillères contre les mineurs grévistes, pour des dégâts commis au fond, le plus souvent par les CRS au cours des opérations d'évacuation, et après que l'évacuation ait mis fin à la protection qu'assuraient précisément les grévistes. Ces procédures iront jusqu'en Cassation. L'une d'elles notamment sera renvoyée à la Cour de Rouen et se terminera par le débouté des Houillères dix ans plus tard. Et le présent témoignage se doit de rester à sa place modeste, parmi ceux que tous les autres pourraient fournir d'expériences sou- vent plus remarquables. 1

Il se limitera à quatre « flashes », de ceux qui, du fait qu'ils se sont imprimés dans ma mémoire, y trouvent sans doute la preuve de leur signification :

Le soir de cette réunion à I'UD, je sors avec Pierre Braun, et il me met au courant : grâce au Secours populaire, qui collecte l'argent pour couvrir les frais (nous nous sentirions déshonorés de demander autre chose que le remboursement du train), nous avons établi un relais permanent à Béthune, où la répression est la plus massive, et qui est aussi l'un des tribunaux les plus faciles à rejoindre : il y a une audience par matinée. Chaque matin, les mineurs, entassés dans le box, voient arriver à leurs

1. Il y a là une difficulté que je n'ai pas su résoudre, tant il est vrai qu'on ne peut rien faire, même un discours sur la justice, sans commettre des injustices. Ce livre est émaillé de noms d'avocats, des communistes et des non-communistes. Pourquoi ceux-là et pas les autres ?

Certains, ne s'y retrouvant pas, y verront un règlement de vieux comptes. Ils auront tort, car ne s'y retrouvent pas certains parmi ceux avec lesquels mes liens auront été le plus proches, tandis que la probité, en évoquant une affaire, m'oblige à en nommer d'autres dont je n'ai jamais apprécié qu'ils nous aient quittés.

D'autres, non avocats, pourront aussi s'étonner : pourquoi parler de ce procès, et pas de cet autre dont l'exemplarité le valait bien? Et ils auront raison. Je n'en ai oublié aucun, ni aucun de ces camarades, fraternels, à l'héroïsme quotidien et souvent anonyme. 11 aurait simplement fallu plusieurs volumes. Que tous ceux qui ont connu de ces militants et de ces avocats veuillent bien considérer qu'ils sont tous ici présents.

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côtés un avocat parisien. Demain, c'est mon tour. Hier, c'était Pierre, et il m'informera du contenu des dossiers de << ma » fournée. Et aussi du climat. On arrête en masse, sous divers prétextes : une manifestation sera l'occasion d'appréhender pour « violence » ou « entrave à la liberté du travail ». QueIques affaires seront renvoyées à un juge d'instruction, mais la plupart sont traitées en « flagrant- délit ». C'est dire que l'on sait vaguement (quand on a pu voir les dossiers) ce qui est reproché, mais que l'organisa- tion d'une défense, avec les témoignages contraires, les indications de personnalité, etc., est irréaliste. A cela il faut ajouter que la région est en état de siège : le ministre de l'Intérieur socialiste Jules Moch a interdit sur tout le territoire les réunions, la presse, l'affichage. La seule information des travailleurs est le bouche-à-oreille.

Seconde image : la salle d'audience est pleine, ce matin comme tous les matins : le box, évidemment, avec sa fournée de vingt-cinq, mais aussi le côté public, où se pressent les familles, les amis, les camarades.

Tant bien que mal, au fil des dossiers, on discute un procès-verbal, on évoque une situation de famille, les médailles et attestations méritées par presque tous dans la toute proche Résistance; on demande pour certains le renvoi à quelques jours pour une meilleure défense, et on tente la liberté provisoire.

Mais d'abord, pendant une heure, à l'occasion du premier dossier appelé, la plaidoirie sera, non sans rappel également de ce que ces mêmes hommes venaient à peine de donner l'exemplaire image de leur effort pour la reconstruction du pays dévasté, l'énoncé des raisons de la grève. Il y sera question du plan Marshall, du projet, déjà, d'amnistie de Pétain, et viennent s'y rattacher, en illustra- tion, en référence et en confirmation, les nouvelles parues dans l'Humanité dépouillée dans le train pour venir. La presse est interdite, mais les corons auront les nouvelles, et à midi la prison tout entière.

Et déjà le courant commence à passer aussi chez les

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magistrats, qui ne vont pas jusqu'à refuser de condamner, mais dont la répression s'émousse en fonction des mau- vaises consciences qu'on a su éveiller.

Et le regard de l'avocat croise d'autres regards reconnais- sants, dans la salle et dans le box. Une reconnaissance qui vient du fait de voir prendre en charge ses raisons et de les avoir entendu exprimer. Reconnaissance pour les nouvelles fraîches, et pour le ton de lutte, qui correspond au refus que la répression ait le dernier mot, dans le box surtout, où chacun reçoit légitimation de ses raisons d'être là, vérifica- tion que, ce matin, une brigade d'honneur est sur le banc d'infamie.

La visite à la prison, pour le jeune avocat, était tout aussi étonnante et c'est là que prend place la troisième de ces images-souvenirs. A Béthune, on commençait à dire qu'on savait qu'il était huit heures le soir, parce que la Marseil- laise et l'Internationale sonnaient au-dessus de la ville l'extinction pénitentiaire des feux.

Une vie intense régnait dans la prison. Des cours s'étaient organisés et lorsqu'il se sentait un peu démoralisé par l'apparence de relative inopérativité de son rôle, le jeune avocat en ressortait ragaillardi par le moral et la combativité de ces hommes.

Le dernier de cette série de quatre flashes concerne le Bâtonnier Tiry, qui avocat non communiste de Béthune, notabilité bourgeoise, plaidait à nos côtés jour après jour, n'hésitant pas à oublier son ancienneté et sa notabilité pour se mettre à notre disposition, pour aller voir pour nous dossiers et prisonniers, et même chez qui l'un après l'autre nous avions table ouverte (au mérite aussi de Madame Tiry). Par sa présence et son assistance, il nous enseignait déjà que nous n'étions pas isolés, et que cette union sur des valeurs communes de défense était d'un grand poids dans la mise de la répression sur la défensive.

Mais ce qui était nécessité exceptionnelle à Béthune ne s'imposait pas nécessairement, quelques mois plus tard, à Charleville.

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L'expérience de Béthune était l'épreuve du feu. Et elle avait été un bon aguerrissement à se garder d'opportu- nisme. Elle n'était pas pour autant généralisable : après avoir appris à ne pas passer sous la table, il fallait apprendre à dépasser une certaine forme de « maladie infantile >> '. La maladie infantile. Charleville. Le secrétaire départe- mental de I'UJRF des Ardennes avait vu la police appré- hender dans la rue, sous je ne sais plus quel prétexte, un jeune militant. Aussi sec, il avait été lui-même embarqué et déféré au tribunal en flagrant délit, pour « rébellion >>.

Arrivant à Charleville, je suis informé par les avocats locaux du caractère à la fois fantasque, répressif, et brutalement autoritaire, du Président qui tient l'audience.

De fait, lors de ma visite préalable de courtoisie, il m'avertit : « Pas de politique à l'audience ! » Je lui réponds comme il convenait : « Monsieur le Président, je dirai ce que j'estimerai devoir dire. » Je n'avais effectivement pas à accepter la moindre censure. C'était une question de principe. Restait à savoir si n'importe quel terrain politique était nécessairement le bon.

Dans le train du matin qui m'amenait à Charleville, j'avais lu l'Humanité du jour, dont l'éditorial était consacré à l'arme atomique : l'appel de Stockholm venait d'être lancé. Je plaidai, défi pour défi, l'appel de Stockholm.

J'ai souvent dit à mon camarade Du Souich qu'il me devait bien les six mois ferme qui lui avaient été assenés pour me répondre. De toute évidence, il fallait dépasser la << maladie infantile ».

S'il n'y a pas de meilleure école que la pratique (Charle- ville était une excellente leçon), meilleure encore est la pratique collective. Il faut ici souligner le bienfait que fut le

1. « Maladie infantile », l'expression est de Lénine et désigne l'exagération « gauchiste » du communisme.

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souci de quelques-uns des aînés de systématiquement associer un jeune Z i chaque défense. Et puis, le développe- ment d'une répression de masse harcelante au cours des années 1948 à 1960 avait obligé à constituer au Secours populaire un collège juridique réunissant tous les avocats qui, communistes ou non, participaient habituellement à la défense politique face à la répression qui s'abattait sur les grèves, les actions syndicales, les manifestations pour la paix, contre la guerre du Viet-nam, contre l'arme atomique, contre le réarmement de l'Allemagne, ou.. . contre la répression elle-même. ' Ces procès prenaient tous les prétextes et toutes les formes, de la poursuite pour délit de presse aux renvois devant les tribunaux militaires, en passant par les « charrettes >> de « flagrants délits » pour rébellion, outrage à agents, sans négliger les tracasseries de militants par-des arrestations pour quel- ques heures ou des procès au Tribunal de police pour des distributions de tracts ou simplement la vente de l'Huma- nité le dimanche matin dans la rue... et sans compter encore les procès que, dans les années 1948 à 1950, on continuait à faire à des résistants pour des actes de Résistance !

Chacun de nous y faisait son expérience, mais ensemble nous en échangions aussi les leçons et souvent nous procédions à une réflexion en commun pour élaborer des argumentations essentielles, dont certaines faisaient même la matière de circulaires aux avocats. Certaines affaires importantes, ou certains types d'affaires, donnaient lieu à une critique juridique approfondie sur la nature du pré- tendu délit et sur la procédure adoptée.

1. Tous les exemples évoqués dans ces pages se situent dans cette periode. Cela tient à ce que, dans le profil général de ce livre, ils sont venus à la surface de la mémoire dans l'évocation de ce qui fut une longue école. On aurait tort d'en déduire que la répression soit du domaine de l'histoire, et la défense politique du domaine du souvenir. Les exemples relatés ont été plus faciles à raconter, parce qu'ils bénéficient du recul du temps, mais nombreux auraient pu être les cas aussi significatifs empruntables à l'actualité, qu'il s'agisse des mauvais procès faits aux militants syndicaux, aux jeunes communistes en lutte contre la chasse aux étrangers, aux élus locaux contre lesquels toute opération politicienne est bonne, etc. Ce livre ne se veut pas un recueil de souvenirs, mais un outil pour le présent.

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Nous apprenions, en partie de nos aînés, et en partie bientôt de notre propre émulation, à ne pas nous contenter de diatribes moralisantes, mais à enfermer l'adversaire dans le réseau le plus rigoureux de la discussion juridique. Manquer un argument juridique eût été autant trahir le cornhat que manquer aux éclairages de morale politique, à seule condition que le moyen juridique choisi ne soit pas en contradiction avec le fond du combat.

Nous y apprenions en quelque sorte à ne pas enfermer le politique à l'intérieur du juridique. Mais à mettre à l'intérieur du politique tout le juridique possible. Quant aux éclairages politiques, rapidement nous apprenions à mieux les maîtriser.

Être 1' « avocat-maximum », ce n'est pas être l'avocat du pire. Être offensif n'est pas être agressif. L'objectif n'est pas de se faire plaisir, surtout aux dépens de celui que 1'011 défend ou de la cause que l'on soutient (car toute condam- nation, même glorieuse, reste une défaite). L'objectif est de gagner. Pas à n'importe quel prix, mais gagner; cela signifie être conquérant, ne pas notifier au juge qu'on le rejette par avance et qu'on joue perdant, mais qu'on estime pouvoir le convaincre, à partir de valeurs dont on fait valoir qu'il devrait les partager.

Nous y apprenions aussi de certains de nos aînés à toujours nous soucier d'obtenir d'un avocat de conviction politique différente qu'il plaide avec nous sur la base de ce que le procès implique de valeurs communes, ce qui nous a souvent aidés à bien ajuster nous-mêmes notre démarche.

Sur ce chemin, les jalons ont été nombreux, et je ne peux pas les retenir tous ici. D'où ce choix, forcément arbitraire, et qui comporte le défaut capital de n'être pris que dans mon vécu personnel. Qu'on n'en déduise ni que ces exemples furent les plus symboliques ni que j'aurais la bêtise malhonnête de poser mon expérience en symbole, en exemple, et en résumé. Dix, vingt autres de mes camarades auraient pu ou pourraient en raconter beaucoup plus, et

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1 ; plus notoire ou méritoire. Mais le fait est qu'ils ne le font r

pas, et que je ne peux porter témoignage que de ce que j'ai ?

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vécu du plus pr6s. Au demeurant, j'ai le sentiment ainsi de i

porter témoignage pour eux tous et je souhaite être ainsi 1

f 1 reçu.

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A de très rares exceptions près (nous en avons hélas connu de fascistes, de haineux, de sadiques), aucun Juge ne mérite par avance l'anathème et la prévention de malfai- sance qu'accréditerait une assimilation puérile du contenu de classe de la justice. Une chose, et nous y reviendrons, est le caractère général de l'organisation judiciaire dans laquelle il opère et ce qu'elle fait de lui, autre chose est la conscience qu'il en a.

Il y a eu et il y a de grands magistrats, qui savent donner la mesure de leur indépendance, de leur conscience et de - leur courage et ce n'est pas une des moindres satisfactions d'une vie de combat pour la justice que ces partages dont elle aura été jalonnée. Mais à aucun, il ne faut faire confiance à partir des bonnes dispositions qu'on lui sup- pose : les meilleurs peuvent surprendre. A tous, il faut simplement marquer qu'on leur fait le crédit d'être sensi- bles à certaines valeurs fondamentales et à tout le moins de les faire respecter.

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Les succès obtenus comportent en effet un enseignement majeur et constant : dans un procès politique, même et surtout lorsqu'il ne s'avoue pas tel, on ne gagne jamais par la seule vertu de l'avocat. On gagne parfois par la seule vertu de la protestation populaire. On échoue rarement lorsqu'est assurée la conjonction des deux. Quant au Juge, il serait puéril de considérer qu'il aura alors cédé à une pression trop forte : la décision dépend toujours du choix qu'il fait et qui est de sa responsabilité. Mais la conjonction du populaire et du juridique est indispensable à la forma- tion de sa conviction, comme aussi, losqu'il le veut, pour l'aider à résister aux multiples formes de pression qui s'exercent sur lui venant d'en face.

Pour mesurer la valeur de cette règle, il n'y a sans doute pas d'exemples plus signifiants que ceux vécus devant les juridictions que l'on peut imaginer comme les plus mal disposées. Deux anecdotes en seront l'illustration.

Un conseil militaire d'enquête. Je grelotte. Ce n'est pour- tant pas la peur. Un peu de nervosité ? Sans doute. Mais ce qu'il peut faire froid ! Nous sommes en février 1955, place Carnot, à Lyon, au siège de la région militaire, et mon camarade Jean et moi, seuls dans une pièce aux murs nus, nous attendons pendant que délibèrent ceux devant les- quels nous venons de plaider.

Tribunal inhabituel, dans un local inhabituel, dans un climat inhabituel, devant des Juges inhabituels qui viennent d'entendre un langage inhabituel, dans une affaire inhabi- tuelle. Tout ici est inhabituel. Il est rare que la robe pénètre en ces bureaux des armes. Rarement en effet y sont sollicités les avocats. Dans une autre petite salle aiix murs nus, une grande table en bois blanc avec un tapis vert mité. Nous devant, moi en robe, lui en uniforme. En face, cinq uniformes, de grades et d'armes différents : deux officiers instructeurs, un de la coloniale, un de la gendarmerie, et, pour présider, le représentant régional de l'OTAN. Pour un conseil d'enquête destiné à statuer sur l'avenir militaire d'un officier communiste, nous sommes gâtés.

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Mon ami Jean est entré dans l'armée comme lieutenant d'active à la Libération, en provenance directe de la Résistance. En 1947, cela commence à devenir inconforta- ble : grève chez Bergougnan. La légende dit qu'appelé à mettre son unité en position face aux grévistes, il avait eu tendance à la placer plutôt face aux CRS, erreur d'orienta- tion qui avait provoqué sa mutation immédiate.

Et puis était arrivé l'inéluctable envoi au Vietnam. Mais dans le même temps lui était venu un quatrième enfant, et il n'avait pas fait cadeau de ce motif de refuser de partir. C'était légal, mais mal vu. Quelque temps plus tard, il était mis en congé avec demi-solde. Avec quatre enfants à nourrir, ce fut dur. Je le connus alors veilleur de nuit, employé aux écritures, etc. Cela ne l'empêchait pas de tirer de sa mise en congé la conséquence qu'il était rendu libre de militer. Il eut alors une activité politique intense et notoire dans sa région d'origine où il avait repris la vie civile.

Ce furent cinq années dures. Cinq années parce que le statut militaire exigeait qu'au terme de cette durée maxi- male, la situation de l'intéressé soit réexaminée, soit pour une réintégration en activité, soit pour une réforme défini- tive sans pension. C'est pourquoi nous étions convoqués à Lyon ce jour-là.

Pour ne rien faciliter, l'enquête préalable avait été menée.. . par un officier de gendarmerie que notre ami, en tant que responsable de la Résistance, avait fait « épurer >:

à la Libération comme collaborateur. La meilleure garantie d'objectivité !

Cependant les notes de service étaient, elles, objectives et excellentes, jusqu'au jour du refus de départ au Viet- nam. Et l'enquête portant sur le comportement pendant le congé était surtout consacrée à son activité politique.

Cela nous commandait de nous placer exclusivement sur le terrain politique, et à l'offensive.

Nous étions en 1955, au frais lendemain des accords de Genève mettant fin à la guerre frangaise au Vietnam, du rejet par l'Assemblée nationale du projet de Communauté

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européenne de défense, puis de l'arrivée des premiers officiers allemands au QG de l'OTAN à Fontainebleau.

Notre propos fut en substance celui-ci : « Nous avons lutté contre la guerre du Vietnam. Or quel est le résultat militaire de cette guerre? On a fait massacrer des généra- tions d'officiers français pour arriver à mettre nos jeunes soldats sous le commandement d'officiers allemands, pour arriver à une situation ou ceux pour qui nos troupes ont combattu endossent solennellement l'uniforme américain, tandis que ceux qu'elles ont combattus réclament vaine- ment l'établissement de relations culturelles et diplomati- ques avec la France. Et puis, fleuron de la lutte des communistes en cette période et victoire des luttes contre la liquidation de la nation, l'échec de la CED n'est-il pas un succès dont l'armée de la France est partie prenante? On vous demande de sanctionner un officier parce qu'il a profité de la liberté qui lui était donnée pour exprimer ce que vous-mêmes ne pouviez pas ne pas penser, mais que vous n'aviez pas le droit d'exprimer. Il a été simplement le porte-parole de votre propre conscience. »

Je ne me rappelle plus si l'attente dans la petite pièce voisine fut brève ou longue. Ce que je sais, c'est que lorsque nous fûmes réintroduits, ce fut pour nous entendre déclarer, sur un ton dépouillé qui y ajoutait sa valeur, que le conseil refusait la réforme. Par quatre voix contre une : ainsi, en raison du secret du délibéré, les cinq restaient couverts. Il faisait toujours très froid et je grelottais toujours. Mais rarement le ciel d'hiver avait été aussi lumineux.

Angers, « justice de classe ». Angers, en 1951, n'avait pas la réputation d'être une ville, ni une juridiction, particulière- mint progressiste. C'est pourquoi le jugement de condam- nation ne devait pas être une surprise lorsqu'un militant était poursuivi pour « entreprise de démoralisation.. . », pour avoir collé une affiche du peintre Fougeron représen- tant le cadavre d'une petite fille sur fond de ruines et légendée par le cri que venait de lancer Maurice Thorez de

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la tribune de l'Assemblée nationale : « Nous ne ferons pas, nous ne ferons jamais la guerre à l'Union soviétique B.

Pourtant, dès son prononcé, le journal angevin du parti, le Ralliement, n'y alla pas de main morte : sous la man- chette « Verdict de classe », on pouvait lire : « Les Juges n'ont pas été assez indépendants pour suivre leur cons- cience ; ils ont subi des pressions et les ont acceptées; l'iniquité du jugement n'a d'égale que la pauvreté des attendus. >> C'était certes un temps où la pluie des amendes commençait seulement à enseigner les prudences de plume d'une sage économie ménagère.

Le lendemain, comme la loi le prévoit, cas anormal où le Tribunal peut être juge et partie, le Tribunal d'Angers se réunissait en assemblée générale, et décidait de saisir le procureur de la République d'une plainte pour injures et diffamation envers corps constitué.

Au premier abord, ce n'était pas un excellent procès. Déjà, quelques semaines plus tôt, la Cour de Nîmes venait de condamner les auteurs d'un télégramme « protestant contre la justice de classe » et le climat était parmi nous à conseiller d'éviter les formulations inutilement corrosives.

Pourtant, le vin tiré, il fallait le boire. Alors pourquoi ne pas aller à la bataille sur le fond ? D'autant que l'un de nous (Joë Nordmann en l'occurrence) venait au cours d'une réunion de travail de faire une réflexion qui m'avait frappé : « Certes il faut être ferme et offensif. Mais cela signifie-t-il de prendre systématiquement les magistrats à contre-pied? Il faut faire la part de la bonne foi et des ignorances, et ne pas hésiter à faire ... l'école élémen- taire. » Cela faisait écho au << on revient de loin >> de Paul Vaillant-Couturier.

De plus, je venais de participer au Congrès de l'Associa- tion internationale des juristes démocrates, à Berlin dans une République démocratique allemande « vieille » de deux ans à peine, où nous avions assisté à l'inauguration, à Potsdam, de l'École des Juges.

Et c'est ainsi qu'en accord avec nos camarades d'Angers je choisi le débat théorique : « Parler de justice de classe

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serait une injure si nous nous en prenions à votre honnê- teté, si nous vous reprochions une partialité consciente et volontaire. >>

Or qualifier la justice et ses décisions de justice de décisions de classe, ce n'est pas mettre en question l'honnêteté et la conscience des Juges, mais la nature de l'appareil judiciaire, de ses structures, de son recrutement, de sa formation, de son environnement, c'est contester le mythe idéaliste bourgeois de 1' « indépendance » métaphy- sique.

Me référant à ma propre expérience, fils d'avocat libéral bourgeois, petit-fils de magistrat, arrière-petit-fils d'huis- sier, j'ai dû attendre presque la trentaine, l'épreuve des choix fondamentaux de la résistance à la trahison de ceux pour qui « valait mieux Hitler que le Front populaire », puis l'expérience vécue des luttes des travailleurs, et enfin la chance d'une ouverture internationale sur les pays socialistes, pour découvrir que pouvait exister une autre conception de l'État et du droit que celle que m'avaient enseignée ma famille et la faculté, doctorat compris : « Quel journal lisez-vous ? Quelle radio écoutez-vous ? Qu'avez-vous reçu comme enseignement universitaire ? >>

Je lis quelques passages de l'État et la Révolution, de Matérialisme historique et matérialisme dialectique et aussi, pour faire observer que ce n'est pas seulement une philosophie juridique abstraite, mais une doctrine juridi- que enseignée de l'Elbe au Pacifique, des passages du dis- cours du Procureur général Hilde Benjamin, lors de I'inauguration de l'École des Juges de Potsdam, et du discours de rentrée du Doyen Boura à l'université Charles-IV de Prague.

Je lis aussi un passage de la préface de la Défense accuse, dans lequel Marcel Willard évoque le contenu de classe du « banc des prévenus >> dans le procès politique, et cela va être l'occasion d'un de ces incidents qui font J< passer le courant » de façon décisive : avant l'audience, je suis allé vérifier le dossier au greffe. Une photo de De Gaulle y trônait en bonne place, à l'époque où il n'était institution-

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nellement rien d'autre qu'un chef de parti. Cela m'avait heurté, mais je n'avais pas vu comment en faire correcte- ment un problème. Au moment où j'évoque le contenu de classe que le procès politique donne au banc des prévenus, 17association d'idées fonctionne inconsciemment : du banc l'idée s'étend à la matérialité de la salle entière. Et revient à la surface l'affaire de la photo : de Gaulle au greffe, c'est la non-neutralité dans l'appareil de justice. Mais se rabattre sur une photo au greffe abaisse bien le débat. Et puis sur la personnalité de De Gaulle, on n'était pas certain d'être compris. 1

Tout cela défila très vite, et tout à coup I'association d'idées « photo au mur du greffe » - « photo au mur de la salle d'audience » me fit remarquer : derrière les magis- trats, face à moi, le mur porte une console et la console est vide ! - Messieurs, le contenu de classe des salles d'audience

a parfois des expressions symboliques : la salle où nous sommes ne comporte pas le buste de la République.

Les magistrats se retournent, regardent au-dessus d'eux sur le mur, interrogent du regard le greffier : depuis la Libération, Marianne attend au grenier qu'on pense à la remettre en place. Tout le monde sourit. Une certaine « intelligence » s'est établie entre nous, et j'enchaîne :

« Tous ces livres, dont les passages que je viens de vous lire ont incontestablement une portée juridique, les avez- vous jamais lus ? En connaissiez-vous seulement les titres ? A-t-on fait seulement une allusion, dans les cours de la faculté que vous avez fréquentés, à l'existence de ces idées ? 2Avez-vous vu un seul de ces livres dans la bibliothè- que de la Cour? Dès lors le problème n'est pas de votre

+ probité, mais de votre connaissance. En définitive, le débat porte sur la question de savoir si nous avons ou non le droit

1. En 1945, de Gaulle ayant prononcé contre le projet de Constitution le célèbre discours de Bayeux où il avait parlé de son « mépris de fer », ['Humanité avait titré « Mépris de fer et sabre de bois », et le Bureau politique avait sévèrement et publiquement condamné cette formule dès le lendemain.

2. Si depuis lors la référence au marxisme a pénétré dans les îacultés, eHe n'y figure le plus souvent que sous bien des déformations.

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d'avoir une analyse de l'État fondée sur l'antagonisme de classes qui caractérise selon nous la société. Nous faire ce procès, c'est donc nous faire un procès d'opinion, le procès de notre analyse théorique de la société. Pire, c'est nous faire un procès d'hérésie.

« En effet, le problème est celui de l'illusion d'indépen- dance métaphysique du Juge, abstraction faite des facteurs de détermination de sa conscience. C'est donc celui de la liberté de formation de la conscience qui est posé, c'est-à- dire celui de savoir si " au commencement est le verbe ou la matière ". En définitive, le seul reproche que l'on peut faire au journal est d'avoir écrit : " Ils n'ont pas été assez indépendants pour suivre leur conscience ", au lieu d'écrire : " Leur conscience n'est pas indépendante ".

« En effet, lorsqu'un tribunal ne suit pas les pressions dont il est l'objet, ce n'est pas de l'indépendance, mais du courage, au même titre que lorsque les dockers refusent de charger des armes pour le Vietnam au prix du retrait de leurs cartes de lait. Notre position n'est pas de demander au Tribunal de décerner un diplôme de bien-fondé A notre analyse de classe, mais de respecter notre droit de faire une telle- analyse et de l'exprimer.

« Au surplus, mettez-vous à la place des profanes qui vous regardent : ils savent qu'à de rares exceptions près la magistrature a, en 1940, prêté le serment d'allégeance à Pétain. Comment voulez-vous être compris quand vous parlez d'indépendance ? D

Enfin je lâchai du lest sur le secondaire pour renforcer le crédit de la démarche principale : « Sur un point, ils ont eu tort : Que vous ayez subi, que vous subissiez des pressions c'est notoire. Mais ils ne pouvaient affirmer que vous les aviez acceptées qu'à la condition de le prouver, ce que nous ne faisons pas. Au demeurant, c'est contradictoire de notre analyse des causes objectives de votre dépendance idéolo- gique. D

Quant à la critique des « attendus dont la pauvreté égalait l'iniquité de la décision », je remarquai qu'il n'y avait là qu'une formulation profane de ce qu'il arrive

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souvent de lire en des termes seulement plus feutrés dans les revues juridiques spécialisées, sous la signature de commentateurs de décisions.

Tandis que, remettant mon dossier au Tribunal, je montrais ma pile de livres : « Je ne vais pas en encombrer le Tribunal », le Président protesta : « Si, si : nous en prendrons connaissance avec intérêt. D

Quinze jours plus tard, le Tribunal prononçait une peine purement symbolique pour l'affirmation de pressions acceptées, et relaxait pour « verdict de classe », en considé- rant qu'ayant critiqué le jugement et non les juges, le journal n'avait exprimé qu'une opinion.

Et reprenant au greffe mon dossier et mes livres, je constatai que dans ceux-ci les signets n'étaient plus aux mêmes pages : ils avaient été lus.

Aussitôt le Procureur interjetait appel ce qui devait se terminer par un arrêt dans lequel la Cour confirmait le jugement. Entre-temps, déjà, la même Cour avait annoncé la couleur, en infirmant, sur l'appel que nous avions élevé, le << verdict de classe >> et relaxé le colleur de l'affiche de Fougeron.

Là encore, l'audience avait donné lieu à un débat de fond, où nous avions évoqué la trahison de Munich, la promesse de Georges Bonnet à von Ribbentrop, en 1939, de mettre les communistes à la raison, la caricature de Jean Effel et puis le rôle de l'Union soviétique dans la guerre, l'hommage de Churchill, le voyage de De Gaulle et le traité d'amitié, toujours pour rappeler, en dénonçant les entre- prises des fauteurs de guerre et le contenu agressif de l'OTAN, que la poursuite n'avait rien à voir avec une prétendue protection de la Défense nationale.

Et la Cour avait relaxé en s'appuyant notamment sur le fait que nous étions liés à l'URSS par un traité d'amitié. Elle ajoutait que « l'on cherchait vainement dans la déci- sion attaquée les motifs qui pouvaient la justifier », ce qui revenait, de sa part à elle aussi, à dire que « l'iniquité de la décision n'avait d'égale que la pauvreté des attendus ».

Toujours est-il que, pour avoir « fait l'école élémen-

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taire », et abordé le débat au fond, l'analyse de classe de la justice venait de conquérir droit de cité.

Un troisième souvenir permettra de mesurer la diversité des occasions et des formes où les mêmes principes peuvent trouver application. L'imagination, l'adaptation, pour combiner fermeté offensive et adéquation pour d'abord être entendu, commencent immédiatement et se poursui- vent jusqu'au bout d'une affaire. Au commencement, ce sont déjà, en cas d'arrestation, les coups de téléphone à la police, les protestations au niveau du Procureur, voire le cas échéant au cabinet du ministre. Si l'avocat est un combattant, il n'y a pas un secteur du front où il puisse ne pas se sentir responsable. Cela est vrai de la police, de la justice judiciaire, des commissions de discipline. Cela est vrai tant qu'il y a quelque chose à faire.

La grâce du Président. Cette fois, c'était au temps de la guerre d'Algérie. Les avocats communistes avaient orga- nisé un << pont aérien » pour assurer devant les tribunaux militaires une défense permanente des combattants algé- riens qui étaient l'objet d'une répression féroce, qui, sous l'alibi de ce que l'Algérie était sous le régime de trois départements français, refusait même de reconnaître aux membres de l'Armée de libération nationale le statut de prisonniers de guerre.

Il serait trop long de rappeler ici les diverses occasions où, comme à tant d'entre nous, il m'a été donné de mener aussi ce combat-là pour la justice et pour le droit, ou cette période aiguë de la Bataille d'Alger de 1957, dont le pire souvenir est la visite quotidienne de Mm" Audin, en quête de nouvelles de son mari et à laquelle Nicole Dreyfus et moi ne savions que dire. Des magistrats courageux, tels que le Procureur général Reliquet et l'Administrateur Teitgen, réclamant aux parachutistes des nouvelles des disparus, se faisaient (im)poliment éconduire.

Dès 1950, à l'occasion déjà d'un procès contre des précurseurs du mouvement d'indépendance, j'avais pris conscience de la hideur du colonialisme, à nos portes.

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Lorsque nous plaidions devant des officiers de carrière en évoquant le spectre d'un nouveau Dien Bien Phu, en leur disant que nous avions conscience de faire notre devoir national de représentants du peuple français, il nous arrivait d'être entendus ; il en allait tout différemment lorsque, dans la phase ultime, nous nous trouvions face à des colons qui avaient pris l'uniforme pour régler leurs comptes.

C'était un de ces procureurs que j'avais en face de moi dans ce procès, à Anaba (Bône, à l'époque) où l'on jugeait un jeune Algérien pris en uniforme et les armes à la main peu après qu'ait été trouvée égorgée une fille de son village qui avait eu des complaisances pour les officiers français. Sa culpabilité ne reposait sur rien, sinon sur des affirma- tions, d'ailleurs contradictoires, de la famille rivale du même douar, à telle enseigne que le Président, un magis- trat parisien de grande conscience qui purgeait son tour de mobilisation, ponctuait chaque témoignage d'un << le Tribu- nal appréciera ». Cela n'empêcha pas le Procureur de requérir la mort et.. . de l'obtenir.

A la sortie, je me fis un devoir d'aller prendre congé du Président, qui avait été littéralement prisonnier de son tribunal et qui me promit de faire au président de la République un << rapport de clémence ».

Dans le cadre de la procédure de recours en grâce, j'étais convoqué par de Gaulle quelques semaines plus tard. Dans ces sortes de circonstances, de Gaulle indiquait un siège en face de lui : << Je vous écoute.. . », se levait : << Je vous remercie », et raccompagnait, sans qu'aucune ébauche d'un mouvement de physionomie animât son masque.

C'était peu après l'épreuve de force qu'il venait d'avoir avec le barreau de Paris, parce que celui-ci refusait de sanctionner les avocats qui, dans le procès d'un réseau de soutien au FLN en France, menaient une bataille de procédure quasi obstructive.

Pour aborder l'interlocuteur par ce qui peut lui être sensible, dès lors que ce n'est pas contraire aux principes, l'argument était trop beau :

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« Monsieur le Président, vous connaissez le dossier, vous avez lu mon mémoire, je ne vais pas le paraphraser. Je voudrais seulement vous faire une confidence qui n'est pas dans mon mémoire : cette affaire pose pour moi un problème de conscience professionnelle. Il était tellement évident que le dossier était vide que, pour une fois, j'ai cru pouvoir, franchement, simplement, plaider les faits. Et maintenant, avec le résultat que cela m'a valu, je me dis que j'aurais dû ne rien laisser de côté des problèmes de procédure et mener une bataille de conclusions. » Le masque a cillé. J'ai compris que j'aurais la grâce.

Et quelle émotion, trente ans plus tard, de retrouver Nouri El Adel, quinquagénaire, dans sa ville, entouré de sa mère, de sa femme, et de ses trois enfants !

Combien de fois n'avons-nous pas répété qu'en définitive il s'agissait de savoir si le gouvernement réussirait à faire passer la contradiction entre le Juge et nous, ou si nous réussirions à la faire passer entre le Juge et lui. Je revois ce camarade - défaut que nous avons tous eu - plaidant de façon à la fois vengeresse et protestataire comme un jeune chien aboie devant un mur qu'il ne peut pas abattre, « de bas en haut ». C'est toujours « de haut en bas », ou, si l'on préfère, de « haut en haut », qu'il faut s'adresser aux Juges, sans mépris ou arrogance, mais avec la conscience calme et sereine de ce dont on porte témoignage.

Cet appel aux valeurs peut ne pas être sur le fond, mais seulement sur le terrain du respect de la légalité, soit au plan du droit de penser, de dire, ou de faire, soit au plan des garanties de forme et de procédure des droits de défense. Ici le juridique entre pleinement au service du politique, et rien de ce qu'il peut offrir ne doit être négligé.

Là encore, des exemples fort divers pourront aisément en témoigner.

Le « tour de France » d'Antoine Bar. Ce titre est repris d'un numéro de la Défense, le mensuel du Secours popu- laire. Antoine Bar, mineur à Montceau-les-Mines, vient d'être arrêté et jeté à la prison de Châlon. Mais son

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arrestation est tellement scandaleuse que les manifestations succèdent aux manifestations. Sa femme, déportée au titre de la Résistance, et encore convalescente, est à Montceau ; son juge d'instruction à Charolles, et son avocat << local », le libéral Brunet, à Mâcon. Mais, pour << raisons de sécurité », il est éloigné à la prison de Besançon ! Pas pour longtemps. Les protestations et les délégations se succè- dent chez le Juge. Alors, toujours << pour raisons de sécurité D, le Juge est dessaisi, le dossier est confié à un Juge parisien, et Bar << monté D à Fresnes.

C'est là que nous faisons connaissance et que commence une fraternelle amitié.

Qu'a donc fait Antoine Bar? En 1944, il est chef de maquis. Son groupe est en mouvement. Les accrochages avec les nazis se multiplient. Un soir la troupe campe dans le parc d'un châtelain et demande des vivres. Le châtelain répond par l'ordre de déguerpir et annonce qu'il va alerter la Kommandantur. Il est alors exécuté comme traître mettant en danger une troupe en opération de guerre. Bar sera poursuivi et détenu plusieurs mois, sous l'inculpation d'assassinat volontaire.

On peut être surpris que des résistants aient été poursui- vis pour faits de Résistance après la Libération. Les affaires, pour scandaleuses qu'elles aient été, ne manquè- rent pourtant pas, et ce fut même la première vague de répression de classe après la guerre. Répression de classe, car, à l'orée de ce que l'abbé Boulier devait appeler le combat des mêmes contre les mêmes », ce sont toujours des anciens FTP, presque toujours des communistes, la plupart ouvriers, qui seront l'objet de cette vindicte de ceux qui sortaient à peine de la grand-peur du peuple en armes : un ouvrier en armes réquisitionnant des vivres, ou exécu- tant un traître, ne pouvait être qu'un malfaiteur. A travers lui, c'est toute la Résistance que l'on entendait condamner, comme armée non régulière.

La chance (ou un acte avisé d'un procureur mieux intentionné) fit échoir le dossier à un magistrat qui avait été résistant et qui ne devait pas tarder à remettre Bar en

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liberté. Mais l'instruction se poursuivait, car la famille de la victime était partie civile. On pardonnera, dans ce qui va suivre, l'omission de certains noms. Si l'on peut rappeler que retiré au résistant Raoult, le dossier revient alors à Muller, autre magistrat résistant, d'une trempe qui devait montrer son rigorisme alsacien, il faut oublier que, pendant un temps, la partie civile eut deux avocats. De la présence de l'un, il ne fallait pas s'étonner. Que l'autre, grand résistant, apparût un jour à la rescousse me heurta telle- ment que je ne pus m'abstenir de lui en faire la remarque.

c'est le même jour qu'à l'instruction, le Juge avait convoqué comme témoin le colonel FTP, autre mineur, qui coiffait Bar, et lui avait demandé de lui expliquer les opérations pour comprendre quel avait été le degré de danger et de nécessité.

Le témoin et le Juge étaient penchés sur la carte, lorsque le premier des avocats de la partie civile, lui-même notoriété du barreau, mais connu alors pour avoir surtout défendu pendant l'occupation des trafiquants du marché noir, intervient : << Toutes ces discussions d'état-major nous éloignent bien du dossier. >> Je verrai toujours le Juge se dressant, raide comme un piquet : << Maître, je n'accepte pas que dans mon cabinet, on traite de discussion d'état- major les combats menés par ces hommes. C'est une injure à la Résistance, et si cela se reproduisait, je vous prierais de sortir! B L'autre avocat, le grand résistant, ne pouvait dissimuler sa gêne de se trouver en cette situation. Un peu plus tard pourtant, c'est lui qui demanda : << Et les vols, c'est à ce moment-là que vous les avez commis? »

Le Juge alors loucha fixement sur les décorations qui constellaient la robe : << Il y en a dont le langage a changé, en trois ans. >> Alors, le premier, gaffeur : << Eh bien moi, mon langage n'a pas changé : j'ai toujours appelé cela un vol ! D Je ne pus me contenir : << Mon cher confrère, il faut en effet vous rendre cette justice. >> Le soir même, l'avocat résistant se retirait du dossier, donnant une preuve nou- velle de sa probité.

Quant à l'autre, il devait involontairement contribuer à

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l'heureux dénouement qu'allait connaître l'affaire : le Juge avait fini par rendre une ordonnance de non-lieu qui ne prenait cependant pas position sur le fond, mais constatait qu'en raison des titres de Résistance de Bar, la loi d'amnistie s'appliquait.

Cela ne nous satisfaisait qu'à moitié, mais du fait du non- lieu, nous ne pouvions pas faire appel. Sans doute le magistrat avait-il, au dernier moment, voulu préserver le droit de la veuve a une pension de victime de guerre.

Mais ne voilà-t-il pas que c'est elle qui, d'abord avide de vengeance, interjette appel. Et j'ai alors la surprise de lire, dans le mémoire établi par son avocat pour la Chambre des mises ', que si l'affaire a connu ce sort, c'est parce qu'elle a été traitée par un Juge civil, alors qu'elle aurait dû l'être par un militaire. La partie civile demande à la Chambre des mises de déclarer les tribunaux judiciaires incompétents au profit du tribunal militaire.

Est-ce une bévue d'un collaborateur chargé du mémoire? Une erreur du << patron >> lui-même, emporté par la rancœur de ses incidents avec le Juge, et porté par l'idéologie de classe qui oppose armée régulière et résis- tance populaire ?

Toujours est-il qu'il comble nos vaux : nous avons toujours placé l'affaire sur le terrain militaire, revendiqué l'assimilation du maquis à l'armée, protesté contre des incriminations << de droit commun », qualifié les actes poursuivis d' << actes de guerre ». Immédiatement, je réponds par un mémoire qui pourrait tenir en un mot : << D'accord ! >> Et la Chambre des mises adopte l'exception d'incompétence, nous voilà repartis pour un tour.

Un détail cependant : les parties civiles ne sont pas recevables devant les tribunaux militaires. En réclamant, et en obtenant la compétence militaire, la partie civile s'était d'elle-même éjectée du bateau et réduite au silence !

Devant les militaires, il fut aisé et rapide de faire

1. Chambre des mises en accusation, devenue depuis 1958 Chambre d'accusa- tion, et qui est la juridiction d'appel des décisions des Juges d'instruction.

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admettre, à partir d'un langage commun, l'acte de guerre. D'avoir fait appel contre l'ordonnance d'amnistie, la partie civile allait voir s'évanouir ses droits à pension, tandis qu'Antoine Bar y gagnait une nouvelle décision de non- lieu, mais cette fois fondée sur l'ordonnance d'Alger de 1943 déclarant légitimes les actes accomplis pour la libéra- tion du pays.

Sur le rebord de ma bibliothèque, une lampe de mineur offerte par Antoine Bar symbolise l'unité de combat de la classe ouvrière pour elle-même et pour son pays.

Les dix-huit mois. Premier tableau : le mauvais coup d'Auxerre. Les dix-huit mois, pour moi, c'est d'abord, une fois encore, une image de l'automne 1950 ; entre dix heures du soir et une heure du matin, avec Monique, nous tapons à la machine. Autour de nous, dans une pièce sans meubles, des échelles et des pots de peinture. Devant la fenêtre d'angle, belle inspiratrice.. . la prison de la Petite Roquette '. Nous venons d'emménager, et ne sommes qu'à peine installés. Nous n'avons de secrétaire que le matin et ce que nous tapons ce vendredi soir ne saurait attendre lundi. Le Juge d'instruction d'Auxerre vient de décider de se déclarer incompétent au profit du Tribunal militaire dans une affaire de distribution de tracts par deux jeunes communistes de l'Yonne.

La durée du service militaire qui était d'un an vient d'être portée à dix-huit mois, sous le prétexte de la guerre du Vietnam, et le Parti communiste français, l'Union de la jeunesse républicaine de France, la CGT ont engagé une campagne nationale contre cette prolongation. Un peu partout en France, les distributeurs de tracts et les colleurs d'affiches, dont les textes ne dénoncent pas seulement la prolongation du service, mais aussi le rôle que l'on fait jouer à l'armée, sont interpellés : la guerre au Vietnam et le remplacement des grévistes pour vider les poubelles.

1. Prison pour femmes aujourd'hui démolie, qui était située à Paris, dans le haut de la rue de la Roquette.

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Dans les premiers temps, de 1947 à 1950, où déjà ce rôle était dénoncé par des tracts et des affiches, dont certains appelaient directement les jeunes à ne pas s'y prêter, les poursuites ne manquaient pas. Elles se fondaient sur les textes réprimant « la provocation de militaires à la déso- béissance ».

Mais le 11 mars 1950, après plusieurs jours de résistance des parlementaires communistes, l'Assemblée a voté la « loi super-scélérate >> qui étend au temps de paix le << décret Sérol ».

Le décret Sérol, qui devait son nom au ministre socialiste qui en avait la sinistre paternité, avait été édicté en 1940. Visant les communistes en lutte contre la trahison qui se perpétrait, il punissait de mort ... le crime (d'opinion) d' « entreprise de démoralisation de l'armée et de la nation ayant pour objet de nuire à la Défense nationale », avec compétence des tribunaux militaires. La loi de 1950 (Vin- cent Auriol régnant comme président de la République) l'étendait au temps de paix.. . en limitant à dix ans de réclusion le maximum de la peine, parce que, remarqua très franchement l'un de ses initiateurs, c'était le seul moyen de la faire passer.

N'osant cependant pas d'emblée et ouverte~nent utiliser ici le nouveau texte pour des actes strictement limités à des écrits, les poursuites contre les militants de la campagne contre la prolongation du service à dix-huit mois allaient (pour un temps) passer par le détour plus feutré de la répression, devant les tribunaux judiciaires ordinaires, du délit de provocation à une entreprise de démoralisation, etc.

Telle était l'affaire dont s'occupait un Juge d'instruction d'Auxerre. Mais parallèlement, avec la prudence initiale consistant cette fois à ne l'ouvrir que « contre X », une instruction visant la direction de L'UJRF avait été ouverte au tribunal militaire, en vertu de la loi du 11 mars 1950 prise en l'état pur, pour « entreprise » et non pas seule- ment pour « provocation à entreprise >>.

Et notre antenne d'Auxerre, Delorme, un avocat socia-

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liste pour qui l'ennemi principal n'était pas les commu- nistes, nous avait heureusement alertés sur l'intention du Juge d'instruction de se déclarer incompétent et de ren- voyer le dossier au Tribunal militaire sous le prétexte d'une connexité avec l'objet de l'information contre X.

Il nous avait heureusement alertés, car sans lui c'était la catastrophe. Le Juge était de ceux qui ne négligent pas les petits moyens : les appels des ordonnances du Juge étaient soumis à un délai de vingt-quatre heures; nos gens habitaient à la campagne ; en leur signifiant l'ordonnance le samedi, il y avait une petite chance qu'ils ne nous prévien- nent que le lundi.. . et que nous arrivions trop tard, d'autant que n'ayant pas prévu cette éventualité, nous ne les avions pas prévenus de ces brefs délais, et qu'ils pouvaient ne penser à nous prévenir que par une lettre que nous aurions le mardi ou le mercredi.

Certes, la loi oblige le Juge à notifier aussi l'ordonnance à l'avocat, et la correction lui dicte normalement de faire précéder la notification à l'inculpé par celle à l'avocat. Cela permet à l'avocat de réagir à temps auprès de son client. Mais ce n'est pas pour le Juge une obligation. Et le fait est qu'en l'occurrence nous l'avons reçue le lundi matin, ce qui aurait été trop tard pour joindre à leur domicile campa- gnard, à temps pour un appel à faire avant le lundi soir, deux jeunes partis au travail pour la journée ! Mais grâce à Delorme nous avions été alertés dès le samedi, et l'appel était fait. Le Juge au zèle très spécial en fut pour sa déconvenue.

Mais doutant fort qu'il s'agît d'une initiative purement personnelle, nous craignions que le dossier fût déféré à la juridiction d'appel avec la même célérité, et dès le samedi soir, pour ne pas être pris de vitesse, nous tapions les mémoires à déposer à la Cour, et dans lesquels nous contestions : 1' la compétence des tribunaux militaires pour un « délit de presse », 2' l'existence du moindre début de preuve de ce que les tracts appelaient à une « entreprise », c'est-à-dire à une action concertée, 3' encore moins que cet appel ait eu pour but une action

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concertée ayant pour objet de « démoraliser », 4' et encore, encore moins que cette « démoralisation » ait eu pour objet de nuire à la Défense nationale. Le dépôt de ce mémoire nous permettait, si la « Chambre des mises » nous rejetait, de faire un pourvoi en cassation qui suspendait encore la procédure pour plusieurs mois.

Nos craintes, cependant, étaient infondées - à moins que ce ne soit notre réaction rapide qui ait neutralisé l'opération -, mais le dossier ne devait pas venir à la Cour avant un certain temps. Une autre tentative faite aux dépens de la présidente de l'UFF, Madame Cotton, qu'assistait Michel Bruguier, devait connaître le même sort, et la Cour d'appel devait dans les deux cas faire droit à nos arguments.

En 1953, « enfin », le gouvernement se décidait à déférer au Tribunal militaire la direction de 1'UJRF et de la CGT, pour « entreprise ... », à un moment où l'action contre la guerre du Vietnam avait atteint un tel niveau que la tentative ne fut jamais menée à son terme et dut se conclure par un non-lieu général. Repensant au mot de François Billoux (« tenir le front le temps de rassembler les réserves », celles-ci étant l'opinion publique), nous nous sommes dit alors qu'en éventant le mauvais coup d'Auxerre, et lorsque nous tapions nos mémoires au milieu des pots de peinture, nous avions sans doute contribué à infliger à l'opération ce retard de trois ans qui permettait de la faire capoter.

Deuxième tableau. Du fait que l'information pour « entre- prise » ouverte devant le Tribunal militaire ne visait que la direction de la Jeunesse communiste, seules les procédures engagées contre des tracts ou affiches de I'UJRF faisaient l'objet des tentatives de transfert aux juridictions mili- taires ; d'autres poursuites très classiques, en correction- nelle par voie de « citation directe » ', fleurissaient dans

1. Convocation devant le tribunal sans enquête préalable par un juge d'instruction.

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toute la France toujours pour « provocation à entreprise de démoralisation », et toujours axées essentiellement sur la dénonciation de la guerre du Vietnam que contenaient ici 17a£fiche et là le tract.

Nombreux sont nos camarades avocats qui plaidèrent devant tous les tribunaux correctionnels de France, et ce fut un véritable festival de relaxes.

Il me fut donné de plaider la première affaire à Saint- Nazaire, qui, doublée d'une autre semblable à Nantes quelques jours plus tard, allait donner l'exemple, faire école. Sur cette lancée, tous les tribunaux allaient refuser de satisfaire à la commande gouvernementale de répres- sion, et cela sur un terrain de principe.

A Saint-Nazaire, toutes les conditions du succès étaient réalisées. Le principal inculpé, Rocher, qui devait devenir par la suite secrétaire de la fédération de la Loire- Atlantique du Parti communiste, était instituteur. Était-ce un hasard si les audiences (qui du fait des destructions de guerre se tenaient encore dans une villa de La Baule) avaient lieu le jeudi1? Toujours est-il que la salle était pleine. A la barre, avec moi, le Bâtonnier Russacq, vieux militant nazairien de la Ligue des droits de l'homme, de la veine de ces radicaux du début de siècle dont la devise était « Pas d'ennemi à gauche P.

Telles étaient les conditions politiques « externes P. Quant aux conditions politiques « internes », nous nous employions à les assurer par le contenu juridique de notre argumentation :

1" Certes, nous critiquions la politique militaire de la France au Vietnam. Mais comment pouvait-on, en droit, qualifier cela d'action « ayant pour objet de nuire à la Défense nationale D? La << Défense nationale » étant la dkfense de la nation, il fallait définir ce qu'est la nation. Et nos conclusions, reprenant mot pour mot la définition marxiste de la nation telle qu'elle fleurissait alors dans toutes les écoles du parti, demandaient au Tribunal de

1. A l'époque, le jour de repos scolaire n'était pas le- mercredi mais le jeudi.

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« dire et juger >> que la nation est une « communauté stable historiquement constituée, de territoire, de langue, d'éco- nomie, de formation psychique et de culture », que le Vietnam ne pouvait pas être considéré comme faisant partie de la nation française, que les troupes vietnamiennes n'avaient pas débarqué à Marseille, que donc la campagne militaire française au Vietnam n'entrait pas dans la défini- tion juridique de la Défense nationale, et que par consé- quent, la critique de la guerre du Vietnam visait la politique militaire du gouvernement mais non la Défense nationale.

2" La critique de la politique militaire fait partie du droit de critique politique en général et sa répression est une atteinte à la liberté d'expression garantie par la Constitu- tion.

3" Nous ne demandions pas au Tribunal d'approuver et de partager notre appréciation de la guerre du Vietnam, mais de nous reconnaître seulement le droit de l'avoir et de l'exprimer. Nous soulignions que nous respections ainsi le devoir de neutralité politique du Tribunal, et la défendions même contre un gouvernement qui voulait y porter atteinte, puisqu'en lui demandant de nous condamner, il lui demandait de prendre position sur une politique militaire, en interdisant de la discuter, et en la décrétant inhérente à la Défense nationale.

C'est sur ce terrain que nous devions emporter la décision, le Tribunal de Saint-Nazaire, et les autres après lui, ayant relaxé, motif pris de ce que nous ne faisions rien de plus que d'user de notre liberté d'expression.

Cela n'empêchera pas nos camarades, le lendemain d'un de ces jugements, de publier dans le journal local du parti un article triomphal : « Le Tribunal contre la guerre du Vietnam ! ». L'expérience nous incita à prendre la précau- tion, au sortir de chacune de ces audiences, de mettre nos camarades en garde : « Le Tribunal va sans doute relaxer. Mais n'écrivez pas qu'il nous approuve ; écrivez la vérité : il refuse d'approuver le gouvernement dans la guerre et dans la politique du bâillon. » C'était suffisant, et il ne pouvait être que nuisible à la fois pour de nouvelles affaires

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judiciaires éventuelles et pour notre crédit d'attribuer aux Juges d'autres sentiments que ceux qu'ils avaient exprimés.. . et qui ne manquaient pas de valeur.

Jusqu'à la réforme judiciaire de 1958 qui devait réduire le nombre des Tribunaux et du même coup les éloigner du public, il y avait dans le Loir-et-Cher deux Tribunaux « civils » (on dirait aujourd'hui « de Grande Instance ») : à Blois et à Romorantin. Et comme l'action dans le Loir-et- Cher avait été largement menée, il y avait des poursuites devant les deux Tribunaux. C'était cependant déjà la politique de la misère, et il n'y avait à Romorantin qu'un « Juge résident », que venaient « compléter », les jours d'audiences, une fois par semaine, deux Juges de Blois.

Ainsi, cette semaine-là, après avoir plaidé à Blois avec un confrère non communiste, notre ami Piolé, nous par- tions ensemble le lendemain plaider à Romorantin, où nous retrouvions deux de nos trois Juges de la veille, et le même Procureur, venus parallèlement, pour nous entendre à nouveau, faire le même débat, devant et contre les mêmes, à la différence du Président.. . et du public.

A Blois, le premier contact avait été grinçant. Lors de la visite de courtoisie qu'il est d'usage que l'avocat « exté- rieur » fasse au Président pour se présenter, celui-ci m'avait accueilli fraîchement : la protestation populaire @tait exprimée par des milliers de cartes postales éditées par le comité du Loir-et-Cher du Secours populaire, qui s'empilaient sur son bureau. Il s'insurgeait contre ce qu'il qualifiait d' « inadmissible pression ». Je devais lui rappe- ler l'Affaire Dreyfus, le rôle traditionnellement joué par l'opinion publique dans les procès politiques en France, et la valeur démocratique de ce qui n'était pas une pres- sion mais l'expression d'une émotion qui constituait un précieux témoignage pour le Tribunal, un élément utile de réflexion sur la valeur toute relative des choix politiques officiels.

Souvent, depuis, nous avons, en audience publique, fait le rappel de cette vérité : les pressions? Elles viennent d'ailleurs. L'opinion publique n'a pas besoin d'exercer des

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pressions, puisqu'elle ne réclame que la justice, mais il faut qu'elle soit puissante pour contrebattre les pressions du gouvernement, et offrir aux tribunaux raisons et appui pour y résister.

L'audience devait faire le reste, et celle du lendemain à Romorantin, avait des airs de formalité. A telle enseigne qu'il fallut attendre 17 heures pour que l'affaire soit appelée. Pendant trois heures nous vîmes défiler les garde- chasse et les garde-pêche, discuter du poil et de la plume, des gibiers permis et défendus. Nous étions en Sologne. Enfin, à 17 heures, le Président interpellait le greffier : « Il reste une petite affaire ». Nous allions parler du Vietnam. Mais là encore, ce fut un jumelé de relaxes.

Une seule affaire devait aboutir à une condamnation : la dernière, avec un long décalage, en 1953 à Nancy. C'était une affaire de I'UJRF, qui venait si tard parce qu'elle avait connu la tentative de militarisation, l'appel, et même le pourvoi en cassation ... et nous avions gagné, en ce sens qu'elle était restée au « civil ». Mais en 1953, c'était le moment où avait affleuré la tentative ouverte contre la direction de I'UJRF et la CGT devant le tribunal militaire pour « entreprise ». Le jugement de Nancy allait s'en ressentir.

D'autant plus qu'en trois ans la bataille s'était dévelop- pée au-delà, et que, déjà hors de la foulée des décisions du « tour de France des dix-huit mois », cette affaire ne mobilisait plus personne, et l'audience se déroulait sans public.. . et sans cartes postales.

Mais il était trop tard pour que cela eût quelque portée : Quelques semaines plus tard en effet, l'opération centrale faisait long feu. Bientdt Henri Martin1 à son tour était libéré. Diên Biên Phu n'était pas loin.

1. Henri Martin, résistant dans sa première jeunesse, marin du corps expédi- tionnaire en Indochine, fut poursuivi et emprisonné pour avoir distribué des tracts contre la guerre d'Indochine parmi les marins. La campagne pour sa libération fut une grande bataille de l'après-guerre et sa libération elle-même fut une première victoire des forces de paix et une sorte de préface aux accords de Genève en 1956.

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L9Astoria. Premier acte. Une fois de plus, ils sont vingt- cinq dans le box des « flagrants délits ». Il y a des ouvriers du bâtiment, des employés de la RATP, un publiciste, un agrégé de mathématiques.

Image classique : tous un peu défaits, mal rasés, fripés, dépaysés. Deux nuits au dépôt, sans liaison avec leurs familles, avec leurs camarades, sinon entre eux, et, au début, mêlé de la fierté diffuse d'être en première ligne, le regard un peu clignant du toro brusquement jeté de l'obscurité du toril à la lumière de l'arène. Mais tout de suite, dans l'entassement du public, on reconnaît la femme, le copain ; on se fait des signes, par-dessus un service d'ordre de gendarmes nerveux et hargneux.

Nous sommes, Fernand Plas, Gaston Amblard et moi, les trois qui assurons l'audience, comme nous avons assuré déjà celle d'hier pour vingt-cinq autres. La veille nous nous étions hâtivement partagé l'examen des dossiers indivi- duels, nous nous étions entretenus tant bien que mal, par- dessus le box, avec l'un ou l'autre, après nous être présentés, et nous avions, comme de routine, demandé le « renvoi à trois jours (qui en signifiaient cinq), pour avoir le temps de préparer la défense. Enfin nous avions fait le maximum pour arracher quelques libertés provisoires.

Déjà en soi, c'était une bataille : A cette époque, la procédure de « flagrant délit », (remplacée depuis par celle de « saisine directe », qui ne vaut guère mieux) était une des armes de prédilection de la répression politique. La technique était simple : à la sortie d'une réunion, des agents en tenue faisaient circuler juste assez nerveusement pour provoquer des réactions et on embarquait le plus de monde possible sous l'inculpation de « coups à agents >>, de « rébellion », si simplement on renâclait à monter dans le car, ou encore d' « outrages à agents ».

La procédure de « flagrant délit » permettait de garder les victimes au poste et de les présenter dès le lendemain matin au Tribunal. Là, le « délinquant » avait le droit de demander un report de cinq jours pour organiser sa défense (c'est-à-dire avoir l'avocat de son choix, voir ce qu'il y avait

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contre soi dans le dossier, faire convoquer des témoins en sa faveur et aussi organiser la protestation). Le Tribunal pouvait ordonner la mise en liberté de l'intéressé, mais c'était très rare, et l'idée de manquer au foyer et surtout de risquer perdre son travail inspirait la tentation redoutable d'être jugé tout de suite. C'était presque toujours un mauvais calcul, car sans défense ou avec une défense bâclée, loin de sortir, on écopait de la prison ferme que le renvoi de l'affaire aurait permis d'empêcher. Il n'était pas trop de nos interventions pour faire comprendre qu'il valait mieux rester cinq jours de plus et faire le vrai procès, avec témoins, arguments, pétitions et salle comble, plutôt que d'être jugé à la sauvette et d'être frappé plus facile- ment.

Ce matin, pourtant, nous n'allons pas nous y attarder, et si nous bavardons fébrilement avec nos << clients », en anendant que monte le tribunal, c'est pour leur expli- quer ce que nous allons faire, et qu'ils n'assistent pas sans comprendre à des débats auxquels ils ne participe- ront qu'en auditeurs. En effet, entre l'audience d'hier et celle d'aujourd'hui, une remarque nous a mis la puce à l'oreille.

Peut-être est-il temps de préciser que les vingt-cinq plus vingt-cinq ont été arrêtés place de l'Étoile, alors qu'ils distribuaient un tract appelant à une manifestation trois jours plus tard pour accueillir le généra1 Eisenhower venant prendre le commandement du premier état-major de l'OTAN nouvellement constitué, et qui pour cela s'installe- rait à lYAstoria, célèbre immeuble aux coupoles inachevées, construit en 1914 à l'angle de la place de l'Étoile et des champs-Élysées par, ô symbole, Guillaume II, en prévi- sion de son installation à Paris en vainqueur. L'histoire n'a jamais dit si le choix des services américains était dû à une ignorance, à une méconnaissance des sentiments et de l'histoire des Parisiens ou à une facétie d'un conseiller français. Toujours est-il que nos cinquante amis étaient en prison pour crime de lèse- Amérique.

Mais déjà sans doute imposait-on l'orientation qui devait

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déboucher sur l'affaire des pigeons ', en un mot la tentative de faire diversion à la lutte des communistes pour la préservation de l'indépendance française, de les mettre hors-jeu en les présentant à l'opinion publique comme casseurs, coupables d' « atteinte à la Sûreté intérieure de la France », en « tentant de changer par la force la forme républicaine du gouvernement ». Ou peut-être voulait-on simplement alourdir les pénalités applicables par les juges. Seule l'une de ces deux raisons peut expliquer qu'au lieu de s'en tenir classiquement à interdire la manifestation, puis à poursuivre pour « participation à une manifestation inter- dite » ou à son organisation, on était monté d'un cran en appuyant l'inculpation sur les textes réprimant la « provo- cation à attroupement ».

La différence était que 1' « attroupement >> se distinguait de la << manifestation » en ce qu'il n'était constitué qu'à partir du refus de dispersion après trois sommations assorties de roulement de tambour. Inutile de dire que cette définition juridique du critère de « force ouverte >> datait. Elle datait même des années quarante du siècle dernier. Aussi les peines prévues étaient-elles les peines « politiques » de l'époque : détention dans une enceinte fortifiée.

Du même coup, le délit lui-même était classé dans la catégorie juridique des « délits. politiques ». Or la loi sur le

1. Le 28 mai 1952, le Parti communiste français avait organisé une manifesta- tion pour protester contre la venue officielle à Paris du général américain Ridgway, chef des forces d'intervention en Corée. La manifestation avait été interdite et donna lieu à des affrontements violents. Le soir, alors qu'il traversait la place de la République en voiture pour rentrer à son domicile, Jacques Duclos, secrétaire du C.C.,. était intercepté par la police, arrêté, et déféré à un Juge d'instruction sous i'inculpation de participation à un complot destiné à « changer la forme républicaine de gouvernement >>. . Assez scandaleuse et ridicule en soi, i'opération se fondait sur deux pièces à conviction maîtresses : la voiture était équipée d'un poste de radio pour correspondre avec des mystérieux partenaires, et on avait trouvé dans le véhicule les cadavres de deux pigeons voyageurs.

Le poste de radio n'était pas différent de tous les autoradios. Quant aux pigeons, c'était une paire d'innocentes « volailles » qu'un paysan de la Nièvre lui avait apportés et qu'il rapportait chez lui pour le diner. Jacques Duclos fut quand même détenu deux mois. Puis il fallut bien le libérer et on n'entendit plus jamais parler de l'affaire qu'on ne put que clore par un non-lieu après quelques années, et qui est entrée dans l'histoire sous le sobriquet de « complot des pigeons ».

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flagrant délit précisait que son application était exclue en matière de délits politiques.

Nous n'avions donc pas même à plaider en droit l'absur- dité de l'inculpation de « provocation à attroupement », du fait que nulle part dans les tracts distribués il n'y avait d'appel à rester « attroupés » même après trois-roulements de tambour accompagnant des sommations formulées par un commissaire ceint de son écharpe ! Il nous suffisait, d'entrée, dès l'appel du premier nom par le Président, et immédiatement après l'interrogatoire de vérification d'identité, d'interrompre le Président avant qu'il n'aborde l'interrogatoire sur les faits, et de déposer des conclusions rappelant que le flagrant délit ne s'applique pas aux délits politiques, que la procédure est donc inapplicable aux inculpations de provocation à attroupement, que la saisine du Tribunal est donc irrégulière et le maintien en prison entaché de défaut de cause juridique, donc que le tribunal devait constater la nullité de la procédure, celle des mandats de dépôt décernés dans son cadre, constater l'extinction de l'action publique, et ordonner la mise en liberté immédiate, sans autre débat, de prisonniers abusivement retenus.

Dans le box et dans la salle, prévenus par nous, tous sont un peu goguenards, un peu intrigués, aux aguets d'un Tribunal manifestement embarrassé de cet imprévu qui lui tombe sur la tête, et qui nous donne la parole pour « développer » nos conclusions. Nous nous sommes par- tagé la tâche, car nous n'allons pas offrir à la répression le bénéfice de faire, à la faveur de nos arguments de procédure, l'économie du débat politique, ni en frustrer ceux du box et leurs amis, ni les gendarmes et les policiers témoins, qui attendent dans la salle et à qui ça ne peut pas faire de mal.

Donc l'un plaide l'argumentation de procédure, l'autre les raisons politiques (procès de l'illégalité gouvernemen- tale, défense des principes démocratiques) et le troisième, bien sûr.. . Eisenhower et l'OTAN pour lesquels certains sont prêts à n'importe quelle illégalité, mais « auxquels le Tribunal ne se soumettra pas D.

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C'est au tour du Substitut1 de répondre. Il a eu le temps de récupérer, et de feuilleter son code pour une réponse sommaire. Il croit pouvoir nous prendre de haut, balayer notre position d'un revers de main.

Nous répliquons. La bataille est devenue plus serrée, la discussion approfondie. Nous n'avions la première fois qu'annoncé et énoncé le moyen. Cette fois, nous l'étayons, l'argumentons, construisant le raisonnement, à telle enseigne que le Tribunal se sent vraisemblablement en difficulté pour écarter nos arguments, car au lieu de clore là, il demande au Substitut de nous répondre à nouveau.

Mais le Substitut n'est pas prêt ; il demande une suspen- sion d'audience. Le prétexte : faire des vérifications en bibliothèque. La vraie raison : aller au rapport chez le Procureur et recevoir des instructions.

A tour de rôle, nous sortons fumer une cigarette et bavarder avec les amis dehors ou nous restons tenir compagnie à ceux du box, sous l'cil toujours chatouilleux des gendarmes. Dehors, côté coulisses, les allées et venues entre les dépendances de la salle d'audience et les locaux du parquet sont celles d'une véritable fourmilière où vient de plonger un bâton ; les mines sont mystérieuses, affai- rées, graves.

Trois quarts d'heure s'écoulent avant la sonnerie de reprise ; tout le monde rentre ; le Tribunal remonte, et donne la parole au Substitut. Cette fois, celui-ci a des livres, avec des marque-pages ici ou là, et nous oppose une longue réfutation, truffée de citations d'auteurs, de déci- sions de jurisprudence. Le Tribunal, à mesure de l'exposé, marque un visible soulagement, et comme toujours dans ce cas, les regards, dans le box, se montrent imperceptible- ment inquiets, non pas de perdre une planche de salut, mais qu'un bon tour soit manqué.

Le Substitut se rassied, content de lui : nous avions cru

1. Représentant du Procureur. 2. Services du Procureur.

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l'avoir, mais notre tentative fait long feu. On va pouvoir passer aux choses sérieuses, à l'examen des actes des fauteurs de désordre.

Pourtant, nous avons, au banc de la défense, le droit à la parole les derniers, et nous ne nous reconnaissons pas battus. Cela devient une question d'amour-propre. D'ail- leurs le Substitut a fait un numéro savant, mais totalement à côté du problème. Nous nous faisons forts de le démon- trer, mais il nous faut pour cela le temps d'aller nous- mêmes à la bibliothèque, nous reporter aux citations qu'il a faites, et dont nous avions hâtivement noté les références au fil de l'écoute. II a disposé de trois quarts d'heure, nous demandons nous aussi une suspension de trois quarts d'heure. Mais il est déjà onze heures et demie. Les audiences de << flagrant délit >> se tiennent le matin, car, à l'époque, c'est l'heure où il n'y a pas grand monde au Palais. La justice expéditive cache sa honte. Et à treize heures, une autre audience doit avoir lieu dans la même salle, avec d'autres Juges, composant une autre chambre, pour juger d'autres affaires. Qu'à cela ne tienne ! Fait sans précédent : on trouvera une autre salle pour la chambre qui doit siéger cet après-midi, et nos magistrats resteront le temps qu'il faudra. G L'audience est suspendue. Elle sera reprise à 13 heures 30 ».

Cela devient du sérieux. Tandis que ceux du box sont, les pauvres, ramenés à la souricière >>, ceux de la salle sortent en pleine animation. Quant à nous, nous allons faire une extraordinaire, inoubliable expérience de travail d'équipe.

Par l'effet d'un mécanisme que je ne saurais plus expliquer aujourd'hui, qui par curiosité, qui par solidarité, qui lâchant tout sur un appel téléphonique, nous finissons l'audience entourés d'une bonne douzaine de nos cama- rades avocats qui s'offrent à donner un coup de \ main, le plus respectable, puisque le plus anonyme.. . Tout de suite se forment quatre équipes : en effet, les arguments du Substitut peuvent se classer en trois catégories et chacun d'entre nous répondra sur l'un des terrains. Trois équipes

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de deux vont à la bibliothèque faire les vérifications, et nous rejoignent au buffet où nous reconstituons nos forces. Au dessert, nous rédigeons chacun avec notre équipe un morceau de conclusions, puis les assemblons bout à bout pour les mettre en état d'être déposées à la reprise. La quatrième équipe s'est chargée de plaider à notre place les affaires que nous avions l'après-midi ou d'en assurer le renvoi, ou de faire nos démarches dans le Palais, pour pallier notre indisponibilité imprévue.

A 13 heures 30, nous sommes à notre banc, la salle est à nouveau pleine. Ceux du box sont remontés. Nous atten- drons le Tribunal une demi-heure, pendant laquelle les va- et-vient de coulisse ont repris. Enfin l'audience reprend. Nous déposons nos conclusions, nous plaidons tour à tour, démolissant l'échafaudage du substitut qui demande à nous répondre, et à qui nous répliquons. Il est 16 heures quand le Tribunal << se retire pour délibérer ».

De nouveau l'attente, le suspense, nos va-et-vient entre ceux du box et ceux du dehors, et les allées et venues, de plus belle, entre l'arrière-boutique du Tribunal et de multiples ailleurs.

Il est 17 heures, quand le Tribunal reprend une audience.. . dont le déroulement normal n'a pas encore commencé. Fait inhabituel, à la suite du Président, des deux assesseurs et du Substitut, nous voyons apparaître sur l'estrade, et prendre place, en civil, debout derrière le Tribunal, un certain nombre de magistrats dont la présence insolite souligne la solennité de l'instant. Sont là, sans doute, tous ceux qui ont de l'autre côté, fait équipe comme nous l'avons fait.. . Viennent-ils saluer de leur présence le fruit de leur combat?

Non : ils viennent marquer l'importance de ce qui va se passer : << Le Tribunal.. . après en avoir délibéré.. . attendu que ... attendu que.. . déclare nulle la procédure de flagrant délit engagée contre.. . ; en conséquence, déclare l'action publique éteinte, déclare nul le mandat de dépôt, et ordonne la mise en liberté de ... ». Dans la salle, c'est l'ovation. Dans le box, maintenant le sourire est général.

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Mais ce n'est pas terminé : juridiquement, tout ce débat s'est déroulé sur le nom du premier appelé. Le jugement ne concerne que lui. Il en reste pourtant vingt-quatre autres. Ce sera une nouvelle suspension d'audience, pendant laquelle nous griffonnons des conclusions de pure forme pour les vingt-quatre autres.

L'atmosphère a changé. L'attitude des gendarmes aussi : dès la lecture du jugement, des amis de la salle, sur nos indications, se sont précipités au buffet, d'où ils reviennent chargés de cannettes de bière, de baguettes de pain, de tranches de jambon et de fromage. Les inculpés sont virtuellement libres et innocents, ils sont donc du bon côté. Les gendarmes, si rogues ce matin, interceptant même les échanges d'oeillades, non seulement laissent les familles et amis se ruer vers le box pour embrasser et bavarder, mais s'offrent même à distribuer les paquets.

A l'époque, la presse pouvait encore photographier dans les salles d'audience. Le commandant de gendarmerie s'approche d'un journaliste judiciaire porteur de flash et fait appel à ses bons sentiments pour ne pas tout enregis- trer : au deuxième banc du box, un gendarme, papier journal étalé sur les genoux.. . fait les tartines.

Mais brusquement, dans cette euphorie et au milieu de nos pages d'écriture, une idée fulgure : << Et ceux d'hier ? » On ne pouvait tout de même pas les laisser en prison cinq jours, sur la base d'une procédure que le Tribunal a déclarée nulle, parce que nous n'avons pas pensé à soulever le moyen hier !

Nous allons trouver le Président dans les dépendances et une négociation s'instaure : il ne peut pas rendre des jugements les concernant, puisque hier il a renvoyé à mardi prochain et qu'il n'est plus saisi des dossiers.

Mais si le Tribunal est dessaisi, en tant que juridiction de jugement, le Président, lui, reste en permanence saisi du pouvoir de statuer sur des demandes de liberté provisoire. Et nous voilà repartis pour de nouvelles pages d'écritures, pour quelque vingt requêtes de liberté provisoire.

A six heures, tout est fini. A huit heures, le temps des /

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transferts et des formalités de « levée d'écrou », tout le monde sera libre. Ceux qui la veille s'étaient vu refuser la liberté provisoire et se préparaient à passer le week-end qui à la Santé, qui à la Roquette, ne comprennent pas ce qui leur arrive quand ils sont appelés au greffe pour s'entendre dire qu'ils sortent. Mais ce n'est pas fini.

Deuxième acte. Le lendemain matin, l'Aurore et le Figaro se déchaînent contre le Président Fiamma, coupable d'avoir cédé à la pression des communistes. Et le Parquet.. . fait appel.

C'est en cet état que nous abordons l'audience du mardi, celle à laquelle la première charrette avait été renvoyée. Les magistrats siégeant par première et deuxième moitié de semaine, la composition de ce mardi n'est plus celle du jeudi et du vendredi précédents. Avant l'audience, nous allons voir le Président Houpert, et lui faisons part de notre sentiment : le Tribunal, vendredi, a établi sa jurispru- dence, nous pouvons déposer des conclusions pour la forme, et ne pas encombrer le tribunal avec leur dévelop- pement : l'audience peut être terminée en une demi-heure. Mais tout de suite nous avons compris : « Le Tribunal n'est pas composé de la même manière : il peut avoir une autre opinion que vendredi B. « Alors, Monsieur le Président, il va nous falloir tout recommencer ! » « Non, ce n'est pas la peine, nous connaissons vos arguments, au contraire, soyez brefs, nous n'allons pas y passer la journée comme la dernière fois ; à midi, je lève l'audience. >>

En réalité, si la précédente audience a duré neuf heures et s'est terminée à 18 heures, celle-ci va durer seize heures et se terminera à 1 heure du matin. << J'ai réussi à leur faire rater le dernier métro », trouvera seulement à gouailler le Président, quelques jours plus tard, dans un salon mon- dain, en parlant des avocats.

En effet, dès lors que le Tribunal nous avertissait qu'il ne s'inclinait pas, nous n'avions aucun cadeau à faire. Il était de nouveau quelque 17 heures quand le Tribunal revenait avec un jugement, qui, cette fois, sur je ne sais plus quelle

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argumentation mal bâtie pour les besoins de la cause, rejetait notre moyen, et ordonnait la continuation des débats.

Là encore, puisque le Tribunal voulait le débat, il allait l'avoir, et sans économie. Nos rangs s'étaient grossis de ceux de nos camarades qui nous avaient si précieusement aidés, et l'examen cas par cas des vingt-cinq dossiers (les « prévenus » comparaissant cette fois libres et non plus dans le box) donnait lieu au même rituel : déclaration politique de l'intéressé, audition d'un ou plusieurs témoins de « moralité », militants du Mouvement de la Paix, élus, anciens déportés, prêtres-ouvriers, redéveloppant les don- nées politiques de l'affaire, et faisant le procès de l'OTAN, des fauteurs de guerre, des guerres du Vietnam et de Corée, du réarmement allemand, de l'impunité des crimes de guerre, des atteintes à la liberté d'expression. Puis plaidait un des avocats présents. Et on recommençait pour le suivant.

Avant que le tribunal, à une heure du matin, lève l'audience, en annonçant pour la semaine suivante le prononcé des jugements, la plaidoirie de clôture qui m'était échue m'avait donné un privilège dont je ressens encore l'émotion.

Pendant que nous avions passé là notre journée, se terminait devant le Tribunal militaire de Paris le procès des « douze de Saint-Brieuc >> poursuivis pour avoir déchargé en gare un train de matériel de guerre en partance pour le Vietnam. Je revois l'arrivée, vers minuit, de I'equipe de défense, fourbue mais rayonnante, plus particulièrement l'image de Marie-Louise Cachin ; et de Monique qui se glisse derrière mon banc, me dit un mot. Les camarades et amis qui sont dans cette salle auront la primeur de l'information. C'est le moment de clore. Je me lève et commence, sur le ton le plus solennel possible :

« Monsieur le Président, Messieurs, j'ai le privilège de pouvoir ajouter à tout ce qui a été dit aujourd'hui une information de dernière heure qui ne peut manquer d'alimenter les réflexions du Tribunal : il y a quelques

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instants, le Tribunal militaire de Paris, oui, le Tribunal militaire, vient d'acquitter les douze de Saint-Brieuc. » Il me faut attendre que s'apaise l'émotion pour enchaîner : « Le Tribunal ne voudra pas être moins lucide. >>

Il n'en fut pas gêné ; la semonce du Figaro et de l'Aurore a été la plus forte : la semaine suivante, il égrène la distribution des huit, quinze ou trente jours de prison ... avec sursis, mais sursis dû, de toute évidence, au fait qu'ils avaient dû être libérés avant d'être jugés. A notre tour, nous faisons appel.

Troisième acte. La scène se passe devant la dixième chambre de la Cour d'appel. Les « délinquants » ont peu de chose à dire, car le temps a déjà passé, l'actualité a avancé, de nouvelles strates de luttes recouvrant déjà celles dont relève notre affaire, il n'y a guère de monde dans la salle, et puis le débat, chacun le sent bien, porte surtout sur le problème juridique de principe, qui ne passionne guère, en dépit de son importance idéologique pour la légalité démocratique.

La Cour esquivera le problème. Infirmant à la fois le jugement d'annulation et le jugement de condamnation, elle déclare tous les mandats de dépôt nuls, toutes les procédures de flagrant délit nulles à l'égard des deux fournées, ce qui était pour nous la victoire généralisée. Mais elle se fondait pour le faire sur un autre motif qu'elle découvrait d'autorité : deux jours avant les faits une instruction avait été ouverte, et dès lors les inculpés auraient dû être renvoyés devant le Juge d'instruction saisi de l'affaire, au lieu d'être renvoyés devant le Tribunal en flagrant délit. La Cour réussissait ainsi à évincer la notion de délit politique, dont le pouvoir s'évertuait maintenant à débarrasser la répression pour frapper plus complètement les actes politiques sous des couleurs de « droit commun ».

L'Avocat général cependant aura eu le temps, dans son discours, de nous offrir une perle : « Marquer son hostilité à une occupation par une armée étrangère ? Ce n'est pas en cause. C'est parfaitement licite et honorable. Mais il y la

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manière : pendant l'occupation allemande, quand on croi- sait un officier nazi sur les champs-Élysées on tournait la tête de l'autre côté.. . D

Un conducteur « maladroit B. Nous sommes le le' juin 1958. Depuis plus de deux semaines, les meetings succè- dent aux meetings, les manifestations aux cortèges, pour « défendre la République » contre les auteurs du coup de force militaire du 13 mai à Alger.

Poussés par leur base, les dirigeants socialistes, qui depuis les élections de 1956 faisaient alliance avec la droite après avoir été élus sur un programme d'alliance à gauche, étaient dans l'action commune avec les communistes, et les trois centrales syndicales agissaient de concert. Le 28 mai, à Paris, un puissant cortège, précédé de voitures pies avait défilé de la Nation à la République. A sa tête, côte à côte, Maurice Thorez et le socialiste Jules Moch, ministre de

, l'Intérieur en exercice. Au soir du même jour, sur l'insistance du Bureau

politique du PCF et de la CGT, le Comité directeur de la SFIO se ralliait à la décision d'un appel commun à la grève générale. Mais, le lendemain matin, on apprenait que Guy Mollet avait, la nuit même, diffusé aux fédérations départe- mentales socialistes la directive d'avoir à ne pas en tenir compte, tandis que l'ancien président de la République, le socialiste Vincent Auriol, se rendait à Colombey-les-Deux- Églises, offrir à de Gaulle le soutien de son parti et lui demander d' << accepter » de prendre le pouvoir.

La quatrième République était étranglée, le mouvement populaire poignardé dans le dos en pleine lutte, et dès lors le coup d'État sur le point d'être vaincu devenait victo- rieux. Les choses ne devaient plus traîner : trois jours plus tard, le le' juin, l'Assemblée nationale était réunie pour voter l'investiture de De Gaulle.

Pour soutenir le vote hostile des communistes, une ultime et puissante manifestation devait se dérouler dans Paris. Mais le ministre de l'Intérieur, qui défilait le 28 mai, interdisait de défiler le ler juin.

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La manifestation devait avoir lieu place de la Républi- que, mais la place était occupée par les forces de police. Et au lieu d'un cortège se rassemblant en cet endroit, il y eut six cortèges, partis de six portes de Paris, et convergeant vers la République.

C'est ainsi que celui qui venait de la Porte d'Orléans se trouva intercepté à l'angle de la rue de la Santé et du boulevard Arago par un barrage de CRS, qui commença par laisser passer les manifestants, en canalisant le cortège et en l'obligeant à tourner dans le boulevard. Puis, soudai- nement, une charge entreprit de le couper en son milieu, tactique qui répondait au fait que pour éviter les charges frontales ou à revers les manifestants étaient précédés et suivis de plusieurs rangs de voitures, de front sur la largeur de l'artère. Mais quand une charge intercepte la fin d'un cortège, les piétons s'égaillent ... et les voitures restent. D'où un demi-tour aussi hâtif qu'on peut l'imaginer.

Notre conducteur, avec une virtuosité de cascadeur, monte sur le trottoir, contourne un arbre, longe le trottoir à contre-sens, redescend sur la chaussée, où le brigadier s'affaire, dos tourné, à stimuler une équipe de matra- queurs. Moment d'affolement ? Irrésistible tentation ? Le brigadier se retrouve à plat ventre, les fesses deux fois malaxées par les pneus d'une voiture qu'il a le temps de voir filer sans demander son reste.

Mais quand on file à la barbe de deux cents CRS, il est évident qu'il ne faut pas trop compter que personne n'a relevé votre numéro. A la vérité, l'intéressé ne fait aucune spéculation de ce genre : s'il réfléchissait, il se douterait bien que depuis cet instant il est sorti de l'humble anony- mat des foules. Mais cela ne changerait rien : demain sera un autre jour. Pour aujourd'hui, d'abord ne pas tomber à chaud entre les grosses pattes frappeuses de ceux dont on vient de détériorer un gradé.

Ouais. Demain est bien un autre jour, qui commence de très bonne heure par la visite de deux messieurs bien polis mais un peu indiscrets qui veulent visiter le garage. Le camarade ne devait quand même pas être très bien dans

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son assiette hier soir en rentrant, car il n'a pas pensé à retirer de sa voiture les pancartes « Vive la République D qui s'y entassaient, destinées à la distribution aux piétons. Le « crime est signé D.

Aujourd'hui, il y a un hôpital parisien où manquera un infirmier qui, ô ironie des mots, va prendre pension à la << Santé ».

Au départ, cela se présente assez mal : « Tentative d'homicide volontaire ». Et le Juge d'instruction n'est autre qu'un Procureur que j'ai affronté à Lorient voici quelques mois, et à qui son succès a valu un rapide et spectaculaire avancement. Et puis, le climat n'est pas à la confiance : ce matin, à l'audience des flagrants délits à laquelle compa- raissent des manifestants de la veille, certains le crâne rasé et bariolé de mercurochrome et de sparadrap, quelle n'a pas été ma surprise de voir des camarades, avocats chevronnés, renoncer à préconiser les renvois à cinq jours au motif que « les magistrats n'ont pas encore eu le temps d'être pris en main par le nouveau pouvoir, et qu'il vaut mieux passer tout de suite » !

Ce n'est pas mon sentiment. Je pense plutôt que même si notre bataille n'a pas été victorieuse parce qu'elle a été trahie, elle pèsera sur l'avenir, que nos forces sont inenta- mées, que la bataille continue, et que cela apparaîtra beaucoup plus clairement fût-ce dans les jours qui viennent que dans l'ombre immédiate du vote d'investiture. Pour notre affaire, je pense qu'il faut gagner du temps. Et les condamnations qui pleuvent, en bonne logique, à l'audience des flagrants délits ne sont pas pour me dis- suader.

Mon conducteur maladroit doit à la gravité donnée à son affaire, d'avoir échappé aux « flag ». Certes, il est en prison, certes il y restera plus longtemps, mais il n'est pas condamné. Cependant je ne me considère pas comme maître d'un choix fondé sur une analyse personnelle. C'est après concertation avec la fédération de la Seine du PCF que je vais expliquer tout cela à l'intéressé, qui, parfaite- ment impréparé à jouer les héros, se montre pourtant

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aussitôt d'accord, sans enthousiasme, mais avec une totale confiance.

Cela ne sera pas sans problème : un camarade excipant de ce qu'il est l'avocat d'une organisation à laquelle appartient l'intéressé s'enquiert bientat auprès de moi : « Ne vaudrait-il pas mieux faire accélérer la procédure ? 11 serait jugé, aurait six mois de prison - on pourrait essayer d'avoir le sursis - tandis que là - vers quoi va-t-on ? Et quand? » Et puis quelques jours plus tard : « Ses amis souhaiteraient que je puisse aller le voir. Cela traduirait leur solidarité, et puis ça lui fera des visites supplémen- taires ! Peux-tu demander un permis pour moi? D

Chaque jour, ou presque, je vais à la Santé bavarder une heure avec le prisonnier, lui lire l'Huma, ouvrir les perspectives. J'ai quelques raisons de craindre que ces visites supplémentaires, au contraire, lui cassent plutôt le moral. Je retourne à la fédération que j'informe de la démarche dont je suis l'objet et je conclus : « Ou bien X s'en occupe, et non seulement je demande un permis pour lui, mais j7informe le juge qu'il me succède et je me retire, ou bien nous restons sur la ligne définie et je préserve toutes les conditions pour la faire aboutir; donc je ne procure pas le permis. >>

Je reste, et je ne donne pas le permis : il n'y aura pas d'interférence. Nous n'aurons pas à le regretter : deux mois se passent. Le Juge d'instruction part en vacances, et l'intérim est assuré par Sacotte, le Juge qui avait libéré des traminots de Marseille en grève en 1947.

Quand l'autre reviendra de vacances, il apprendra que l'inculpation de « tentative d'homicide volontaire » a été transformée en G blessures involontaires D avec << délit de fuite », et que son gibier de potence a été mis en liberté provisoire.

Maintenant, le train est sur les rails et nous ne sommes plus pressés. Déjà nous pouvons considérer que nous avons marqué deux points essentiels : 1' La « tentative d'homi- cide volontaire » c'est le crime d'assassinat, et les assises. Les « blessures involontaires », c'est l'accident d'auto, et

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nous n'avons guère à nous inquiéter pour le délit de fuite », car le double argument que l'intéressé devait se douter que son numéro avait été relevé, et qu'il n'a pas caché les pancartes en rentrant chez lui nous permettrait d'en faire justice. 2" Le « coupable », traduit en flagrant délit, aurait bien écopé de six mois ferme. Là, il s'en tirait avec deux mois au régime de la détention préventive, et il y avait peu de risque que le Tribunal, pour quelqu'un comparaissant en liberté, prononce une peine l'obligeant à retourner en prison. Donc la vie démontrait déjà que nous avions eu raison.

L'affaire devait venir devant le Tribunal plusieurs mois plus tard. Entre-temps, était intervenue la loi d'amnistie des délits commis, de part ou d'autre, en liaison avec les événements politiques du 13 mai 1958 et de leurs suites. Si bien que lorsque l'affaire fut appelée devant le Tribunal, nous nous opposâmes au moindre débat, nous bornant à déposer des conclusions demandant au Tribunal de consta- ter que les faits étaient amnistiés et que l'action publique était éteinte.

Nous devions nous heurter à l'opposition.. . de la Préfec- ture de police, qui avait dépêché son avocat pour se constituer partie civile et demander des dommages-inté- rêts, pour les frais d'hôpital et de rente du brigadier.

Mais la loi voulait que le débat ne puisse plus se dérouler devant le Tribunal correctionnel même sur les seules demandes d'indemnisation de victimes, dès lors que l'ordonnance du juge d'instruction renvoyant devant le tribunal était postérieure à la loi d'amnistie. Le Tribunal ne pouvait donc qu'éconduire le Préfet et son avocat et constater que son rôle était terminé.

Notre camarade sortait de cette affaire indemne de toute condamnation pénale.

Mais là ne s'arrête pas cette affaire. Car la Préfecture conservait la possibilité de transférer au Tribunal civil sa demande de dommages-intérêts. Cela n'aurait pas dû être de nature à beaucoup nous émouvoir, car, bien entendu, le camarade était assuré , pour sa responsabilité automobile en

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cas d'accident, et dans le dernier état de la poursuite il n'avait plus été retenu contre lui qu'un accident dû à la maladresse.

Mais la compagnie d'assurances n'aurait pas été une vraie compagnie d'assurances si elle n'avait pas essayé de se dérober au paiement. Elle ne devait évidemment pas nous en faire grâce, et la procédure dura plusieurs années. Une procédure civile, peu propice aux actions de solidarité, l'affaire n'intéressant plus grand monde.

Elle demeurait pourtant importante et l'enjeu pour l'intéressé en était plus grave peut-être que le procks pénal : la compagnie d'assurances, prenant prétexte d'une clause de sa police excluant de la garantie les risques réalisés à l'occasion d'une émeute ou d'un (( mouvement populaire », refusait de couvrir, et c'est dès lors le conduc- teur qui risquait devoir payer de sa poche les quelques millions demandés.

Alors, ce fut la bataille juridique, où nous faisions valoir - 1' que la compagnie avait, au temps de l'audience pénale, écrit à son assuré qu'elle missionnait son avocat à nos côtés - et que par conséquent elle s'était fermé la voie d'une utilisation de la clause d'exclusion - 2' que la notion de « manifestation » (même interdite) ne répond pas à celle de « mouvement populaire » prévu par la clause, et impliquant des désordres et violences - 3' que la cause de l'accident n'était pas dans le « mouvement populaire >> mais dans la maladresse du conducteur, puisque aussi bien, ayant fait demi-tour, il rentrait chez lui et n'était donc plus manifestant au moment de l'accident.

Enfin, dans une résistance tous azimuts, nous faisions remarquer que puisqu'on faisait du droit il fallait en faire jusqu'au bout, et qu'après tout, s'agissant d'un accident, le brigadier se trouvait sur la chaussée, tournant le dos et en dehors des passages pour piétons.

A la veille de l'audience, cependant, je m'aperçois d'une lacune de notre dispositif : dès lors que l'assurance refusait de couvrir, le demandeur devait appeler en cause le Fonds de garantie automobile, sous peine d'être déchu du droit de

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demander à celui-ci de payer à la place d'un conducteur insolvable.

Comme j'en fais la remarque, l'avocat de la Préfecture s'étonne : Y ai-je intérêt? En effet, s'il est vrai que le << FGA paie à la place du responsable, ce n'est que reculer pour mieux sauter, car il peut ensuite lui demander de le rembourser et, de surcroît, y ajouter une pénalité de 10 %.

Je réponds que je suis très sensible à la sollicitude de mon adversaire mais que c'est moi, en accord avec l'inté- ressé, qui apprécie quels sont les intérêts bien compris de ceux dont j'ai la charge. Et le Tribunal ne peut que renvoyer l'affaire pour régularisation de la procédure.

En réalité, je sais pourquoi j'ai fait ce choix : dans la mesure où il sait qu'il pourra lui être difficile de récupérer contre notre ami ce qu'il aura payé à la Préfecture, le FGA aura intérêt à plaider que la compagnie d'assurances doit couvrir, et je m'assure ainsi, face au Préfet et à la Compagnie, un allié de poids.

C'est bien ainsi que les choses vont se passer : L'avocat du Fonds ne reprendra pas tous mes arguments, bien sûr, mais il en épousera certains et en ajoutera d'autres. L'affaire ira devant une Cour d'appel, devant la Cour de ~assation, devant la Cour d'appel de province après cassa- tion. Les méandres qui jalonnent ces quatre décisions s:iccessives sont trop subtils et secotidaires pour valoir d%tre détaillés ici ; toujours est-il qu'en fin de cause la Cmr de renvoi ' - 1' déclarait le conducteur responsable de l'accident - 2' condamnait la compagnie à le couvrir intégralement. Ainsi était mis un point final à une procé- dure dont l'intéressé sortait indemne non seulement de toute condamnation pénale mais également sans avoir à payer ni dommages-intérêts ni frais judiciaires.

Quant à nous, le succès remporté et les passionnantes péripéties tactiques qui y avaient conduit représentaient un bel « honoraire >> ; et nous en pouvions nous empêcher de

1. Cour de renvoi : Cour d'appel devant laquelle l'affaire est renvoyée lorsque la Cour de cassation casse l'arrêt précédent.

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penser à ce qui se serait passé si nous avions choisi d'accélérer les choses dans le but au demeurant illusoire d'abréger la détention préventive.

Il y eut certes une action disciplinaire. En bonne logique, l'absence de condamnation pénale devait impliquer la virginité disciplinaire. Mais celle-là étant suivie par le syndicat auquel appartenait l'intéressé, je n'en étais pas chargé et la vie est ainsi faite que je n'en ai jamais su les suites.

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Le juridique, au niveau de la forme, peut paraitre totalement détaché du politique, voire être une fuite devant le débat politique. C'est ce que ne manquent pas de faire ressortir les adversaires lorsque dans des procès de diffamation où les règles de forme sont strictes et où il est rare que l'on ne puisse trouver dans la poursuite un motif pour la faire déclarer nulle, nous soulevons ces nullités dès l'ouverture de l'audience.

Nous ne manquons pas de donner cependant à notre propos sa dimension politique, à un double niveau : en proclamant le regret que la nullité de la procédure ne permette pas de faire le procès du prétendu diffamé et en montrant que pour la défense de la liberté d'expression faire respecter ce qui la protège est un devoir de citoyen- neté. Pourquoi, lorsqu'on est en mesure de faire échouer un mauvais coup, se dispenserait-on d'utiliser, dès lors qu'il n'est pas contraire à l'honneur du militant, un moyen que la loi donne ?

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D'une manière générale, il ne faut rien laisser passer. A condition de veiller à ce que la manière de le faire ne permette pas à l'adversaire (qui peut-être le Juge) de marquer le point.

On peut tout dire, à condition d'être attentif à la manière de le dire.

Les cheminots de Chartres. Lors des répressions des années cinquante, les CRS s'étaient distingués par la violence de leurs interventions. La plus récente avait à Brest causé la mort de l'ouvrier du bâtiment Mazé, après d'autres à Merlebach et ailleurs.

Un train de CRS dépêché sur Brest avait fait halte à Chartres et, en solidarité avec les Brestois, les cheminots de Chartres s'étaient assis sur la voie pour leur casse- croûte. Le préfet les fit évacuer par les CRS, et ils furent poursuivis pour avoir enfreint la police des chemins de fer en retardant le départ du train.

Comment faire comprendre au tribunal ce que représen- taient les CRS pour les travailleurs ?

Une de nos amis venait d'être sanctionnée (par le Tribunal !) à Chalon, pour avoir plaidé que les CRS se comportaient comme les SS. Je choisis de suggérer au tribunal de regarder une carte de France : « Partout où ils sont passés, une tombe s'est ouverte. » Le silence est de plomb. La phrase passe. Quant au jugement, au motif qu'il n'était pas établi que la voie n'avait pas été dégagée à la minute exacte prévue pour le départ du train, les cheminots furent relaxés.

Un incident significatif a cependant marqué l'audience, et son évolution a aussi contribué au résultat. La salle est bondée de cheminots. Lors de l'interrogatoire, le Président remarque : « Mais vous les cheminots vous n'êtes pas à plaindre. Vous avez des cantines, un statut ... » Le public proteste et le Président fait évacuer et suspend l'audience. Les avocats se rendent à son cabinet, et lui font remarquer que c'est lui qui a eu un propos fâcheux.

L'audience reprend.. . à huis clos. Nous déposons des

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conclusions constatant qu'il n'y a pas eu de débats sur le prononcé d'un huis clos, les portes sont rouvertes, le public reprend sa place et l'audience reprend comme si rien ne s'était passé.

Tout en effet n'est pas dans l'argumentation. Nous ne répéterons jamais assez que la défense est un combat. A condition de ne pas avoir peur de recevoir des coups, il faut ne pas craindre d'en porter, et autant que possible de frapper l'adversaire, à chaque occasion où on peut marquer le point, à son point faible où et quand, par hasard, il en met un à découvert, qu'on ne pouvait pas prévoir et qu'il ne faut pas laisser passer. S'il s'est mis dans un mauvais cas, ne pas hésiter à en tirer parti, mais toujours en couvrant sa garde, en faisant en sorte de ne pas lui permettre de renverser la situation ou de faire diversion.

'avance. Ne rien laisser passer peut se poser dans les termes les plus inattendus, telle cette affaire où, à Avesnes, en 1953, un maire et quatre militants sont poursuivis pour outrage à l'armée française pour avoir expulsé d'un bal deux perturbateurs membres du bataillon de Corée.

Quelle est notre surprise de trouver dans le dossier, en arrivant, le texte manuscrit d'un projet de jugement de condamnation où il ne manquait que le montant des peines !

Là encore, une salle pleine de métallos de la Sambre. Le barreau tout entier - et la presse régionale venue se délecter du procès fait également au journaliste commu- niste qui a narré l'incident en qualifiant les bataillonnaires de mercenaires,

Nous ne savons pas si ce document est ou non de la main du Président. L'en accuser peut être un faux pas. Faire auprès de lui une démarche officieuse serait un compromis dont il serait coupable d'espérer ou de prétendre négocier une relaxe.

Nous choisissons tout simplement de déposer des conclu- sions demandant au tribunal de nous -donner acte de

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la présence de ce document. La suite est mémorable. Le Président reconnaît son texte, donne acte, suspend

l'audience dans une atmosphère de scandale, et ne reprend l'audience que pour renvoyer sine die.

Certains autres combats, pour être moins spectaculaires n'en sont pas moins marquants.

Les barres de fer dans la « quatre-chevaux ». Ils étaient deux, dans une « quatre-chevaux », sur le boulevard qui longe le métro aérien, entre Pasteur et Grenelle, en direction de Grenelle.

Il était environ 20 heures. C'était au temps où, prétexte pris de la révélation par le 20' Congrès du Parti commu- niste soviétique des crimes commis pendant la période stalinienne, puis des événements de Hongrie, des manifes- tations en tête desquelles paradaient au coude à coude tous les bien-pensants, des dirigeants socialistes à ceux de l'extrême-droite, se terminaient généralement par l'assaut donné au siège du Parti communiste : à Rennes, les locaux de la fédération avaient été mis à sac, ainsi que l'imprime- rie d'Ouest-Matin ; à Paris les manifestants avaient même mis le feu au siège du Comité central.

Ce soir-là, un rassemblement (c'était le mot, étant donné que, contre les communistes, il rassemblait toutes les autres formations politiques) était organisé au « Vel-d'Hiv ». A cent mètres à peine se trouvait le siège du Mouvement de la jeunesse communiste. La sagesse la plus élémentaire avait dicté d'appeler à un contre-rassemblement de protection. Nos deux amis s'y rendaient.

En bonne logique également, la police filtrait les approches, pour empêcher le contre-rassemblement de protection de nos locaux, et.. . protéger le rassemblement des « allumeurs ». La voiture fut interceptee, fouillée. Le propriétaire et conducteur de la voiture était carreleur - il fut trouvé dans la voiture quelques fers à T ou à U destinés à l'armature des « paillasses P. II n'en fallait pas plus pour que s'arrête là leur voyage, qu'ils passent la nuit au dépôt et se retrouvent le lendemain devant le Juge d'instruction qui

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les envoyait aussitôt à la Santé sur I'inculpation de « parti- cipation à une manifestation ... avec port d'armes » !

Dès l'annonce de l'arrestation, tout le dispositif habituel avait puissamment fonctionné à l'initiative de la fédération de la Seine du Secours populaire dont les secrétaires, René Porthault et Paulette Roy, avec qui nous étions en rapport constant, étaient bien rodés. Combien de prisonniers politiques de cette époque ne nous ont-ils pas dit ce qu'avait pu représenter pour eux, dans l'immédiat du passage de l'air libre au « trou » (sans compter le moins immédiat, quand il faut supporter de prendre son mal en patience et que c'est la continuité non relâchée de la solidarité qui aide à tenir) le fait de recevoir dbs le lendemain la visite de l'avocat, les colis, les mandats, les lettres d'encouragement. Combien après cette expérience vécue sont devenus à leur tour des militants de fa solida- rité !

Les visites de l'avocat, d'ailleurs ne se limitaient pas à parler des faits, du dossier, de la dCfense : il fallait s'inquiéter des besoins, de l'état de santé, des problèmes familiaux, pour que la solidarité matérielle ou morale s'exerce utilement non seulement avec l'emprisonné mais avec les siens. Il fallait aussi s'assurer des conditions pénitentiaires pour intervenir auprès du Directeur, que ce soit pour les conditions d'hébergement, les contrôles médi- caux ou les questions relatives à la liberté du choix des livres et 5 la réception de la presse. La qualité de « detenus politiques » étant rarement reconnue sous prétexte que l'infraction n'entrait pas dans celles que la loi qualifiait spécifiquement comme telles, c'était souvent une bataille, pour grignoter tel ou tel avantage auprès du juge et auprès du directeur, par les démarches de l'avocat, et s'il le fallait des délégations et des articles de presse.

La visite de l'avocat était aussi l'occasion de l'ouverture sur ce qui passait dehors. Nous n'avions pas le droit de « passer >> la presse, et ne devions pas nous prêter à des risques de provocation. Mais, pendant une heure, nous lisions l'Huma ensemble. Et puis nous sortions de notre

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dossier un exemplaire de tract, une liste de pétition qui circulait.

Un jour, un gardien n'avait-il pas montré le bout de l'oreille en me disant : << Ah ! vous venez de voir un tel ! Il commence à nous em.. . avec le courrier qu'il reçoit tous les jours. Si ça continue, il faudra un vaguemestre rien que pour lui ! » Et c'était encore mieux lorsqu'il s'agissait de cartes éditées par le Secours populaire, qui arrivaient massivement, à texte découvert.

Donc, en l'occurrence, les pétitions allaient bon train, notamment dans l'hôpital où travaillait l'un d'eux.

Ne voilà-t-il pas que les signataires se voient à leur tour convoqués à la police ! << Pourquoi avez-vous signé? Qui vous a fait signer? Que savez-vous du dossier? Par qui? »

Bien sûr, immédiatement réunion de protestation, avec avis public de ne pas répondre à ce genre de convocation, et pétition contre les interrogatoires des signataires de pétition. « Mais nous agissons sur commission rogatoire de. M. B.. . », expliquent les policiers.

Le Secours populaire m'alerte par téléphone. J'appelle aussitôt mon ami Vandenbrouque et nous prenons rendez- vous pour 14 heures devant le cabinet du Juge. Henri Vandenbrouque était un avocat socialiste, ancien FTP de Haute-Savoie, ancien secrétaire fédéral SFIO de ce dépar- tement, qui a toujours refusé l'anticommunisme et qui, dans cette période particulièrement difficile, bien que membre de la commission des conflits de la SFIO de la Seine, n'a pas hésité un instant quand je lui ai proposé d'être à mes côtés dans cette affaire où nos camarades subissent les coups des siens.

A 14 heures nous frappons à la porte du cabinet du magistrat : << Monsieur le Juge, nous venons vous signaler une information extravagante qui vient de nous être communiquée : la police interroge systématiquement les signataires des pétitions - et elle prétend que c'est sur vos instructions. C'est une mesure tellement absurde et telle- ment sans précédent que ce n'est certainement pas vrai. Nous tenions donc à vous prévenir de l'abus qui est fait de

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votre nom pour que vous puissiez y mettre bon ordre » - « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. » - « C'est bien ce que nous pensions, Monsieur le Juge; c'est pourquoi nous tenions à vous avertir. >>

Le lendemain les convocations des pétitionnaires s'arrê- taient net ; huit jours plus tard nos deux camarades étaient mis en liberté provisoire, et deux mois plus tard c'était le non-lieu.

L'espionne. Ce matin, c'est la « une » de toute la presse. « L'espionne de chez R... » Secrétaire de direction d'une entreprise qui fournit des machines susceptibles d'être utilisées dans des productions militaires, elle est commu- niste et elle est allée à Prague. A Prague, les services français de contre-espionnage ont découvert la présence de dessins et de plans de machines en provenance de chez R.. . Il n'en faut pas plus pour l'accuser de les avoir livrés et de s'être rendue à Prague dans ce but, et la presse précise même combien elle a été payée.

Elle a été arrêtée, est détenue, et devant la police a reconnu être allée à Prague (c'est sur son passeport) et limité toute autre déclaration à une véhémente protestation.

Nous fon~ons chez le Juge voir le dossier et découvrons la perle : toute l'affaire est montée sur une dépêche de Prague, dans laquelle le contre-espionnage explique que les dessins viennent d'arriver.. . en provenance de Moscou ! C'est la preuve que « l'espionne » est victime d'une opéra- tion politicienne. Mais que faire ? Aierter le Juge ? Peut-on lui faire la confiance que la dépêche du contre-espionnage ne soit pas remplacée par une autre ? Nous ne disons rien. Mais nous filons voir la camarade, qui (nous sommes .

samedi) doit être entendue par le Juge le mardi suivant, et nous arrêtons la tactique.

Aussitôt nous lançons une poursuite en diffamation contre tous les journaux qui ne s'étaient pas bornés à informer de l'arrestation et avaient affirmé la culpabilité en imaginant même le salaire. Pour le surplus, nous nous réservons pour mardi, bouche cousue.

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Quelle n'est pas notre surprise de lire le lendemain dans le Journal du dimanche que le Juge a déclaré que l'affaire allait être rondement menée et la « coupable » renvoyée pour être jugée dès la fin de la semaine. Elle n'avait pas encore été interrogée !

Nous faisons immédiatement, déposer une lettre de protestation au Juge, lui demandant de démentir, à défaut de quoi nous serions obligés d'en déduire qu'il a commis de graves manquements et d'y donner les suites adéquates.

Le mardi arrive et le contact avec le Juge (qui n'a rien démenti) est tendu. L'interrogatoire commence, et la camarade « fonctionne » comme prévu : - Monsieur le Juge, avant tout, je veux savoir sur quoi

vous vous appuyez pour m'accuser. >> - Ce n'est pas vous qui posez les questions, c'est moi. - Peut-être, mais moi je n'ai rien à répondre tant que je

ne sais pas ce qu'il y a contre moi. L'autre est coincé. Il faut qu'il y passe. Obligé de mordre

à l'hameçon, il sera ferré. Il cherche la dépêche et la commente. - Non, Monsieur le Juge, je veux que vous me lisiez ce

qu'elle dit. Et j'interviens : « Mais par procès-verbal, bien entendu. » Il n'a pas vu vers quoi nous'le dirigeons et commence à

dicter à son greffier : « Donnons connaissance à l'inculpée de la dépêche.. . dont nous lui lisons ci-après le texte.. . >)

A la lecture, a-t-il compris ? Il ne le montre pas. Mais dès cette lecture finie, je sors de ma serviette une lettre préparée à l'avance et me lève : « Monsieur le Juge, je pense que l'instruction n'a plus d'objet. Voici une demande de non-lieu et de mise en liberté immédiate. B

Il cacha mal sa rage - et eut la mesquinerie de ne rendre l'ordonnance de liberté qu'à la limite du délai de cinq jours que lui donnait la loi. Le non-lieu vint trois mois plus tard, sans autre motif à ce délai qu'une difficile digestion, et fut annoncé par la presse dans un entrefilet de cinquième page.

Tout n'est pas seulement dans les argumentations et les débats d'audience.

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Échec au procès. Les plaidoiries rentrées sont les me& leures... Même si la barre peut devoir être une tribune, ce n'est jamais que dans un esprit de contre-offensive : << Vous avez voulu ce procès, vous allez l'avoir, mais pas comme vous le vouliez. » Chaque procès doit être ... le procès du procès. Il reste que la vie politique connaît d'autres lieux de débats, d'autres tribunes et que les judiciaires ne sont pas les plus favorables. Rien n'est pire pour l'avocat que la tentation du vedettariat, le plaisir de l'effet d'audience, la souffrance de la plaidoirie rentrée. Les praidoiries rentrées, celles qu'on ne prononcera jamais, sont toujours les plus belles.

Tantôt, comme le disait François Billoux, les retarde- ments de procédure (quels sont les insensés qui font de la justice rapide, sans discernement des matières, une reven- dication démocratique?!) donnent le temps de « rassem- bler les réserves » (traduisons : la protestation de l'opinion publique), tantôt ils ont simplement pour effet que le prétexte à la poursuite perd son actualité.

... Tantôt la façon dont est menée la bataille pendant la phase préparatoire donne un avant-goût suffisant de ce que sera le « procès du procès » pour dissuader de le faire.

Car si le rôle de l'avocat est de défendre, cela signifie qu'il est de faire échec à la répression. Et ce combat se mène dès que la répression opère. L'audience est l'ultime chance. Elle signifie qu'on n'a pas réussi à empêcher que l'affaire n'y vienne, qu'on n'a pas réussi à casser l'opération dans sa phase préparatoire.

... l'affaire des fils de fusill(és en est une démonstration historique. L'OTAN avait encore son quartier général de l'Ouest-Europe en France, à Fontainebleau, et un général allemand venait d'être nommé à son commandement. Pas n'importe quel général allemand : Speidel, officier nazi, avait été l'attaché militaire nazi à l'ambassade d'Allemagne à Paris, aux côtés du célèbre Otto Abetz, animateur de la

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<< cinquième colonne », dans les années qui avaient précédé la guerre. Il y était à nouveau pendant l'occupation.

11 y était déjà en 1935, lorsqu'à Marseille le roi de Yougoslavie et le ministre français des Affaires étrangères, Louis Barthou, étaient tombés sous les coups des terro- ristes pro-nazis, dont il devait être démontré que l'attentat avait été organisé de Paris par Speidel pour le compte de Goering.

Bientôt paraissait dans l'Humanité une déclaration d'une vingtaine de jeunes gens dont la caractéristique commune était d'avoir eu leur père ou leur mère fusillé ou mort en déportation et d'avoir atteint l'âge de l'appel sous les drapeaux. Ces jeunes proclamaient solennellement qu'ils ne pouvaient pas accepter de servir sous les ordres d'un des assassins de leur père, ou même d'être exposés à devoir, à l'occasion d'une cérémonie, lui présenter les armes, et que dans ces conditions ils ne répondraient pas à la convocation d'incorporation tant que Speidel serait au commandement de l'OTAN.

Ainsi furent arrêtés et incarcérés à Fresnes d'abord Claude Marty, premier appelé, puis Victor Beauvois, Claude Dubois, etc.

Joë Nordmann avait été désigné par Claude Marty; je l'avais été pour Beauvois ; d'autres avocats avaient été désignés ensuite au fur et à mesure des arrestations. 'Joë Nordmann et moi assurions la responsabilité de la conduite de l'affaire. Sur le plan juridique, l'instruction paraissait simple. Mais nous entendions être à l'offensive %et bien marquer des le départ que ce procès ne serait pas celui des jeunes fils de fusillés, mais le procès du procès, celui de Speidel et des dirigeants français par la grâce desquels il était à Fontainebleau.

Le moyen de fond? Nous versions au dossier un certain nombre de documents relatifs à l'activité et à la personne de Speidel, y compris la photocopie du rapport inédit de Speidel à Goering, rendant compte de la préparation de l'attentat de Marseille.

Le motif juridique ? Un article du Code pénal exonère de

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toute culpabilité et exclut la répression lorsque les faits reprochés ont été accomplis sous l'empire d'une contrainte irrésistible. Nous demandions au Juge d'instruction de constater que le rôle joué par Speidel constituait une contrainte morale irrésistible rendant absolument impossi- ble aux fils de ses victimes d'accepter de risquer servir sous ses ordres ou de lui rendre les honneurs.

Déjà en 1948, notre camarade Renée Mirande, plaidant pour d'anciens déportés poursuivis pour vol parce qu'ils avaient saisi dans les kiosques et déchiré sur le trottoir les exemplaires du Figaro qui publiait un feuilleton du SS Skorzenyi, avait invoqué la cause justificative de la « contrainte morale irrésistible », et avait obtenu du Prési- dent Nigay une relaxe générale fondée sur ce motif. Il faut dire qu'il était aussi audacieux que scandaleux, après avoir fait aux rescapés à peine remis sur pied l'affront d'une littérature des bourreaux, de leur faire le deuxième affront de sanctionner leur juste colère d'une poursuite pour vol !

Ici, les Juges d'instruction militaires n'en avaient cure. Les uns après les autres, dans l'ordre où l'échelonnement des incorporations avait échelonné les poursuites, ils ren- daient des ordonnances de renvoi devant le Tribunal. Nous faisions appel. La Chambre d'accusation confirmait. Nous faisions des pourvois en Cassation.

Cela n'allait d'ailleurs pas sans à-coups : certains des emprisonnés se lassaient, auraient préféré être jugés tout de suite. Certains même l'auraient souhaité non par lassitude mais par impatience de se battre, de s'exprimer, d' << avoir audience B.

Nous avions obtenu qu'ils bénéficient d'un régime spé- cial, parapolitique, au quartier à part réservé théorique- ment au « régime politique ». Nous les voyions tous réunis et nous discutions, nous délibérions, toute décision étant bien entendu prise sur les avis que nous apportions, mais sans que rien soit imposé à leur décision commune, dominée par leur sentiment de leur solidarité.

Il y avait aussi parfois des difficultés du côté des avocats, qui n'étaient pas tous indifférents à la tentation d'un beau

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débat à l'audience. Pourtant si un seul omettait de faire appel dans le délai, c'était fini : son procès venait, et faisait jurisprudence pour tous les autres. '

Et il me fallut, un jour, dans mon rôle de coordination, filer toutes affaires cessantes à Fresnes voir l'un des jeunes avant l'heure de fermeture pour lui faire régulariser au greffe de la prison l'appel de l'ordonnance du Juge.. . dont le délai aurait été expiré le soir. C'est en téléphonant à son avocat pour m'assurer qu'il avait fait le nécessaire que j'appris qu'il n'en n'était rien et j'avais dû rattraper le noyé par les cheveux.

Ce n'était pourtant qu'un sursis. En effet, il faillit se produire la même chose à l'occasion du pourvoi en cassation du même garçon, car quelques semaines plus tard nous avions la surprise d'apprendre que cette affaire, qui n'était que la troisième dans l'ordre initial, allait venir devant le Tribunal militaire, le pourvoi en cassation ayant été rejeté.

Quelle n'était pas notre surprise ! Pour les deux pre- mières nous en étions encore à l'étude avec l'avocat à la Cour de cassation du contenu du mémoire qu'il allait déposer, et cette affaire-là était déjà jugée ? L'explication devait vite venir : le pourvoi avait été rejeté faute de défense, l'avocat de l'intéressé ayant oublié d'informer l'avocat à la Cour de cassation d'avoir à se charger du dossier !

Ainsi, les dés étaient jetés. Première décision : puis- qu'un autre que ceux prévus devenait le dossier pilote, Joë Nordmann et moi devenions les avocats de celui-là.

Pendant le temps de l'instruction, de l'appel, du pourvoi, si le juridique n'avait pas avancé, il avait permis, en contenant l'ennemi, une puissante avancée du non-juridi- que. Un important comité de défense avait été constitué d'une douzaine de personnalités éminentes, parmi les- quelles Pierre Villon, Paul Boncour, le banquier gaulliste

1. En effet, bien que toutes groupées au Tribunal militaire de Paris, les affaires n'avaient pas été groupées en un seul dossier, et les instructions se poursuivaient par cas individuel.

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Lebon, Daniel Mayer (président de la Ligue des droits de l'homme), etc.

De son côté, le Secours populaire avait suscité dans toutes les villes d'où venaient les fils de fusillés un Comité de secours populaire pour la défense de Max Rudent, ou d'un autre, qui multipliait les réunions, les délégations, les listes de pétitions.

A peu près au moment où nous étions confrontés aux échéances, l'action avait pris assez d'ampleur pour permet- tre au Secours populaire d'organiser, un dimanche, au siège de la Fédération du Livre de la CGT, boulevard Blanqui, une rencontre nationale des comités.

Cette rencontre devait revêtir un éclat tout à fait exceptionnel : le gouvernement ne trouva rien de plus habile que de l'interdire. Si bien que toute la journée du samedi et du dimanche, toutes les heures, la radio a diffusé cet extraordinaire message publicitaire : « Nous rappelons que la rencontre nationale du Secours populaire français pour la défense des fils de fusillés emprisonnés parce qu'ils refusent de servir sous les ordres du général Speidel est interdite. D

Ainsi des millions de gens qui ne le savaient pas encore ont appris ce jour-là qu'il y avait un général allema~d sous les ordres duquel on voulait obliger des jeunes Français à servir, et que ceux dont les parents avaient été fusillés s'y refusaient et étaient en prison pour cela.

De notre côté, nous mettions en place les préparatifs pour le combat. Toujours une seule ligne : le procès du procès, le procès de Speidel ; répondre correctement à la question si souvent centrale : qui isolera l'autre.

D'abord constituer un front de défense significatif de ce que cette défense allait être.

Trois jours plus tard, à l'initiative de Joë Nordmann, nous nous retrouvons dans le bureau du Directeur de la Justice militaire. La défense, telle qu'elle sera à l'audience, est là au complet : avec nous deux, il y a Étienne Nouveau, président des Mutilés de guerre, René-Georges Étienne, résistant, membre de la Ligue des droits de l'homme et

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socialiste, Roland Dumas, fils de fusillé, et Foy, avocat plutôt conservateur, dont les deux fils ont été tués au maquis des Glières.

Le prétexte de la visite est mince : le procès est fixé au mardi. Or Foy est membre du Conseil de l'Ordre, qui se réunit le mardi : nous souhaitons un renvoi. En réalité notre démarche nous donnait l'occasion d'annoncer quel serait l'éventail des avocats et sur quelle ligne ils combat- traient.

Pour fignoler, dès mon retour chez moi, je télégraphie à Lord Russel of Liverpool. Ce gentilhomme anglais vient de publier un livre, dont nous avons déjà largement fait état, The Scourge of Svastika1 où il parle abondamment des responsabilités personnelles de Speidel.

Plusieurs fois déjà, au comité des personnalités, la question m'avait été posée avec insistance par certains : « Mais tout cela devrait s'arranger : toutes les unités françaises ne dépendent pas de l'OTAN. Si nous interve- nions pour qu'ils soient affectés au Maroc, par exemple. D Bien entendu, je refusais de prendre position à leur place, faisant seulement remarquer que le Maroc figurait dans la sphère de compétence de l'OTAN, et qu'ils risquaient en tout cas, fût-ce pour une revue de 14 Juillet, être appelés à défiler devant une tribune dans laquelle se trouverait Speidel .

Une contre-campagne insinuait sous le manteau que cette affaire n'était qu'un prétexte où s'exprimait la politi- que antimilitariste imputée aux communistes et que ces jeunes invoquaient le prétexte Speidel, mais que mis au pied du mur, s'ils refusaient encore, cela démontrerait que Speidel n'était qu'un prétexte :

Sans doute ces calculs n'étaient-ils pas absents lorsque nous fûmes avisés par Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l'homme et membre du comité de soutien, qu'il venait de recevoir une lettre de Jacques Chaban- Delmas, ministre des Armées. « Le mobile de ces jeunes

1. En français : Le Fléau de la croix gammée.

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est éminemment respectable, disait en substance la lettre. J'ai donc décidé de les affecter dans des territoires d'Outre- Mer où ils ne relèveront en aucune manière du commande- ment de l'OTAN. » Mieux : << Il en sera de même pour tous ceux qui à l'avenir se trouveraient dans la même situation. >>

En raison du temps qui s'était déjà écoulé depuis la fin de l'occupation, il ne devait plus y avoir beaucoup d'appelés dans cette situation, mais il y en eut cependant quelques- uns qui, sur l'indication de leur qualité, furent de droit affectés hors le dispositif de l'OTAN.

En soi, cette lettre pouvait sembler une énormité, dans la mesure où y était offficiellement admis un double prin- cipe : primo, le gouvernement avouait que Speidel était un individu sous les ordres duquel il pouvait être honorable de refuser de servir ; secundo, pour des motifs honorables, de jeunes soldats pouvaient refuser de servir sous certains chefs.

Mais, maintenant, la balle était dans notre camp : que répondre ? Là encore ce devait être les jeunes qui décide- raient, avec notre avis. Nous voulions cependant leur apporter plus, et, avant d'aller les voir, c'est un nouveau contact avec le Directeur de la Justice militaire. << Nous avons pris connaissance de la lettre du Ministre. Nous ne savons pas ce qce les intéressés vont répondre. C'est eux qui décideront. Mais nous ne croyons pouvoir leur trans- mettre la proposition que si elle est complétée première- ment de l'abandon définitif de toutes les poursuites, deuxièmement de l'imputation de leur temps de prison comme temps de service. » Spéculait-on sur un refus des jeunes ? Conditions acceptées.

C'est vrai qu'à Fresnes il fallut discuter. Certains se méfiaient, craignaient une manceuvre. Le romantisme de certains autres se trouvait brusquement frustré de la perspective de mener jusqu'au bout la bataille engagée, selon l'imagerie du grand procès. Mais dans l'ensemble, c'était la conscience comblée de la victoire remportée.

Le lendemain, tous étaient libérés, et quelques jours plus

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tard commençait la régularisation formelle des non-lieu et des abandons des poursuites. Les jeunes passèrent l'été à Fréjus, au camp d'instruction d'Outre-Mer, et achevèrent leur service par un séjour de deux ou trois mois dans la brousse équatoriale.

Deux fois cependant il nous fallut encore intervenir. La première a pris dans mon souvenir l'image d'un pique- nique.

Nous avions été informés de ce que, à Fréjus, certains de nos appelés se plaignaient de quelques brimades, notam- ment de la part de sous-officiers. Je décidai donc d'aller les voir, pour bien marquer qu'ils étaient encore sous protec- tion. Après avoir pris rendez-vous avec le colonel et obtenu que leur soit accordée une journée de quartier libre pour s'entretenir avec leur avocat, je me présentai au comman- dement le lendemain matin et l'on me donna un planton pour m'accompagner de baraque en baraque << cueillir » mes hommes. Je les quittai après un fraternel déjeuner sur l'herbe, à proximité du camp, et il n'y eut plus de brimades.

Le dernier sursaut de cette affaire fut assez inattendu. Quelques mois après ma visite à Fréjus, un coup de téléphone ému en provenance du Nord : Max Rudent vient d'être arrêté chez lui, pour désertion. >> Il avait été régulièrement démobilisé quelques jours plus tôt. C'était un peu fort ! Très vite cependant, nous reconstituons ce qui s'est passé. Ces jeunes soldats bhéficiaient d'une telle réputation de protection que les chefs de corps étaient hantés du risque de se voir reprocher de ne pas avoir respecté à un jour près l'imputation du temps de prison sur le temps de service. Or, du Congo ou du Gabon, il n'y avait pas tous les jours des bateaux de rapatriement. C'est pourquoi, plutôt que de les rapatrier trop tard, on 1es renvoyait plus tôt. Ainsi Rudent s'était présenté à son corps de recrutement au retour d'Afrique, service terminé et, dans l'impossibilité de le garder sans violer les engage- ments de ne pas le faire servir en France, on l'avait démobilisé quelques jours avant la fin de son temps légal. Et puis quelqu'un avait constaté qu'il lui restait quelques

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jours de service à faire et n'avait eu cure de ce qu'il avait été régulièrement rendu à la vie civile.

Que faire? Dans des cas semblables, si l'on veut être crédible, il faut réagir vite et fort. Bien sûr, je conseillai que sur place on multiplie les coups de téléphone, les délégations, qu'on sorte un tract. Quant au plan juridique, une situation exceptionnelle appelle des mesures excep- tionnelles. Depuis la lettre de Jacques Chaban-Delmas il y avait eu le 13 mai 1958 (l'une étant peut-être, d'ailleurs, politiquement éclairée par l'autre). Mais quel que fût le gouvernement, l'affaire étant politique, il fallait frapper au politique.

Dix minutes après l'appel de Lille, j'ai au bout du fil le cabinet du ministre, et je demande le chef de cabinet en expliquant le motif de mon appel. On me le passe aussitôt et il me promet de me faire rappeler dans la matinée. De fait, la matinée n'est pas encore écoulée que je suis rappelé par un officier supérieur responsable de la justice militaire au cabinet du Ministre : a Nous nous sommes informés dès votre coup de téléphone ; dès maintenant Rudent a été remis en liberté, et des sanctions vont être prises au plus haut niveau. D L'affaire des fils des fusillés était terminée.

Les plus belles plaidoiries sont les plaidoiries rentrées parce que les plus belles victoires judiciaires sont celles qui ont même empêché l'adversaire de conduire son procès jusqu'à une audience.

Nous ne répéterons jamais assez que sous quelque aspect qu'on la considère, la défense est un combat, et un combat offensif. Le procès du procès commence à la première minute et il ne peut cesser qu'avec la victoire.

Nous avons tout au long vu que ce combat n'est pas seule- ment celui de l'avocat, qui commettrait péché de suffisance s'il omettait cette règle d'or selon laquelle un procès poli- tique n'est jamais gagné par les seuls moyens de l'avocat, l'est parfois par les seuls moyens de la protestation publique, et l'est presque toujours par la conjonction des deux.

Mais pour l'avocat ce combat signifie qu'il y joue tout son rôle.

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Être à 19uiiüative. Une défense offensive est une défense accusatoire. Lorsque l'avocat est contraint d'assumer une audience, elle ne se résume pas pour lui à bien plaider. Plaider n'est qu'une phase ultime qui, du fait même de sa place dans le déroulement du procès, peut être l'occasion de déployer un talent, de faire plaisir aux militants (et à soi- même), d'avoir quelques citations de presse, mais c'est déjà un combat d'arrière-garde. La défense a la parole la dernière, mais pour << répondre ». Une défense offensive doit faire en sorte que ce soit le procès qui soit sur la défensive et (à condition de ne pas donner l'impression de « ferrailler », ce qui redeviendrait défensif) elle doit y ceuvrer à toute occasion qu'elle peut se procurer d'interve- nir tout au long du procès. Elle doit notamment donner le ton, définir, elle la première, quel en est le vrai terrain, en utilisant tous les motifs juridiques que la loi lui offre de prendre la parole, sous quelque prétexte de procédure que ce soit, dès l'ouverture du procès.

La défense est un combat dès la première minute. Elle l'est jusqu'à la dernière seconde. Rien n'est aussi redouta- ble que les défaillances dans l'obligation d'une vigilance de tous les instants, qu'un excès de quiétude.

Les résistants de Dijon. Oui, une affaire de résistants, encore ! Ils étaient six, hommes et femmes, vieux et jeunes, ouvriers et VRP - l'âme d'un maquis -, aux Assises, sous l'inculpation d'association de malfaiteurs et de vols quali- fiés, pour avoir réquisitionné dans les fermes de quoi subsister pendant les combats .

Là encore, quelques images. Celle, un soir, pendant que sur le coin de marbre d'une table d'un café ami, nous rédigions, avec le représentant de 17ANACR1 qui cou- vrait l'affaire, le communiqué à la presse. Un peu plus loin, dans l'ombre, sur un marbre semblable, un << inconnu »

1. Association nationale des anciens combattants de la Résistance,

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discret mangeait son steak-frites tout en travaillant : Ambroise Croizat, le ministre d'hier, revenu à sa condition sans histoires de militant ouvrier.

L'image aussi de Michel Bruguier, nous donnant, avec la qualité que lui conférait sa qualité de membre du bureau national de I'ANACR, le signal du retrait public de nos robes en signe de protestation contre le verdict qui distribuait les années de prison.

L'image surtout - incroyable mais, hélas ! vraie - d'un Président barbichu, tellement apte à comprendre et juger (fin 1948 !) des actes de résistance, qu'à un accusé qui expliquait comment, de Savoie, il avait rejoint ce maquis de Bourgogne en passant par la Suisse, il demanda sans comprendre les protestations qu'il déclenchait : « Mais comment avez-vous fait ? Vous aviez un passeport ? >>

C'est le même Président qui tout au long de l'interroga- toire ne voulait rien connaître d'autre que les composantes juridiques du vol « qualifié » : Aviez-vous des armes? Étiez-vous en « bande » ? Faisait-il nuit ? N'étaient-ce pas des maisons habitées? Comme si un maquis n'était pas par définition un groupe armé, opérant plutôt la nuit, et comme si, pour obtenir des vivres, il ne valait pas-mieux s'adresser aux habitants des bâtiments.

C'était fin 1948, et le Juge d'instruction qui avait mené l'affaire n'avait fait qu'achever une instruction qu'il avait lui-même ouverte pour le compte de l'occupant et que son maintien en poste lui avait permis de continuer.

Ce Juge appartenait au Tribunal de Dijon, car ce maquis avait opéré en Bourgogne. Et pourtant, une fois encore, « pour raisons de sécurité », l'affaire avait été renvoyée aux Assises.. . de Nancy, cette fuite permanente de l'envi- ronnement naturel étant le plus bel hommage involontaire au rôle de l'opinion publique.

Les témoins « à décharge », c'est-à-dire ceux qui venaient rappeler les conditions militaires dans lesquelles les accusés avaient agi, ceux aussi qui se faisaient l'écho de la protestation populaire et patriotique, étaient nombreux. Du côté de l'accusation, outre des policiers en service

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commandé, il n'y avait qu'un témoin : un petit pharmacien malingre et fuyant, respirant la médiocrité et l'ambiguïté. Dès le matin, tout ce monde fut enfermé dans la salle des témoins. A la suspension de midi, l'un de nous se voit accoster par un des nôtres qui lui dit un mot et lui remet un papier.

Ce fut le coup de théâtre, l'après-midi, lorsque le petit pharmacien vint témoigner et que nous l'interrogeâmes sur l'authenticité d'une lettre dont nous distillions à haute voix la lecture publique, dans laquelle le Juge d'instruction lui disait à peu près : « J'ai réussi à faire qu'ils soient renvoyés aux Assises. Ils vont comparaître à Nancy à telle date. Je pense que vous ne manquerez pas de témoigner et de confirmer que ... que ... et que ... D

Cela n'empêcha pas la Cour de revenir avec un verdict de culpabilité et des années de prison. Là aussi une image, et une leçon.

Tout au long des débats, nous avions cru voir sur les visages des jurés des réactions qui nous incitaient à l'optimisme. Lorsqu'ils revinrent de délibérer, leurs traits consternés nous montraient que nous nous étions trompés sur le pronostic, et non sur leurs sentiments. Mais que s'était-il donc passé pour que des gens visiblement inclinés à l'acquittement prononcent un verdict de condamnation ? La délibération commune avec les trois magistrats de carrière, guidés eux par une volonté de condamnation, et l'inadvertance collective d'une défense pourtant forte de deux Parisiens, d'un Nancéen, et de quatre Dijonnais, y avaient concouru. Comme au long des interrogatoires, le défilé des questions soumises successivement au vote des jurés détaillait les composantes matérielles de la définition juridique du vol qualifié : « Se sont-ils approprié ... ? A main armée? De nuit? En groupe? Dans des maisons habitées ? » Honnêtes et de bonne foi, les jurés avaient évidemment répondu « oui », attendant une ultime ques- tion qui annulerait le tout : « Ont-ils agi dans l'intérêt de la Résistance ? » Mais cette question ne vint pas, parce que le Président ne l'avait pas incluse dans la liste et que nous

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avions omis de la faire ajouter. Si bien que ne demeuraient que les « oui » des jurés qui, avertis, auraient répondu « non » contre l'évidence, pour imposer l'acquittement, comme le principe de leur souveraineté leur en donne le pouvoir sans contrôle.

Le soir même, nous recevions l'assurance que dès le lendemain, une majorité d'entre-eux adresserait au Conseil supérieur de la magistrature la demande de grâce qui signifiait : « Nous n'avons pas voulu cela. >>

Quant au Juge d'instruction de Dijon, nous le gratifiions d'une << requête en prise à partie » que le premier Président rejetait ... au motif que la façon dont la lettre nous était parvenue n'était pas assez claire pour pouvoir la prendre en considération.

Le « sabotage » du Mirage. Toute la presse en était pleine. Pensez donc ! le sabotage d'une aile de Mirage, en pleine campagne contre la guerre d'Indochine, et par un commu- niste !

Pour nous, une première question se posait : assurer la défense ou s'abstenir. Certes, tout inculpé doit être défendu, mais dès lors que l'on peut être certain qu'un homme ne restera pas sans avocat, il peut y avoir problème pour un avocat à accepter une défense.

Déjà, dans les années 1944 à 1948, les avocats commu- nistes avaient refusé de défendre des collaborateurs, parce qu'ils étaient plutôt choisis en guise d'alibi ou de parapluie et que, de surcroît, ils ne pouvaient pas en conscience accepter des défenses que d'autres avocats pouvaient assurer avec des motivations moins antagonistes de celles de leurs clients que les nôtres.

Et puis étaient venues des affaires dont la nature appelait de notre part une réserve d'un ordre bien différent : des communistes, malgré tous les mots d'ordre et en contradic- tion avec l'orientation du parti, avaient conservé des armes et des munitions. Et ce n'est pas l'un de nos meilleurs souvenirs que d'avoir dû, en cette époque, aller voir à la Santé un ancien résistant qui venait d'être arrêté après une

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fructueuse perquisition à son domicile. Il venait de nous désigner pour être son avocat. Nous lui avons rendu une première et dernière visite pour lui dire à la fois qu'il était exclu du parti, que nous ne pouvions pas assurer sa défense, et que la seule aide que nous étions en mesure de lui apporter était d'en transmettre le soin à un de nos amis non communiste. Mais il n'était pas possible de transiger : il en allait de la crédibilité de notre politique et nous ne devions rien offrir aux risques de l'ambiguïté, dès lors que nous faisions que l'égaré ne soit pas laissé sans défense.

Il est clair qu'une affaire de sabotage posait les mêmes problèmes. Mais d'abord s'imposait le principe de la « présomption d'innocence ». S'il apparaissait que l'inté- ressé était injustement accusé, la bataille devenait autre : on ne peut pas accepter ou refuser une défense sans avoir préalablement examiné le dossier.

Celui-ci était sérieusement hypothéqué dès le départ, car le « coupable » avait avoué. Mais un aveu n'est jamais une preuve suffisante, surtout lorsque, comme en l'espèce, cet aveu était suspect. Il s'agissait d'un brave garçon dont la famille était bien connue parmi nos camarades de la localité, et l'on savait que lui-même, précisément, était émotif et de faible défense, pour avoir vu encore enfant, dans les années encore récentes de l'occupation, son père et son frère fusillés devant lui par les nazis.

En ce temps de petit et moyen harcèlement répressif de masse, tout militant observait comme une règle d'or qu'on ne répond pas à la police : on ne défère pas aux convoca- tions et si on est saisi de corps, on refuse toute déclaration et toute signature. J'ai en souvenir l'image de ce tableau d'honneur au siège de la fédération de la Charente- Maritime, sur lequel étaient épinglés les billets bleus des convocations de police, que le destinataire était invité à rapporter en se présentant et que symboliquement on affichait là pour marquer qu'on y allait pas. Cela n'empê- chait pas de publier des protestations, d'envoyer des délégations, qui aboutissaient souvent à ce que l'adver- saire, ayant pris la température, n'insiste pas.

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Mais de toute manière l'expérience avait bien enseigné qu'il valait encore mieux faire les quelques jours, semaines ou mêmes mois de détention préventive en ne cédant pas à la pression que de croire au compromis et de se retrouver lourdement condamné.

La raison en était simple : sans conseils, sans savoir ce qui lui était reproché, et sur quoi reposait l'accusation, n'importe qui est aisément piégé. Une fois ficelée par les déclarations que celui qui connaît le dossier sait lui convenir et qu'il s'efforce pour cela d'obtenir, toute défense est tardive. Devant la police, et devant le Juge; rien, avant d'avoir eu le contact avec l'avocat qui a votre confiance et selon ses conseils. Rien. Cela a été quelque peu oublié, mais reste irrévocablement vrai.

Le premier examen du dossier m'apprend que s'il a avoué, c'est après une nuit passée sur m e chaise au commissariat, et il me précisera avoir ajouté foi à l'assu- rance que s'il avouait il serait certes poursuivi, mais laissé en liberté provisoire. Sa jeune femme et deux enfants en bas âge étaient dehors à l'attendre.

De plus, on lui avait mis sous le nez une feuille d'usinage : « C'est bien toi qui a travaillé sur cette aile juste avant qu'on trouve le coup de poinçon dans le réservoir. Alors la preuve est là ; inutile de nier ! » Fatigué, confondu, confiant, il avait avoué - et s'était retrouvé inculpé, écroué - et maintenant protestait de son innocence. Nous étions devant la juridiction militaire. Il me fallut presque faire une contre-instruction, pour découvrir, à force de conversations multiples avec lui, avec sa famille, en obtenant de celle-ci qu'elle trouve la preuve de ceci, en demandant au juge de vérifier cela, qu'il ne pouvait pas avoir travaillé sur l'aile sabotée, pour la simple raison que le jour où cette aile était passée au stade de fabrication où il intervenait en raison de sa place dans l'usine.. . il n'était pas là. Les preuves extérieures pouvant être considérées comme des preuves de complaisance, j'exigeai les feuilles

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de presence de l'usine, qui confirmèrent son absence le jour porté sur la feuille d'usinage pour le travail de sa spécialité. Ainsi on avait obtenu de lui un aveu dicté par le sentiment de la vanité de se défendre contre une pièce qui, même mensongère, l'accusait, parce qu'on lui avait affirmé que cette pièce l'accusait et qu'il n'était ni en mesure ni en état d'en faire le contrôle. Or cette pièce, au contraire, l'innocentait.

Devant cette démonstration, qui était apparue seulement à la veille de l'audience de jugement, le Tribunal militaire, qui juge, comme la Cour d'assises, en intime conviction et sans être obligé de motiver ses décisions, n'allait pas jusqu'à l'acquittement mais, ébranlé, ordonnait un complé- ment d'information.

C'était gagné. Le complément d'instruction confirma tout ce qui était apparu. Toutefois, étant donné que c'était le Tribunal qui avait ordonné le complément d'informa- tion, la procédure ne pouvait être terminée par un non-lieu et devait revenir devant le Tribunal qui seul pouvait se prononcer. Tout était tellement évident que je revins à l'audience assez tranquille.

Mais acquitter eut été une gifle peu facile à assumer pour les auteurs de la machination. Et puis personne ne parlait plus de cette affaire qui avait tant ému. Alors, comme il y avait eu des aveux, il y eut quand même condamnation avec sursis, sans doute pour punir l'accusé d'avoir avoué un crime qu'il n'avait pas commis. J'avais été trop tranquille en croyant qu'avec l'évidence de l'innocence, le tribunal ne pouvait plus frapper comme il eût convenu pour un sabotage.

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La défense politique exige et porte au plus haut et le plus loin la fonction de défense, et donc en met en valeur tous les termes, car en même temps qu'elle défend un homme, elle défend les droits de l'homme à la liberté, à la justice, à l'égalité.

Mais ce que nous avons noté à son propos est vrai de toute défense. De façon générale, toute défense de qualité, dans quelque domaine que ce soit, se doit de ne pas rester au niveau des finasseries juridistes.

Pas de juridique sans sa philosophie. Il peut arriver que la règle juridique soit tellement nette que le Juge peut se considérer comme lié. Mais le plus souvent le juridisme n'est qu'une fragile barrière et le Juge mis au défi ne sera pas embarrassé, comme en matière de proverbes, pour trouver un autre raisonnement juridique, fût-il spécieux, qui contredise celui dans lequel on voudrait l'enfermer.

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En toutes matières, en toutes circonstances, une bonne défense est celle qui donne au Juge le désir de juger d'une manière et lui en offre le moyen juridique, ou lui donne le prétexte de ne pas pouvoir juridiquement faire autrement. Cette envie de juger d'une manière ou d'une autre peut lui être inspirée soit par l'appel aux sentiments dont on le crédite, soit par la mise en garde et l'incitation à prendre la mesure de ses responsabilités.

Certes tout n'est pas toujours transposable au « droit commun ». D'abord la défense politique, au-delà de la riposte individualisée au procès dans lequel on livre com- bat, tend à produire un effet dissuasif de portée plus générale. L'échec infligé à l'adversaire dans un combat peut le faire reculer sur tout le front. Cela peut se produire parce que l'on obtient une décision de principe, qui fait jurisprudence, et dont il s'agit ensuite seulement d'invo- quer le précédent pour encourager les autres Juges à en suivre l'exemple. Cela est vrai dans les procès en série comme le furent en 1950, dans toute la France, les poursuites contre les afficheurs de la protestation contre la prolongation du service militaire à 18 mois. Mais l'effet dissuasif peut être beaucoup plus couramment obtenu par le simple « procès du procès », dont l'objectif principal doit tendre à ce que, s'il doit malgré tout y avoir condamnation, le procès se soit déroulé de telle façon que l'opinion publique en déduise non pas que le condamné était coupable mais que la justice est mauvaise.

Parvenir à en donner conscience au Juge est souvent le meilleur moyen d'éviter la condamnation. Dans tous les cas l'objectif dissuasif doit tendre à ce que l'adversaire en arrive à se dire que même s'il gagne le procès il a perdu des points sur le plan politique (pour son image de marque, ou par les oppositions qu'il rassemble), et qu'en définitive, ce procès lui porte, du point de vue politique, plus de tort qu'il ne lui donne de profit. Ces considérations, bien entendu, n'interviennent pas dans les affaires pénales de droit commun.

L'autre différence majeure est que l'on imagine mal un

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avocat exalter à la barre le vol, l'escroquerie ou l'assassinat comme il peut exalter la noblesse d'aspirations pacifistes ou révolutionnaires. Dans le procès politique (sauf dans les cas exceptionnels où pour des mobiles élevés l'intéressé à recouru à des actes que les siens réprouvent et que ses intentions ne justifient pas) il est exclu, à peine de trahison du militant et de désaveu par lui, de << plaider l'indul- gence B. A l'inverse, en << droit commun », il est usuel de plaider l'indulgence, une défense << totale », un << procès du procès >> ne se justifiant que dans le cas de l'erreur judiciaire ou du procès sans preuves. La vérité oblige à dire que cette occasion s'offre trop souvent notamment parce que trop souvent des organes de police ne supportent pas d'échouer et qu'à crime il faut coupable.

Les violences policières, les manquements aux droits de la défense, le racisme sont ici trop souvent présents, et le << droit commun >> ne peut pas être un espace qui échappe à des impératifs aussi indivisibles qu'universels. Il est du devoir d'une défense consciente de son rôle de les combat- tre et de les dénoncer ici comme dans le procès politique. C'est d'ailleurs un devoir qui a sa propre dimension politicfue, si tant est que la saine politique est celle de la citoyenneté.

Il est également toute une zone d'affaires qui ne sont pas politiques au sens où s'entend le procès politique, lié à des activités politiques, mais qui sont de dimension politique par l'objet social ou philosophique du procès, où l'enj eu peut être de faire avancer les rapports sociaux. Ainsi en fut- il naguère de la lutte contre la répression de l'avortement, naguère encore et encore aujourd'hui de la répression aggravée du vol par salarié ou de la répression purement symbolique du délit patronal. Mais de toutes manières, et quelles que soient les limites qu'impose, sur le fond, le champ rétréci d'une affaire pénale ordinaire, la défense y reste un combat.

Les devoirs de l'avocat y sont aussi ceux de l'intransi- geance, de la dénonciation accusatoire des faiblesses du dossier, le rappel des droits de la défense, et une susceptibi-

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lité à fleur de peau pour ce qui concerne son droit d'être respecté, avec les exigences de tenue à la barre que cela implique, mais une vigilance toujours prête à la riposte à l'égard de tout ce qui met en question l'assistance sur laquelle tout individu doit pouvoir compter de la part de l'avocat. C'est ce qui donne déjà sa valeur universelle à la

clause de conscience ». Il est vrai qu'on entend parfois soutenir que même en

matière politique la neutralité et le non-engagement de l'avocat seraient le gage et la condition d'une défense d'autant plus crédible et autorisée qu'elle serait sereine et au-dessus de la mêlée ; qu'un avocat doit pouvoir défendre n'importe qui, fût-ce un adversaire politique, et que la défense ne doit donc pas dépendre d'une communauté d'appartenance.

La thèse est théoriquement juste et peut dans certains cas extrêmes devenir concrètement vraie. En effet, personne ne doit se trouver démuni de défenseur. Il reste que la défense d'un adversaire ne peut pas être la même que celle de quelqu'un dont on se sent proche : on lui trouve des raisons, on exprime pour lui ce qu'il pense, mais il est diffi- cile de ne pas y mettre au moins de la distance. L'avocat qui souffle le chaud et le froid, que 1'011 sait capable selon le jour de plaider le blanc ou le noir prend vite l'apparence que Daumier a fixée pour le plus grand dommage de la symbolisation populaire des droits de la défense. Il cesse d'être crédible, et se réduit à l'image de la G déformation professionnelle D ou du << métier bien fait D. Le juge s'en accommode avec la patience, comme d'un mal nécessaire : G Parle toujours, à la fin c'est moi qui juge. B Plaider pour l'adversaire est chevaleresque ; ce n'est possible que quand personne d'autre n'est là pour le faire : c'est alors un devoir mais seulement dans les dimensions et limites de la propre conscience de l'avocat, car il n'est crédible que sous condition de sincérité. Tant qu'un adversaire a des avocats de ses convictions pour le défendre, c'est la probité qui commande de leur en laisser le soin.

Mais ces exigences de crédibilité, nous l'avons dit, se

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posent à toute défense. Revenant une fois de plus a mes enseignements initiaux, qui n'avaient rien de politique, j 'ai vu mon père refuser des dossiers parce qu'en conscience il en désapprouvait le contenu et ne voulait pas être de ce côté-là de la barre.

Car toute défense veut que soit écartée dans toute la mesure du possible le risque d'être, même inconsciem- ment, influencé et freiné à un moment ou à un autre par des réticences. Il suffit d'être travaillé par la conscience de ce devoir pour que déjà le jeu soit faussé, qu'on risque de ne pas défendre suffisamment ou au contraire, paradoxale- ment, d'en faire trop (et mal) dans la crainte de ne pas faire assez. Le refus, alors, relève du scrupule et de la probité à l'égard de l'intéressé lui-même, quand celui-ci n'est pas de façon très calculé venu précisément vous chercher vous, pour vous utiliser comme alibi, ce qui pour le coup ne mérite aucun égard.

Pratique et théorie. Combat sur tout le front. Ici encore, une longue parenthèse. Trop souvent nous avons eu matière à regretter que nos ainés se cantonnent (ou qu'une démarche politique influencée par l'imagerie traditionnelle oulet par une certaine déformation moderniste spécialisa- trice de l'université et de la recherche les cantonne) dans un judiciaire séparé du reste du juridique. Combien de fois n'avons-nous pas entendu Marcel Willard (oui, toujours et encore) déplorer que les avocats communistes n'apportent pas à la réflexion théorique l'enrichissement de leurs trésors d'expérience, faits de la rencontre des réalités sociales et de la réalité des rapports de l'individu à l'État, de l'inégalité, de l'injustice et des exigences devant en résulter, toutes choses qui sont leur lot quotidien à tous les niveaux et dans tous les domaines de leur pratique profes- sionnelle. Mais il leur faut trouver le temps de l'écrire, et l'immodestie d'en comprendre l'irremplaçable utilité ; sans en rester à l'autre immodestie, beaucoup plus coupable, de n'accepter de le faire qu'à la condition de ne livrer que de l'achevé et de l'indiscutable.

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Le judiciaire est inséparable du droit en général. Et il n'est possible que de faire de la demi-justice, corrective, qui vaut cependant mieux que pas de justice du tout, si le droit, la loi, le règlement, n'est pas juste. C'est le constat de ce divorce qui a conduit des Juges de bon vouloir à rompre avec la loi. Et ce fut difficile de dire les réserves que cela inspirait. Et pourtant il fallait faire ces réserves : si le Juge ne juge plus que selon sa conscience, ce peut être le meilleur, mais une fois admis le principe de larguer les amarres, ce peut être le pire, à l'aventure du capitaine, libérateur ou bourreau, et au sort du détenteur de telle ou telle minipuissance de Tribunal.

C'est un problème difficile que celui de la sécurité que doit représenter la souveraineté de la loi sur celle du Juge, quand la loi n'est pas juste. Et cependant, dans un régime de démocratie, bien que les inégalités sociales l'affectent profondément, la loi n'en n'est pas moins l'expression de la volonté populaire. Et mieux vaut le principe de suprématie de la loi, quitte à se battre pour son changement, que l'abandon au sort du Juge.

Autre chose est d'attendre du Juge qu'il opère, dans la marge que la loi lui laisse, dans le sens du juste. Car cela lui est possible sans s'évader du droit : il y a toute la marge d'appréciation des faits, et celle surtout de la hiérarchie des règles juridiques, la possibilité de pondérer une réglemen- tation momentanée par des options relatives à des principes fondamentaux. La conscience du Juge lui dicte de ne pas faire n'importe quoi et le droit le lui permet. Le débat est destiné à l'éclairer, et, s'il est public, à lui faire savoir qu'on sait qu'il sait.

Et c'est un signe particulièrement fort de la gravité de la crise d'un systbme que l'institution naissante de la « média- tion » qui permet de renvoyer à des notables le soin d'arbitrer les différends (à la place du Juge) « au jugé », au sentiment ou à l'influence, par un grand bond en arrière, une sorte de retour à la justice féodale.

Le judiciaire n'est pas isolé et ne peut pas être pris comme un champ clos académique entre initiés. Le débat,

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d'abord, est référé à la fois à la discussion des faits et à celle du droit, et à la relation des deux. Mais aussi l'élévation du débat, le dépassement des discussions de virgules (sans les négliger !!) doit étalonner le jugement à une philosophie du juridique, philosophie des relations sociales et de leur matérialisation.

Si la justice est communément judiciaire, elle est d'abord une d'injustice d'un système juridique tions sociales.

réduite à l'imagerie du question de justice ou d'organisation des rela-

S'il nous a été donné (le nous s'explique en disant G nous avons fait ensemble sept enfants dont quatre livres ») d'écrire sur les problèmes de la théorie du droit des essais dont parfois l'accueil reçu où les références consenties nous ont donné à croire qu'ils ont pu être utiles, nous le devons à la rencontre de trois facteurs : premièrement, l'aliment d'une expérience professionnelle généraliste ; deuxième- ment être communistes, c'est-à-dire tout à la fois bénéficier d'une approche des rapports juridiques où tous les pro- blèmes de la société et de l'État fournissent l'épreuve de leurs remous, et pouvoir y projeter un éclairage théorique spécifique ; troisièmement avoir été pendant trente-cinq ans, dans l'activité de l'Association internationale des juristes démocrates et de sa revue théorique, au meilleur poste d'observation des péripéties théoriques et pratiques du juridique, dans les affres de croissance ou de crise des différents types de société. Et sans doute ce volet théori- que, doctrinal, du combat pour la justice, avec ses contra- dictions, ses découvertes, ses réinventaires, ses dépasse- ments, a en retour été un aliment précieux pour le combat judiciaire.

Les libertés sont indivisibles. Assis en face de moi, à la table du fond d'un café d'une petite ville de Lorraine, attendant la voiture qui va nous emmener à la ville voisine où siège le Tribunal, un responsable régional du syndicat CGT des mineurs de fer : « Un avocat communiste, dans notre système, je comprends. Mais après. Quand la classe

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ouvrière sera au pouvoir, qu'est-ce qu'il fera? A quoi servira-t-il ? » Je pourrais lui expliquer longuement que le socialisme a ses contradictions. Je préfère être plus direct : « Un avocat, c'est un em. .. : dans ce système, un avocat c'est un em.. . , et un avocat communiste plus que les autres. Et dans le socialisme, un avocat, ça doit encore être un em.. . , et un avocat communiste plus que les autres. >>

L'esprit d'aristrocratie que je n'ai cessé de brandir dans un but d'incontestable provocation, c'est cela : Cedant arma togae, la « défense » ne doit connaître aucun maître, aucune barrière, aucune autre discipline que celle qu'elle seule, pour la garantie de son immunité, est habilitée à se prescrire. Cette revendication d'intouchabilité implique, impose à l'avocat l'obligation d'être irréprochable, contre- partie de l'exigence d'être respecté.

Si l'on me demandait ce qui doit être la principale qualité d'un avocat, je répondrais : « Être d'un caractère ombra- geux » ou « avoir mauvais caractère », au sens d'avoir « du caractère ». Cela ne justifie pas seulement de ne pas « se laisser marcher sur les pieds », mais de savoir dire « non », de résister, de tenir tête et tenir bon : face à l'adversaire face au juge, face au client. L'avocat est un combattant. C'est sans doute ce qui crée cette solidarité confraternelle qui l'emporte sur les concufrences et les rivalités, et qui n'est pas cette connivence de robins et de chats-fourrés qu'imagine l'opinion, mais le recours d'une troupe toujours prête à faire front et à former le carré.

Quand il faut brusquement, au hasard d'une escar- mouche, riposter et trouver, improviser le coup qui fait mouche, qui exploite la faute adverse, qui marque un point, qui crée ou renverse le climat, mais aboutira à l'effet inverse si l'on a frappé trop fort, ou trop loin, ou à côté, ou qu'on a découvert sa propre garde, il faut décider vite, et seul, totalement seul. Ce sentiment de solitude, on le ressent dès qu'on prend sa place à la barre. Comme l'écrivit le Bâtonnier Jacques Charpentier, dans son opuscule Remarques sur la parole : « Celui qui n'a pas souhaité se casser la jambe en se rendant à un procès important n'est

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! pas un avocat. » Mais une fois qu'on y est rien ne compte plus que le combat. Avec le risque physique en moins -

! i mais quel risque intellectuel et moral ! -, on se sent un b

1 peut comme le toréro quand dans l'arène il n'y a plus que le : taureau et lui. D'où l'importance, dans le procès politique, i

I de se sentir porté par l'intérêt d'une salle et aussi par i l'autorité de tout ce qui milite en faveur des valeurs que / l'on va défendre. , i Mais quelle solitude quand, par exemple, pour me j référer à un exemple vécu, on se trouve deux jours à une

audience d'Assises où tout se déroule à huis-clos parce que I

l'accusé est mineur et qu'on ne peut même pas compter sur

[ lui pour mener le combat ensemble en raison de la faiblesse 1 de son esprit. L'équité oblige à dire que, dans cette

1 circonstance, pour obtenir l'acquittement contre le Procu-

1 reur, une partie civile, les gendarmes et les experts, j'avais 1 trouvé des alliés chez certains Juges attentifs à ne pas être ! des organes de répression mais de justice. k Solitude aussi quand il faut conseiller le client, et trop

souvent décider à sa place, en tout cas toujours faire pour E. i lui le choix des armes. Moindre solitude ici cependant car

existe le loisir de se consulter avec d'autres. Mais savoir dire « non » au client, cela peut aller jusqu'à refuser le dossier ou le restituer.

E t Le remarquable est que la déontologie est une, au même

[ titre que les libertés sont indivisibles. Nous avons vu que i, celle que nous avons appris à pratiquer, que nous nous

1. sommes établie pour la défense politique, est également valable pour la pratique professionnelle dans tout autre 1 domaine. Contrairement à ce qu'on croit parfois, la

I r défense politique n'est pas une spécialité qui disqualifierait pour le reste. Elle est au contraire l'école la plus qualifiante et l'unité déontologique de la défense s'oppose à cet autre aristocratisme, parfois rencontré, qui réserverait les droits

. de la défense et les grands principes pour les procès ' F politiques et se garderait de les avilir ou de les compromet-

/ tre à la défense des délinquants de droit commun ou de les 1 galvauder dans des querelles autour d'un accident de la l

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circulation, d'un héritage, d'une parcelle de voisinage ou d'un procès de construction.

Cet aristocratisme-là est détestable et redoutable : si l'on considère d'abord le mépris des défenses pénales de « droit commun », il faut noter qu'un tel moralisme confortable fait bon marché des causes sociales de cette délinquance et des gâchis que peut entraîner ou éviter le procès selon l'issue qu'il aura, mais surtout, il faut avoir à l'esprit que c'est souvent sur les affaires de ce type que les pratiques, les personnels, les rouages répressifs « se font la main », pour ensuite se reporter sur les dossiers politiques. C'est aussi parce que les libertés sont indivisibles que la défense doit l'être.

Quant aux procès « civils » ou administratifs, ils ont aussi des dimensions humaines, souvent dramatiques ou suscep- tibles de le devenir. Quelle fierté, par exemple, que de tout lâcher pour consacrer deux jours, toutes affaires cessantes, à ne plus s'occuper que d'empêcher un Juge des enfants d'arracher deux gosses à leur famille, généralement pauvre et démunie, car il est rare que l'on voit intervenir la justice sur de tels problèmes dans des milieux aisés !

L'exemple est sans doute trop facile. Mais quel procès d'accident ne met pas en cause l'avenir du blessé, ou de survivants d'une famille mutilée, et le comportement des compagnies d'assurances ? Quel procès de construction ne met pas en cause les conditions qui sévissent sur ce marché, la moralité à tirer des responsabilités encourues, et aussi le droit au logement, ou à l'école, ou à la santé ou tout simplement à la sécurité ? Quel procès autour d'un contrat ne met pas en cause la loyauté des parties, l'inégalité des partenaires, leur liberté respective de signer ou non le contrat ? Lequel de tous ces procès n'appellera-t-il pas des jugements de valeur sur les textes applicables, et le plus petit procès est souvent plus dramatique pour le plus humble que le plus gros procès pour le plus nanti. Et il demande à l'avocat souvent plus d'efforts et toujours.. . plus de désintéressement.

Dès lors que la clause de conscience y est toujours

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présente tout procès est un combat. Et les règles en sont les mêmes :

L'audience n'en est pas le moment essentiel. Mais 1' « oralité des débats » est indispensable. Elle est l'instant décisif de la communication, triangulairement : celle où l'on sera au contact direct du Juge, où l'on pourra suivre ses réactions, jouer son va-tout pour convaincre, « les yeux dans les yeux ». Cette question de la communication est capitale.

Écriture et oralité. De plus en plus on voit les Juges manifester leur impatience devant la plaidoirie, et même faire la théorie de sa réduction : elle serait un archaïsme à une époque où la procédure écrite permet mieux au Juge d'éclairer sa conviction dans la quiétude du cabinet.

Il est indéniable que le temps n'est plus à ces intermina- bles morceaux de bravoure des « plaidoiries » de la Renais- sance que nous ont conservés les anthologies d'éloquence judiciaire. Mais cela ne saurait signifier la péremption de 1' << oralité D.

La plaidoirie n'est inutile ou superflue que dans l'hypo- thèse où le Juge réduit sa vocation à l'évacuation des dossiers et non dans celle où il veut former son jugement. Et il n'y a pas lieu, comme on le lit parfois, de distinguer entre le pénal où s'exprimerait le sentiment et le civil qui ne serait que juridique. Tout procès appelle sa justification morale. Rien ne peut avoir d'aussi suspectes résonances qu'un montage purement juridique, qui peut donner l'impression qu'on masque un mauvais dossier derrière un échafaudage d'astuce. Dans le procès civil, où l'audience ne comporte guère matière à incidents et se résume à plaider chacun à son tour, le grand art consiste à plaider les plus gros dossiers à « dossier fermé D.

Pendant toute la phase d'instruction écrite de l'affaire, les « conclusions » ont été échangées, par lesquelles les parties ont exposé leurs arguments juridiques rattachés à leur version des faits, ont réfuté ceux d'en face. Puis le ou les adversaires en ont à leur tour fait la contre-réfutation, et

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ainsi de suite jusqu'à ce qu'on n'ait plus rien à ajouter que l'on n'ait déjà dit. On a échangé la communication des pièces (documents, témoignages écrits, correspondances) qu'on remettra au tribunal.

C'est indispensable, beaucoup plus à l'information mutuelle des parties qu'à celle du Juge : la loyauté, le caractère contradictoire, les droits de la défense, piliers d'un véritable débat, exigent qu'à l'ouverture de l'audience chacune des parties soit pleinement édifiée sur les termes de ce débat et sur les arguments de l'autre ou des autres. L'audience a pour fonction de débattre de la valeur de ces arguments, donc de les présenter et de les commenter.

Pour l'audience, on a préparé son dossier de plaidoirie. C'est ce dossier qui sera remis au Tribunal à la fin de l'audience, avec les pièces rangées sous des chemises de papier sur lesquelles en est exposée l'analyse, dans l'ordre qu'impose d'abord l'exposé des faits, puis la « discussion » de leur analyse ?i l'épreuve de la loi et de la morale dont on veut l'éclairer. La suprême habilité consiste à présenter les faits (avec assez de scrupule pour ne pas s'exposer au démenti) de manière qu'avant toute discussion le tribunal y puise l'envie de penser que vous avez raison, et que votre raisonnement, ensuite, lui procure le plaisir de se dire que vous ne faites que penser comme lui et que donc vous avez forcément raison.

Plaider va-t-il consister à lire ou exposer par le menu tout le fil du raisonnement que fournit le dossier? Certes non. A la fin de l'audience, le Tribunal met « en délibéré D, pour ne rendre son jugement que plusieurs semaines plus tard, de manière à avoir le temps de lire les dossiers, d'en examiner les pièces, de réfléchir (en y ajoutant le cas échéant ses propres recherches juridiques) au mérite des thèses de chacun des dossiers.

Le terme même de « délibéré », notons-le au passage, suppose que le Tribunal « délibère »; on ne délibère pas avec soi-même. Le terme vient de ce que le Tribunal est « collégial », c'est-à-dire qu'il se compose de trois juges. L'avantage n'est pas seulement, comme les mauvaises

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langues l'insinuent, que cela permet qu'il y en ait toujours un qui, comme l'officier de quart, ou le guetteur, soit de service pour écouter pendant que les deux autres somno- lent : les trois peuvent écouter (avec de compréhensibles moments de distraction : j'ai toujours été un peu perplexe devant l'effort d'attention nécessaire pour écouter trois heures durant des plaidoiries qui, de surcroît, sont parfois ronronnantes) et avoir une écoute différente, selon leur sensibilité. Le « délibéré » va leur permettre à leur tour d'en débattre, de s'affronter, puis de se mettre d'accord, ou de se prononcer à la majorité. Le secret du délibéré garantit aussi que le juge puisse s'affranchir plus facilement des pressions. La collégialité garantit aussi contre la subjectivité d'un seul..

.l

De nos jours elle tend à disparaître au profit d'audiences à Juge unique. Pour les justifier on a tendu à reprocher à la collégialité de déresponsabiliser le Juge. En réalité les tribunaux à juge unique découlent simplement d'une philosophie de la misère qui va de pair avec un recrutement de Juges insuffisant.

Le lieu n'est pas ici de traiter de tous les problèmes de l'organisation judiciaire, des règles de procédure, et du statut de la magistrature. Mentionnons seulement que toutes font partie du système global du procès, et influent en bien ou en mal sur les droits de la défense, donc y participent, et il n'est évidemment pas indifférent à l'avocat que soit plus ou moins assurées l'indépendance du Juge et les bonnes conditions de son écoute.

Mais, qu'il délibère avec deux collègues ou avec sa conscience, le Juge aura le dossier en main. Lui faire subir pendant une longue audience la litanie de sa lecture complète nuit d'abord à la communication, car l'avocat- lecteur est inévitablement plus attentif à son dossier qu'à ceux à qu'il s'adresse. Mais surtout, il court grand danger que le Juge ne l'écoute pas, sachant qu'il aura le temps de lire quand il aura le dossier, et qu'ensuite, quand il aura le dossier, il ne lise pas, en se disant qu'il l'a déjà entendu.

Un gros dossier doit être impeccablement présente,

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souvent dans une disposition vivante, animée, qui donne vie aux arguments, qui s'exclame, avec des soulignés. Il doit « parler » et faciliter la lecture. Mais il doit surtout être complet : là, rien ne doit manquer.

Au contraire, la plaidoirie orale doit retenir l'essentiel. Elle doit d'une part donner au Juge une impression globale, qui détermine déjà en lui une orientation, et lui donne envie de lire le dossier, en sachant qu'il y trouvera ceci ou cela qu'on lui a seulement annoncé.

Il faut savoir aussi s'interrompre le temps de chercher un document, d'en lire un passage. La maîtrise de la barre, c'est de savoir s'arrêter suffisamment pour laisser à l'audi- teur le temps de souffler, et de se repérer - et aussi pour se donner à soi-même le temps de faire le point -, pour montrer qu'on ne récite pas mais qu'on communique ce qu'on pense, comme on le pense, quand on le pense. De fait il n'est pas rare que, dans le cadre particulier de cette communication orale, la pensée, à force de chercher à « passer », se trouve des expressions nouvelles, qui déclen- chent la découverte d'arguments nouveaux, de formula- tions plus adéquates, plus caractérisantes, et plus frap- pantes.

11 en est qu'il faudra trouver l'occasion de répéter, et de récapituler. Oralement, à dossier fermé, on ne pense pas à tout. Il n'est pas interdit, avant de clore, de feuilleter rapidement ses notes en vérification ostensible qu'on n'a rien oublié, mais l'expérience enseigne à la fois que primo ce qu'on a songé à dire était ce qu'on a retenu soi-même parce que c'était le plus important et donc ce sur quoi il fallait insister pour convaincre, que secundo lorsque le débat est clos on a toujours l'impression culpabilisante d'en avoir oublié ou qu'il aurait fallu dire autrement.

C'est la seule occasion d'une expression de chacun en présence des autres. La présentation par la plaidoirie peut faire apparaître un éclairage qui aura échappé à la lecture, y entraîner une réponse. Le juge peut être amené à exprimer une question que le débat lui suggère et à donner l'occasion d'élucider un point ou un autre. La

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plaidoirie est donc un moment essentiel de communication. Elle est aussi une pièce essentielle de cette condition de

la démocratie judiciaire qu'est la publicité des audiences qui, même si les salles des Tribunaux sont désertées, doivent à tout moment pouvoir être suivies par quiconque s'y intéresse.

La plaidoirie doit certes demeurer utile. Cela signifie seulement qu'elle doit intégralement être bâtie autour de l'objectif de convaincre, de faire partager. Même lorsque elle tient compte de l'utilité pour la défense d'une réso- nance dans le public, elle cible sur le Juge, tout en croisant le fer avec les contradicteurs, non pour le sport mais pour démontrer qui a raison. Elle doit donc être dépouillée de toute auto-complaisance mais ne rien émasculer d'un total engagement dans le combat. Elle doit à la fois, quant à sa tonalité, avoir la tenue, le niveau de verbe et de langue de la solennité et l'expression directe, simple, de l'adresse personnelle à celui dont on doit gagner et conserver l'écoute.

« Vous avez gagné votre procès parce que vous avez eu de bons Juges. Vous l'avez perdu parce que vous avez eu un mauvais avocat. >> L'amère boutade traduit un senti- ment trop fréquent. Mais qui donc sait le nombre de fois où un avocat ne dort pas d'inquiétude la veille du prononcé d'un jugement, alors que son client, lui, dort parfaitement.

La statistique des infarctus dans la profession d'avocat serait éloquente. Sont là pour nous le rappeler les noms de Michel Bruguier, de Pierre Stibbe et du Bâtonnier René William Thorp, emportés par des crises cardiaques à quelques semaines d'intervalle après le procès Ben Barka, et aussi l'un des meilleurs d'entre nous, Henri Douzon, avocat de la décolonisation pour avoir été pendant plus de quinze ans aux côtés de tous les dirigeants des mouvements de libération, devant tous les tribunaux d'Afrique, et qui porta jusqu'à en être enlevé prématurément à nos rangs les conséquences des coups reçus, en 1946, des fascistes alors qu'il assumait sur place la défense des dirigeants du peuple malgache.

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Nous avons dit que l'audience était le lieu d'une commu- nication triangulaire. En effet, elle n'est pas seulement une succession d'adresses au Tribunal. Même lorsque ne s'y instaure pas de véritable dialogue, chaque avocat, par l'effort même de sa communication orale pour convaincre, polémique, par Tribunal interposé, avec son contradicteur à qui cet effort concentré d'expression orale fait mieux sentir que les écritures le risque que représente la puissance de conviction de son adversaire, comme ses points faibles, et mieux sentir les siens propres et ce sur quoi il doit porter réponse ou réplique.

Avec le Tribunal lui-même il arrive qu'un dialogue, un vrai, s'instaure. Parfois ce n'est qu'une amorce, par une interruption intempestive d'un Juge manquant de sérénité, qui s'attirera nécessairement une riposte, comme celui qui bavarde avec son voisin doit obligatoirement amener l'avocat à s'interrompre pour marquer qu'il entend être écouté.

Mais d'autres fois, le Tribunal a le sentiment qu'une explication n'est pas claire, ou qu'il manque au débat une question à laquelle il a pensé. Il arrive qu'il n'en dise rien et qu'il ait commis une erreur. S'il ne la met pas en discussion, son jugement s'en ressentira et ne pourra être corrigé que par un appel qui aurait pu être évité. Les avocats aiment donc ces interpellations qui permettent de faire les mises au point utiles dans la loyauté que vaut la présence simultanée de tous.

La plaidoirie cependant n'est qu'un aspect. Le rôle de la « défense >> est beaucoup plus vaste. Nous avons vu que l'audience est l'aboutissement d'un long échange d'écri- ture.

La procedure, l'échange de conclusions, c'est la mise en place des batteries d'artillerie. Chacun place les siennes ou les déplace en fonction du mouvement des autres. Là aussi, la meilleure défense est l'attaque : prendre l'initiative du procès, c'est déjà donner l'image de quelqu'un qui est sûr de son droit. En défense, si l'autre a pris les devants, faire le procès du procès et, par des « demandes reconvention-

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nelles »', lui donner le regret de ne pas s'être tenu tranquille.

Comme en matière politique, se soucier de la « moralité du débat », donner au Juge envie de vous suivre et lui en offrir les moyens juridiques. Ne pas rester « à l'intérieur du droit », comme des virtuoses de la casuistique, de la jonglerie des textes pour la seule vénération qui serait due à l'art et à la science de leur habile exploitation, mais toujours « mettre le droit à l'intérieur », sans pour autant jamais le négliger. Les avocats ne sont pas comme certains ont voulu les en persuader dans une démarche sympathique mais inutilement populiste des « travailleurs du droit », mais des combattants, dont le droit est une arme parmi d'autres.

Il en est de même de l'audience et il en est de même de la procédure.

De même que dans la défense politique les grandes victoires sont les plaidoiries rentrées, de même dans les autres procès la victoire est loin de passer nécessairement par un jugement ; dans une certaine routine c'est même là, souvent, la voie de la facilité. En défense, la plus belle victoire est que l'adversaire se désiste de sa demande. En demande, c'est qu'il s'incline à l'amiable. Les procédures les plus satisfaisantes sont celles qui consistent à mettre des batteries en place pour engager le dialogue et ne pas avoir à s'en servir.

Ainsi, on le voit, il y a parfaite cohérence entre tous les principes que nous avons identifiés comme composant l'éthique de la défense politique et ceux d'un exercice général de la mission de défense.

Pourtant, il reste une question, qui est toujours dans -

toutes les têtes, et qu'on ne peut sans tricher éviter de mettre à nu : dans les idées reçues, dans celles que propose et qu'entretient l'idéologie dominante, il sévit une sorte de postulat, selon lequel plus l'avocat se réclame d'une

1. On appelle « demande reconventionnelle », le fait, étant l'objet d'un procès, de ne pas se borner à se défendre, mais de faire contre l'adversaire une demande en retour.

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vocation de liberté, plus cela est contradictoire et incompa- tible avec ce que la doctrine des communistes comporterait de servitudes et de duretés. Et quand on doit se rendre à l'évidence que tel n'est pas le cas, cela devient une sorte de mystère. Pourtant ce témoignage est celui d'une confluence aussi cohérente que totale, dont on ne peut prendre la mesure qu'à la condition de la traiter en complète transpa- rence.

Rupture et continuité. Il est clair que lorsque l'affluent est venu faire irruption dans le courant paisible qui coulait des sources anciennes, ce ne pouvait se faire sans de sérieux remous : le choix de classe, c'était le rejet de la bourgeoisie et un état d'automéfiance permanent à l'égard des réflexes dont je n'aurais pas réussi à me dépouiller. La rupture avec l'opportunisme à la barre, c'était aussi la rupture avec les tares de l'origine bourgeoise. C'était la découverte qu'on ne sent jamais aussi libre que depuis qu'on est communiste. C'était aussi, autre démonstration - la plus forte - de sa liberté, se prouver qu'on avait le courage de mener le combat antagoniste dans sa propre maison ; que certains puissent penser qu'on rejoignait le côté des voyous donnait à soi seul motif de fierté - et fierté plus grande de montrer de quoi ce voyoutisme-là était porteur et capable.

Et puis, nous sortions d'une période historique où, après la trahison dont la France et son peuple avaient été victime, nous étions fortement imprégnés de manichéisme. C'était le temps où Paul Éluard rappelait que beaucoup d'amour de l'humanité exige beaucoup de haine de ce qui la nie.

Il était facile de penser que si les relations de pouvoir s'inversaient, c'est en devenant procureurs qu'on servirait son idéal de justice. Après tout ce n'est ni de Marx ni de Lénine que nous vient le mot d'ordre : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », et nous n'avions pas encore fait l'expérience du mésusage que devaient faire de la formule les impostures du prétendu « monde libre », et dont la plus insolente devait m'être infligée en 1959 alors que j'étais observateur à un procès mené contre un

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dirigeant du Parti communiste clandestin par le fascisme portugais lorsque le Président de la Cour spéciale osa me lancer à travers le prétoire et en français la célèbre formule pour justifier la pire des répressions !

Cependant, les réalités devaient m'imposer de dépasser très vite l'étape de la maladie infantile. L'école des aînés, l'échange des expériences étaient de nature à équilibrer la réflexion, à donner à la vision une autre ampleur et une autre densité. Les thèmes imposés par la répression (la paix, les libertés publiques, l'indépendance nationale, le progrès et la justice sociale) appelaient une démarche à la fois rassembleuse et surtout responsable. Et puis, et puis surtout, la << maladie infantile » est celle du communiste ou du communisme qui n'a pas atteint la maturité.

Jamais je ne dirai assez ni assez haut, car il en est d'assez nombreux, de part et d'autre, à qui il peut ne pas plaire d'entendre, que ma retrouvaille avec l'enseignement passé, la soudure avec l'héritage, ne fut pas un recul de mes choix, et un compromis, mais la marque et le résultat d'un processus de maturation de ma réflexion de communiste, en traduction dans ce domaine précis de celle du Parti sur la portée historique, pour la nation et pour l'humanité, de la nécessité de combattre le fascisme comme voie incontour- nable de sauvetage et de progression des valeurs les plus fondamentales de liberté, de justice et de culture, avec leurs acquis les plus communément vénérés.

Dès lors le combat que je menais comme avocat commu- niste s'inscrivait dans le droit fil de tous les combats pour la liberté et la justice dont l'avocat « bourgeois » avait fait de sa robe le symbole. N'avais-je pas dit à mon père que je n'avais fait que choisir de mener jusqu'au bout cette fidélité à 89 qu'il m'avait enseignée ? L'aristocratisme de la défense devenait un aliment de ces nouveaux combats. L'éthique s'en offrait comme une source qu'il eût été insensé de renier, de ne pas recueillir et cultiver. En échange, était-il absurde de créditer les avocats qui n'avaient pas fait le même choix que moi, d'être sensibles, parce que combattant pour la justice, à l'idée que leur quête ne

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pouvait se concevoir sans y intégrer la justice sociale? Et ces valeurs de justice sociale n'étaient pas notre seul

terrain de rencontre. Lorsque nous plaidions pour ceux qui étaient poursuivis parce qu'ils avaient manifesté contre l'installation d'Eisenhower à Paris ou contre la venue du général Ridgway, ou parce qu'ils refusaient de servir sous les ordres du nazi Speidel, se réalisait la jonction du choix de classe et des valeurs nationales, où je me retrouvais avec d'autres.

Et devant les Tribunaux militaires d'Algérie, tandis que d'autres plaidaient « on vous regarde du Caire à Washing- ton », c'était notre fierté de communistes de dire aux officiers français que nous nous estimions porteurs des intérêts de la France et de l'avenir de nos relations avec l'Algérie de demain.

Ainsi la jonction s'effectuait, une jonction dynamique et enrichissante. Elle ne tarda pas à être mise à rude épreuve, sans doute la plus décisive.

Les rkvélations du 20Tongrès du Parti communiste soviétique portaient un coup sévère à tous les conforts d'idéalisation. Cependant le cours du fleuve n'a pas changé, dans sa direction du moins, car son régime y a gagné en régularité et en puissance. Il s'en est trouvé non pas contrarié mais enrichi, fertilisé.

Sans doute faut-il ici situer la portée de la référence.

Le « modele » soviétique. Les communistes franqais ont aujourd'hui clairement répudié toute notion de modèle, quel qu'il soit et où qu'il puisse être cherché ! La raison devrait en être évidente : chaque peuple a son histoire et sa culture, chacun d'eux est confronté à son présent et à son avenir dans les conditions particulières de son propre développement et de son environnement. Pourtant il était compréhensible que le mouvement ouvrier, en France, ait pu reporter sur le pays qui avait le premier évincé le capitalisme, et assuré de son sang la victoire sur l'hitlé- risme, une soif légitime d'idéalisation.

Au demeurant tout détait pas négatif loin de là, dans le

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domaine même des droits de l'homme où, à côté de tout ce qu'on a connu de dramatique, des innovations particulière- ment avancées ont pu servir d'inspiration aux milieux éclairés de la bourgeoisie occidentale. Les exemples seraient nombreux. Il suffira d'en citer deux : - Il y a quelques années a été introduite en France la

possibilité de se borner, dans une affaire pénale, à consta- ter la culpabilité, et cependant à ne pas prononcer de peine. Mais cette possibilité n'existait pas lorsque, dans la Part du Droit, en 1968, nous notions qu'en URSS existait déjà depuis plusieurs années la possibilité de ne pas condamner le délinquant si l'infraction commise était occasionnelle et ne présentait pas de danger social. - Le régime du « sursis avec mise à l'épreuve », qui

permet de dispenser le condamné de purger une peine de prison en lui donnant la possibilité de se corriger (cures de désintoxication, paiement de pensions alimentaires, répa- ration de dommages causés, preuve de meilleur comporte- ment, insertion au travail, etc.) apprécié ici comme un considérable progrès, existait en URSS plusieurs décennies avant son introduction en France.

En outre, il n'est pas besoin, bien au contraire, de donner à une référence valeur de modèle pour lui deman- der des leçons issues de l'expérience.

Enfin si les communistes ont dépassé l'idée de modèle, l'anticommunisme, lui, s'y accroche avec tenacité. En effet, rien n'est aussi facile et à si peu de risque que la vieille pratique du « si ce n'est toi, c'est donc ton frère », et d'imputer à ceux que l'on combat les défauts du modèle.

A trop vouloir tirer de l'expérience, on peut alimenter l'opération. Mais il peut aussi être utile de mieux cerner le modèle auquel l'adversaire vous renvoie pour lui retirer cet argument.

L'opération se poursuit aujourd'hui, lorsque les idéolo- gues et les politiciens de cette société capitaliste qui se veut volontiers donneuse de leçons de liberté prétendent trou- ver matière à triompher dans la vague de fond qui porte actuellement l'URSS et d'autres pays socialistes à un

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profond remodelage de pensée et de pratique sociales, avec l'inévitable place reconnue au juridique.

Les tentatives de dénaturation sont évidentes : « Vous voyez bien, ils reconnaissent qu'ils se sont trompés en tout, que nous avions raison. Nous vous le disions bien ! Vive nous ! Eux-mêmes le proclament. D

Parfois certes, des accents qui nous parviennent de là-bas semblent accréditer cette attitude (avec, pour favoriser la mésinterprétation, certaines survalorisations de recettes juridistes de pure technique).

Il est clair qu'une correction radicale, bord sur bord, était indispensable. Les attitudes, les théories, les pratiques fondées sur la raison d'État, au motif qu'il s'agissait d'un État non capitaliste, n'étaient pas seulement moralement blâmables ; elles ont été concrètement dommageables au développement qu'elles prétendaient et croyaient servir.

Cela ne signifie pas que le chemin ait été tapissé de roses. Il est trop simple de faire oublier la loi des 100000

dollars, par laquelle le Congrès des États-unis votait en 1953 le financement officiel de la subversion à l'Est ; - de faire oublier comment, a la même époque, le gouverne- ment des États-unis assassina le gouvernement du Guate- mala qui avait commis 1' « imprudence » de nationaliser l'United Fruit ; d'oublier Pinochet contre l'Unité Populaire ou tout bonnement les campagnes de la bourgeoisie, à la fois sur le plan idéologique et sur celui du sabotage économique, en France, dès que s'esquisse une amorce d'atteinte à ses privilèges.

C'est l'avocat libéral de l'entre-deux-guerres, qui dans ce livre trouve sa place aux sources du fleuve, qui déplorait que « la gauche, au pouvoir ne se défende pas ». Ce sont des réalités sur lesquelles on ne peut pas faire l'impasse. La seule critique valable du passé est qu'il aurait fallu les traiter autrement. Quand le pouvoir s'inverse dans le rapport de classe, le problème est qu'il ne suffit pas, et qu'il est même coupable et suicidaire, de substituer à un type de pouvoir son reflet inversé, que c'est dans la liberation effective et créatrice de toutes les forces populaires que

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peut se réaliser le bond de civilisation qui motive l'alterna- tive révolutionnaire, mais que celle-ci, c'est-à-dire la substi- tution d'une société à une autre, est une exigence, une condition de la libération humaine et qu'il relève de la mystification de penser que cela peut se faire sans des luttes de très grande amplitude.

Impossible de ne pas tenir compte également de ce que les pays qui ont les premiers fait cette expérience l'ont engagée dans les pires conditions du retard économique, culturel et social, aggravé par les épreuves de la plus meurtrière et dévastatrice des guerres. C'est pourquoi toutes les comparaisons auxquels les héraults de l'Occident s'évertuent sont malhonnêtes. Et c'est pourquoi aussi la mise à l'heure qu'opèrent aujourd'hui les pays socialistes ne saurait en aucune manière être reçue comme un renoncement mais comme une remise sur trajectoire.

Au demeurant - lorsque, le 2 décembre 1852, Louis Napoléon Bonaparte se proclamait le défenseur de la liberté contre les menaces que faisait peser sur elle le socialisme, l'URSS n'existait pas et le Manifeste de Marx et Engels avait quatre ans !

Lorsque les pays socialistes aujourd'hui prennent acte de ce que le socialisme ne peut pas se construire sur moins de liberté, mais seulement sur plus de liberté et en tirent les conclusions, cela n'invalide pas, bien au contraire, la question de savoir qui met quoi, pour qui, dans la notion de liberté. Et puisqu'ici il s'agit de la justice, disons simple- ment qu'il n'y a de liberté que de justice.

De ce point de vue, déjà en 1956, les enseignements de ce 20" Congrès nous concernaient au premier chef, nous avocats. Les premières mesures prises en URSS dès la mort de Staline dans le domaine du droit pénal avaient d'ailleurs constitué un premier appel à une réflexion renouvelée. Il y eut d'abord la publication des lois de 1954 portant refonte des principes fondamentaux, et notamment la répudiation des théories de Vychinsky sur la valeur suffisante de l'aveu et sur le principe de l'analogie (en vertu duquel on pouvait condamner quelqu'un sans qu'un texte précis ait prévu

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l'acte reproché, dès lors qu'on pouvait le considérer comme analogue à un autre acte prévu par un texte) ; née de la période révolutionnaire où les textes étaient rares, épars ou désadaptés, cette théorie ne pouvait subsister dans une légalité stabilisée qu'en violation de l'exigence fondamen- tale selon laquelle il ne peut y avoir de condamnation sans qu'un texte existant lors de l'acte commis ait défini cet acte et la peine correspondante.

Les enseignements de ce congrès nous concernaient au premier chef parce qu'ils posaient tous les problèmes de sécurité de la personne face aux risques de l'arbitraire.

Ce fut certes un choc de découvrir que le pouvoir socialiste n'était pas ipso facto incapable de cet arbitraire et que les principes et techniques de la défense y gardaient i toute leur valeur. J'avoue avoir personnellement été au 1 moins autant travaillé par les questions de principe et les enseignements que la révélation comportait que par ses

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dimensions massives. Un seul de ces enseignements me parut suffisant, qui

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était l'affaire Toukatchevsky. La condamnation de Toukat- chevsky n'avait pas seulement été acceptée. Nous étions

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nombreux à en faire une référence exemplaire et nostalgi- que : si nous avions, nous, su traiter ainsi notre « cin- quième colonne », nous n'aurions pas été trahis et n'au- i rions pas eu à subir Pétain. L'ennui est qu'il s'avérait que 1 Toukatchevsky n'était pas Pétain. Compromis par un faux, i glissé par l'ennemi entre les mains du pouvoir soviétique, 1

1

comme Dreyfus l'avait été par le « faux bordereau », il I l

avait été condamné et exécuté, et son exécution couronnait 1 de succès l'entreprise nazie pour priver l'Armée rouge d'un de ses chefs les plus authentiques. Cela avait été possible

1 i

parce que Toukatchevsky n'avait pas eu le moyen de I l

démonter la machination dont il était l'objet, parce que les i I traîtres, ou réputés tels, étaient traduits devant des com- missions spéciales où les droits de la défense ne fonction-

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naient pas comme devant les juridictions normales, parce 1 qu'un traître n'y a pas droit. I 1

Ainsi tout ici se trouvait condensé : Dès lors que 16 I

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traître n'a pas droit aux protections de la loi, il suffit de qualifier quelqu'un de suspect de trahison pour le priver de défense, donc pour n'être pas contredit, et le déclarer traître. Il n'est pas indispensable pour cela que le pouvoir soit de mauvaise foi. Il suffit qu'il soit trompé, puisque le mécanisme fait qu'il ne peut pas être détrompé.

Cela met en cause le principe même des juridictions d'exception et des procédures d'exception.. . et pose celui, absolu, de la valeur générale des droits de la défense, non pas seulement comme un moyen de se protéger contre un pouvoir antagoniste, mais comme une garantie contre l'erreur, et dès lors comme une garantie commune ou réciproque, qui assure à l'individu de ne pas être victime d'un abus ou d'une injustice et au pouvoir de ne pas se fourvoyer. Une telle analyse a l'incontestable avantage d'afficher sa valeur universelle et de ne pas dépendre des vertus et des vices qu'on attribue au pouvoir en place.

Ici se présente la réfutation nécessaire d'une analyse de bonne foi mais totalement erratique qui croit voir dans les limitations ou défaillances de l'activité de défense judiciaire dans les expériences vécues du socialisme un produit logique des aspirations scientifiques du marxisme : on entend souvent soutenir, en effet que la référence scientifi- que aurait en soi une implication totalitaire en raison des certitudes qu'elle impliquerait et qui ne laisseraient place à aucun besoin de contradiction. De tels échafaudages sup- posent que l'on n'a guère du marxisme que cette sorte de vision dont sont prodigues les doctes auteurs de contes édifiants pour grandes personnes.

Il est dommage que ne leur soit jamais passé entre les mains ce remarquable petit livre, traduit en français par les éditions soviétiques dans les années 1960 sous le titre Introduction à la théorie de la preuve judiciaire (mais hélas peu diffusé). L'auteur, un juge du nom de Troussov, donne une image autrement authentique, et combien riche de germes de réflexions à porter plus avant, de ce que veut dire pour un marxiste en pareille matière une démarche scientifique. Celle-ci, loin de minorer la contradiction,

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invite à la magnifier. Il est évident qu'une démarche scientifique est contraire à tout manichéisme simplificateur et qu'elle est par définition constamment imprégnée de contradiction et d'esprit de recherche. Mais Troussov fait de cette évidence une remarquable application au judi- ciaire lorsque, s'appuyant sur l'exigence de rigueur maté- rialiste qu'appelle précisément le marxisme, il fait observer que toute approche d'une vérité est inévitablement subjec- tive, qu'il s'agisse de l'appréciation d'un fait ou de l'évalua- tion d'une culpabilité et de son degré. Il en déduit que la seule façon d'éviter les dangers de cette subjectivité est de garantir l'approche la plus multilatérale possible. Par cette démarche, on n'élimine pas totalement la subjectivité, mais on la réduit au minimum.

Les droits de la défense enrichis par le marxisme. Alors le judiciaire prend place dans les mécanismes d'une démocra- tie supérieure dont les décisions normatives sont toutes issues d'instances délibérantes assurant la rencontre d'ap- proches diverses ; comme d'autres instances sont délibéra- tives dans la recherche de la norme générale à édicter, il devient l'instance délibérative pour la solution des pro- blèmes posés par l'application de la norme à des cas particuliers. Dans ce cadre, de même que le concept de liberté n'a pas le même contenu que celui qui prévaut en démocratie libérale - celui du pôle antagonique complé- mentaire de l'autorité, à laquelle elle s'oppose et dont elle protège -, mais le plein exercice du pouvoir délibératif concerté des hommes et l'ensemble des règles qui garantis- sent cet exercice, de même le judiciaire n'est-il plus seulement « droit de défense », mais lieu de contradictions, qui comporte pour l'avocat un devoir de contestation, où le droit de défense ne doit donc pas être réduit mais se trouve enrichi, renforcé, tant il est gros de motivations supplémen- taires, d'intérêt collectif.

Ainsi, non seulement il est faux, même si la démarche s'en veut de bonne volonté, compréhensive, de considérer qu'il est normal que les droits de la défense aient moins de

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place dans des institutions inspirées du socialisme scientifi- que, mais au contraire si celui-ci est réellement scientifi- que, il en a plus besoin que tout autre. L'affaire Touka- tchevsky, parmi combien d'autres hélas !, suffit à montrer que quand il y manque, c'est toute la société et l'État lui- même qui se mutilent.

Au demeurant nos toujours vivaces tentations chauvines de redresser les torts d'autrui, et de préférence aujourd'hui ceux du diable communiste, ne nous dispensent pas de regarder chez nous : l'avocat peut intervenir dès que le juge d'instruction est saisi du dossier. Mais le système de l'enquête préliminaire confiée à la police par le Procureur, et celui de la « garde à vue » peuvent faire que toute une première phase, où l'avocat n'a pas accès, se déroule avant qu'un Juge ne soit saisi. Sans compter l'habitude vicieuse, que le code adopté en 1957 avait condamnée, mais qu'une modification législative s'est empressée dès 1958 de rendre de nouveau possible, qu'ont certains Juges d'entendre d'abord comme témoins ceux qu'ils n'inculperont qu'en- suite, de manière à avoir « ficelé » son dossier avant qu'un avocat puisse y accéder, et de ne lui donner ainsi la possibilité d'y intervenir que pour sauver la forme quand tout est terminé. Il faut donc se garder à cet égard de donner des leçons trop arrogantes.

Au surplus, les droits de la défense qui, chez nous, donnent à l'avocat accès à l'instruction ne sont que le résultat des leçons de l'Affaire Dreyfus. Les règles n'en existaient pas dans le Code de 1810, et la Belgique, qui a hérité de ce code et n'a pas eu d'Affaire Dreyfus, vit encore sous ce régime, au regard duquel, en définitive, les pays socialistes sont, formellement, en avance.

Mais surtout le juriste, et tout particulièrement l'avocat, peut moins que quiconque s'étonner et se scandaliser des décalages et des contradictions entre les idées et les actes. Leur fonction même n'est-elle pas d'opérer constamment la confrontation d'une pratique avec les normes éthiques? Le délit n'est pas un démenti au Code pénal, les violations des droits de l'homme n'invalident pas les droits de l'homme,

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et des pratiques vicieuses de praticiens qui se réclament du marxisme ne peuvent démentir les principes auxquels doit conduire le marxisme et qui au contraire condamnent ces pratiques.

En prendre bien la mesure était l'intérêt essentiel qui n'a paru justifier cette longue parenthèse sur l'expérience tourmentée des pays socialistes.

Mais le plus important est certainement l'occasion qui m'a été donnée de montrer comment m'est apparu qu'une conception totale des droits de la défense est beaucoup plus que ce qu'en propose la démarche seulement défensive de l'idéologie libérale. Celle-ci est finalement réductrice et il est profondément vrai pour un avocat, sur cette base, de dire ne jamais s'être senti aussi libre que depuis qu'il est communiste.

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Encore un regard vers l'amont. Comment celui qui a été porté par ce courant doublement alimenté ne serait-il pas satisfait du voyage accompli ?

Les regards vers l'amont peuvent récapituler l'inventaire de tout un chapelet de combats, certes conduits plus ou moins bien et inégalement couronnés de succès, mais du mieux possible, et, ce qui est l'essentiel, toujours du bon côté. Même lorsque les limites de la conscience collective, les conditions souvent difficiles et fiévreuses du combat ont pu amener des erreurs de tir, ce ne sont pas à ceux qui tiraient d'en face ou qui comptaient les coups que l'on peut reconnaître le moindre droit d'en tirer des leçons de morale : la paix de la conscience est d'avoir choisi le camp des opprimés, des exploités, le camp de la nation, de la paix, de la dynamique révolutionnaire des libertés et de la justice sociale. Ce choix n'aura pas seulement été celui d'une bonne conscience, mais d'une plénitude de réalisa- tion.

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Certes, tout n'est pas toujours sans tache ni sans accroc dans les rangs de la classe ouvrière et même de son avant- garde politique la plus consciente.

Mais s'il est sans doute vrai que certains trouvent dans leur foi des richesses comparables aux certitudes que donne une participation à l'élaboration collective quotidienne d'une pensée agissante fondée sur un effort d'analyse objective et scientifique des réalités sociales, le contraste m'a toujours frappé entre les solitudes que je constatais dans les rangs de la bourgeoisie, le scepticisme et la désespérance qu'elles généraient en elle et le bain de jouvence quotidien que m'a toujours procuré la fraternité de combat des travailleurs.

Il faut l'avoir vécu - tout ouvriérisme, tout paternalisme dépouillé - pour y reconnaître une source incomparable, irremplaçable de culture - celle qui seule donne à l'homme sa plénitude d'être social et qui, oui ! il faut encore le répéter, faisait dire à Frédéric Joliot-Curie : « Je ne me suis jamais senti aussi libre que depuis que je suis communiste. D

Il n'y a pas alors de conflit entre la vie sociale, la vie intellectuelle, la vie personnelle et familiale, mais un enrichissement réciproque de chacune par chacune des autres.

Avoir bénéficié de cela n'est pas sans susciter des jalousies, hélas ! Comment faire comprendre à chacun qu'il ne dépend que de lui.. ., et aussi d'un peu.. . , de beaucoup de chance.

Cela parfois inspire à l'égard de ceux qui n'ont pas eu cette chance un sentiment de culpabilité. Un sentiment d'anxiété aussi, devant la précarité qui met cette chance à la merci des accidents qui n'arrivent qu'aux autres.

D'autant qu'à nous avoir dès l'enfance vu vivre à deux nos trois vies, politique, professionnelle et familiale, en étroite osmose passionnelle, deux de nos. ..

(Comment éviter les traîtrises de l'avarice du langage et ce que le mot ne peut dépouiller d'enfantin et donc de réducteur? << Descendants » est ridicule, « proghiture D

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aussi ; alors ? « Successeurs » ? « Héritiers » ? « Continua- teurs », avec tout ce que cela aurait d'égocentrique et ce que cela marquerait de sous-estimation de leur propre apport créateur? Il n'y a pas d'autre solution que de tricher, et, sacrifiant, cette fois par contrainte, à une autre perversité du langage qui veut qu'au pluriel le masculin l'emporte sur le féminin, nous dirons lâchement « ils » et << eux D)

... ont choisi d'être à leur tour avocats, non pour les fortunes qu'ils ne nous ont pas vu y accumuler, mais pour les combats qu'ils nous ont vu mener. Cinquième généra- tion « de robe », deuxième génération d'avocats commu- nistes, « ils » ne sont pas l'un des moindres motifs de la plénitude évoquée à l'instant, même s'il doit être bien clair que n'ayant pas l'exclusivité du classement dans la progéni- ture ils n'ont pas davantage le monopole des motifs de cette plénitude que tous partagent, juristes ou non. Mais on est parfois tenté de se dire que plus qu'à nous il leur faut une bonne dose de courage et d'optimisme, de choix combat- tant, car le ciel, vers l'aval, est lourd de nuages.

Il est de l'ambition de l'humanité qu'il n'y ait pas que sur la Carte de Tendre que les fleuves viennent trouver leur fin dans la Mer de Félicité. Mais le cours sera long encore jusqu'à ce que le courant révolutionnaire, sa mission accomplie, ait perdu tout sens.

Il y a aussi des fleuves qui se perdent en chemin : les uns dans des déserts de sables, les autres dans des marécages. Il y a ceux que l'on asservit, que l'on endigue, que l'on canalise, que l'on détourne. Il y a ceux que l'on appauvrit en les attaquant i la source, en les tarissant, en en détournant les affluents.

« Vous avez en vue le courant révolutionnaire, évidem- ment. - Que non pas ! Pour celui-là, je n'ai pas d'inquié-

tude. >>

Les dangers sont pour les sources libérales. Vous avez, les uns, tout fait pour le briser, et prématurément chanté

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victoire. Vous n'avez, les autres, rien fait contre les agresseurs (ou pas assez) et précipitamment crié panique. Mais tant soit peu de connaissance de cette hydrogra- phie-là vous aurait enseigné qu'il peut y avoir des eaux basses ou dont on peut réussir à faire baisser le niveau, mais que ce n'est jamais durable et que bien vite le flot gonfle à nouveau, car pour le tarir il faudrait d'abord en finir avec ce qui le génère : débarrasser le ciel de tous les nuages noirs de l'exploitation de l'homme par l'homme et de l'inégalité sociale, de l'injustice et de l'inhumanité. Ceux qui pensent que pourrait disparaître le courant révolutionnaire tant que tout cela sévit peuvent toujours rêver. Car s'il n'existait pas, la colère et la révolte le créeraient.

L'admettez-vous, mais en rêvant qu'il pourrait être différent? Dans quel sens? plus sage? plus convivial? Préféreriez-vous que les communistes, comme d'autres, comme tous les autres, viennent gentiment collaborer avec les gouvernements et les Rockfellers à la table de la << trilatérale » ? S'il en était ainsi, serait-ce encore un courant révolutionnaire, et ne serait-ce pas le cas où la loi incontournable des besoins objectifs de l'histoire en recréerait un autre ?

Êtes-vous au contraire de ceux qui le voudraient plus << pur », plus infaillible, plus avant-gardiste? Ce serait oublier ce qu'il est toujours advenu de ces diverticules qui, tout au long de son cours, ont fait comme des fuites par des brèches du rivage, et ont fini en bras morts peu à peu asséchés.

Pour s'en étonner il faut tout ignorer de ce qui fait un parti communiste ; il est vrai qu'il y a beaucoup d'excuses pour ceux qui ne le connaissent que de l'extérieur, à travers ce qu'en disent les médias et toute une presse qui trouve là, de l'extrême-droite au Parti socialiste, un mira- culeux terrain d'accord. Certes il y a aussi les << témoi- gnages >> d'anciens. Mais comment, du dehors, savoir la part d'ambitions déçues ou simplement d'erreurs d'aiguil- lage, qui en sont à l'origine ?

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Une des plus grandes hypothèques culturelles qui pèsent sur l'exercice de la citoyenneté est la quête de recours infaillibles. C'est cela qui conduit à se confier à des politiciens plutôt qu'à vouloir gouverner soi-même c'est cela qui induit à demander justice à de << bons juges B. Et c'est souvent à la mesure de l'espérance que l'on met dans un parti communiste, vu à juste titre comme instrument de l'alternative à la société dont on ne veut plus, qu'on attend de lui aussi qu'il soit un secours infaillible. L'adversaire lui- même ne s'est jamais privé de flatter et de cultiver ce penchant. Au moindre problème, au moindre faux pas, c'est le concert : << Vous voyez bien qu'il n'est pas ce que vous pensiez! que vous avez eu tort de lui faire confiance ! »

Or, l'une des caractéristiques propres à un parti commu- niste, c'est de ne se fonder sur l'infaillibilité de quiconque. Chacun voit le monde à travers son expérience indivi- duelle, sa sensibilité personnelle. La meilleure adéquation possible (ou, plus prosaïquement, la moins mauvaise) des décisions propres à agir utilement sur la réalité est celle qui résulte d'une synthèse maximale des approches subjectives de chacun et de tous. C'est ce qui a permis aux commu- nistes de définir leur parti comme un « intellectuel col- lectif ».

Là encore, l'idée d'une possible infaillibilité doit être bannie : cela peut marcher plus ou moins bien. Mais je puis témoigner des nombreux cas où, sans être membre d'instances dirigeantes, j 'ai bénéficié d'une écoute et pu exercer ma part d'influence sur des problèmes de fond dans une liberté totale d'exprimer des critiques qui n'ont jamais eu besoin du vedettariat extérieur. Ce serait une vue de l'esprit et retomber dans l'idéalisation de penser qu'en faisant autre chose, on le ferait mieux, car ce serait fait avec des hommes ayant les mêmes motivations et les mêmes limites, donc peu ou prou de la même manière. Il n'y a là aucun fatalisme démissionnaire mais simplement l'effort d'une vision matérialiste.

Si l'on tient compte de ce que le rassemblement et la

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synthèse qu'opère l'intellectuel collectif sont axés, fondés sur le choix préalable d'une conscience du caractère de classe de cette société, et de la volonté commune de la combattre et de l'abolir comme fut combattu et finalement aboli l'esclavage, il devient facile de comprendre que si le Parti communiste n'existait pas il faudrait bien que le courant révolutionnaire s'en donne un.

Certes, il arrive donc que des erreurs soient commises, et elles ont toujours leurs conséquences, qui toujours conti- nuent à produire leurs effets négatifs pendant un certain temps au-delà de leur correction, ne serait-ce que par les idées semées.. . ou oubliées, les habitudes prises.. . ou perdues.

Pour une part, le fléchissement des années quatre-vingt tient à de telles erreurs, que les congrès ont identifiées, analysées, corrigées. Cela ne se traduit pas comme ailleurs par des révolutions de palais qui recouvrent toujours des règlements de comptes et des ambitions de politiciens : l'intellectuel collectif a fait l'erreur collectivement. Il conserve le même adversaire, les mêmes objectifs, les mêmes bases de choix et d'analyse : il corrige collective- ment l'erreur; et déjà la correction porte ses fruits : on avait perdu le vent, on a retrouvé le vent. Le flot de nouveau se gonfle, et déchantent ceux qui déjà voyaient s'arrêter le cours du fleuve.

Il y a à cela d'autant plus de mérite, mais aussi d'autant plus de signification que la manœuvre ne se fait pas sur les eaux calmes d'un bassin d'évolutions un beau jour d'été : la tempête souffle, de tous bords on canarde à qui mieux mieux.

Il faut vraiment cette expérience vécue pour mesurer et vérifier jour après jour avec quelle science et quel art du mensonge, du non-dit, du qualificatif anodin mais insi- dieux, du clin d'œil, d'une certaine manière de flatter des repérages déjà inculqués pour en entretenir la reproduc- tion, du supposé déjà tenu pour évident parce que précé- demment inculqué, l'opinion (y compris celle qui se croit, et aurait toutes les raisons d'être, la mieux avertie) est

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manipulée, trompée, conditionnée et maintenue en condi- tion.

Qu'on ne me fasse pas dire que je n'ai jamais eu d'irritation à lire dans ma propre presse une erreur, une maladresse, une sottise. Cela relève des faiblesses dont j'ai déjà relevé qu'il faut une fois pour toutes admettre, toute idéalisation et toute déification dépouillées, qu'elle est la rançon de toute activité et à plus forte raison celle d'une presse dont les moyens matériels font que ceux qui sacrifient des possibilités d'autres carrières au ser- vice de leur conscience ne méritent pas d'être lapidés pour les faux pas auxquels le rythme de leur mission les expose.

Mais, « en face », il s'agit d'une tout autre chanson : un intellectuel en renom se fourvoie à côté des communistes en telle ou telle occasion? Il est alors le « complaisant un tel » et s'il en prend l'habitude, il devient « l'inévitable un tel ». Un article va rendre un compte réel d'un événement ou d'un discours? Le titre, lui, ne rendra pas un compte exact de l'article, avec l'espoir que, à neuf chances sur dix, le lecteur s'en tienne au titre. Ainsi mérite-t-on le qualifica- tif de « journal sérieux ».

Le « bon ton >> ne se limite pas aux rubriques d'informa- tion, mais domine la manière dont les professionnels de l'audiovisuel font ou présentent les programmes de variétés ; dont s'affiche la publicité, dont se sélectionnent et se commentent les spectacles, les éditions. La politique de l'immersion, de 1' « immersion totale » comme on dit pour l'enseignement des langues, est permanente. Elle aime persifler la « langue de bois », elle n'a que mille langues de venin ... pour vacciner et revacciner jour après jour ceux que pouvait contaminer le poison du diable. Et l'entreprise prophylactique est telle que les sujets ne peuvent même plus s'en rendre compte, que les vaccinateurs eux-mêmes sont conditionnés au point de ne même plus avoir cons- cience de la prismatisation générale de tout ce qu'ils réinculquent à force d'en avoir été eux-mêmes imprégnés. L'avenir dépend grandement de la conscience qui sera prise

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de l'ampleur et des moyens de ce qu'il faut appeler une guerre idéologique qui n'est plus tant celle, entre les États, du temps de la « guerre froide >> que celle des grandes puissances financières qui en détiennent les moyens contre les peuples dont il faut neutraliser toute velléité de libération.

Au plus creux de la vague, à entendre et à lire les uns et les autres, on pouvait se demander à quoi bon tant jacasser sur et contre les communistes s'ils étaient à ce point réduits à merci. L'ayant compris, l'adversaire choisit un moment de ne plus en parler ni lui donner la parole. Mais éclatent des mouvements sociaux puissants. L'explication : « Der- rière, il y a le Parti communiste! » En quelque sorte, le conte de fée, où le gnome tempête! Non, le courant révolutionnaire n'est pas en danger de se tarir.

C'est l'autre courant, celui de la défense, qui peut donner des inquiétudes. 11 y a déjà quelque temps qu'il donne des signes d'appauvrissement.

La France était (est-ce un lapsus de parler déjà au passé?) le pays sans doute le plus avancé du point de vue des traditions de la profession d'avocat. Il y avait là matière à fierté, gardée de tout chauvinisme et référenciée non à la supériorité d'un peuple, mais aux chances d'une expérience historique accumulée. Est-ce encore tout à fait vrai, et qu'en sera-t-il demain ?

Les attaques de l'extérieur. L'attaque est venue de I'exté- I

rieur, dès le début de l'entreprise de restructuration de la société française par les forces dominantes du capita- lisme.

Dès le discours du 4 septembre 1958, de Gaulle relègue au musée de la lampe à huile et de la marine à voile les juristes qui discutent, aussi parasitaires que les élus qui délibèrent : place au juriste qui réglemente et qui applique ! L'enseignement du droit va s'en ressentir, et par là même la motivation que l'on offre à ceux qui désormais deviendront avocats. Et les ordonnances de décembre, deux mois plus tard, comporteront une bonne dose de remise en question

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des droits de la défense et des garanties judiciaires. 1

Dès 1959, le plan Armand-Rueff consacrera aux avocats un passage, pour regretter qu'ils ne soient pas, comme l'étaient les avoués, localisés dans leur exercice et sous le contrôle du Procureur. Tout régime autoritaire s'en prend aux avocats. Napoléon et Nicolas II ont dit tour à tour qu'on devrait leur couper la langue.

En 1972, ce sera la réforme qui, sous couleur de supprimer la profession d'avoué (dénoncée depuis des décennies par les communistes et d'autres démocrates comme une survivance onéreuse et surperflue des « charges » d'avant 1789), va tenter de réduire le plus possible la profession d'avocat à cette fonction.

Sur le plan procédural, la suppression de la profession d'avoué aurait dû alléger la défense, et faciliter la mobilité opérationnelle des avocats. Ce sera pourtant tout le contraire ; dans la ligne du rapport Armand-Rueff et dans la perspective de l'intégration européenne, on maintient la fonction dite de postulation, qui confiait aux avoués un privilège de représentation locale, pour obliger les avocats « extérieurs » à recourir à l'entremise d'un avocat local, tendant en fait à un véritable droit de péage et à intercaler un écran entre l'avocat choisi par le justiciable et le Tribunal. En même temps, la procédure est alourdie d'une phase préparatoire dirigée par le Juge, qui en aggrave le caractère bureaucratique. Et la réforme démocratique reste plus que jamais à faire.

Sur le plan de l'image de marque, après que le ministre Druon eut reproché aux artistes de « tendre la sébille », le ministre Taittinger reproche aux avocats de se faire payer à la consultation ! Toute une imagerie s'emploie à leur faire porter une part de responsabilité de la délinquance, parce qu'ils défendent les délinquants.

Lorsqu'ils dénoncent des réformes qui risquent de laisser 'les victimes d'accidents livrés au bon plaisir et aux intérêts

1. Cf. Roland Weyl, « Quatre mois de pleins pouvoirs - Premier aperçu de sept cents ordonnances », la Pensée, no 83, janvier-février 1959.

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(contraires) des compagnies d'assurances, celles-ci dispo- sent de tous les médias pour mettre leur dénonciation au compte de la défense d'intérêts corporatifs.

Parfaitement démagogique et trompeuse, cette offensive se pare des vertus d'une prétendue volonté de moralisation et d'humanisation de la justice. Elle va hélas trouver écho et répondant dans certains discours de gauche.

Elle est si puissante, si pénétrante, que la presse commu- niste n'en est pas exempte, et qu'à tout moment on a matière à chagrin de la façon dont, y compris à l'égard des avocats communistes, elle traite du judiciaire.

Le Syndicat de la magistrature, notamment, s'y laissera parfois égarer : alors que ses travaux de congrès, les jugements rendus par certains de ses militants, la participa- tion de ses'dirigeants à diverses initiatives, ses prises de positions publiques en maintes occasions rejoignent specta- culairement le syndicalisme ouvrier contre le pouvoir de l'argent, il va, avec tout le crédit que lui donnent ses autres options, prôner, lui aussi, au nom de ses bonnes intentions, une justice débarrassée de l'intermédiaire onéreux et bourgeois qu'est l'avocat.

Alors que les compagnies d'assurances laissaient accroire que l'avocat ne prétendait être utile en face d'elles que pour défendre ses honoraires, des raisons plus nobles, incontestablement bien intentionnées - mais ne dit-on pas que l'Enfer est pavé de bonnes intentions -, poussaient ces magistrats à partir en croisade contre ce qu'ils dénon- $aient comme des interpositions parasitaires coûteuses et nuisibles au contact direct entre le Juge et le plaideur, selon eux nécessaire à la compréhension mutuelle, à I'humanisa- tion de la justice, et donc à une bonne justice.

Venant de ces horizons sympathiques, l'offensive n'étai1 pas agréable ni aisée à combattre. Il le fallait cependant A combien de Juges il nous a fallu remontrer : vou: protestez de vos intentions, vous brandissez l'exempk déplorable du dégât que fit tel jour tel avocat. Mai! ce n'est pas à l'aulne de la bonne volonté d'un Juge oi des errements d'un avocat que l'on peut trancher di

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devenir respectif des fonctions sociales qu'ils incarnent. Il a fallu approfondir, montrer les principes dont cette

bataille était l'enjeu et ce qu'il en était, dans cette querelle, des intérêts d'une bonne justice.

Séduisante était l'idée du bon Juge à qui l'on accède directement, qui tient porte ouverte, vous écoute, et à qui il suffit de se confier. Qui aurait songé, après que six siècles de combat pour les droits de 1ô défense eurent forgé la profession d'avocat, que l'imagerie simpliste de Salomon, de Charlemagne et de Saint Louis réapparaîtrait, portée par une illusion qui demande de tout oublier de La Fontaine et Raminagrobis ?

A ce Juge bien intentionné nous disions d'abord qu'il n'était pas nécessairement un prototype et qu'il fallait tenir compte pour généraliser, de ceux qui peuvent ne pas lui ressembler. Nous le mettions en garde, aussi, contre le pêché de suffisance, en lui déniant à lui aussi le droit à la vanité d'infaillibilité. La plupart n'allaient-ils pas jusqu'à arguer de la possibilité que leur donnait le contact en tête à tête de mieux faire accepter par le justiciable la décision dont il allait le frapper?

Combien de fois n'avons-nous pas dû les mettre en garde contre les périls que comportait, pour la lucidité de leurs propres décisions, l'état de moindre défense de ces justicia- bles, contre l'injustice qu'ils pouvaient commettre en croyant avoir eu un dialogue que l'inégalité rendait parfai- tement trompeur et qui n'avait d'autre mérite que d'apaiser leur conscience !

Il est parfaitement envisageable qu'un jour, dans une société épanouie, bien après révolution faite, le développe- ment de l'être social rende périmée la professionnalité de la défense. Mais tant qu'il n'en est pas ainsi elle est une garantie indispensable contre les dangers d'un pouvoir discrétionnaire du Juge.

Il ne peut y avoir de démocratie, de droits de l'homme, si l'issue des conflits que l'organisation judiciaire a pour rôle de résoudre repose sur la seule autorité du Juge. Comme la démocratie ~olitique exige la délibération et la liberté

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pluraliste des approches, la démocratie judiciaire exige la discussion, la contradiction, le débat.

Nombreux sont heureusement les magistrats qui le savent et y sont attentifs. C'est sous l'autorité de l'un d'entre eux, prématurément enlevé par la maladie, Louis Ropers, alors président de l'Union fédérale (devenue depuis « syndicale ») des magistrats - organisation conser- vatrice et traditionnaliste, mais, de ce fait même, partagée entre l'idéologie moderniste de la justice directe et la préservation des règles établies - que sous le titre « Réflexion d'un marxiste sur la justice », le Pouvoir judiciaire, revue de cette organisation, m'avait ouvert ses colonnes. J'y développais l'idée que la défense devait être reçue par le Juge comme un bienfait contre le risque d'erreurs dont sa voie est semée.

Mais c'est sans aucun doute de l'intérieur de la profes- sion que sont venus, que viennent, et que risquent venir encore les causes des plus grands dommages.

Les attaques de I'intérieur. Il est vrai que la crise est celle d'un système social. En tant qu'institution grandie dans le contexte de ce système, il est normal que la profession soit elle-même en crise.

La crise est d'abord de nature socio-économique : il a toujours été difficile à un enfant d'ouvrier de devenir avocat. Ce n'était pas propre à la profession, mais tenait à la difficulté générale pour des enfants pauvres de poursui- vre des études. Mais à cela s'ajoutait le fait que l'exercice d'une profession libérale, suppose la possibilité de s'instal- ler. Certes jusqu'à une période récente cela n'exigeait pas d'investissements en équipements sophistiqués; il était cependant nécessaire de disposer d'un local et d'un mini- mum de secrétariat.

On a souvent considéré que l'exigence d'un local de bon standing, comportant au moins un bureau de réception et une salle d'attente, en sus de la chambre à coucher, et l'exigence que, même locataire, l'avocat soit personnelle- ment titulaire de la location, était un moyen pour la

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profession de préserver son statut bourgeois. Cette motiva- tion a certainement existé. Mais il n'était pas non plus illégitime de vouloir que l'avocat reçoive dans un cadre digne et décent, et offre un minimum de garanties de solvabilité, sur la seule base du souci de l'autorité dont devait bénéficier la défense. Il reste que cela allait dans le sens de la sélection sociale. Et celle-ci était encore aggravée par l'obligation, faute de pouvoir faire de la publicité de type commercial et de se consacrer à un démarchage dégradant ou de se salariser, d'attendre une dizaine d'an- nées de s'être fait une clientèle suffisante pour vivre. Il fallait donc avoir dans sa poche, ou dans celle de sa famille, de quoi vivre en attendant.

Il y avait certes la possibilité de s'accrocher comme collaborateur à un avocat installé. Mais le plus souvent la collaboration était gratuite ; il était de bon ton de considé- rer que le collaborateur devait être reconnaissant à son patron de lui apprendre la profession ; il recevait à la rigueur quelques dossiers, et parfois pouvait espérer recueillir la clientèle en fin de course.

Oui, sans aucun doute, cela pesait sur la composition sociale de la profession. A cet égard, les choses ont un peu changé (notamment par l'émergence d'un statut para- salarial de collaborate&) mais la composition sociale de la profession reste bourgeoise, même quand elle n'est que petite bourgeoise. On peut même se demander si dans la période récente la tendance ne s'est pas aggravée.

Pourtant la lutte pour les droits de l'homme, pour les libertés, pour la justice, acquiert aujourd'hui des dimen- sions économiques et sociales croissantes. L'exigence que la défense en soit pleinement assurée somme la profession de défense de s'ouvrir mieux à ceux que leur origine sociale incite à ce combat, et de leur rendre économiquement possible d'y accéder.

Simultanément, le recrutement bourgeois n'est plus celui d'antan. La bourgeoisie elle-même a subi de profondes mutations dans sa composition. Nombreux sont ses enfants qui ne peuvent pas attendre dix ans pour gagner leur vie. Il

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y a aussi ceux qui ne le veulent pas, parce qu'ailleurs on gagne sa vie tout de suite.. . (quand on trouve un emploi.. . Mais comment faire comprendre que le chômage existe aussi dans la profession libérale, sous la forme de la crise de clientèle ?) .

Les avocats déjà installés sont eux aussi frappés par la crise, qui dynamise un processus d'accentuation des inéga- lités internes et de concentration dans la profession, au préjudice de cette liberté d'exercice - sous la seule réserve des sécurités disciplinaires - essentielle aux droits de la défense.

Lorsque, tout au long de ces notes, j'ai évoqué l'avocat combattant, un peu Cyrano ou d'Artagnan, j'ai peut-être un peu idéalisé. Il y a des avocats qui n'auront jamais la chance d'être cela et resteront toute une longue vie à sagement administrer en série des dossiers de procès locatifs ou d'accidents de la circulation. La concentration économique et financière a joué contre eux. Leur clientèle de << PME » s'effiloche, et celle des individuels se raréfie à la mesure des hésitations des pauvres devant le coût d'un procès. Dans le même temps, leurs charges augmentent, en frais, en impôts. Ils ne savent plus s'ils tiendront, et l'on découvre tous les jours des misères pudiquement cachées derrière la façade.

Quant aux « combattants », même si la raison de leur choix professionnel n'a pas été principalement financière, ils n'en sont pas moins confrontés à cette réalité qu'on ne peut pas tirer si on n'a plus de munitions. La secrétaire, le téléphone, la photocopieuse, déjà l'ordinateur relèvent de l'intendance nécessaire à ce combat, font partie de sa logistique : pour faire la guerre, il faut de l'argent.

En un mot, l'avocat ne peut plus pousser sa fierté jusqu'à paraître mépriser les contingences économiques. Aussi la profession a-t-elle effectué autour des années soixante un virage spectaculaire. Les considérations économiques ont pris la place prioritaire dans les objectifs des organisations professionnelles et ont déterminé un effort ostentatoire de mise à jour.

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Nous avons vu que s'instituait un statut parasalarial du collaborateur. ~ a & ce n'est qu'un aspect d'une mutation dont la bannière porte la devise : Soyons aptes à... servir les intérêts économiques d'aujourd'hui. L'exercice collec- tif, dans des locaux de bureau, devient licite, et de la simple faculté d'association, où chaque avocat garde son indivi- dualité, on est passé à la « société civile professionnelle », société patrimoniale où chaque avocat s'efface derrière la personnalité juridique de la société. On a pu entendre proclamer dans des assises professionnelles que le temps est révolu de la défense « de la veuve et de l'orphelin », que la survie de la profession dépend de sa capacité de servir les grands intérêts économiques au même titre que le font les sociétés fiduciaires. On cherche les bonnes rela- tions avec les chambres de commerce (pas avec les syndi- cats ouvriers, clients moins rentables), on introduit dans la formation professionnelle les stages d'entreprise (pas sur les machines, on s'en doute), et l'enseignement des études de bilans y acquiert autant de place, sinon plus que la déontologie et ses susceptibilités.

Certes la crise de la profession, comme la crise en général, fait surgir tout un questionnement légitime à partir de la prise de conscience qu'il est impossible de continuer comme avant. Mais comme pour la crise en général, la solution n'est pas nécessairement la fuite en avant. Oui, se posait, se pose encore, et chaque jour plus lourdement, la question des conditions économiques de l'accès à la profes- sion et de la possibilité d'y rester. Mais en aucun cas la réponse ne peut être d'échanger le plat de lentilles contre l'abandon du droit d'aînesse. Or la crise économique se double d'une crise culturelle.

On a vu que la quête économique se pare du voile d'une uête de la modernité.

ulturellement , depuis 1958, les avocats, dans leur asse, sont désorientés. Leurs valeurs, si liées à l'État éral classique, ont craqué avec lui. Il y a ceux qui veulent

s'adapter, et ceux qui désespèrent. Leur crise en effet n'est

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pas seulement celle de l'intendance. C'est aussi celle des motivations : le juridique, celui qu'ils ont connu, pratique, servi, est mis en accusation. Le système, qui entreprend de culpabiliser toutes les catégories d'intellectuels, de les persuader que les changements dépendent de leur propre transformation, s'attaque d'autant plus fort à ceux qui de surcroît font vocation d'être des contradicteurs.

Peu à peu s'opère aussi dans la profession une relative concentration, avec la formation d' « usines » pour servir les intérêts économiques des grandes banques, des groupes financiers ou industriels, qui affichent sur leur papier à lettres leurs antennes à Ryad, Tokyo ou New York (pas à Prague ou à Belgrade, évidemment, ni même à Stockholm ou à Mexico), et où par dizaines y trouvent un emploi de jeunes avocats salarisés, OS de la profession, au travail parcellisé (qui suivant des expertises, qui rédigeant des conclusions), dont peu arriveront jamais à un plein exer- cice.

Chez les autres, progresse le mythe de la spécialisation, sans doute économiquement profitable, parce qu'elle assure une clientèle, et donne les sécurités apparentes du répétitif, mais combien réductrice ! Il est redoutablement facile pour le « spécialiste » de devenir, sans même qu'il s'en rende compte, le prolongement d'un service conten- tieux d'une administration ou d'une entreprise pour assurer les tâches judiciaires d'exécution. La spécialisation, en tout cas, limite l'horizon ; elle correspond plus à des exigences documentaires qu'à celles d'un combat. Le combat demande d'abord une aptitude à la combinaison de l'emploi des armes, une formation qui s'apparente à celle de l'officier d'état-major et à celle du diplomate ; il exige un certain type de culture globale, applicable à toutes les matières, plutôt qu'une érudition spécialisée que l'on peut toujours se procurer au moment où l'on en a besoin. Imaginerait-on une partie d'échecs entre deux équipes composées d'un spécialiste des cavaliers, d'un spécialiste des tours, etc. ?

L'avocat technicien ne va-t-il pas remplacer l'avocat

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combattant? Qu'on entende bien : de même que la peur de perdre le droit d'aînesse en gagnant le plat de lentilles n'est pas une indifférence pour le droit aux lentilles, l'espoir que survive l'avocat combattant n'est pas un mépris de la technicité. De même que, à propos de la défense politique, nous soulignions le rôle du juridique, en << mettant le droit à l'intérieur D plutôt que de se mettre << à l'intérieur du droit », de même il s'agit que l'avocat combattant ne néglige pas la technicité au service de ses combats, mais qu'il ne ramène pas son combat à des techniques.

Hélas ! à tout cela s'ajoute, chez les avocats eux-mêmes, une critique de gauche, de bonne volonté mais mal mûrie, qui alimente l'entreprise.

La question de la possibilité pour tous d'accéder à la '

justice a acquis une large dimension publique liée à des réalités incontestables. Plus encore : dans la mesure où l'avocat donne priorité à sa vocation fonctionnelle, son combat n'a de sens que s'il s'identifie aux combats de tous ceux qui ont besoin de cette fonction.

Le problème n'est pas nouveau, car de tous temps ce fut un des aspects du caractère de classe de la justice que d'être très inégalement accessible. Il est devenu incommensura- blement plus sensible à la fois parce que s'est étendue la vastitude des couches dont les moyens sont insuffisants et parce que la demande a augmenté ; à la fois parce que s'est étendue la conscience réclamatoire et parce que l'accumu- lation des difficultés quotidiennes et de I'incapacité des autres rouages sociaux à les résoudre ont accentué le besoin d'y recourir.

En effet l'inégalité d'accès à la justice a toujours été due à une convergence de tous les types d'inégalités. L'inégalité est économique, parce qu'il faut payer les frais du fonction- nement judiciaire et que tous n'ont pas les mêmes moyens de le faire. L'inégalité est sociale, parce que tous n'ont pas les mêmes possibilités de consacrer à la défense judiciaire de leurs intérêts le temps que cela exige. L'inégalité est culturelle à la fois en ce qui concerne le savoir requis, la

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simple conscience qu'un recours est possible et la capacité de déterminer ou d'entrevoir comment s'y prendre.

Mais cette réalité de toujours s'est aggravée, en même temps que la conscience s'en aiguisait. Elle s'est aggravée en raison du creusement des inégalités par la crise. Mais aussi par un ensemble d'autres phénomènes : - Dès 1958, la réforme judiciaire, dans la démarche

générale, antidémocratique, antipopulaire et autoritaire de l'État, a contracté l'implantation géographique des Tribu- naux, a éloigné la justice du justiciable en lui rendant plus difficile de suivre ses affaires dans un tribunal plus éloigné. - Le développement technologique conduit souvent les

Tribunaux à consulter des « experts », entraînant des frais supplémentaires fréquemment élevés. Ce phénomène est aggravé par la tendance des Juges surchargés à évacuer les dossiers vers des expertises qui ne s'imposent pas vrai- ment.. . - A cela il faut ajouter le coût des avoués à la Cour,

dont l'interposition est obligatoire entre l'avocat et la juridiction dans la partie écrite des procédures d'appel, et auxquels le même pouvoir qui, en 1980, pourfendait les avocats au nom de la cherté de la justice, allouait par décret un tarif atteignant souvent le double ou le triple de ce que demande l'avocat.

La conscience des problèmes d'accès à la justice s'est aiguisée également, parce que le développement de l'apha- betisation sociale de masse a donné conscience à l'ensem- ble du « corps » des justiciables de ce que l'organe de la justice ne devait pas seulement le dominer mais aussi le servir. La demande de consommation du service judiciaire augmente donc et les difficultés d'y accéder sont ressenties d'autant plus fort que les nouvelles couches demanderesses sont celles qui y ont le plus de difficultés. A cela s'ajoute encore l'afflux les illusions justicialistes (« on ne peut pas me donner tort si on est juste »), la tendance à la délégation de pouvoir (s'adresser à une autorité qui départage le bien du mal), et le fait que les forces qui déterminent l'idéologie dominante oeuvrent à accréditer

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l'idée, à la mesure de la dégradation de la vie sociale économique, culturelle, et des institutions, que la justice est 1à pour y suppléer, y apporter les correctifs.

Et pourtant dans le même temps, et pour les mêmes raisons que les autres institutions, la justice elle aussi se

.. dégrade. Il est de plus en plus fréquent de voir des jugements où

faute d'avoir pu, pour rendre une décision injuste, contour- ner le droit qui le rendait difficile, le juge se dispense de toute motivation juridique pour se contenter en moraliste

, d'appréciations d'opportunité. Procède des mêmes dérèglements, qui ne négligent pas

les parements de la démagogie, la propension aux déclara- tions à la presse. Le secret de l'instruction est une institution détestable, née de la 5e République, et contraire à la tradition démocratique qui veut que pour toute personne poursuivie, le recours à l'opinion publique soit une sécurité. A l'inculpé et à lui seul doit appartenir le choix entre ces deux sécurités démocratiques que sont le droit d'en appeler à l'opinion et le droit au secret. Au contraire, le juge ou le Procureur qui fait des déclarations à la charge de celui qui est en sa puissance commet à la fois une violation du secret professionnel et un abus d'autorité, en rupture ouverte avec le principe sacré de la présomption d'innocence.

Jamais les droits, les moyens, les acquis de défense n'ont été aussi nécessaires.

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Ce qu'il faut briser et ce qu'il faut garder. Régression ou développement. La question du coût de l'accès à la justice est une vraie question. De fait, au cours de ces deux décennies, c'est sur cette question qu'ont porté tous les feux, convergeant d'horizons bien divers et souvent d7appa- rence opposée. Les gouvernements de droite et leurs ministres de la Justice successifs (Taittinger , Foyer, Pleven, Peyreffitte, etc.), les organisations de magistrats, et les avocats eux-mêmes dans une démarche d'autoculpabilisa- tion ont œuvré à faire de ces derniers les responsables de la cherté de la justice aux veux de l'opinion. De là sont venues les idées de tarification; de salarisation, de << disponibilisa- tion ». On a même vu se développer des tentations de « polycliniques » juridiques, des expériences de « bouti- ques du droit », des généralisations de « permanences de consultation » qui ont pu paraître séduisantes pour leur double coloration de populisme et d'apparence d7effica-

: on brisait des - -

structures bourgeoises. Cela n'a pas

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duré. Une partie en tout cas a disparu, et ce qui a duré procure moins de résultats qu'espéré. L'ennui est que cela se perçoit difficilement parce que l'usager ne peut pas savoir si, d'une autre manière, il aurait eu mieux, et qu'il est toujours possible d'imputer l'échec aux tares de la justice bourgeoise, et enfin parce que dès que l'on exprime une interrogation on fait figure de conservateur et de réactionnaire.

Mais depuis 1958, le pouvoir du capital n'a-t-il pas lui- même pour objectif de briser les entraves d'institutions secrétées par le capitalisme libéral de la bourgeoisie classique, dont il ne peut plus s'accommoder?

Briser les structures bourgeoises ? Certes ! mais qu'est-ce qui est à briser? tout bris n'est pas progrès. Et il en est des institutions (donc de la justice) comme de tous les rapports sociaux : le critère de discernement entre le bon bris et le mauvais, est entre ce qui réduit et ce qui élargit. Certes, les bris populistes peuvent ouvrir une forme d'accès à la justice. Mais d'accès à quelle justice? On peut ouvrir largement les portes au peuple si on a commencé par vider les armoires. Et si cet accès s'opère aux dépens de la qualité, alors il n'aura servi qu'à couvrir d'un masque sympathique, pour recueillir le soutien populaire, l'opéra- tion essentielle que constitue la réduction, la liquidation de la justice et des siècles d'un progrès qui même insuffisant, s'est caractérisé par la place centrale accordée au débat contradictoire.

Le problème n'est pas de faire une justice du pauvre, mais de faire que le pauvre dispose de la même justice que le riche. Le problème n'est pas de dévaloriser la qualité culturelle de la justice mais d'élever la capacité culturelle populaire. Cela est vrai du langage; cela est vrai du contact, cela est vrai du rapport aux professionnels.

Langage, capacité culturelle. D'abord que peut être une culture judiciaire ? J'entends les ricanements de ceux qui s'offrent à bon compte la satisfaction de se débarrasser du problème en mettant un signe d'égalité entre culture judiciaire et culture bourgeoise. Culture bourgeoise, certes

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en tant que culture réservée, culture bourgeoise en ce qui concerne la façon dont la majorité des professionnels vit le contenu socio-économique ou psychosocial des procès. Mais cela c'est le contenu culturel du rapport du juridique à la réalité. La culture judiciaire est autre chose : le droit judiciaire est d'abord un système de procédure, un mode de discussion et de jugement, c'est-à-dire l'ensemble des règles de comportement (écrites dans la loi ou inscrites dans une éthique) pour traiter du problème posé, et il ne peut avoir que deux contenus : autoritaire et bureaucrati- que ou contradictoire et respectueux des intéressés. La première option peut avoir plusieurs causes : l'autorita- risme lui-même, qui ne veut pas s'encombrer d'être contre- dit, ou simplement une dynamique de crise qui tend à évacuer tout ce qui serait un luxe qu'on ne peut pas s'offrir : pour parvenir à absorber les dossiers qui s'accu- mulent, avec des moyens insuffisants, il faut juger vite, peu importe comment, de façon « expéditive », et l'absence de discussion permet d'en régler quarante dans le temps où le débat n'en réglerait que quatre.

Cela explique les deux phénomènes, pourtant contraires en apparence, que sont d'une part la bureaucratisation (qui permet au Juge de diriger la procédure à coups de bordereaux plutôt que de la laisser diriger par les parties et d'être à leur disposition) et d'autre part la déformalisation, qui réduit les sécurités du plein débat contradictoire.

L'option contradictoire, au contraire, donne aux parties le rôle moteur, auprès d'un Juge qu'elles mettent en mouvement et qui sera, en principe, déterminé par leur débat le plus complet sur les questions de fond relatives à l'interprétation de la loi applicable et à l'appréciation des preuves de la réalité des faits et de leur nature. C'est ici qu'intervient la notion de culture judiciaire, faite de respect pour les parties, de respect mutuel, c'est-à-dire de loyauté avec garantie de réciprocité, d'intransigeance dans le plein exposé, jusqu'au bout, de ce que l'on croit juste et de l'écoute vigilante de son contradicteur (et du Juge) pour ne pas omettre de contredire ce qui doit l'être.

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Constamment, on retrouve l'alternative de la réduction ou du développement : ou tout banaliser au niveau le plus bas ou assurer pour tous le bénéfice d'une qualité maxi- male.

Toutes les lentes dégradations que nous connaissons, ne sont cependant qu'un prélude.

Prélude, la chasse préférentielle aux milieux d'affaires. Prélude, la mutation, à l'université et au Palais, dans la formation des futurs et nouveaux avocats.

Certes la flamme s'entretient à des sources vivaces. Mais les grandes interventions de défense, telles que les envois d'observateurs à Ankara ne sont-ils pas de derniers sur- sauts? et l'encore jeune Institut des droits de l'homme du Barreau de Paris suffira-t-il à masquer les reculs?

Toutes les inquiétudes sont permises lorsque l'on voit maintenant l'ampleur de l'assaut et que des organes dont la vocation a toujours été de faire front vont au-devant d'échéances postulées.

Vers 1992. L'assaut et l'effondrement des remparts. << Être prêts pour 1992 D. Ce sont les lettres d'or sur la bannière de la plus dramatique des fuites en avant. Une fois de plus évidemment le danger se situe d'abord au-dehors : il est celui qui menace la nation tout entière. Ne voit-on pas déjà les héraults de << l'Acte unique P clamer eux-mêmes que pour la France l'épreuve peut être catastrophique et le crier d'autant plus cyniquement qu'ils en font argument pour exhorter, sous le prétexte de demeurer compétitifs, au renoncement à toute entrave pour le profit ?

Mais la mise en œuvre de l'Acte unique suppose une mise au pas des peuples, d'autant plus nécessaire qu'il opérera à leurs dépens. Or notre peuple s'est donné à longueur d'histoire des moyens importants de lutte et de défense, qui sont souvent en avance sur d'autres - sur tous les autres ; il en est ainsi du statut de la fonction publique, des franchises universitaires, et des droits de la défense.

C'est particulièrement vrai pour ces derniers. Six siècles d'histoire, symbolisés pour les deux derniers par Berryer,

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le monarchiste plaidant en 1862 pour le droit de grève des ouvriers typographes et par Labori, avocat de Zola lors de l'Affaire Dreyfus, et en conséquence de celle-ci par la loi de 1897 qui bien qu'incomplète est la plus avancée dans le domaine des droits de la défense, ont forgé une culture combattante de l'avocat qui a imprégné, toutes philoso- phies confondues, des générations entières. Alors qu'on réserve à la France, dans le redéploiement européen une place de région quasi colonisée, où déjà les friches indus- trielles s'étendent, où l'on impose aux agriculteurs la désertification des campagnes, où l'on prépare la réduction de l'économie à la classique consolation touristique, il est particulièrement impensable de laisser à ce peuple ses boucliers et ses armes.

Quoi de plus naturel donc pour ceux qui préparent pour 92 la servitude de tout un pays que d'entreprendre l'éradi- cation urgente de ses bastions défensifs au nombre desquels les maudits acquis de cette vicieuse profession de combat- tants ? Ce qui est moins naturel, c'est de voir ceux qu'elle vise, pour éviter d'être surpris par la rupture des digues et par l'inondation, pratiquer eux-mêmes avec fébrilité l'ara- sement de ces digues et l'ouverture en grand des robinets. Même l'argument souvent entendu selon lequel il n'y aurait rien à faire, parce que les choses se règlent dans les sphères du pouvoir politique est irrecevable. Il donne seulement la mesure du recul d'une éthique.

Il n'est pas inutile de rappeler ici le rôle de rempart qu'ont traditionnellement joué les Ordres de nos Barreaux.

Les Ordres (au pluriel) d'avocats n'ont pas été créés par le soi-disant État français de Vichy comme l'ont été l'Ordre (au singulier) des médecins, celui des architectes, ou celui des experts-comptables. Chacun de ceux-ci, créé au niveau national, pyramidal, hiérarchisé et centralisé, a principale- ment une fonction disciplinaire, d'encadrement normatif, de haut en bas. Il a été conçu contre les professionnels. Les Ordres d'avocats ont une histoire différente.

Sans doute y a-t-il beaucoup à dire sur le degré de

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fonctionnement démocratique interne de certains grands barreaux. On peut reprocher légitimement, par exemple, à celui de Paris de plus en plus à laisser davantage de place aux comptes rendus de mandat qu'à une véritable consulta- tion délibérative et à pratiquer par excellence la << déléga- tion de pouvoir >>. Dans la conjoncture actuelle, cela a pris une dimension caricaturale puisqu'on peut lire des docu- ments officiels qui font état de l'opinion << du Barreau >> sur des réformes où il y va de son existence, alors que cette opinion n'est que celle d'un Conseil de l'ordre, sans que jamais la base n'ait été appelée à se prononcer. On a pu, plus pertinement encore, dénoncer le système électoral uninominal qui fait que jamais à ce jour un communiste n'a été admis à siéger au Conseil en dépit de la notoriété de la place des communistes dans la vie et la défense de la profession, dénoncer encore 1'~mission habituelle des com- munistes, quelle que soit leur compétence ou leur noto- riété, dans les commissions de travail créées par l'Ordre et l'habituel handicap que constitue pour le concours honori- fique de la << Conférence du stage D le fait d'être comrnu- niste. Sans doute, sans aucun doute, les ordres d'avocats ont-ils un profil et une démarche profondément marqués par l'appartenance bourgeoise de la grande majorité (peut- on vraiment ne pas dire la totalité ?) des avocats. Comment s'en étonner ?

Il reste que les barreaux sont organisés dans leurs ordres, sur une base élective, depuis six siècles, et qu'il est difficile de résister à la tentation de mettre leur histoire en parallèle avec l'histoire des collectivités locales. Et la fonction, de siècle en siècle, a tout naturellement secrété une tradition, le croirait-on, de type libertaire.

L'ennemi de l'avocat, c'est le pouvoir d'État. Cela n'est contradictoire qu'en apparence avec l'important apport de la profession au personnel politique de la troisième Répu- blique. Il y avait certes prédisposition à l'activité politique dans une République où le tribun de réunions publiques ou parlementaires avait tant de place. Les avocats, partici- pants libéraux au fonctionnement d'institutions fondées sur

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le capitalisme libéral, juristes dans une République juri- diste et légalitaire, bourgeois par excellence dans une République bourgeoise, il était normal qu'ils y aient un rôle de choix. Cela n'empêchait pas celui qui avait comme homme politique défendu le rôle de l'État, de le combattre dès qu'il avait revêtu sa robe. D'où d'ailleurs l'interdiction faite à l'avocat parlementaire de se charger de dossiers contre l'État, et à l'avocat en général d'assurer en même temps une activité de fonctionnaire public. L'avocat qui fait son service militaire doit obligatoirement se mettre en congé de profession. Car il est de règle que l'avocat ne doit être à aucun moment et sous aucune forme en subordination juridique de personne (sauf d'un autre avocat).

Et, à des degrés inégaux, non sans quelques regrettables défaillances, l'histoire des Barreaux et de leurs Conseils de l'Ordre est d'abord marquée de cet état d'esprit. Un exemple particulièrement spectaculaire en fut donné vers la fin de la guerre d'Algérie.

C'était en 1960, lors du procès devant le Tribunal militaire de Paris de ce qu'on appelait le « réseau Jean- son », qui œuvrait pour le FLN. Les avocats menaient pied à pied depuis le début du procès une bataille de procédure, déposant et développant conclusions sur conclusions pour dénoncer I'une après l'autre de nombreuses irrégularités et soulever de multiples questions de principe préalables, et le procès s'éternisait sans avoir commencé.

Les activistes de l'Algérie française s'indignaient, s'éner- vaient. Ceux du Palais allèrent jusqu'à se déshonorer, comme avocats, en diffusant au Palais une pétition qui réclamait des sanctions contre leurs confrères. Sur celle-ci hélas ! le vieil héritage colonialiste fit que quatre cents signatures se fourvoyèrent. Il n'en fallut pas plus pour offrir à de Gaulle, qui déjà ne pouvait supporter ce défi à son autorité, le prétexte ou l'occasion pour exiger lui-même du Bâtonnier de Paris qu'il prenne des sanctions.

Le Bâtonnier de Paris n'était pas un homme de gauche. Mais c'était un ancien résistant, ancien déporté, dont le

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nom, Paul Arrighi, restera un de ceux dont ce barreau peut être fier. Gaulliste resté fidèle à de Gaulle depuis la nuit des sacrifices, il n'hésita pas à l'affronter par un refus sec et catégorique.

La riposte fut immédiate : s'il n'y avait pas de sanctions, l'ordre serait dissout. Le Bâtonnier Arrighi et le Conseil de l'ordre décidèrent alors de convoquer les « colonnes », c'est-à-dire les assemblées partielles dont la totalité consti- tuait l'Assemblée générale des Avocats de Paris, chacune présidée par un membre du Conseil et appelée sur son rapport à se prononcer par un vote.

La mienne était présidée par l'ancien Bâtonnier Allé- haut, que je nomme ici en hommage et en symbole. Le Bâtonnier Alléhaut n'était pas particulièrement un militant ou un sympathisant de la reconnaissance du droit du peuple algérien à l'indépendance. La simplicité de son propos n'en fut que plus bouleversante : « Nous ne pouvons pas accepter que quiconque censure la liberté de chaque avocat de mener une défense comme sa conscience le lui dicdte. Et nous pourrions moins encore accepter de le faire nous- mêmes. Un certain nombre d'entre nous se rappellent avoir, pendant l'Occupation, mené pendant des semaines et des mois des batailles de retardement de certains procès, avec tous les prétextes de procédure que nous pouvions trouver. Ainsi avons-nous donné le temps à la libération de venir, et nous avons sauvé des vies. » Le Bâtonnier Alléhaut donnait l'image de l'avocat que le Conseil de l'Ordre avait décidé de ne pas trahir. Un vote massif décida le soutien au Conseil face à de Gaulle. Ce fut pareil dans les autres colonnes, et.. . de Gaulle s'inclina.

On pourrait - on aurait pu - s'attendre aujourd'hui à ce qu'il en soit de même, à ce que, tous Barreaux unis, les Ordres prennent la tête du refus, avec la force que cela leur eût donné.

Tous les Barreaux certes, n'ont pas la même orientation, mais le plus puissant et internationalement représentatif, celui de Paris, et les principales organisations profession- nelles se sont jetés à corps perdu (l'expression est de

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circonstance !) dans une transformation totale de la profes- sion d'avocat.

De cette entreprise on peut retenir deux axes essentiels. La fusion de la profession d'avocat et de celle de conseil juridique dans une « grande profession juridique ». De tous temps, il relevait d'une éthique spécifique, dont les avocats tiraient leur fierté, de n'être confondus avec quicon- que, et notamment pas avec les conseils juridiques. Non pas sur la base d'une distinction entre la plaidoirie (ou la procédure) et le conseil : il y a longtemps que les avocats revendiquent et démontrent leur aptitude dans le domaine de la consultation où leur expérience de la pathologie des relations juridiques qu'est le conflit judiciaire les rend même plus qualifiés que quiconque (et notamment qu'un « conseil juridique » sans expérience judiciaire) à fournir l'assistance préventive qu'est le conseil. De fait, la dégrada- tion du fonctionnement des institutions judiciaires a, au cours des récentes décennies, constamment augmenté dans l'activité de l'avocat la part du rôle de conseil.

La distinction était ailleurs, née d'un temps où un avocat rayé pour raisons disciplinaires telles que les manquements à la déontologie ou même à la probité pouvait s'installer le lendemain comme conseil juridique ; un temps où n'étaient pas rares les conseils juridiques qui affichaient leur officine en grands calicots sur des balcons entiers ou ceux qui tenaient permanence dans les cafés de banlieue - et dont les conseils relevaient souvent de la combinaison.

Certes il s'est depuis lors formé un corps avec sa disci- pline et ses règles, et c'est avec lui que la fusion est à l'ordre du jour, mais qu'on le veuille ou non ces règles et cette discipline ne sont pas plus les nôtres que leur champ, leur mode, et leur motivation d'activité ne sont les nôtres. Ceux d'ailleurs qui se sont exprimés dans le débat aujourd'hui ouvert n'ont pas caché leur peu d'intérêt et leur condescen- dante ironie pour notre déontologie d'indépendance.

Et lorsque l'on parle de créer par cette « fusion » une « grande profession juridique » on ne saurait dire plus

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clairement qu'il s'agit d'y « fondre Dour faire une autre profession

» la profession judiciaire que celle d'avocat. Le

1.

simple bon sens oblige d'ailleurs à remarquer que si ce n'était pas de cela qu'il s'agit, il suffirait d'ouvrir large- ment, sous les contrôles habituels de moralité, les rangs de la profession d'avocat aux membres des professions juridi- ques.

A l'opposé, qui dit fusion dit nécessairement nouveaux organes représentatifs et disciplinaires, c'est-à-dire la mort de ce que nous avons montré que représentaient les Barreaux (ne parle-t-on pas déjà d'Ordre national ?) : dans les Conseils mixés de la nouvelle profession, qu'advien- drait-il de l'éthique de défense ? et sur quels points d'appui pourraient encore compter ceux qui continueront à en mener le combat et dont l'histoire enseigne combien le soutien de leur Ordre leur fut souvent une protection nécessaire ?

Cette perspective est d'autant plus évidente, que s'ébauche, en accord logique avec la notion de « grande profession juridique » , la commercialisation des structures, sous la forme de constitution des cabinets en sociétés commerciales, dont on en est à débattre de savoir si les capitaux extérieurs (suivons les regards) pourront ou ne pourront pas être majoritaires ! Il es{ clair que ce débat est dérisoire, car il suffit qu'en se retirant des capitaux même minoritaires compromettent l'intendance du cabinet pour que celui-ci soit totalement dépendant et que même si les capitaux ne devaient être que ceux des professionnels, se poserait un jour la question des droits de leurs héritiers non professionnels. Au surplus, on parle déjà des avantages fiscaux que vaudra le simple fait d'avoir eu les moyens de constituer une société de capitaux. A titre de consolation, on fait miroiter comme un avantage (1) l'image de « grandes surfaces » où de nombreux avocats pourront trouver les sécurités du salariat !

Il ne semble pas que de longs développements soient nécessaires pour faire comprendre que l'on s'achemine vers une rupture totale.

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Quelles sont donc les raisons péremptoires avancées pour justifier ce qui de la part des uns est un assasinat et de la part d'autres un suicide ?

Il faut avoir le courage de le dire : il ne peut pas n'y avoir que des suicidaires. Il y en a forcément qui ont choisi d'être des exploitants en service juridique et à qui peu chaut d'être des serviteurs si cela rapporte. D'autres, qui pani- quent à l'arrivée des échéances, sont sans doute anxieux de se réserver la meilleure place possible sur les quelques gros bateaux qui ne repècheront pas tout le monde, sauf pour faire travailler dans les soutes. II y a aussi certains jeunes (pas tous, heureusement) qui n'ont été amenés à la profession par aucun idéal de combattant mais comme ils seraient allés ailleurs, pour faire un métier et y bien gagner leur vie. Ceux-là ne peuvent voir qu'avec faveur les plate- formes de lancement qu'on leur présente, même s'ils se font, pour la plupart, des illusions sur l'avenir qui leur y est réservé.

Mais il y a aussi les suicidaires, ceux qui organisent leur mort (ou celle des autres, ô bienfaiteurs !) de peur qu'on ne les tue. Il y a ceux qui, au plus haut niveau et de la meilleure foi du monde, ont. la conviction qu'ils remplissent leur devoir de défense et pensent « sauver les meubles >>.

L'argument revient sans cesse : 1992 arrive. Ce que nous faisons, l'acte unique le fera en tout cas. Alors mieux vaut être prêts, avoir fait nous-mêmes pour ne pas nous le voir imposer. Être compétitifs, pour ne pas être dévorés. Dans cette dramatique fuite en avant, il y a les suicidaires actifs, et les suicidaires passifs : ceux qui se hâtent à charcuter, et ceux qui se résignent à laisser charcuter - parce que, de toute manière, il n'y aurait rien à faire, ce serait perdu d'avance. Les suicidaires passifs, eux, ne sont pas seule- ment les résignés.

Il y a ceux à qui l'on n'hésite pas à donner une conscience de coupables : on les traite d'archaïques, dans le meilleur des cas des vieux sympathiquement attachés à leur jeunesse mais qui ne savent pas s'adapter aux exigences de la modernité. Mais ce sont aussi ces petits, ces médiocres,

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cette infanterie bouseuse qui n'est capable que de s'accro- cher à son petit terrain de chasse au client.

Cette méprisante accusation de mécantilisme n'est pas seulement odieuse : elle est d'une intolérable injustice à l'égard de la masse des avocats dévoués précisément à la masse des petits et moyens plaideurs et dont les difficultés seraient moindres pour survivre et poursuivre leur vocation si les petits et moyens plaideurs n'avaient pas eux-mêmes tant de difficultés, si nous ne vivions pas à l'heure de la casse des entreprises, et des trois millions et demi de chômeurs.

Mais elle est encore plus intolérable quand elle vient de promoteurs de projets où tout est consacré à la rentabilité et au profit à la condition qu'ils ne soient pas médiocres !

Quant à l'argument de la modernité, qui sévit, qui est manipulé, exploité, dans tous les autres domaines, comme une des jongleries favorites de l'idéologie contemporaine de la domination de classe, on en connaît la perversité. On a déjà évoqué l'image par laquelle le discours gaullien de 1958 plaçait le régime sous le signe de la mise du juriste au musée de la lampe à huile et de la marine à voile.

Placer n'importe quoi sous le signe de la modernité relève soit de l'imposture, soit de la plus dangereuse des badauderies. Les films porno sont modernes, la bombe H aussi, comme encore la chaise électrique ou les techniques pénitentiaires de Fleury-Mérogis, et toute modernité n'est pas progrès. L'invoquer tient de la provocation quand elle tend à neutraliser ses adversaires en les portant en valeurs de fossiles.

Sans doute en notre affaire ce sont souvent des anciens qui protestent. Mais est-ce vraiment parce qu'ils ont leur passé à maintenir, eux qui « en cadre d'extinction », n'ont généralement plus grand-chose à défendre pour eux- mêmes, ou bien est-ce parce qu'ils ont pris la mesure des valeurs et que, si nombreux sont les jeunes qui les partagent, ils sont trop souvent retenus quand ils n'ont pas été atteints par le virus de la résignation, par de respecta- bles mais dommageables pudeurs, et modesties.. . , sans

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compter les servitudes et dépendances intra-corporatives avec lesquelles il leur faut bien compter.

Certes, oui, la profession d'avocat avait et a besoin de se moderniser. Mais ce n'est pas se moderniser que se détruire.

On comprendrait que face aux assauts extérieurs, mais aussi et surtout pour la plus grande efficacité de son combat, elle n'en reste pas à ce qui pouvait être considéré comme relevant des moyens rudimentaires de la flèche et du messager. Mais le grief eût manqué, car, comme ils ont été capables de passer de la plume d'oie à la machine à écrire, et de la diligence à l'avion, ils se montrent tout aussi capables aujourd'hui de s'équiper en ordinateurs, de recou- rir au télex et à la télécopie. C'est uniquement une question de moyens matériels.

Combien on comprendrait, et quelle mobilisation cela aurait pu susciter, quel vent de rajeunissement et quel renfort d'énergie en seraient venus, que les organisations professionnelles mettent, comme elles l'avaient bien com- mencé, toute leur énergie, celle qu'elles apportent à leur détestable combat, à développer les moyens et équipe- ments collectifs mis à la disposition de tous.

Cette bataille-là serait d'autant plus fertile, qu'elle pourrait être accompagnée d'une intense bataille publique pour défendre et rétablir dans l'opinion populaire, seule alliée sûre des vraies valeurs, l'image de l'avocat combat- tant, telle qu'elle fut si bien valorisée et perçue dans les années montantes de la République et telle qu'elle pourrait l'être encore à condition de ne pas baisser pavillon.

Mais on reste rêveur à évoquer le nombre de fois au cours de ces six siècles où les avocats auraient pu partir en débandade. Il faut vraiment que la crise de cette société soit particulièrement profonde pour que soit donné ce spectacle sans précédent d'un Barreau qui s'affaire à son propre démantèlement.

Vouloir, pour les autres, rester soi-même. Mais pourquoi parler au passé pour le bien et au futur pour le mal ? Faut-

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il, peut-on se laisser gagner par les sirènes de la fatalité? Cette bataille est encore, est plus que jamais actuelle. Si certains ont choisi de ne pas la mener, elle se fera sans eux, et s'il le faut contre eux. Et elle peut être gagnée.

Il est clair que si le corps se suicide, personne ne pourra jamais vérifier si, se défendant, il aurait vraiment été tué.

Que manque-t-il donc aujourd'hui plutôt qu'hier à la capacité de dire non, de faire échec, et de rester soi-même, sinon la volonté de le faire et le sentiment de le pouvoir.

La crainte que 1992 impose aux avocats français une concurrence étrangère sur leur sol peut pourtant être tempérée par la possibilité, sur la base du rôle institution- nel de la profession, d'imposer à notre gouvernement d'en faire matière réservée relevant des sauvegardes telles que le droit communautaire reconnaît aux pays membres la possibilité d'en instituer pour ce qui concerne leur « ordre public interne », et que les autres ne se privent pas d'utiliser. Et rien n'obligeait à prendre les devants, en ouvrant dès maintenant, volontairement, les portes à l'établissement étranger, sans exiger aucune réciprocité. Cela devrait être d'autant plus évident que l'argument de la réciprocité est invalidé par cette réalité : seule la France à ce jour a ouvert ses portes ; après quatre ans, aucun autre État ne s'avère empressé de lui rendre la politesse.

Dans aucun domaine, les échéances de 92 ne sont fatales. Souvent dans notre histoire, on a voulu nous convaincre que la cause nationale était perdue d'avance. Combien, en 1943, désespéraient ! Combien, en 1953 pensaient qu'un an plus tard il suffirait que le Parlement français dise non pour que ne se fasse pas la Communauté européenne de défense? Et 93 est dans plus de trois ans.

La question n'est pas d'être pour ou contre l'Europe mais de savoir ce à quoi un peuple gagne ou perd quoi. Oui certes à l'Europe d'Helsinki, de peuples fondant leurs relations sur le bon voisinage, la coopération et le respect mutuel pour le développement de tous, comme dans son préambule le traité de Rome affirmait, en guise de patte blanche, y être destiné.

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Mais non, s~éculée sur

résolument non à une Europe américaine, le dépouillement et l'abêtissement des peu-

A

ples, le bris de leurs ressorts, à commencer par le nôtre. Jamais peut-être nation et libertés n'ont autant résonné

d'un même son qu'aujourd'hui : nation, libertés ... et progrès. Et c'est pourquoi cette bataille doit se jouer gagnante : le progrès, conditionné par la libération de toutes les libertés (excepté celle d'opprimer), a toujours dans l'histoire eu le dernier mot.

C'est à un moment de cette histoire où les camarades d'Aragon chantaient (et dans la pire des nuits) la Marseil- laise pour toute l'Humanité, où lui-même écrivait les poèmes de la Diane française, que j'ai trouvé leur chemin. Jamais, plus tard, la CED n'aurait été repoussée si les communistes n'avaient pas été ses premiers dénonciateurs publics, puis les principaux animateurs de l'immense mou- vement populaire sans lequel il est probable que comme en 1940 une majorité de parlementaires se serait mise à genoux.

Le bicentenaire a commencé en 1989, mais c'est en 1992 qu'on célébrera Valmy : d'un côté les sans-culottes, de l'autre les coblençards. Les sans-culottes se battaient pour la nation, ils se battaient pour les libertés, ils se battaient pour le peuple.

Archaïque, Valmy? Il y en a tous les jours : en Afrique du Sud, en Cisjordanie, en Irlande. Archaïque, la Charte des Nations-Unies, tournant décisif dans les relations internationales, qui fait de la liberté des peuples une exigence de la société contemporaine, et de la souveraineté des États l'instrument de cette liberté ?

Cette bataille n'est pas seulement celle des avocats. Elle est d'abord celle d'un peuple, pour tout ce qu'il a de plus précieux. Mais le patrimoine de droits de la défense qui est celui des avocats fait aussi partie du patrimoine de ce peuple.

Que ceux que l'on voudrait désespérer comprennent donc les forces qui existent : déjà chacun d'eux n'est pas voué à être une victime solitaire, s'ils savent se rassembler

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pour lutter ensemble. Mais qu'ils sachent aussi qu'ils ne sont pas seuls. Qu'ils mesurent combien, de même que ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils ont choisi d'être avocat, ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils veulent en défendre les acquis. Qu'ils dépouillent tout complexe d'égoïsme : c'est pour que reste vivace leur indispensable fonction qu'ils n'ont pas seulement le droit mais le devoir de se battre, de ne pas déserter, car cette bataille, un peuple, une nation sont en droit d'attendre et d'exiger d'eux qu'ils la mènent. Ne pas laisser faire est un devoir social comme c'est un devoir national.

Et c'est sans doute pourquoi, comme en tous les autres temps de Diane française, au premier rang de la dénoncia- tion, au premier rang du combat sont les communistes. Ils n'entendent pas y être seuls.

A tous ceux qui n'ont pas le vouloir de la défaite, ils ne demandent qu'une chose : retrouver le croire et le vouloir de leurs propres valeurs. Elles nous sont, à cet égard, nécessairement communes, comme elles le furent dans tout ces autres temps. Et si nous voulons garder notre droit à nos différences, défendons d'abord ensemble notre liberté de les garder.

Ce qui est vrai ailleurs l'est peut-être plus encore pour ce qui est de l'identité de l'avocat français, si l'on mesure bien (toute part faite aux vieux démons chauvins, et toute une autre à ce qui mériterait d'être amendé, démocratisé, mis à jour) ce que contient d'originalité nationale au service d'une liberté fondamentale ce patrimoine en péril.

N'avais-je pas noté au début de cette évocation, qu'en moi c'est de façon très cohérente que s'étaient mutuelle- ment alimentés le courant révolutionnaire et le courant d'éducation porteur des acquis de la défense ? Il n'est pas incohérent dès lors, que, en cette période de crise, le courant révolutionnaire vienne alimenter voire stimuler la préservation des acquis de la défense.

Au demeurant, les communistes aspirent à changer cette société pour la faire plus juste, plus humaine. C'est la motivation essentielle de leur choix. Or ils savent combien

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ceux qui, avant eux, ont bâti de ces sociétés ont vu leur oeuvre obérée pour n'avoir pas eu, dans leur pays respec- tifs, de ces acquis.

Ils ne veulent pas que leur peuple soit obligé de réapprendre demain les acquis longuement forgés qu'ils auraient perdus parce qu'on aurait réussi à leur en extirper la mémoire, la pratique et la fierté.

Non, vraiment, jamais je n'ai eu autant la conviction de la plénitude de la confluence, et de sa fécondité. Une robe pour un combat - vaut le combat pour ce que symbolise cette robe.

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