RogerPhillpot Leconteur d’ histoires 5P_ok (1).pdf · 2011. 6. 8. · 38 PratiquedesArtsn° 97 /...

3
Pratique des Arts n° 97 / Avril-Mai 2011 39 Pratique des Arts n° 97 / Avril-Mai 2011 38 Le conteur d’ histoires L’univers des couleurs Roger Phillpot l était une fois une petit garçon qui, arrivé à l’âge d’homme, oublia ses rêves artistiques pour devenir métreur. Heureusement, poussé plut tôt que prévu à la retraite et ne sachant que faire de son temps, il fut encouragé par sa femme à se trouver une occupation. C’est ainsi qu’à l’âge tendre de 56 ans, Roger Phillpot s’ins- crivit dans un cours de dessin puis, sur sa lancée, dans une école d’art. Cinq ans plus tard, diplôme en poche, non seulement savait-il peindre mais il savait aussi exactement ce qu’il souhaitait peindre : ses souvenirs d’enfance. INVENTER UN NOUVEAU LANGAGE L’idée lui est venue de son oncle qui, quelques années plus tôt, avait rédigé ses mémoires. Tenté de faire de même, Roger Phillpot s’était mit à griffonner des notes éparses sur sa vie au sein d’une famille nombreuse et modeste dans le Brighton d’après-guerre. Laissées en friche, elles lui fournirent en temps voulu les fonde- ments d’un thème qui allait se révéler inépuisable. L’étape suivante consistait à trouver le moyen de l’ex- primer d’une manière qui ne soit pas simplement des- criptive : il se mit alors à chercher une « stratégie d’ap- propriation » qui créerait un véritable équilibre entre l’esthétique et le contenu, la forme et le fond. Peindre de manière enfantine étant la première idée qui vient à l’esprit, le jeune artiste commença donc par rem- placer ses tubes de peinture par des bâtonnets d’huile solide, médium le plus proche des crayons et parfait pour un travail direct de la matière. Puis, explique- t-il, « pendant des semaines, j’ai essayé de dessiner comme un enfant, m’efforçant de trouver une corrélation entre mes essais forcés d’un langage visuel enfantin et D’un trait enfantin, Roger Phillpot dessine des compositions complexes à l’aide d’huile solide et de papier journal. Un univers riche et coloré où s’entremêlent ses souvenirs d’enfance dans le Brighton de l’après-guerre et ses réflexions sur le temps qui passe. I Ci-dessus à gauche : And Who’s been sitting in my Chair. 2002. Huile sur toile, 101 x 76 cm. Ci-dessus à droite : Hey Diddle Diddle there’s a Cat in the Middle. 2007. Huile sur toile, 63 x 52 cm. Ci-contre : It’s nearly 7 o’clock (détail). Papier mâché et peinture.

Transcript of RogerPhillpot Leconteur d’ histoires 5P_ok (1).pdf · 2011. 6. 8. · 38 PratiquedesArtsn° 97 /...

Page 1: RogerPhillpot Leconteur d’ histoires 5P_ok (1).pdf · 2011. 6. 8. · 38 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 39 Leconteur d’histoires

Pratique des Arts n°97 / Avril-Mai 2011 39Pratique des Arts n°97 / Avril-Mai 201138

Le conteurd’histoires

L’univers des couleurs Roger Phillpot

l était une fois une petit garçon qui, arrivéà l’âge d’homme, oublia ses rêves artistiquespour devenir métreur. Heureusement, pousséplut tôt que prévu à la retraite et ne sachantque faire de son temps, il fut encouragé parsa femme à se trouver une occupation. C’est

ainsi qu’à l’âge tendre de 56 ans, Roger Phillpot s’ins-crivit dans un cours de dessin puis, sur sa lancée, dansune école d’art. Cinq ans plus tard, diplôme en poche,non seulement savait-il peindre mais il savait aussiexactement ce qu’il souhaitait peindre : ses souvenirsd’enfance.

INVENTER UN NOUVEAU LANGAGEL’idée lui est venue de son oncle qui, quelques annéesplus tôt, avait rédigé ses mémoires. Tenté de faire demême, Roger Phillpot s’était mit à griffonner des noteséparses sur sa vie au sein d’une famille nombreuse etmodeste dans le Brighton d’après-guerre. Laissées enfriche, elles lui fournirent en temps voulu les fonde-ments d’un thème qui allait se révéler inépuisable.L’étape suivante consistait à trouver le moyen de l’ex-primer d’une manière qui ne soit pas simplement des-criptive : il se mit alors à chercher une « stratégie d’ap-propriation » qui créerait un véritable équilibre entrel’esthétique et le contenu, la forme et le fond. Peindrede manière enfantine étant la première idée qui vientà l’esprit, le jeune artiste commença donc par rem-placer ses tubes de peinture par des bâtonnets d’huilesolide, médium le plus proche des crayons et parfaitpour un travail direct de la matière. Puis, explique-t-il, « pendant des semaines, j’ai essayé de dessinercomme un enfant, m’efforçant de trouver une corrélationentre mes essais forcés d’un langage visuel enfantin et

D’un trait enfantin, Roger Phillpotdessine des compositionscomplexes à l’aide d’huile solideet de papier journal. Un universriche et coloré où s’entremêlentses souvenirs d’enfance dans leBrighton de l’après-guerre et sesréflexions sur le temps qui passe.

ICi-dessus à gauche :And Who’s been sittingin my Chair.2002. Huile sur toile,101 x 76 cm.

Ci-dessus à droite :Hey Diddle Diddle there’sa Cat in the Middle.2007. Huile sur toile,63 x 52 cm.

Ci-contre :It’s nearly 7 o’clock (détail).Papier mâchéet peinture.

Page 2: RogerPhillpot Leconteur d’ histoires 5P_ok (1).pdf · 2011. 6. 8. · 38 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 39 Leconteur d’histoires

Pratique des Arts n°97 / Avril-Mai 201140

L’univers des couleurs Roger Phillpot

Pratique des Arts n°97 / Avril-Mai 2011 41

difficile et joyeuse en même temps? » La narration,teintée d’un humour très british, aboutit à ce queRoger appelle des « parodies de la vie ». Dans ses scènesdécrites de manière théâtrale figurent en bonne placesa famille mais aussi et surtout les objets qui lui sontliés : l’horloge, le tricycle rouge, les (très) nombreuseschaises (symbole d’une grande famille), les toilettesextérieures, les innombrables chaussures. « Ces œuvres,explique l’artiste, sont le miroir de moi-même. Ellesfont écho aux sentiments mêlés que j’expérimente enrevivant ainsi mon enfance. » Cet enfant en lui qu’ilessaie de faire parler le gratifie parfois de sa présence :« D’un froncement de sourcils, il me donne son avis etm’encourage à poursuivre le tableau. »Il l’incite aussi à pousser les frontières de la réalité,en exagérant certains détails (telles les culottes bouf-fantes visibles sous les jupes de sa mère) ou en ren-forçant l’espace dimensionnel qui rend la scène irréelle,permettant ainsi au spectateur d’y apposer ses propressouvenirs et interprétations. Il cite alors le sculpteurJuan Munoz : « Peut-être que l’œuvre ne doit pas sim-plement exister pour être appréciée visuellement parle spectateur mais avoir une existence propre danslaquelle celui-ci serait invité à participer. » D’où sesdernières créations qui, associant objets tridimen-sionnels en papier mâché et œuvres sur toile bidi-mensionnelles, ont pour but de renforcer l’expériencesensorielle du spectateur. Visiblement, Roger Phillpota encore plein d’histoires à raconter… �

Texte et photos : Stéphanie Portal.

la manière dont je dessinais étant jeune ». Il aboutitainsi à une véritable écriture faite de traits chance-lants, de formes marquées d’un épais contour noir,de volumes aplatis, de perspectives tronquées et d’unnuancier aux couleurs vives et contrastées.

DES PARODIES DE LA VIEParallèlement, son imagerie, qui au départ reposaitfidèlement sur ses souvenirs, impliqua progressive-ment davantage son imagination. « Au début, je tenaisà ce que tout soit exact : la représentations des lieux,la présence de certains objets, le vert sale des murs,la description des membres de ma famille. Puis,graduellement, je me suis suis plongé dans mon sub-conscient afin de fouiller mes souvenirs en profondeur :qui étaient mes parents, comment me voyaient-ils,comment vivions-nous chacun cette époque, qui fut

MatérielJe peins avec des bâtonnets d’huile solide.Ma préférence va à la marque R & F (non disponibleen France) devant les Winsor & Newton et lesSennelier, plus durs et moins pigmentés. Ceux-cise travaillent bien en revanche directement surle support alors que les premiers, plus mous,s’appliquent mieux au pinceau. J’aime leurs teinteset la brillance de la matière au point que je ne poseaucun vernis final. Pour les glacis, j’utilise lemédium à glacis pour huile de l’Anglais Roberston.

PORTRAITNé en 1942, Roger Phillpota grandi à Brighton dansune famille modeste, cinquièmede sept enfants. Envieux destalents artistiques de son père etde son frère aîné (qui deviendrasculpteur), il enfouit son désird’une carrière artistique pourrentrer dans un cabinetd’architecture. Il devient métreurpuis finalement directeur dePME avant de partir en retraiteanticipée. En 1996, il se lancedans des études d’art et entameune carrière de peintre. Installédans la région de Nantes depuis2003, il expose régulièrementen France et au Royaume-Uni.> www.art-3000.com> www.galerie-genty.com

« J’ai essayé de dessiner comme un enfant,m’efforçant de trouver une corrélation entremes essais forcés d’un langage visuel enfantinet la manière dont je dessinais étant jeune. »

Lady Muck.2007.Huile sur toile,67 x 57 cm.

Lady Muck II.2010.Sculpture entechniquesmixtes, 1,60 mde haut.

Dans ces deuxœuvres, j’aireprésenté mamère dans lesannées 1950,au faîte desa « gloire ».Elle élevait6 enfants, jouaitdu piano etpossédait unetrès jolie voix ;elle était aussifemme de ménage.La sculpture 3Dgrandeur natureen papier mâchéla représentecomme « maîtressede la maison ».

The Paper Candle. 2009. Huile sur toile, 86 x 72 cm.

Page 3: RogerPhillpot Leconteur d’ histoires 5P_ok (1).pdf · 2011. 6. 8. · 38 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 PratiquedesArtsn° 97 / Avril-Mai 2011 39 Leconteur d’histoires

La formeLA PERSPECTIVE estcontradictoire : tandis quela femme donne une idée dedistance et que le volume dubus et des objets est marqué,on reste dans un espacebidimensionnel à la manière deManet, sans ombres, et qui niel’illusion d’un espace réel.

LES COLLAGES sont réalisés àpartir de journaux, en souvenirde mon père qui lisaitquotidiennement l’EveningArgus. Ils m’ont d’abord donnél’idée de sculptures en papiermâché puis je me suis mis à lescoller sur le support. J’applique2 ou 3 couches de papierdéchiré et les laisse former desreliefs par endroits. Sur cettebase, je dessine mon sujet.

LES COULEURS sont simples etexactes. J’aime la couleur maisje n’y connais rien : le cerclechromatique est d’un total ennuipour moi. Je la travaille donc demanière instinctive, sans soucide sophistication : à la manièred’un enfant, préoccupé plus parles contrastes que par la subtilitédes accords. J’avoue un faiblepour le jaune citron…

LES GLACIS COLORÉS révèlent parendroits les couches de papierjournal. Ma couleur est mélangéeà du médium à glacis qui permetde jouer sur les transparences etles superpositions de teintes.

LE FOND NOIR semble convenirà ce sujet bidimensionnel. Jel’ai obtenu avec un mélange decouleurs sombres : émeraude,alizarine, bleu de Prusse, etc.

LES LIGNES DE CONTOURSinterviennent avant et aprèsla couleur. Elles me rappellentles cloisonnés des vitraux maisfont surtout référence auxréflexes que l’on a, enfant, detracer les contours des objets,pourtant invisibles à l’œil.J’aime dessiner avec le pinceau,à l’aide d’acrylique noire, sur ousous la couleur et les glacis.

Le fondCe tableau (« Ne t’inquiète pas pour moi », en français),est un hommage à ma mère, cette femme dureet travailleuse. Notre relation était houleuse etje m’imagine souvent lui demander pardon. Ici, jem’interroge en quelque sorte sur la femme qu’elle était.

OUTILS. Mon père était plâtrier de métier, bricoleurtouche-à-tout mais surtout musicien dans l’âme,d’où le tambour et les baguettes qu’il tient à lamain. Il porte son pantalon de travail (duqueldépasse son caleçon), son chapeau et soninséparable cravate. Un homme que j’admiraiset que je voyais comme un magicien.

ALLUSIONS.Mon père pousse ma mère dans un gesteà la fois protecteur et chargé sexuellement. Vêtue deson col en renard et de son manteau que j’ai dessinéde mémoire, elle porte à la main deux valises : cellesqu’elle cachait sous le lit, toujours prête à partir enraison, je crois, des infidélités de son mari.

SYMBOLES. Au sol, les outils éparpillés symbolisent lafragilité de la vie. On y trouve le niveau à bulle, laserpillère et le seau (de l’entreprise Allenwest, oùtravaillait mon père comme technicien radio pendantla guerre), le balai de ma mère, du matériel depeinture, etc.

REPÈRES CHRONOLOGIQUES. Le bus rouge, n° 38, quipassait devant chez moi situe le lieu (Festival deBrighton) et l’année (1951). Il interroge sur l’actiondes personnages : essaient-ils d’attraper le bus, quiest cette femme qui s’avance, elle aussi portant desvalises, dans quel espace sommes-nous ?

S’INTERROGER. La narration laisse des questions sansréponses et c’est, je crois, le but du peintre. Tout nedoit pas être dit au premier regard mais laisser librecours aux significations multiples. Nous aimons tousles histoires et chacun doit pouvoir y trouver ce quil’intéresse. Pour moi, la question est : qui était monpère, qui était ma mère ?

« Don’t you worry about me » à la loupe

Pratique des Arts n°97 / Avril-Mai 201142

2007. Huile sur toile, 111 x 94 cm.