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LIVRE 3 1958 - 1971 --------------- 1958 - 1964 Musique électromagnétique 1965 - 1968 Transparences 1969 - 1971 Mouvement dans le Mouvement

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LIVRE 3

1958 - 1971

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1958 - 1964Musique électromagnétique

1965 - 1968Transparences

1969 - 1971Mouvement dans le Mouvement

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NOTES SUR LA MUSIQUE ÉLECTROMAGNÉTIQUE 1958

L’année commence mal. Au début de janvier, je rentre, découragé, de la Radio où j’ai assisté à la répétition générale, puis à la diffusion de ma « Cantate de la Terre ». Jamais encore, une de mes œuvres n’a été à ce point massacrée. Les choristes ont chanté d’une manière ennuyeuse, avec des voix pâteuses qui empêchaient la compréhension des paroles ; les solistes étaient ternes et peu exacts ; le chef, auquel on avait confié la direction de cette œuvre peu facile, était certes plein de bonne volonté, mais incapable d’obtenir la moindre nuance.Marc Delau me demande, après l’écoute :- « Etes-vous satisfait de l’exécution de votre « Cantate » ? Je l’ai trouvée, pour ma part, inégale, avec de beaux moments et d’autres plus faibles. Mais l’œuvre, elle, ne faiblit jamais. Humaine, elle trouve le chemin et force la porte de notre sensibilité. Musicalement, c’est riche et simple au-dessus des esthétiques et des systèmes. En l’écoutant, on ne pense pas aux principes, au langage, à la syntaxe ; on ne se demande pas à quelle époque ou à quel style, elle appartient. C’est de la vraie musique : celle qui dure, parce que conçue hors du temps, ou par delà ce que nous nommons ainsi ; elle semble fixer un message, un aspect d’éternité ».Pourtant une auditrice de Neuilly m’écrit« Je ne vous connais pas et j’ignore qui me connaît assez pour m’avoir priée d’écouter votre « Cantate de la Terre » ce mardi soir. Il faut croire du moins que vous avez de bons amis et que j’en ai aussi plus que je ne le crois. Car j’ai été contente de l’importance, du volume, du poids de votre « coulée »...Il me semble que tout s’y trouve ici, s’y affronte, s’aime et se dévore avec la noblesse animale et téléguidée dont Dieu n’est pas absent...».Consciente du massacre, la Direction musicale décidera de réhabiliter l’œuvre en me confiant la direction d’une nouvelle exécution, avec des solistes de valeur, et en m’accordant un nombre suffisant de répétitions. Ce second enregistrement sera diffusé encore en 1958.Le lendemain de cette séance désastreuse, une autre œuvre est heureusement donnée par le Quatuor Quattrochi, dans le cadre des Soirées du Club d’Essai : le « Concerto pour quatuor à cordes ».Les radios de Bruxelles et de Sarrebruck diffusent « Le Concerto pour mezzo-soprano, ténor et chœur mixte a cappella » que l’ « Agrupación » de Pamplona continue à chanter, au cours de ses tournées en Espagne, en Italie, en Hollande et en France.Franz Hellens m’écrit au sujet de cette œuvre :« ... Pendant un séjour à Bruxelles, j’ai eu le plaisir d’entendre à l’I.N.R. un Concerto pour chœur a capella de vous. Je ne puis vous dire la forte impression que cette œuvre a produite sur moi. J’aimerais l’entendre encore. N’a - t - elle pas été enregistrée sur disque ?...».Il est curieux de lire certains critiques, dans la presse française, qui me présentent tantôt comme « le musicien hongrois l’un des plus brillants représentants de la jeune école qui composa surtout de nombreuses pièces pour piano et des lieder », tantôt comme « un musicien dont la vraie place n’est pas faite encore dans le monde musical ».J’enregistre pour la radio en mars avec mon texte sur Béla Bartók, les « Deux Esquisses » et les « Quatre nennies » de mon maître, et mon « Épitaphe », puis, pour le Club d’Essai « Trois épitaphes » et « Instantanés ».André Parinaud fait avec moi une interview pour la Télévision, toujours sur Bartók.Les Frères Jacques ont décidé de participer à une série d’émissions sur la « Chaîne Parisienne », en vue d’obtenir « Le Grand Prix de Paris ». Ce concours est ouvert aux ensembles de variétés et chaque émission doit inclure dans un programme de leur répertoire, un élément indispensable et important, insolite, étrange, capable de surprendre. Paul Tourenne, sachant que je possède une documentation sonore sur la plupart des peuples du monde, demande ma collaboration. Et c’est ainsi que s’ajoutent aux numéros des quatre chanteurs, d’insolites musiques extra européennes, dont les deux plus curieuses sont celle du musicien noir américain aveugle qui parvient à mêler sa voix à celle de son harmonica, et cette étrange palabre entre deux chefs congolais appuyés par les voix vibrantes des membres de leurs tribus. L’ensemble sera réussi, et les « Frères Jacques » enlèveront le Prix !Deux allers et retours : Pithiviers où Pierre Lartigue a demandé, pour le « Cercle Art et Culture », une conférence sur Bartók, puis Zurich. Seules échappées pendant le premier trimestre où mes pensées sont presque entièrement consacrées à la « musique électromagnétique ».Ce sont, pour le moment, des recherches théoriques. Les notes que j’écris hâtivement sont révélatrices de l’obsession qui m’habite et qui vont me conduire à la réalisation, en 1959, de l’œuvre que la R.T.F. me commande cette année.Notes et croquis sont datés de février 1958 :14-02-58. Les problèmes de la musique électromagnétique dominent tout en moi, en ce moment. Pas de restrictions, surtout pas de restrictions de systèmes ou d’esthétiques. Comment me ranger dans des systèmes ou des esthétiques, puisqu’il s’agit, avec ce que j’entrevois ( et ce que je découvre déjà ) d’aller justement au - delà de systèmes et d’esthétiques, de percer là où ceux - ci nous limitent ( je dis bien, nous limitent ).Série, répétition, variation, monotonie, tessiture, coloris « objets sonores » (expressions prises au hasard) qu’importe ! « là, où disait Max Deutsch - règne l’incertitude de la recherche », où - disais - je - règne l’incertitude de la découverte. Toute chose est bonne quand sa présence est justifiée par un facteur essentiel ou organique.Mon choix de ma matière musicale est, avant tout, déterminé par la technique compositionnelle que m’impose ma méthode de travail - imposée elle - même par l’offre généreuse de la découverte issue de la bande magnétique.Le seul critère possible. Le critère d’avant la contrainte des systèmes et des esthétiques.

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Un facteur incontestablement valable - j’ose aller jusqu’à affirmer, révolutionnaire - et jusqu’ici inédit dans l’histoire de la musique : la récurrence absolue, par le truchement de la bande. Ce facteur a déjà joué un rôle déterminant ( et pour moi, absolument concluant ) dans mon « Improvisation, précédée et suivie de ses variations ».Un autre facteur, d’une importance non moins capitale - et qui se révèle au cours de mes travaux actuels : grâce à la superposition des parties pré - enregistrées, mais toujours dans un monde rigoureusement compositionnel, la signification, l’importance déterminante de la barre de mesure ( mesure de pulsation, de vie, de rythme, de mouvement de toutes les musiques savantes du passé ) se trouvent abolies.Mais cela n’est encore rien, surtout quand on retourne vers certaines formes, certains styles musicaux, comme par exemple le chant grégorien, avec sa « liberté » de mouvement et de rythme. Là, il y a encore la forme monodique, comme dans les mélopées de nombreux peuples primitifs.L’électromagnétisme renverse, tout d’un coup, les notions même de mesure, pulsation, vie, rythme, mouvement.Je me trouve en face d’une construction, d’une structure nouvelles de polyphonie. Il y reste, comme avant, les rythmes des diverses parties. Mais cette structure de polyphonie crée un rythme additionnel - des rythmes additionnels - qui naissent de la masse mouvante, non plus d’après des durées collectives de notes ( des sons ) mais de la synthèse nouvelle de ces durées inhabituelles. D’où, aussi, l’architecture verticale ( harmonique ) autre, qui impose presque l’expression encore créée : nouvelle dimension.Je devrais noter les détail sur ma conception de ce que j’appelle « plasticité sonore » - qui se retrouve aussi dans le monde des arts plastiques sous l’expression « relief » ( donc « relief sonore » ). Toutes les musiques de tous les peuples, de toutes les époques produites avec des instruments ou avec la voix humaine « en direct» ont, dans mon esprit ( et sans vouloir, pour cela, diminuer ou discuter leur valeur un certain caractère unilatéral, une certaine étroitesse. ( Einseitigkeit ). Comme si on regardait un arbre toujours du côté Nord et jamais du côté opposé, comme si on regardait un visage toujours du côté gauche et jamais du côté droit.Je pense aujourd’hui à la stupéfaction que j’ai éprouvée en voyant pour la première fois un cheval, de dessus en étant assis sur son dos ! Des dimensions toutes nouvelles pour moi, se révélaient...Je pense aussi aux photographies d’objets, par moi connus, de paysages auxquels mes yeux s’étaient habitués, et qui, par ce qu’a vu le photographe me révèlent ces objets, ces paysages, comme moi, je ne les avais pas vus.Le même phénomène se produit constamment dans l’univers sonore.Combien sont ceux qui ne reconnaissent pas leur propre voix reproduite par la bande magnétique. On croyait pourtant connaître sa propre voix, son timbre, sa sonorité, ses tournures, en fait on ne la connaît pas telle qu’elle est en réalité. Celle - ci est déformée par l’imperfection de nos propres sens d’observation et de perception. La reproduction totale et absolument fidèle fait ressortir ses vérités, ses véritables caractéristiques.Le même problème transposé dans le domaine des instruments de musique - et surtout dans celui de leurs possibilités - nous ouvre des horizons inattendus.18-02-58.Après la visite de Max. Deutsch et de Arrys son élève, je pense à de nombreuses conversations avec des jeunes qui s’intéressent à la musique électronique ( ils tiennent à cette expression ) ou concrète ; je pense aussi à la plupart des expériences, des travaux et des oeuvres. Il est curieux - et étrange - mais aussi significatif qu’ils soient presque tous touchés, empoignés, éblouis par le côté purement sonore, de la nouveauté des sons, les effets sonores, la bizarrerie des timbres les frappent avant tout et presque exclusivement. J’appelle cela le romantisme de l’électronique.Ce n’est pas cela qui m’éblouit, ce n’est pas le chemin qui m’intéresse.Ai-je raison ou tort ? Je m’efforce de ne pas me laisser diminer par les effets seuls des possibilités sonores ; je veux m’en servir quand mes pensées musicales les rappellent ou les exigent, mais exclusivement au service de mes pensées musicales, et jamais comme but, comme effet. C’est pourquoi je précise de plus en plus clairement : il s’agit de musique, avant tout et toujours de musique... et pas « d’épater le bourgeois », ni de surpasser en bizarreries les autres : musiciens « électroniques » ou « concrets » par des produits encore plus insolites que les leurs.Il s’agit avant tout et toujours, de la création musicale - ( oh ! combien grande et définitive est la différence avec, par exemple un Schaeffer ! ) - dont la structure et la substance découlent des possibilités qu’offrent les bandes magnétiques et les appareils appropriés, permettant ce que l’absence de ces derniers a rendu impossible.Et aussi, je tiens essentiellement à la limpidité, à la simplicité, presque à une certaine primitivité ( et non « primaire » comme disait encore aujourd’hui Max. Deutsch ! ). Pourquoi compliquer inutilement ce qui déjà est complexe. La complexité est inévitable et dirais-je, indispensable. La complication jamais, en tout cas, pour moi.24-02-58Les journées passent vite et je travaille relativement peu. Je travaille, mais j’accomplis peu, en raison des courses, des réunions, des conversations, des démarches, toujours en vue du laboratoire pour la musique électromagnétique.

25-02-58Mon travail avance, mais au milieu de grosses difficultés. La principale est toute particulière : en écrivant, en établissant mes partitions, mes idées me poussent toujours plus loin vers des réalisations assez hardies et osées ; mais le fait de ne pas savoir ce que j’aurai à ma disposition pour instruments, comme appareils, comme installation ( de plus, ne connaissant pas leur qualité ), je me trouve fatalement limité dans l’écriture même, dans l’établissement même de mes partitions. Cette question, ce point d’interrogation continuellement présents, concernent aussi bien les

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possibilités de vitesse, que la hauteur des sons, aussi bien l’intensité que le timbre, en un mot :toute la manipulation de laboratoire, dans le sens réel du mot.Je suis presque, en un sens, comme le jeune compositeur qui écrit pour des instruments dont il n’est pas certain des possibilités, purement techniques.Cet état inévitable, tant que je n’ai pas, sous la main, les appareils, me met dans un énervement et une impatience à la fois légitimes, pénibles et merveilleux. Malgré tout mon désir, ma volonté, ma décision et mon besoin d’être « réel », aussi près de la réalité que possible, j’affronte ici, toute l’incertitude de la recherche et de l’inconnu.Une chose étrange arrive dans mon amitié avec Max Deutsch. J’étais un jour chez lui, lui montrant quelques pages de la partition du « Concerto ». Un des élèves arriva et avec son emphase habituelle, Max l’interpella et lui montrant les pages étalées sur le piano- « Venez voir, vous avez devant vous une des œuvres les plus géniales de notre musique actuelle ! ».Et de démontrer cela à l’élève, musique à l’appui...Bien sûr, mon bon sens - à défaut de ma modestie - ne me fit pas prendre, à la lettre, l’opinion de mon ami. Mais pourquoi faut-il que maintenant que je suis en train de réaliser, l’œuvre dite « géniale » ! je me trouve, de plus en plus souvent, en face d’un censeur - violent, méprisant, blessant - non seulement de ma musique, mais de mes pensées, de ma personne, de tout ce que je suis.Sur le plan amical, cette attitude - dans sa forme souvent violente - me fait beaucoup de peine ; sur le plan objectif, je trouve cette attitude quelquefois inconsciente, pénible, parfois odieuse.A propos d’autres musiciens, Max se contente de se contredire souvent, disant de l’un ou de l’autre, un jour beaucoup de bien, un autre beaucoup de mal, une nouvelle fois beaucoup de bien. Il finit par ne se contredire jamais à mon propos : il semble que chaque geste, chaque occasion, chaque parole, chaque manifestation soit maintenant saisi - je ne peux croire involontairement - pour me blesser, me casser, me mettre dans la position de celui qui a, partout, dans tout, et toujours tort. Comment croire à une forme de jalousie ?... Et, pourtant, il suffit que le nom de Harsanyi soit prononcé, pour entendre l’éloge de la pauvreté matérielle, de la misère matérielle dans la vie d’un artiste. Et la suite vient inévitablement sous la forme d’une comparaison devenue refrain :- « Tu as de la chance, tu as un grand appartement, une voiture, une maison à la campagne. Que veux-tu de plus ? ».La commande de la R.T.F. pour une œuvre électromagnétique semble l’irriter. Et alors que certaines pages du « Concerto » lui avaient paru « géniales », maintenant que j’en suis à la réalisation et que je lui parle de certains problèmes à résoudre encore, je m’entends répondre d’une façon méprisante pour ma musique, pour mes pensées, pour mon travail :- « Tu n’ as qu’à faire quelque chose, n’importe quoi, un long mouvement lent au début, des trémolos, des trilles, ça va vite comme cela ; tu t’y connais assez pour pouvoir ramasser n’importe quoi, même dans tes œuvres anciennes ».Je n’oserais jamais parler ainsi à quelqu’un que j’estime et que j’aime... Est-il absolument inconscient ?Je ne retrouve que rarement, ce Max que j’ai connu, grand, objectif, compréhensif, aux idées larges.Je m’habitue à ne plus lui faire part de mes projets, de mes travaux, de mes pensées, de mes rencontres...C’est de la peine pour moi.Et je retrouve par hasard des lettres qu’il m’écrivit en 1956 et ces passages caractéristiques :« ... A peine à Paris, j’ai eu la visite tumultueuse de mes jeunes élèves avec des récits intéressants. Par exemple, le jeune GA s’est lié d’amitié avec Marius Constant qui, lui, fait partie de l’équipe de la musique concrète et c’est ainsi que je délègue à ce jeune élève, les pouvoirs qu’il m’a demandés afin de me représenter dans ce secteur de la recherche. J’ai pensé à toi, mon cher Paul, qui sait ?, pourquoi ne pas confier à l’innocence intacte d’un jeune être, la mission à laquelle nos cœurs si souvent blessés, notre intelligence si lourdement chargée et notre conscience pesante de responsabilité, apporte peut-être un trop plein d’éléments ? ».et encore :« ... Obusier espère que « le musicien ( en toi ) sera assez fort pour résister aux tentations spéculatives, et pour les mettre vraiment au service d’une musique vivante et non seulement construite ». »Ainsi Max., après son enthousiasme, semble me reprocher un acharnement à suivre le chemin que je crois juste ! Ce chemin semble pourtant logique à d’autres.Ainsi France-Yvonne Bril écrira-t-elle en 1962 à propos d’un concert de musique de chambre contemporaine (Cahiers musicaux de la R.T.F. n° 15) :« Pour Paul Arma, adonné aux recherches électroniques les plus variées, la musique « électromagnétique » dont il est l’inventeur, est le résultat logique et inévitable d’une longue évolution que l’on perçoit clairement en considérant l’ensemble de sa production. Ainsi, le « Divertissent n° 2 » qui a été composé en 1951 est, en quelque sorte le précurseur des travaux actuels du compositeur. Il appartient à une série de Divertissements qui, utilisant les langages, des formations instrumentales, et des styles très divers, possèdent un caractère identique qui est celui même du divertissement tel que l’entendait Mozart. Si ces œuvres sont expérimentales, elles ne le sont pas pour leur auteur, l’auditeur n’ayant jamais à s’apercevoir des études de rythme, de langage, d’expression qui ont pu fournir le point de départ ».

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« CET AMBASSADEUR NOMADE DE LA MUSIQUE » 1958

Il y a durant le trimestre le lot habituel de gens à voir et à recevoir, des amis étrangers à loger quelque temps et de bonnes soirées au théâtre et au cinéma. Sauguet nous invite aux Champs Elysées, pour sa « Chartreuse de Parme », et nous ne manquons aucune des manifestations données à La Sorbonne où nous revoyons la « Grande Illusion », « Les lumières de la ville » et des dessins animés. Au T.N.P., nous applaudissons Ubu. Edmée revoit Phèdre avec Miroka.Robin va régulièrement le jeudi aux Arts décoratifs, assiste aux concerts des Musigrains, mais parcourt sa cinquième, au lycée de Sèvres, avec une aimable nonchalance, réservant son enthousiasme à l’art dramatique et à la musique. Bien sûr le lycée est « pilote » et on y comprend fort bien les esprits non conformistes, mais il n’est pas certain que cela finira bien pour l’heureux fumiste qu’est notre fils.Trêve des vacances de Pâques. Robin file à Saint Briac retrouver son grand-père - complice et sa grand-mère - gâteau. Nous embarquons dans la 2 CV. Martine et Miroka que nous laissons à Gap, d’où elles rejoignent à Pierre Grosse, la maisonnée Ferry et des maisonnées amies, en tout vingt-cinq adultes et jeunes qui s’entendent fort bien et se tutoient tous avec ce libéralisme sympathique qui règne chez les Ferry.Par Sisteron, Manosque, Moustiers Sainte-Marie, nous rejoignons Fréjus, n’oubliant pas de faire provision, au passage, de lavande sur le Plateau de Valensole et de buis dans les gorges du Verdon. Nous flânons sur la côte, visitant les brocantes, poussant jusqu’à Monaco, récoltant dans une maison abandonnée et à moitié détruite d’Eze, une collection de petits verres anciens que colorent bellement des restes de peinture à l’huile - vestiges probables d’un matériel de peintre.Joignant toujours l’utile à l’agréable, nous allons à Nice où une interview avec moi est prévue à la radio, précédant l’interprétation du 1er mouvement de la « Sonatine » de Bartók.Le Thoronet nous retient longtemps ; et nous décidons de passer quelques jours à Saint-Tropez merveilleusement désert, où l’hôtel de la Redoute nous offre chambre et balcon sur l’animation du port. Détente, promenades : Ramatuelle, Pampelonne, Gassin, solitudes et odeurs de pins chauffés par le soleil. Il faut gagner Marseille ou j’enregistre pour R.T.F. Marseille, « Le tour du monde en 20 minutes » et pour « Provence Magazine », interview et « Sonatine » de Bartók. Nous partons camper à Aix où nous avons la surprise de trouver, au réveil, la tente entourée de gelée blanche. Le froid vif nous accompagne à Gordes, à l’Abbaye de Sénanque, à Vaison-la-Romaine. Après une nuit à Montélimar, nous reprenons la route vers Paris. Mais le froid persiste et après le verglas avant Saint-Etienne, une véritable tempête de neige nous surprend en Sologne. L’aventure est extraordinaire. Je conduis en aveugle, tandis qu’Edmée essaie vainement de gratter le pare-brise, le corps à moitié sorti de la voiture. Nous ne savons pas ce qu’il y a de chaque côté de nous, craignant à tout moment de verser dans le fossé ou de rencontrer un obstacle, mais nous n’osons nous arrêter, nous imaginant déjà enfouis, la voiture et nous, sous une masse de neige ! !Nous arrivons enfin, ahuris mais soulagés sous des cieux plus cléments et bientôt à Paris où commence l’inévitable déballage de poteries et vieilleries variées récoltées en route, s’ajoutant aux plantes à repiquer, aux fragiles verreries soufflées devant nous au Biot, et aux nougats, calissons et miel pour les enfants.Je reprends vite mon bagage pour autre chose que des vacances. C’est d’abord au début de mai : l’Ecosse, Edimbourg, puis en Angleterre, Oxford et Londres. Je fais dans les « Instituts Français » des trois villes, ma conférence sur le « Folklore de la France » que je termine en jouant au piano la « Sonata da Ballo » ; j’ai une interview prévue à la B.B.C. et je conclus le séjour à Londres par un concert à l’Institut Français.Une fois de plus, je suis déçu par la désinvolture avec laquelle les services culturels français à l’étranger attendent... ou n’attendent pas les artistes que Paris leur envoie. D’Edimbourg, j’écris :« ... Monsieur le Directeur, très étonné ne savait pas que j’arrivais ce soir par avion... Il m’a demandé, qu’allez-vous faire demain ? Vous parlez ou vous jouez ?... ( alors qu’un bulletin imprimé par l’Institut même, précise toutes les activités et les programmes d’avril et de mai ! )...Pas de dîner, c’est bon pour la santé ! On me conduit directement à ma chambre ... ».Le lendemain :Aujourd’hui encore, après ma conférence, je me couche sans dîner... c’est comme cela la représentation culturelle de la France à l’étranger, des liqueurs, des cigarettes, mais rien à manger. Bon ! Excellente conférence, bon public, mais quarante-cinq à cinquante personnes. L’appareil fonctionnait mais l’amplificateur étant défectueux. Une fois de plus, de ne vois plus de raisons pour perdre mon temps en parlant à quarante-cinq ou cinquante personnes, ni même à quatre cents ou cinq cents ! Une semaine pour trois soirées de ce genre. Que reste-t-il de cela ?... ».Pourtant il faut repartir pour répondre à des invitations de radios allemandes, danoises et norvégiennes.Le temps d’enregistrer à Paris, pour le « Club d’Essai », six émissions sur « Un visage inconnu de la France, son folklore musical », - car les séries d’émissions me sont, après plusieurs années de refus, de nouveau accordées à Paris - et c’est le 19 mai l’Allemagne : émission avec la musique kabyle pour Radio Bremen, et rencontre du sympathique couple allemand Bollinger connu autrefois à l’Institut français.Dès le lendemain, c’est le Danemark avec, à la radio de Copenhague, l’enregistrement d’un récital de musique française ancienne et la « Sonata da Ballo ». Je découvre le Parc Tivoli, le merveilleux Musée de Plein Air danois, le port coloré, grouillant, avec ses marins de toutes les nationalités, ses filles blondes, ses clochards, ses débardeurs, ses marchands ambulants, ses boutiques de tatoueurs qui montrent, dans leurs vitrines, tous les modèles en couleurs, exécutés à la demande.Un beau petit pays, propre, ordonné, calme sans être ennuyeux, un peuple agréable, accueillant, beau, cultivé... et quand même un élément troublant : c’est le premier pays dans le monde, après le Japon, pour le nombre élevé de suicides.

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Comment ? Pourquoi ? Personne ne peut l’expliquer...A Oslo, je suis attendu par Knut Nystedt et par Margit, une jeune « fille au pair » que l’Alliance Française nous avait envoyée l’an passé et qui est devenue une amie. Secrétaire au Parlement d’Oslo, elle était venue parfaire son français chez nous où elle s’était intégrée à la famille, avant de revenir en Norvège.Margit m’emmène chez ses parents dans un village de pêcheurs au bord du fjord de Tönsberg. L’accueil me réjouit. Tout le monde parle anglais. Ce sont deux journées de vacances très agréables, avec l’exploration des fjords, en bateau, avant de commencer le travail à Oslo.L’émission du 26 mai - en direct : « Musique ancienne allemande » et « Sonata da Ballo », est splendide, sur un merveilleux Steinway ! Le lendemain, je fais mes enregistrements pour l’émission « Béla Bartók ». Puis je commence mes visites à l’Institut de Musicologie et au Musée de folklore...Je reçois de bonnes nouvelles de la maison.Les enfants ont commencé à connaître les délices des « surprises-parties », ou des « boums ». Bien sages pour le jeune Robin qui a fêté son treizième anniversaire, à la maison, où il a invité une dizaine de camarades dont une mignonne Annette, sa préférée. Plus « dansantes » pour l’aînée de dix-huit ans qui a, en ce moment, dans son cœur, un « Jean-Marie ». C’est une idylle sage qui en est à l’échange de poèmes. On s’enivre de Vittel-Délices et on commence à fumer timidement.Edmée passe quelques jours à « La Ferme » pendant les vacances de Pentecôte où elle emmène aussi MartineFerry, journées heureuses :« Miroka et Martine sont pleines de fantaisie et de loufoquerie et s’entendent à merveille avec Marie-Louise (notre voisine fermière ) ; Robin est la plupart du temps invisible. Je l’entrevois tantôt conduisant un cheval, tantôt sur un tracteur, et souvent sur le vélo. Il y a toujours des amateurs pour aller jusqu’à Briis faire de courses. Les filles trouvent cependant le temps de faire des révisions. Cette fois, j’épargne à Miroka les dictées tirées des textes d’Alain qui n’ont, somme toute, comme résultat que d’enchanter mon propre goût littéraire sans pour autant améliorer tellement son orthographe et lui donner l’envie de la « belle langue » ! Les chambres sont des taudis dans lesquels je ne mets plus les pieds, tant j’ai été horrifiée en y pénétrant une seule fois !Nos bébés hirondelles sont sortis des œufs ? Nous avons déjà recueilli deux enfants moineaux que la chienne voulait croquer, mais le matin, à ma fenêtre, les parents ont fait tant de bruit en voulant les sortir de leur cage - abri, dès cinq heures, que je les ai libérés, confiante dans la vigilance de la famille. Un petit veau est né, devant les enfant impressionnés, Martine en est la marraine. Il y a un mignon petit chat tout neuf. Donc tout pousse, tout vit, tout prospère et surtout tout est sage dans ce monde apparemment équilibré et heureux de cette nature...».Edmée m’écrit encore :« Je m’accorde quelques plaisirs égoïstes : le très beau et cruel film de Bunuel « La mort en ce jardin » qui me rappelle les livres de de Castro sur la Forêt Vierge et l’atroce existence des hommes qui y vivent ; un admirable court métrage sur les chemins de pèlerinage, vers Saint - Jacques de Compostelle : belles images : château dressé en pleine Castille, dans le paysage si dépouillé et poussiéreux que nous avions aimé, petite église romane perdue au milieu des champs, en Navarre, où les Morondo nous avaient conduits, campagnes nues, statues romanes, et une discrète musique d’accompagnement. Il y a des expositions : au Musée d’ art Moderne, dans une délicate odeur de bois ancien : l’Art Japonais ; Clavé : un éblouissement, il travaille maintenant sur de somptueuses tapisseries anciennes, sur des tissus qui s’incorporent à sa peinture ; il y a parfois le pessimisme et l’incohérence apparente de ses compositions, des éclairs de couleurs criantes qui m’enchantent ; certaines toiles grattées semblent du travail sur pierre. Modigliani, à la Galerie Charpentier ; l’Art du Pérou est au Petit Palais. Je retrouve parfois, le soir, aux Deux-Magots, les Kristof, ou Lucette, ou Faby et Jacky.Tant et tant à voir, à entendre, à échanger ». A moi, l’envie me prend, bientôt de rentrer.Je l’écris :« ... Ta lettre de la Ferme avec cette description de la paix qui y règne me donne le mal du pays, une profonde nostalgie. Je ne suis pas malheureux ici, ma vie est riche et bien remplie, les gens sont accueillants et agréables, mon travail à l’Université, au musée du folklore, dans les archives de la radio, m’intéresse, me passionne même. Mais tout, tu comprends, tout reste en marge de ce que je crois être. Je pense gaspiller mon temps, mes journées, mes semaines, avec ces voyages, ces études sur le folklore norvégien... Je voudrais ne plus voyager, mais travailler comme j’aime le faire, pour moi, pour ce que je crois être seul valable. »il y a aussi des lettres plus apaisées :« ... C’est le vrai printemps - tardif cette année - avec cette verdure fraîche, frêle et odorante tous sent bon.... Pendant quelques jours, j’ai pourtant été gêné par quelque chose dont je ne me suis même pas rendu compte : la nuit n’est pas la nuit noire de chez nous. Le ciel n’est jamais réellement foncé à cette époque. A minuit, on ne voit pas encore les étoiles car le ciel est assez clair. Vers une heure du matin, la clarté s’accentue, devient déjà moins bleue, moins froide et se met à jaunir, en raison de la proximité, quelque part, du soleil ou de ses rayons. La nuit noire m’a vraiment manqué mais quand le ciel vers l’Ouest est encore brûlant, à deux heures du soir, quand le soleil de l’autre côté de l’horizon a déversé ses teintes dorées, orangées, lumineuses et chaudes, c’est très beau !... »Par le bateau, je quitte Oslo pour Copenhague et je suis ahuri par le spectacle des groupes de jeunes voyageurs de douze à seize ans, ivres dès le départ, fumant à en être malades, s’ébattant par couples sur le pont sous les yeux bienveillants des adultes, voyageurs, membres de l’équipage et d’un personnel qui passe son temps, durant la traversée, à conduire les malades aux toilettes et à réparer les dégâts à grands jets d’eau. Ignoble, et écœurant.

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C’est encore Hambourg, où je fais, pendant deux jours, pour la Norddeutscher Ründfunk, l’enregistrement en langue allemande de ma série d’émissions « Gesänge und Rythmen der Völker » traduites de « Chants et rythmes des peuples » par Else Krüger, la fidèle amie de toujours, qui va encore traduire pour moi, en allemand, mes autres séries d’émissions. C’est ensuite le retour en France.Pour peu de temps : il y a un nouveau départ, en voiture, au début de juillet, pour Sarrebruck, à la Radio Sarroise, où je collabore, depuis quelque temps déjà, autant avec le département de la musique, qu’avec l’orchestre de Chambre de la Sarre et son créateur et chef Karl Ristenpart. Là, me rejoint Jean-Pierre Rampal, pour enregistrer la « Suite de danses ».L’ambiance d’entente et de compréhension qui règne autant pendant la répétition qu’au moment de l’enregistrement, est fort sympathique. Le lendemain, dans le studio de Sarrelouis, j’effectue, avec la collaboration technique d’Yves Rudelle, un nouvel enregistrement de « Gesange und Rythmen der Voïker ».Au cours de ce séjour dans la Sarre, un ingénieur électronicien de la firme Siemens prend contact avec moi. La firme a l’intention de monter un studio-laboratoire pour la musique électronique et connaissant mes idées, mes conceptions, mes réalisations dans ce domaine, aimerait m’en offrir la direction. Rien ne peut se conclure rapidement sur le plan pratique car je demande un temps de réflexion.Je déclinerai cette offre, pourtant bien tentante, professionnellement et matériellement et qu’on ne me fera certainement jamais en France. Les raisons de mon refus sont, pour moi, évidentes je ne veux, en aucun cas, m’installer en Allemagne, et je refuse - fidèle à mon besoin de liberté - d’être lié à une quelconque fonction.Il me reste pourtant le plaisir de constater que mes travaux sont, à ce point connus.Je participe à une fin d’année scolaire pleine d’émois : épreuves du Bac pour Miroka et mise en demeure aimable mais péremptoire de trouver un autre établissement d’accueil où Robin pourra continuer ses joyeuses et nonchalantes humanités ! ! !Une seule solution pour ce « fumiste » impénitent, - que tout le monde aime d’ailleurs beaucoup au lycée ! - une quatrième et une troisième dans un Cours Complémentaire moins « pilote » et moins libéral que cet heureux lycée de Sèvres où il se sentait si à l’aise !Ce sera pour la rentrée, l’école de la « Maison Blanche » à Clamart, tout près de celle d’Edmée, après examens d’anglais et de mathématiques que le garçon a décidé de réussir !Edmée est si fatiguée qu’elle décide de partir n’importe où en Autriche. Il lui faut la montagne. Les enfants envoyés à Saint Briac, le lendemain de mon retour d’Allemagne, je la mets complètement anéantie, dans une couchette d’un train qui la conduit dans le Vorarlberg. Elle a choisi Bludenz, la première station, en Autriche. Là, ne sachant exactement ce qu’elle va découvrir, elle prend un car jusqu’au bout de la vallée de Brand. C’est un endroit calme, encore sauvage, elle trouve à se loger dans une « ferme-pension » posée dans un pré, loin de la route du soleil, du lever au coucher ; des fenêtres, la vue sur toute la vallée et au loin les hauts sommets. L’étable et son foin dispensent l’odeur de bête et d’herbe qui lui plaît tant... et qui enchante moins certains Français logés là aussi. Ils ne cessent de se plaindre des bruits de sonnailles et des odeurs de fumier. Leur dégoût et leur envie permanente de beefsteack-frites exprimée à chaque repas les rendent insupportables ; leurs propos tournent autour de ce qu’ils mangeaient autre part, de ce qu’ils voudraient manger, de ce qu’ils n’aiment pas manger, de ce qu’ils mangeront quand ils seront rentrés... à couper l’appétit !Heureusement, elle fait d’autres rencontres plus agréables et m’écrit des lettres enthousiastes :« ... Je dois te conter ma merveilleuse journée d’hier. Je suis partie avec, pour but, un lac : « le Lünersee », par un très pittoresque chemin où j’ai été rejointe par un jeune douanier qui montait à son poste frontière. Nous avons fait route ensemble, discutant en anglais et en allemand. Grâce à lui, j’ai pu éviter une très pénible montée d’une heure, car j’ai utilisé, en sa compagnie, un téléphérique réservé aux constructeurs d’un barrage. Il m’a emmenée déjeuner à la cantine du chantier... où nous avons obtenu un beau succès dans ce milieu d’hommes, ouvriers et ingénieurs !Il m’a fait abandonner un projet qu’il trouvait dangereux - avec des rencontres de neige et de glaces - et je suis partie avec lui, inspecter son secteur de frontière austro-suisse : extraordinaire montée dans les hauts pâturages bleus de gentianes, puis marche sur un chemin de crête limitant les deux pays avec la vue sur les deux versants. Un soleil magnifique. Quelles belles heures ! Mon douanier « Pepi» incruste dans la terre frontalière une borne qu’il a transportée, jusque là, dans son sac à dos ! Lourd fardeau.Devenu sentimental, il me fait gratter mon nom à côté du sien sur la pierre... Drôle de sentiment de figurer pour longtemps à cette limite ! ! Au retour nous avons bu du lait dans une étable. Il s’agissait pour moi de décider si je restais en haut au refuge, mais mon nouvel ami - toujours aussi charmant : il avait cueilli chaque fleur nouvelle qui me tentait - devenait de plus en plus romantique. Son poste étant près du refuge, je me serais cru obligée de passer la soirée avec ce beau garçon blond aux yeux bleus, chose qui, en soi, n’aurait pas été déplaisante... mais j’avais envie d’être seule, après une si agréable journée. J’ai donc dit au revoir à mon beau compagnon et j’ai repris la descente, d’abord très dure, presque à pic, avant de retrouver une route qui m’a conduite à mon auberge à la nuit tombante, le cors et l’esprit pleins de soleil ».Autres rencontres :« La montée est rude : trois heures de lente ascension dans un chemin malaisé avec l’heureuse diversion de richesses florales sous les yeux obstinément baissés qui cherchent, pour le pied, l’appui le plus stable. Plusieurs fois, il faut franchir le torrent qui, par sa présence et son chant, rafraîchit. On se sent déjà un héros, un « surhomme », et puis, au détour du rude chemin, on rencontre un vieux petit père allemand ou autrichien avec sa canne et son imperméable qui redégringole allègrement une pente qu’on se jugeait seule capable d’affronter ! Les ravins sont pleins de semblables leçons de modestie ! Plus loin, un alpage que seuls animent quelques paysans montant doucement vers les huttes. Le paysage est triste dans un cirque de sommets déchiquetés aux sapins effrangés où s’accrochent les nuages. Impression

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presque tragique. Brusque embellie : apparition de trois superbes bergers : un adolescent et un enfant blonds, un vieillard à la barbe et aux cheveux gris, trois personnages beaux et calmes qui apaisent la sévérité du lieu. Le chemin redevient rude qui semble sortir tout droit d’une illustration de Gustave Doré ou d’un récit « Voyages en Autriche » du XIXème siècle : tout y est, les roches déchiquetées, les arbres frappés par la foudre, les lits de torrents à sec. Les feuillages sont trempés de brouillard. Tout s’illumine soudain avec les couleurs de bleuets, d’ancolies, de « Turbans Turcs ». D’énormes salamandres traversent ma route dont l’une aurait certainement pris place dans une poche de Robin, si ce dernier avait été avec moi ! Au refuge que j’atteins enfin, la beauté du paysage coupe mieux le souffle que la rudesse de la montée.Il y a aussi l’accueil du banc de bois, le long de la maison, le verre de lait. Le gardien me déconseille de continuer seule vers le refuge suivant : trois heures de dur chemin, des glaciers à traverser et du mauvais temps annoncé. Je décide de coucher au refuge. L’eau coule dans le tronc d’arbre à côté du banc, monotone et paisible chanson. Solitude peuplée de sonnailles. La nuit va tomber, la montagne est bleue et grise. Le refuge est minuscule au pied de la haute muraille de la « Zimba ». De l’autre côté des ravins, se profile la chaîne des monts, sur le ciel clair. Un mulet vient d’arriver portant son fardeau et tirant son maître. Suivent deux voyageurs : un Anglais et un Autrichien. La guitare et décrochée du mur et après le repas, le chœur trilingue anime discrètement le refuge. On ouvre pour moi la « chambre des chasseurs » un lit meilleur que ceux du dortoir. Un lit à quatre places qui tient toute la largeur de la petite pièce où je me fais un couche royale avec huit des douze couvertures de laine qui s’y trouvent.Au réveil, tout est dans les nuages. Pendant la toilette à l’abreuvoir-tronc-d’arbre, nous apercevons dans une brusque trouée, tout près, un chamois qui file bien vite.Tandis que les deux téméraires entreprennent de reprendre la montée, j’attends tranquillement, en lisant, le beau temps pour continuer ou une éclaircie pour descendre. Il fait bon, calme, et malgré tous ces nuages autour de moi, il fait clair en moi. Quelle merveilleuse médecine pour les nerfs, cette montagne... L’Autrichien et l’Anglais reviennent : la neige et la glace les ont arrêtés. On nous allume le feu, on nous sert du café, nous reprenons la guitare, nous sommes bien ! La pluie ne s’arrête décidément pas. Nous décidons de partir vers le village. Le chemin est transformé en cascade, et les torrents, franchissables hier, ont emporté leurs petits ponts de bois. C’est, trempés des cheveux aux orteils, que nous parvenons dans la vallée ... »Mauvaise surprise.« Ce matin, je suis partie très tôt et j’ai marché trois heures sur la frontière du Lichstental, où je suis arrivée pour découvrir un splendide paysage.Le chemin se perdait souvent dans l’alpage et la pluie de ces derniers jours clapotait sous mes semelles. Vers les sommets, les marmottes annonçaient mon arrivée et c’était une fuite éperdue vers les terriers. Malheureusement en haut, siégeait un Allemand, le plus Allemand des Allemands de Stuttgart, avec tous les attributs des Tartarins et Perrichon français en montagne : chapeau, piolet, rücksack, mollets poilus... Au lieu de me laisser admirer en silence - le paysage - il a entrepris de me raconter d’où il venait, où il allait, combien d’heures il devait marcher, ce qu’il avait dans son sac pour manger, dormir, se laver... Le casse pied le plus incongru, à cette altitude, le plus laid aussi.... et le plus grotesque : lorsque j’ai l’idée absurde de lui répondre que je viens de Paris, je déclenche l’inévitable « Ach Paris », accompagné de souvenirs du « beau Paris » et d’un égrillard commentaire sur la seule ville « où l’on sache faire l’amour » ! Il me faudra à l’avenir être native de Romorantin ou de Bécon-les-Bruyères pour ne pas stimuler inutilement les ardeurs rétrospectives de nos anciens occupants.De retour au village, j’ai eu une autre idée saugrenue : celle d’aller déguster une glace dans le café « élégant » de Brand. Grand luxe d’éclairages, de tapis, de fauteuils et des... gueules ! rien de jeune, d’élégant, de vivant. Un pianiste mélancolique qui moud de la « Stimung musik » dans un cadre ouaté, douillet pour des gens béats - montagnards de salon - bouffeurs de gâteaux à la crème, buveurs de chocolats mousseux...»Il y a des intermèdes rafraîchissants dans la piscine creusée dans un pré, entourée d’herbes et de fleurs, où il fait bon se griller au soleil.Et c’est la dernière escapade :« J’ai marché pendant trois heures jusqu’au premier refuge où j’ai pique-niqué avant de m’engager sur le chemin qui devait me conduire, à trois heures de là, à la seconde étape. Il s’agissait de gravir une paroi rocheuse qui me semblait de plus en plus périlleuse. J’ai été tout à coup dans un nuage avec d’un côté la paroi rocheuse, de l’autre la descente presque verticale.L’orage grondait tout près et le vertige me guettant, je suis redescendus au refuge, très, très prudemment en faisant sur les fesses les coins les plus dangereux où les pierres roulaient. Trois étudiantes hollandaises m’ont proposé de me joindre à elles pour franchir la montagne par un autre endroit et atteindre un village dans la vallée voisine. Le chemin était pire que le premier ! mais je n’étais pas seule. Au bout d’une heure de montée acrobatique, il nous restait à redescendre - sans panique et en se cramponnant à l’idée que le vertige n’existe pas ! - de l’autre côté. En équilibre, ou sur les fesses, face au vide, ou vide au côté, s’accrochant aux pierres qui se détachaient nous sommes enfin arrivées dans un étonnant petit village, où nous sommes restées pour la nuit : maisons de poupées posées dans l’herbe, ni rue, ni place, des vaches partout et un minuscule hôtel posé lui aussi, là, comme un jouet.Le lendemain, quittant les trois Hollandaises qui continuaient vers le Lichstenthal, j’ai regagné Brand par un autre chemin.Du col où je suis arrivée après deux heures et demie de marche, j’ai découvert les deux vallées, celle que je venais de quitter et celle de Brand, et au loin une immensité de chaînes, de massifs, de sommets. Des nuages couraient au flanc de la montage, me submergeaient parfois. Seul bruit, les sonnailles sur la alpages. Quelques difficultés au passage de

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petits glaciers où la glace n’était très sûre. Il fallait tâter, ne pas glisser, et surtout ne pas tomber dans l’eau qui coulait sous la mince couche. Il a plu ici et le terrain était assez boueux... mais je préfère mille fois cela à la pierre.Sais-tu ce qu’évoque pour moi la pierre ? Cette nature inhumaine et hostile des premiers âges... et des derniers à venir, et aussi, curieusement cet âge, sans tendresse, que figure pour moi ton « Improvisation » ! Tout cela accompagne, pour moi, ou l’origine des temps hostiles à l’homme ou la fin des temps sans humanisme. C’est peut-être difficile à admettre. Je le sens comme cela, c’est tout, et cette haute montagne de rochers et de pierres me fait peur...».Et c’est bientôt la fin de ces merveilleuses vacances :« Je suis allongée dans le pré de mon auberge. Les hautes ombelles des carottes sauvages montent presque aussi haut que le dossier de ma chaise longue. Le petit coq et les poules blanches vont et viennent autour de moi. Le petit coq chante souvent. Le soleil se couche juste en face. C’est un de ces moments de totale harmonie, de paix intacte, de détente parfaite. Chaque muscle est relâché, chaque geste semble inutile, chaque pensée est sereine. Tout est exactement à la place, sans bavure, sans fausse note. Les ombres sont longues dans les verts plus intenses. Des fumées montent droit au-dessus des toits. On a fauché tout près, et l’odeur du foin parvient ici. Je suis descendue, tout à l’heure à l’alpage par un long sentier de forêt ombragé et reposant. Il y poussait des fleurs hautes et splendides. Jamais un jardin n’atteindra la grâce de certains coins de montagne arrangés par la seule nature. Les fleurs y semblent si heureuses et si harmonieuses dans le paysage que je n’ai même plus envie de les cueillir, seulement de les admirer là où elles sont.Il me semble que si tout arrivait à cette perfection, l’homme lui-même deviendrait meilleur et ne pourrait plus détruire...C’est curieux comme la sensibilité s’aiguise avec le repos et le meilleur état nerveux et physique... et aussi avec le loisir d’écouter, de voir, de sentir, avec moins de besognes matérielles. On passe à côté de tant de richesses en vivant comme nous vivons, survoltés et surchargés... »Edmée rentre de ses vacances en montagne, rénovée. L’effort physique a chassé l’épuisement nerveux, le corps est redevenu docile et l’esprit alerte !

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NATURALISATION ! 1958

Mon travail de compositeur s’est limité, jusqu’à présent cette année, à un petit DISQUE « alimentaire » : 45 TOURS SOUS LES TROPIQUES avec des mélodies extraites de « Si tous les enfants de la Terre » sur lesquelles Michel Moreau écrit des textes. C’est la première fois que je travaille ainsi pour une publicité, la seconde sera pour un FILM

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commandé en 1961 par l’O.C.D.E., sur LA PÊCHE INDUSTRIELLE DU THON 167.Pendant l’absence d’Edmée et des enfants, dans le calme de la Ferme - calme relatif, car il y a des travaux à surveiller - c’est, en juillet, le seul moment où je peux trouver le temps de composer. La solitude ne m’est aucunement pénible. Je prends mes repas chez les fermiers voisins et j’entreprends la composition du DIVERTIMENTO DE CONCERT N°1 168 pour flûte (ou violon) et orchestre à cordes avec piano. Cette version m’a été suggérée par les nombreux flûtistes - parmi lesquels Jean-Pierre Rampal - qui jouent, depuis 1951, mon « Divertimento n°1 » pour flûte et piano.La première mondiale aura lieu en février 1960, dans un des concerts Oubradous, avec comme soliste, bien entendu, Jean-Pierre Rampal qui parle, en ces termes, de l’œuvre :« Le « Divertissent de concert n° 1 », que j’ai eu le plaisir et l’honneur de créer en première mondiale, est une œuvre fort attachante, pleine de trouvailles tant musicales que flûtistiques et représente un enrichissement de la littérature pour notre instrument. Elle entrera rapidement, j’en suis certain, comme sa version pour flûte et piano ( « Divertissent n° 1 » ) dans le répertoire de tous les flûtistes, amateurs de nouveau »Ce sera encore Jean-Pierre Rampal, avec l’Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F., sous la direction d’André Girard, qui enregistrera en 1969 l’œuvre qui paraîtra en 1971 sur disque « Erato » - Exécution excellente aux multiples péripéties !Au milieu d’août, nous partons en voiture récupérer les enfants à Saint Briac. Si Robin rapporte, comme toujours, d’excellents souvenirs de ses vacances, souvenirs de parties de pêche, de séances de gymnastique sur la plage, de jeux avec ses camarades, Miroka, elle, est assez morose. C’est que Grand-mère lui a refusé les sorties du soir au cinéma, et du dimanche au bal ! Pourtant elle a retrouvé une joyeuse bande qui fréquente depuis des années la même plage, mais les enfants sont devenus des adolescents et ont abandonné les pâtés et châteaux de sable. Et Grand-mère, qui est accablée par une responsabilité qu’on ne lui a jamais demandé de prendre, entend surveiller étroitement la vertu de sa petite-fille. Sa petite-fille qui a appelé Edmée à son aide :« Je t’en prie, écris que tu me permets d’aller une fois, une seule fois danser un dimanche soir avec la bande. Juste une seule fois ! » .Et Miroka rapporte aussi de ses vacances de « grands », le regret d’avoir vu la première partie des « Misérables » au cinéma, et pas la seconde, car Grand-mère n’a pas autorisé la seconde séance ! ! Petits drames ! En 1958, à dix-huit ans, on n’est pas encore très libre.A la Ferme, il y a des retrouvailles inattendues : Pierre Clément, perdu de vue depuis longtemps, réapparaît, nous amenant Madeleine, sa femme et Martine, sa fille. Nous voyons aussi arriver un matin en moto, un certain Claude - qui nous semble fort attaché à Miroka - qu’il avait rencontrée dans le groupe de vacances d’Italie, les années précédentes - et qui va apparemment supplanter assez vite, dans l’esprit de notre fille, Jean-Marie-le-poète.Et c’est la fin des vacances. Nous rentrons pour le référendum du 28 septembre, qui ponctue le problème algérien.Redépart pour moi, après les répétitions et l’enregistrement, cette fois convenable, de la « Cantate de la Terre » - si malencontreusement abîmée au début de l’année.C’est d’abord à Bâle la répétition et l’enregistrement du « Divertimento n°1 » pour flûte et piano avec Joseph Bopp, puis des « Cinq esquisses », des « Trois épitaphes » et de la « Sonata da ballo ».Quelques jours plus tard, la « Suite paysanne hongroise » doit être enregistrée à Genève, mais Bopp tombe malade et nous renonçons à cet enregistrement.C’est ensuite Berne, avec la réalisation pour la Radio, de la série « Gesange und Rythmen der Völker » ; Lausanne, pour l’enregistrement des « Cinq esquisses » et de la « Sonata da ballo ». A Genève, rencontres prévues avec Scherchen, William Jacques, Elisa Clerc, Vuataz, directeur de la musique à la Radio et enregistrement le 25, d’un « Entretien », avec Marine Lorrain. C’est une jeune femme fine, cultivée, libre de tout sectarisme. Chaque fois que je suis de passage à Genève, je suis toujours heureux de les retrouver, elle et son mari. Au cours de l’entretien, mon interlocutrice montre beaucoup d’intérêt pour la musique électromagnétique et pour ses possibilités structurales et sonores. Le sujet revient dans nos conversations, hors même de la Radio. Marine et son mari, en dehors de leurs activités professionnelles, font partie d’un groupe réunissant médecins, psychologues, psychiatres, chercheurs, décidés à réaliser un Centre de traitement des maladies mentales, utilisant des méthodes nouvelles. Pour remplacer les traitements par électrochocs, reconnus néfastes dans certains cas, ils songent à utiliser des sons, des formules de sons, des sonorités insolites et des nuances de sonorités inhabituelles. Mes travaux leur paraissent importants, dans ce domaine. Aussi me demandent-ils de leur apporter ma collaboration suivie, à Genève même. Je suis flatté et surtout heureux de voir que mes recherches peuvent avoir un but pratique - que je n’avais pu imaginer. Mais, là encore, je décline l’offre, car je ne veux pas, une fois de plus, abandonner mon travail de créateur.Je termine octobre, à Berne, avec une conférence, en allemand, sur les « Negro-spirituals », au « Lyceum Club », enfin à Zurich, au « Club Bel Étage », avec « Un visage inconnu de la France, son folklore musical ».C’est pendant mon séjour en Suisse, que je deviens Français ! par un décret du 24 octobre qui paraîtra au Journal Officiel le 29 novembre, vingt années après ma première demande ! Nous ne fêterons cela avec des amis qu’en

1 67 1961. Paris. Musique pour film « La pêche industrielle du thon. Commande O.C.D.E.1 68 1969. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Laszlo Moholy Nagy.

1971. France. Disque Erato S.T.U. 70480. Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F. Direction André Girard. Soliste : J.P. Rampal.

1977. France. Disque Erato S.T.U. 71022. Id. pour la 125° année de la S.A.C.E.M.1977. Japon. Disque RVC Corporation E.R.X. 2278.

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décembre, car je repars déjà en novembre.C’est pour répondre à une invitation des laboratoires Philips, à Eindhoven, en Hollande car, sans tapage et sans publicité de ma part, la réputation de mes recherches s’est répandue. Je suis accueilli par l’ingénieur en chef du Département du Son. Mais avant de pénétrer dans le domaine immense, on me prie de prendre connaissance d’un texte, imprimé en quatre langues et de le signer. D’après le texte, le visiteur s’engage à garder le secret absolu et à ne rien communiquer à l’extérieur de ce qu’il a l’occasion de voir.Je me trouve alors dans des laboratoires pleins de merveilles non encore commercialisées. L’une d’elles surtout m’impressionne, car j’en ai déjà souvent rêvée sans en imaginer la réalisation dans les quatre coins d’une salle d’auditions, des colonnes de quatre haut-parleurs sont installées et reliées par un magnétophone et un pick-up. Un simple petit appareil, dans lequel passe le son permet, au compositeur et au réalisateur de faire « voyager » la musique selon son désir. Celle-ci devient ainsi véritablement « itinérante ». L’effet est extraordinaire. On a l’impression que la salle se met à tourner, et l’auditeur avec elle. Je suis invité à proposer un plan que j’établis dans un projet détaillé... qui ne connaîtra aucune suite !Je reviens en France pour assister à l’exécution, à la Comédie des Champs-Élysées, du « Concerto pour mezzo soprano, ténor et chœur mixte a cappella » par le « Norske Solistkor d’Oslo » sous la direction de Knut Nystedt ; le concert est enregistré par France 1 et diffusé le 14 décembre. Knut Nystedt fait chanter l’œuvre, très souvent.Quand Luis Morondo m’avait demandé de composer « sur mesure » pour son « Agrupación », une œuvre chorale a cappella, avec mezzo soprano et ténor solo, personne n’aurait osé imaginer avec quelle rapidité les exécutions se succéderaient et en quel nombre. J’avais décidé, dès l’établissement du plan de ce « Concerto », de n’utiliser aucun texte littéraire d’aucune langue : j’avais fait un texte moi-même, sans contenu littéraire, qui se composait exclusivement de voyelles, de consonnes et d’onomatopées. Est-ce l’étrangeté de ce texte, est-ce le côté inhabituel de l’œuvre qui ont permis - sans que celle-ci soit publiée - d’entrer si rapidement dans le répertoire de chorales et d’ensembles vocaux de pays de langues française, anglaise, allemande, espagnole, portugaise, bulgare, italienne, norvégienne ?Et je reçois justement, le 18 novembre, de Toulouse, cette lettre écrite par notre amie Marguerite :« ... « L’Agrupaciòn de Camara de Pamplona » a donné une interprétation merveilleuse du « Concerto pour mezzo, ténor et chœur a cappella » Morondo qui a l’air de plus en plus taillé dans un vieux cierge a donné là, tout son talent, son goût exceptionnel. Il devient de plus en plus abstrait, il guilloche, il burine, il dépouille en même temps, et laisse l’expression nue, les sons traverser les corps... C’est de la magie.Du « Concerto en quatre mouvements » m’a échappé en première audition la moitié de son sens musical. J’ai beaucoup aimé le deuxième mouvement - le ténor a été extrêmement lyrique et votre belle mezzo m’aurait bien fait pleurer - quelle phrase pathétique et si bien dite - cette voix coulée, de poitrine, si suave et timbrée. J’aimerais bien réentendre l’œuvre et suivre à nouveau ce rythme irrégulier qui doit avoir ses règles ( je parle du rythme de l’œuvre et non pas de la technique du rythme ) - et en parler avec l’auteur - qui termine par l’éclat d’une si belle gerbe de sons dont l’ « Agrupaciòn » a cinglé l’air.Malheur, on leur avait disposé un décor de fond à hurler ! un décor de style pour entendre Corneille, lie-de-vin. Comme c’était choquant et de goût mauvais. J’aurais personnellement refusé de chanter là-dedans. Voilà bien la note toulousaine !... » .

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ALGÉRIE « LE POIDS DE L’ACIER, LA FLAMME DU SANG » 1958

Une toute dernière lettre d’Algérie nous était parvenue au début de 1958, comme pour marquer cette année « du poids de l’acier et de la flamme du sang » : Médéa, 9 janvier 1958« ... Peut-être en premier lieu, vous parlerai-je de mon pays qu’on enchaîne et qui saigne. Nous sommes entrés, depuis plus d’un mois, dans la quatrième année d’une guerre dont je ne vois plus la fin. A force d’être dans le drame, on ne s’aperçoit plus de rien. Et pourtant si vous connaissiez nos angoisses et nos souffrances. Elles ont le poids de l’acier et la flamme du sang. Que devient l’homme dans tout cela ? Il se perd, il se détruit. La démesure du monde devient sa mesure. Il se plie à toutes les exigences, il accepte le mensonge, il renie ses propres valeurs. Cette guerre aura non seulement tué le soleil mais aussi ceux qui l’appellent et qui le bénissent. Quand on y réfléchi tant soit peu, on est pris de vertige. On a envie de rentrer dans sa coquille. Une retraite s’impose. J’ajoute même qu’on l’impose par la persuasion ou la force à celui qui, de colère, brise la coquille.Je pense à Vercors qui s’en retourne chez Bruller. Quel vide dans nos cœurs. Lui tellement vigilant, cernant la vérité, se battant pour l’homme.Sera-ce là le sort de ceux qui se battent. Amis vous êtes de ceux-là. J’ai confiance. S’il vous arrive un jour de vous éloigner, comme Vercors, les Princes n’en auront pas gagné pour autant.De la forêt qui tremble monte une musique...».Depuis 1954, nous suivions, de France, les événements d’Afrique du Nord que des lettres venues d’Algérie avaient précisés. Les tortures étaient maintenant dénoncées dans la presse française et les diverses « Commissions » publiaient des rapports accablants. Le livre d’Alleg « La question » se répand partout. Après le commentaire de Sartre sur le livre, dans l’Express, le journal est saisi, le 6 mars.Le 17 avril, Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre « somment les pouvoirs publics, de condamner sans équivoque », l’usage de la torture en Algérie.Pierre Stibe, l’ami de Michel Braudo, avait été le défenseur, en décembre 1957, de Ben Saddok qui avait abattu l’ancien vice-président de l’Assemblée algérienne, connu comme le plus farouche « collaborateur » musulman : Ah Chekhal. Il avait fait citer plusieurs intellectuels de gauche, comme témoins à décharge : Sartre, Emile Kahn, Massignon, Germaine Tillon. Le verdict avait été la détention à perpétuité, et non la mort, qu’un jury compréhensif avait refusée.La France est vraiment partagée en deux. Tout le long de l’année, nos lettres, lorsque je suis en voyage, évoquent l’esprit qui règne.En mai, moi :« Au Bourget, j’ai été le seul, parmi tous les passagers ( à cause de mon passeport de réfugié ) à être repéré par la police française. Ma valise était la seule à être ouverte, fouillée. J’ai été le seul à être interrogé, presque cuisiné sur le but de mon voyage, sur la somme d’argent que j’emporte... ».Edmée« Les renseignements donnés depuis ton départ au sujet du visa pour les étrangers sont contradictoires : on distinguait les étrangers qui résident en France, les autres de passage, puis on a démenti en affirmant que tous les étrangers sont libres... pour le moment aucune autre précision... »Détail qui rappelle d’autres temps :« ... Nouvelle fort importante, j’ai eu aujourd’hui cinq kilos de pommes de terre et un litre d’huile ! ! ! ; une autre nouvelle, celle-ci étonnante : Claude Roy demande sa réintégration au Parti Communiste ! ».En mai, Edmée encore, de la Ferme :« ... Tout va fort bien ici, pour nous au moins. Quant au reste du pays, j’avoue ne plus comprendre très bien cet enthousiasme des Français d’Algérie qui subitement embrassent si bien « nos frères musulmans », ni ces musulmans qui fraternisent soudainement avec ces bons-Français-sans-qui-l’Afrique-du-Nord ne serait pas, etc., etc. Comme la paix de Launay me semble enviable et comme c’est égoïste. Les enfants écoutent avec attention les informations. Ils sont touchés - sans très bien les comprendre, par cette situation et cette inquiétude latente... ».moi, d’Oslo, le 26 mai :« ... Ces journées dramatiques que traverse la France, et avec elle, toute l’humanité occidentale, dont l’avenir se joue plus que sérieusement. Je suis les événements jour par jour, d’heure en heure et fais des pronostics et des analyses assez sombres. Depuis la conférence de presse de de Gaulle, j’ai prévu, pas à pas, l’évolution qui me donne raison. ... Je pense que le pire est maintenant inévitable et que l’Occident va, inéluctablement vers une grave décomposition, une décadence contre lesquelles aucune force ne s’est présentée, depuis tant d’années... »Edmée de la Ferme :« ... La situation s’obscurcit de plus en plus. Dans les journaux, il y aura bientôt plus de blancs octroyés par la censure que de lignes imprimées ; à la Télévision, les émissions sont vagues, courtes, peu explicites... Les bobards fleurissent : on raconte que des jeunes Hollandais viennent d’arriver dans la région avec le seul objectif de voir la Révolution à Paris, annoncée chez eux ! Le calme qui règne ici est paradoxal. On imagine mal que la confusion règne, en ce moment, autre part.Chacun continue son travail, et surtout chacun a seulement l’envie de continuer proprement, honnêtement sa vie sans autre problème... De là à me demander - comme vient de le faire notre cher voisin et Maire si ce sont les Fellaghas qui ont débarqué en Corse, il y a une nuance, marque de l’incompréhension de la plupart des gens éloignés de la scène où

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le drame se joue ... ».moi, d’Oslo, 29 mai :« ... Incompréhensible, la bêtise de la S.F.I.O., des Radicaux, de l’U.D.S.R., de fraterniser avec les communistes, après avoir déclaré il y a cinq jours « jamais avec le P.C. ! » et qui ne semblent plus savoir que toute alliance avec le P.C. représente leur fin prochaine et inévitable. Je suis perplexe devant cette innocence ou cette bêtise ( je ne peux l’appeler autrement ! )... ».Edmée, 31 mai :« ... Je suis allée hier, à deux heures à la Sorbonne, à la réunion des enseignants et des étudiants, magnifique de calme et de dignité, comme avait été, paraît-il, la manifestation du mercredi à la Nation. Au lycée Buffon où on nous a demandé d’aller après, j’ai retrouvé d’anciens camarades de la Chorale : Andrée et Petrouchka... A Montparnasse, les fameux automobilistes qui klaxonnent « Al-gé-rie - fran - çai - se » font beaucoup de tapage en allant vers les Champs - Elysées. Il y a paraît-il, d’assez violentes rencontres et j’ai demandé à Miroka de ne pas aller dans Paris, en ce moment.J’aurais encore beaucoup de choses à te dire, mais écrire est autre chose. Ton opinion sur de Gaulle est peut-être exacte mais ceux qui sont derrière et avec lui, en sont déjà - ici - à crier « Mort aux Juifs » et je me demande s’il parviendra à se débarrasser de tous ses supporters de moins bonne foi que lui. Et je crains fort aussi que les « Grands amis musulmans, pour le moment nos frères » soient, dans quelque temps, rejetés à la place qu’ils occupaient récemment encore... »Edmée, 1er juin :« ... La composition du Cabinet déçoit Alger, s’il est rassurant quant à l’avenir immédiat et je crains fort que les difficultés viennent de là. J’écoute en ce moment, Alger, un reportage sur une réception donnée par Madame la Générale Sallan aux femmes françaises et musulmanes. Combien on parle de mélange de races, de fraternité. Quel amour subit pour ces frères, hier ennemis, et demain, fort probablement ennemis aussi. C’est écœurant. Que cache tout cela et qui va encore payer ? ... ».moi, d’Oslo, 3 juin« ... Je viens d’écouter Paris à la radio. De Gaulle est officiellement chargé de former le gouvernement. Je ne sais pas ce qu’il va faire, comment il va le faire, mais je suis certain de deux choses : il n’y a, pour le moment, plus aucune autre possibilité avant le chaos ; il est ce qu’il est, mais je le tiens pour absolument honnête...En ce qui concerne certaines exagérations de quelques supporters maladroits de de Gaulle, je vais te dire quelque chose qui va certainement t’étonner : je préfère ces quelques insignifiants « Mort aux Juifs », au règne des camarades fascistes, réellement fascistes, camouflés sous l’étiquette hypocrite du communisme, voulant sauver l’humanité par la barbarie, la terreur, l’extermination, le mensonge, l’injustice et l’iniquité. C’est ce que je pense aujourd’hui. Je suis navré d’en être arrivé là, mais mon jugement est réfléchi et non léger...».Et jusqu’au référendum du 28 septembre pour un projet de Constitution, toute la France s’agite : résultat 85 % de oui et 14 % de non. La Vème République va naître après les élections des 23 et 30 novembre 1958, Charles de Gaulle prendra la place de René Coty, à la tête de la France et de la Communauté.Le problème algérien n’en sera pas pour autant résolu.

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« SUITE » ET « CONCERTO » POUR BANDE MAGNÉTIQUE 1959

Pas de tournées à l’étranger, pendant l’année 1959, j’ai d’autres projets. Un seul court séjour à Bruxelles au début de janvier pour enregistrer à l’I.N.R. le « Tour du monde en 20 minutes » et assister à un concert de la station, diffusé en direct, où est programmé le « Divertimento de concert n° 4 » par le violoncelliste Désiré Dérissen et l’Orchestre de Chambre de la Radio, dirigé par Fernand Terby.Dès mon retour a Paris, après deux enregistrements de musique ancienne sur France 1, je commence à la R.T.F., une série de 12 nouvelles émissions « Le piano inspiré du folklore », œuvres contemporaines dont la matière mélodique et rythmique est tirée des musiques paysannes de divers peuples.C’est un vaste panorama sonore touchant vingt-deux peuples de quatre continents où apparaissent les œuvres de quinze compositeurs parmi lesquels Bartók, Ginastera, Pétyrek, Pierné, Schmitt, Tansman, Thiriet, Wiener, Sas...Une des principales caractéristiques de cette série d’émissions est l’universalité du sujet, comme celle de tout vrai folklore. Dans leurs formes, les œuvres, courtes et plaisantes, dont se composent les programmes de ces douze émissions de quinze minutes chaque, s’adressent à la fois aux érudits et aux amateurs. Et je suis heureux de me retrouver au piano.Avec l’aide d’Yvonne Tiénot, j’ai réuni les vingt-quatre morceaux d’auteurs contemporains - matière des émissions - qui seront édités sous nos deux noms, avec un avant-propos en français, en anglais, en allemand, et de brèves notices

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biographiques sur les auteurs. C’est LE PIANO INSPIRÉ DU FOLKLORE 169, pour lequel Edmée dessine la couverture, et dans lequel figure mon harmonisation d’une « danse gourienne ».Je ne peux retourner à Bruxelles, où est enregistrée, en mars, à l’I.N.R., la « Suite de danses » pour flûte et cordes, avec Henri Magnée et l’Orchestre de Chambre sous la direction de Georges Béthune et je n’aurai jamais l’occasion d’entendre cette interprétation.Igor Markevitch qui a entendu parler de l’ « Improvisation » aimerait 1’écouter.Igor Markevitch, élève de Cortot, fut poussé à la composition par Nadia Boulanger et apprit la direction d’orchestre auprès de Hermann Scherchen. A trente ans, il décida de renoncer définitivement à la composition. Ses « Mémoires » donneront différentes raisons à ce parti pris, raisons avec lesquelles je ne serai pas d’accord... Mais c’est le chef d’orchestre que je rencontre aujourd’hui.Partition en main, il écoute l’œuvre - qui dure environ trente minutes, puis refeuillette silencieusement la musique :- « Eh bien - dit-il enfin - je n’ai rien compris ! »En plaisantant, je lui demande- « Qu’est-ce que cela veut dire comprendre ? Maintenant c’est à moi de vous dire que je ne comprends pas ! ».Alors se développe un dialogue de sourds, dans lequel mon ton volontairement amusé, irrite visiblement Markevitch. Nous nous séparons cordialement.Nous ne nous reverrons que par hasard, dans un avion qui nous ramènera, lui et moi, de Scandinavie.Pas question de musique entre nous, mais de... littérature. Nous parlons du « Dernier des Justes » et il se plonge dans l’ « Exodus » après m’avoir conseillé de le lire, moi aussi !Puisque j’ai refusé, cette année, toute offre, à l’étranger, pour réaliser le double projet qui me tient à cœur, je vais consacrer la plus grande partie de mon temps - du printemps, à la fin de l’année - à la composition puis à l’élaboration de deux œuvres électromagnétiques, car j’ai enfin les moyens techniques de mettre en application mes recherches théoriques de l’an passé.Les deux œuvres une fois composées, demandent de longues séances de travail : enregistrements d’éléments de base, mixages, enregistrements définitifs, et c’est avec élan, passion et ferveur que je me livre à l’élaboration d’une SUITE POUR BANDE MAGNÉTIQUE 170, dans les Studios de Radio-Luxembourg, et d’un CONCERTO POUR BANDE MAGNÉTIQUE 171 avec un poème de Jaime Torrès Bodet qui sera dit par Germaine Montero, que le Club d’Essai de la R.T.F. m’a commandé.Les deux œuvres feront l’objet de DEUX CHORÉGRAPHIES de Karin Waehner : « Images » ch6(170)  (1965) ; « Sang et songe » ch7(171) (1976).Je travaille simultanément sur les deux œuvres.Pour la réalisation de la première, Jean-Luc, un vieil ami d’avant-guerre qui m’a toujours épaulé avec efficacité, me donne comme assistant, le meilleur technicien de la station, Henri Agogué, capable et dévoué. Sa connaissance de la technique le rend encore plus curieux de la nouveauté de l’œuvre qui lui permet d’élargir des moyens jamais utilisés encore à Radio-Luxembourg.Travail acharné, quasiment quotidien. Des éléments sonores sont enregistrés avec quelques solistes : Jacques Dumont, Konstantin Simonovitch... ; des fragments au piano joués par moi, des passages de diverses œuvres : « Cantate de la Terre », « Suite de danses », des sons percutés sont aussi utilisés, le tout donnant lieu à des mixages et des superpositions savamment élaborés, dans des séances de studio de la station. Je travaille aussi parfois, le soir, avec l’aide d’Edmée, dans un bâtiment de Radio-Luxembourg, Place de Valois.La séance de présentation a lieu en présence des seuls intéressés : Jean Luc, Dagostino, de Bellevue, Brizou, le Directeur artistique de la rue Bayard, Agogué et Edmée qui note alors :Intérêt manifesté avec toute la prudence caractérisant une maison de commerce, mais intérêt très grand quand même se concrétisant par questions précises et intéressantes : question de droits d’auteur ; question de facteur « hasard » dans les effets, posée par Dagostino, question de la nécessité d’achat de matériel utile pour la station ( matériel allemand ) avec insistance de de Bellevue et d’Agogué. Réticence discrètement énoncée de de Bellevue devant l’insolite d’une telle musique. Le directeur technique demande le total d’heures de montage - pour calcul du prix de revient - Jean-Luc, réservé, ne cache pourtant pas très bien son intérêt. Agogué affirme les grandes possibilités ... publicitaires de telles expériences. Brizou est enthousiaste.En résumé, tous sont fortement intéressés à des points de vue divers. Il en sortira peut-être quelque chose !En 1960, l’Abbé Bolle-Reddat, chapelain de Notre-Dame du Haut à Ronchamp, à qui je confie cinq parties de la « Suite », songeant que l’œuvre musicale correspondait à l’œuvre architecturale de la chapelle, m’écrira :« ... les essais en chambre étaient intéressants, mais c’est seulement dans la chapelle que votre composition a pris toute sa valeur. La chapelle aussi a révélé la richesse de son registre. J’ai même craint un phénomène de résonance tant l’édifice se gonflait par moment et cela avec les simples haut-parleurs du magnétophone. Un auditeur passionné et prodigieusement intéressé vous écrira. Quelques loisirs d’hiver me permettront d’autres essais et d’autres

1 69 1959. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture d’Edmée Arma.1 70 M.S. inédit.Ch6(170) 1965. France. Grenoble. Création de « Images », chorégraphie de Karin Waehner.1 71 M.S. inédit.Ch7(171) 1976. France. Centre Culturel des Gémeaux. Sceaux. Création de « Sang et songe ». Chorégraphie de Karin Waehner.

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confrontations... »La radiodiffusion sarroise diffusera l’œuvre en mars 1960 et la chorégraphe Karin Waehner en fera, avec ses « Ballets contemporains », le BALLET « IMAGES » pour lequel Philippe Girod dessinera les costumes, et qui sera donné au Théâtre Municipal de Grenoble en février 1965.Karin Waehner est une chorégraphe dont Dinah Maggie, la critique de danse de « Combat », retracera la carrière dans un article de son journal, en février 1974« Nous sommes un certain nombre à avoir suivi depuis quelque vingt ans, et plus, le cheminement de la carrière de Karin Waehner. Ce fut d’abord la plus jeune danseuse, tantôt oiseau des larges espaces, bondissante, voltigeante, dont les spectaculaires manèges de « grands jetés en tournant » pouvaient rivaliser avec ceux de plus d’un danseur classique réputé ; puis le dynamique et sensible professeur, le premier véritable maître de technique moderne de la danse en France, de cette technique corporelle totale fondamentalement acquise aux écoles Wigman en Allemagne, et Graham aux U.S.A. et qui, depuis 1960, attire des foules aux cours de Karin Waehner à la Scola Cantorum de Paris ; enfin la chorégraphe dont on a pu constater publiquement, dès 1959, avec son « groupe de danse moderne » devenu plus tard les « Ballets contemporains de Karin Waehner », le sens et la science des variations spatiales, rythmiques et dynamiques du mouvement, l’imagination et la sensibilité ».C’est dans les studios de la R.T.F., que je travaille pendant la même période, à la seconde œuvre, commandée, par le « Club d’Essai » : « Concerto pour bande magnétique ».L’œuvre terminée, j’invite tout naturellement le « commanditaire », Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » à l’entendre. Il écoute avec beaucoup d’attention, assez dérouté et embarrassé, mais poli, il me remercie pour ce « travail monumental » !En 1960, l’œuvre va être diffusée. Claude Chamfray fait pour le « Guide du Concert » du 16-12-60, une interview :Elle fait précéder notre dialogue de ces lignes :Il y a quelques semaines, une œuvre nouvelle de Paul Arma - commandée par la R.T.F. - passait sur les ondes. Cette œuvre s’intitule : « Concerto pour bande magnétique ». Le titre est insolite ; la musique de Paul Arma ne l’est pas moins. Une complexité diabolique de rythmes superposés et d’une diversité inouïe ; des sons d’instruments traditionnels qui émergent d’un entrelacs d’autres sons impossibles à identifier ; au lieu des silences habituels séparant les parties d’un Concerto : un texte dit par une récitante et utilisé selon des procédés que seul permet l’enregistrement sur bande...Tels sont les points qui me frappèrent lors de l’audition du « Concerto pour bande magnétique » à la radio. Paul Arma, on le savait déjà, est un chercheur. Il réfléchit, il cherche, et il trouve. Qu’a-t-il exactement voulu en réalisant cette composition ? J’allais le lui demander.Je reprends d’abord quelques explications, maintes fois exposées déjà par moi, sur la musique électromagnétique.Puis, à propos du nouveau « Concerto » le dialogue a lieu :- « Ceci explique et justifie la sensation de complexité dans l’instabilité qui se dégage notamment du premier mouvement de votre « Concerto » ? »- « Oui : je n’ai pas voulu de rythme central. »- « Quant aux instruments utilisés, quels sont-ils ? J’ai reconnu le violon, le violoncelle, le xylophone. Mais les autres ?... »- « Je n’ai eu recours qu’à un seul instrument de chaque groupe choisi dans les familles des cordes, bois, percussions et claviers. Mon « Concerto » a été fait pour un violon, un violoncelle, un alto, une flûte, un hautbois, une clarinette, un piano et un xylophone. »- « N’avez-vous pas sciemment déformé certains sons ? »- « Le hautbois, par exemple, est employé dans un registre qui n’est pas le sien ; mais je ne me suis livré à aucun travail de trituration. L’impression de déformation provient des récurrences. »- « Ne croyez-vous pas que les excellents instrumentistes qui constituent nos orchestres n’auraient pas été capables de jouer en direct ce que vous avez réalisé sur bande magnétique ? »- « J’ai fait une expérience avec l’emploi d’un métronome silencieux dont les battements sont marqués non par un bruit, mais par une petite lumière, en plaçant devant chaque exécutant l’instrument réglé selon le mouvement dans lequel chacun devait jouer sa partie. Le résultat fut tel que je l’avais prévu : les musiciens ne pouvaient jouer ce qui était indiqué. Pensez que mon Concerto se déroule dans dix-neuf mouvements métronomiques différents ! »- « Les superpositions de rythmes, les changements de « tempo » ne manquent pourtant pas dans les œuvres actuelles ? »- « D’accord. Mais mon but est la libération de la musique hors de son uniformité. Dans sa « Turangalila-Symphonie », Olivier Messiaen a superposé un certain nombre de rythmes différents ; pourtant ces rythmes sont intégrés dans un mouvement général, alors que dans les musiques des Arabes ou des Noirs, des fragments se répètent indéfiniment et au-dessus d’eux passe une mélopée très « rubato ». Au moyen d’enregistrements, j’ai pu constater qu’il existe alors une structure intérieure établie par besoin. Or, tout ce qui est créé par besoin est valable. »- « Vous avez voulu faire une création insolite et vous y êtes parvenu. D’ailleurs le Concerto ne porte-t-il pas en exergue ces lignes de Charles Péguy : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme perverse : c’est d’avoir une âme habituée » Mais pour quelle raison avez-vous introduit un texte littéraire dans cette composition ? Le poème de Jaime Torres-Bodet fut-il à l’origine de votre Concerto ? »- « Nullement. Il est là pour relier les mouvements. Je l’ai traité par moments polyphoniquement, à deux ou trois voix, avec superpositions, récurrences, échos, en utilisant une seule voix celle de Germaine Montero. Si ce n’est dans le

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contenu de l’idée - contre la guerre - il ne faut chercher aucune relation entre le poème de Jaime Torres-Bodet et ma musique. »- « Laquelle ne m’a semblée ni descriptive, ni expressive. Alors, par quelle épithète la définir ? Par celle de sensorielle ? »- « Mon but fut de construire une œuvre qui ne pouvait en aucun cas être créée par des moyens autres que l’électromagnétisme. »- « Pensez-vous qu’une telle composition, dont la place est tout naturellement à la radio, puisse néanmoins « passer » au concert, en présence d’un auditoire qui n’a pas d’instrumentistes à suivre du regard, ce qui procure toujours physiologiquement une sensation de gêne ? »- « Nous le saurons d’après les réactions du public puisque mon « Concerto » sera donné vers la fin de janvier à l’Unesco, sous l’égide du Conseil International de la Musique. Mais ce genre de réalisation n’a pas encore un passé assez long pour permettre de prévoir dans quelle mesure le public pourra l’assimiler. Tout est évolution et soumis à une adaptation. Nous ne savons rien de ce que sera la jouissance de la musique dans l’avenir. Mais il existe déjà un art phonographique et radiophonique. Rien ne dit que cet art ne sera pas, un jour, indépendant. »Le travail sur la musique électromagnétique ne m’empêche pas de poursuivre un autre projet.Depuis fort longtemps, je ne cesse de penser, de dire et d’écrire, que dans la musique, le silence a la même importance que le son. Voici, d’ailleurs, l’un des textes - que j’ai maintes fois répété dans la presse, au cours de mes conférences et devant les micros de nombreuses stations radiophoniques :« Notre époque peut être définie, dans l’art musical, par trois caractéristiques :- La première, c’est l’oubli fâcheux du fait que la musique ne se compose pas seulement de sons, mais aussi de silences, surtout de silences-pulsations, de silences-complexes, de silences-tensions, de silences-attentes - en un mot : de silences-habités, facteur organique de la continuité de son à son, comme le sons eux-mêmes sont facteur organique de la continuité de silence à silence ;- La deuxième, c’est une complexité inquiétante, à mon point de vue totalement superflue ;- Enfin, la troisième, c’est l’aléatoire poussé jusqu’à la négation consciente de la structuration formelle ».La première de ces caractéristiques m’incite donc à approfondir mes recherches et mes travaux pour la réalisation d’une polyphonie déterminée par les silences - la première, selon un certain nombre de compositeurs, de musicologues et d’historiens de la musique.Cette polyphonie est réalisée pour la R.T.F., ou Henri Dutilleux, responsable du Service des Commandes d’œuvres musicales, a demandé à plusieurs compositeurs d’écrire une courte pièce de huit à neuf minutes, pour orchestre à cordes.J’écris donc, en mai, VARIATIONS POUR CORDES 172.La partition divise l’orchestre en deux parties distinctes, ce qui donne, à l’œuvre, par la présence réelle des deux sources sonores, une grande plasticité.L’enregistrement de l’œuvre est confié en 1960 à André Girard, avec l’Orchestre de Chambre de la Radio.Après cet enregistrement, Henri Dutilleux et quelques-uns des compositeurs présents, ont avec moi, un étrange et vif débat. Tous prétendent qu’il s’agit là d’une stricte construction tonale et l’étonnement est grand, quand je prouve sur la partition, que j’utilise, à ma manière, un système dodécaphonique très précis, très rigoureux. Ils finissent par reconnaître l’habileté et la technique parfaite de la composition et je précise, à ce sujet, dans un texte :« Les « Variations pour cordes » représentent dix variations ininterrompues, sans thème préalable, mais dont la matière thématique se compose d’une série de 12 sons, avec sa récurrence et ses deux renversements, en tout, donc, 48 sons. L’application de la série de ces 48 sons s’effectue dans un ordre rigoureux, d’où une discipline structurale précise. Il est à noter que, en dépit de cette technique rigoureuse, l’œuvre ne comporte aucune trace de l’esthétique de l’école dodécaphonique, mais garde mon langage personnel ».Cette même structuration « polyphonie déterminée par des silences », je l’appliquerai, par la suite, dans de nombreuses œuvres, sous différentes formes, avec différentes solutions, et pour des formations instrumentales diverses : duos, trios, quatuors, quintettes, orchestre à cordes et grand orchestre.Quelques mots d’explications au sujet de ce que j’appelle « élaboration du matériau de la structuration sonore ». Il s’agit, bien entendu, de l’utilisation exclusive des 12 sons bien tempérés dans l’octave. L’ordre des 12 sons n’est évidemment pas choisi au hasard : il varie avec le but esthétique et rythmique, avec le choix des instruments pour lesquels l’œuvre est envisagée.L’ordre des 12 sons établi, cette image sera utilisée encore 11 fois, mais chaque fois le pas vers l’aigu, comme celui vers le grave, subira une augmentation d’un demi-ton. Dans chacune des 11 parties, les sons identiques sont éliminés, ceci pour la plus grande coloration de la matière définitive. L’ensemble comprend le sujet et les 11 élargissements, le même matériau continuant à être utilisé.En mai encore, à la demande de Lucien Debray, excellent et actif hautboïste - qui a entendu quelque part les « Six pièces pour voix seule » - je compose le DIVERTIMENTO N° 7 173 pour hautbois, en utilisant la matière de l’œuvre qui a tant plu à Debray. Il est assez surprenant de constater la parenté entre la voix humaine et celle de l’instrument à vent, utilisant les mêmes éléments ! L’œuvre sera créée en première mondiale en 1961, à la Radio, par Lucien Debray.

1 72 1964. Paris. Éditions Françaises de Musique Cerda. Couverture de Jean Arp. 1989. Paris. Éditions Billaudot.1 73 1970. U.S.A. Théodore Presser Cie

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L’ « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » continue à déclencher de l’intérêt, même là où on l’attend le moins. Pierre-Michel Le Conte demande de pouvoir écouter l’enregistrement de Bruxelles et commente avec enthousiasme l’œuvre mais, à mon grand regret, précise :- « Hélas, je n’ai absolument pas de possibilités pour diriger une œuvre pareille, sans cela, je le ferais avec un immense plaisir ! ».A son tour, Georges Auric m’invite, au début de l’automne, à venir lui faire entendre l’ « Improvisation ».Accueil chaleureux et écoute minutieuse de l’œuvre, partition en main. Il s’écrit, l’audition terminée :- « C’est absolument extraordinaire ! J’admire, cher ami, et votre talent et votre courage d’écrire une œuvre pareille ! Et croyez-le, je vous envie beaucoup ... »Brusquement, Auric éprouve le besoin de me conter son histoire : après avoir terminé ses études musicales, il s’est vu offrir, par un mécène, plusieurs mois de séjour, à la campagne, pour composer, sans soucis matériels. Il a accepté, a composé, dans les meilleures conditions possibles, une « Sonate » pour piano, qui jouée, à son retour à Paris, dans un Concert de la Société Nationale, n’a pas récolté, dans la presse, les critiques élogieuses escomptées. Cela a découragé à tel point le compositeur, qu’il a abandonné aussitôt, et pour bien longtemps, la musique dite « sérieuse » pour écrire de la musique légère.« Moulin Rouge » ne lui rapporte ainsi aucune gloire, mais beaucoup d’argent. Il ajoute :- « Voilà où j’en suis et vous comprenez pourquoi je vous admire tant ! ».A ma grande surprise, il me demande, si j’en ai le temps, de lui faire réentendre la totalité de l’œuvre.Auric continuera à manifester beaucoup d’intérêt pour mes œuvress, m’invitera à différentes reprises pour « parler musique » et partager son whisky jusqu’à un événement qui nous séparera. C’est encore Nicolas Schöffer qui m’invite à la projection d’un court-métrage sur ses sculptures mobiles, avec l’espoir d’obtenir une musique d’accompagnement. Il envisage ce projet, puis semble ne plus y tenir.En revanche, il annonce qu’il termine des travaux sur un nouvel appareil de son invention, qui transformera la musique en images projetées sur un écran. Cela m’intéresse, car j’ai déjà travaillé, avec un ingénieur, sur une possibilité semblable, basée sur des filtrages, mais n’ai pu aller au bout de mes investigations. Lorsque son appareil est prêt, Schöffer nous invite, Edmée et moi, à une démonstration.Nous nous installons devant un écran et Schöffer met sur un tourne-disque, du Ravel. Dès le début de la musique, il manipule des commutateurs et des images colorées non figuratives apparaissent sur l’écran et changent selon les intensités et les rythmes musicaux. Je demande à entendre et à « voir » du Bach. Le même genre de taches de couleurs danse sur l’écran.- « Voyez-vous, nous dit Schöffer, bientôt mon appareil sera fabriqué en grande série chez Philips et on le trouvera d’abord en Hollande, puis un peu partout. D’ici un ou deux ans, il remplacera la télévision. Il y en aura un dans chaque foyer et par télécommande, chaque famille s’offrira son spectacle quotidien ». Schöffer est-il si naïf de croire que le spectacle devenu monotone, d’abstractions colorées enchantera à ce point les populations ?Je retrouve Schöffer en novembre, nous faisons partie, avec Sonia Delaunay, Vasarely et le photographe Kitrosser, d’un jury qui juge, dans le cadre d’une remarquable exposition, les œuvres picturales, musicales et photographiques des membres du « Club Image et Son » des employés de chez Philips.Et l’année se termine déjà, où j’ai été si absorbé par la musique électromagnétique que je n’ai vraiment vécu, avec les miens que pendant les vacances de Pâques et d’été. Je les sais tous heureusement actifs et finalement habitués à mes voyages : les vrais et ceux par la pensée. J’ai encore à préparer pour la modulation de fréquence, une émission avec les « Colindes » de Bartók, d’autres œuvres pianistiques, mes « Cinq Esquisses » et pour le Canada, un enregistrement, à la maison même, sur mes appareils, avec Maguy Lovano, son ami Vincent et Konstantin Simonovitch.

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INTERMÈDE : LES CLOÎTRES ROMANS DE CATALOGNE. 1959

Les critiques sortent, cette année, sur mon travail de l’an passé, le recueil de saynètes pour filles et garçons que Maurice Tranchant s’est amusé à illustrer pour moi : « JOUONS,

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DANSONS, CHANTONS » k .« ... Chaque saynète est à la fois, jouée, dansée, chantée, ce qui permet à chaque enfant de trouver son mode d’expression. Une autre originalité de cet ouvrage, c’est d’avoir groupé dans chaque saynète une série de danses et de chants authentiquement folkloriques. Le passé et le présent se donnent ainsi la main pour réaliser un art dramatique modeste mais d’un goût très heureux ».( Présence du livre. Bruxelles. 1959 ) .« ... Le folklore chanté et dansé de nombreuses provinces françaises et des textes sobres qui s’y associent pour donner lieu à une forme de jeu dramatique simple et authentique... ». ( La Croix. Juin 1959 ) .« .... Le mérite de ce petit livre réside dans sa clarté et sa simplicité. L’auteur connaît bien les chansons populaires et use pertinemment de leurs ressources dans de minuscules comédies... Je regrette cependant qu’on aille jusqu’à traduire suffisamment une chanson comme « Pêcheurs de Groix », à la poésie large et triste, pour conseiller une interprétation « franchement comique » On peut rappeler aux enfants qu’il y a des drames de la mer ! ».( J. Bergeaud. Sciences sociales. Éducation. Sept. 1959 ).« ... Un courant nouveau traverse, depuis quelque temps, l’académisme de l’Enseignement, et apporte aux méthodes traditionnelles un rajeunissement salutaire.Mais il est piquant de constater qu’un des éléments de cette « fraîcheur » est justement le folklore, toujours si jeune et actuel en dépit de son âge.Le folklore chanté et dansé de nombreuses provinces de France, et des textes sobres évitant des erreurs souvent commises dans ce genre de littérature, s’associent pour donner lieu à une forme de jeu dramatique, simple et authentique dans « Jouons, dansons, chantons » d’Edmée Arma, que nous offrent les éditions Bloud et Gay.Une présentation particulièrement attrayante et colorée, due à Maurice Tranchant, illustre presque toutes les pages et précise les costumes et les décors.Ce recueil met à la disposition de ceux qui aiment l’art populaire vrai, frais, authentique, six saynètes faciles pour des filles et des garçons d’âge scolaire, et apporte aux éducateurs un élément nouveau dans le répertoire destiné aux écoles et aux groupements d’enfants ».( Éducation enfantine. Avril 1959 ).Tout au long de l’année, les enfants entendent le jargon des studios et suivent les péripéties des séances d’enregistrement, Miroka participant elle-même, avec fierté, à un mixage délicat effectué à la maison.Mais elle est souvent chez Faby dont elle s’est fait une grande amie et aime y retrouver Eric, un jeune Israélien Raphaël, d’autres camarades, restant toujours attachée, pourtant à Claude. La préparation de la seconde partie du Bac ne pose aucun problème.Elle suit aussi un stage de secrétariat médical, pour la préparation d’un mémoire, dans un des services de cancéreux, à Villejuif. Les récits qu’elle nous en fait nous terrifient.Quant à moi, si j’accompagne souvent Paul dans l’un ou l’autre des studios, je vais quand même entendre d’autres musiques - avec quelques incursions dans le domaine de la musique expérimentale !Nous allons écouter nos amis de Pamplona qui chantent à la Sainte-Chapelle et Altagor qui fait une conférence sur la « Métapoésie ».Nous voyons souvent Maguy Lovano avec Vincent, son ami canadien, comédien, car elle a quitté Altagor.Zsuza Egri et Akos un de ses danseurs, arrivent à Paris. Un musicien d’origine hongroise André Kovach nous amène pour dîner sa sœur Christine Arnothy dont le livre « J’ai quinze ans et ne veux pas mourir » a eu beaucoup de succès, et qui vient de se marier avec le journaliste Claude Bellanger.Les semaines de l’Université de Paris nous voient souvent aux séances organisées à la Sorbonne. Robin y apprécie avec nous la représentation d’ « Athalie ».Il s’est vraiment mis au travail dans sa classe de quatrième où les professeurs ne badinent pas.Il a des jeudis qui l’enchantent à dessiner avec Pierre Belvès, aux Arts Décoratifs ; le piano lui plaît toujours autant. Un article de la revue « Le jardin des Arts » sur les cloîtres romans de Catalogne nous séduit tant que nous décidons de découvrir ceux-ci pendant les vacances de Pâques. Robin nous accompagne volontiers. Miroka préfère partir avec la famille Ferry. Pour Paul, c’est une trêve dans le travail.

k 1958. Paris. Editions Bloud et Gay.

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Notre voyage, à trois, dans la 2 CV. où Robin jouit avec délices de tout le siège arrière, est un éblouissement. D’abord nous flânons en France après une nuit passée dans ce que nous nommons « l’Hôtel des Faux-Semblants » quelque part après Vienne où nous nous plaisons à découvrir que tout ce qui paraît bois, marbre, fleurs est faux ! Imitation partout et comble du raffinement, le moutardier est une cuvette de cabinet miniatureNous nous arrêtons à Arles et couchons à Narbonne avant de passer en Catalogne où nous retrouvons les ruines d’Ampurias et la Escalla.La voiture est ouverte et Robin plus souvent debout qu’assis, derrière nous, savoure le vent et détaille le paysage : Palafrugell, San Feliu de Guixols, Tossa et Lloret de Mar, Blanès et Cranollers. Et c’est Barcelone, ses ramblas, son marché aux fleurs, pour Robin c’est la découverte de Gaudi, du Parc Güell, de la Sagrada Familia, mais aussi de la pauvreté de Barcelonetta, du grouillement du Barrio Chino.Un saut vers Sitges par Castelldefels où nous entendons des chanteurs de Sardanes, avant de repasser par Barcelone pour découvrir le Tibidabo et une des églises qui nous avaient attirés en Catalogne : San Cugat del Valles bâtie sur quelques vestiges du IVème siècle. Les chapiteaux du cloître commencés à la fin du XIIème et continués pendant un siècle, sont une extraordinaire illustration de la Genèse et de la vie du Christ. Les détails y sont savoureux : mêlés à un bestiaire plein d’imagination, des personnages de pierre y vivent leur existence quotidienne ou leur aventureuse route. L’humble varlope de Saint-Joseph et la gigantesque clef de Saint-Pierre sont là, bien visibles, à côté de mille détails pittoresques.Les trois églises romanes de Tarrassa dans leur jardin de paradis surprennent dans la cité industrielle.C’est le monastère de Santa Maria de l’Estany qui nous attire ensuite. Modeste église de campagne, plutôt que collégiale, elle offre la plus extraordinaire variété de chapiteaux ciselés dans une belle pierre de couleur chaude. L’une des galerie du cloître du XIIème raconte la vie du Christ et on s’amuse à découvrir facilement - les chapiteaux sont à la portée de l’œil - les personnages et les épisodes les plus connus. Les autres galeries seront ornées plus tard. L’une offre sur des chapiteaux presque cubiques des rinceaux, ou plus réussis des thèmes orientaux classiques, tandis que celles du Sud et de l’Est laissent déborder une fantaisie champêtre et profane des plus joyeuses.Nous terminons notre visite des trésors romans avant le Monastère de Montserrat, par la très ancienne filiale de ce dernier San Benito de Batges.Les ruines qui sont considérables laissent deviner l’importance du monastère. L’archaïsme des colonnes trapues, des chapiteaux cubiques, de l’imagerie rude du cloître nous surprend et nous plaît, il est l’expression d’un peuple d’artisans locaux qui entendait, avec des moyens simples, enrichir un style sévère qui, de Lombardie, avait gagné après le Sud de la France, les deux versants des Pyrénées orientales. Il avait fallu - les Incroyants repoussés - bâtir vite et peu cher. Mais le caractère chaleureux du Catalan entendit orner, à sa manière, la froide pierre.Nous retrouvons Barcelone, sa procession de Pâques, et nous laissons Robin organiser seul sa dernière matinée avant de reprendre la route du retour, par la côte. Le soleil favorise le camping, les pique-niques et même les baignades, que démunis de maillots, nous prenons en slips et maillots de corps sur des plages désertes, prenant bien soin de ne pas être surpris, en pareille tenue, par quelque Gardia Civil.A Figueras, nous remplissons la voiture de paniers et de poteries populaires en terre brune achetées dans un simple magasin. Nous nous amusons bien de retrouver chez l’antiquaire de l’endroit à un prix exorbitant, une écuelle semblable à celles que nous venons d’acheter pour quelques sous, aussi belle, pas plus ancienne, mais empoussiérée savamment !Nous quittons l’Espagne et passons encore trois belles journées à remonter vers Paris par Perpignan, Nîmes, nous enthousiasmant pour les paysages des Cévennes, avant de piquer à l’Ouest vers les Causses, de gagner l’Auvergne pour nous arrêter à Issoire avant de sagement atteindre la Ferme.Seconde trêve pour nous pendant l’été, à la Ferme. Les enfants abandonnent cette année Saint Briac, ma mère est un peu fatiguée pour les recevoir. Miroka a choisi de travailler comme monitrice dans une colonie de vacances de garçons de six à quinze ans à Leysin, en Suisse, avant de faire un séjour d’études en Allemagne avec des cours chaque matin. Robin fait un stage de langue, dans une famille anglaise des environs de Londres avant de venir nous rejoindre à la Ferme.Nous avons encore beaucoup de travail pour parfaire notre installation et nous sommes obligés d’endiguer l’enthousiasme de certains de nos amis. On débarque à tout instant du jour ou du

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soir et nous nous voyons obligés d’abandonner nos tâches plâtrières, menuisières ou notre repos pour accueillir avec le sourire les visiteurs. Alors nous informons tous nos amis, que le portail ne sera ouvert que le dimanche pour les accueillir avec hospitalité, qu’il y aura ce jour là à boire et à manger pour tous... mais que les autres jours, nous travaillons et que le portail restera obstinément fermé !L’avis est pris avec bonne humeur, et l’habitude est acquise facilement de se réunir seulement le jour du Seigneur. Seule, Nelly est invitée au mois d’août. Elle arrive, avec sa 2 CV. qu’elle conduit d’une manière fantaisiste et nous explorons les environs dans la bonne humeur. Elle me confie même le volant, et, sans permis, je me risque sur les petites départementales heureusement désertes. Il fait un temps splendide, la détente est excellente.Robin, de retour d’Angleterre, a l’envie subite de « gagner de l’argent » comme sa sœur l’a fait avec sa colonie de vacances. Il a l’idée de se proposer à la poste comme télégraphiste, mais Paul lui offre une autre solution : il l’embauche comme apprenti en lui payant les travaux qu’il fait de toutes façons pour nous aider. Et l’apprenti travaille sérieusement : le patron est exigeant ! Mais dès que midi sonne, déjeuner prêt ou non, l’aide dépose ses outils et déclare à son père : « toi, tu es le patron, tu travailles autant que tu veux, moi à midi, c’est terminé » ! Lorsque Miroka est là, elle s’y met aussi, mais la méticulosité du « patron » l’agace et elle proteste contre la minceur des pinceaux qu’il nous octroie pour badigeonner de carbonyl les vieux bois de l’auvent. Et, les deux enfants et moi, accompagnons notre tâche monotone et peu facilitée par les trois poils mesquins de notre outil, d’une lente mélopée qui restera dans les annales de la Ferme « La-colle-au-pinceau ! La-colle-au-pinceau » ! D’ailleurs nous n’aimons pas trop travailler sous la haute autorité du patron parfois... hargneux qu’est Paul. Nous n’avons jamais compris pourquoi le personnage courtois et convenable qu’il est d’habitude, se transforme à ce point. Pourtant il aime bricoler, et s’il est vrai qu’il doit faire très attention à ses doigts de pianiste, en maniant marteau ou scie, il n’est pas vraiment nécessaire qu’il se transforme, pour une tâche qu’il ne déteste pas, en grincheux, autoritaire, en râleur impatient. Pourquoi lui faut-il aussi se déguiser, sous le prétexte de mettre des vêtements de travail ? Il arbore, alors, une tenue de clochard, ayant extirpé des chiffons, un vieux pantalon tenu par des ficelles, une chemise en loques, et d’on ne sait où, des godasses crevées, quand il parachève le costume par une sorte de sac-tablier pour protéger ledit pantalon, et un bout de chiffon noué en fanchon pour préserver les cheveux, voilà notre mari et père dont nous admirons d’ordinaire l’allure, transformé en sorcière. Et le caractère prend les couleurs des hardes revêtues... Nous jubilons lorsqu’un visiteur intempestif a la surprise de le trouver dans cet état. Rien n’y fait, et cette année encore, je vois arriver, alors que Paul dans ses plus beaux atours, est juché sur une échelle dans la grange, un trio de jeunes musiciens belges, venus au passage saluer le « Maître ». J’occupe le trio pendant que le « Maître », prévenu discrètement, va retrouver une allure digne de son titre ! Une grande joie nous arrive : deux chattes sont nées à la ferme voisine et on nous les propose. Allégresse des enfants ! Les minuscules bêtes sont adoptées, Moustache et Grischka entrent dans la famille. Il est entendu qu’elles restent encore pour quelque temps à la ferme et que nous les prendrons, à Issy, plus tard. Commence une gentille amitié entre les petites bêtes et nous. Nous les revoyons chaque week-end de l’automne, que nous ne manquons pas de passer à la Ferme. Nous avons « loué » des châtaigniers, dans les environs, et nous récoltons les fruits que tous, nous aimons.A la rentrée, Miroka entre dans une classe préparatoire aux sections de techniciens, à l’École de Chimie, qui doit la conduire dans une section de biologie.Robin redouble la quatrième à Clamart.Mes parents viennent passer quelques jours avec nous. Ils sont seuls dans la journée mais ont des amis et de la famille à revoir. Nous nous retrouvons le soir et les enfants sont bien heureux de revoir leurs grands-parents.La fin de l’année est endeuillée par la mort, après une très brève maladie, de Tanban, notre tante Blanche - qui avait été si hospitalière pendant les années noires -, que nous voyions régulièrement. Elle a été transportée dans le service d’un de mes petits cousins, à l’Hôpital Tenon, où elle s’est éteinte. L’enterrement, à Issy, réunit la famille - sauf mes parents déjà repartis en Bretagne et avec lesquels Tanban était fâchée - et ma Tante Alexandrine, sans doute favorablement impressionnée par le genre de mon métèque d’époux et de sa progéniture, choisit ce moment pour demander que mon mari et mes enfants lui soient présentés ! ! Vingt ans après notre mariage, cela serait cocasse, si ce n’étaient les circonstances ! ! !

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Paul n’y voit aucun inconvénient, ayant depuis longtemps oublié l’existence d’une Tante Alexandrine aux idées « bien-de-chez-nous » !D’ailleurs, n’est-il pas Français maintenant ? ! ? !

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DERNIÈRES TOURNÉES DU CONFÉRENCIER 1960

Nous sommes nombreux à être émus, au début de janvier 1960 par la mort, dans un accident de voiture, d’Albert Camus. On évoquera souvent devant moi les livres de l’écrivain, en Scandinavie, où je pars le 10 janvier pour une longue tournée de conférences que m’a proposée l’ « Alliance Française ». Elles seront les dernières de « l’ambassadeur nomade de la musique » - c’est ce nom que me donne Erna Bang, journaliste à Oslo. Et c’est sur un rythme insensé que je parcours d’abord le Sud de la Suède, à raison d’une ville et d’une conférence par jour, sautant d’un train dans un autocar, empruntant l’avion pour gagner l’île de Gotland. Le programme des vingt journées m’a laissé perplexe, quand on me l’a communiqué, et j’ai découvert avec quelque effarement, un emploi du temps insensé. Mes lettres vont refléter mes sentiments quelque peu désabusés :« ... Je suis si fatigué de tant d’efforts, de ce pays, de ce peuple exaspérant, de cette tournée sans autre but, en fin de compte, que d’encaisser de l’argent, pour ces conférences, sans utilité ; fatigué de toute ma vie actuelle pleine d’ennuis, d’inutilités, et si vide !... »Le voyage se poursuit en Finlande :« ... Pas mal de déceptions avec l’Association « Finlande - France » mais maintenant tant pis. Cela m’est égal. Beaux voyages, bons hôtels... C’est tout. Hier quatre interviews pour les journaux de Helsinski, et une pour la radio. Superbes paysages blancs, grandes forêts de pins, montagnes de neige. Moins froid, - 14° seulement ce matin. Je suis les événements d’Algérie, de loin ! J’apprends par la presse de ce matin que j’avais raison - contre beaucoup de nos amis, - de croire en de Gaulle, le plus grand homme d’état du milieu du XXème siècle, le plus honnête des hommes d’état de notre époque. Il a une fois de plus, réussi, parce que sa politique est la seule juste. Il a barré la route au fascisme renaissant... Tant que de Gaulle est là, tant qu’il a le pouvoir, son poids et avec lui, celui de la France, va grandissant et tout n’est pas perdu. Monsieur « K » le sait mieux que quiconque...».Il y a beaucoup de monotonie dans ces tournées :« ... Ma vie actuelle avec son train - train sans passion continue... J’ai assez entendu, tous les soirs, ces mêmes chants, ces mêmes morceaux de musique du folklore de la France , j’ai assez rabâché ces mêmes phrases, ces mêmes commentaires. Quel métier ! Abstractions faites de la vitesse, du rythme qui n’est naturellement pas identique, je me trouve un peu dans l’état d’esprit de Chaplin dans la monotonie des usines ... ».Quelques éclaircies dans la grisaille : Dîner agréable chez l’Ambassadeur de France à Helsinki et sa femme hongroise, suivi d’une soirée de musique très... arrosée agrémentée, vers une heure du matin d’une descente dans les caves pour choisir du champagne... Journée dans la merveilleuse maison de campagne d’un ethnologue, collectionneur d’objets populaires. Quelques grains d’humour aussi :« ... Quelques minutes avant le début de ma conférence - en français - à Karlstad où je suis revenu après la tournée en Finlande, j’ai remarqué l’arrivée de deux Sœurs Blanches d’un couvent français, et j’ai pensé avec terreur à « Philorette » et aux « Malmariées » un peu lestes. Le Président de l’ Alliance m’a rassuré :« Puisque la grivoiserie est française, puisqu’elle existe, et puisque les Sœurs sont françaises, allez-y sans crainte ». Et le plus cocasse est que les deux sœurs se sont bien amusées et qu’elles sont venues me féliciter et me remercier !... ».Je rapporterai de ces deux incursions en pays nordiques de curieuses impressions. Il y a décalage entre une manie de la propreté : les femmes de chambre guettent dans les couloirs les bruits des chasses d’eau pour intervenir immédiatement et replacer sur le siège des W-C. la bande de papier garantissant la virginité de la chose avant nouvel emploi ; les garçons de café ou de restaurant se précipitent sur le cendrier de la table dès qu’une cigarette y a été écrasée, et la pollution morale d’une certaine adolescence qui s’enivre dès le plus jeune âge ; il est interdit de servir de l’alcool aux mineurs mais des bandes s’organisent, avec au moins un garçon majeur qui loue une chambre d’hôtel, on lui monte ce qu’il demande comme alcools qu’il partage avec dix ou douze gamins et gamines. On les voit déambuler, à moitié ou complètement ivres dans les couloirs des meilleurs hôtels.La ponctualité exaspérante, de mise, en Suède, me vaut un inoubliable rhume gagné, pendant l’attente, sous une tempête de neige, de la minute exacte où il était convenu de sonner à la porte de mon hôte d’un soir.Mon programme me conduit au Danemark où je fais la connaissance, à Copenhague, de Yolanda Rodio. Cantatrice, très douée ayant côtoyé Nadia Boulanger, Boulez, grande amie d’Oboussier, elle est d’un dynamisme extraordinaire. D’origine suisse, elle parle plusieurs langues avec des accents et des contresens savoureux. Forte, avec une sorte de robustesse paysanne sans rien d’élégant, elle séduit par sa voix et la chaleur de son accueil. Nous nous reverrons plus tard à Paris, où je rentre au milieu de février après un arrêt à Hambourg, pour des enregistrements à la Radio.Dès mon retour c’est la première, salle Gaveau, aux Concerts Oubradous par Jean-Pierre Rampal, du « Divertimento de concert n° 1 », dont un critique dit que « bien écrit, il constitue entre deux classiques, un entremets agréable » ! ! !Et commencent des enregistrements en studio, pour la France, pour la province, pour l’étranger.Les « Variations pour cordes », commandées par la R.T.F. pour la Stéréophonie sont enregistrées sous la direction d’André Girard au début de mars, pour une première présentation publique au Palais d’Orsay, au cours du Festival International de la Stéréophonie le 22 mars. Elles seront ultérieurement diffusées sur France III.La « Suite pour bande magnétique » est déjà montée. Elle passe à la fin de mars, en première mondiale, puis en avril en seconde audition à Radio Sarrebruck, avant sa diffusion en juillet par la Radio danoise de Copenhague.A la R.T.F. seront enregistrées en juin, pour la Radio bavaroise de Nuremberg, six émissions « Gesange und Rythmen der Volker », et en juillet pour Radio Genève, la série « Visages sonores insolites ».Un court voyage, en mars, dans la Sarre et en Alsace, permet l’enregistrement à Sarrelouis de douze émissions « Le

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piano inspiré par le folklore » et à Strasbourg d’une émission consacrée au piano avec « Le tour du monde en 20 minutes », la « Première Sonatine » et la « Sonata da ballo ».Avec Jean-Pierre Rampal, c’est la « Suite de Danses » avec en avril, l’Orchestre de Chambre de la R.T.F., dirigée par André Girard, et en juin l’Orchestre Philharmonique de la R.T.F. dirigé par Daniel Chabrun.Un saut à Sarrebruck avec Jean-Pierre pour enregistrer la « Suite paysanne hongroise », avec l’Orchestre de la Sarre dirigé par Karl Ristenpart, le 5 mai, et retour en hâte pour le 6 mai, à Paris, enregistrer « Douze danses roumaines de Transylvanie » (de la Suite paysanne hongroise).Cette activité de musicien me convient mieux que celle de conférencier, surtout quand elle est partagée avec des compagnons comme Rampal et Girard avec lesquels je m’entends fort bien.Je fais aussi, dans la Sarre, plus ample connaissance avec le chef d’orchestre Karl Ristenpart, le musicien Yves Rudelle, sa femme Ariane et leurs enfants. J’ai le temps de revoir nos amis Langenbeck et la famille d’Else.Ristenpart vient d’ailleurs donner un concert à Paris avec l’Orchestre de la Sarre à la fin de mars. Nous y allons et nous organisons, à la maison, plusieurs soirées avec Yves et Ariane Rudelle et des amis autrichiens.Karl Ristenpart est né en 1900 à Santiago du Chili où ses parents allemands résidaient. La famille rentra en Europe au début de la guerre de 1914. C’est auprès d’un maître qui fut professeur au Conservatoire Stern de Berlin avant d’en être Directeur, Alexandre von Fielitz, que Ristenpart poursuivit jusqu’en 1929 ses études d’orchestration et de direction d’orchestre. Il vécut ensuite à Vienne avant de diriger à Berlin, son premier Orchestre à cordes de 1932 à 1939. Il reprit ses activités musicales à Berlin en 1945 où il prit la tête de l’Orchestre de Chambre de l’émetteur Rias-Berlin, puis celle de l’Ensemble vocal et enfin celle du Grand Orchestre Symphonique.Ses enregistrements de 1950 pour le 200ème anniversaire de la mort de J.S. Bach : « la Passion selon Saint-Jean », le « Magnificat », des « Cantates » eurent un grand retentissement, d’autant plus qu’y excellait un jeune chanteur extraordinaire : Fisher Dieskau.Ristenpart a un but qui accompagne son activité de musicien : le rapprochement franco-allemand et c’est ce qui le pousse à fonder en 1953 l’Orchestre de la Sarre qui, cette année, s’intègre à la Radio sarroise.Sans cesser d’enregistrer, il court l’Europe où il donne partout des concerts, avec souvent Jean-Pierre Rampal et Pierlot. Je le sais préoccupé surtout de musique ancienne, et très rares sont les compositeurs contemporains qu’il joue. Je suis d’autant plus heureux d’être parmi ceux-là, et j’entendrai avec plaisir ce qu’il dira, en 1965, au moment de la 100ème émission de ma série « Chants et Rythmes des peuples » :« Je saisis, avec joie, cette occasion pour insister, non seulement sur l’importance que personnellement j’attache à son œuvre créatrice, mais encore sur la place prépondérante que Paul Arma occupe dans notre temps.J’ai eu, pour la première fois, il y a environ dix ans, une partition de Paul Arma entre les mains. Immédiatement, cela a été pour moi la révélation d’un esprit universel. J’ai compris qu’il s’agissait, soit d’un très proche disciple de Béla Bartók, soit d’une nature qui, grâce à une parenté d’âme, puisait aux mêmes sources.C’est à l’incomparable flûtiste Jean-Pierre Rampal, que je dois le bonheur d’avoir découvert l’univers de Paul Arma , son œuvre, l’artiste lui - même et l’homme. Le premier fait artistique devait s’ensuivre bientôt : l’enregistrement , à la Radio Sarroise, de la « Suite de danses » pour flûte et orchestre à cordes et, peu de temps après, celui du « Divertissent de concert n° 1 » pour les mêmes instruments.Au cours des années suivantes, il y eut de nombreuses autres réalisations. Ce qui confère un caractère de pérennité à l’œuvre créatrice de Paul Arma, c’est avant tout la rigueur de sa structure fondamentale, même lorsque apparemment, il est donné libre cours à la fantaisie. Tout est pensé, élaboré avec clarté. Rien n’est jamais laissé au hasard, comme nous le constatons chez bon nombre de nos compositeurs contemporains, dont l’œuvre, en dépit d’un engouement temporaire est éphémère.Certaines œuvres d’ Arma témoignent de ses recherches intensives dans le domaine du folklore de nombreux pays, ce qui lui a valu, à juste titre, d’être appelé le « Bartók français ». Mais, si ces œuvres - là sont en partie basées sur les chants et les danses du folklore, il n’en est pas moins vrai, qu’elles ont jailli de l’esprit même de leur créateur ».C’est au début de 1960 que je reprends un projet élaboré dix ans plus tôt, et proposé alors, sans succès à la Radio. Un rapport aux services d’André Malraux a encore été présenté en 1959 ... toujours sans succès, avec ce préambule :« Une des plus grandes richesses de la France et de la Communauté est, indiscutablement - grâce à la diversité ethnique exceptionnelle de leurs populations - leur folklore musical avec ses danses, ses musiques et ses chants populaires. Il est aisé d’affirmer qu’elles sont, dans ce domaine, les plus riches du monde. Mais, il est également aisé d’affirmer, que ces richesses sont parmi les moins répandues, les moins connues en France même, comme à l’étranger ... ».La proposition est représentée cette année à la Radio et fait l’objet de notes diverses à de multiples services : Ainsi cette :note pour Monsieur Barraud, Directeur du Programme France 3 27-02-1960Objet : Création éventuelle à la R.T.F. d’un département « Archives Folkloriques ».Suit une proposition très concrète pour la création d’une Phonothèque :« Le présent rapport fait suite, d’une part à une étude préliminaire entreprise par la Direction des Services Artistiques ayant pour objet la création éventuelle d’un département d’ « Archives Folkloriques », d’autre part aux contacts préliminaires pris à cet effet par l’ Administration des Services Artistiques avec Monsieur Paul Arma, qui avait pris l’initiative de cette proposition, et enfin à l’avis de principe favorable qui a été récemment donné à ce sujet par le Comité de la Musique et notamment par Messieurs Georges Auric et Jacques Chailley. Vous trouverez ci - après les

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premiers éléments susceptibles de servir de cadre aux moyens d’action et buts pratiques de ce département :- Création d’une Phonothèque spécialisée ( disques et bandes sonores ) etc, etc...Comme dans toute administration, le projet continuera de circuler de service en service. Et cela pendant... deux années et neuf mois et la réponse me parviendra enfin, le 21 novembre 1962 :« ...J’ai l’honneur de vous faire connaître les conclusions auxquelles ont pu se rallier les services de l’Etablissement, intéressés par vos suggestions. Je crois devoir vous dire, très franchement, qu’il n’est pas possible d’envisager au sein de la R.T.F., la création d’un département de folklore dont vous seriez le responsable ... ».Curieusement l’idée n’a pas semblé tellement mauvaise puisque la lettre continue :« Des travaux d’identification des documents folkloriques sont déjà entrepris à la Phonothèque centrale, dans le cadre des activités normales du service phonographique ... ».Il n’est jamais trop tard...Et je continuerai à utiliser pour mes séries d’émissions mes documents personnels !Autour de la question du folklore, une situation cocasse traîne depuis quelque temps à propos de l’œuvre « Cantate de la Terre ». D’abord, et en dehors même du problème du folklore, pendant douze années la Radio n’avait pu envoyer toutes mes œuvres à l’étranger... parce que je n’étais pas citoyen français - dans le même temps où je parcourais l’Europe et l’Algérie, mandaté par les autorités françaises -. Depuis ma naturalisation, en 1958, le service des « Echanges internationaux » peut utiliser ces œuvres. Et la « Cantate de la Terre » - créée au Festival de Bordeaux en 1954 et chantée par l’ « Agrupación de Pamplona » dans des dizaines de pays d’Europe et d’Amérique, est la première à entrer dans le « Service des Echanges ». Elle doit aussi entrer dans la série des « Chefs d’œuvre de la musique française »... Mais silence après ces réjouissantes nouvelles... En décembre 1959, quelqu’un s’avise à la Radio qu’un thème populaire - en l’occurrence une version inédite de la complainte « Quand Jean Renaud de guerre r’vint » - ayant été utilisé, dans la « Cantate », l’œuvre devient - selon ledit quelqu’un - une « harmonisation de chant populaire » (sic). Et il m’est proposé « d’extraire un fragment de dix minutes - (d’une œuvre de 28 minutes d’un seul souffle) - qui passerait alors comme un spécimen d’harmonisation de chanson populaire » ! ! ! D’ailleurs, ajoute-t-on, « dans la série « Chefs d’œuvre de la musique française », on est tenu de ne donner que des œuvres de « grande qualité » »! ! ! ! (sic)Le mois de mai semble tout entier consacré aux vernissages de nos amis et des autres.Robin est ravi d’accompagner Edmée pour connaître les œuvres de Kandinsky et de Germaine Richier ; Dali expose à Galliéra, Herbin chez Denise René. Nous retrouvons à leurs vernissages Estève, Chomo, Weinbaum. Nous allons souvent chez Henri Goetz et Christine Boumester.Et nous faisons la connaissance d’Henri Michaux... qui nous laissera un bien curieux souvenir.Malgré quelques mésaventures avec des poètes et des écrivains, je suis toujours à la recherche de textes qui me permettraient de créer de nouvelles œuvres. C’est ainsi, que je suis attiré par le personnage humain littéraire - et aussi graphique - de Michaux. Je le lis, je le relis et, se confirme en moi, le désir de composer sur un texte du poète.Je téléphone à Michaux qui m’invite.Avec mon habituel enthousiasme et aussi ma candeur, j’entame la conversation et j’attends, comme toujours et partout, un écho. Mais mon hôte est si peu loquace, si réservé, que je devine son ennui de parler. Le lieu même me surprend avec son ambiance sèche, incolore, laidement conventionnelle. Mais je ne suis pas venu juger un lieu de vie, mais créer un contact avec un poète qui m’intrigue et m’attire.En vain : un rendez-vous est malgré tout pris, pour écouter, chez moi, ma musique.Un matin, à l’heure précise convenue, Michaux arrive, et sans cordialité superflue, nous salue. Il s’assoit à côté d’un coffre, où est disposé un bouquet - insolite, je l’avoue - d’orties blanches, qu’il contemple d’un air effrayé. Il s’en éloi-gne d’ailleurs très vite. Nous lui proposons de boire quelque chose : un apéritif, un whisky ?- « Je suis allergique à l’alcool ! »- « Du thé, du café ? »- « Je suis allergique au thé, au café »Je propose une cigarette- « Je suis allergique au tabac » Et quand, désireux d’allumer moi-même une cigarette, je lui demande si la fumée ne le gêne pas :- « Si, je suis allergique à la fumée ».Déconcerté par la monotonie des propos, je me décide à déclencher le magnétophone et la bande se déroule pendant quelques minutes. Brusquement, Michaux se lève, se dirige vers la porte et annonce :- « Je m’en vais ! »J’arrête l’appareil et escorte le partant. Il est déjà sur le palier et sans même dire au revoir, appelle l’ascenseur (au moins il n’est pas allergique à cela !) et nous quitte ainsi...Nous restons là, perplexes ! Que le poète n’aime pas la musique du compositeur, rien à dire à cela ; il n’est pas le seul... mais partir ainsi, c’est assez étrange et inhabituel. Intrigué et curieux d’une quelconque explication, j’appelle Michaux, le lendemain pour lui demander :- « Que s’est-il passé hier ? Ma musique vous a déplu à ce point ? »- « Oui, je suis allergique à ce genre de musique ».Et le dialogue est terminé. Je n’en continuerai pas moins à aimer la poésie de Michaux, mais renoncerai à la mettre en musique.Les rapports avec Germaine Montero dont je fais la connaissance, à la même époque, sont plus bénéfiques !Les 7 mouvements du « Concerto pour bande magnétique » sont prêts. Il reste à mettre en place le poème de Jaime

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Torres Bodet. Pour lui donner la profondeur, la tension et l’éclat qu’il mérite, j’ai décidé de faire dire le poème par Germaine Montero que j’admire depuis longtemps :Je sais aussi que l’artiste est peu commode et qu’elle est connue pour son caractère difficile. Germaine Montero, au pre-mier contact par téléphone, veut tout savoir. De sa voix grave et assez sèche, elle pose des questions : de quoi s’agit-il ? pourquoi je l’ai choisie, elle et pas quelqu’un d’autre ? qui est l’auteur du poème ? quel est le sujet ? Curiosité normale, mais aussi méfiance.Elle décide enfin de me recevoir. Elle habite un pavillon dans un quartier modeste de Montrouge et vit au milieu de meubles très conventionnels. Accueil peu cordial !Mais dès qu’elle a lu le poème, de sa magnifique voix grave, quelque chose change. Moi-même je me sens gagné par l’émotion. Je l’entends, brusquement, me dire :- « C’est beau, c’est très beau. Et c’est vrai. Vous avez bien fait de vous adresser à moi. Quand enregistre-t-on et où ? ». C’est tout. Elle m’accompagne à la porte, me tend la main. Je suis heureux, exceptionnellement heureux ! L’enregistrement est fixé pour la soirée du 3 mai. J’arrive avec Edmée un peu avant l’heure et nous entrons dans la cabine du studio où Germaine Montero nous rejoint bientôt. Les techniciens œuvrent fébrilement, très irrités. Ils termi-nent un enregistrement avec Alain Cuny, et nous assistons par la baie à un véritable spectacle : celui que donne un personnage nerveux, constamment mécontent, qui crie sans raison, qui s’insulte quand il se trompe, qui arrache ses grosses lunettes, les jette à terre... et fait mine de les écraser. Dans la cabine, personne ne dit mot !La séance avec Cuny terminée, les techniciens soulagés font avec Germaine Montero un essai de voix puis enregistrent le poème intégralement. Nous sommes tous émus par les accents, les intonations, les expressions, les nuances, les sonorités bouleversantes de cette voix extraordinairement vraie et simple, en un mot humaine !Avant d’être diffusée en première audition le 6 octobre sur France IV en modulation de fréquence, le « Concerto » sera entendu, au cours de séances organisées chez nous, en été et en automne.Pas mal d’amis viendront, des musiciens, des plasticiens, des peintres, conservateurs ou progressistes. Après l’écoute de l’œuvre assez longue, les réactions des uns et des autres, souvent véhémentes, sont passionnantes. Nous regretterons, plus tard, de n’avoir pas enregistré ces débats, car les partisans dans leur défense et les adversaires dans leur condamnation se manifestent avec la même conviction et la même sincérité. Seuls, le poème et la façon de le dire par Germaine Montero, obtiennent l’unanimité sans restriction.Jean Camp, actuellement responsable à la R.T.F. de la Section Espagne et Amérique Latine, qui a traduit l’œuvre de Torrès Bodet, me demande de réaliser une version espagnole du « Concerto », avec le comédien Ben Krup. Cette version, également très réussie, obtiendra un assez grand nombre de diffusions vers l’Espagne et les pays d’Amérique Centrale et Latine.Le « Concerto » ne laisse pas insensible Karin Waehner qui, avec sa troupe, « Les Ballets Contemporains », créera, en 1972, une CHORÉGRAPHIE surprenante et impressionnante, sous le titre « SANG ET SONGE ». Dans cette chorégraphie, les six parties du poème seront maintenues, entourées des seuls débuts des sept mouvements.Maguy Lovano et Vincent nous présentent un jeune poète, Henri Chopin, rédacteur en chef de la revue de poésie « Cinquième saison » dirigée par Raymond Syte, autour de laquelle gravitent des poètes : Edmond Humeau, Jean l’Anselme Jean Rousselot, Jean-Louis Depierris, des peintres et des sculpteurs : Alex Smadja, Ludka Pink, Michel Seuphor, Luc Peire, Chavignier, que nous estimons vite et d’autres que nous n’aurons pas l’occasion de rencontrer.Nos amis Allard, nous font connaître Jean Marcoz, ingénieur, électronicien, amateur d’avant-garde, dynamique, grand connaisseur en art, lui-même remarquable peintre. Il ne dévoile ses créations qu’à quelques privilégiés. Elles sont la raison même de sa vie.Il nous montre des tableaux non figuratifs extraordinaires, obtenus par l’utilisation d’acides sur des plaques métalliques. Le procédé permet des richesses de couleurs étonnantes et indestructibles. Jean Marcoz expose une seule fois à Paris : c’est l’unique témoignage public de l’art d’un artiste modeste et secret.Nous sympathisons vite et il nous amène un de ses amis et collaborateurs Jean Suchard, colosse étonnant, génie dynamique, dans le domaine de l’électronique et de l’informatique. C’est aussi un fervent de musique : il va aimer et comprendre la mienne. Nous sommes bientôt admis dans l’intimité de sa famille : il a plusieurs enfants que nous apprenons à connaître, simples, directs, intelligents comme l’est aussi sa femme, Antoinette. Jean Suchard prend plaisir à m’aider, à m’équiper en baffles, qu’il fabrique lui-même.

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« SEPT VARIATIONS SPATIOPHONIQUES » POUR BANDE MAGNÉTIQUE. 1960

Pendant l’été, la sérénité de notre maison des champs et la solitude que j’y goûte pendant l’absence des miens ne me font pas oublier le drame algérien. C’est en août qu’est publié le « Manifeste des 121 » signé par Sartre qui prône l’insoumission des soldats français et l’aide au F.L.N. En septembre, va commencer le procès du réseau Jeanson, et quand en novembre - à propos de l’affaire des 121 - Sartre échappera à l’inculpation, sera évoquée une parole de de Gaulle « Laissez faire les intellectuels, on n’arrête pas Voltaire ! ».Une autre guerre a été évoquée en mai, celle pendant laquelle Eichmann qu’on vient de retrouver en Argentine et qu’on va juger en Israël, a sévi.Guerres, luttes, tortures... les quatorze Républiques africaines issues de l’Union française qui vont accéder à l’indépendance à la fin de l’année, vont-elles pour autant connaître la paix ?Depuis le début de l’année, je n’ai composé qu’une œuvre, c’était, en mars, le DIVERTIMENTO DE CONCERT N°6

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174 pour clarinette (si b) ou alto et orchestre à cordes avec xylophone, en réalité version orchestrale du « Divertimento N° 6 », œuvre avec piano, datant de 1956.A la fin de l’été et au début de l’automne, orientant curieusement ma création musicale, je me place brusquement à deux périodes éloignées de près de quatre siècles : je retourne jusqu’à 1600, en même temps que je me livre à une avant-garde quelque peu provocante.Hasard ou besoin fondamental, nécessité d’élargir l’éventail de mon œuvre ?Dans cette « incursion consciente vers l’esprit de 1600 », avec cinq versions nouvelles d’une œuvre qui date de 1949, DIVERTISSEMENT 16OO écrite cette fois pour divers ensembles : QUATUOR A CORDES 175, QUATUOR DE CLARINETTES 176, QUATUOR DE SAXOPHONES 177, DEUX TROMPETTES ET DEUX TROMBONES 178, FLÛTE, HAUTBOIS, CLARINETTE ET BASSON 179, je démens cette pensée d’Henri Matisse : « Nous ne sommes pas maîtres de notre production : elle nous est imposée », car mon intention est nette de vouloir offrir au moins une œuvre spécialement écrite, dans l’esprit même de ces instruments, même si le saxophone, par exemple, n’existait pas encore, à cette époque. De cette époque, pas de littérature musicale pour les autres formations - mises à part, dans la musique britannique surtout, pour ensembles de cuivres. Seules des transcriptions, souvent assez mauvaises, tentaient d’enrichir un répertoire pauvre ou non existant.Maurice Chattelun précise ma pensée :« André Chénier a donné la formule de l’art pseudo - classique :« Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ».Le « Divertissement 1600 » se propose au contraire d’évoquer ce qui aurait pu être écrit pour des saxophones à l’aube du XVII ème siècle si cet instrument avait déjà existé. Un certain sentiment de la poésie de l’histoire a permis à Paul Arma une authentique recréation de musique pré - classique, sur les rythmes de danse dont était composée la musique instrumentale de ce temps.1600 est une date charnière. Le mouvement de la Renaissance n’atteint la musique qu’au début du XVII ème siècle. Le langage du « Divertissement 1600 », situé en - deçà du règne de la mélodie accompagnée, est encore polyphonique, avec quelques survivances de la pluralité modale.On trouve dans le catalogue de Paul Arma un assez grand nombre de « divertimenti ». Mais c’est le terme français qui désigne l’œuvre que nous allons entendre, parce qu’elle présente des particularités rythmiques, des déplacements d’accents, des retards dans la résolution des harmonies alors ignorés en Italie et que pratiquaient seulement les luthistes et clavecinistes français. »Ces œuvres vont jouir assez rapidement d’une réelle popularité, et vont entrer dans le répertoire de divers ensembles.Christian Wegner de Hambourg me demande pour une collection consacrée au folklore « Lieder der Welt », le matériel pour deux petits livres et deux petits DISQUES LIEBESLIEDER AUS EUROPAISCHEN LANDERN 180 25 chants d’amour des pays européens et FRANZOSICHE TRINKLIEDER 181 19 chants à boire de France. Maria Honeit et Hans A. Neunzig assurent les traductions.Lorsque je reprends à l’automne mes enregistrements à la radio, cela me donne l’occasion d’utiliser les studios et les cabines techniques pour réaliser, dans une semi clandestinité, que l’aide, et la complicité des techniciens intéressés, favorisent, mes SEPT VARIATIONS SPATIOPHONIQUES 182 pour bande magnétique. J’élabore, enregistre et termine ainsi des superpositions, des mixages et le montage définitif de l’œuvre qui dure 21’30.Avant de paraître en Hongrie sur disque Hungaroton, l’œuvre sera diffusée dans diverses stations radiophoniques de France, de Suisse et d’Allemagne, précédée d’une analyse.A la fin d’octobre, je pars une nouvelle fois pour la Sarre enregistrer à Sarrelouis une émission commémorative sur Bartók et la deuxième série des « Visages sonores insolites de la France », puis à Stuttgart, ma « Deuxième sonatine » et ma « Sonata da Ballo ». Au retour, j’enregistre une émission à Strasbourg avec « l’Épitaphe pour Béla Bartók », des « Instantanés » et « Trois chansons populaires de Transylvanie » de Bartók.Les dernières semaines de l’année seront encore occupées à Paris par différents enregistrements : un entretien avec Raymond Lyon, la version espagnole du « Concerto, pour bande magnétique » pour les pays d’Amérique latine, les séries des « Visages insolites de la France » pour Strasbourg. J’enregistrerai aussi trois programmes, en soliste avec de

1 74 1961. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture d’Alex Smadja. CD. R.E.M. 311266 XCD France 1995. Atelier Musique Ville d’Avray/Paris. Direction Jean-Louis Petit.

1 75 M.S. inédit.1 76 1989. Paris. Éditions Billaudot. 1976. Paris. Disque Calliope. 3° disque coffret « Aujourd’hui » 184749. Quatuor de clarinettes de Paris.1 77 1989. Paris. Éditions Billaudot. 1977. Lyon. Disque R.E.M. Quatuor de Saxophones Rhône-Alpes.1 78 1989. Paris. Éditions Billaudot.1 79 M.S. inédit.1 80 1961. Allemagne. Hambourg. Christian Wegner Verlag.1 81 1961. Allemagne. Hambourg. Christian Wegner Verlag.1 82 1984. Hongrie. Budapest. Disque Hungaroton S.L.P.X 12615. Istvan Matuz, Zoltan Racz, Adam Fellegi. Textes de présentation : Maurice Chattelun. Paul Arma. Pochette dessinée par Tihamár Gyarmathy.

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la musique ancienne italienne, espagnole, anglaise. Et j’écris FIGURE 183 pour 3 pianos, quelques mesures d’indicatif pour une des séries d’émissions.Un très grave problème me préoccupe. J’avais écrit à Edmée le lendemain de mon dernier départ en voiture pour la Sarre :« La journée d’hier n’était pas de tout repos... D’abord pluie. Ensuite soleil pour peu de temps. Vers onze heures, de plus en plus de brume avec visibilité difficile... Or, cette brume ne concernait que moi, ce n’était que la perte progressive de ma vue. J’ai passé ainsi la journée sur la route, en roulant à trente à l’heure. J’espère pouvoir faire mes trois émissions, j’espère voir encore assez pour jouer , pour lire... ».C’est une hémorragie rétinienne suivie, en décembre, de plusieurs autres dans l’œil gauche. Notre ami, le Professeur André Dubois Poulsen qui traite depuis longtemps déjà une fragilité capillaire décelée par lui, tente d’enrayer le pire : traitement de vitamines à hautes doses, sérum Bogomoletz, tout est mis en œuvre pour éviter... l’inévitable. L’amitié entre André et moi devient plus étroite avec cette épreuve, mais ne suffit pas à enrayer une tache de Fuchs, la redoutable tache de Fuchs.A partir de ce moment, je n’utilise plus cet œil pour lire, pour écrire. L’œil droit va travailler pour deux. Je vis comme avant, je conduis comme avant. Et cela va durer pendant dix-sept années, jusqu’au moment où les hémorragies se produiront dans cet œil aussi. Tout changera.Mais ne changera jamais l’amitié entre le soignant et le soigné. J’admire André qui s’acharne sur chaque cas, même sur celui qui ne demanderait que les soins d’un ophtalmologue honnête et capable, mais qui l’incite, lui, à chercher plus loin, encore plus loin.Mais il y a une plaie secrète dans la vie du chercheur, le manque de temps, de moyens. Je le sais, moi qui aimerais tout consacrer à ma propre science, la musique. Nous en parlons souvent et le musicien n’hésite pas à reprocher au scientifi-que ce qu’il appelle les à-côtés de sa science, les congrès, les obligations sociales, en sachant qu’est touché là, un point douloureux. Je lui cite ce pittoresque proverbe hongrois : « On ne peut monter deux chevaux en même temps avec une paire de fesses » et lui recommande de lire de Sinclair Lewis : le « Docteur Arrowsmith ».Ma franchise envers un être que j’admire et que j’aime touche celui-ci qui saura m’écrire, des années plus tard, ces lignes - à propos de ma nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur, en 1983 :« ... Je suis honoré d’être votre Ami. L’absolue sincérité de votre engagement, sa force de persuasion, votre profonde humanité sont un modèle pour moi et dans bien des circonstances, je pense « qu’en dirait Paul ? ».J’admire l’honnêteté de votre Art et je me suis senti très exalté dans ma communion d’esprit avec vous, le jour où vous nous avez dédié l’une de vos œuvres. La réserve n’est pas de mise aujourd’hui, quoiqu’elle soit de règle chez vous et chez moi.Je profite de cette circonstance pour vous dire ce que j’ai rarement exprimé mais que je l’espère vous avezcompris, puisque nous sommes amis...».Puis à propos d’articles parus en 1984 :« ... Il est curieux de voir exprimés par d’autres les sentiments d’admiration que l’on éprouve soi - même. C’est un plaisir que de les trouver condensés dans des textes qui leur donnent une forme. C’est stimulant, en même temps cela, suscite la comparaison et s’il est vrai que je n’écrirais pas comme cela, il est évident aussi que je ne penserais pas à tout ce qui est dit, et qui me paraît si juste. Pour ma part , je ne pourrais m’empêcher d’y mettre une note prépondérante d’affectueuse amitié et d’y mêler des souvenirs dont l’éloignement dans le temps m’effraye... ».Souvenirs qui datent effectivement du temps de guerre lorsque le chirurgien réputé savait aider les traqués. Aujourd’hui, en 1960, je dois apprendre à vivre avec un handicap qui ne fera que s’accroître.

1 83 M.S. inédit.

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DÉCEPTIONS ET DEUIL. 1960

Les événements d’Algérie, depuis que de Gaulle s’est déclaré favorable à l’autodétermination, ont remué cette année la France entière. Ont réapparu les éternels problèmes d’antisémitisme et d’intolérance.J’avais écrit à Paul qui venait de quitter Paris, en janvier :« ... Lorsque tu m’as téléphoné de l’aéroport, je partais, en retard, pour cet hommage rendu aux six millions de Juifs morts, hommage auquel je voulais absolument m’associer car le problème auquel il était joint est infiniment plus grave que nos dissentiments personnels, et le mardi suivant, à la Mutualité où j’ai assisté, avec Jean Brandon, au meeting de la L.I.C.A., il ne restait plus aucune place pour des questions individuelles, alors que des faits précis et répandus nous étaient révélés. L’émotion était d’autant plus grande, qu’il y avait, encore, bien vivant, le souvenir des meetings aussi fervents... d’avant 1939 et que pourtant... que de telles questions puissent être, à nouveau, l’objet de manifestations est monstrueux.Mais là, est surtout un problème qui m’affecte parce que des amis, toi, les enfants, en sont l’objet et parce que l’homme lui - même est atteint dans sa dignité... ».Tout cela me semble en effet plus grave que ces « dissentiments personnels » que j’évoque dans ma lettre à Paul.Des discussions incessantes nous ont souvent opposés, Paul et moi, avant son départ.Nous sommes l’un et l’autre fatigués et préoccupés, nous chargeant, comme nous l’avons toujours fait très souvent, des problèmes des autres qui s’ajoutent aux nôtres. Paul semble croire que je m’occupe plus des autres que de lui-même et je suis obligée de mettre les choses au point à propos des enfants :« ...Je suis ce que je dois être avec les enfants : un guide capable de tout entendre et de tout conseiller et si je fais un partage en leur faveur peu équitable, penses - tu, c’est qu’ils entrent eux, dans la vie, Miroka devient si semblable à toi, avec les charges des autres qu’elle prend à son actif, et sa sensibilité à vif, en ce moment avec des problèmes raciaux dans son milieu scolaire, que tu dois, mieux que moi encore, la comprendre ... ».Paul reproche aussi à Miroka de fuir délibérément les jeunes qui fréquentent notre foyer. Mais je sais que décidée à éviter ce qu’elle croit être « l’emprise familiale », elle préfère se choisir elle-même ses amis. Attitude naïve mais que j’accepte. Seule parmi tous, Maguy Lovano a grâce à ses yeux, sans doute parce que la jeune fille de vingt ans apprécie l’anticonformisme de la femme de trente.Comme toujours, l’activité fébrile de Paul ne nous a nullement empêchés les enfants et moi, de pimenter notre vie familiale quelque peu agitée, de musique et de peinture. Il y a eu de superbes expositions : Picasso, Kemeny, Gauguin, les Surréalistes, Pagava, Buffet, Van Gogh. Denise René a exposé Kassák.Les enfants sont allés au concert et au théâtre.J’ai retrouvé, à un concert du Duo Lengyel, l’ancien camarade Michel D. , dit Glouglou, qui nous avait fait rencontrer, Paul et moi, en 1939.J’ai tellement de plaisir à travailler avec mes gamins, dans ma classe de Clamart que j’ai envoyé à la revue « L’Éducation Nationale », un article qu’elle a publié, sur mes expériences à l’école. J’en suis heureuse car, depuis des années, je me bats, par supérieurs hiérarchiques interposés, avec une administration qui n’encourage pas les innovations... 1968 est encore loin et le grand mot de « réforme » n’est pas encore à la mode. Mais, depuis quelque temps, j’ai la chance d’avoir enfin un directeur et un inspecteur compréhensifs, ouverts et intéressés par mes efforts pour enrichir le programme conventionnel d’une classe d’école primaire. Une tentative - modeste - d’histoire du travail et des civilisations, d’investigations dans les domaines des arts, populaire, classique et contemporain, musicaux et plastiques a été commencée. Les enfants sont passionnés. Le professeur de musique collabore. Je véhicule en voiture ou le plus souvent en autobus, instruments de musique et disques, poteries et tissus, objets populaires, reproductions de tableaux et de sculptures et même des originaux, des livres d’art, des documents précieux... c’est d’une témérité certaine. Paul tremble pour ses trésors mis entre des mains maladroites. Mais les enfants sont si intéressés par la nouveauté de la chose qu’ils se familiarisent vite avec cette sorte de Musée vivant, à eux confié , et que jamais rien n’est abîmé.L’article a paru sous le titre « La formation du goût à l’école primaire » en mars 1960.Je serai sensible à l’approbation de Pierre Belvès avec qui Robin travaille aux Arts Décoratifs et qui m’écrira dans une de ses lettres de 1961 :

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« ...Que votre article m’a fait plaisir ! et aussi tout heureux d’y trouver une photo prise à nos cours du Musée des Arts Décoratifs. J’assistais cette année au Festival du film de la Jeunesse à Cannes et je devais y présenter un livre d’Art que je viens de faire « Regarde ou les clefs de l’ Art » et c’est à cette occasion que le Président de la Société des Parents d’Elèves m’a ouvert les colonnes de son journal pour dire un peu ce que je pensais à ce sujet... et je m’aperçois que vous l’aviez déjà dit... et si bien... et je vous dis la fidélité affectueuse de mon souvenir ».Coup de tonnerre dans le ciel bleu du plaisir d’exister, de travailler. Miroka a du partir en traitement, à Trois-Epis, en Alsace, soigner une colonne vertébrale en mauvais état : massa-ges, rayons, kinésithérapie lui ont été prescrits pendant un séjour de sept semaines qui a coupé malencontreusement son année scolaire en avril et mai. Nous sommes allés, au début des vacances de Pâques, avec Robin, la voir dans sa retraite, visitant au passage l’église de Ronchamp, Colmar et son musée, Munster, Nancy.Les vacances d’été sont arrivées rapidement. J’ai dû déjà, au début de juin, aller en Bretagne pour quelques jours auprès de ma mère malade. Tandis que Miroka partait en juillet pour l’Autriche faire un stage linguistique, j’ai emmené Robin avec moi, à Saint Briac.Ma pauvre maman, dans son lit est devenue douce, patiente, paisible. Toute autorité a disparu en elle. Il y a eu, pendant mon séjour, de dures nuits où le médecin est venu en urgence faire une piqûre calmante et de longs moments de répit, des soirs où j’ai pu partir marcher une heure sur la lande, la maison endormie. Robin, à qui j’ai laissé toute liberté, a retrouvé ses camarades des étés précédents, il a même eu droit à la clef de la maison - chose inimaginable ici ! - pour rentrer un soir tard, après le cinéma.Puis le garçon a quitté la Bretagne pour rejoindre un camp franco-britannique en Haute-Savoie.A la fin des vacances d’été, nous avons emmené les enfants passer quelques jours à Saint Briac pour faire plaisir à mes parents. Ma mère s’affaiblit de plus en plus mais est si heureuse de nous revoir. Le médecin qui la soigne ne m’a pas caché la vérité, mais j’ai été obligée de repartir, laissant toute la tâche à mon père puisque la malade qu’il ne faut contrarier en aucun cas refuse toute aide étrangère.La rentrée s’est bien passée pour Robin en troisième, toujours à Clamart, et pour moi qui retrouve, heureuse, de nouveaux bonshommes aussi joyeux et drôles que d’habitude. Miroka, elle, est très déçue. Alors qu’il était décidé avec son école qu’elle s’orienterait vers la biologie, on lui propose - en dépit de ce qu’on nous a dit à nous aussi, toute autre chose : la diététique qui ne l’intéresse aucunement. Elle refuse d’entrer dans cette section de diététique et en attendant d’obtenir un poste de laboratoire au C.N.R.S. qui lui est promis par des amis, elle prend un travail de secrétariat aux Champs-Elysées.Je suis d’autant plus en colère à propos de la décision de l’école, que tout cela me paraît fort peu clair, et que j’entrevois - surtout après ce qu’on nous avait dit de l’avenir offert par l’École de Chimie, des combinaisons assez curieuses intervenant dans l’élaboration des examens, combien cet enseignement technique, qu’on prône tant, offre de chemins bien sinueux et ro-cailleux.Il serait plus simple de le reconnaître et de ne pas éloigner les élèves des études classiques ou modernes, en faveur d’un enseignement encore si imparfaitement assis. Et lorsque des enfants ont eu le courage de se lancer dans cette voie, il est mal de les décourager par des obstacles que ni l’intelligence, ni la bonne volonté ne peuvent vaincre.Pendant le séjour de leur père en Allemagne, les enfants étaient restés seuls car j’avais profité du Congé de la Toussaint pour aller à Saint Briac. Ma mère s’affaiblissant et mon père se fatigant de plus en plus, j’ai obtenu quand même de la malade qu’elle accepte une femme de ménage pour s’occuper de tout à la maison, dès mon départ. Une semaine plus tard, un coup de téléphone, que seul Robin entend, en pleine nuit, annonce la mort de « grand-mère ». C’est lui, le « petit », toujours gâté par des grands parents aimants, qui apprend le premier la nouvelle, et nous réveille, trop choqué pour montrer son émotion. Je prends le premier train du matin, et après avoir prévenu la famille, Paul et les enfants me rejoignent en voiture.Il y a dans ce petit coin de Bretagne, fidèle aux traditions, l’obligatoire visite du Recteur - pourtant au courant de l’agnosticisme de mes parents - et l’habituel défilé des voisines, connues ou inconnues - certaines fâchées depuis longtemps avec la morte. Je scandalise certainement tout le monde en ne faisant pas insérer l’annonce de deuil dans le journal local et en n’envoyant pas de faire-part, mais mon père est d’accord avec moi pour refuser ces contraintes sociales, ayant renié depuis longtemps ses origines bretonnes. Le cimetière est tout à côté de la maison, le corbillard est tiré par des chevaux empanachés et il me faut

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expliquer à Paul ce qu’il doit faire avec le cordon du poêle qu’on lui met dans la main avant le départ du cortège. Le temps est à l’image de nos cœurs, triste et sombre. Les enfants ne réalisent pas très bien qu’ils ne reverront plus la grand-mère qui les a tant gâtés, mon père agit comme un somnambule, épuisé après tant de semaines d’angoisse ; moi qui ai découvert à la fin de sa vie seulement, une mère tolérante, adoucie, patiente et qui ai appris par une confession si longtemps retardée, le drame de la mort d’un enfant avant ma naissance, je suis soulagée qu’elle soit partie sans souffrance excessive. Et je ne manque pas de glisser, dans le cercueil, à côté du cœur, la marotte et le chausson du bébé jamais oublié, reliques retrouvées dans l’armoire à linge. Paul, sans tendresse particulière pour celle qui ne l’a pas accepté sans réticences, a de la peine parce que j’en ai. Nous rentrons à Paris avec mon père, incapable de rester seul dans la maison, remettant à plus tard les affaires à régler.Nous terminons l’année en signant nos livres au profit d’un « home familial pour jeunes en détresse » à la Librairie Roux-Devillas, rue Bonaparte, chez des amis de Loyse et Pierre Bouteiller.Après un Noël triste, Grand-père se laisse inviter chez son frère, les enfants chez des amis pour une Saint Sylvestre que nous passons avec Loyse et Pierre, chez le Pasteur Bertrand et sa femme, où je retrouve parmi les nombreux invités,... plusieurs de mes anciens camarades chefs et cheftaines unionistes d’autrefois... vieillis autant que moi !

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LA MUSIQUE ÉLECTROMAGNÉTIQUE À L’UNESCO 1961

Le début de l’année 1961 nous amène le poète touareg dont j’ai fait la connaissance à Tlemcen en 1954, Yahia Boutemène, auteur de plusieurs essais, « Charles de Foucault », « Le mariage chez les Touaregs », « La zaouïa des Ouled Sidi Benamar », qui m’avait introduit dans le milieu turc de Tlemcen. Et j’avais gardé un excellent souvenir de ce fin lettré. A Paris, il fait en ce moment un stage d’administration. Il vient dîner avec sa femme, une plantureuse personne d’origine turque, mère de plusieurs enfants, tous étudiants pharmaciens, médecins. Lorsqu’il s’agit de passer à table, nous la voyons hésiter et poser une question à son mari:- « Ma femme demande s’il y a une salle à manger pour Madame Arma et pour elle. Je pense que non, dans ce cas, elle va s’asseoir avec nous... »Edmée n’ avait pas songé à cela !Tandis que son époux, disert et subtil, soutient une conversation qui nous ravit, elle, timide, réservée, figée presque, n’ouvre pas la bouche. Et lorsque, ayant en vain, essayé de la faire participer à notre conversation, Edmée interroge Yahia Boutemène :- « Votre femme travaille-t-elle avec vous ? Vous aide-t-elle dans vos activités culturelles pour la ville ? »Il a cette réponse étonnante- « Oh ! non. Elle est mon repos ! ».Suzanna Egri et de Bosio, le directeur d’un des théâtres de Turin, viennent plusieurs fois écouter ma musique électromagnétique et décider de l’œuvre dont ils présenteront la chorégraphie pendant les fêtes du Premier Centenaire de l’Unité Italienne en automne. Avec des musiques de Stravinsky, de Prokofiev, du compositeur turinois Sergio Liberovici dont l’œuvre « Chagalliana » est dédiée à Marc Chagall, Susanna reprendra les « Instantanés » qu’elle a déjà fait applaudir dans toute l’Europe, au Théâtre Corignano de Turin et au Théâtre Eliseo de Rome. Claire Goll prépare une exposition « Yvan Goll, Claire Goll et leurs amis » au Château des Rohan, à Strasbourg. J’avais connu Yvan Goll, « Jean sans terre », mais n’avais jamais été l’intime du couple tumultueux autour duquel gravitèrent, de Rilke à Chagall, de Malraux à Jean Painlevé, tant d’écrivains, de poètes et de peintres. Je ne comprends pas très bien ce que Claire veut de moi pour cette exposition. Yvan Goll est mort en 1950, de leucémie, et jamais grande amitié n’eut l’occasion de se développer entre nous.Le narcissisme de Claire m’a toujours effrayé. L’exposition a lieu et Claire, fâchée de mon silence, m’écrit de sa curieuse écriture dessinée qui lui ressemble si peu :« ... Ci joint, le catalogue ( sans Paul Arma ) de l’Exposition... elle a obtenu un grand succès et la Bibliothèque municipale et Universitaire de la Ville de Hambourg fera au début de 1962 une exposition identique. Et probablement plus tard la Bibliothèque Nationale à Paris suivra ... Vous trouverez dans le catalogue, beaucoup de musiciens ... ».En 1967, ayant oublié sa rancune, elle m’enverra le livre que Seghers fait paraître dans sa collection « Poètes d’Aujourd’hui ». « Claire Goll », avec cette dédicace : « Pour Paul Arma, ce survol du passé, avec l’espoir d’une collaboration future ».Nous l’entendons souvent, déchirée à belles dents, par d’anciens amis du couple, les femmes surtout sont féroces. Nous assisterons, au cours d’une émission télévisée, à un lamentable et odieux affrontement, Claire Goll et Clara Malraux se disputant les amours illégitimes et légitimes d’André Malraux, amant et mari ! Elles mourront peu de temps après, l’une et l’autre, l’image abîmée par ces querelles de vieilles femmes, indignes du talent de l’une et de l’autre et de la valeur de ceux qu’elles aimèrent ou dont elles furent aimées.La musique électromagnétique intrigue, et ceux qui l’ont entendue nous amènent des amis qui veulent l’écouter. Cet intérêt n’atteint pas souvent les musiciens alors que plasticiens et écrivains manifestent leur curiosité. Le peintre Louis Joly et Jeanne Modigliani viennent avec Jean Marcoz ; Henri Goetz et Christine Boumeester rencontrent chez nous le sculpteur Louis Chavignier qui nous fait connaître Michel Bataille et André Michelin ; Key Sato devient un familier qu’une écoute, convie parfois avec Manessier ou Vera Pagava. Nous assistons à de nombreux vernissages et je renoue plus serrés les liens privilégiés que j’ai eus autrefois avec les plasticiens.Plusieurs cinéastes s’intéressent à la nouvelle forme de musique : Henri Decoin vient avec son fils Didier et son assistant, déclare combien il a été déçu par les « bruitages » sans musique de Pierre Henry,... mais ne donnera jamais une suite pratique à son enthousiasme d’un moment pour ce que je lui fais entendre. Alain Saury demande à écouter une œuvre électromagnétique, mais je comprendrai plus tard que la « Cantate de la Terre » lui aurait certainement davantage convenu car son film « Ecce homo » sera accompagné par une musique de Sauguet dont l’esprit est très proche de celui de la « Cantate » qu’il aurait pu aimer et choisir. Henri Alekan nous invite, à son tour, à une projection privée de son magnifique Rodin. Alekan qui partage mon goût pour la peinture et la sculpture, et qui, chef opérateur, se sent pleinement responsable de l’image, dans les films qu’il tourne, où il veut se « libérer, le plus possible, du réalisme ».Et tout le monde se retrouve, en avril, à l’Unesco pour l’audition des « Sept Variations spatiophoniques » et du « Concerto » pour bande magnétique.Un débat suit avec Georges Auric, Hector Correa de Azevedo, Jacques Bornoff, Jacques Bourgeois, Maurice Le Roux, Raymond Lyon, Henri Sauguet, Jean Suchard, et Maurice Chattelun. C’est Jacques Bourgeois qui a accepté de présenter ma musique électromagnétique et j’ai cru bon de lui préciser :Permettez-moi, à titre de renseignement, d’insister encore sur trois points essentiels, pour mercredi prochain :1. Contrairement à l’expression si chère à beaucoup, entre autres à Pierre Schaeffer, je ne considère absolument pas ma

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musique électromagnétique, comme « musique expérimentale », mais comme musique, tout court. Elle existe, aucunement pour « tenter » quoi que ce soit, mais pour exister, comme toute production réelle des arts. S’il y a la partie recherche - car elle y est incontestablement - c’est seulement parce que nous avons cette curiosité évidente et ce besoin impérieux de découvrir.

2. Après de nombreuses années d’expérimentations, de recherches et d’études des moyens électromagnétiques, c’est loin d’être un hasard que je me sois décidé, volontairement, pour le chemin que je parcours et que j’explore, aujourd’hui. Je considère, en effet, que nombreux sont les chercheurs de musique concrète et de musique électronique, qui se cantonnent en quelque sorte, exclusivement dans la découverte de sons, de sonorités et d’objets sonores inaccoutumés, insolites, « jamais encore entendus », sans, toutefois, donner l’importance qu’il convient à la partie structurale et compositionnelle de leurs œuvres. Je suis - ou je suis seulement - musicien et je resterai musi-cien - quelle que soit la technique que je fais mienne, quel que soit le moyen technique dont je me sers. Dans de nombreuses tentatives - d’ailleurs fort honorables et nécessaires - des autres tendances, il règne, involontairement, je pense, un certain post-romantisme, une fascination des coloris, des timbres - hélas, au détriment de la construction musicale, facteur absolument essentiel, il me semble, de toute œuvre valable et solide.

3. Les auditeurs, dans la salle, auront reçu des textes amplement explicatifs concernant le « Concerto pour bande magnétique ». Ne voulant pas les accabler de nombreuses pages supplémentaires de texte et de littérature, je voudrais vous prier de leur dire, au début, que mes « Sept variations spatiophoniques » sont construites intégralement avec les seuls douze sons d’un piano-naturel, pas même « préparé » à la John Cage, ni déformé, ni tri-turé. Au lieu de vouloir - comme tant d’autres - cacher la source réelle de mes sons (la matière première de mon architecture sonore) , je tiens, presque avec une évidente fierté, à la vérité d’avoir réussi de bâtir cette œuvre en sept mouvements, avec ses éléments accessibles à tout le monde.

C’est précisément à ce moment que se rompt la belle amitié entre Max Deutsch et moi.Max Deutsch avait écrit, en 1956, un fort bel article sur la première de nos œuvres de musique électromagnétique. Après un grand élan d’enthousiasme pour la construction du « Concerto », en 1958, il avait fait maintes réserves, sur lesquelles il n’était jamais revenu, et je n’étais plus pour lui, « le musicien génial », dont il avait déclaré à un de ses élèves que l’œuvre serait un « événement musical historique » !J’avais replacé ces éloges exagérés à un niveau plus modeste et, après les réticences qui s’étaient exprimées, j’avais toujours pensé que Max reconnaîtrait objectivement l’honnêteté de mes recherches.A la séance de l’Unesco, au cours de laquelle se développe un intéressant débat... pas toujours favorable à l’œuvre nouvelle, le public intervient parfois. On voit tout à coup, Max Deutsch quitter sa place, s’avancer vers la tribune, jetant d’un geste large qui lui est familier, son imperméable sur une épaule. On lui demande s’il veut intervenir et naïvement j’imagine qu’on va entendre parler de « l’événement musical historique ! ». Aucunement, Max a tout oublié de son enthousiasme et grand acteur, fait un geste de dénégation spectaculaire, déclarant « Non, je n’ai rien à dire... » et quitte la salle, fier apparemment de sa mise en scène !Et, sans une explication, depuis ce moment, nous ne revoyons plus l’ami si charmeur.Quelques jours après la séance à l’Unesco, Charles Imbert m’interroge - pour le Journal parlé - sur la musique électromagnétique et la version espagnole du « Concerto » est diffusée, par la Radio vers l’Amérique du Sud.La presse n’est pas très enthousiaste !Suzanne Demarquez écrit le 26 avril dans « Les Lettres Françaises » :« ... Je voulais entendre la musique électromagnétique de Paul Arma, que devait révéler, à l’Unesco « Sept variations spatiophoniques » pour bande magnétique et un « Concerto » pour la même expression ( je ne trouve pas d’autre terme ) ... et j’avoue me trouver bien embarrassée pour vous résumer quelques explications sans tomber dans une technicité indigeste. Il s’agissait, pensais - je, d’une projection dans l’espace des sonorités diverses, ce que l’auteur confirmera plus tard. Une série de sons isolés s’est d’abord égrenée de manière régulière. On les a ensuite réentendus amalgamés de nombreuses façons. Ai - je trouvé cela beau ? Franchement non, mais la beauté ayant été peu après discutée et réduite à néant, admettons que ces sons peuvent offrir une certaine utilité dans certaines occasions scéniques, cinématographiques ou autres. Une table ronde suivit l’audition, où le dompteur fut déchiré à belles dents par les unes, applaudi vigoureusement par les autres. En définitive, on vient en nombre, on écouta, on se montra fort intéressé. N’est - ce pas là l’essentiel . ».La presse internationale non plus ne sera pas toujours favorable à cette nouvelle expression musicale et je le soulignerai quand je présenterai les œuvres électromagnétiques, à diverses occasions :« Je lis cette critique dans un journal : « Amas de choses savantes, sans méthode ; pas de naturel, pas de chant, une forêt dans laquelle on est arrêté à chaque pas par les buissons ennemis, d’où l’on sort épuisé, sans plaisir ; un amoncellement de difficultés, tel qu’on en perd la patience. Si le compositeur voulait se renier lui - même et entrer dans la voie de la nature, il pourrait, avec son amour du travail, produire beaucoup d’excellentes choses ».Cette critique ne m’est pas destinée. Et le journal n’est pas d’aujourd’hui non plus. Il s’agit d’un des numéros de la « Allgemeine Musikalische Zeitung » de l’année 1799 - je dis bien 1799. Le compositeur visé est Ludwig van Beethoven. L’œuvre visée est sa première Sonate en ré - majeur pour violon et piano...Incroyable mais vrai ; absolument, irréfutablement vrai. Et il est non moins vrai que cet exemple - tout le monde le sait, est loin d’être une exception dans l’histoire de l’art musical, dans l’histoire de tous les arts, comme d’ailleurs, dans celle de toutes les sciences.

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Cette vérité historique une fois établie, je me sens très à l’aise pour faire un aveu : à la suite de la présentation publique de quelques - unes de mes œuvres de musique électromagnétique, dans le nouveau Palais de l’Unesco à Paris, la presse internationale m’a honoré d’une littérature en tous points identique à celle dont Beethoven fut l’objet 162 années plus tôt.Il faut donc constater que tout est normal. Il faut donc constater aussi que tout est bien à sa place, que les rapports entre l’artiste créateur, vivant rigoureusement dans son temps, et ceux qui l’entourent : le public, les critiques, en un mot, ses contemporains, restent normaux et inchangés. On arrive même à une conclusion qui, regardée de près, paraît comme une plaisanterie : si on vit sans concessions dans son temps, alors on ne vit pas dans le temps de ceux qui vous entourent ».Les œuvres plus traditionnelles n’en sont pas pour autant délaissées.Les « 31 Instantanés » sont enregistrés par Girard et l’Orchestre Philharmonique à Paris, par Pagliano à Marseille, les « Variations pour cordes » par Siguier et l’Orchestre Symphonique à Lyon, la « Petite Suite » pour cordes par Rudelle à Sarrelouis.Les enregistrements de séries d’émissions se poursuivent aussi « Visages sonores insolites de la France », pour la Belgique et pour la Tunisie, « Musiques russes et d’Europe Centrale » pour France 1.Cette dernière série m’avait été annoncée par un des directeurs de la R.T.F. de cette manière surprenante :« ... Votre série d’émissions sur le Folklore va être prochainement mise au programme. En ce qui concerne la série sur Béla Bartók ... je suis malheureusement obligé de vous faire remarquer que la R.T.F. ressemble à ces restaurants dans lesquels on ne sert qu’un plat à la fois ! ! ! ».Jane Bathori, dans son émission « Mélodies inédites », fait interpréter par Marcel Vigneron, plusieurs des « Chants du Silence » et au cours d’un Concert public, l’Orchestre de Chambre dirigé par Capdevielle donne le « Divertimento de Concert n° 4 » avec la violoncelliste Reine Flachot.Nous apprenons à mieux connaître Reine Flachot et son mari, hautboïste, agréables tous les deux. Nous allons les voir à Versailles. Ils viennent à la Ferme, où nous inventons un concours idiot mais bien utile ! Chacun de nous, assis par terre, dans l’herbe, arrache, en devisant aimablement, autant de liserons qu’il le peut autour de lui ! Ce n’est pas mince affaire tant les tiges rampantes sont envahissantes, et cela nous fait un bon coin de pelouse nettoyée ! Nous n’aurons pas souvent aide si efficace, surtout de mains de musiciens ! Bernard Champigneulle qui a entendu parler de la Ferme, y en-voie un photographe et fait faire un reportage qui paraîtra en 1962 dans « Arts et Décorations ».Les plaisirs champêtres sont épisodiques. A Issy, j’entreprends d’enregistrer en vue de recueil et de disque, des berceuses de nombreux pays. Je fais appel, pour compléter ce que j’ai pu déjà recueillir « sur le terrain », à tous ceux que je rencontre nés sur d’autres terres et ayant gardé en mémoire les premiers chants qui les bercèrent. Les bonnes volontés sont nombreuses et la récolte est riche qui se verra concrétiser plus tard. En avril, je reçois à la Sacem le « Prix Unesco ».Et il y a le projet « Solaire » mis en route par Henri Chopin que nous avait fait connaître Maguy Lovano.Henri Chopin a voulu intégrer à l’équipe de poètes de la revue « Cinquième Saison », des peintres, des sculpteurs et des musiciens, et il a le grand désir, depuis notre première rencontre, de créer avec moi une œuvre commune. Le « Concerto pour bande magnétique » le tente, et il veut adjoindre une œuvre du sculpteur Chavignier. Le tout prenant le nom de « Sol-air » puis de « Solaire ». Il choisit deux jeunes comédiennes de ses amies, Vera Feyder et Marguerite Schlegel pour dire une partie de son texte : « l’air » et « la voix humaine » ; il sera, lui, la troisième voix : « le souffle ».Il y a alors, à la maison, de longues et multiples séances de travail auxquelles participent aussi Maguy Lovano, Vincent et l’amie de Vera : le peintre Simone Lacour. L’appartement est transformé en salle de répétitions. On y vient, à toute heure du jour, du soir. Edmée joue, comme toujours, la bonne hôtesse, improvise, en rentrant de son travail, des repas pour tous les participants qui reprennent le travail jusque tard dans la nuit. Cela ne lui déplaît pas, elle est bonne spec-tatrice mais cela ne la repose pas non plus Son père a fui l’agitation en allant chez sa sœur Georgette à Esbly. Robin est intéressé mais a ses propres occupations. Miroka et Claude viennent parfois suivre le spectacle.Henri Chopin a de l’ambition, c’est louable, mais il a aussi, ce qui l’est moins, un orgueil démesuré. Cet orgueil l’a jusqu’à présent amené à être déçu, dit-il, par « les poètes, par bien des peintres, presque tous sans richesse, sans forces... »Et le voilà qui fonde sur moi de grands espoirs. Le travail terminé, il donne à l’œuvre le titre : « Solaire , un poème pour trois voix d’Henri Chopin, né d’une rencontre avec une sculpture de Chavignier, l’organisation musicale est due à Paul Arma. »Curieuse : l’expression « organisation » pour l’œuvre du musicien ! Plus curieuse encore la présentation de « Solaire » prévue au Festival de Poésie de Knokke le Zoute, alors que je ne reçois ni nouvelle, ni invitation concernant en réalité la première audition de l’œuvre.J’écris aussitôt à Chopin le 21 août :« ... Je trouve cette attitude pour le moins discourtoise. Aussi - et vous comprendrez, j’en suis certain - j’ai décidé, avec regret à cause de vous, sans attendre plus longtemps, de refuser la création de l’œuvre, quelles que soient les circonstances, à KNOKKE , et de ne pas y aller. Cette décision bien entendu, ne concerne que ma personne et ma réalisation de « Solaire », rien ne s’oppose à ce que vous y fassiez entendre sous quelque forme que ce soit le poème même, dans votre interprétation ou dans une autre dans le cadre de la Biennale... votre poème garde son indépendance , en dehors de mon œuvre, comme tout poème pouvant être mis en musique par divers compositeurs, comme toute œuvre littéraire pouvant être mise en scène par divers réalisateurs ...».Chopin ne l’entend pas ainsi. Des lettres de plus en plus exaltées arrivent où il parle le plus sérieusement du monde de

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« l’éblouissant verbe », de « l’écriture unique en poésie » qui sont les siens et « qui devraient à Knokke être confrontés avec ceux de Joyce et de Rabindranath Tagore, deux des plus grands poètes de tous les temps ». Il veut à tout prix la copie de « Solaire », son seul souci, avoue-t-il, car personne ne peut s’emparer de son poème, « à cause de son amplitude poétique, le mot et le verbe sachant se prolonger pour obtenir des harmoniques en tous sens, ce qui heureusement a été ressenti par vous ». Il est bien bon ! ! ! d’autant plus qu’il précise que Solaire est un chef-d’œuvre en tant que poétique phonétique et que pour la première fois, une composition musicale n’a pas trahi le langage ! De l’exaltation, il passe à la menace, dans des lignes de plus en plus insensées, témoignant d’une mégalomanie rare... Il annonce son intention de publier des articles me traitant « d’escroc de l’art, de voleur d’œuvres » et espère que je lui ferai alors un procès, donc, dit-il, « de la publicité » !On est en plein délire. C’est celui d’un être qui se croit souvent persécuté - quand il n’est pas méconnu - par ses pairs, dédaigné par les musiciens, un être écorché vif, parfois, dont les amis, Maguy Lovano, Chavignier essaient de calmer les humeurs.Mais je suis las des criailleries du poète, des menaces, du chantage, et malgré une toute dernière lettre un peu plus digne écrite par l’auteur de « Solaire », je décide d’effacer la bande et de déchirer la partition que j’avais écrite - après conseils pris auprès du service juridique de la Sacem.La rupture avec Chopin en entraîne peu à peu une autre, celle avec Maguy Lovano, qui ne se voulant ni juge, ni partie, condamne pourtant mon attitude intransigeante et sent se défaire une amitié longue de plusieurs années.Je ne cesserai pas, pour autant, d’aider Maguy à qui je conserve estime et amitié et c’est à son sujet que j’écrirai encore en février 1962 à une personnalité de la radio :« ... J’essaie depuis quelque temps, de vous voir pour vous remercier d’avoir fait passer la petite partition de Maguy Lovano , jeune compositeur de très grand talent et qui, vous le verrez, est destinée à un avenir important. Je suis heureux que le Comité de la Musique ait également remarqué sa valeur ».Maguy partira bientôt avec Vincent, pour le Canada, avant de revenir en France où elle deviendra productrice à la Radio, d’émissions musicales. Dans ses lettres, j’ai relevé souvent, avec amusement, mais irritation parfois, le terme de « douce Edmée ». Elle n’est pas la seule à la juger douce... sans comprendre que l’aménité que ma compagne témoigne à tous ces gens qui gravitent autour de moi, n’est nullement douceur, mais tolérance, respect de l’autre, même du plus saugrenu - à condition qu’il ne soit pas méchant. Il y a entre Edmée et moi une solidarité qui ne l’empêche nullement de critiquer certaines de mes conceptions, de mes attitudes, de mes attachements, mais comme le plus souvent, elle se tait au milieu des débordements oratoires et musicaux de ceux que je reçois, on croit qu’elle est douce et peut-être sans caractère. Comme on se trompe ! Une écoute de « Solaire » avait été annoncée à la Ferme pour le dimanche 3 septembre, avant les problèmes avec Henri Chopin qui avait lancé des dizaines d’invitations. Sans doute ne prévient-il pas tous les invités que la séance n’a pas lieu, car ce même dimanche, alors que dans le plus simple appareil, dans l’a-breuvoir - baignoire de la cour, je me délasse dans l’eau chauffée au soleil, qu’en maillot, Edmée se livre à quelque travail de jardinage, que Robin, comme souvent, est en compagnie des vaches dans le pré du voisin, arrivent plusieurs voitures amenant des invités, plutôt étonnés de nous trouver dans ces tenues sommaires ! Key Sato arrive directement du Midi, avec Jacqueline sa compagne, Raymond Syte et sa femme viennent de loin aussi, d’autres encore... Le temps de vêtir une tenue convenable, il nous faut recevoir aimablement tout ce monde à qui nous offrons, à défaut de musique, une journée de plein air et d’amitié.

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« TRANSPARENCES » 1961

En automne, Catherine Sauvage donne un récital à la Gaieté-Montparnasse : « Silhouette noire au visage dévoré ». Ecrit Jean-Albert Cartier dans « Les beaux Arts de Bruxelles » :« Le personnage que Catherine Sauvage impose est fait à la fois de réalisme et d’humour grinçant, d’une veine populaire et poétique constante... Quant aux grands moments, en dehors des chansons de Léo Ferré, de celles de Brecht, il faut mentionner particulièrement ce « Han Coolie » d’Aragon et Paul Arma d’une belle intensité »...Le lendemain de son récital, elle enregistre chez Philips un disque présenté par Marguerite Duras, où figure « Han Coolie ». Léo Ferré chante à l’Alhambra.Weiller expose les Lettristes et nous y retrouvons Isidore Isou ; chez Jeanne Bucher, c’est Hajdu. Viennent dîner Max-Pol Fouchet et Marguerite Gisclon.Mes journées sont chargées : enregistrements pour l’Espagne et l’Amérique latine, de la « Sonata da Ballo » et du « Tour du Monde » ; pour les Echanges Internationaux, des « Variations pour cordes » sous la direction d’Eugène Bigot ; montages, à « Pistor » de la série « Images sonores populaires ». Tandis que la Radio N.D.R. de Hanovre enregistre quelques-uns des « Chants du Silence » avec le baryton Robert Titze et le pianiste Walter Martin, je joue en direct sur France III la « Suite de Colindes Roumaines » de Bartók..Les Éditions Henry Lemoine acceptent la publication du « Divertimento n° 6 » pour clarinette ou alto et orchestre à cordes avec xylophone. Le peintre Alex Smadja que nous avons connu dans l’entourage de « Cinquième saison » a entendu l’œuvre et propose de dessiner la couverture de la partition. Je suis heureux de son offre, non seulement parce qu’elle témoigne de son amitié, mais aussi parce que j’estime beaucoup son art pictural riche, varié et pourtant cohérent, toujours intéressant. La couverture qu’il dessine est une incontestable réussite, d’une belle construction de formes. Ceux qui ne connaissent pas l’art de Smadja, qui ne connaissent pas son sens de la forme, pourraient considérer ce dessin comme une improvisation, mais ils seraient obligés d’y voir aussi la logique impeccable qui s’y cache et en fait la valeur.

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Quelques mesures RYTHMES 184 sont écrites, en novembre, comme Indicatif à une série d’émissions, mais j’ai surtout en tête un problème de composition.Tout au long de l’année, je n’ai pas cessé d’être préoccupé par mes découvertes récentes et par les applications multiples qui s’offrent pour ma création. Ces pensées, ces réflexions occupent sans cesse mon esprit ; je me rends compte qu’un élément est là qui va rester présent désormais, dans mes compositions, et, je le constaterai plus tard, dans mes œuvres graphiques et picturales.C’est en décembre que les idées se clarifient et que je me mets au travail pour résumer, en quelque sorte, mes conclusions. C’est dans une courte œuvre, d’une limpidité extrême, que je concentre, pour deux voix seulement, une grande variété de solutions, en quelque sorte la base d’une structuration qui m’est propre. Et c’est le 31 décembre que je termine les trois versions de ce que j’appelle TROIS TRANSPARENCES 185, pour flûte ou hautbois ou violon et clarinette (en la) , TROIS TRANSPARENCES 186 pour flûte ou hautbois ou violon et alto, TROIS TRANSPARENCES 187 pour 2 clarinettes (mi b, la) . La première œuvre sera créée à la R.T.F., par Dévy Erlih et Jacques Lancelot ; la troisième, aux U.S.A., à la Northeast University de Monroe par Laura Mcknight et Laurence Gibbs. Je reprendrai ce titre « Transparence » dans treize autres œuvress pour divers instruments au cours des prochaines années et en 1985, une maîtrise de musicologie écrite par Anne Cathy Graber, préparée sous la direction du Professeur Daniel Paquette, à l’Université Lyon II, portera ce titre « Paul Arma, ou le mystère de la transparence musicale ».(1 )Les « Transparences » ne seront pas limpides pour tout le monde. Ainsi, en 1967, quand les « Trois Transparences » pour deux clarinettes seront données, en août, au Prieuré de Chirens, puis en octobre à l’Eglise Saint-Jean de Grenoble, on lira dans « Le Progrès de Lyon » ces lignes de Georges Lacroix :« ...Une page de Paul Arma, audacieuse et agressive dans ses dissonances se déroula pour sa part dans un climat que le titre « Transparences » ne semblait guère justifier... ».et encore, celles de Paul Mistral :« ... Les amateurs de musique contemporaine et certains auditeurs effrayés lors de la création de cette œuvre en août dernier au Prieuré des Chirens... pourront peut - être cette fois, concilier les dissonantes « Transparences» de Paul Arma, avec le cadre d’avant garde de l’architecte Paul Blanc ».

1 84 M.S. inédit.1 85 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Christine Boumeester.1 86 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Henri Goetz.1 87 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Emilio Gilioli.1 1985. Lyon. Université Lyon II. Anne Cathy Graber : « Paul Arma ou le mystère de la transparence musicale ».

Maîtrise de musicologie, préparée sous la direction du Professeur Daniel Paquette. 2 volumes, et une cassette.

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MALADIES. 1961

Mon travail me donne toujours de bien agréables heures, mais depuis plusieurs années je constate chez mes bonshommes une sorte de fatigue qui se répand au même rythme que l’usage des téléviseurs chez eux.Déjà en 1958 j’avais écrit à plusieurs journaux pour dire mon inquiétude. Seule, Rose Vincent, une journaliste de « Elle » m’avait répondu et était venue me voir. Nous avions convenu de faire faire une enquête dans plusieurs écoles. Et le résultat en avait été publié l’année suivante dans son journal, sous le titre « Oui ou non, la télévision est-elle mauvaise pour les enfants ? ». Des conclusions en avaient été tirées et l’article d’un médecin donnait quelques conseils.Cette année, je constate que le mal s’aggrave et j’envoie cette fois un article à la revue « L’Éducation Nationale » qui le fait paraître en avril sous forme de controverse avec une journaliste répondant à mon « Cri d’alarme » par « La télévision, moyen de culture ».« La voix des parents » reprend les arguments « pour » et « contre » et me donne implicitement raison en commentant deux citations de l’article « pour » :« Hier, c’était la civilisation du livre, aujourd’hui, c’est la civilisation de l’image »... Tout cela est bel et bon. J’avoue cependant pour mon humble part, en songeant aux programmes démentiels, aux leçons, aux devoirs, au sport, à la promenade, à l’art, à la rêverie, à la vie de famille aussi, éprouver quelque difficulté à souscrire à cette affirmation tranchante : « On manque à son devoir le plus élémentaire d’éducateur en refusant d’avoir la télévision chez soi ».Cette année, Miroka a laissé sa chambre à son grand-père et comme elle a grande envie de quitter la maison, où les rapports avec son père ne sont pas toujours excellents, nous lui avons donné l’autorisation - elle n’est pas encore majeure - de louer un local dans Paris. Elle s’est installée dans une chambre de bonne, rue Vavin, et fait l’expérience de la solitude... solitude relative car elle a de nombreux camarades ! Après une « explication » avec son père et surtout grâce à cet éloignement souhaité et souhaitable, les contacts sont redevenus affectueux et l’ « enfant prodigue » prend souvent et avec plaisir le chemin de la maison ! Tout va encore mieux pour elle quand elle obtient enfin le poste promis dans un laboratoire du C.N.R.S. et qu’elle peut quitter en mars, son secrétariat-gagne-pain, peu intéressant. Le plus assidu de ses amis est Claude, l’étudiant en chimie qui courageux, complète sa bourse d’études par un travail chez Gibert, et qui prend bientôt le titre de fiancé.Robin a poursuivi une bonne troisième, qui est couronnée par un B.E.P.C. sans problème. Il continue seul le piano mais s’est inscrit au Conservatoire de Clamart dans la classe de Claude Desurmont pour la clarinette, et s’est intégré à un groupe théâtral scolaire. Il n’abandonne pas pour autant le dessin aux Arts Décoratifs, avec Pierre Belvès et fait, à Pâques, un séjour en Italie, à Marina de Ravenne.Au contraire de sa sœur qui a toujours fui les soirées que nous organisions à la maison, lui se mêle volontiers à nos invités et ne refuse pas ces occasions nombreuses de rencontres.Un de ses professeurs de musique nous dit, ce qui nous fait grand plaisir :- « Vous parlerai-je de Robin qui dans sa classe est l’élève le plus érudit et le plus intéressant ? Dans notre enseignement, nous éprouvons beaucoup de difficultés à faire aimer notre musique. Heureusement qu’il existe des artistes comme vous pour défendre avec passion notre art et l’élever à son rang le plus digne ».L’histoire Chopin a quelque peu perturbé le printemps et l’été. J’ai essayé, pourtant, de me détendre dans cette Ferme, où tout est harmonie, équilibre.Si la douceur et la fantaisie sont dans notre paisible domaine, le tragique est de l’autre côté des frontières et des mers. L’année a été ponctuée de sordide plus que de merveilleux. L’exploit de Gagarine dans l’espace n’efface pas l’assassinat de Lumumba ni l’histoire de la « Baie des Cochons » à Cuba. La révolte de l’armée échoue, en Algérie, l’Afrique du Sud quitte le Commonwealth, et au moment même où nous allons partir pour l’Allemagne, en été, s’est construit, en une nuit le mur de Berlin, le mur de la honte qui concrétise une séparation de fait. Le temps des vacances est arrivé. Robin a décidé de faire un stage de vol à voiles au Camp de Vimory, dans le Loiret. Cela nous a surpris un peu de la part de ce garçon qui, jusqu’à présent, n’a pratiqué comme sports que la natation et la marche. Il nous a paru subitement d’une témérité folle ! ! Miroka et Claude sont partis ensemble, sacs et tente sur le dos vers Grenoble, la Suisse, avec au retour, visite au petit frère, pour admirer ses prouesses

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aériennes. Mon père a été invité aux Petites Dalles par la sœur de ma mère et son mari, mais un télégramme est arrivé à la Ferme : j’ai du partir le chercher, car une attaque cérébrale l’a paralysé à demi.J’ai revu a cette occasion une famille que je ne fréquente plus depuis tant d’années. Nous sommes revenus en ambulance et le malade a dû être hospitalisé à Issy pour un traitement et un début de rééducation.Nous sommes partis, à notre tour, Paul et moi, en voiture vers l’Allemagne où nous devions revoir Else, et les Rudelle. Nous avons vagabondé en Luxembourg, et en Sarre, avant Mayence, avons longé quelque temps le Rhin, nous enfonçant en forêt, passant quelques jours dans un auberge retirée sans électricité, au bord d’un petit lac où l’eau était glacée pour le bain que j’aimais prendre au soleil levant.Nous avons quitté ce lieu idyllique lorsque nous avons entendu l’hôtesse - aimable personne - s’excuser auprès des dîneurs d’une table voisine autour de laquelle batifolait son jeune fils :- « Excusez-le, il est toujours à mendier comme un Juif ! ».Nous nous sommes trouvé une autre auberge perdue non loin de Trèves puis avons gagné Merzig avant de repasser la frontière vers Metz. Voyage de détente, fait à petites étapes, avec pour seule inquiétude : celle de savoir mon père immobilisé dans l’hôpital où on le soigne. Miroka et Claude, rentrés de voyage, sont allés souvent le voir et nous ont tenus au courant de l’évolution du traitement.Rentrée pour tous ! Robin admis en seconde au Lycée Michelet y a retrouvé comme professeur Jean Suchard qu’il voit si souvent à la maison. Et voila le peu « brillant » élève en mathématiques - il a toujours eu l’art d’arriver à un résultat par des chemins si détournés qu’ils désespéraient ses mentors - repéré immédiatement par Suchard tout heureux de savoir le nom d’au moins un élève de sa classe ! A chaque cours, Robin s’entend dire « Arma, au tableau ! » et à la fin de l’année... il aura fait quelque progrès, grâce sans doute à cette obstination du maître ! A la maison, pour Suchard, l’élève Arma n’existe plus - le lycée est le lycée - les amis sont les amis, il redevient Robin pour l’ami et on ne parle jamais du « métier ».Je dois ajouter à mes préoccupations de rentrée, les visites à mon père à l’hôpital : les médecins n’ont pas permis son retour à la maison, sachant que nous ne pouvions assurer une présence continue auprès de lui.La maladie va frapper une seconde fois...

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La fin de cette année, je la vis seule, d’abord, puis avec les miens d’une manière dramatique...Mon corps est acteur dans le rôle tragique de la tragi-comédie que je me joue à moi-même depuis quelques jours. Mon esprit s’efforce d’y tenir l’emploi de fantaisiste. Cela depuis un certain matin où m’étant cognée contre l’angle d’un meuble, j’avais massé le sein heurté... et trouvé sous mes doigts, une partie très dure, à l’endroit même où un adénome avait été enlevé il y a vingt-cinq années...Depuis, il y a bien eu diverses interventions, toujours bénignes, et pour moi rien ne peut être grave...Et si je ne cesse de tâter le point qui reste sensible, j’arrive à me persuader que l’énorme fatigue qui me tombe dessus vient d’une grippe pour laquelle je suis justement en congé. Contre tout bon sens, je m’étourdis de concerts, d’expositions, de rencontres.Je voudrais dire à quelqu’un mon angoisse, mais il me semble, en me taisant, conjurer le sort.Je me décide enfin à consulter, mais pour faire, des heures d’attente, une journée comme les autres, je m’occupe d’abord d’achats prévus pour Saint-Nicolas et Noël. Chez les libraires du Quartier latin, je fouine, je bouquine, je choisis les livres que nous offrirons, je m’encombre de paquets joyeusement enrubannés, c’est un peu la Fête qui commence, c’est déjà de la joie.. je veux toujours forcer le destin, je refuse le drame, je veux continuer à être intacte, solide, gaie, je veux vivre !Et c’est presque avec indifférence que j’entre à mon tour dans la pièce ou m’accueille le spécialiste. Je me suis si bien dépouillée de la hideuse peur que je suis capable de constater, avec plaisir que c’est un homme jeune, d’allure fort sympathique et qu’il porte au visage une cicatrice que je trouve séduisante !J’ai pourtant passé l’âge des engouements subits et le moment est surprenant !C’est donc avec calme que je raconte mon histoire : les interventions passées et ma dernière découverte.Après avoir palpé longuement la poitrine et le cou gonflé, lui aussi, le médecin me fait asseoir et me demande doucement :- « Pourquoi avoir attendu si longtemps pour venir consulter ? »- « Mais, c’est il y a trois semaines seulement que je me suis cognée. J’ai attendu quelques jours que l’enflure disparaisse, et c’est parce que rien ne se passe que je viens vous voir. »- « Le choc n’a rien à voir là. Vous portez cela depuis très longtemps et la tumeur est énorme en profondeur. Ne vous en êtes vous jamais aperçue ? »- « Jamais ! ».Et c’est vrai. On n’apprend pas encore aux femmes à s’examiner attentivement et à pratiquer elles-mêmes un dépistage élémentaire. Jamais je n’ai remarqué la moindre anomalie ; la discrète ancienne petite cicatrice n’a jamais évolué ; jamais, non plus, je n’ai éprouvé la moindre gêne, la plus insignifiante douleur. Les mots tumeur, cancer évoquant souffrance : pas de souffrance, pas de cancer ! - j’ignore qu’un cancer du sein est longtemps indolore - C’est puéril et rassurant... et c’est surtout pour faire taire la grande peur tapie...Le médecin m’observe. Je suis toujours calme. Il parle :- « Vous venez demain, dans mon service de l’Institut Gustave Roussy, à Villejuif. »- « Villejuif ! »Je crie le nom... Brusquement toute chaleur quitte mon visage, et je suis prise aux tripes de la même façon animale, oubliée depuis si longtemps, depuis l’aube où j’ouvris, à la police allemande qui venait arrêter Paul miraculeusement absent. Même atroce douleur incontrôlable. . . Mais là encore, je refuse de flancher et je parviens à simuler l’impassibilité. Je reprends :- « Villejuif ! Alors, je sais. Ma fille y a fait son stage de Secrétariat médical, je l’ai aidée à réunir les documents pour son compte-rendu de fin d’études. Villejuif ! Je comprends Villejuif ! C’est... »Je pense le mot. Je ne le prononce pas. Personne ne le prononce..- « Que ferez-vous, Docteur ? »Le médecin et l’assistante, qui a cessé d’écrire, m’observent toujours.- « D’abord, vous le savez, une biopsie, puis tout ce qui sera nécessaire. »- « Tout ? »- « Tout ! Mais il n’y a pas un jour à perdre. Je veux vous voir dès demain. Le service est très chargé et chaque heure gagnée est un gage de réussite. Votre mari peut-il vous

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accompagner ? ». Me regardant amicalement et avec confiance, comme s’il ne doutait pas de ma force - et ce regard me donne effectivement du courage :- « Je peux compter sur vous ? ».Quelques secondes... Je puis encore saisir mon manteau, mes paquets, et fuir, fuir jusque dans l’abri de ma maison, oublier ce qui vient d’être dit, faire semblant d’être comme j’étais il y a quelques semaines, quand je ne me doutais de rien ! Mais ces deux êtres qui vivent quotidiennement, en plus de leurs propres problèmes, les drames des autres en leur laissant la liberté du choix, me regardent avec tant de chaleureuse amitié que je mets entre leurs mains, mon fardeau, en les laissant croire à ma force.Je ne sais comment j’achève de m’habiller. Prends des papiers. Conviens de l’heure du rendez-vous. Le médecin me tend une main et de l’autre serre amicalement mon épaule.- « Tout ira bien, dit-il, notre chance est dans la rapidité et je comprends que vous êtes solide ».Le soir est tombé et la passerelle du métro aérien ménage, entre ses piles, d’inquiétants trous d’ombre, tout au long du boulevard. Il a plu. Le luisant des flaques est sinistre dans l’air froid et hostile de novembre. Jamais je n’aurai le courage de monter jusqu’aux lumières du quai, du wagon. Je m’appuie contre un poteau, au bord du trottoir, et je pleure, je pleure sans retenue. Un passant s’approche, je ne connaîtrai pas ses intentions, car un taxi ralentit, dans lequel je me réfugie pour qu’il me conduise vite, très vite vers la maison, le réconfort. Je presse contre moi, pour en faire un bouclier, les livres, qu’avant la consultation, j’ai achetés. Geste bien vain puisque le mal ne viendra pas de l’extérieur. Il est déjà en moi, il me semble le sentir vivre sous la peau mince de la gorge.Il n’est pas possible que cela m’arrive à moi... Moi... Tout s’enchevêtre dans un esprit aussi brumeux que les yeux. Rien ne peut être vrai dans ce qui arrive, à moi, Moi ! Ce moi devient le personnage d’un cauchemar. Il y a moi. Et le reste du monde. Il y a, dans l’univers injuste et indifférent, un moi qui vient d’apprendre qu’il est habité par le mal... Ce ne peut être vrai...Ce ne peut être vrai. Je ne veux pas que cela soit vrai. Je veux être un corps intact. Plus rien ne compte que l’intégrité de ce corps, la santé de ce corps, la force de ce corps qui est le mien et que rien n’a le droit d’atteindre...Il me faut arriver très vite, maintenant, auprès de ceux qui vont m’aider à porter mon insupportable fardeau. C’est avec cette atroce charge que je dois retrouver ceux que j’aime, ceux qui m’aiment, ceux qui vont avoir la terrible tache d’être auprès de moi pour accepter l’imprévisible suite.Le lendemain, dans une morne grisaille de novembre, j’arrive avec Paul, qui toute la nuit a su trouver les mots pour m’aider, à Villejuif. . . Pendant qu’il s’occupe de la paperasserie, on me promène de service en service pour les prélèvements, les analyses, les radios.Plus aucune révolte en moi, je suis, à ce moment, complètement dépouillée de toute personnalité. Je suis docile, très docile sans même une éprouvante sensation d’insignifiance...Je souhaite seulement qu’on prenne en charge, mon affliction, mon effroi, ma vie.Mais on ne peut m’opérer avant une huitaine de jours. Je dois donc me reprendre et jouer la tragi-comédie du corps blessé et de l’esprit sauf.Les rendez-vous qui remplissent l’agenda sont maintenus. Il me faut beaucoup de vie autour de moi.- « Pas trop de fatigue, m’a dit le médecin, mais faites quand même ce qui vous tente ! ».Nous vivons une semaine de tendresse sans apitoiement superflu, sans lamentations vaines. Une semaine que nous faisons toute riche d’amis à voir, de films, de concerts, d’expositions qui ne laissent pas de temps pour l’angoisse. Nous passons quelques heures à la Ferme où je ratisse les feuilles tombées depuis notre départ de l’automne. La tranquillité de la grande plaine brunie par les labours est bienfaisante. J’accompagne Paul à la radio où il a une émission à préparer. J’emmène Miroka à un concert, Robin au cinéma. Et je m’offre à moi toute seule, le plaisir de retrouver, au Louvre, mon ami-tableau, celui que j’aime revoir surtout lorsque les grandes fenêtres du quai encadrent le ciel doucement gris d’un Paris d’automne éclairé par les feuillages roux, le « Port au soleil couchant » de Claude Lorrain ; je me contenterai, cette fois, de la grisaille d’une fin de novembre qui ne parvient pas à ternir l’incomparable lumière dorée de la toile ; c’est un ami auquel je donne rendez-vous lorsque quelque chose ne va pas. Il m’a toujours été fidèle, il m’a toujours réconfortée avec la blondeur de la clarté - la lumière du Midi avait tant ébloui le peintre, homme du Nord - la clarté qui enveloppe chaque détail de la toile d’une miraculeuse poésie. Chaque fois que je

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viens vers lui, je retrouve une forme d’équilibre que me dispensent la rigueur subtile du paysage où architectures et matures limitent et ponctuent l’horizontalité mouvante de l’eau, la sérénité somptueuse que donne aux vagues douces et aux nuées diffuses, le soleil prêt à dis-paraître.Et je rends aussi visite à un autre ami, notre vieux médecin, pour me faire pardonner de ne pas être allée le consulter, lui. J’avais obéi à je ne sais quel instinct qui m’avait conduite à tenir dans l’ignorance tous ceux qui m’étaient proches, pour m’enfermer dans un cercle magique capable de me protéger. Prendre l’avis d’un spécialiste inconnu de moi, c’était rompre brusquement le sortilège et faire surgir la vérité heureuse ou hideuse mais nue, sans voile d’amitié ou de pitié. C’était savoir brutalement, car je n’aurais pas supporté de lire son af-fectueuse affliction dans les yeux du vieil ami qui connaissait trop ma terreur de la souffrance et de la mort.Parfois, durant cette semaine aux riches heures d’amour, d’affection et d’amitié, des images surgissent, évocatrices de deuil un corbillard vide qui roule devant nous, dans une sinistre rue de banlieue, des fenêtres ornées de cierges sur une façade décorée déjà pour Noël. . . , de moins funèbres bougies !Le dernier soir, je sème partout, dans la maison, des petits écriteaux porteurs de recommandations pour chacun de ceux que je laisse ; j’ai l’habitude, lorsque je m’absente pendant quelques jours, de piquer ainsi, dans tous les coins, des petits mots amusants pour rappeler à tous, que je suis là, par la pensée, et qu’il ne s’agit pas de m’oublier ! Mais cette fois, dessins et textes ont bien du mal à être drôles. J’ai au moins le réconfort de partir tranquille, mes absences ne désorganisent jamais une maisonnée où chacun sait - les enfants l’ont appris dès leur plus jeune âge, et Paul pendant ses années aux U.S.A. - participer à la vie pratique quotidienne.La dernière nuit est un poème d’amour, de vie, d’espérance. Et c’est l’hôpital.Depuis le moment où la voiture est entrée dans la cour, je me suis sentie, une nouvelle fois, réduite à l’état d’objet, d’objet numéroté qui doit passer de main en main, pour être analysé, évalué, nettoyé, raccommodé. Une fois encore, je me sens dépouillée de mon propre moi, j’accepte tout et l’idée ne me vient même pas que je peux, si je le décide, repasser le seuil et repartir. Je ne suis plus que chose entre des mains expertes. Il me semble que si je suis docile, il ne m’arrivera rien de mauvais. Je me veux protégée, sans plus de responsabilité. La rebelle en moi se tait, la pleutre obéit.Le soir arrive. A l’abri du rideau du coin lavabo, je fais ma toilette pour la nuit. Le miroir reflète un corps intact encore, que j’ai toujours essayé de maintenir dans la meilleure forme possible, sans efforts exagérés de coquetterie, mais parce que je sais qu’il plaît aux miens de vivre avec une femme et une mère agréable et jeune et qu’il plaît à moi de séduire encore ceux que j’aime. Et je considère ce corps, bon serviteur dans le travail, le sport et le plaisir. Fatigues, efforts, caresses, il a vécu docile et solide, sans jamais me gêner, presque un demi-siècle qu’il porte allègrement. Pendant une seule période, je l’avais redouté : craignant, pendant l’occupation allemande, qu’il ne supportât pas la douleur, s’il avait été torturé j’imaginais - et j’en avais grand honte - que j’avouerais n’importe quoi, si on lui infligeait trop de souffrances. Ç’avait été une hantise durant les jours de guerre, et longtemps ensuite, les nuits de paix en furent tourmentées de cauchemars. Brusquement la révolte m’envahit devant l’image que la glace me renvoit. Ce n’est plus l’angoisse, c’est la colère qui déferle, un accès brutal qui me ferait briser le reflet, là, en face, si l’infirmière, entrant à ce moment ne venait dissiper l’égarement. Alors je parcours les couloirs déserts et parfois sombres de l’étage, dans le triste uniforme de l’hôpital. Tout est pesant. Beaucoup de chambres, de salles sont déjà obscures. La dure nuit de mauvais rêves et de cauchemars est commencée pour certains. Nuit qui sera définitive pour deux malades d’un service voisin dont j’ai appris qu’ils étaient au bout de la souffrance et de la misère physique.Je retourne dans mon lit. Je branche l’écouteur sur mon transistor, pour tenter de refouler l’anxiété. Mozart ne m’aide pas. Beethoven est trop plein de tumulte. Pendant quelques secondes, petit signe d’amitié apporté par la voix de Marguerite Gisclon annonçant Prokofiev. Mais je ne veux pas entendre Prokofiev. J’aimerais Haendel. Ou mieux encore, le miraculeux finale du Concerto Grosso de Corelli « Per la notte di Natale ». Mais voilà encore quelques minutes de présence amicale : Reine Flachot et la voix de son violoncelle... et j’évoque les moments heureux de cet été où la spirituelle Reine nous contait des histoires drôles, dans le crépuscule du verger gorgé de l’odeur des foins. Et se présentent au milieu de pensées en désordre, des images colorées de moments passés. De moments où le corps était libre et fort,

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dans l’effort et dans la peine, dans l’amour et dans la fête.Traversent l’esprit et défilent dans la confusion, sous les paupières closes, des souvenirs de gestes, des évocations de lieux. Intimité et nature. Etreintes et repos. Accouchements et bercements. Dures ascensions et longues nages. Descentes en ski et grandes marches. Mer et montagne. Soleil et neige. Dangers et paix. Des années de vie, gonflées de joies et de diffi-cultés aussi, mais avec l’aide, sans défaillance, de muscles et de nerfs sains.C’est le jour de la Saint-Nicolas, que je suis opérée. La Saint-Nicolas, la fête la plus joyeuse que nous avons toujours célébrée avec les enfants, selon la coutume que Paul a transplantée de sa Hongrie natale.Une piqûre octroyée au petit matin a un effet euphorisant qui me permet d’accepter l’avenir avec indifférence. Je suis même d’humeur plaisante lorsque, véhiculée sur mon chariot, j’arrive devant la porte de la salle d’opérations. Paul est là, plus ému que moi, pour m’embrasser avant la longue attente qu’il va vivre. Toujours tranquille, je converse avec entrain avec le chirurgien, dans la salle où le chariot pénètre. Nous continuons de plaisanter tandis qu’on fait la dernière piqûre, et je trouve fort agréable ce vide serein dans lequel je me glisse peu à peu, feutré et indistinct où les voix se font lointaines et les images voilées, cet « utsuroi » des Japonais, instant de l’essence d’une chose - fleur qui se fane, corps qui s’éteint - s’attarde dans l’espace, entre la vie et la mort.............................................................................................................................Re-naissance imprécise et brumeuse, contentement animal de revivre peu à peu, émerge la sensation que tout est terminé, aucune souffrance, engourdissement du corps, somnolence de l’esprit...Un visage se penche, celui de Paul qui essaie de sourire et à ma question- « Alors ? »répond seulement, car il a compris le sens de ce simple mot :- « Oui, mais tout va très bien pour toi... »Fermer les yeux, cacher le désarroi du regard, enfouir l’immense peine, bâillonner l’espoir qui voulait crier encore, se contenter de cette seule réalité : j e vis...Commence une période de douze journées et de douze nuits pleines d’expériences et d’enseignements ; l’inattendu alterne avec le prévu, le tragique avec le cocasse, le douloureux avec le plaisant. Obligée d’être là, je décide de tirer de ce séjour quelques connaissances. Cela me sortira peut-être de ce moi qui a pris un peu trop d’importance.Mon transistor est précieux : certaines émissions m’apportent comme des présences amicales : les voix de Gilioli, de Bazaine, de Max-Pol Fouchet, le timbre tragique de Catherine Sauvage, la gouaille des Frères Jacques, la flûte de Rampal, la harpe de Lily Laskine. Ils viennent me tenir compagnie, sans le savoir, ces amis d’au-delà des murs, d’au-delà la maladie. Je les appelle mes amis. Pourtant aucun lien, tissé par la véritable amitié, ne nous unit vraiment. Ils sont mes « amis d’esprit », comme d’autres sont mes « amis de cœur ». De ceux-ci j’accepte autant les défauts que les qualités, je les aime tels qu’ils sont comme ils m’aiment telle que je suis parce que nous nous connaissons bien. Ceux-là ne me donnent que le meilleur d’eux--mêmes, ce sont les écrivains, les plasticiens, les musiciens que nous sommes amenés à rencontrer, à recevoir, à fréquenter et qui deviendraient peut-être des « amis de cœur », si les uns et les autres, nous avions le temps de cultiver la sympathie qui naît souvent entre nous. Pourtant, je préfère ne les connaître et ne les aimer que par leur œuvre, leur art. Leurs créa-tions sont pour moi leurs vrais visages. Les personnages me plairaient peut-être moins, si j’entrais dans la familiarité de leurs vies et de leurs pensées tandis que leurs plumes, leurs pinceaux, leurs instruments me déçoivent rarement.C’est donc eux qui viennent me réconforter, au hasard des émissions.A huit heures, un soir, je prends l’émission hebdomadaire de Paul. Pour moi, c’est un retour très émouvant dans le passé. Paul a choisi, pour cette série d’avant Noël, les « Negro-spi-rituals » qu’il avait enregistrés en 1944, avec les soldats noirs de l’armée américaine.Et je retrouve les voix de Joe, de Bob, de Willy, de Nathan, de tous les autres, les camarades de ces journées d’été. Cantonnés dans un château de la vallée, ils venaient souvent nous rejoindre dans le jardin de notre petite maison.La voix de Paul m’apporte apaisement. Il m’a dit qu’il me dédiait cette émission. Je sais qu’il parle souvent pour moi, en ces instants, et cette communion dans le passé et le présent m’est grande douceur.Les informations qui me parviennent concernant l’Algérie ne me touchent plus. Il faut décidément que le « moi » physique soit devenu personnage bien envahissant qui pousse à

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l’exacerbation de l’égocentrisme.Malgré les heures privilégiées vécues avec Paul, les enfants et les amis qui, chaque jour, viennent passer un peu de leur temps avec moi, les moments de détente littéraire ou musicale offerts par le précieux transistor, les minutes de gentillesse en compagnie du médecin toujours optimiste, de certaines infirmières qui s’amusent à me faire, à l’heure des pansements, d’élégants drapés de gaze autour des épaules pour me prouver que les « falbalas » m’iront toujours très bien -, je me sens glisser doucement vers une forme d’infantilisme et de misérabilisme. Chaque instant libre - et comme il y en a dans les journées et les nuits d’hôpital - je le consacre à tourner autour de moi-même, de mon malheur, de ma malchance, de mes misères. Pourtant, je ne souffre pas, et mis à part le problème posé par une peau qui cicatrise mal, tout semble aller très bien. Cependant d’énormes moments de cafard me font m’enfoncer dans le lit, à l’abri du drap tendu sur les genoux relevés, et pleurer silencieusement. Chaque soir, lorsque Paul me quitte, je guette, d’une des fenêtres du couloir, les signaux d’adieux qu’il fait avec les phares de la voiture et je me précipite ensuite aux toilettes que j’occupe intermi-nablement pour y sangloter en paix ! Pour me convaincre encore plus de mon infortune, j’erre dans les couloirs où je croise d’autres fantômes aussi désemparés que moi et j’attrape, au passage des salles et des chambres, les échos des douleurs et des peines qu’on y subit. Je sais bien que ce n’est pas pour compatir aux maux des autres, mais pour m’enfoncer dans un si-nistre univers que j’assombris à dessein.Je prends un malsain contentement à régresser doucement, avec la complaisance que je mets a m’apitoyer sur moi-même. Je me sens ainsi devenir un numéro anonyme dans une énorme machine : je suis le 1 de la chambre 7. Corps avec un matricule, corps malade, peureux, trop occupé de lui-même aux dépens d’une pensée qui n’a plus grand chose à faire entre les quatre murs de la chambre 7. Mais brusquement, c’est la révolte.Ce matin, le petit déjeuner avalé, et malgré une nuit d’insomnie occupée par cette résolution, je décide de sortir de mon avilissant engourdissement, d’oublier l’hôpital, la chambre 7, le corps meurtri et de mettre au travail un cerveau trop inerte. Des amis m’ont apporté, pour la convalescence à venir, des livres que j’ai tenu à garder près de moi, dans la table de chevet. Alors, ce matin, je me lève, et je m’installe, improvisant un bureau sur la tablette qui sert pour les repas au lit, avec carnet de notes, crayon et « Assur », le gros ouvrage de « l’Univers des Formes » , sorti depuis peu.Pas très lucide, l’esprit encore embrumé par les somnifères et les calmants, je m’efforce de suivre l’histoire dont la vocation ne fut jamais la douceur et la paix. Je dois vraiment m’accro-cher, décidée à remettre en route - autant qu’elles le peuvent - quelques facultés intellectuelles. Ce n’est pas facile. J’ai, par moment, bien envie de me réfugier entre mes draps, d’autant plus que ma main est indocile et griffonne plus qu’elle n’écrit. Je ne cède pas. Le dos fait mal, la tête tourne un peu, le bras s’alourdit. Je continue. La chambre est calme. Je peux me croire chez moi, à mon bureau, redevenue enfin autre chose qu’un organisme en détresse.Hypnotisée par les élégantes barbes des Sargon, Salmanasar et Assurnazirpal, de Gilgamesh et du Dieu Nabu, et il faut bien l’avouer, légèrement somnolente, je ne m’aperçois pas, qu’en-vahissent la chambre, le médecin, le grand Patron et la suite habituelle de celui-ci, internes et externes.Réveillée par l’exclamation du Patron qui a déchiffré, au pied du lit, les hiéroglyphes de la feuille de soins et par le rire du chirurgien, j’abandonne le site de Tell Halaf, le palais de Kapara, ses lions et ses taureaux, pour grimper sur le lit et m’apprêter à redevenir objet d’examen et sujet de commentaires médicaux devant l’aréopage attentif... ce qui m’a toujours magistralement déplu...Mais le Patron prend le gros volume sur la table et dit :- « Vous choisissez curieusement vos lectures pour une convalescence ! Ne pourriez-vous pas trouver un livre parlant de gens un peu plus pacifiques que ceux de ce monde dur ? ».Le Docteur H. répond à ma place :- « J’imagine que ma malade a grande envie d’en finir avec le calme qu’on lui impose ici, et qu’elle n’a trouvé que cette solution de guerroyer par Assyriens interposés ! ». Tiens, il comprend bien, ce médecin, en apparence insouciant, toujours affable et gai, la détresse et l’impatience qui peuvent se cacher sous une passivité et une tranquillité feintes. Et voici le petit miracle : le Patron s’assoit sur le lit, le docteur H. en fait autant, leur cour s’égaille autour, et je me retrouve, tenant salon, ruelles combles. Il n’y a plus ni malade ni soignant, les murs s’écartent sur le monde. On abandonne Babylone, on passe par la Vallée des Rois, on

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s’envole vers Téhotihuacan, puis on revient vers les civilisations plus proches. On aborde Florence et les Offices, Madrid et le Prado, Munich et la Pinacothèque. Chacun dit son enthousiasme et évoque de belles heures. Seules les secrétaires et les infirmières semblent trouver que le spirituel prend un peu trop la place du temporel, elles ont leur service à assurer et d’autres malades attendent. L’heureux moment est passé. On ne s’est pas du tout soucié de la malade 1 de la chambre 7 qui, par la grâce de ces instants de communication, est redevenue définitivement une adulte confirmée dans son envie et sa décision d’être capable de songer à autre chose qu’à son mal et à sa propre personne, de se battre au lieu de subir, de sortir d’un état d’attente pour agir. Je n’ai jamais pu assez remercier ces visiteurs d’un matin, pour le bien qu’ils m’ont fait et pour l’élan qu’ils m’ont donné. Cette expérience, en apparence anodine, ce moment privilégié qui ratifiait ma propre résolution, seront les raisons principales de mon acharnement à forcer le corps à obéir au cerveau, à lutter pied à pied contre le mal, à vaincre - au profit de taches positives - le découragement, le doute, les craintes et les angoisses qui ne quittent plus jamais celui qui a logé une fois le cancer en lui ; celui qui, se considérant comme un vivant en sursis, a trop tendance à se complaire dans une incertitude débilitante.Les médecins qui soignent si bien les corps devraient parfois perdre un peu de leur temps pour aider les cœurs et les esprits, même et surtout dans ces chambres et ces salles d’hôpital où la vacuité du « patient » - comme ce mot évoque bien la passivité - engendre tant de désespérance.Je parviens à obtenir de quitter l’hôpital avant Noël : j’avais affirmé au Docteur H., toujours prêt à plaisanter, que si on me gardait, je ferais venir pour le réveillon, dans la chambre 7, le mari, les enfants, les deux chattes, en un mot toute la famille. La fête de Saint-Nicolas ayant été ratée, je tiens absolument à passer celle de Noël avec ceux que j’aime.On m’accorde cette joie. Mais je n’en serai pas quitte, pour autant, avec l’Institut. Cela m’est bien égal. Je sors. Et je me retrouve enfin, dans la voiture qui chaque soir, me clignait de ses phares pour me souhaiter bon courage et bonne nuit, repassant le seuil de l’hôpital, mais cette fois vers l’extérieur et la vie.Nous vivons un Noël doux et tiède. Paul et les enfants ont préparé un décor coloré, une table gaie, un entassement de cadeaux, gros et minuscules, émouvants et cocasses, il y en a même pour Moustache et Grischka, les chattes.Je parviens à tenir debout honorablement, mais comme le lit est agréable après cette émotion et cette fatigue.La fête se renouvelle pour la Saint Sylvestre, mais cette fois, nous sommes seuls, Paul et moi. Nous l’avons voulu ainsi. Des amis ont invité Robin à une réunion de jeunes, il s’amusera en oubliant un peu les mauvaises semaines passées ; Miroka est dans la famille de son fiancé.Alors que nous nous souhaitons une heureuse année, assis dans la bibliothèque, juste quand les douze coups de minuit sonnent, Moustache et Grischka, brusquement réveillées, arrivent et sautent toutes les deux sur nos genoux, comme pour participer affectueusement... plaisante coïncidence !

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« CANTATE POUR BANDE MAGNÉTIQUE » 1962

Après son opération, Edmée entend ne rien changer à l’organisation de notre vie et, décidée à se prendre en main pour guérir, ne me demande que de la conduire plusieurs fois par semaine à Villejuif où on lui administre un traitement de cobalt. Nous y allons, tôt le matin, ainsi les journées nous restent pour vivre « comme d’habitude ».Cela va être tout au long des mois une véritable gageure pour moi, cette concentration pour un travail très diversifié : composition d’œuvres nouvelles, analyse des œuvres à exécuter, avec Alain Lombard qui vient à plusieurs reprises à la maison, avec les comédiens, rendez-vous professionnels avec Le Roux, Rostand, Tardieu, Tansmann, Dutilleux.Je vis dans un état constant de fièvre, j’en conviens. D’une fièvre intérieure. Elle me brûle. Elle me pousse. Elle me bouscule. Elle m’use. Elle me maîtrise. Elle m’oblige à travailler sans relâche, elle m’oblige à avancer à n’importe quel prix au prix de ma santé, au prix de ma paix, au prix de ce qu’on appelle généralement le bonheur tranquille du bon citoyen.Il n’y a pas de repos en moi, je le sais. Je vis dans un état constant de fièvre. Il faut que j’avance, il faut que je fonce. Au prix du bonheur ? Mais il n’y a pour moi qu’un seul véritable et définitif bonheur : le savoir, et les efforts pour parvenir au savoir, donc le travail. Thomas Jefferson mit, dans la Déclaration de 1776, au nombre des droits du citoyen, non pas le bonheur, mais la recherche du bonheur, sa poursuite et la possibilité de trouver. C’est bien ainsi que j’entends mener ma quête vers le bonheurMais tout cela est rendu plus aisé, grâce à la volonté d’Edmée qui veut faire, légère, la charge qu’elle croit être pour moi. C’est chez Yvonne et Joe, que nos plus fidèles amis se réunissent pour fêter ma nomination dans l’Ordre des Arts et des Lettres.Le mariage de Miroka et de Claude, fixé depuis quelque temps, se fait dans la plus stricte intimité pour ne pas fatiguer la convalescente. Ils partent tous les deux s’installer à Lille où Claude doit poursuivre ses études.Je songe à composer une œuvre importante avec un texte de Seuphor.Lorsque nous avons fait la connaissance, l’an dernier, de Michel Seuphor et de sa femme, j’ai senti qu’une estime réci-proque nous rapprocherait. J’ai, sans réserve, aimé les graphismes insolites de Michel, les dessins à lacunes et surtout les tableaux-poèmes qui laissent apparaître en « lacune » - avec une technique de lignes horizontales - des textes de très courts poèmes ou de pensées concises. Après avoir entendu l’œuvre que je lui consacrerai, Michel m’offrira un de ces tableaux-poèmes où l’esprit peut s’amuser à déchiffrer le mystère d’un dégradé subtil de rouge, de noir et de jaune révélant « Brûle tes lettres d’amour, brûle tes lettres au grand jour, brûle d’amour tes lettres au grand jour ». Les brefs poèmes de ce genre me permettent d’effectuer, en musique, de nombreuses variantes. Seuphor, de son côté, s’intéresse à cette musique. Pour l’œuvre que je conçois, il faudra près de neuf mois d’élaboration de nombreux détails, de rencontres avec le poète qui approuvera l’utilisation et le morcellement de ses textes. Je le tiendrai d’ailleurs toujours au courant, par des notes concrètes, des solutions envisagées.Il reste le problème de la réalisation de cette « Cantate pour bande magnétique ». Il me faut envisager de nombreuses heures d’enregistrement, de copies et de montages en studio.Il m’est impossible de songer à des moyens privés. Reste la Radio d’État. Michel Philippot, responsable de la musique, à qui je m’adresse, n’est pas enthousiaste ; l’idée et la conception de l’œuvre ne lui plaisent guère. Toujours obstiné, je parviens quand même à obtenir une commande en règle pour l’œuvre de 47’45’’ dont le titre définitif sera QUAND

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LA MESURE EST PLEINE, CANTATE POUR BANDE MAGNÉTIQUE 188, avec des poèmes de Michel Seuphor et la participation de trois comédiens : Mitsy Kydès, Marcel Champel, Philippe Lejour.Comme pour mes autres œuvres électromagnétiques, j’éveille - au cours des enregistrements, des superpositions, des mixages très complexes - l’intérêt et la curiosité non seulement des techniciens qui travaillent avec moi, mais encore de ceux qui, des cabines voisines, envahissent notre propre studio ; public professionnel attiré par cette utilisation de la bande magnétique.La première audition de l’œuvre aura lieu, à la Radio, en septembre 1963.Je n’entends pas me contenter de cette victoire sur Michel Philippot qui avait d’abord refusé le principe de cette œuvre, je l’ai convaincu d’abandonner une attitude sectaire pour cette forme de musique. Et maintenant, Philippot s’intéresse à une autre de mes démarches compositionnelles et me commande une œuvre importante pour grand orchestre. C’est POLYDIAPHONIE POUR ORCHESTRE 189 à laquelle je travaille pendant deux mois et que je termine le 24 mai.Le « Divertimento de concert n° 4 » est donné en mars, dirigé par Yves Rudelle, avec Fraü Hendel, à la « Saarländisher Rundfünck » et par Radio-Lausanne, en août, dirigé par Charles Dutoit avec Annie Laffra.« Lender Freies Berlin » donne en février la copie de Sarrebruck de la « Suite de danses » avec Rampal et Ristenpart, tandis que la R.T.F. Strasbourg l’enregistre avec Chevry et l’orchestre symphonique dirigé par Brück.En concert, Claudia Barreau chante, à Berne, en janvier les « Six pièces pour voix seule », et Marcel Papier, salle Berlioz, à Paris, en mai, la « Gerbe Hongroise ».Il ne me suffit pas d’apprendre que ma musique est diffusée, et je ne suis pas seulement occupé par la composition de mes deux nouvelles œuvres. Je travaille, tout au long de l’année, au montage de la suite de la série d’émissions « Le piano inspiré par le folklore », je présente la nouvelle série « Images sonores populaires » et surtout je prépare « Chants et Rythmes des peuples » qui pendant dix années, jusqu’en 1972, répandront, au cours de plusieurs centaines d’émissions, mon goût pour le folklore.J’enregistre pour les Echanges Internationaux en janvier, le « Divertimento n° 2 » avec Michel Debost, et Reine Flachot ; en mai, la « Sonata da ballo » qui sera diffusée, en juin, dans le « Livre d’Or de Paris-Inter » et les « Cinq Esquisses » que je reprends, en été, pour le Canada.Les œuvres électromagnétiques continuent à être diffusées : C’est ainsi que je pars, en février, pour Sarrelouis, où après avoir enregistré la « Deuxième Sonatine » et les « Trois Épitaphes », je m’occupe d’un texte de présentation pour le « Concerto », du montage du poème de Torrès Bodet et d’un autre texte pour introduire les « Sept Variations ». Le « Concerto » est aussitôt diffusé par la « Saarländischer Rundfünck », en version allemande, avec Fraü Bartz, et en mars, ce sont les « Sept Variation ». Bruxelles donne le « Concerto » dans une série « Aspect de l’art musical d’aujourd’hui », en août.C’est encore Bruxelles qui diffuse en février, en même temps que la « Cantate de la Terre », les « 31 Instantanés » dirigés par Girard, que passe aussi en avril Radio-Genève en même temps que le « Concerto pour quatuor à cordes » et les « Variations pour cordes ».Le « Divertimento n° 1 » est enregistré en janvier, par le Duo Lengyel, à Mayence, pour le « Sudwestfünck » et en juin, avec Michel Debost dans une émission pour France III où j’interprète aussi des « Toccata » de Frescobaldi et de Rossi ; tandis que le « Divertimento de concert n° 1 », enregistré à Sarrelouis par Rampal et Ristenpart est joué, en janvier aussi, à « Kol Israël » à Jérusalem, par le flûtiste Uri Shoham. Alain Lombard dirige l’œuvre en concert au Théâtre de Grenoble avec J. Blaevoet, en janvier, l’enregistre à Toulouse, pour France III, en mai, avec Le Roy ; tandis que Michel Debost et Tony Aubin la jouent à Gaveau en juin et l’enregistrent pour les « Echanges Internationaux ».A propos de cette œuvre, le flûtiste Léon Le Roy m’écrit :« Je voudrais vous dire tout le plaisir que j’ai eu à jouer votre beau « Divertimento ». J’ai un penchant très vif pour la musique de votre pays.Votre œuvre évoque avec infiniment de charme, de couleur et de précision, l’atmosphère souple, sensible ou très spécialement rythmée d’une des plus profondément humaines musiques du monde. Ce sera donc toujours une très grande joie et un honneur pour moi d’interpréter à nouveau quelques - unes de vos œuvres en tous points remarquables.Cependant, j’ai été un peu dérouté d’avoir à « monter » votre très difficile « Divertimento» en deux jours et en dehors de mes services à la Radio et au Théâtre du Capitole : « Festival Wagner ».En effet, par un concours de circonstances regrettables, la partition ne m’a été remise que l’avant-veille de l’enregistrement. Je tiens à vous dire combien j’ai été aidé dans ma tâche par l’extraordinaire jeune Maître Alain Lombard qui, avec son immense talent, m’a précisé d’une façon hautement intelligente, la moindre de vos intentions... »En avril, un bref passage à Marseille me permet d’enregistrer pour la station, la « Première Sonatine » et la « Sonata da Ballo » que je redonne le lendemain à R.T.F. Lyon avec « Le tour du monde en 20 minutes » et 17 des « 31 Instantanés ».En mai, la Saarländischer Rundfünck consacre une émission au « Compositeur Paul Arma » et fait entendre, joués par Rampal, le « Divertimento n° 3 » ; par Lucien Debray, le « Divertimento n° 7 » par Claude Desurmont, la « Petite Suite pour clarinette seule » et par moi-même les « 31 Instantanés ».Je jouerai encore ces derniers dans une émission de France 1, à la fin de l’année, avec les « Chants de Noël roumains »

1 88 1970. Disque O.R.T.F. Présentation de Jean-Louis Depierris. Pochette dessinée par Gustave Singier.1 89 1989. Paris. Éditions Billaudot.

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de Bartók.Je rejoue, le 26 avril, en Concert public, Salle de l’École Normale de Musique, pour être diffusé, par France III, en mai, le « Divertimento n° 2 », avec Michel Debost et Reine Flachot. Je suis heureux de jouer avec ces deux très bons interprètes... bien qu’il y ait des erreurs où jamais il n’y avait eu de problème ! Le public, pas très nombreux, est chaleureux. Sur plus de 200 invitations envoyées par moi, une vingtaine d’amis seulement sont venus. Il y a des absences incompréhensibles... de peintres dont je ne rate aucun vernissage, de gens que je croyais attachés au musicien que je suis... mais c’est toujours ainsi. Toutes les excuses sont bonnes, je le sais bien mais cela me peine toujoursCe soir-là, Robin nous fournit un intermède comique en se précipitant dans le hall de la Salle Cortot, arrivant directement de vacances passées en Corse et en Sardaigne - sac sur le dos et surmontant le sac, un splendide bucrane ramassé sur quelque plage, coiffant le gaillard. L’effet est irrésistible et la dame de vestiaire est affolée de ranger un tel harnachement dans ses casiers.Je ne m’intéresse plus depuis longtemps à la politique, mais le cessez-le-feu en Algérie, signé en mars, ne me laisse pas indifférent ; toutefois je prévois combien l’indépendance de ce pays, effective en juillet, lui apportera de problèmes. La question cubaine se traite entre États-Unis et Union Soviétique et la crise s’accentuera en octobre.Mais dans l’hexagone, les journaux commenteront encore longtemps après, l’affaire de l’attentat contre de Gaulle, en août, au Petit Clamart.

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MUSIQUES SCULPTÉES. 1962

Bientôt, je retrouve les studios pour le montage de la « Cantate pour bande magnétique » et je suis de nouveau complè-tement enfermé dans mes problèmes, m’accordant quand même quelques trêves... dans le splendide automne d’Ile de France. J’écris à Edmée, absente :« J’ai passé hier, la journée à la Ferme. Le matin, déjà, en route, une brume assez dense est descendue ; il fallait rouler avec précaution, tous feux allumés. J’ai aimé tout particulièrement les paysages flous, les contours des arbres même, bordant les routes, étaient flous.Les bois que l’on traverse en allant vers Launay, sont absolument verts encore, pas une seul feuille jaune ou rouge.En arrivant devant la Ferme, déjà un aspect extraordinaire de couleurs : la vigne - vierge à droite du portail : un rouge formidable, les ampélopsis oranges, jusqu’à un rouge foncé, presque couleur de vin violacée.En entrant dans la cour, une véritable orgie de couleurs - aussi bien sur les murs, avec les ampélopsis qui font l’effet d’un immense incendie avec des flammes léchant les murs - que dans les plates - bandes où jamais encore il n’y a eu autant de fleurs de toutes formes et de toutes teintes : encore du jaune, du rose, du violet, du bleu, de l’orange, du rouge, de toute la gamme des rouges...C’est un spectacle inouï. Je suis resté là, presque pétrifié de plaisir, de joie.J’ai passé la journée en travaillant, en mettant de nombreuses choses à leur place d’hiver, et en continuant la sculpture commencée cet été : j’en ai terminé trois nouvelles aujourd’hui : je les appellerai : « Musiques sculptées ».Une merveilleuse journée de détente et de bonheur sans voir personne, entendant seulement au loin la voix de Maris - Louise et de l’autre côté du mur, celle de Marchand.Le retour, assez tard, toujours dans la brume, le jour disparaissant déjà,. Je voulais simplement te raconter tout cela, puisqu’il s’agit de la Ferme, que tu aimes, autant que je l’aime... ».Malgré tous ces bonheurs qui me sont accordés, je me sens parfois perdu dans la brièveté du temps qui nous est donné. Comme cela m’arrive parfois, c’est à Marc Delau que je confie mes pensées. Il sait toujours me répondre :« Je vous comprends ! Nous sommes sollicités de toutes parts, au dehors, au dedans, en toutes les parties, en tous les points, en tous les plis les plus secrets de nous-mêmes. Heureux ceux qui ont su choisir, ceux en qui une « passion » plus impérieuse impose, provisoirement, aux autres, sa domination. Création et contemplation, tendances actives et réceptives, venant toutes de très loin et pour lesquelles, au-delà de notre « moi » quelque chose en nous communique avec l’immensité du virtuel ! Structurés individuellement par la vie, devenue sa conscience, nous poursuivons, à un stade déterminé, l’œuvre permanent d’expansion et d’approvisionnement qui est le sien. Ainsi pouvez-vous - et comme vous le dites trop modestement « sans donner à vos travaux une importance exagérée », suivre votre voie avec suite, avec enthousiasme, dans la joie de créer et de découvrir. La vérité des vivants ne peut être que celle de la vie même. Car les vivants sont la vie ; ils l’étaient avant d’être des individus ! Dans cette optique, on ira, je crois, de plus en plus loin. Jamais assez cependant et l’effort spirituel à accomplir est immense... »

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CONVALESCENCE. 1962

Pour moi, l’année lancée, les vrais efforts ont commencé, car s’il convient de compter sur l’aide des autres pour ce qu’il m’est impossible de faire, il est indispensable de me prendre en main pour le reste. Et le reste doit être construit sur la conviction que le mal est extrait, bien extrait, sur la décision de laisser les médecins appliquer les traitements qu’ils jugent nécessaires, sur la volonté de chasser de l’esprit le terme de rémission pour n’y garder que celui de guérison. S’accrocher à cela, se cramponner, maintenir un barrage solide où aucune faille ne peut laisser le plus petit doute. Ce sera, au long de cette année et de celles qui suivront, l’impression de s’arc-bouter contre une porte pour la maintenir à tout prix, fermée hermétiquement. L’empêcher de s’entrebâiller et de laisser se glisser le mal. Efforts épuisants sans doute, mais le résultat vaut l’acharnement qu’on y met, et la victoire est l’inestimable récompense gagnée.Pour le moment, il s’agit de s’organiser une existence où les nécessités médicales ont leur place, mais pas plus, et où il reste le plus d’heures possible pour les problèmes familiaux, quel-ques soins ménagers, les visites amicales, le travail intellectuel, pour la quotidienne et merveilleuse vie.La radiothérapie commence donc, et pendant deux mois, à raison de quatre séances par semaine, Paul me conduit en voiture à l’Institut. On m’a prévenue que le traitement serait fatigant, que j’aurais probablement des réactions désagréables : nausées, perte d’appétit, épuisement. En réalité, je ne connaîtrai que lassitude supportable et aversion momentanée pour la viande... qu’il faut pourtant avaler. Rien de vraiment terrible si ce n’est cette très désagréable impression d’un dessèchement de la peau qui semble se rétrécir, et cette insensibilisation définitive d’une partie du thorax.Les deux médecins qui s’occupent de moi sont jeunes et gais. Je décide d’être, sinon aussi jeune, du moins aussi gaie qu’eux car il leur est agréable de commencer la journée avec une patiente de belle humeur.Il en faut d’ailleurs une certaine dose de cette humeur souriante, pour suivre, dans les sous-sols de l’Institut, l’itinéraire assez sinistre agrémenté de tuyauteries apparentes, entre des murs aux couleurs tristes, qui conduit aux services de radiologie et de radiothérapie. On y rencontre de grands malades acheminés sur des fauteuils et des chariots et on se sent presque coupable d’être sur ses jambes et apparemment alerte. Pour garder un moral convenable, je décide de tricher. Chaque fois que je me retrouve bouclée dans la cellule tapissée de plomb à l’odeur fade, violemment éclairée, sous l’énorme appareil minutieusement orienté au-dessus de la table où je suis allongée, et que je reste seule, coupée de l’extérieur où je devine le technicien attentif derrière le hublot, je ferme les yeux sur mon petit cinéma intérieur. J’efface l’Institut, la cellule, l’appareil, la maladie, j’annule plusieurs mois et je me retrouve dans une petite vallée autrichienne, au bord d’un rustique bassin creusé en pleine prairie, sous la lumière dorée de juillet. Le ronronnement de l’appareil devient un bruit lointain d’avion haut dans le ciel, le projecteur est soleil, la table tapis d’herbe fleurie au bord de l’eau. L’odeur déplaisante du lieu hermétiquement clos s’égaie des subtiles senteurs de la montagne. Et je revois avec félicité, le village, le ruisseau, les pentes. Là-bas, j’étais seule comme je suis ici. Mais ici comme là-bas, je sais la présence de Paul de l’autre côté du mur, comme elle l’était de l’autre côté de la frontière. Alors, ici, dans cette chambre plombée, ce sont ces moments que je me plais à revivre. Plus de murs, plus d’énorme machine au-dessus de moi, plus de lumière violente, mais l’espace, le ciel bleu, le soleil, les sonnailles et les odeurs de l’été en montagne. Ainsi, chaque séance se transforme en évocation, et la journée commence, non en corvée sous le signe de la maladie, mais en fantaisie née de l’imagination et du souvenir.A la maison, les journées sont teintées d’amitié avec les coups de téléphone et les visites, d’amitié discrète et positive. Pas de questions, pas d’apitoiement sauf de la part d’une amie particulièrement maladroite qui m’aborde à chaque visite et à chaque coup de fil par un - Alors, ma « pauvre amie, comment vous sentez-vous ? » qui finit par m’exaspérer. Les autres ont la délicatesse de ne faire aucune allusion à la maladie. C’est simplement comme si je revenais d’un voyage et qu’après une absence, nous nous retrouvions avec plaisir. Des fleurs, mais surtout des livres, des dessins et des toiles, des œuvres personnelles dédicacées. Comme c’est bon tout cela. Les enfants et leur père sont discrètement attentifs à m’épargner tout effort.Très vite, je tente quelques sorties : la première promenade dans le parc voisin prend l’allure d’une prouesse sportive. Accrochée au bras de Paul, j’ai cent ans, et c’est à petits pas que

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nous parcourons les allées, nous moquant de nous-mêmes et nous imaginant petits vieux courbés... plus tard, beaucoup plus tard... La voiture nous conduit un jour jusqu’à la Ferme, j’y retrouve le râteau abandonné dans le jardin depuis plusieurs semaines et j’oblige mon bras maladroit à tirer le long manche dans une allée. Nous nous offrons une matinée dans notre cinéma préféré du Quartier.Plus tard, taisant la lassitude qu’en réalité je ressens, j’arrache à mon vigilant époux, deux permissions de sorties du soir. Je l’accompagne à une « fetjuada » brésilienne donnée par Cérès Franco, pour ses amis et les peintres de sa Galerie. Je choisis ma robe la plus stricte et la plus collet monté pour camoufler les pansements. Elle est si insolite parmi les magnifiques dos bruns dénudés des très belles femmes présentes, qu’elle en devient excentrique et m’enlève tout complexe. Je suis heureuse au milieu du bruit, du mouvement, de la gaieté parmi les artistes, les écrivains, les journalistes qui, autant que moi, apprécient les très fameux haricots épicés et les vins. Etourdie quand même par les conversations et l’agitation, je me laisse ramener à une heure raisonnable pour quelqu’un qui doit être tôt sous sa bombe.L’autre soirée est plus émouvante pour moi. Un concert est donné à Paris, avec des œuvres de Paul. Nous y invitons mes médecins. Le Docteur H. n’est pas libre, les deux jeunes médecins de la Radiothérapie viennent.Le maquillage et surtout la joie de cette soirée donnent à la malade qu’ils ont vue le matin même. . . au naturel, un éclat qui les fait hésiter à me reconnaître. Leur surprise est un merveilleux compliment. Nous éprouvons le même plaisir de nous retrouver dans un lieu plus exaltant que le sous-sol de nos rendez-vous habituels... et nous nous embrassons.Ils me diront, plus tard, lorsque je les quitterai, le traitement achevé, combien ils ont de satisfaction dans leur travail, lorsqu’ils constatent, chez ceux qu’ils soignent, le désir violent et la volonté ferme de vaincre la peur et la lassitude. Pas si facile, cela !Tant que je fréquente l’Hôpital, il me semble que rien ne peut m’arriver de mauvais. Je continue à me sentir prise en charge et en même temps obligée d’aider ceux qui s’occupent de moi, en tenant bon. Mais le traitement va être terminé. Je n’aurai plus que les examens de contrôle à faire faire très régulièrement...Brusquement je me sens comme abandonnée avec, tapie au fond de l’inconscient, quand bien même la raison dirige le conscient, l’angoisse, compagne encombrante et tenace, avec laquelle il faut bien vivre désormais.Je me refuse à prendre calmant ou euphorisant. Je veux rester moi-même, décidée à régler seule les questions qui ne dépendent que de ma propre volonté. Je veux que la force que je sens en moi domine d’inévitables effrois. Je veux rester maîtresse de mes sensations tant qu’elles sont dictées par l’imaginaire. Cela pour la dignité d’un esprit qui, seul, est resté intact dans 1’aventure.Alors, j’organise, pour mes journées, un emploi du temps très strict, qui ne peut laisser aucune place à la divagation. L’existence bousculée que j’ai toujours menée me plaisait bien, jamais monotone, toujours rythmée, semblait-il par des montres, des horloges, des horaires qui précipitaient le temps.Mais maintenant, puisque la maladie m’oblige à la raison et à la lenteur, je me réjouis d’avoir enfin le temps de savourer le temps, d’avoir le temps de perdre le temps...Perdre le temps, c’était, hier, dans une journée trop remplie, me livrer, en trop grande hâte, à ces tâches qui ne me rebutaient pourtant pas. Perdre le temps, aujourd’hui, c’est, à côté de préoccupations intellectuelles, prendre un plaisir serein à essuyer une assiette roumaine datée 1899, un plat patronymique de Nevers, un fixé sur verre de Bohème, à caresser le bois d’un très ancien moule à fromage norvégien ou une planche à calendrer finnoise. J’aime tant les endroits à vivre que j’aime aussi les soins qu’ils demandent et le contact avec les objets et les livres qui les habitent, et que nous avons choisis pour nous accompagner dans la vie de chaque jour.Peut-être notre attachement aux choses vient-elle des pertes successives que Paul, en Hongrie, en Allemagne, et moi avec lui, en France, nous avons subies.Voir brûler ses livres et ses manuscrits, voir disparaître ce qu’on a aimé rassembler, souvenirs et humbles trésors, est dure épreuve. Un arbre se transplante avec mille précautions et on garde autour de ses racines un peu de la terre d’où il est sorti. L’homme dépouillé l’est de son terreau même et il lui faut apprendre à survivre dans un terrain sans souvenir. Un de nos amis juifs passa le restant de la vie qui lui fut accordée dans son pays d’exil, à rassembler dans le grenier de la maison qu’il finit par acquérir, berceau et jouets, livres d’enfance et d’adolescence, vaisselle ancienne et vieux meubles achetés au hasard des ventes. De temps en

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temps, il grimpait dans son grenier et se plaisait à imaginer des souvenirs qui, s’ils n’étaient pas les siens, évoquaient quand même pour lui, des racines. C’est un peu cela que nous faisons en peuplant, depuis la fin de la guerre, nos logis, d’objets d’origine presque toujours populaire, recueillis au hasard des voyages ou sauvés de la destruction.Nous pratiquons volontiers la religion du débris, nous fréquentons les Puces - pas souvent les snobs de Saint-Ouen, mais les petites, les minables - celles de la Porte de Vanves, de Bicêtre, et aussi les entrepôts des casseurs et des ferrailleurs, les décharges ; nous n’osons pas aller jusqu’aux poubelles... pourtant que de tentations elles offrent !Nos amis s’amusent de notre manie, mais admirent nos trouvailles et comprennent que c’est une forme de pérennité que nous voulons offrir à toutes les vieilles choses qui ont tant vécu et qui ne méritent pas de disparaître tout-à-fait.Alex Kristof a décidé de nous imiter... et nous a conté sa dernière mésaventure :- « Je passais lentement dans un village, lorsque j’ai entrevu, près d’une forge, une femme mettant le feu à un grand personnage de bois, à côté, une vingtaine de statues semblables, en tas, attendaient, semblait-il, le même sort. Imaginant, bien sûr, un abominable saccage, je me suis précipité ... pour apprendre que le mari fabrique, en série, des saints bretons, que la femme arrose de pétrole, pour y mettre partiellement le feu, donnant ainsi naissance à une collection d’ « antiquités ». Lesdites antiquités partent ensuite dans les boutiques de la côte, où elles attendent l’amateur ! Inutile de vous dire que j’ai filé, sans plus d’idée de sauvetage... »C’est donc le moment, pour moi, de profiter longuement de nos « débris » si pleins de vie encore. J’ai enfin le temps de les toucher, de les soigner, de refaire connaissance avec eux. Et refaire connaissance avec ce qui peuple la maison, c’est aussi se souvenir.Ainsi, chaque objet que je prends en main me raconte une histoire, et la tâche devient plaisir, puisqu’elle se fait sans hâte et ranime les souvenirs. Mais je ne m’attarde pourtant pas démesurément à ces travaux domestiques.Et je retrouve chaque jour, avec joie, des livres que je n’ai pas encore lus.Des cours d’histoire de l’art ancien, - l’art contemporain, lui, est quotidien pour moi : la musique de Paul, les répétitions et les concerts de musique d’aujourd’hui, la fréquentation des plasticiens et d’écrivains, les vernissages des amis - parce que je ressens l’irrésistible besoin de replonger dans le passé, pour mieux comprendre le présent. Je reprends aussi l’étude de la langue allemande qui, pour je ne sais quelle mystérieuse raison, - alors que certains souvenirs devraient en faire un langage détesté - me donne un étrange plaisir et évoque comme un très lointain passé que j’aurais vécu.J’entreprends enfin le rangement que je veux croire définitif de notre bibliothèque - exercice recommandé pour redonner des muscles au bras déficient et manière de lier l’utile à l’agréable.J’ai pour quelques-uns de nos livres, une tendresse particulière. Ils sont les plus mal habillés, leur papier est jauni, leur brochage très abîmé, leur reliure souvent griffée.Pourtant je leur garde une place au milieu d’exemplaires numérotés, d’ouvrages de bibliophilie, de volumes dédicacés, de recueils rares.Ce sont les premiers livres que j’achetai lorsque, écolière, j’allais à pied ou je goûtais sans chocolat, pour réserver les quelques centimes de la place de tramway ou de la tablette, à la caisse noire, à eux destinée.Depuis ce temps, inlassablement, les livres envahissent les murs de nos pièces. En rangées, plusieurs regroupés savamment, en piles désinvoltes, dans l’attente d’un classement méthodique, maintes fois pris et repris pour la lente lecture, la recherche d’une référence ou le travail patient, aucun d’eux ne donne jamais à mon cœur le petit choc et l’éclair du souvenir comme les pages jaunies, les brochages fatigués, les cartonnages fendus, les cuirs griffés et fanés, les titres à moitié effacés.Nos enfants ne les ont pas utilisés, ces vieux livres. Ils ont eu la chance - mais est-ce vraiment une chance ? - d’être largement pourvus de recueils pour leurs études et pour leurs lectures. Mais ils n’auront jamais connu la jouissance singulière d’apprendre Musset et Racine, de lire Hugo et Molière dans des pages longtemps convoitées avec, dans la bouche, une saveur de chocolat perdu et dans l’oreille, le timbre d’un tramway dédaigné.Il serait pourtant exagéré de dire que je bénis cette occasion qui m’est donnée de me livrer maintenant à tant d’occupations plaisantes, mais j’ai l’impression, en truffant les jours de tâches pour moi agréables et auxquelles notre vie remuante ne m’avait jamais laissé le loisir de m’attarder, de narguer le sort et de me prouver à moi-même qu’il y a autre chose dans mon crâne que la lente obsession du mal.

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On dit que les cellules malignes qui existent en chacun de nous, ne se mettent à vivre que si une sorte d’équilibre mental est détruit. Eternelle lutte entre le mal et le bien, l’ombre et la lumière. Si donc je parviens à maintenir ma lucidité en éveil, les cellules mauvaises qui sont encore là, en moi, retrouveront peut-être leur dormance.Un voyage se dessine, pas à ma manière, mais à la façon de la Faculté qui décide que je dois partir pendant deux mois dans une maison de repos et de rééducation fonctionnelle. Et me voilà moi, l’irréductible indépendante, contrainte d’accepter l’idée d’une sorte d’internat. C’est ainsi que j’imagine la maison en question. Les amis avancent que je ferai le mur au bout de trois jours. La famille, bien trop soucieuse, avant tout de ma santé, prétend qu’on se passera fort bien de moi... une fois de plus et organise déjà mon absence. Il ne me reste qu’à faire bonne figure et à assurer qu’après tout, la perspective de huit semaines de vacances sur la côte, m’enchante. Dès que j’ai prononcé le mot vacances, je décide, en effet, de faire du meilleur gré possible, cette nouvelle expérience de loisirs.Début de l’aventure : je pars seule. Pour la première fois, depuis quatre mois, je me détache de la vigilante tutelle de Paul, retenu à Paris par son travail. Le train quitte une ville humide et froide et arrive tôt, le matin, dans un Toulon ensoleillé. Je ne résiste pas à une puérile envie d’élève gagnant le pensionnat où elle sera bouclée. Je célèbre mes dernières heures de liberté en descendant vers la rade pour m’offrir un petit déjeuner sur une des terrasses du port... Et je me sens là, brusquement, abandonnée ! Etrange impression qui me fait comprendre combien, malgré mes sursauts, je me suis absolument livrée aux autres - ceux qui me soignent, ceux qui m’aident depuis quatre mois. Tout le plaisir d’être libre, seule, s’efface et apparaît la panique. Je ne suis pas encore redevenue moi-même. Ciel et eau, soleil et bruits, c’est trop vaste, c’est trop libre. Il me faut encore, avant de m’envoler, un peu de temps dans la tiédeur d’un rassurant cocon. Mes pensées vont à vau-de-route et je me hâte de chercher le car qui m’emmènera vers Hyères, vers le refuge où on m’attend.C’est bien un refuge, en effet, que je trouve, où pendant huit semaines, je reprends souffle.Dans cette vie d’une communauté, toute faite de discipline et de contraintes, je me sens étonnement heureuse. Alors que jamais je n’ai pu me plier à une rigueur quelconque au sujet d’heures de sommeil, de travail, de fatigue, alors que, toujours j’ai bousculé des horaires et dédaigné la prudence, j’accepte avec bonheur les sonneries qui règlent la vie pratique de la maison. Dans notre communauté d’handicapées, à côté des moments d’effort, à côté des minutes drôles, il y a la possibilité de vivre de bien belles heures de solitude ou de travail dans la bibliothèque silencieuse, largement ouverte sur le bleu du ciel et les senteurs du jardin. Il y a aussi des occasions de rencontres intéressantes et de contacts humains inattendus et toujours enrichissants.Des amis provençaux ou de passage sur la côte viennent me voir, et surtout, la toujours chère Madame Poulet qui vit maintenant chez ses enfants, Georgette et Georges Vincent, à Marseille ou au Lavandou.On me promène et on m’invite. Ce sont certes des moments heureux, mais toujours étrangement teintés du désir de retrouver, le soir, la maison-refuge. Quand donc couperai-je ce cordon ombilical qui me lie à la mère-médecine, et me sentirai-je enfin vraiment libérée de ce besoin de tutelle ? Je retrouve, chaque soir de « sortie », une irritante mentalité de pensionnaire qui me fait hâter le retour, tant la crainte de dépasser l’heure permise me préoccupe. Mes amis en rient. A moi, cet assujettissement inconditionnel ne plaît pas du tout, pourtant je ne parviens pas à m’en affranchir.Paul n’a pu résister à l’envie de me rendre visite à Hyères, mais la grippe l’a confiné dans sa chambre d’hôtel et c’est très fatigué et déçu qu’il est parti faire des enregistrements prévus à Marseille et à Lyon avant de regagner Paris et de retrouver Robin.Les lettres que je reçois sont rassurantes quant aux rapports entre le père et le fils, mais, en réalité, tout ne va pas facilement entre eux. Paul n’a pas encore compris combien plusieurs chocs successifs ont ébranlé le garçon trop sensible : la mort de sa grand-mère, la maladie de son grand-père, l’opération de sa maman, et ajoute-t-il lui-même, quand enfin ils ont tous les deux une conversation à ce sujet, « le départ de Miroka » ! Ses résultats au lycée deviennent moins bons et Miroka propose de prendre son frère à Lille pendant la prochaine année scolaire. Mais tout s’arrangera quand je rentrerai et saurai une fois de plus « expliquer » le fils à son père.C’est en réalité dans le dessin et la peinture que Robin exprime le mieux sa personnalité. En témoigne une de ses premières œuvres, de cette année justement, qui laisse prévoir le talent du peintre qu’il va devenir.

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De nombreux amis invitent les deux célibataires et leurs soirées se passent chez les Brandon avec Agnès et Claire, chez les Gouin avec Sylvie, Isabelle et Pascal, chez les Vissot avec Eric et Gilles. Ils vont parfois dîner au Quartier avant d’aller au Concert.De Miroka et de Claude, les nouvelles sont excellentes. Ils installent joliment le petit appartement qu’ils ont loué. Claude continue ses études d’Ingénieur Chimiste et Miroka tra-vaille à mi-temps avec un des professeurs de son mari : laboratoire, secrétariat, traductions d’anglais et d’allemand en attendant un poste de technicienne au C.N.R.S.Dès mon retour, nous allons les voir à Lille et sommes heureux de les trouver... heureux !Les huit semaines de repos ont été bénéfiques : jour après jour, les forces sont revenues avec une forme d’équilibre que l’existence organisée de la maison de convalescence a favorisée. Et c’est beaucoup plus solide, que j’ai regagné Paris et la vie quotidienne.Des problèmes ont surgi avec mon père qui doit être transféré de l’Hôpital d’Issy à celui de Brévannes où il est soigné pour des complications pulmonaires. Nous attendrons sa guérison pour l’installer dans une excellente maison de repos près de Moret sur Loing.L’été est vite arrivé que nous passons à la Ferme. Miroka et Claude viennent nous y rejoindre pendant deux semaines, tandis que Robin fait un séjour à Bristol, pour un stage d’anglais.Et nous sommes, comme toujours, heureux dans nos vieux murs. Notre coin de terre à la Ferme est le plus contestataire des vergers, les arbres, les plantes et les bêtes n’y font rien comme autre part.Des arbres qui y poussaient lorsque nous sommes arrivés, peu sont restés. Le gros cerisier, que pourtant nous admirions avec ses parures de printemps et d’été, fut fâché de notre enthousiasme pour l’arbre du voisin : chaque avril, nous guettons la métamorphose de celui que nous nommons « l’arbre de Mondrian », lorsque, brusquement, le pinceau de Van Gogh semble le toucher. Le vieux prunier, fendu par la tempête, ne nous a pas abandonnés, mais après avoir fait exploser sur ses branches vives, un éblouissement de pétales, il s’arrête et se repose jusqu’au printemps prochain. Le reste ne pousse et ne prospère que si nous le chipons ou si on nous l’offre. Ce que nous achetons chez les horticulteurs, fait un tout petit effort au départ, puis renonce ou se transforme : des pêchers meurent, des poiriers disparaissent, un pommier en espalier lance un rejet de cognassier, l’abricotier, pris de frénésie, se hausse d’abord sur la façade jusqu’à dépasser le toit, puis décide de fabriquer des sortes de petites prunes. Mais le chèvrefeuille, offert par la voisine, se plaît là, le sapin rapporté du Tyrol prend des proportions inquiétantes, Philémon et Baucis, autres sapins jumeaux arrachés aux pentes du Ballon d’Alsace, poursuivent leurs amours sans problème apparent. Des rosiers rabougris ramassés n’importe où, reprennent leur entrain sous la fenêtre de la salle. L’été, surgit apportée par le vent, la surprise fleurie de pavots et de coquelicots. Des lavandes importées du Plateau de Valensole côtoient des buis venus des Gorges du Verdon. Une touffe de pieds d’alouettes, née entre deux rochers des Dolomites, s’épanouit en août. La pelouse ne parvient jamais à être gazon : les violettes, les primevères, les pâquerettes s’y bousculent avant de laisser s’y glisser la renoncule et le trèfle, quand ce n’est pas l’envahissant liseron.Il nous viendra, une fois, l’idée saugrenue de livrer le jardin rebelle à un spécialiste qui prendra beaucoup de peine, de temps, d’argent pour l’assagir, et nous partirons en voyage, certains d’avoir pour nous y installer durant l’été, un domaine enfin discipliné.Les retrouvailles seront surprenantes. La pelouse sera devenue, grâce à de savants « traitements sélectifs », champ de hautes graminées ! Je les mesurerai ; un mètre quatre-vingt-deux, juste la taille de Paul quand il ramera dans les splendides vagues des légères et vertes tiges. Il nous faudra trouver un faucheur et une faux à la lame spéciale, pour venir à bout de cette gracieuse mais envahissante marée.Alors, nous laisserons nos arbres, nos plantes et notre herbe en faire à leur fantaisie, accordant au jardin quelques dons produits de quelques menus larcins ou cadeaux d’amis, ainsi il nous tolérera et attirera des hôtes aussi fantasques que lui. Nous y vivons en bonne intelligence avec un grand-duc, locataire silencieux d’un des greniers, et qu’attire, parfois une lampe allumée dans la maison ; nous y côtoyons des chauves-souris un peu envahissantes lorsqu’elles décident brusquement de s’installer en famille dans une chambre ; nous y intriguons des loirs curieux qui se dressent derrière la vitre pour écouter le piano ; nous y jouons avec des troglodytes farceurs qui, à deux, font autant de froufroutements d’ailes que vingt moineaux. Il nous arrive une fois une famille hérisson et plus tard un esseulé, amateur de gratouillis sur le museau, un gros lièvre s’installe dans la grange, une grive fait son nid dans la vigne, un faisan franchit le mur pour échapper aux chasseurs, une merlette bâtit son logis à la hauteur de la table où nous prenons nos repas, dans le jardin et semble avoir beaucoup de

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plaisir, pendant qu’elle couve, à notre compagnie, sans que les chattes manifestent la moindre envie de la déranger.Les plus fantasques des hôtes du jardin, exception faite des roitelets insolents qui viennent parfois se percher sur nos épaules et sur nos têtes pour nous narguer, sont une hirondelle bohème et sa cour.D’abord, elles décident de construire un nid dans un angle de la salle, et accrochent à une poutre une architecture de paille et de boue. Mais nous fermons la fenêtre chaque soir, et pendant une semaine, il nous faut aussi la tenir fermée le jour, pour convaincre les bâtisseurs d’édifier ailleurs. Ils entreprennent alors de retaper un vieux nid abandonné, fort mal placé, en plein courant d’air, dans l’étable. Et la communauté prend ses quartiers d’été, au-dessus de la table du jardin, sur les branches mortes du pommier, dont le dessin est si beau sur le ciel que nous ne nous sommes pas décidés à les couper. Tous les soupirants sont attentifs aux caprices de la vedette qui bavarde intarissablement en « chantant » ! , car elle « chante » cette drôle de bestiole, et tous suivent ses jeux et ses fantaisies.Un jour vient où elle s’installe dans le nid pour y pondre et couver, gavée par ses amis. Cinq petits naissent qui, gavés eux aussi par les « pères » deviennent énormes. Leur premier essai de vol fait l’objet d’une grande fête, dans les branches du pommier, au-dessus de nos têtes. Dans la soirée, la pluie arrive, les petits, exténués, essayent de se caser dans le nid qui brus-quement, semble trop petit. Alors la mère annexe un logis troué sous la poutre voisine et y installe une partie de sa progéniture. Le lendemain, la fête recommence et jusqu’à son départ de septembre, nous avons la compagnie bruyante et agitée de toute la bande peu farouche toujours à la traîne de sa vedette chanteuse et des enfants de la communauté.Mon père installé dans sa maison de repos, Robin entré en première, toujours au lycée Michelet, je consulte le médecin-expert qui confirme que je pourrai reprendre mon travail en janvier. Me vient alors l’envie irrésistible de faire un court voyage, seule, pour essayer vraiment mes forces.Je choisis la proche et calme Hollande, après une étape à Bruxelles, chez Nelly.Ce séjour d’octobre en Hollande me laissera un merveilleux souvenir.L’automne y est splendide. Tranquilles joies. Un hôtel paisible m’offre, chaque soir, le refuge d’une agréable chambre, après les Musées et les promenades. Je parcours la ville en tous sens, à bord des trams - moyen le plus efficace pour un premier contact avec tous les quartiers d’une ville. Il est toujours possible de descendre à la rencontre du pittoresque, de l’inattendu, et de revenir sur des lieux repérés au passage.Amsterdam plairait infiniment à Robin. C’est très exactement cette « Venise du Nord » que je croyais langage publicitaire et qui est si vrai. La presque même saleté règne d’ailleurs dans certains canaux, là, où justement le quartier est le plus pittoresque. Sous ma fenêtre, l’eau coule propre, y tombent seulement les feuilles jaunes des ormes du quai. Le soleil y danse gaiement car il fait un extraordinaire temps de très bel automne. L’air a cette exacte température qui le rend inexistant. Une très légère brume adoucit la lumière. Rien ne pouvait être plus réussi pour cette ville qui a tant de charme et d’attrait. On y vit, on y est actif, les filles y sont jolies et piquantes, les femmes quelconques ou très distinguées. On y rencontre plein d’imprévus : un orgue de Barbarie au milieu d’une rue, un autobus « antialcoolique » tout fleuri et enrubanné qui « chante » joyeusement, des paysannes joliment habillées qui font leurs achats, une église flottante dans un quartier de maisons flottantes le long de deux quais, des écoliers qui règlent la circulation à la sortie des écoles, un bonhomme dont le métier est de garder les voitures d’enfants - avec les enfants dedans - à la porte d’un magasin, deux jeunes gentlemen qui descendent d’un train, en jaquette avec haut-de-forme, foulard de soie et parapluie sans étonner personne, des restaurants exotiques en quantité, des self services où on peut se nourrir, à n’importe quelle heure, avec tout ce qu’on peut imaginer de cuisine internationale, des bateaux ramasseurs d’ordures, des mouettes et des canards qui se disputent les bons morceaux sur l’eau du canal... Que tout cela est sympathique, vivant, affairé et coloré. Et comme l’eau et les arbres du quai sont reposants.Nos vieux amis, les « Frères Jacques » chantent au Concertgebow ; je m’offre le plaisir de les voir, pour une fois, de la coulisse, où je jouis de leurs mimiques, entre deux chansons. Le lendemain, nous allons ensemble, voir les écluses de Ijmunden. Eux partis vers une autre ville, je reprends mon vagabondage qui me conduit jusqu’à Haarlem où je veux voir l’exposition Franz Hals....... Elle s’est terminée la veille ! Au bar du Musée, confortable et sympathique - Oh ! l’abreuvoir - râtelier du Musée du Louvre, chez nous ! - je dis tout haut ma déception. Mon voisin me convie à le suivre et c’est ainsi que pour moi seule, le conservateur - car c’est

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lui - ouvre des salles fermées, déplace des toiles à la réserve et m’offre la plus inespérée des visites guidées !Je réserve à Van Gogh les dernières journées de mon séjour. De concert en exposition, de Musée en Marché aux Puces, de Rotterdam à Haarlem, je vis mille contentements. Les premiers soirs, je regagne le calme de ma chambre, passablement épuisée.Peu à peu, recule la fatigue et reviennent les forces. Les ultimes jours, je les veux éblouissants. C’est d’abord la joie de trouver dans le parc « De Waterberg » au Nord d’Arnhem, les beaux objets populaires réunis dans les maisons, les fermes, les moulins, les ateliers transportés de tout le pays, restaurés et installés dans le Musée de Plein air. Plaisir de découvrir la ferme de la Gueldre et celle de l’Overrijssel, la cabane du pêcheur de Volendam et le Jardin de plantes médicinales, l’école de Marke Van Lhee et la Brasserie brabançonne, le moulin à papier de la Véluwe et le moulin à vent « Spinnekof », et partout les humbles témoignages de la vie quotidienne : poteries et grès, bois et étains, tissus et pierres. C’est encore près de Arnhem que je termine superbement, dans la forêt d’automne pourpre et or de Hooge Véluwé, mon escapade hollandaise. C’est dans le beau Musée Kröller-Müller où l’architecture, la sculpture, la peinture font avec la nature un tout inoubliable qu’il faut retrouver Van Gogh, aller des feuillages embrasés du parc aux oliviers de Provence et aux blés d’Auvers. Je jouis là des plus heureux moments de cette très belle expérience que j’ai voulu faire d’un retour à la vie vraie, riche, pleine.La tentative est devenue réussite. Je reviens à Paris « reconstruite », sûre de moi, tout - à - fait prête à reprendre la vie active que j’aime tant, après les deux mois de « vacances » - je veux appeler ainsi mon congé de maladie - qui me restent !Je retrouve Paul à Lille où je m’arrête sur la route du retour. Nous passons de très courtes heures auprès des enfants pour le moment fort occupés par les examens que passe Claude et préoccupés par la grossesse probable de Miroka. Grossesse confirmée au début de novembre :« ... Autour du 13 juin, naîtra le « divin enfant ». Préparez donc tambours et trompettes et que tout le monde chante et danse !... Trêve de plaisanterie. Depuis l’instant où le médecin m’a confirmé que j’étais enceinte, mon cœur bat très fort. Ce matin, en m’éveillant, tout de suite j’y ai pensé et ça m’a remplie de bonheur ! Suis-je vraiment une autre qu’hier ?... »Une fois rentrée, j’ai besoin de dépenser le trop-plein des forces qui me sont revenues et profitant des dernières semaines de congé qui me restent, je multiplie avec joie, seule ou avec Paul, sorties et rencontres.Je suis de tous les vernissages, je vais voir toutes les expositions, je reçois tous ceux qui ont si gentiment réconforté, pendant mes absences, Paul et Robin.Nous allons à Pleyel entendre le Chœur Vallicelliano de Rome ; salle Chopin, écouter le Duo Lengyel ; au « Domaine Poétique » où nous retrouvons le toujours joyeux Pierre Clément, pour y assister à une séance de « Poésie ouverte » ; au Conservatoire où on donne de la Musique Expérimentale.Nous participons à la soirée qu’Heugel organise, après avoir passé un moment au vernissage Arp, chez Denise René. Nous revoyons les Kristof, arrivés pour quelques jours de New York et ils dînent chez nous avec un jeune pianiste d’avenir : André Gorog.Intriguée par l’annonce d’une matinée offerte à l’Olympia par le disquaire des chanteurs « Johnny Hallyday » aux jeunes de huit à treize ans, j’ai la curiosité d’assister à ce spectacle qui me scandalise tant que j’envoie un article à « l’Éducation Nationale ». Gilles Ferry, le rédacteur en chef, l’accepte sans discuter :« Il est important, m’écrit-il, que l’ « Éducation Nationale » fasse entendre sa voix sur cette affaire. J’ignorais pour ma part que des enfants de huit à treize ans aient été appelés à participer à de pareilles manifestations... ».L’article « Twist de huit à treize ans » qui parait en janvier 1963, est reproduit dans une vingtaine de journaux et de revues de province, et provoque tant de polémique que je suis surprise moi-même du nombre de réactions et de lettres d’approbation que je reçois.J’accompagne parfois Paul, au studio, et assiste aux derniers montages de « Quand la mesure est pleine » qui est présentée à quelques amis à la maison l’avant-dernier jour de l’année avant une Saint Sylvestre passée avec les enfants.Mais l’angoisse est encore présente chez nous, cette fois avec l’état des yeux de Paul. Notre ami André Dubois-Poulsen qui a tenté un traitement au sérum Bogomoletz, doit constater l’inefficacité de celui-ci.Et ces yeux qui se sont tant fatigués à écrire la monumentale partition de la « Polyphonie pour orchestre » renoncent à transposer sur le papier à musique, deux courtes harmonisations avec

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orgue de Barbarie - ou plus justement de Barberi ! - : TROIS BONS COMPAGNONS 190 et LES TROIS BOHÉMIENS 191, Noël provençal.

1 90 M.S. inédit.1 91 M.S. inédit.

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PORTRAIT-DE-L’OISEAU-QUI-N’EXISTE-PAS 1963

Il faut dès le début de janvier 1963 mettre au point la partition de « Polydiaphonie pour orchestre » composée l’an passé à la demande de Michel Philippot.Le premier enregistrement en est confié à l’Orchestre Philharmonique sous la direction de Tony Aubin. Je ne suis pas ravi du choix de ce chef qui n’a pas l’habitude de diriger cette sorte d’œuvre. Il me reste à beaucoup travailler avec lui, pour arriver à un résultat convenable. Michel Philippot vient assister à l’enregistrement et convaincu, me félicite pour ce qu’il juge - malgré ses réticences du début - une réussite. Il faudra encore monter l’œuvre en stéréophonie car elle doit être présentée en première mondiale, au Sixième Festival International du Son de 1964, à Paris.C’est encore Tony Aubin qui dirige, en février, dans le cadre des « Concerts Oubradous », à Gaveau, le « Divertimento de Concert n° 4 », avec Robert Bex, et qui enregistre les « Variations pour cordes » qui seront diffusées en mars avec l’Orchestre Philharmonique. Les « Variations » seront redonnées en septembre par Eugène Bigot et l’Orchestre de Chambre.Rampal donne au Théâtre des Champs-Elysées la « Suite paysanne hongroise ». On entend encore le flûtiste dans le « Divertimento de Concert n° 1 », souvent retransmis par la « Saarlandischer Rundfunck » dont l’Orchestre de Chambre joue à différentes reprises la « Suite de danses », la « Symphonie en quatre mouvements » et le « Divertimento de Concert n° 4 ».La station allemande diffuse une seconde fois le « Concerto pour bande magnétique » en janvier et les « Sept variations spatiophoniques » en mars.Robert Quattrochi interprète, en mars pour France IV, les « Deux Récitatifs » pour violon seul, et l’Orchestre symphonique de Lille, avec Raymond Chevreux, donne la « Petite Suite pour cordes » en octobre.Je suis heureux de cette dernière interprétation, comme je l’écris à Chevreux :« ... J’ai écouté avec un réel plaisir, ma « Petite Suite » par l’Orchestre de Lille, sous votre direction. Cette petite œuvre simple, je l’ai beaucoup entendue déjà, mais surtout dans les pays germaniques et anglo - saxons, où les exécutions manquent souvent, de ce que j’ai retrouvé ce matin : légèreté ( et non facilité ), limpidité, sérieux ( sans grandiloquence ) et élégance. Je vous remercie bien sincèrement de cette exécution fort sympathique ...».Claudine Isel, dans l’émission de Jane Bathori, en mai, et Eva Rehfuss pour Radio-Lausanne, en septembre, chantent la « Gerbe hongroise ».J’ai obtenu la diffusion d’un nouvel enregistrement de la « Cantate de la Terre » dirigé par moi.J’ai malheureusement peu l’occasion de jouer comme pianiste ! Trois fois seulement au cours de cette année où je donne « En mer » et « Dix-sept Instantanés », puis trois « Petits Préludes et fugues » de Bach avec encore « Dix-sept Instantanés », enfin, pour Noël, la « Suite des Colindes » de Bartók.Mais, en été se continue la série d’émissions : « Le piano inspiré par le folklore » sur France 1, après, d’avril à juin, sur France IV, une nouvelle série « Musiques instrumentales inspirées par le folklore ».Folklore ! Toujours et encore folklore ! A Berne-Beromünster, sont diffusées les « Volkslieder aus Georgien » et à Lille, en été, huit émissions d’ « Images sonores populaires ».C’est surtout la nouvelle série des « Chants et rythmes des peuples » montée l’an passé, qui va avoir le plus de succès auprès de la presse comme auprès des auditeurs qui me resteront fidèles pendant des années. Elle est faite du matériel que j’ai pu ramasser au cours de mes voyages, de mes recherches, de mes enregistrements personnels, des échanges avec mes correspondants folkloristes.Dans « Sud-Ouest Bordeaux », on lit le 13 janvier :« Grand spécialiste du folklore, Paul Arma a enregistré un très grand nombre de chants et de rythmes pris sur le vif. Sans distinction raciale ou confessionnelle, il a capté au hasard de ses rencontres avec les hommes de tous les pays, des images sonores qui invitent au voyage et à la fraternisation des peuples.Dans la composition des programmes de ses émissions, il s’est laissé guider par un éclectisme libéral et s’est attaché à donner un vaste panorama de l’immense domaine du folklore musical ».Et dans « Le XXème siècle », Daniel Domaine écrit le 8 mars :« ... Faisant fi de tout trucage et ne concevant pour une fois le micro que comme le moyen de communiquer l’authentique, Paul Arma, qui s’adonne lui - même avec passion à la musique sur bande, va délaisser tout artifice pour nous présenter le folklore dans ce qu’il a de plus véridique. Son lien avec Bartók, est dans ce domaine promesse d’intérêt et de vérité, comme aussi d’ailleurs l’engagement que prend Paul Arma dans sa série d’émissions hebdomadaires de ne jamais se laisser aller à donner trop de place à ses goûts personnels. Ainsi peut - on espérer trouver en cette émission, une étude vivante, approfondie, et presque scientifique du folklore dans notre monde et cela avant que le brassage des civilisations ait pu dissiper cette « matière merveilleuse et inépuisable » source de toute connaissance humaine ».Mais ce sont les témoignages d’auditeurs inconnus de moi, qui me touchent le plus. Ils me suivent attentivement, m’encouragent lorsqu’ils le jugent nécessaire :« Merci, Monsieur, de nous faire entendre de la musique d’une telle classe ».( Paris 2/63 ).« Merci de nous donner tous les mardis ces quelques instants - trop courts de dépaysement et de rêve»( Paris 2/63 ).« Comment ne pas regretter avec vous que de telles richesses qui font partie du patrimoine universel soient destinées à

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l’oubli, voire à la disparition, faute de moyens dilapidés ailleurs ». ( Paris 10/63 ).« Votre amertume semble à la mesure de votre indignation devant l’indifférence des uns et les carences des autres dans le domaine de l’art musical populaire et j’admire le rare courage avec lequel vous avez débuché l’ennemi insidieux qui se dissimule sous ce « travail d’orgueil » que vous stigmatisez : le racisme qui n’ose pas toujours s’avouer mais dont il faudra bien que nous ayons raison... Je suis convaincue que vous n’aurez pas, en vain, soulevé ces problèmes. Ceux qui suivent vos émissions apprennent à connaître et à aimer ces peuples soi - disant « barbares » et pensent avec vous qu’une meilleure connaissance de l’art populaire sert mieux notre idéal humain que les trois Mirages IV qui suspendent au - dessus de nos têtes d’heureux civilisés, l’ombre de la destruction atomique.Quelle monstrueuse aberration ! Permettez - moi de vous remercier d’avoir osé la dénoncer. ( Pierrefite 10/63).« ... Votre défense et illustration de ce qui, selon l’école dont on se réclame, on nomme folklore ou traditions populaires est excellente et de nature à réhabiliter ces admirables œuvres humaines aux yeux ( entendez aux oreilles, à l’esprit et au cœur ) de ceux qui s’en détachent ou les dénigrent et à ouvrir à leur intelligence ceux qui les méconnaissent et les ignorent ». ( Paris 10/63 ).« Je suis très touchée de voir qu’au - dessus des tumultes de guerres, raciales ou non, des êtres, par leurs travaux, songent à recréer la délicate pensée des anciens qui malgré leur humble condition, étaient plus civilisés que beaucoup de leurs fils et petits - fils actuels. Merci pour cette démonstration pacifique ». ( Un peintre. Saint-Germain-en-Laye 10/63 ).« Je voudrais aussi vous dire avec quelle sympathie, j’ai écouté votre courageuse déclaration. Elle rappelait si fermement aux hommes le génie propre de chaque race, le respect à lui garder et même l’amour à lui porter ! Vous avez bien utilement dit à votre tour et à votre manière qu’au - dessus de l’affrontement des appétits - plus effroyable, aujourd’hui, qu’il l’a jamais été - il y avait ce règne de la paix que pourrait créer un sens humain vraiment universel ». ( Paris 10/63 ).La plupart des lettres désintéressées, ne demandent pas de réponse. D’autres sont des appels les plus divers, parfois inat-tendus ou des offres. Ceux-là, je ne les laisse pas sans écho et mon courrier s’en trouve bien augmenté - sans que je puisse, pour autant, compter sur la Radio pour assurer mon secrétariat Un ancien messager des « Nations Unies » qui adresse sa lettre à Paul Arma « Explorateur-Folkloriste », me propose ses services :« Il est bien entendu que je veux être salarié et gagner suffisamment ma vie » !Un peintre m’envoie une maquette pour un disque avec cette précision : « C’est bien téméraire de ma part, ne vous connaissant depuis... trente ans que par la radio et vos œuvres, et mesurant la valeur unique de votre message ... ».Un compositeur Syrien me propose ses œuvres : « Des Fugues sur des thèmes orientaux, des Roubayats pour soprano et Orchestre de Chambre, une mélodie sur un poème de Omar Khayan ».Les demandes sont variées parmi lesquelles : « un instrument de percussion primitif pour la musique d’un court métrage sur Picasso » (un folkloriste argentin) ; l’adresse d’une Galerie qui exposerait ses œuvres (un jeune peintre) ; des documents sur les sonneurs et les cornemuseux pour une Exposition sur ce sujet à Brest ; le texte original d’une chanson lettonne pour un linguiste ; des explications sur la « messe scardique » de Liszt ; des précisions permettant de « retrouver un certain « Ciceron », officiant de cérémonies vaudous et un tambourier « Laguerre » qui ont travaillé avec Katherine Dunham » ; enfin des envois de musiques présentées ou de références pour des chanteurs, des chorales, etc., etc.... de quoi donner du travail au secrétaire que je deviens, par complaisance, ne voulant décevoir ces fidèles auditeurs !La Cantate pour bande magnétique « Quand la mesure est pleine » fait l’objet de plusieurs écoutes. D’abord à la maison, où nous réunissons pendant quatre soirées, autour de Michel Seuphor, de Jean-Louis Depierris et des comédiens, des peintres Luc Peire, Smadja, Ludka Pink, Nemours, Goetz, Pagava, Lardera, des sculpteurs Anthoons, Penalba, Schöffer, des musiciens Rosenthal, Lanjean, Levy Alvarez, des critiques : Suzanne Rodillon et José Bruyr. Des amis se joignent à eux : Marguerite Gisclon, Jean Suchard, Maurice Chattelun, les Clément. Michel Seuphor, après une de ces soirées où il a réentendu « Quand la mesure est pleine » m’écrit, le 28 janvier :« Mon cher Paul,Je suis rentré, hier soir, avec la certitude d’avoir entendu une œuvre solide. A la première audition, mon impression avait été bonne, mais il me semblait qu’il y avait des inégalités. Dans mon souvenir, après coup, je pensais à une certaine perfectibilité. Je croyais me souvenir de points forts et de points faibles, de longueurs aussi. Il m’avait semblé aussi que vous auriez pu prendre plus de liberté avec mes textes afin de donner plus de variété et de ménager plus de surprises à l’auditeur.De toutes ces réflexions, rien ne reste après l’audition d’hier.Si je vous en fais part, c’est un peu par ironie envers moi - même, et par amusement. Car cela tient admirablement d’un bout à l’autre et marche avec une calme assurance à la postérité.En effet, plus de variété nuirait à l’homogénéité, à cet extraordinaire climat de puissance que vous avez créé. Il n’y a aucune longueur. Les points forts ont évidemment pour complément des dépressions naturelles, comme dans toute grade musique et dans toute topographie. Il faut pouvoir se reposer des chocs. Du moins dans le corps d’une œuvre. Car j’entends bien que l’ ensemble soit un choc dont on ne se repose jamais.Je ne peux exprimer autre chose que ma très grande admiration.Le plus nouveau et le très ancien se conjuguent ici de surprenante manière. Vous frappez à la porte de l’avenir et en même temps, vous renouez avec le plain - chant. Vous avez fait, de ce qui pouvait paraître contradictoire, la plus simple unité. Et c’est l’émotion, semble - t - il, qui réussit cette merveille ».Denise René décide d’organiser en avril dans sa Galerie, où Seuphor expose ses œuvres, une soirée « Quand la mesure

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est pleine » qui remporte grand succès.C’est Jean-Louis Depierris qui présente l’œuvre avec une analyse subtile de la poésie et de la musique :« Dans cette Cantate, chaque mot est traité comme un facteur de la composition musicale, non seulement pour ce qu’il exprime, mais pour son rythme, le chant qui lui est propre, son ossature musicale. On voit alors à quel pouvoir de synthèse peut atteindre, par la musique d’ Arma, l’identité poétique et humaine... En fait, cette musique sévère et nue recèle un lyrisme intense et, dans son intransigeance, l’émotion qui s’en dégage a un caractère essentiellement dramatique ... ».Un auditeur qui va devenir un ami : Jacques Costine, écrira :« J’ai connu la musique de Paul Arme lors d’une audition de sa merveilleuse Cantate « Quand la mesure est pleine » sur des beaux poèmes de Michel Seuphor que peu connaissaient. Arma en a fait jaillir la source d’un sublime dialogue sonore entre le destin et l’espoir, entre le pathétique et la joie. Une fontaine abondante d’harmonies remuantes, troublantes qui touchent au transcendant ». Et la première diffusion, sur France III, aura lieu le 14 septembre, après une interview de Michel Hofmann et la même présentation de Jean-Louis Depierris.De nouvelles amitiés naissent cette année. Lucette Sobol nous a amené un de ses amis photographes : Louis Frédéric. Frédéric nous apparaît comme une sorte de vagabond bourré de dons et de talent, doué d’une personnalité attachante. C’est un photographe remarquable et d’excellentes maisons d’éditions publient ses photos et ses commentaires. Il a voyagé partout, a su tout voir, tout comprendre, et a toujours trouvé sur place les aides les plus efficaces.Cette année, c’est du Japon qu’il revient, non seulement avec une documentation extraordinaire, mais aussi avec la collaboratrice précieuse qu’il a découverte sur place, dont il a fait sa femme et qui continue à préparer ici, avec lui, l’ouvrage qui doit prochainement sortir.Il rapporte aussi d’Extrême-Orient, la dernière trouvaille électronique : un magnétophone plus perfectionné que ceux du marché européen.Il fait quelques belles photos à la Ferme et est si admiratif devant les « Weston » que je lui montre, que par un accès de générosité - assez rare chez moi, je dois l’avouer, à propos des œuvres de mes amis - je lui offre un tirage original du célèbre photographe californien.Frédéric disparaîtra comme il est apparu et nous apprendrons seulement par les livres qui sortent, quelles parties du monde il explore. Toutefois avant de disparaître de notre cercle amical, Frédéric participe pendant quelque temps encore, à nos réunions.La formule « gulyash-party » plaît beaucoup, avec parfois quelque problème. Ainsi le soir où Eugène lonesco et sa femme y participent, Madame lonesco glisse à l’oreille d’Edmée :- « Pas de gulyash, pour Eugène... faites-lui une petite purée ! ».Mais lonesco - qui a compris la chose - se précipite vers Edmée et lui déclare- « N’écoutez rien de ce que dit ma femme, j’adore le gulyash et je veux en manger ! »Il y a une autre fois l’arrivée d’un invité sans sa femme - invitée elle aussi - et déclarant dès l’entrée- « Voulez-vous excuser ma femme, malade, qui a dû garder le lit ». Alors que peu de temps après, arrive ladite épouse, fraîche, en parfaite santé et apparemment à l’aise malgré une probable scène entre elle et son mari !Devient familier de la maison, un couple fort sympathique, Laura et Jacques Costine. Jacques, Roumain d’origine, connut, en Europe Centrale, une jeunesse tumultueuse avec Tzara, Janko - qui devint son beau-frère - et les Dadaïstes. Il se retrouve, - réfugié à Paris, heureux d’y être, mais souffrant pourtant de l’indifférence qui les isole, sa femme et lui, dans l’immeuble qu’ils habitent. Il se plaint :- « Chez nous, si au moment de faire la soupe, on s’aperçoit qu’il manque un oignon, on sonne à la porte voisine pour en emprunter un. Ici, on se salue cérémonieusement dans l’escalier, mais personne ne se soucie de vous, si pendant quelque temps, on ne vous voit pas ».Respect de la liberté, lui expliquent ses amis français. « Sordide égoïsme », réplique-t-il.Sans doute a-t-il raison. Mais nos bons Français prétendent qu’ainsi, on fiche la paix aux gens. Pourquoi alors ces S.O.S. Amitié, ces Courriers du Cœur dans la presse écrite et radiodiffusée, signes de tant de solitudes ?Jacques est un peu perdu, ici, sans ses amis d’autrefois disparus ou dispersés. Il hante les salles de rédaction, les mai-sons d’édition, la Radio où il essaie de placer ses satires, ses poèmes, ses pièces. Mais il a si mauvais caractère qu’il est difficile de l’aider, et que seuls, quelques nouveaux amis acceptent l’éternel exilé qu’il est.Noctambule impénitent, il écrit la nuit, et, pour se délasser, arpente les rues du quartier des Ternes qu’il habite. Au petit jour, il explore les poubelles, en extirpe les meilleures choses qu’il va déposer silencieusement auprès de clochards endormis. C’est sa manière de donner un peu d’amitié anonyme à de plus seuls que lui.Il est connu aussi des commerçants de son quartier qui ont fini par accepter ses curieuses manières. Avise-t-il un étalage appétissant de fruits, il en commande mais propose à la marchande de changer de place avec lui et de venir prendre les fruits sur le devant de l’étal où - dit-il - « ils sont toujours plus beaux » ! Il a tant de charme avec son allure de Don Quichotte, qu’on ne se fâche pas avec lui. Même si parfois il abuse de la gentillesse des amis qu’il s’est faits ici.Il a décidé qu’il ne prendrait jamais le métro, donc ceux qui ont des voitures doivent le véhiculer, et c’est ainsi qu’invité quelque part, il arrive avec son « chauffeur » du moment, la femme de son chauffeur, les enfants de son chauffeur parfois, qu’il invite à « venir voir des gens intéressants ».Edmée a pris l’habitude, lorsque nous attendons les Costine pour le thé, dans l’après-midi, de préparer un repas pour six à huit convives, car elle sait bien que vers huit heures, personne ne faisant mine de partir et elle, proposant de partager le repas du soir, on entendra Jacques s’exclamer :

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- « Je vous l’avais bien dit, chez les Arma, on est toujours bien « accueilli » ! ».Jacques Costine fera une analyse intéressante après plusieurs œuvres qu’il aura entendues, de moi. Il écrira, en 1968 :« ... Je ne crois pas que la musique d’Arma saurait être imitée. Elle porte la marque de l’invention spontanée qui n’appartient qu’à l’inventeur authentique. Parce qu’Arma est né sous son ciel à lui, il a son soleil, ses nuages, ses sonorités et leurs échos, ses propres moyens d’expression. Il sort de lui - même et se retrouve toujours lui - même sans influences ni réminiscences extérieures. Ceux qui voudraient faire pareillement se décourageraient. Arma ne fait pas de prosélytes. Ce serait difficile pour eux de trouver la porte d’entrée dans l’univers créateur d’ Arma, pourtant si accessible au monde sensible de la grande musique ».« ... Lorsqu’on fréquente Arma, on le trouve toujours dans la même humeur paisible, ouvert à tout, sans hauts et bas, apparemment comme une eau stagnante dont la surface frémit doucement, pareil au murmure d’un interlude. Mais on y perçoit dans la profondeur, le tumulte de milliers de vibrations sonores, des cantilènes, lyriques ou élégiaques, l’intention, le frémissement ...».« .... Les œuvres de Paul Arma, si variées qu’elles soient, portent - depuis la pureté du folklore éclectique qu’il cultive avec passion, jusqu’à l’élévation de la création absolue - la marque indélébile d’un inspiré et d’un magicien. On ne peut pas analyser ou citer sa musique par des mots comme on le ferait pour un poème ou la prose. Il faut l’écouter, la réécouter, se laisser prendre à la fois par sa grâce, par l’invention mélodique, par sa complexité, sa puissance. Les titres de ses compositions vous en disent quand même long sur ses arguments si inspiré »..« ... Paul Arme promène son langage musical sur les cimes de la synthèse du rythme et de l’équilibre entre la mesure sévère et la riche suggestion de l’infini, de l’éternité. Ses associations sonores dégagent intensément l’émotion. Elles ont un caractère essentiellement dramatique ou chaleureux. Mais dans cette ossature, à la fois vigoureuse et profondément lyrique, on perçoit l’identité de la poésie et de l’humain qui s’entrelacent dans une flamme de lumière ensorcelante. Pour la musique de Paul Arma, je choisis sans hésiter le terme indélébile».Parmi plusieurs amis, le peintre Aurélie Nemours aide beaucoup les Costine. C’est elle qui, à la mort de Jacques, prendra en charge sa femme, jusqu’au départ de celle-ci en Israël où elle rejoindra son frère, Janco.Dès septembre, j’ai repris, en studio, des séances de montages et de copies, pour la « Polyphonie », pour « Quand la mesure est pleine » qui doit partir vers la Belgique et la Suisse, pour les séries de folklore. Les studios sont dispersés dans Paris et je travaille tantôt rue Armand Moisant, tant à « Pistor », tantôt à « Rodin », mais les techniciens de tous les studios me connaissent bien avec mes « collages » de bandes magnétiques, et l’un d’eux réussit un très drôle portrait de moi, en utilisant uniquement des bandes de couleurs différentes !Les jeunes compagnies de danses m’intéressent beaucoup et grâce à Dinah Maggie et au Théâtre d’Essai de la danse, je vais connaître Sarah Aquarone, Sarah Pardo, plus tard encore Jean-Jacques Béchade et à Bruxelles, Milko Sparenbleck, mais seule du groupe de Dinah, Karin Waehner restera fidèle à ma musique.Il est un oiseau de légende qui fera beaucoup parler de lui dans le monde. C’est notre ami Claude Aveline qui lui a donné son envol en traçant le « Portrait-De-L’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas ». Et l’oiseau - peut-être - parce qu’il n’existe pas, inspire une centaine d’artistes : des dessinateurs, des peintres, des sculpteurs, des écrivains, des musiciens aussi, qui lui donnent vie. Le poème est traduit en maintes langues et l’oiseau, après s’être perché sur les murs du Musée d’Art Moderne sous ses multiples aspects, voyagera en France d’abord, traversera la mer et se posera aux États-Unis où d’autres murs d’expositions l’accueilleront.J’ai dessiné, moi aussi, L’Oiseau qui a rejoint L’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas de la collection et en cette fin d’année je tra-vaille sur une courte œuvre électromagnétique de six minutes, sans texte, qui sera le PORTRAIT-MUSICAL-DE-L’OISEAU 192. Pour coller mieux à l’irréalité de l’Oiseau, c’est clandestinement que je réaliserai l’œuvre, en mars 1964, profitant de mes enregistrements en studios, et avec la collaboration de la jeune violoniste américaine Linda Ashwort.Et L’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas Ch8 (192) deviendra sujet de chorégraphie grâce à Karin Waehner qui le dansera en solo dans un décor extraordinaire de simplicité imaginé par Philippe Girod. Lorsque Karin ne le dansera plus elle-même, L’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas, existera encore sur scène, la chorégraphie de Karin, une des plus belles de sa carrière , reprise par d’autres danseuses.Depuis bien longtemps, je me suis familiarisé avec l’art, souvent éblouissant de Hans Hartung dont j’ai enfin fait la connaissance en 1962.Il existe, pendant quelque temps, une étrange ressemblance entre nos deux visages : une photo du peintre, qu’Edmée vit dans une revue, lui fit croire un moment qu’il s’agissait de moi. Lors d’une de mes visites, dans son atelier, j’apprends que le peintre travaille toujours en écoutant de la musique - radio ou disques - et qu’il remplit de gros cahiers, toujours à sa portée, de notes sur ce qu’il écoute. Il lui arrivera de me téléphoner lorsqu’une œuvre de moi passera dans un programme qu’il sera en train d’écouter, pour me dire ce qu’il en pense. Il a une autre passion, celle de la photographie et avec l’accord de son invité du moment, il aime le saisir dans son appareil, toujours à portée de sa main, lui aussi, sans pose figée. Il ne manque jamais d’envoyer au modèle, des exemplaires de ce qu’il a pris.Cette année, les Éditions Musicales Transatlantiques éditent la « Sonata da Ballo » composée en 1939. C’est à Hans Hartung que je demande de me faire un dessin pour la couverture de la partition car j’aime lier ainsi par le dessin,

1 92 M.S. inédit.C h8 (192) 1965. France. Grenoble. Création de la chorégraphie de Karin Waehner. Décor et costume de Philippe Girod.

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l’abstraction et l’art musical populaire - la « Sonata da Ballo » étant composée, pour piano, d’après des thèmes populaires français-.C’est un graphisme très gestuel, très libre, témoignage en quelque sorte de son estime pour le folklore, qu’Hartung m’offre. Il viendra parfois à la maison, entendre de la musique électromagnétique et Anna Eva Bergman, sa femme, dessinera plus tard pour moi, la couverture des « Trois transparences pour flûte ».Quelques articles dans « Paris-Presse », « Les Lettres Françaises », « France Nouvelle », « France Observateur » avaient annoncé, à la fin de 1962, la publication, en novembre, dans la revue « Novy Mir », organe de l’Union des Ecrivains Soviétiques, d’un récit « Une journée d’Ivan Denissovitch ».Le récit sort, cette année, chez Julliard, préfacé par Pierre Daix. Il devient le sujet de nos conversations et le nom de son auteur s’entend partout : Alexandre Soljenitsyne. Nous sommes tous bouleversés. Nous devenons chacun de nous le matricule M 854 qui « en l’hiver 50-51 est en train de tirer, dans un Camp Spécial, sa huitième année de détention ». Camp Spécial qui est en fait un « camp moyen » ou « l’horreur n’est pas gigantesque ». Les articles se multiplient, dans la presse française comme dans la presse internationale, présentant un « écrivain sans complaisance », « le témoignage capital sur les camps de déportation soviétiques », « quand Buchenwald était en Sibérie », « les Soviétiques sous Staline ».Mais est-ce vraiment seulement « sous Staline » ? Bientôt, nous connaîtrons mieux Soljenitsyne et par lui le « Goulag » ! Les « Temps Modernes » publient encore cette année « La Maison de Matriona » et « Pour le bien de la cause » du même écrivain. Sujets d’autocritique ou de critique, vont se multiplier au cours des années à venir.

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NAISSANCE ET MORT. 1963

Une jolie lettre de Miroka nous est arrivée en janvier avec ce passage émouvant :« Une grande nouvelle : le bébé bouge depuis trois jours. Je le sens, le soir lorsque je suis couchée. C’est formidable. C’est un peu désagréable... mais ça me remplit de bonheur. C’est le premier signe de la VIE de mon enfant dont je peux me rendre compte seule. Quel BONHEUR de sentir vivre le bébé dans son corps ! ».Elle nous a écrit encore en nous envoyant une très belle gouache :« Je vous envoie ce petit dessin que j’ai fait le premier jour où j’ai senti le bébé bouger. J’ai eu une bouffée de bonheur et j’ai pris peintures et pinceaux. C’est mon bonheur qui m’a dicté cette petite composition ».Cela me console au moment où je vis une mauvaise aventure dans l’école où je tente de reprendre mon travail.C’est avec grande impatience que j’ai attendu ce moment de retrouver, au point même où je l’avais abandonnée, il y a quatorze mois, l’expérience d’enseignement vécue avec mes élèves. C’est pourquoi j’ai hâte de me réinstaller dans le local, qu’avec les enfants eux-mêmes, j’ai aménagé et décoré, pour une entreprise hors des normes scolaires.Un invraisemblable concours de circonstances se met en travers de ce beau projet, exaltant symbole, aussi pour moi, du complet retour à la vie... d’avant !La stupidité, l’entêtement, la méchanceté d’une jeune collègue fait que mon propre poste ne peut m’être rendu, malgré les interventions du Directeur et de l’Inspecteur.Je refuse d’être expédiée à l’annexe de l’école, dans les Hauts de Clamart, loin de la maison.On me propose une classe « spéciale », dans l’établissement même, où je pourrais - me fait-on entrevoir - organiser tout à ma guise...Alors, un samedi de janvier - pourquoi un samedi ? -, je me retrouve installée dans tout le laissé pour compte du bâtiment la seule classe sans lumière et sans soleil, le vieux matériel relégué là depuis qu’on a mis partout des meubles neufs... et un choix sensationnel d’élèves.J’en pleure à midi, dans mon veau à la jardinière de la cantine, que je mange, seule, entre des murs sombres, devant deux vétustes armoires branlantes, sur une table aux pieds bêtement tordus vers l’extérieur et devant les bureaux les plus scolairement crasseux de la commune. C’est aujourd’hui mon cinquantième anniversaire. J’ai l’impression d’être une machine usagée et démodée mise au rebut au milieu d’accessoires inutilisables. Et j’écris à Miroka et à Claude :« ... Je me suis retrouvée devant un directeur pas très fier, des collègues me disant tous que ce qui m’arrive est scandaleux - mais bien discrètement - si discrètement que la crainte d’une « histoire » que je pourrais faire, s’entend dans leurs tièdes propos. Surtout pas de solidarité. Surtout pas de sympathie trop manifeste « On n’y est pour rien, nous » ! et sous - entendu « Surtout pas d’histoire» ! Ecœurant... j’étais bien trop ramollie pour avoir même l’envie de « faire une histoire»...Tout de même un collègue - le bon chrétien obligé de faire sa B.A. quotidienne - m’offre quelques fleurs, un autre a écrit sur le tableau noir de ma noire classe « Happy Birthday ». Happy Birthday en effet ! Et à trois heures, le directeur, de plus en plus empoisonné par mon désarroi, a offert une tournée de champagne - le reste de Noël ! - J’ai bu, en silence - au milieu des efforts de conversation des autres, me concentrant ouvertement sur la brassière rose - ce rose de l’espoir que je tricotais les yeux pleins de larmes. La vieille chose que j’étais devenue, a quand même eu d’adorables témoignages d’affection de la part d’anciens élèves, de gentillesse de la part de certaines mamans qui, dès midi, m’ont envoyé un mot me souhaitant bon retour et bonne santé. Cela a été touchant et encore plus, les bons gros baisers de petits que je ne connaissais pas, mais dont les frères m’avaient aimée. Un grand du Cours Moyen 2, dont l’exquise, mais irritante nonchalance avait fait mon désespoir, a même l’ambition de refaire une année en ma compagnie ! ».Tout cela remonte un moral très amoindri et j’essaie d’aborder avec sérénité - l’enthousiasme naîtra peut-être plus tard - cette étrange classe dite de « rattrapage », discret euphémisme qui sous-entend le travail de quatre cours différents avec des élèves difficiles de tous les âges. Programme demandant une formation pédagogique spéciale et une psychologie qui ne vont certainement pas me venir spontanément à ce moment précis de mon existence.On a donc cueilli, dans toute l’école, pour m’en faire cadeau, les meilleurs gars à problèmes, sous le fallacieux prétexte qu’ayant toujours pratiqué un enseignement non conformiste et même révolutionnaire - qui a fait merveille, dit-on maintenant - alors, qu’en réalité, cet

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enseignement si peu orthodoxe m’a valu très longtemps des appréciations désastreuses et un avancement.. stationnaire - j’aurai là un matériau peu banal à utiliser ! Et on m’octroie, toujours pour me « faire plaisir », car on sait combien je m’attache aux enfants d’immigrés - certains cas qui ont fait, jusque là le désespoir des collègues fonctionnairement organisés.Parmi mes très pittoresques ouailles : un Italien, fraîchement arrivé en France, en constant déplacement dans l’espace, qui serait le plus souvent en haut d’une des armoires, si je ne le rattrapais au bon moment pour lui remettre les pieds sur terre, expert en peinture à la crache et éperdument résolu à ne plus rien faire au bout de trois minutes d’effort ; un Espagnol, ignorant totalement le français, que seules ses lunettes préoccupent, tant elles sont pour lui une nouveauté passionnante ; un gigantesque Luxembourgeois qui jure en français avec un accent étonnant, que les autres traitent de « boche », et qui lui, appelle « bicot », un Arabe, n’entendant jamais ce que je dis, les affaires françaises ne le concernant en aucune façon ; les autres, des autochtones : un qui fait disparaître avec dextérité tout ce qui passe dans ses environs et même ce qui évolue plus loin ; un artiste en peinture à l’encre ; un dormeur permanent ; un contestataire discutant chaque chose que je dis et essayant de me prouver que j’ai toujours tort ; un têtu-bruiteur, type du gars qui vous épuise les nerfs avec ses talents sonores -bouche, mains, pieds - auquel il faut surtout ne pas sembler prêter attention, car il ne demande qu’à se faire pincer... jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, on explose ! ; un anodin ; un autre anodin, roux et rigolard ; un Pied-noir, tout enfoui dans le souvenir des horizons enfuis et perdu dans une nostalgie qu’il abandonne à regret à quatre heures et demie. Tous pauvres gosses qui pourraient sortir de leur marasme s’ils n’étaient pas maladroitement groupés et s’ils n’étaient justement pas confiés à quelqu’un qui vient de subir cette énorme déception vécue sur un mode exagérément tragique.Autrefois, certaines banlieues, Issy, Pantin m’avaient réservé des classes très curieuses où j’avais pu faire, cependant, du bon travail.Mais à ce moment, j’étais jeune et solide, tandis qu’aujourd’hui ! Le lundi, je me couche en rentrant à la maison ; le mardi, je reprends un peu du poil de la bête et jure de considérer l’aventure avec philosophie. Après deux nuits blanches, je me surprends à monologuer très vachement contre l’humanité en général, l’enseignement en particulier et je commence à penser que quelque chose se dérange dans ma tête. Alors, je mets immédiatement un plan en action pour mon propre sauvetage et tente de trouver d’autres terrains d’activité. Rendez-vous sont pris avec un ancien collègue travaillant au Conseil de l’Europe, avec un Inspecteur Général, pour envisager un projet avec l’Unesco, avec un autre pour l’Institut National pédagogique. Tout... mais plus ce travail, car si je reste là, j’y laisserai ma peau. Heureusement, cette période d’échec dans ma vie professionnelle me réserve d’autre part des heures riches et belles. Je quitte le soir et le dimanche, l’univers sans lumière de mon travail, pour le monde chaleureux de l’amitié et de l’art.Nous allons écouter Rampal à Gaveau. Antal Dorati vient déjeuner à la maison pour discuter avec Paul, de l’œuvre qu’il doit diriger. Paul organise des écoutes chez nous. Viennent des amis, peintres, écrivains. On improvise des dîners. Je suis bien, heureuse. Là, je ne sens pas la fatigue.Mais le problème n’est pas pour autant résolu avec l’autre face de mon existence qui, pour moi, a toujours eu beaucoup d’importance. Et je suis malheureuse de ne pouvoir rien apporter à ces pauvres gosses, à ce moment de leur vie et de la mienne. Ce retour raté à la belle vie de travail que j’espérais me flanque un coup trop rude. C’est aussi l’avis du médecin de l’enseignement qui m’examine au bout d’un mois d’acrobaties suicidaires avec mes gars. Il me remet en congé jusqu’à la fin de l’année scolaire, avec pour ordonnance l’obligation d’oublier cette méchante histoire et de demander un poste, pour la prochaine rentrée, au Centre National de Télé-Enseignement.Robin qui a passé ses vacances de Pâques en Belgique et en Hollande, seul et heureux, a jalonné sa route de Musées et est en forme pour passer la première partie du Bac.Une petite-fille Anne nous est née le 10 juin, à Lille. L’amour grand maternel renouvelle les émotions maternelles, et il est plus facile, plus détaché, moins égoïste, plus multiple sans doute puisqu’il englobe l’enfant et l’enfant de l’enfant.La naissance a été difficile, mais le bébé est beau. Nous allons voir fille et petite-fille, le plus vite possible, à la clinique où Miroka se repose.Et nous suivrons, dès notre retour, par de nombreuses lettres, les premières semaines d’éclosion de l’enfant jusqu’à l’arrivée à la Ferme, pour y passer les vacances d’été, du jeune trio. Robin part seul cet été en stop vers l’Allemagne, et son envie de voir des musées le

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conduit en Hollande, au Danemark, en Suède, avec un retour par Munich où La Pinacothèque l’attire. Nous laissons la Ferme à nos jeunes Lillois, après avoir rendu visite à mon père dans sa maison de repos, et nous nous lançons dans un périple sans but précis mais avec quelques étapes quand même préméditées : Ronchamp, Constance et les fresques de Reichenau, Kreutzlingen où Paul est reçu à l’Institut International des Arts et des Lettres dont il a été nommé membre. Nous zigzaguons d’Autriche en Suisse, de Suisse en Lichtenstein, de nouveau en Autriche, où dans le Montafon, nous trouvons à nous loger, sur une pente que la 2 CV. elle-même ne peut gravir, dans un chalet loué en partie par la famille qui l’habite.Un message nous y parvient nous demandant de rentrer d’urgence, mon père ayant été transporté très malade à l’Hôpital d’Orsay. Plus rien ne peut être fait pour le vieil homme qui s’éteint le 7 septembre sans avoir connu son arrière petite-fille. C’est à Saint Briac, auprès de ma mère, qu’il est enterré, comme il l’a souhaité.Il laissera, pour les enfants qu’il a tant gâtés, le souvenir de l’aïeul aimant, bon, souvent complice des petites bêtises qu’on cachait à une grand’mère intransigeante. Naissance, mort, l’année est l’image du re-commencement... Miroka, Claude et Anne regagnent Lille.Robin, ayant hérité du Solex de son beau-frère, se lance sur la route pour aller visiter Vézelay et revient enchanté de ce nouveau mode de transport, avant d’entamer à Michelet, la seconde partie du Bac.Septembre... l’habituelle visite de contrôle à Villejuif. Toujours ce coup au cœur, lorsque, après prise de sang et radios, on est appelé dans une des cabines d’attente. Là, expectative encore. Derrière la porte, il y a l’aréopage des médecins, dossier complet en main.Dès que cette porte s’ouvre, je cherche à lire sur les visages le reflet de l’espoir qui m’habite. Cette fois encore, c’est « mon » chirurgien qui est là, avec d’autres. Je suis, dès lors, plus à l’aise, un peu rassurée. Réflexe stupide bien sûr, car un sourire et un accueil amical peuvent cacher de dures vérités. Pourtant, il est bien que ce soit lui qui donne son verdict. Je me sens encore si accrochée à lui, que sa présence même me protège. Puis il sait si bien éclairer d’un jour calme une situation que l’angoisse dramatise.Quelques mots d’abord sur les vacances des uns et des autres. Phrases anodines qui dénouent l’anxiété et détend la crispation de tout le corps. Ma bouche veut sourire mais mes yeux scrutent les visages qui m’entourent. Enfin, après interrogatoire et examen qui ne veulent que confirmer les résultats du laboratoire et les radiographies, le verdict tombe :- « Tout est parfait ! On ne veut plus vous voir avant six mois. Sauf, bien entendu, si quelque chose vous inquiète. N’hésitez pas, alors à prendre rendez-vous. »Brusquement je me sens là, comme devant des jurés m’accordant une liberté conditionnelle, éblouie par l’espace et la lumière qui me sont rendus.C’est seulement plus tard et à maintes occasions que je me sentirai encore terrifiée par la pensée qu’une récidive est toujours possible.Pour le moment, seule compte la joie de ne plus être obligée de revenir à Villejuif, que deux fois par an, pendant deux années, puis une fois tous les deux ans jusqu’au jour où on ne me fixera plus de rendez-vous et où on me laissera seule décider de reprendre contact.La joie est immense aussi de pouvoir partager avec ceux qui m’aiment - qui doutaient quand je doutais, qui espéraient quand j’espérais - ma quasi-certitude du moment d’avoir franchi la frontière entre la maladie et la guérison, la faiblesse et la vigueur.Toute ma volonté a été tendue vers le pas à faire pour aller de l’autre côté de la ligne de démarcation, vers le pays de lumière et de liberté.Je commence aussi en septembre un travail qui m’apparaîtra, durant trois années, de plus en plus captivant, au Centre National de Télé-Enseignement, à Vanves, dans le beau parc du Lycée Michelet et, voisin de ma demeure.Je m’y occupe de la bibliothèque, de la documentation, de la relecture de textes, de cours. Plaisir et curiosité à l’apprentissage d’un nouveau métier.La première réunion, au début de l’année scolaire, des professeurs détachés au C.N.T.E. est une inoubliable leçon de courage car elle groupe des êtres qui viennent d’être ou sont encore atteints par la maladie. Les visages jeunes ou marqués sont presque tous souriants, mais que de regards inquiets, de crispations, de pâleurs, d’yeux clos pour un moment de repos. La séance commence par la lecture des noms des professeurs et des élèves morts au cours de l’année scolaire précédente, et la liste est longue car le Centre s’occupe, non seulement d’élèves éloignés de la France, de prisonniers, de travailleurs continuant des études, mais aussi de malades immobilisés chez eux ou dans des cliniques et des hôpitaux. Ainsi, à chaque

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rentrée, apprendrons-nous que nous ne reverrons pas certains collègues rencontrés au cours des conseils de classe, et que nous n’aurons plus à lire l’écriture malhabile d’un allongé ou d’un handicapé. Cette évocation de mort nous affecte, bien sûr, mais elle semble si normale dans ce milieu de rescapés provisoires, que, très vite, s’impose à chacun de nous, la plénitude de notre présent où l’esprit peut espérer mener le corps.Mes activités si diverses au C .N. T .E. ne me donneront pendant plusieurs années que joie et prétexte à épanouissement. Un emploi du temps très souple me permet de m’inscrire pendant ces années, à l’École du Louvre. Et là, je jubile de redevenir étudiante et de parfaire enfin avec méthode, une histoire de l’art où je n’avais fait, jusqu’à présent, que dérober quelques connaissances.Tout n’est donc que satisfaction dans ce retour à la vraie vie :celle du travail qui plaît et qui complète celle des joies familiales et amicales.En octobre, la Biennale de Paris me ravit. Nelly vient partager mes curiosités. Nous y passons toutes nos soirées libres, nous y voyons des multitudes de films, nous y assistons à des quantités de recherches chorégraphiques, toutes les fantaisies sont là, intéressantes ou drôles, sérieuses ou loufoques.Je peux si bien organiser mes horaires de travail au C .N .T E. qu’il m’est possible de retrouver Nelly à Bruxelles en novembre, et de voir la splendide Exposition Breughel.Orage dans le ciel clair de cet automne heureux. Anne est très malade et doit être transportée à l’hôpital. Je pars pour Lille et vais directement la voir dans la salle où elle repose. On me permet de la sortir du lit. Je la tiens, inerte, dans mes bras, et je suis prête, à ce moment, à renoncer à ma propre vie si mes forces peuvent passer en elle... l’enfant guérit, la vie m’est laissée, et je prends l’engagement de saisir avec avidité chaque joie donnée par chaque sourire, chaque espoir apporté par chaque progrès.Le Noël de cette année n’est pas heureux : la petite Anne le passe à l’hôpital - ce premier Noël qu’on espérait si beau -. Miroka et Claude restent naturellement à Lille, on ne leur rendra le bébé, guéri, qu’au début de janvier.Je les quitte le 23, car j’ai une réunion au Centre le jour même de Noël.Robin est invité par des camarades qu’il réunit quelques jours plus tard lui-même à la maison.

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FOLKLORE 1964

La « Cantata da Camera » qui, depuis 1957, année de sa composition et de sa première diffusion donnée « In Mémoriam », en souvenir de l’Insurrection hongroise de 1956, n’a pas été réentendue, est jouée en février 1964 en Concert public dans le Grand Auditorium de la Radio, avec l’Orchestre de Chambre, l’Ensemble Madrigal et L.J. Rondeleux en soliste, sous la direction d’André Girard. Le concert sera diffusé le 18.Il est précédé d’interviews de Serge Marchand dans « Les Nouvelles Musicales » et de Jean-Pierre Morphée sur France-Culture et France-Inter.Maurice Thiriet me dit de la « Cantata » :- « J’ai aimé votre œuvre d’abord à cause du choix de l’émouvant sonnet de Jean Cassou qui sait exprimer par un lyrisme authentique l’une des grandes angoisses de la vie contemporaine à propos de laquelle tant de littérature servile et démagogique a coulé. La simplicité des moyens que vous avez mis en œuvre - grands moments statiques précédant des accents violents, lignes mélodiques très pures et développées (le dernier aria du soliste et l’adagio de cordes qui le précède) ; révoltes brèves mais aiguës du piano - tout cela crée autour du texte un halo sonore d’une grande intensité musicale et d’une émotion authentique mais d’une extrême pudeur de sentiments et d’une grande dignité. »La « Polydiaphonie pour orchestre », composée en 1962, est créée au Sixième Festival International du Son au Palais d’Orsay en mars, précédée d’une interview de Serge Marchand à la Radio et avant sa diffusion sur France-Musique. Une copie en sera faite, en septembre pour la Radio de la Sarre qui la diffusera en 1965.« Quand la mesure est pleine » est présentée, en audition publique, à la Phonothèque Nationale.Le Bulletin n° 1 de 1964 de la Phonothèque rend compte de cette audition, le 23 mars :« C’était un petit événement que d’entendre les sons « inouïs », au sens littéral, de cette Cantate dans le cadre vénérable que l’Institut de Phonétique prête à la Phonothèque Nationale pour ses conférences. Mais, à l’heure actuelle, il n’est plus question de contester à la musique électromagnétique le droit à l’existence. Elle existe : des œuvres importantes composées selon ses normes lui valent d’être prise au sérieux. D’amusette de techniciens habiles à manipuler leurs magnétophones, elle est passée au rang de « musique de ballet », de « scène » ou de « film ». Paul Arma fit même il y a quelques années, un Concerto pour magnétophone... ».... L’œuvre fut écoutée dans un silence attentif, la curiosité toujours en éveil et très souvent satisfaite. On ne peut évidemment l’analyser selon les critères habituels. Les sons ( à la suite de quelles manipulations, nous ne le saurons pas ) évoquent des instruments à percussion variés ou des bruits réels : gong, tambour, orgue, bourdonnements d’insectes, sifflements, ondes brouillées de la radio anglaise, vrombissement d’avion ...... Ils semblent s’étirer, se resserrer, s’évanouir dans une atmosphère sépulcrale et tout - à - coup s’alourdir en un tonnerre qui nous terrasse, obéissant à un rythme qui est sans doute l’élément le plus rassurant pour notre sensibilité. A cette « Matière Sonore », se mêlent les mots ou les phrases des poèmes de Seuphor : phrases qui se désarticulent, dont les mots se détachent pour être prononcés tout seuls en arrière plan, phrases qui s’inversent. ... Cet enchevêtrement de mots et de sons électromagnétiques crée un envoûtement réel. On voit tout ce qu’on pourra en tirer désormais : des effets très nouveaux qui approfondiront le domaine de l’art surréaliste et de l’art tout court....... Les débats qui ont suivi ont montré des réactions variées et parfois passionnées.... Monsieur Decollogne clôt la séance, en disant qu’il se garde bien d’émettre un avis, de peur de s’aliéner, de toute façon une partie de la salle ! ! ! ».Les débats qui suivent l’audition sont en effet assez animés, et Claude Aveline intervient avec ces mots :- « Ce n’est pas une question que je vais vous poser, c’est un peu une réflexion qui me vient librement, celle d’un homme que je qualifierai de « consommateur profane », mais qui, après tout a son importance, car nous faisons - que ce soit de la littérature, de la musique ou de la peinture, pour le consommateur, qui a donc aussi un point de vue à exprimer.Et, d’ailleurs, le premier point de vue, c’est que - comme tout ce qui touche aux recherches actuelles dans quelque art que ce soit - ce n’est pas une simple audition qui permet d’y entrer comme on le voudrait. On reste un peu à l’extérieur. On n’a pas encore cette adhésion, qui peut se faire, et qui, je crois, justement doit se faire, pour une œuvre comme celle-là, au bout d’un certain nombre d’auditions. Je ne crois pas d’ailleurs du tout, que ce soit un péché pour la musique moderne, dans ses différentes formes, de nécessiter cet effort, puisque vous avez, tout à l’heure, cité admirablement une critique faite sur Beethoven - disons que nous laisserons de côté, celles faites sur Wagner...Toutefois, le consommateur profane, dans mon cas, peut ajouter une expérience un peu personnelle, en ce sens qu’il lui est arrivé de toucher, comme vous le savez, à la musique concrète, non pas pour en faire, mais pour en avoir beaucoup entendue. C’est là que je voudrais vous rendre hommage, car c’est sans doute la première fois que j’entends une partition de musique - pour la musique, appelons-la comme on veut - qui ne semble pas une simple juxtaposition de sons pris un peu partout et dont personne n’arrive à faire un ensemble, d’où on n’arrive pas à tirer une unité. Et ce qui m’a tout de suite touché dans cette Cantate, c’est cette utilisation magistrale des sons, pour arriver à cet ensemble, à cette « Cantate incantatoire », si je peux dire, car c’est vraiment cette sensation quasi religieuse que l’on éprouve. Je ne me suis pas beaucoup préoccupé des poèmes de Seuphor, si je puis dire, et peut-être aurait-il fallu les connaître avant, dans leur nudité, comme on trouve dans un programme un résumé de la pièce, pour peut-être être conduit davantage et peut-être, du coup, apprécier encore davantage ce que vous avez pu créer.Mais en tout cas, voilà ce que je voulais dire, au nom de cette expérience du Service de la Recherche, et à quoi vous

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avez touché, pour apporter justement une part de votre talent personnel, et je crois, que le fait de venir, non seulement de la musique traditionnelle, mais aussi, de ne pas avoir quitté la musique traditionnelle, tout en faisant ce genre de musique, fait que vous apportez vraiment, je crois, un enrichissement sérieux à la musique moderne ».En mai, la R.T.B. de Bruxelles, diffuse « Quand la mesure est pleine » sur son troisième programme et France-Culture redonne l’œuvre en décembre.Les « Variations pour cordes » de 1959 sont enregistrées successivement, en 1964 par les Orchestres de Strasbourg avec Marius Briançon ; de Lyon avec Raymond Chevreux ; de Lille avec Serge Fournier et de Nice avec Paul Mule.La série d’émissions « Chants et Rythmes des Peuples » continue le mardi sur France-Culture, et à ce sujet Pol Hardy fait avec moi une interview pour « La Voix du Nord », en mars :« En bavardant avec Paul Arma, passionné de folklore musical et de peinture », est le titre de l’article :« Quand je pense qu’on m’a dit en haut lieu : « vous oubliez que le Français n’est pas musicien ! ».Ses sourcils broussailleux se sont hérissés d’indignation tandis que des rides plissaient d’étonnement son front. Les petits yeux vifs guettaient ma réaction derrière les verres à grosse monture d’écaille.J’avais devant moi Paul Arma, pianiste et compositeur, passionné d’authentique folklore.- Les émissions que vous donnez tous les mardis, à 12 h 15, « Chants et Rythmes des peuples » , sont suivies et appréciées. On m’a dit que vous deviez pourtant « bagarrer » en faveur du folklore ?- Comment voulez - vous qu’il en soit autrement quand on vous dit que le Français n’est pas musicien ! J’estime qu’on a fait trop peu, dans l’enseignement, pour le folklore. Tenez, il n’y a pas de chaire de musicologie populaire. C’est impensable quand on songe à la richesse du folklore musical français !- Mais ne vous êtes - vous pas mis à peu près toute la Presse à dos pour avoir dit qu’il n’y avait pas de folklore français ?Dans son sourire, il y a un peu d’amertume et de lassitude :- J’ai répété en effet, dans une conférence de presse à l’Université, ce que j’avais dit, en représentant le répertoire inépuisable des chansons flamandes, basques, auvergnates, bretonnes, berrichonnes, provençales... Il y a des folklores de France. Il n’y a pas de folklore français, généralisé. Du point de vue ethnique, comprenez - vous ?Ce hongrois, qui fut l’élève de Béla Bartók, donna des récital et dirigea des orchestres dans toutes les grandes capitales, puis se passionna pour nos chants régionaux français, paraissait sincèrement désolé d’avoir déçu nos confrères parisiens.- Je voudrais tant, dit - il, avoir suscité, comment dirais - je, des vocations folkloriques !A ce moment de la conversation , le photographe qui tournait autour de lui pour chercher un angle de prise de vue original, s’exclama en riant - Mais on vous écoute, Monsieur Arma ! Et moi - même, j’ai repiqué plusieurs de vos émissions... En vacances, j’emporte toujours mon magnétophone .Soudain rasséréné, revigoré, Paul Arma découvrait en notre photographe Roger Tollens, un spécialiste du folklore autrichien. Il s’enthousiasma devant un enregistrement d’un orchestre d’enfants de quatorze ans, à Kranzendorf.Musicien , Paul Arma est aussi féru de littérature et de peinture. Il s’est trouvé en rapports avec tous les grands artistes.Ces relations avec le monde artistique expliquent pourquoi les compositions musicales de Paul Arma portent dans l’édition des illustrations signées des plus grands noms de la peinture... »Est-ce bientôt une réplique ?Les éternels « censeurs », dépositaires français du folklore bien français, se manifestent parfois encore contre l’étranger que je suis ou que j’ai été, qui a eu l’audace de s’intéresser à leur patrimoine. Canteloube et Aubanel ont toujours été les plus virulents parmi mes adversaires, continuant en cela la tradition bien française des sempiternelles querelles qui opposèrent au siècle dernier les spécialistes de tous bords - pourtant tous Français, eux - se chamaillant à longueur d’articles ou d’ouvrages sur une césure ou une virgule.Et voilà encore, en mai, dans Le « Journal de la Confédération Musicale de France », un article de Georges Aubanel qui critique la définition que nous avons donnée, Yvonne Tiénot et moi, du « folklore musical », dans notre « Nouveau Dictionnaire de Musique »... Suivent un long éloge du chant populaire et des références nombreuses à l’autre grand folkloriste Canteloube. Et dans les textes de l’un et de l’autre, apparaît une manifestation surannée d’un chauvinisme, je dirais même d’une xénophobie ridicule :« ... Les solfèges modernes font une grande place aux chants populaires et leurs exécutions dans les harmonisations de J. Canteloube, M. Emmanuel et d’autres Français devraient être beaucoup moins rares »...« Je suis persuadé que les Français n’ont besoin de personne dans tout ce qui concerne les chants populaires français qu’ils sont seuls capables de comprendre et d’aimer salutairement ... ». ( Aubanel )« ... Au souffle venu des compagnes de France, les brumeuses doctrines d’origine étrangère disparaîtraient et la source pure et fraîche des chants paysans infuserait une nouvelle vitalité à la poésie française, ainsi qu’à la musique, parfois détournée de sa véritable voie par la recherche de procédés contraires au génie de notre pays» ( Canteloube ).Cette lecture me remet en mémoire un fait que j’avais totalement oublié.Fin 1938, au sein des « Loisirs Musicaux de la Jeunesse », nous avions constitué le premier quatuor de flûtes à bec, avec l’aide de Paul Rouart, qui nous avait procuré les quatre instruments de la famille, fabriqués en Allemagne. Georges Aubanel faisait partie de l’ensemble et avait choisi la basse, instrument volumineux. Le quatuor avait commencé à travailler et même à se produire. Lorsque la guerre était survenue, l’activité du quatuor avait cessé. Plus tard, pendant l’occupation allemande, je m’étais souvenu que deux des instruments, les plus onéreux, étaient restés chez Aubanel. Ils

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appartenaient, en fait à Paul Rouart qui me les avait confiés. Je m’étais donc présenté un jour chez Aubanel, pour les récupérer et les rendre à leur propriétaire.A ma vue, Aubanel avait laissé sa porte entrebâillée sans me laisser entrer, et sans même m’avoir laissé exposer le but de ma visite, avait osé me dire- « A votre place, et dans la situation où vous êtes, je ne me montrerais pas beaucoup ! »Et la porte avait été claquée à mon nez, me laissant sans instrument, mais édifié, quant à la mentalité du bonhomme !Les collègues folkloristes bien Français m’entendront longtemps encore sur les ondes pour ces émissions de « Chants et Rythmes des Peuples » dans lesquelles j’ai glissé, cette année, des poèmes kabyles et devront supporter encore « Le piano inspiré par le folklore », dont on me demande un montage de douze émissions pour R.T.F. Strasbourg et un autre pour R.T.B. Bruxelles.Je reçois toujours beaucoup de courrier après chaque émission : Il y a quelques mécontents :« ... Je viens d’être une fois de plus affligé par les harmonisations de deux chants bretons de votre émission... Le chant celtique ne supporte pas cette sorte de contrepoint et des réalisations beaucoup plus authentiques ont été produites qu’il vaudrait mieux présenter si vous souhaitez donner une idée de l’esprit musical de la Bretagne ou même des pays celtiques, en général »... ( A.M. Saint - Pol - de - Léon ).« ... J’ai admiré avec quelle allégresse vous avez assassiné l’harmonica, dans votre émission... Il est certain que votre opinion ne fait pas l’unanimité chez les musiciens ... sans doute vous préférez vous retrancher derrière vos préjugés au lieu d’approfondir vos connaissances et vous former une opinion qui repose sur une étude sérieuse et personnelle ... ». ( J.L. Bagneux ).Certains messages me semblent « orientés » ! :« Oh, bien, bien, très bien, c’est tout ce que je trouve à vous dire !Faites l’impossible pour continuer. Nous avons un exceptionnel gouvernement, où quelqu’un vous comprendra.A propos de monodies berbères, voyez Marguerite Taos qui, sans rien « moderniser », fait passer tout en relief actuel. Faites - la enregistrer.Pour que le « transistor » ne tue pas le folklore, une seule solution : l’entrée massive en occident des sagesses orientales, musique et poésie chinoises en tête. Tout cela est plus tolérant que la « liberté » publicitaire judéo - américaine. Et le nationalisme, renforcé par les traditions enchantées du folklore, doit suffire à éviter quelque bosse internationale.Absolument votre attentif et passionné ». ( J.G. Paris ).Mais ce sont le plus souvent des témoignages de sympathie :« Sachez que de tout cœur nous vous félicitons de l’œuvre que vous avez entreprise en France. Grâce à vous, la chanson française peut figurer avec honneur à côté du trésor de chant d’autres grands pays voisins. Mais surtout, et ceci à nos yeux est bien plus précieux, grâce à votre travail, la masse, chez vous peut chanter autre chose que le dernier air à la mode. » ( X. Louvain ).Un lien se tisse ou se renoue parfois :« J’ai douze ans et la musique est ma passion. Je l’étudie et je voudrais y consacrer ma vie. J’aime beaucoup votre musique ».« Soyez très sincèrement remercié pour tout ce que vos trop brèves émissions apportent de vrai, d’excellent folklore ...».« Continuer à œuvrer comme vous le faites. Nous avons tous besoin d’être secoués et notre indifférence n’est en fait que lâcheté. Remis en piste, nous pouvons encore être « sauvés ».« Un quart d’heure par semaine, c’est hélas bien bref ».« Depuis assez longtemps, j’écoute vos intéressante émissions sur la musique populaire, avec grand plaisir. Je déplore qu’elles soient si brèves et si rares. Un quart d’heure par semaine, c’est vraiment très peu, et nous laisse sur notre faim. Cela signifierait - il que la public français accorde si peu d’intérêt à la musique des peuples, cette très importante branche de l’art ? ».Un lien se tisse ou se renoue parfois :« Par delà les ondes un courant de sympathie s’établit, c’est ce qui me fait prendre la liberté de vous écrire pour vous dire combien votre émission m’intéresse, me passionne. Vous nous aidez à découvrir des formes musicales inconnues, d’authentiques folklores. Merci ».« Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi : je suis l’ex - danseuse, K.M. et avant la guerre, nous participions ensemble à des soirées ouvrières... Beaucoup de choses se sont passées depuis et il est toujours bon d’entendre une voix familière ».« Je me demandais ce que vous étiez devenu : j’ai presque certainement tous vos recueils de chants et danses folkloriques, vos harmonisations, et puis tout d’un coup, depuis quelques années, plus rien. Je sais que le folklore a cédé la place au yé - yé et qu’il doit être difficile à certaines époques de remonter à contre - vague. Je n’en suis que plus heureux de savoir que vous dirigez une émission à l’O.R.T.F. Peu - être est - elle déjà ancienne, mais je ne rentre de mon travail qu’à 18 h 30, ce qui est peut - être la cause de mon ignorance de votre programme ».« Je vous remercie de la belle émotion que vous m’avez procurée mardi dans votre émission sur Haïti. Vous m’avez transporté dans mon pays. Je n’ai jamais entendu une si belle réalisation et combien supérieure à tout ce que je possède... ».Les censeurs bien Français n’attaquent que le folkloriste en moi et se taisent au moins sur mes autres activités de pia-niste et de compositeur qui se manifestent aussi à la Radio avec, en janvier, un concert de musique pour instruments

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seuls :Claude Desurmont y joue la « Petite Suite » pour clarinette, Robert Boulay, la « Sonate pour alto » et moi « Cinq esquisses » pour piano ; en janvier encore, j’enregistre au piano un « Magnificat » et « Quatre Versets de Psaumes » de Cabezon ; deux « Fantaisies » de Santa Maria qui seront diffusées en avril peu après un concert où je joue sur France-Musique « Le Tour du Monde en vingt minutes » et « Sonata da Ballo » ; l’Orchestre Philharmonique dirigé par le jeune chef Serge Fournier enregistre avec le flûtiste André Sagnier, la « Suite de Danses » qui sera diffusée en mars. Rampal joue cette « Suite de Danses » avec l’Orchestre de la Sarre dirigé par Ristenpart, en avril, à Sarrebruck au cours de la Semaine franco-germanique ; et l’œuvre, encore interprétée par lui, est donnée par Jérusalem en octobre dans un programme où figure « le Divertimento de Concert n° 4 » avec Reine Flachot. C’est encore avec Rampal que Pol Mule et l’Orchestre de Nice-Côte d’Azur enregistrent en juillet, le « Divertimento de Concert n° 1 » pour être diffusé en septembre sur France-Culture.Si France-Culture donne encore la « Cantate de la Terre » sous ma direction en août, et dans un Concert de Musique contemporaine en décembre, les « 31 Instantanés » dirigés par Girard, les postes étrangers ne sont pas en reste : Hilversum, en janvier avec Reine Flachot dans le « Divertimento de Concert n° 4 » ; Hanovre qui enregistre en mars la « Gerbe Hongroise » avec Helmut Krebs ; Sarrebruck qui donne en juin le « Divertimento de Concert n° 6 » dirigé par Ristenpart et le clarinettiste Alfred Reiser ; Hambourg qui diffuse en juin, avec Rudolf Irmisch à la clarinette et Richard Beckman au piano, le « Divertimento n° 6 » ; Sarrebruck encore prend les « Quatorze Chœurs » et une partie des « Douze Chœurs » que Jean-Paul Kreder et son Ensemble Madrigal enregistrent en août et en novembre !

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« MUSIQUE DE CHAMBRE POUR BANDE MAGNÉTIQUE » 1964

Après l’extraordinaire période du début des années 50 pendant laquelle j’ai préparé la parution des « Chants du Silence » aux Éditions Heugel, et qui m’a permis des contacts avec Matisse, Braque, Picasso, Chagall Léger et les plasticiens ayant dessiné les couvertures de cette première série, j’ai attendu de nouveaux contrats signés avec d’autres éditeurs et des conversations ont repris pour les dessins de couvertures des partitions.C’est souvent lorsque nous sommes à la Ferme, que nous vivons aussi le temps des visites que nous faisons dans la région, où nous retrouvons nos voisins peintres.Il y a maintes occasions de parcourir les petites routes peu encombrées que nous connaissons bien pour aller chez les uns et les autres. Vercors a son moulin vers Coulommiers, Martha Pan et Wogenski leur belle maison moderne à Chevreuse, Manessier son atelier près de Maintenon, les Szekely travaillent à Marcoussis, Héléna Vieira da Silva et Arpad Szénès habitent, en été, non loin de la Ferme.Calder nous invite à Saché, en Touraine, Robin nous accompagne et nous faisons, dans notre 2 C.V. toute neuve, un joli voyage. Les peupliers de la vallée de l’Indre bruissent dans le vent frais et nous parvenons à l’entrée du bourg, à la maison taillée en partie dans le roc.La pièce - salle commune et cuisine - où on vit chez les Calder est accueillante et drôle. Le métal y règne : moules à gâteaux abat-jour ou suspensions, personnages en fil de fer, batterie de cuisine accrochée à une tringle près du fourneau... C’était Léger qui disait de son ami Sandy qu’il était « le roi du fil de fer ». Les mêmes mains qui fabriquent les minces bonshommes, travaillent les magnifiques bijoux que portent sa femme et sa fille, et forgent le lourd métal des stabiles et les pièces des mobiles.La chaleur et l’humour de l’accueil - peut-être aussi le whisky qu’on sert largement à Saché ! - ensoleillent l’après-midi. Le gros ours pataud et bourru à la tignasse blanche et au pull rouge donne une impression de puissance et de force. Il raconte - dans la barbe qu’il n’a pas - un tas d’histoires, comme pour lui seul ; les mots se bousculent, les phrases restent inachevées ; on ne comprend pas mieux son anglais que son français et il semble le faire malicieusement exprès, pour embarrasser son interlocuteur.Il nous entraîne de l’autre côté de la route, dans une maison si basse qu’il doit se courber pour y entrer : là, il dessine et il peint.La démarche lourde, il s’approche de la table où il choisit une feuille de papier, sa main qui a lâché le verre de whisky qui l’accompagne partout, tremble si fort que nous nous demandons ce qu’elle va tracer ; elle tremble encore en prenant la bouteille d’encre de Chine, en la débouchant, en saisissant le pinceau et brusquement, elle s’immobilise au-dessus de la surface blanche du papier, va prendre l’encre et, d’un geste sûr, dessine des courbes qui se gonflent et s’effilent. Les tracés achevés, la main reprend son tremblement.Les yeux malicieux sous les sourcils touffus nous regardent :- « Voilà ! Mais puisque Picasso n’a pas signé le dessin qu’il vous a donné, moi non plus ! »Et ce sera la couverture de la « Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes.Il fait deux autres dessins pour les offrir à Edmée, puis nous partons sur la colline où il a son grand atelier de sculpture. Trois stabiles noirs sont dressés devant la grâce du paysage. Dans la grange, prisonniers encore, plusieurs mobiles. Calder nous rappelle que c’est Jean Arp qui avait baptisé stabiles ses constructions de métal immobiles, alors que Marcel Duchamp avait appelé « mobiles », les assemblages métalliques qui dansaient au moindre vent.Avec une curiosité de musicien, je cogne du doigt replié plusieurs des surfaces métalliques, intéressé par les sonorités diverses du métal.Cela ne plaît pas du tout au sculpteur, qui cette fois d’une manière fort intelligible, proteste :- « Ces choses sont à voir et non à écouter ! »Je suis volontiers d’accord, persuadé toutefois de ne pas avoir commis un geste sacrilège.Nous redescendons vers la maison où le musicien et le sculpteur se réconcilient définitivement devant un nouveau whisky ! Nous quittons, dans la soirée, Sandy et Luisa, pour regagner, par les petites routes de plus en plus assombries, notre Ferme, gardant, dans le cœur, l’image de l’artiste qui se donne, comme il dit, « une fête en travaillant tous les jours et en mettant un peu d’enfance sur ce travail ».Nous sentons que la journée a été pour Robin - à l’aube des découvertes et des enthousiasmes - pleine d’émotions et de richesses. Il fait son miel de tout ce qu’il admire et c’est un bien somptueux butin qu’il emporte de Saché !C’est donc pour la « Suite de Danses pour flûtes et orchestre à cordes » que Calder a dessiné une couverture. L’œuvre est éditée cette année par Henry Lemoine et est aussi présentée :« La « Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes représenté un des aspect caractéristiques dans l’œuvre du compositeur. D’une part, il s’agit là, en tant que matière musicale, de folklore authentique, en l’occurrence, de thèmes populaires roumains de Transylvanie. D’autre part, la technique compositionnelle de Paul Arma, en traitant ces thèmes, met de côté le développement classique ou romantique, et se concentre exclusivement sur la variation mélodique et rythmique.Dans cette « Suite de Danses », nous assistons à un panorama de douze images sonores colorées, par moment nerveuses et élancées, à d’autres, calmes et majestueuses, avec la gamme considérable de variétés, que les sujets imposaient au compositeur. L’œuvre réconcilie, en quelque sorte, des antagonistes en alliant à une vis mélodique et rythmique, jaillie de l’observation affectueuse du vrai peuple, d’aristocratiques subtilités de réalisation et

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d’orchestration.Nous y remarquerons surtout : les relais du registre par le rythme, pour maintenir l’émergence de la flûte ; la mise en place de quelques pièces, ou mélodie et harmonie sont homogènes, parmi les pièces où les cordes changent la coloration de la flûte, jusqu’à une bi - modalité ; certains motifs, dont la tessiture semble paradoxalement décalée par rapport à leur mode et, de ce fait, évoque un autre mode ( indépendamment des interventions de notes étrangères ) ; enfin, l’achèvement de chaque pièce, dès qu’il convient d’échapper à la fascination modale.Cette « Suite de Danses », par les difficultés techniques qu’elle impose à ses interprètes, peut être aisément classée dans la catégorie des « Concertos » . »Une grande déception nous est réservée un jour de cet été. Nous nous accrochons avec force, malgré l’insuccès, l’incompréhension et l’indifférence, à notre collection de chants et de poèmes de la Résistance, en France. Nous n’avons pas abandonné - et nous n’abandonnerons jamais - l’espoir d’aboutir, un jour prochain ou lointain, à la publication de ces documents, qui devrait toucher un large public.En août, nous recevons un long télégramme de New York, signé Irvin Silbert, un des propriétaires de « Folkways », cette maison d’édition connue pour ses disques de folklore authentique, gui a déjà publié « Folk Music of France » en 1951. Il nous dit qu’il est au courant de notre travail et que cette anthologie l’intéresse ; il se propose de nous en parler de vive voix, et pour cela de prendre l’avion pour venir nous voir pendant quelques heures. Il nous demande de lui répondre, par télégramme, quand nous pouvons le recevoir. Tout cela très américain ! Nous entrevoyons une possibilité d’édition... et nous lui répondons immédiatement.C’est avec femme et enfant qu’il arrive à la Ferme, à la date prévue, ayant loué une voiture à l’aéroport.Ils sont tous les trois fort sympathiques. Lui est particulièrement agréable, jovial, tout préoccupé par le sujet qui l’a-mène. Mais il sait attendre la fin du déjeuner auquel tout naturellement, nous les avons conviés, pour l’aborder.Il est disposé de publier, dans un grand et beau volume, tous les chants et les poèmes recueillis... mais traduits en anglais ! Notre embarras est grand. En dépit du côté tentant du projet, il nous semblerait indécent de faire paraître, pour la première fois, dans une autre langue que la française, ces témoignages de la Résistance française...Je propose une autre solution : pourquoi pas une édition bilingue ? Cela est impossible pour l’éditeur. Cela ferait un volume trop important et invendable.Notre trio d’invités regagne l’aéroport, l’ambiance décontractée, à l’américaine, et très amicale, nullement atteinte par l’échec du projet.Mais que de regret pour nous !Malgré de nombreuses activités prévues, l’année est faste pour la création.‘’Structures variées’’ signifie pour moi variantes architecturales aussi rigoureuses que dans une structuration polyphoni-que, d’où le lyrisme n’est aucunement absent. Rigueur dans la structuration horizontale et verticale et lyrisme dans le chant. « Structures variées » est l’équivalent de « Variations structurées ». J’ai déjà travaillé, en 1961, cette matière devenue en 1963 STRUCTURES VARIÉES POUR QUATUOR À CORDES 193, et cette année version STRUCTURES VARIÉES POUR ORCHESTRE À CORDES 194.Les « Structures variées pour Quatuor à cordes » seront créées par le Quatuor à cordes de l’O.R.T.F., au cours d’un concert public de la Radiodiffusion Sarroise à Sarrebruck, le 21 novembre 1970. C’est au cours d’un concert public, donné par l’Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F., dirigé par Girard, que seront créées, le 31 janvier 1970, les « Structures variées pour orchestre à cordes ».C’est pendant cet été 64, que je trouve enfin le temps et le calme pour mettre au point un ancien projet : MUSIQUE DE CHAMBRE POUR BANDE MAGNÉTIQUE . Tous les éléments musicaux de l’œuvre sont établis avec minutie, y compris les détails précis des structures. Le manuscrit est prêt, mais l’œuvre ne pourra, pour une raison strictement bureaucratique, pas être réalisée à la radio.Les « Éditions Françaises de Musique » décident de publier les « Variations pour Cordes » écrites en 1959.C’est à Jean Arp que je demande un dessin pour la couverture de la partition. Il fait un superbe graphisme. Quand il s’agit de signer, sa femme Marguerite intervient en hâte et pose à côté du dessin une feuille sur laquelle il appose avec difficulté, de sa main abîmée, une signature qui sera reproduite sur l’original du dessin, car Jean Arp, dont je suis un admirateur de longue date, traverse une période extrêmement perturbée sur le plan de la santé. Après un premier infarctus, un second le marque profondément. Dès la fin d’une longue convalescence, il reprend la sculpture, travaille de nouveau avec élan et c’est quelque temps après qu’il est frappé par une hémiplégie qui le diminue atrocement. Les mains du sculpteur perdent leur génie, la mémoire le fuit pour tout ce qui concerne le présent et le passé relativement proche. Par contre, il se souvient du passé éloigné, dont il raconte les événements avec une précision surprenante. Ainsi, lorsque nous allons les voir, Marguerite et lui, à Meudon, ou lorsqu’ils viennent à la maison, il oublie parfois qui nous sommes et ce que nous sommes en train de dire, mais il raconte avec brio, des péripéties du dadaïsme qu’il a vécues.Parce que j’aime aussi Jean Arp le poète, je compose avec son accord et celui de Marguerite, une Cantate pour récitant, hautbois, violoncelle, percussion sur son poème RUCHE DE RÊVE 195 écrit - Arp, d’origine Strasbourgeoise, est bilingue - en deux versions, française et allemande. Marius Constant m’avait demandé de composer une œuvre pour son Ensemble « Ars Nova ». L’Ensemble l’enregistrera en 1970, mais sous la direction de Boris de Vinogradov, avec Pierre Rousseau, récitant. Cet

1 93 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Paul Klee.1 94 M.S. inédit.1 95 1969. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Sophie Taueber-Arp

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enregistrement restera un des plus parfaits de cette Cantate. Je propose pour la partition qui ne sera éditée qu’en 1969 de choisir parmi les dessins de Sophie Taueber-Arp, la première femme de l’artiste, morte très jeune. Marguerite et Jean acceptent avec émotion. « Ruche de rêves » est aussi enregistrée à Strasbourg en langue allemande.Les « Éditions Musicales Transatlantiques » éditent le « Divertimento n° 4 » pour violoncelle et piano de 1952 et j’aimerais une œuvre de Manessier dont j’admire les couleurs de fête qui tourbillonnent dans certaines de ses toiles. Hélas, il n’est pas possible, pour des questions bassement budgétaires, de choisir trop de couleurs pour une couverture de partition ! Heureusement j’aime aussi beaucoup les lavis du peintre, très fins, très discrets, parfois très doux. Et c’est avec lui que je choisis dans ses « Lavis de Haute Provence » une œuvre dont la reproduction ne causera pas la faillite de l’éditeur !Les « Éditions Ouvrières » qui, depuis quelque temps ont créé un département de. disques : D.M.O., décident d’acheter à l’O.R.T.F. les droits de publication sur disque, de mes « Douze Chœurs » 1 écrits en 1950. L’Ensemble Madrigal de l’O.R.T.F., les enregistre sous la direction de Jean-Paul Kréder. J’ai un plaisir rare, en assistant à une des séances, tant sont agréables l’ambiance détendue, la bonne humeur des choristes et l’entrain du chef.Jean-Paul Kréder dira d’ailleurs, des harmonisations qu’il aime de ces chants populaires, à l’occasion, en 1965, de la centième émission des « Chants et Rythmes et Peuples » :« Pour dévoiler quelque peu le fond de ma pensée, il faut avouer, à ma grande honte, sans doute, que, bien que chef de chœurs depuis de longues années, les manifestations chorales folkloriques ne m’attirent que dans le mesure où la musique n’y est pas absente. Lorsque, sous prétexte d’authenticité, certains groupes d’amateurs régionaux nous débitent, sans goût, sans justesse et sans voix, des chansons de chez eux, je veux bien y voir une forme d’activité pleinement intéressante pour ceux qui la pratiquent, mais je me refuse à y trouver un enrichissement esthétique. A ce niveau, un bruit de sabots sur une chemin de terre est encore plus authentique, et la rumeur d’une ferme qui s’éveille n’est pas moins riche de musique.L’art est une affaire d’artistes. Et lorsque le musicien s’en empare, le folklore devient de l’art folklorique. L’important pour le musicien est de ne point succomber sous le poids de sa science, de posséder un instinct sûr qui lui permet de pénétrer au fond de l’âme populaire et d’en restituer les rythmes et les chants avec tous leurs caractères, dans un langage accessible.La sûreté de l’instinct, l’équilibre entre la science et la simplicité - telles sont les rares qualités que j’apprécie tant chez Paul Arma. Sans jamais tomber dans l’effet facile, original mais sans ostentation, Paul Arma fait naître chez l’auditeur qui écoute ses chœurs le désir d’en savoir davantage sur le pays qui lui a servi de source d’inspiration. Une harmonisation, si pertinente soit - elle, d’un thème populaire ne suffit pas à expliquer ce phénomène. En effet, victimes de leurs traditions d’école, combien d’arrangeurs et autres restituteurs n’ont - ils distillé qu’un ennui spécialisé ?C’est pourquoi je veux rendre hommage à Paul Arma, qui a su traduire et recréer par la grâce de son art, un folklore plus réellement authentique, que certains clichés pris sur le vif, tout en lui donnant une forme musicale achevée et personnelle. »Quel meilleur camouflet aux détracteurs chauvins de mon travail d’harmonisateur !Pour la pochette de ce disque, Pierre Soulages m’offre une de ses compositions qui fait rayonner sur une structure impeccable un graphisme vibrant. Malheureusement, le chef de fabrication de l’Éditeur a oublié de nous soumettre une épreuve et donne directement sa maquette à l’imprimeur. Nous ne voyons, Pierre Soulages et moi, que le tirage terminé et constatons que mon nom, composé avec des caractères plus gros et plus forts que le titre, déséquilibre l’ensemble. On ne peut plus rien faire.Malgré cette erreur, cette pochette est étonnamment belle. Je trouverai beaucoup plus tard, dans un numéro de l’ «Éducation Musicale » de juillet 1975, cette critique :« On peut regretter les traductions systématiques des textes, certaines harmonisations qui semble être « tombées à côté » comme celle de la Harpe de Tara ( irlandaise ) dont la romantique mélodie est accompagnée d’accords brefs qui voudraient rendre le son de la harpe ... Il n’empêche que ce disque est une très belle leçon de chant choral qui ravira les amateurs de chants populaires harmonisés ».Pour les couvertures de partitions, j’ai parfois envie de me retourner vers de vieilles amitiés, vers des artistes dont j’ai admiré énormément l’œuvre mais qui ont disparu. Parmi eux, Vassili Kandinsky. Nina, sa veuve, vit à Paris et je n’ai pas encore eu l’occasion de la revoir. Je lui téléphone et elle m’invite pour le thé. J’ai gardé un souvenir très précis du couple connu au Bauhaus, où nous appartenions au même groupe de bons camarades aux rapports simples et directs. Quelle est alors ma surprise de me trouver dans un appartement très bourgeois d’un immeuble luxueux de Neuilly ! Mobilier conventionnellement élégant, table ornée de dentelles, de porcelaines fines, d’argenterie... Malgré l’amabilité de Nina, comme je me sens loin des « maisons de maîtres » de Dessau, de leurs meubles d’avant-garde, où nous tenions nos réunions, chez l’un ou chez l’autre. Mais je tais ma surprise, la conversation est agréable. Je parle de mon projet de couverture que Nina accueille avec gentillesse et plaisir. Il est convenu que je reviendrai quelques jours plus tard, lorsqu’elle aura sorti un certain nombre de dessins parmi lesquels je pourrai choisir. Ce choix n’est pas aisé, car beaucoup trop me plaisent mais je me décide pour celui dont le graphisme offre une certaine correspondance d’esprit avec ma musique.Le plaisir d’avoir cette œuvre pour la partition du « Divertimento n° 1 » pour flûte ou violon et piano me fait oublier ma déception de retrouver Nina dans ce cadre si éloigné de celui dans lequel je l’ai connue à Dessau. Le seul élément qui

1 1964. Paris. Disque D.M.O. 520FM.20.A Pochette dessinée par Pierre Soulages.

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me semble valable - et j’ai le privilège d’être un des premiers à le voir - est un exemplaire, arrivé récemment du « fauteuil Wassily », réalisé aux États-Unis, par Marcel Breuer, en hommage à l’artiste disparu.La « Suite paysanne hongroise » d’après Béla Bartók, pour flûte et piano, jouit partout, depuis sa publication par Universal Édition et Boosey and Hawkes, d’une incontestable popularité. Outre Rampal - avec moi ou avec Veyron-Lacroix, au piano - de nombreux autres flûtistes dans le monde l’interprètent en concerts, dans des Radios, l’enregistrent sur disques en Europe, aux États-Unis, au Japon. Les demandes arrivent d’un peu partout auprès des éditeurs, pour une SUITE PAYSANNE HONGROISE POUR FLÛTE ET ORCHESTRE À CORDES 196.En novembre, le manuscrit est établi avec l’orchestration, et sera bientôt publié (partition et matériel), par les mêmes maisons d’éditions. Cela redonne un nouvel élan au succès de cette œuvre.Je vais parfois à Sarrebruck où j’effectue de nombreux enregistrements, comme pianiste. Karl Ristenpart y dirige souvent mes œuvres pour Orchestre de Chambre. Ses soixante-cinq ans vont être fêtés par la Radio Sarroise et le Président de la Station me demande de composer une œuvre dédiée à l’illustre chef.Très heureux de prouver à Karl Ristenpart ma réelle amitié, j’écris donc, en novembre, DIX-NEUF STRUCTURES SONORES 197 pour orchestre à cordes, d’après dix-neuf morceaux des « Trente et un Instantanés ».C’est pendant le mois de décembre que je termine une version des STRUCTURES VARIÉES POUR ENSEMBLE INSTRUMENTAL 198 : flûte, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, timbales, percussion, célesta, xylophone, piano, violon, alto et contrebasse. Cette version a été demandée par Marius Constant, toujours pour « Ars Nova », mais il ne l’inscrira jamais dans ses programmes.

1 96 1966. Autriche. Vienne : « Universal Edition ». U.S.A. New York : « Boosey and Hawkes ».1 97 M.S. inédit.1 98 M.S. inédit.

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TRAVAIL ET VACANCES. 1964

Le travail au Centre de Télé-Enseignement ne me fatigue nullement, et je poursuis sérieusement une vie d’étudiante, à l’École du Louvre.Il y a parfois dans la vie du Centre, des moments drolatiques. Un jour, le Directeur m’annonce que je commencerai le lendemain, en studio, un cours de latin, pour la Télévision scolaire :- « Mais je n’ai jamais appris le latin »- « Ça ne fait rien, il y a un professeur qui fait le cours, une actrice italienne qui prononce les mots latins et une actrice française - c’est Hélène Duc - qui prononce la traduction française des mots latins. Vous remplacerez Hélène Duc... »Je reste perplexe : trois personnes pour un cours, cela me parait bizarre..Le lendemain, j’arrive au studio où je trouve effectivement les trois personnages en question bien surpris de mon intrusion.- Ordre de la direction. Il paraît que je vous remplace, dis-je à Hélène Duc - qui ne semble pas le prendre très bien... Et l’émission commence. Cela me semble tout à fait loufoque. Le professeur explique, s’arrête lorsqu’un mot latin intervient dans le discours, l’Italienne le prononce, et moi j’enchaîne avec la traduction française du mot.C’est simple, j’ai l’habitude du micro et oubliant le ridicule je m’acquitte de ma tâche sans une erreur, sans une reprise.L’actrice italienne, fort enrhumée et fâchée, semble-t-il, de me voir troubler involontairement la copinerie qui semblait régner entre eux trois, se trompe et s’arrête très souvent. Le résultat de l’ensemble n’est pas très fameux, et hypocritement, Hélène Duc déclare à mon adresse :- « Evidemment, vous n’avez pas l’habitude ! »A mon tour, je suis fâchée mais je n’en laisse rien voir.A mon récit, le soir Paul rit bien et m’annonce :- « Tu ne feras pas une seconde émission, car le Directeur va avoir sur le dos, le syndicat des comédiens ! »Il a bien deviné. La semaine suivante, le Directeur m’annonce - gêné - que je ne poursuivrai pas les émissions de latin.J’en suis ravie mais ne parviens pas à comprendre pourquoi l’Éducation Nationale doit payer deux actrices pour compléter par- rosa- la rosele cours du professeur qui, théoriquement, pourrait le dire lui-même.J’ai un peu plus tard, un autre problème. La bibliothèque et la documentation s’agrandissant, il nous faut un nouveau local. On nous octroie une grande salle où sur des étagères, s’entassent des centaines de spécimens de livres scolaires envoyés par les éditeurs, que les professeurs du Centre, trouvent dans leurs casiers. Les mêmes livres étant envoyés à leurs adresses personnelles, ils ont pris l’habitude d’abandonner ceux du Centre dans cette salle. Et que va-t-on faire de tous ces livres ?- « On va les détruire. »- « Détruire des centaines de livres neufs pour tous les cours, alors que des collègues de postes perdus en Afrique et autres lieux, se lamentent de ne pas avoir de matériel ! Pourquoi ne pas leur envoyer ces ouvrages ? »- « Nous n’avons pas de crédit pour cela. »- « Et si chacun des professeurs du Centre envoyait personnellement à une adresse donnée, un paquet qu’il affranchirait lui-même ? Chacun de nous accepterait de le faire. »- « Impossible. Ce qui entre ici ne doit pas en sortir »- « Alors ? »- « Alors tout cela va partir au pilon ! ».La sempiternelle A.D.M.I.N.I.S.T.R.A.T.I.O.N. restera toujours irréductible ! Si je constate que les rouleaux de papier-cristal fournis pour couvrir les livres de la bibliothèque sont plus chers que ceux d’une autre marque achetés tout simplement chez Gibert, on me fait comprendre que l’intendance sait ce qu’elle fait et que je n’ai pas a m’en mêler.Je remporte pourtant une moitié de victoire. Les employés nombreux au C.N.T.E., ont accès à la bibliothèque de romans et non à la bibliothèque d’ouvrages d’art ou d’ouvrages scientifiques, fort riche et réservée aux professeurs. Or ceux-ci ont souvent, chez eux, les mêmes ouvrages et ne me demandent pratiquement jamais de les sortir ; il arrive même souvent que des professeurs chargés des préparations à l’agrégation, exténués, n’aient envie que de lire un

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bon policier. Des dactylos, des manutentionnaires, des femmes de ménage, par contre, s’attardent parfois devant les vitrines où sont, sous clef, les beaux ouvrages qu’ils aimeraient bien consulter.Je demande à la Haute Autorité la possibilité d’ouvrir à tout le monde les armoires de mon domaine. Après maintes délibérations, on m’accorde seulement le droit de prêter pour les lire, sur place, les beaux ouvrages convoités.Cela ne peut se faire que pendant la pause du déjeuner, du personnel. . . et de moi.Et ainsi, les beaux livres sortent enfin de leur abri.Il ne faut pourtant pas croire que je suis toujours en conflit avec mon Ministère de tutelle. Je me sens au contraire tout à fait à l’aise dans cette grande maison de Vanves.Le travail de relecture de textes qui s’ajoute à celui de la bibliothèque, me procure parfois des fous rires.Aussi ces conseils prodigués aux élèves de sixième du Cours de Dessin - toujours par correspondance :« Tenue de l’élève :Le buste sera droit, sans raideur, la tête immobile, le regard, sans effort, doit aller du modèle à la feuille de papier et réciproquement.En aucun cas, les bras ne doivent servir de support au torse.Tenue de la feuille :Elle doit être placée bien d’aplomb, devant vous. Ne l’inclinez jamais.L’obliquité de la feuille est une source de multiples et dangereuses erreurs.Tenue du crayon :Ne fixez pas la main à la table par le poignet. Il lui faut une certaine aisance de rotation par le coude.Les doigts ne se crisperont pas sur le crayon qui doit pouvoir évoluer librement entre le pouce, l’index et le majeur. L’extrémité de l’auriculaire devra seule servir d’appui ».Les cocasseries, je les trouve aussi dans les textes tapés par les dactylos et heureusement relus avant d’être envoyés aux élèves :De Romain Rolland, à propos de Jean Christophe et de son amour des sons :« Dans le monde des cons, il est chez lui ».De Platon et de Pascal, il est question de « massages », et les « Mémoires » célèbres sont de Saint Simon. (le bienheureux !) Julien dans « Le Rouge et le Noir » voit son « dandysme avorté » devenir « avarié ».Les Stances du Cid sont des stands. Un joli Mathias, c’est un galimatias.La campagne se dépeuple, c’est l’exode vers Paris, vers les filles (les villes).Quant à Balzac, on le remet à la monnaie du jour, en changeant les 200 francs d’un de ses héros en 2 N.F.Il est vrai que je possède dans un dossier, une lettre sur papier à en-tête « Ministère de l’Éducation Nationale » « Direction Générale des Arts et des Lettres », signée par un Inspecteur Général de l’Éducation Nationale, commençant ainsi :« Cher Monsieur, Voilà le poulet rédigé dans le style cher aux primaires républiQUains qui me rendraient royaliste si je ne l’étais pas... ». Une autre lettre sur le papier à en-tête « Service Culturel » « Département artistique », d’une de nos Ambassades dans un pays d’Amérique : ExpéditEUSE : Mme XSur une lettre envoyée et signée par le Directeur des Services Artistiques d’une de nos stations régionales de la Radio, « votre « QUantate de la Terre » sera diffusée le... » Et sur une note d’un service de la même Radio, « le chorégraphe Y. Z. a l’intention de créer un balAI avec une de vos œuvres » Comment s’étonner alors si Paul, producteur de l’émission « Chants et Rythmes des Peuples », reçoit du courrier adressé à Monsieur Paul Arma FOL-CHLORE de la Radio,Monsieur Paul ArmaExplorateur-FolCloriste,

Encore n’a-t-il eu aucune nouvelle de cette naïve qui estimait que, sans les Anglais, on ne saurait plus rien des chansons populaires :- « Pourquoi les Anglais ? » lui a-t-on demandé,- « Mais voyons, puisque c’est Lord Folk qui les a recueillies ! »

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- « Vous voulez parler du Folklore, sans doute, »- « Folk Lord, Lord Folk, c’est la même chose... »Je ne m’étonne plus d’entendre, à la Radiodiffusion dite française, un journaliste parler d’un Chef d’État « sportsmène » accompli, et un critique de disques, des « mélomèmes ». Là encore, quand on demandera aux producteurs de se taire et de laisser des animateurs présenter leurs émissions, d’étranges propos se feront entendre, ainsi les gHens, peuple du Togo, dont Paul donnera de la musique, deviendront, grâce au présentateur, les gens du Togo.D’ailleurs, on dira que les producteurs s’ingénieront, quand on leur aura coupé la parole dans leurs propres émissions, à truffer celles-ci de mots étranges et étrangers qu’ils laisseront le soin, à ceux qui parlent en leur nom, de déchiffrer ! Le premier Prix reviendra sans doute à ce candidat à une école de Beaux-Arts qui parlera dans son exposé écrit du sculpteur « Mickey L’ange » !Je collabore au journal que publie le Centre « Echec à l’obstacle » qui est envoyé à tous les élèves, et je peut y donner un article sur mon « dada » : « le rôle de l’art populaire dans l’éducation ».Toujours à propos de l’art populaire, j’envoie au journal « Elle », trois pages sur le thème « Pâques fleuries, en France ». Aucune réponse, ni retour de manuscrit. Mais je trouve dans le numéro de Pâques une belle page pour les enfants « Racontez-leur toutes les légendes pascales », reproduisant les détail que j’avais donnés, les dictons et la plupart de mes phrases sous une autre signature que la mienne.Voilà une forme de journalisme bien facile ! Je me contente de téléphoner et de signaler, que la « Société des Gens de Lettres », dont je fais partie, protège mes textes et que le procédé est un peu dangereux. Excuses... on ne savait pas... on croyait que vous étiez « simple » lectrice... Et pourquoi aurait-on le droit de voler une « simple » lectrice sans lui demander au moins son avis ?L’honnêteté intellectuelle est-elle un vain mot, même pour si modeste cas ?Je décide de passer les vacances de Pâques à Florence, que je rêve depuis longtemps de connaître ; Paul ne veut pas partir, occupé qu’il est à remanier la version orchestrale de son « Concerto pour Quatuor à cordes ».Tout d’abord, je suis littéralement ivre. Difficile d’imaginer tant de beautés réunies. Et quand à cela, s’ajoutent la foule, la circulation si bruyante, l’exubérance italienne, il y a de quoi être ahurie, comblée, submergée... Je ne suis pas fatiguée, c’est autre chose, c’est une sorte d’excès de plaisirs esthétiques dont la saveur ne m’apparaîtra vraiment que dans le calme de la maison, au retour. J’aborde goulûment du Fra Angelico et du Michel Ange, de la fresque et de la pierre, du roman pisan et de la peinture siennoise, de la bande lombarde et de la splendeur médicéenne. Tout cela s’ordonne un peu, très peu, à l’aide de remarquables exposés de conférenciers italiens...Pise m’émerveille. Une très belle journée dans la campagne toscane. Lucques, Pistoïa, me repose de la ville. Car dans cette ville, tout semble bouger, même les souvenirs historiques, rien ne paraît arrêté. Cela tient peut-être à la taille des œuvres : ces palais énormes, ces statues gigantesques et à ce foisonnement de l’art. On vit au milieu ce tout cela, on respire du Moyen Age et de la Renaissance... il faudrait en réalité des mois et des mois pour découvrir pierre à pierre une ville qui n’est que beauté et qu’histoire, alors que je cours d’une église à un palais, d’un Michel Ange à un Donatello. Chaque tournant de rue défie un plan naïvement préétabli et flanque par terre un programme scolastiquement élaboré, et le soir il y a les yeux pleins de couleurs et de formes.Il m’arrive de mêler le présent au passé et d’aller écouter de la musique « électronique et concrète », Boulez et Dallapiccola, avant un concert à San Miniato, ou à un « Concerti di Musico da Camera ».Je me réfugie dans quelque cloître quand la rue m’étourdit trop. Et je choisis les beaux jardins de Boboli pour y relire au soleil des pages sur Florence. La découverte de petites rues tortueuses bordées de palais, l’exploration de cours et d’escaliers pleins de richesses sculpturales, la visite d’églises, la fouille de petits bazars sont de merveilleux moments.Laissant ma valise à la gare, je quitte Florence pour Sienne, avec pour tout bagage un sac marin.Un autocar plein de paysannes aux larges paniers abritant poules et canards me conduit dans cette superbe ville où dans une rue moyenâgeuse, je trouve une chambre. On m’accepte avec réticence à cause de mon trop modeste bagage, dans ce Palais transformé en « Continental » somptueux où les couloirs sont comme des nefs de cathédrales, où à chaque sortie

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d’ascenseur un valet vous attend. Il y a peu de monde. A table, j’ai trois bonshommes pour me servir, dont un, affecté uniquement... à la distribution de parmesan.Je bois avec délice tant de chianti qu’il m’est difficile de retrouver ma chambre et que j’atterris d’abord dans celle d’un monsieur fort surpris par cette intrusion.Le lendemain, je suis en forme pour découvrir cette extraordinaire cité hors du temps, sa Pinacothèque non moins extraordinaire. Dépaysement à San Gininiano, avant de regagner Florence puis Paris, éblouie mais tellement détendue !Juste à temps pour conduire Robin, rentré, lui, de Madrid, où il a eu envie de visiter le Prado, dans une clinique de Clamart où on l’opère de l’appendicite. Tout se passe bien, mais le garçon nous réserve à chacune des visites que nous lui faisons une mauvaise humeur qui décourage son père. Je suis plus indulgente, mais finis par être aussi excédée de cette sorte de réaction inexplicable.Quelques courtes visites à Lille chez Miroka et Claude redonnent sa sérénité au « grand malade » !Nos enfants, à Lille, font l’apprentissage d’une vie peu facile. Claude a des examens à préparer, Miroka a la joie de retrouver sa petite fille que l’hôpital lui donne guérie au début de janvier, mais connaît l’angoisse d’une jeune maman obligée de travailler avec un bébé à faire garder.Ils ont quitté un appartement décidément peu commode dont la propriétaire est une vraie harpie, pour un logis qu’ils aménagent avec ingéniosité. Claude bricole des meubles-caisses que Miroka agrémente de jolis tissus ; ils ont peu d’argent, mais beaucoup de goût. Anne retombe malade en février et doit être à nouveau hospitalisée.Miroka est obligée de se mettre en congé pour convenance personnelles. Il faut qu’elle s’occupe elle-même du bébé fragile qu’elle emmène d’ailleurs passer un mois à Berck. Notre 2 CV. est maintenant à Lille et Claude peut aller souvent les retrouver.L’irascible propriétaire de leur ancien logement leur fait un procès pour des dégâts imaginaires qu’ils auraient faits et en particulier pour des « traces de pas qu’elle découvre au plafond » d’une des pièces qu’ils ont occupées. Un jugement est prononcé en audience publique où, le plus sérieusement du monde, le juge, ami de la jeunesse, ennemi des propriétaires abusives, condamne la Dame T. aux dépens : « attendu qu’il a été procédé à la visite des lieux ordonnée par le jugement ... attendu que, par ailleurs, l’existence de traces au plafond de la pièce principale, si elle a pu inspirer en 1913 le romancier Gaston Leroux qui en a fait le titre d’un de ses romans « Il y a des pas au plafond » , ne semble, en l’occurrence nullement établie, le sieur B. étant apparu, au cours de la visite des lieux, totalement incapable de marcher les pieds au plafond et la tête en bas... ».Le succès est grand auprès des amis étudiants !Malheureux Robin qui passe l’écrit du second Bac, mais à qui il manque des points pour l’oral... et curieusement parce qu’il a une mauvaise note en dessin ! Tout est affaire d’appréciation, et il n’y a rien à dire à ce sujet !Le plus drôle, s’il y a quelque chose de drôle dans un échec, c’est qu’il décide de préparer le concours d’entrée aux Beaux Arts, en Architecture... et qu’il le réussira, après avoir pris quelques cours, et copié inlassablement un buste d’Antinoüs, sujet de concours presque inévitable !Il passe donc ses vacances à la Ferme et rejoint parfois, en mobylette, Miroka et Claude près d’Hesdin dans le Nord, où ils passent leurs vacances.Robin avait décidé cette année, après le piano, et la clarinette - il s’est aussi acheté un violon auquel heureusement il ne touche pas ! - de s’attaquer à la flûte. Jean-Pierre Rampal consulté l’a conseillé pour l’achat de l’instrument et lui a donné comme professeur une de ses jeunes élèves, Américaine du Texas, Jan Cole.Elle est fort sympathique, elle et Robin s’entendent bien , elle nous amène des amis, rencontre les nôtres à la maison et nous assistons à plusieurs concerts qu’elle donne à la Cité Univer-sitaire où elle réside.Cet été, nous l’invitons à passer quelques jours à la Ferme, mais le jour même de son arrivée, nous sommes brusquement appelés à Paris. Nous les laissons donc, elle et Robin, se débrouil-ler sans nous. Elle loge dans un des ateliers, au-dessus de l’écurie, éloignés de la maison d’habitation où Robin a sa chambre.Lorsque nous rentrons le lendemain, nous apprenons qu’un « drame » s’est joué dans la nuit. Jan a passé celle-ci, éveillée , une fourche en mains, attendant que descendent par la trappe du grenier, les « cambrioleurs » dont elle entendait les pas au-dessus d’elle. Elle a vainement

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appelé au secours ; Robin, de sa chambre éloignée, n’a pas entendu ses appels et ce n’est qu’au petit matin, lorsqu’elle a vu Robin dans la cour qu’elle a osé poser son « arme », et en larmes a conté sa nuit.Les « cambrioleurs » étaient les loirs logeant au-dessus des ateliers et qui, dormant le jour, vaquent la nuit à leurs occupations, roulant leurs provisions de noix et de noisettes, s’amé-nageant leurs logis, éduquant leurs petits et se livrant parfois à de frénétiques galopades.Nous sommes si habitués à eux et à leur tapage nocturne que nous n’avons pas songé à prévenir notre invitée !Nos petits Miroklaude, comme nous appelons notre jeune trio, nous inquiètent.Mais quelque chose ne va plus entre ce trop jeune papa préoccupé par la réussite de ses examens et cette maman soucieuse de la santé de sa petite fille. Impatiences ? Incompréhensions ? Notre pauvre Claude vient soudainement à la Ferme, nous dire qu’il est désespéré. Nous avons justement des amis : Michel et Marie-Thérèse Braudo. Comment réconforter le garçon ? L’ambiance de la journée est étrange et nous gardons Claude qui nous ouvre son cœur. Nous tentons de comprendre, nous essayons d’expliquer : il repart un peu réconforté et confiant. Mais dès ce moment, nous savons qu’une fêlure est là, dans ce jeune couple à qui nous avions pourtant, avant la décision de mariage, suggéré d’attendre la fin des études et le mûrissement des esprits.Le trio vient passer quelques jours à la Ferme, tout semble aller mieux, mais est-ce pour longtemps ?L’été s’achève. Chacun reprend son travail. Robin entre en novembre dans un atelier d’Architecture à l’École des Beaux-Arts.Je retrouve le C.N.T.E. , toujours la bibliothèque, mais au lieu de relecture de textes, j’ai maintenant des copies de français d’élèves de sixième et de cinquième à corriger.A Lille, Claude passe des examens. Miroka reprend son travail en laboratoire.De nouveaux visages sont apparus cet été à la Ferme. Paul avait reçu, en avril, un message de Maurice Thiriet :« ... Une lettre m’attendait ici depuis plusieurs jours d’un jeune écrivain de mes amis. Elle se termine ainsi : « J’écoute en ce moment même, de Paul Arma, des pièces pour orchestre sous la direction de Tony Aubin. C’est bon.J’aimerais beaucoup rencontrer le musicien pour parler de Bartók avec lui. Croyez - vous que ce soit possible ? » ... Voici remis le message entre vos mains.... une jeune plume de vingt - et - un ans qui se cherche, qui souffre des sociétés dans lesquelles nous vivons, qui éclate d’indignation qui vont jusqu’à la férocité et dont la sensibilité est toute pétrie de la musique la plus authentique derrière laquelle il cherche à découvrir l’homme et ses coïncidences ; je pense que vous aimerez l’accueillir comme je l’ai fait moi - même ».auquel Paul avait vite répondu :« ... Au sujet de votre jeune ami, Jacques Picot, il va de soi que je le recevrai volontiers, surtout après ce que vous me dites de lui. Je comprends qu’il souffre des sociétés dans lesquelles nous vivons, je comprends aussi qu’il éclate d’indignation en face de tant d’indignités humaines qui nous entourent et qui sont déversées sur nous. Mais - et alors là, je ne suis plus d’accord avec lui - il est vain de chercher à découvrir l’homme et ses coïncidences derrière la musique la plus authentique. Je pense qu’il est préférable de chercher l’œuvre derrière l’homme, si l’on ne veut, hélas, trop souvent, être déçu, par celui - ci, derrière son œuvre.Voyez - vous, je pense depuis toujours : la vie est si belle, si grandiose , si extraordinaire, la nature, les arts, les sciences sont si riches, si réconfortants ... mais il y a justement des hommes qui gâchent presque tout... Ce sont bien les hommes qui me détournent des hommes....Ainsi vous comprendrez maintenant plus aisément comment et pourquoi je vis quelque peu à l’écart des hommes et de leurs sociétés, tout en m’intéressant et me passionnant pour ce qu’ils font, ce qu’ils créent, ce qu’ils produisent. Mais sur le plan personnel je les évite. A quoi bon perdre son temps, pourquoi pas plutôt se protéger contre leurs bassesses, leurs méchancetés, leurs petitesses, leurs mesquineries, leurs jalousies. Je connais beaucoup d’intellectuels qui sont exactement le genre de personnages dont les sentiments humanitaires finissent par ressembler à une simple haine de l’humanité... Alors, je n’en veux pas, et c’est mon droit souverain. Et ceci me permet de rester foncièrement optimiste ».Et c’est ainsi que nous faisons la connaissance de Jacques Picot, un grand gaillard intéressant débordant d’idées. Non seulement il écrit, mais il s’adonne à la photo avec talent et beaucoup

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de fantaisie. S’attachant à Paul, d’une manière désintéressée, il le photographie autant qu’il le peut et partout où il le peut : chez nous, à la Ferme, au studio pendant des enregistrements, lorsque son modèle travaille au magnétophone. Il fréquentera pendant quelques années la maison sans qu’on sache grand chose de lui.Claude Aveline s’intéressera un moment à lui.Il disparaîtra soudain de notre horizon, aussi soudainement qu’il y était entré, sans qu’on puisse jamais rien savoir de lui, nous laissant en souvenirs ses belles et intéressantes photos.Nous regretterons de ne plus voir ce sympathique compagnon qui sait nous écrire des lignes sensibles :« ... Voici les photographies prises à votre Ferme le 13 juillet, journée admirable dans une maison poétique hantée par des objets et des souvenirs qui ont tous une densité, une vie qui se mesurent à la goutte de sang pour ceux qui savent encore ce que sont le sang et le cœur.Je voulais en écarter quelques - unes, mais cela n’aurait pas té honnête de ma part, vous êtes en droit de savoir ce que je vous ai volé d’un peu de votre vie que vous m’avez offert en souriant. Je suis certain que vous trouverez seul les coins trop ensoleillés à cacher de la main.Extraordinaire le mimétisme de vos chats ! Et le miroir qui nous a presque engloutis ! ... ».Il est curieux que cette « maison poétique » pour l’un soit différente pour une autre qui écrit :« J’ai été heureuse de la journée passée chez vous, et je vois encore votre demeure si pleine de goût et de chaleur malgré son côté austère. Il y a un style comme dans tout ce que vous créez. Et on dirait que vous avez créé votre femme, car elle « va » ( en allemand : sie passt ) dans cet intérieur, sobre, distinguée, belle autant d’aspect que de sentiments ... ».Dire que cette opinion me satisfait, non, mais je n’en ai rien à faire. D’abord, je n’entends pas avoir été « créée » - et ceux qui me connaissent bien savent que si je sais « m’adapter » - et dieu sait combien je dois le faire dans les situations souvent inattendues dans lesquelles nous piquons souvent du nez - je me suis faite seule et n’ai eu besoin d’aucun Pygmalion.. Puis je n’aime pas beaucoup cette femme - belle d’une beauté rétro qui essaie avec vaillance de maintenir une forme d’hier déjà - mais surtout arriviste. Je n’aime pas son milieu non plus dans lequel je suis parfois obligée de paraître, ni cette familiarité un peu artificielle qu’elle essaie de maintenir avec ceux qu’elle connaît à peine. Ainsi écrit-elle à Paul, à propos d’un travail qu’elle devait faire pour lui à la Radio et qu’elle a négligé :« ... Je crois vous connaître un peu, je crois savoir qu’en plus du reste ( talent, etc. ) vous êtes un drôle de personnage qui avez besoin de faire des reproches aux gens que vous aimez, un tant soit peu. Votre lettre est remplie de reproches. Conclusion : vous m’aimez un peu. Tout est donc pour le mieux. N’empêche que moi aussi, j’ai mon petit caractère, j’ai mon sale petit caractère, ma personnalité et mes manies ...Je pense qu’Edmée m’approuvera si je vous dis que vous êtes un être adorable mais insupportable, autoritaire - merveilleusement sensible, cultivé et intelligent, au cœur d’or, qu’on doit être fier de votre amitié, mais qu’on la paye par des tas de petites mesquineries auxquelles on est en but de votre part, qu’il faut encaisser des petits coups de gifle parfaitement injustes mais qui font partie de votre nature.Prenez - moi comme je suis, puisque je vous prends ( volontiers ) comme vous êtes ! ».Très objectivement je dois reconnaître que la Dame, dans son jugement sur mon époux, ne déraisonne pas tout à fait. Mais ma mauvaise foi et mon orgueil de femme, ne veulent pas entendre dire par quelqu’un d’autre ce que je pense moi-même ! ! !Philippe Girod est un autre garçon bourré de talent, charmant et charmeur, touchant à tout avec une sorte de génie désinvolte. Il travaille avec Karin Waehner créant pour sa troupe, décors et costumes. Lui aussi, nous le verrons pendant des années, souvent entouré d’une joyeuse bande de jeunes qu’il traîne à ses basques et qui savent profiter de son heureuse humeur et de sa générosité... quand il est en fonds !Et quand - et cela lui arrive souvent - il a la poche vide, ingénument, il se tire d’affaire :C’est ainsi qu’un soir où nous sommes tous deux, au bar du Musée d’Art Moderne, au moment toujours fantasque de la Biennale, il invite tous les copains qui passent à venir nous rejoindre. Bientôt on rassemble plusieurs tables et c’est joyeux. Je suis, et de loin l’aînée de la bande et Philippe me glisse dans l’oreille, tout penaud :- « J’ai invité tous ces gens et je n’ai pas un sou en poche. Pouvez-vous m’avancer cela ? »- « Bien sur ! »Et me voilà l’amphitryon improvisé d’un tas de gens que, pour la plupart, je ne connais pas !Heureux Philippe. . . qui lui aussi, disparaîtra de notre horizon. Des jeunes nous sont encore fidèles - Jean-Claude Risset vient nous présenter sa fiancée - ou

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réapparaissent comme Alain Lartigue, que nous n’avions plus revu après la sombre histoire d’un magnétophone, à lui, confié et volé dans la voiture d’Haround Tazieff, il y a neuf années !Mais c’est surtout les vieux amis que nous retrouvons souvent, Yvonne et Joe, les Clément, les Dubois, les Brandon - dont la caravane passe l’hiver dans la grange - les Gouin chez qui je retrouve à une soirée, Thérèse, l’ancienne camarade de l’Atelier du Dragon. Que de souvenirs à évoquer ! Une des autres amies du « Dragon », Claire, je la rencontre à tous les vernissages, en compagnie d’Ignace Meyerson. Une partie de la famille Kristof que nous n’avons pas vue depuis longtemps, est à Paris et nous revoyons avec plaisir Valy, Alex et Imre, pour peu de temps, en France et qui nous content leur nouvelle existence américaine. Des amitiés plus récentes se sont forgées, mais semblent devoir durer avec les Chattelun, les Suchard, les Seuphor, et une joyeuse tablée nous réunit souvent autour d’un couscous, chez les Smadja, avec les Depierris et Lutka Pink.A Lille, un ennui commence avec Anne qui a le petit doigt d’une main écrasé dans la fermeture d’une porte. Un chirurgien de Lille essaie de sauver le doigt, tout semble se passer bien, mais brusquement il y a infection et on envisage de supprimer la première phalange. Nous proposons de consulter un second chirurgien et notre médecin de famille qui nous parle d’un de ses amis réputés pour des opérations de dernière chance. Miroka et Anne arrivent à Paris, Paul les conduit à la clinique, un nouveau traitement est suivi et le miracle a lieu : le doigt est sauvé. La maman et le bébé terminent l’année avec nous, un contrôle fréquent du doigt est nécessaire, et le papa vient fêter la Saint Sylvestre en famille.

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1965 – 1968

TRANSPARENCES

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CENTIÈME ÉMISSION DE « CHANTS ET RYTHMES DES PEUPLES » 1965

Le Docteur Franz Mai, directeur général de la Radiodiffusion Sarroise, est devenu, au cours de fréquentes rencontres, un ami. Dans son importante fonction, il a su toujours maintenir et pratiquer une simplicité exceptionnelle, aussi bien envers ses collègues d’autres organismes, qu’à l’égard de ses propres subordonnés. Il a conquis une autorité indéniable grâce à une attitude, toujours compréhensive, mais aussi grâce à sa fermeté. Très intelligent, fin, il ressemble relativement peu à la majorité de ses compatriotes, avec son caractère non conformiste, ses conceptions libérales et surtout avec ses sentiments internationalistes. Il a été depuis toujours un fervent partisan des idées du chancelier Adenauer.Nous nous sommes rencontrés assez souvent, à Sarrebruck et à Paris. Son amitié a toujours été teintée d’estime pour mon œuvre et pour ma personne, et a été exempte de trace de la xénophobie qui subsiste parfois chez certains de ses subordonnés. L’Orchestre de Chambre de la Sarre, ensemble de premier plan, sous la direction de Karl Ristenpart, existe grâce à la volonté et la ténacité du Docteur Mai. L’Ensemble a largement contribué à la réputation de la Station. Lorsque le Docteur Mai m’a annoncé, l’an passé, qu’en janvier de cette année, Karl Ristenpart aurait soixante-cinq ans, et que cet anniversaire serait dignement fêté, j’ai accepté avec joie de préparer une œuvre pour orchestre à cordes, dédiée au Chef que j’estime beaucoup, et c’est ainsi que j’ai composé les « Dix-neuf Structures sonores ». En janvier, je pars pour Sarrebruck où une petite fête est organisée à la Radio, en présence d’un certain nombre de personnalités, des membres de l’Orchestre de Chambre, et de journalistes. Après une émouvante allocution du Docteur Mai, la partition reliée de mon œuvre est remise à Karl Ristenpart, très ému. Pour rendre hommage à son Chef, l’orchestre interprète - cette fois sans chef - une courte œuvre de Mozart. Les « Dix-neuf Structures sonores » seront créées, quelque temps après, à l’occasion d’un concert public, en première mondiale, sous la direction du dédicataire.France - Musique et France - Culture diffusent souvent les enregistrements de mes œuvres dirigées par Ristenpart. C’est, cette année, le « Divertimento de Concert n° 1 »; puis le « Divertimento de Concert n° 6 » et la « Symphonie en quatre mouvements ».Je rentre d’Allemagne pour recevoir justement à dîner le Directeur de la Musique de la Radio Sarroise, le Docteur Otto Sertl ; assister à une soirée « Fauré » dans un salon très snob de Boulogne où mon seul plaisir est d’y rencontrer Jankélévitch et repartir pour Londres où j’ai un rendez-vous avec le Directeur de l’ « Universal Édition » et où je dois rencontrer, à la B.B.C., Elizabeth Poston, dont je n’ai fait, jusqu’à présent, qu’une incomplète connaissance :Elizabeth Poston, en 1939, fut emprisonnée dans les Balkans, soupçonnée d’espionnage, alors qu’elle y chassait très pacifiquement la chanson populaire.Après de multiples aventures, qui lui permirent d’être une des dernières à traverser la Manche, avant que le rideau tombât sur les affreuses années qui suivirent, elle fut, à la B.B.C., responsable de la musique - utilisée comme code pour les armées de la Résistance en France et dans tous les pays occupés avec le groupe baptisé « Bushmen ».Elle écrit elle-même -:« Le cauchemar que l’on vivait en pensant qu’un soir on pourrait diffuser par erreur peut - être, un faux signal, persista chez moi pendant les années, après que le cauchemar de la guerre fut terminé.Nous travaillions dans des caves, dans des souterrains, dans des maisons de campagne isolées et dans la rue, tenus éveillés sous les bombes, nous frayant un chemin par - dessus les morts, nous efforçant de communiquer aux vivants, à travers les ondes, la détermination de continuer à vivre. Les chansons enfantines étaient celles que j’aimais le mieux, les refrains, qui étaient les messages d’espérance, que nous adressions à leurs pays.Après la guerre, quand je repris ma carrière de musicienne, je retrouvais ces chants populaires dans les anthologies de Paul Arma.Un jour, à Londres, j’entrai dans une librairie française et m’informai : « Ce Monsieur Arma, est - ce qu’il est vivant ? » Le jeune homme fit un geste poli : « Je ne sais pas Mademoiselle. Vous pourrez toujours lui écrire et demander ».Ce que je fis. Sa réponse fut un double présent de livres et d’amitié.« Je dois venir à Londres », me dit - il - Comment se reconnaître ? » Je reçus une photographie représentant deux mains de musicien sur les touches d’un piano ... C’est ainsi qu’une amitié, née du folklore musical, persiste grâce à lui, dans un monde qui en a besoin plus que jamais ».Le folklore musical qui est à l’origine de notre amitié va nous réunir pendant des années car nous allons décider de faire ensemble, Elisabeth et moi, un ouvrage consacré à la chanson populaire française.Il sortira à Londres en 1972 chez l’éditeur Faber and Faber, après beaucoup de péripéties et de longues correspondances à propos des traductions, pas toujours faciles, des termes populaires.Mais cette correspondance avec Elizabeth va être un vrai régal, elle a un humour bien britannique et ses lettres écrites en anglais, et en français nous réjouiront.Pour que je la reconnaisse, à Londres, elle se décrit ainsi, en février 1965 :« ... Je suis aussi haute que la Tour Eiffel - j’habite la stratosphère - ci - joint un guide -. J’ai du sang latin des deux côtés - français de ma mère, espagnol de mon père, donc on se dit anglais ! »...Je rentre de Londres en fichu état. Une hernie double me fait atrocement souffrir et mon voyage de retour s’agrémente de l’image dans ma tête, du « Roi Renaud portant ses tripes dans ses mains » !

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Je dois me faire opérer, et, comme j’ai peu fréquenté jusqu’à présent, les cliniques, et connu de table d’opération que pour, il y a bien longtemps, une vulgaire appendicectomie, je dramatise volontiers et écris une sorte de testament spirituel pour Edmée qui le lira - m’avouera-t-elle - avec beaucoup d’émotion. J’y résume mes conceptions de vie :« Pendant ces plus de vingt - cinq années de notre vie commune, tu m’as rarement vu entièrement satisfait, complètement content, totalement détendu. Tu sais aussi pourquoi : j’éprouvais, en cours de route, d’immenses bonheurs pendant les réalisations successives de mes idées, de mes rêves, de mes pensées, de mes projets, de mes travaux. Mais chacun d’eux ne représentait, pour moi, qu’une étape, qu’une seule étape dans l’ensemble de ce long chemin. Et, pendant que j’avançais dans chacune de ces étapes, je voyais la suivante, je désirais la suivante que je voulais plus complète, encore plus belle, encore plus parfaite, encore plus développée. Alors, malgré le bonheur du moment, je voulais toujours faire mieux, d’où le manque d’une satisfaction entière, d’un contentement complet, d’une détente totale...Tu sais aussi combien j’ai aimé les hommes, combien je tenais toujours à un certain humanisme, sans lequel la vie n’est pas viable. Mais j’ai dû aussi apprendre, non sans peine, que, là, j’avais davantage d’illusions qu’un sens du réel : personne n’est jamais arrivé à résoudre cette contradiction qu’il y a à vouloir défendre quelque chose d’humain, en compagnie des hommes. Ils sont comme ils sont, ils sont ce qu’ils sont... la plupart du temps pas très encourageants, pas très beaux.... et, ce qui est certainement le pire : pas très humains. Tu sais, alors, pourquoi j’ai tant souffert, pourquoi je fus tant déçu, pourquoi je me suis associé à ces mots terribles de Louis Veuillot : « Le plus grand fléau n’est pas la famine, ce n’est pas la peste, ni même la mort ; c’est l’homme livré à l’homme ».Je n’ai, en réalité, jamais été pessimiste, même si j’ai pu donner cette impression, par le fait d’avoir pris la vie, ma vie, l’art, mon art, les amours, mes amours, les amitiés, mes amitiés, au sérieux. C’est de Bartók que j’ai appris qu’il faut travailler, encore travailler, encore et toujours travailler, infatigablement, car c’est seulement ainsi que l’on peut réaliser quelque chose de grand et arriver à un sommet qui laisse loin derrière lui, au - dessus de lui, la médiocrité ( Ce ne sont pas les mots de Bartók, mais c’est très bien le sens de ses paroles ).Tu sais aussi la haine profonde que je nourris depuis toujours, pour cette chose indigne et méprisable : la médiocrité. Et cette haine de la médiocrité fut, pour moi, la plus grande force, le plus merveilleux des moteurs, l’échelle presque miraculeuse, pour ne jamais m’arrêter, pour ne jamais me « reposer sur des lauriers imaginaires », pour ne jamais connaître la fatigue, pour ne jamais faillir devant les obstacles les plus insurmontables, en un mot, pour aller toujours de l’avant, sans jamais abdiquer.D’ailleurs, abdiquer est une faiblesse et ne procure de plaisir qu’aux adversaires. Alors, pour ce faire, je ne suis pas seulement pas assez faible, mais aussi - et avant tout - pas assez bon ( pour mes ennemis )...Oh, je suis bien de ceux qui savent combien c’est difficile de « surnager » et l’encouragement, si rare, où la méchanceté se pratique comme le plus insignifiant « bonjour » et la bonté n’apparaît que trop sporadiquement, où l’égoïsme est devenu la seule prime payante et la générosité ( non la charité ) s’est vue bannie du cerveau et du cœur des hommes, où l’assassinat artistique et intellectuel est vivement applaudi, mais la fidélité à un idéal est plus souvent punie par la haine, par le mépris et surtout par la trahison de ceux qui ont eux - mêmes trahi... qu’il s’agisse de conceptions artistique, religieuse, idéologique...... Je voulais aujourd’hui te redire cela - j’éprouve tout simplement ce besoin plus pour moi que pour toi, à toi seule qui occupe une si grande et importante place en moi .Tu es la seule femme, parmi toutes celles que j’ai connues, avec laquelle il m’a été possible de vivre, que j’aie pu aimer si longtemps, à laquelle j’ai pu m’attacher si profondément et avec laquelle il m’a été possible de créer une communauté solide, indestructible. Les raisons en sont multiples : ton courage en face de la vie, ton beau courage en face des difficultés, ta faculté inimitable et précieuse de savoir découvrir tous les côtés positifs d’un événement désagréable, ton absolu respect de la personnalité d’autrui, ton manque total de mesquinerie, de la « petite » jalousie stupide et exténuante de la plupart des épouses d’artistes, ton attitude souvent étonnamment objective, ton instinct si souvent juste... et beaucoup d’autres choses encore...Je sais, à cause de ma vie, de mes travaux, de mes conceptions et de mon caractère, tu as dû faire - et tu as fait - de nombreux sacrifices. Mais, je le sais aussi, que tu ne les as pas toujours faits avec déplaisir ; ce qui me disait que, quand même, tout en n’étant pas d’accord avec moi, tu ne me désapprouvais pas. C’est là que se manifestait le plus souvent ta grandeur d’âme et de cœur... ».Et j’ajoute des pages consacrées aux enfants tant je suis persuadé que cette intervention - bien bénigne pourtant ! - risque d’arrêter là ma vie.Etrange réaction d’un homme qui s’est toujours imaginé indestructible !Tout se passe - comme je ne l’espérais pas : fort bien. Et je sors de la clinique au milieu de mars, juste pour assister au Théâtre de Paris au « Gala du Théâtre d’Essai de la Danse ». Toutes les jeunes troupes et les chorégraphes que j’ai déjà vues ou rencontrées se font applaudir : Sarah Aquarone, Pyros, Dora Feilane, Muriel Jaeger, Graziella Martinez, Annick Maucouvert, Aline Roux, Teresa Trujillo, et naturellement Karin Waehner qui danse sa chorégraphie « L’Oiseau qui n’existe pas ». Les « Ballets Contemporains » de Karin ont dansé l’œuvre cette année déjà à Grenoble et à Chambéry, et ils vont la présenter encore, avec les cinq ou six « Images » - dansées sur des mouvements de la « Suite pour bande magnétique » à Caen, à Lille, à Bourges et à Paris, au Théâtre Récamier et durant la Biennale, en automne, au Musée d’Art Moderne.Une des chorégraphes du « Théâtre d’Essai de la Danse », Muriel Jaeger, aimerait danser sur ma musique. Elle vient d’abord me voir puis m’invite à assister à une séance de travail dans son studio. Ma visite s’avère décevante. Je ne vois là, que démonstration sans intérêt, pas de gymnastique primaire et, j’entends, exposées, quelques théories, dénuées de

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tout de que représente pour moi la danse.Je trouve Muriel Jaeger fort sympathique mais trop de mysticisme teinte ce qu’elle fait. Elle ne semble pas avoir d’ambition. Le travail seul la passionne, surtout les séances d’improvisations, même sans public. Je pars, déçu, mais je suis réinvité pour la semaine suivante, à une répétition avec un percussionniste, Djamid Chemirani. Je décide de revoir une de ses « Improvisations » et j’emmène avec moi Eva Reyfhus car nous songeons à faire quelque chose avec des voyelles chantées et parlées d’après « Les voyelles » de Rimbaud.Et j’ai envie, avec je ne sais quel pressentiment, de rencontrer ce percussionniste, car, au début du printemps, j’ai assisté à une soirée éblouissante et inoubliable , au Musée Guimet : la présentation d’un percussionniste populaire iranien, tout simplement prodigieux. Sur un seul tambour, il utilise les paumes et les dix doigts de ses mains, avec une virtuosité dépassant toute imagination. Je suis entré alors dans un monde sonore d’une richesse extraordinaire de timbres, d’une variété inouïe de rythmes, d’une apparence d’ivresse d’improvisation qui dépasse les limites auxquelles les oreilles occidentales sont habituées. La gamme des sonorités et des rythmes, des pianissimi de toutes couleurs et de tous timbres, des variations infinies, et indescriptible. A la suite de cette soirée, mon grand désir a été de partager cette découverte avec les auditeurs de mon émission « Chants et rythmes des peuples ».J’ai aussitôt entrepris des démarches auprès du Musée Guimet, dans ce sens. Contrairement à mon espoir, je me suis heurté à une sorte de barrage infranchissable, dressé par une des collaboratrices du Musée, qui m’a opposé un refus catégorique.Il semblait que le Musée eût le « monopole » de ce musicien ! Or, à ma seconde visite chez Muriel Jaeger, quelle est ma surprise - et ma joie - d’y trouver ce jeune Iranien qui m’a tant ébloui ! Mes oreilles et mes yeux sont pour lui seul. Je suis émerveillé, ébloui, prisonnier de ce jeu génial, oubliant pratiquement la danseuse...Mon espoir revenu, je tente de m’entendre directement avec le jeune musicien, mais il m’apprend qu’il ne peut rien accepter en dehors d’un engagement conclu avec le Musée qui décide pour lui. Une fois de plus, et cette fois définitivement : il n’y a rien à faire.Il me reste quand même un souvenir merveilleux !En ce printemps, un événement plus qu’inattendu arrive dans notre Radiodiffusion, où le folklore musical est considéré comme un parent pauvre : bientôt aura lieu le deuxième anniversaire, respectivement la centième émission des « Chants et rythmes des peuples ». Le nombre des lettres d’auditeurs augmente, on m’encourage, on me remercie pour la diversité, pour l’éclectisme de mes choix et pour la richesse de ma documentation sonore. Cette centième doit donc être marquée dignement, puisque cette série s’est révélée une réussite ; réussite qui se poursuivra encore pendant des années, jusqu’en... 1972.Cet anniversaire s’enrichit tellement qu’il s’étend sur plusieurs semaines, avec des interviews pour « Les Nouvelles Musicales », « Sélection », et que des copies en seront demandées par le Venezuela et le Portugal.Je présente ainsi ces émissions-anniversaires :« Je vous ai conviés à devenir, pendant ces soirées, mes compagnons de voyage pour un vagabondage sonore à travers cinq continents. Je vous ai invités à manifester la même curiosité que moi, et la même sympathie pour les hommes de l’autre côté des fleuves, des monts, des frontières.J’ai vu, grâce aux nombreux témoignages qui me sont parvenus, que je suis sur le bon chemin, que j’ai raison de croire, en ces hommes, et de m’accrocher si fébrilement à ce lien indispensable qu’est l’humanisme, dans un monde creusé d’abîmes, prétendu sans ponts, et que l’on voudrait nous faire croire sans affinités possibles !C’est pourquoi j’aimerais, à l’occasion de la centième émission de « Chants et rythmes des peuples », vous faire entendre quelques - uns des messages reçus de tous les horizons. Chacun, à sa manière, m’encourage à continuer l’œuvre commencée en faveur de cette fresque sonore qui reflète tout ce qui préoccupe l’homme - tous les hommes - dans le domaine du folklore musical ».Viennent ponctuer cette centième émission, les témoignages de ceux - écrivains, critiques, musiciens - qui comme moi, ont compris l’importance du folklore musical.Claude Aveline :« Tout spectacle de folklore nous paraît exotique, même dans les limites étroites de note pays quand nous sommes d’une autre contrée : la farandole provençale est aussi étrangère à l’Auvergnat qu’une tarentelle ou un boléro, la bourrée auvergnate au Breton qu’une gigue ou une danse du sabre. Les chanteurs, les orchestres ne nous étonnent pas moins. Nous voyons avant d’écouter : types de visages, coupe et couleurs des costumes, forme des instruments, attitudes dans l’immobilité ou dans les évolutions chorégraphiques surprennent nos yeux de telle sorte que nous serions souvent prêts à jurer d’une distance aussi grande entre les musiques et nos oreilles. Quiconque regarde, avec admiration, la joie, l’extase que l’on voudra, n’est jamais qu’un touriste, au mieux un pèlerin.Remercions Paul Arma d’avoir compris que la radio pouvait l’aider à vaincre une erreur si attristante. Quels que soient les parures ou les haillons qu’il porte, le dessin de son profil et l’outil dont il s’accompagne, l’homme chante pour exprimer sa vie, et grâce à un mode de reproduction qui n’a que faire des images, nous découvrons qu’il exprime notre vie, qu’il exprime la vie. Les races, les religions, les nations n’inspirent en vérité que des différences artificielles. Il y a de l’art dans cette épithète et nous ne blâmerons pas ce genre de différences : elles transposent les diversités qui font du monde où nous sommes une source inépuisable d’émerveillements.Mais elles ne parviennent plus à travestir l’unité de ce monde - là.Dans un temps où les races, les religions, les nations entreprennent de se chercher des dénominateurs communs - comme si Adam et Eve ne nous proposaient pas le plus sûr depuis toujours - je souhaite à « Chants et Rythmes des peuples », émission aujourd’hui centenaire, de poursuivre sa tâche exaltante, non plus seulement en France

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dorénavant, mais partout à la fois sur ce globe minuscule ».Jean Cassou :« Un pays a son paysage, il a sa terre, son ciel, son climat. De la même façon il a son peuple. Et enfin, au bout de cette œuvre de vie, au bout de cette création, il a sa musique. Toute cette action organique, toute cette physique se fait esprit. Tout cela se met en mouvement, en mouvement rythmé, tout cela s’exprime en danse et en chant.La musique populaire est donc la manifestation la plus pure de la transformation de la réalité immédiate en esprit. C’est pourquoi elle nous inspire un si profond sentiment d’émerveillement et d’enthousiasme, un sentiment qu’il faut qualifier de religieux. Le génie individuel, qui est chose plus complexe, nous inspire un sentiment, non moins bouleversant, certes - et peut - être plus sublime - mais d’un autre ordre, l’ordre de la communication humaine et du dialogue. Mais avec la musique populaire nous demeurons radicalement, intégralement consubstantiels à la nature, à ses pouvoirs, à son incessante et prodigieuse énergie . Et par la musique populaire et par le chant des peuples, cette énergie universelle se particularise, elle se dégage de toute confusion et se fait extraordinairement accentuée, tranchée, diverses, elle nous comble d’une éblouissante et infinie richesse.Tout cela, Paul Arma le sait : ce compositeur est aussi un folkloriste, dont on célèbre aujourd’hui, des années de recherches et de travaux, et la centième émission de « Chants et rythmes des peuples ». Et c’est bien parce qu’il a cette passion de l’expression musicale populaire et cette connaissance de ses secrets et de ses vertus, que son expression personnelle, sa musique, celle qu’il crée, possède une telle puissance humaine et un tel pathétique.Il a bu aux sources et sa musique est une eau vive ».Max Pol Fouchet :« Protéger le folklore, c’ est comme protéger l’eau des sources et le premier feu allumé dans l’aube.D’une main en coquille - ( et si on la fermait davantage, on entendrait le bruit de la mer ) - on abrite ainsi la fraîcheur et la chaleur.Ce devrait être le geste de tout homme qui devine ou sait que la vie ne peut être sans l’union de la spontanéité et de l’élaboration, de la naïveté et de la science, de ce que l’on trouve et de ce que l’on invente.Ne sommes - nous pas frères de Gérard de Nerval qui était amoureux d’une chanson d’enfance chantée par une voix de jeune fille et qui se désespéra jusqu’à la pendaison parce que cette phrase retrouvée ne chantait plus, mais, selon ses propres termes, « phrasait ? ».Le folklore justement nous délivre de ce qui « phrase » et nous donne la gravité souriante du monde.Disons bien : nous donne, car c’est un don des hommes aux hommes, du cœur au cœur, de l’esprit à l’esprit, dans les prairies sur hautes herbes mouvantes de notre existence d’un moment, sur la terre, la terre diverse et une ! ».José Bruyr :« Paul Arma a donc donné cent émissions. Cent, dix fois dix. Cependant, il est au monde plus de cent fois cent chansons populaires, encore qu’il y eut savant - es - folklore et à moins de 100 % humoriste à paradoxes pour prétendre un jour, qu’il n’en était, en tout et pour tout, que douze !Soit. Mais, s’il n’en était qu’une seule ?Paul Arma serait alors l’homme de cette chanson - là.La musique et, plus que l’autre, la musique « anonyme », la musique est « ce qui unifie » : un sage chinois l’affirma.Et la commune sagesse : « Dis - moi ce que tu chantes... ».Cette chanson innombrable, unique et « unifiante », Paul Arma s’en est fait, avec le plus patient, le plus pertinent amour, moins le découvreur que le mainteneur. Ce n’est pas lui qui habille jamais plus modeste refrain en ce « paysan endimanché », que moquait doucement Claude Debussy, lequel n’aimait guère que « Nous n’irons plus au bois ... ». Avec un habit de tous les jours, il garde, à ce refrain - là, les yeux clairs et les mains calleuses. Le rêve et le travail. La terre et le ciel.Mais, si c’était du ciel, que la première « chanson populaire » était tombée, avec une « Paix aux hommes de bonne volonté » ?Qu’elle fut divine, celle - là, Paul Arma aura bien mérité de la paix, en cherchant à en faire, à travers mille fois mille chansons, une réalité humaine.Et il n’en faut pas davantage pour qu’on l’admire - ou pour qu’on l’aime ».Roland Manuel :« Il y a cent vingt - trois ans, Gérard de Nerval se plaisait à rappeler, qu’ « avant d’écrire, chaque peuple a chanté. Toute poésie s’inspire à ces sources naïves. Pourquoi la France n’a-t-elle pas son romancero national» ?Parmi les musiciens de notre siècle, qui se sont disputé l’honneur de répondre à ce vœu, on aime à distinguer le nom de Paul Arma, persuadé comme Béla Bartók, son maître et ami, qu’on auscultant le cœur de sa race, on en vient à découvrir une source de lyrisme, qui ne s’arrête point aux frontières d’une patrie, tant il est vrai que tous les chants du monde se rejoignent dans les profondeurs de l’humain ».Raymond Cogniat :« La peinture moderne n’a cessé de proclamer son attachement et sa parenté avec les arts populaires. Il appartenait à Paul Arma de démontrer, que cette parenté ne se limite pas seulement aux expériences plastiques et que la musique trouve sa place dans cet accord.Passionné de folklore, il a, plus que nul autre, contribué à répandre - et même plus souvent révéler - les trésors de la chanson française. Son action ne fut pas efficace seulement en France, mais aussi à l’étranger, au point que dans certains pays ses anthologies sont utilisées pour l’enseignement de notre langue.Dans son esprit, la musique et les arts plastiques sont si intimement liés, que pour plusieurs de ses publications, il a

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souvent demandé des dessins de couverture aux plus grands artistes d’aujourd’hui - comme Arp, Braque, Calder, Chagall, Hartung, Léger, Matisse, Picasso et d’autres encore - au point que l’ensemble de celles - ci constitue un véritable résumé des meilleurs dessinateurs contemporains.Pour lui, il n’y a pas de distinction entre les arts ; les mots musique, poésie, peinture, désignent seulement les différentes apparences d’une même aspiration à laquelle il s’est dévoué avec une inlassable passion ».Jean-Pierre Rampal :« J’ai eu à plusieurs reprises la chance d’écouter et d’approcher, à l’occasion de mes voyages hors de l’Europe, quelques instrumentistes populaires, de l’Afrique et de l’Asie. Chaque fois, j’ai été frappé par leur virtuosité naturelle, spontanée, et tout le temps mise au service des états d’âmes qu’ils voulaient exprimer. On a trop souvent tendance à mépriser la technique instrumentale de ces musiciens, arguant la non - soumission de cette technique aux lois musicales occidentales. Dans ces pays, où la civilisation n’a pas été asservie par la mécanique, les musiciens expriment les sensations, les sentiments et les pensées philosophiques de leur temps, je dirais même mieux, de leur moment, avec une liberté que ne permet pas toujours notre conformisme occidental.Leur musique repose sur des traditions auditives et est enrichie par l’apport de leur improvisation, car rien n’est plus riche, plus vrai que l’improvisation, reflet de l’instant présent.Merci à Paul Arma de permettre au public occidental de découvrir cette musique et ces virtuoses, qui ont influencé et qui influenceront encore tant de musiciens et de compositeurs ».Karl Ristenpart :« C’est un honneur pour moi, qui ne suis, après tout, qu’un interprète, de m’associer à ceux qui, aujourd’hui, tiennent à affirmer leur communion de pensée avec le musicien qui, depuis cent semaines, œuvre en faveur du folklore musical dans son émission « Chants et rythmes des peuples »...A l’occasion de la centième de ses émissions consacrées au folklore, je souhaite que l’immense labeur culturel de ce musicien, prospère et se propage toujours davantage, toujours plus loin, afin que ne tarissent point et nous soient conservées les inestimables sources de l’art populaire ».Cette centième émission provoque, une nouvelle fois, un important courrier auquel, comme d’habitude, je réponds. Et commence, avec l’une de mes correspondantes, un échange de lettres qui durera plusieurs années.C’est une religieuse de 82 ans qui, d’une Maison de Retraite des Sœurs Ursulines, du Rhône, suit fidèlement mes émissions. Elle a enseigné le piano et admiratrice de Bartók, a trouvé bon de mettre sur « Deux cahiers » pour les enfants et sur quelques pièces du « Mikrokosmos » des textes à la Gloire de Dieu :« Je suis sûre, Monsieur Arma, que vous lirez cela avec plaisir, Bartók ayant été votre Maître et ami... il n’y a rien pour la publicité, il n’y a qu’un élan de reconnaissance au grand Bartók et à son élève et ami ... ».Je ne suis pas certain que Bartók aurait apprécié ! Mais il m’est impossible de décevoir la si charmante personne qui m’écrit encore :« J’ai enseigné avec passion tous ces petits chefs d’œuvre, ma carrière professionnelle est finie avec mon grand âge ( l’âge d’aller bientôt voir Bartók au ciel ). Alors Bartók n’est pas fâché du pauvre français que j’ajoute à ses compositions, pour en faciliter aux enfants l’exécution ? » .La « marmotte savoyarde », comme elle l’écrit elle-même, « sort périodiquement de son trou » pour me tenir au courant avec confiance et affection de ses petites joies, de ses sacrifices ; « les auditions de musique raniment mon courage ». Je lis ses lettres naïves mais si pleines de bonté et de sagesse, confus seulement de me savoir, moi l’agnostique, toujours dans ses prières et des « sentiments profondément et respectueusement fraternels près de Dieu et de notre commun Ami Bartók », qu’elle m’envoie. Cette correspondance à laquelle je me suis attaché, s’arrêtera après une dernière fin de lettre : « Mon grand âge me conduira bientôt au ciel où j’irai féliciter et remercier Bartók. Tous deux, nous demanderons pour vous les meilleures grâces... ».Comment ne pas être touché par une telle fidélité si généreuse ?..La Guilde internationale du disque me demande de faire la présentation d’un de ses DISQUES 1 .La série « Le Piano inspiré par le folklore » est demandée par Lille et par le Canada.La radio de ce dernier ne cesse de réclamer des copies pour diffuser le « Divertimento de Concert n° 1 », la « Cantata da Camera », « Polydiaphonie », le « Divertimento n° 3 », le « Concerto pour bande magnétique », le « Concerto pour quatuor à cordes » et les « Chants du silence ».Les « Variations pour cordes » sont données en avril par l’orchestre de Lyon, dirigé par Raymond Chevreux que je suis heureux de féliciter par ces lignes :« J’ai été sincèrement ravi d’entendre, sous votre baguette, mes « Variations p. Cordes ». Ce fut une très belle et intéressante exécution ; elle peut être caractérisée par la grande qualité du chef et des exécutants, qui ne veulent pas, à tout prix, « ajouter » tout ce qu’ils peuvent à une œuvre, mais sont décidés, avec une belle simplicité, à la laisser telle que son auteur l’a conçue - manifestation de la plus véritable et la plus haute fidélité ( à l’époque de la haute - fidélité..., souvent très peu fidèle ....La précision de votre exécution a permis, à mon œuvre, basée sur la précision de « sonner libre » - ce qui fut, dans mon for intérieur, le but véritable avec cette écriture serrée. Tout fut intéressant : les accents « exagérés » voulus, les rythmes volontairement déplacés, les sonorités avec leurs changements brusques.

1 Guilde internationale du disque : « Du Danube à l’Adriatique ». Danses, chansons, fêtes. Présentation : Paul Arma.

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Je vous en félicite et vous en remercie. Je vous prie, aussi, d’être mon interprète auprès des artistes de votre orchestre, auxquels je vous demande de transmettre mes félicitations et mes remerciements ... ».La « Suite pour bande magnétique » passe dans « Musique d’aujourd’hui » sur France-Musique en juin.Les radios étrangères deviennent de plus en plus nombreuses à vouloir des copies d’œuvres : après Athènes, Cologne, Budapest, Prague, Mexico, Caracas, Montréal, Bucarest, c’est Alger, Rome, Sarrebruck.Le Liban et le Portugal demandent la totalité de mes œuvres enregistrées ici.Je ne suis pas mécontent de ces résultats !

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« CINQ TRANSPARENCES »

ET

« STRUCTURES VARIÉES POUR ORCHESTRE » 1965

J’ai envie, depuis quelque temps, de lancer un défi à ceux - critiques ou musiciens - qui m’affublent allègrement des ter-mes « épigone de Bartók ». J’ai cherché en vain, et depuis longtemps, un argument sérieux, une analyse valable qui viendraient étayer cette affirmation. Aucun des détracteurs n’a jamais rien dit de convenable à ce sujet : le seul point de ressemblance indéniable et qu’on s’empresse de souligner est notre passion commune pour le folklore, nos recherches dans ce domaine et l’utilisation de mélodies populaires dans nos œuvres... mais nous ne sommes ni les premiers, ni les seuls !A ce sujet d’ailleurs, Maurice Chattelun avait écrit, au moment de la centième émission de « Chants et rythmes des peuples » :« Le dévouement au folklore fait tout de suite rapprocher Paul Arma de son maître, Bartók. Et tous deux ont magnifié dans nombre de leurs œuvres un folklore réel ou imaginaire. Une différence considérable les sépare pourtant. Lorsque Bartók laisse le folklore l’inspirer, par exemple dans la « Suite de danses » pour orchestre ou le « Divertissent » pour cordes, c’est surtout à son charme naïf qu’il cède. Mais il y a chez Bartók un conflit entre le monde modal et le monde chromatique, qu’il n’a pu résoudre comme Bach avait opéré la synthèse du contrepoint médiéval, du choral luthérien, du récitatif et de l’air d’Opéra. Ainsi, dans l’intermezzo du « Concerto pour orchestre », le chant populaire, sans cesse repris, expire - t - il sans cesse dans la surtension d’une grimace . Voilà qui n’arrive jamais à Paul Arma, malgré l’éventail encore plus ouvert de ses tendances, car il leur consacre des séries d’œuvres indépendantes, de sorte que le développement de chacune n’en altère pas la pureté.Il est extraordinaire que le musicien des « Divertimenti » qui équilibre évocations humaines et structures voulues, traditions et spontanéité, explore en même temps les ressources temporelles et spatiales, sonores, logiques et surréalistes des enregistrements magnétiques, compose l’œuvre parfaitement abstraite qu’est l’ « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » pour orchestre et magnétophone, et soit aussi l’auteur de la « Cantate de la Terre » sur la complainte de Jean - Renaud, l’une des polyphonies vocales les plus immédiatement émouvantes.Outre les musiques inexistantes, il y a des musiques hautaines, des musiques bienfaisantes et des musiques méchantes. Notre époque a honte de la tendresse et de la pitié, et ne s’incline que devant l’intelligence ou la force brutale.A la frontière de deux époques, Bartók était capable et de l’Andante du 2ème Concerto pour piano et de l’ Allégro initial du 4ème Quatuor, c’est - à - dire de la poésie la plus exaltante et de la plus stupéfiante férocité. Il s’est épuisé à les vouloir concilier. Et amoureux du folklore, peut - être n’en a - t - il pas ressenti, cependant, l’un des aspects majeurs, qui suggère la nostalgie de vies affectives harmonisées, ou bien en a - t - il été gêné comme d’une faute de goût.Si l’on désire qu’un riche commentaire de finesses d’écriture respecte et mette en valeur le sens profond de cette simplicité, il faut le demander à Paul Arma, l’auteur de la « Cantate de la Terre ».En mai, alors que j’ai un peu de temps pour composer, me vient l’idée d’une œuvre pour une formation un peu analogue à celle de « Musique pour cordes et percussions » de Bartók, de la même durée, avec une sorte de ressemblance formelle dans certains détails, mais dans un esprit absolument opposé, avec des matériaux basés sur sa propre polyphonie, en 5 - et non en 4 - mouvements. Monde pourtant différent de celui de Bartók mais que les critiques vont sans doute, une fois de plus juger « imitation » ! Je m’en amuse à l’avance... et je me trompe pour la première fois, sans doute, l’œuvre sera jugée - à une exception près - très personnelle, aucun critique ne remarquera les analogies que j’ai moi-même « voulues », et il ne sera qu’une fois question de Bartók à propos de ces CINQ TRANSPARENCES POUR

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CORDES, XYLOPHONE ET PERCUSSION 200.Ainsi, l’expérience n’a quand même pas été inutile. Le premier enregistrement, comme la première mondiale en concert seront effectués, en 1968, par l’Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F., sous la direction remarquable d’André Girard.

Une nouvelle fois, Edmée a dû partir faire un séjour en maison de repos à Hyères. Elle m’écrit très régulièrement et m’envoie ce croquis de la « Tour fondue », Presqu’île de Giens :MiroitementsEclairsSignauxEt argent.Le clapotis glauqueEndort et balance.Souffles inégauxHeurtés et bourrusD’un vent tiède et bleuSur le môle gris.Pierres solitairesRocs et ruinesCanots retournés.Glisse un grand bateauDevant l’île verte.Robin a voulu voir Edmée à Hyères. Il est descendu en vélomoteur jusqu’en Provence et il est ravi de son équipée. Il va d’Auberge de Jeunesse en Auberge de Jeunesse et fait la connaissance du «Regain» de notre jeunesse - avec le même Père Aubergiste - déplacée seulement de quelques kilomètres dans le même beau paysage. Il fait des rencontres intéressantes : une amie et collègue de Jean Suchard et sa fille Jeannette qui devient vite une bonne camarade de l’ « Archi » comme elles baptisent Robin ! Celui-ci conquis par le pays, par les vieilles pierres des beaux villages de l’intérieur s’enquiert - fidèle à notre manie - de maisons à vendre ! Il lui faudra encore plusieurs années pour réaliser son rêve : découvrir une ruine à restaurer...Pour le moment, il est convoqué à la mairie pour prendre possession de son livret militaire ! Et je réponds, à sa place, à une convocation pour «affaire militaire» qui m’intrigue. J’écris à Edmée « que je suis fier et ému d’avoir un fils, le premier Arma à posséder un document de ce genre » ! ! !Mais Robin ne sera pas immédiatement militaire car il demande un sursis pour études.Notre jeune couple de Lille a enfin trouvé un bel appartement confortable à Ronchin et la jeune maman travaille à domicile - correction de tests, thèses à taper - pour surveiller la santé fragile de la petite Anne.Je n’ai guère le temps de vivre le printemps, trop dispersé - malgré moi - en visites, rendez-vous, rencontres. Pendant l’absence d’Edmée, Frère Albéric - son cousin René - vient de Bruxelles passer quelques jours à Paris, et loge avec un de ses élèves aveugles, à la maison. Mon éditeur américain a donné mon adresse à la traductrice qui travaille pour l’édition qu’il projette de « Si tous les enfants de la Terre » et je fais ainsi la connaissance de Barbara Tchertoff et de son mari Robin qui eux-mêmes nous amènent chez le peintre Frank Malina et sa femme Marjorie. Le cercle s’élargit... et ainsi coulent les heures avec les uns et les autres.Ce n’est qu’à la Ferme où nous partons fin juin que je peux travailler pour moi. J’essaie de nettoyer le métal de mes « musiques sculptées » que l’humidité a terni, et je développe d’autres formes.Comme chaque été, les visites sont nombreuses, deviennent de plus en plus internationales... et réservent parfois quelques surprises : des invités pour le déjeuner, arrivent tranquillement pour le dîner - ayant dormi tard ! comme les Cosma et les Simonovitch ; on ne compte plus ceux, arrivés à midi, qu’on garde jusqu’à minuit... mais cela ne nous déplaît pas. Edmée est prise d’une passion confiturière et la maison embaume la framboise, le cassis et la cerise. Les flacons de liqueurs diverses faites à la maison s’alignent dans le buffet. Ca sent l’été, le soleil,... les vacances.Les nouvelles œuvres dans cette euphorie ?Une seule ! Mais je supporterais difficilement d’achever une année sans nouvelle composition et je sais que les mois de rentrée vont être chargés.Je réalise donc un projet, assez ancien déjà, la version STRUCTURES VARIÉES POUR ORCHESTRE 201. J’en suis très satisfait car, incontestablement, c’est dans cette forme que la plasticité sonore ressort de la façon la plus évidente et aussi la plus riche sur le plan d’une structuration variée.Pendant l’été, sont diffusées cinq émissions enregistrées au début de l’année par Jean-Paul Kreder et l’«Ensemble Madrigal» avec mes « Chœurs mixtes a capella ».En septembre, France-Musique diffuse dans «Musique d’ aujourd’hui» les « Sept variations spatiophoniques », et France-Culture : le « Divertimento de Concert n° 1 ».« Musica » publie une interview avec une photo de Louis Frédéric et la reproduction de quatorze couvertures de partitions. Les questions y sont pertinentes :

2 00 1971. Paris. Éditions Amphion. Couverture de Jean Bazaine.2 01 M.S. inédit.

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- « Paul Arma, avez-vous l’impression vous-même d’appartenir à une école musicale déterminée ? »- « Je n’ai aucune théorie : cela me tuerait, de même que l’appartenance à une école musicale trop définie ou bien l’application constante d’une technique trop délibérée. Ma seule théorie, c’est la recherche de la vérité et de la simplicité - et c’est précisément ce qu’il y a de plus difficile !... Et puis aussi, l’importance que j’accorde aux silences dans une partition : le silence est aussi important que le son, puisqu’il contribue autant que lui à créer la pulsation rythmique... »- « Car vous attribuez une importance primordiale au rythme... »- « Cela découle en partie de mes recherches folkloriques, notamment dans les pays dits sous-développés, qui m’ont appris énormément de choses. D’abord, grâce à la civilisation, il s’est produit une rupture entre l’exécutant et ce que j’appellerais le « consommateur ». Dans une véritable musique folklorique, il n’y a pas un auditoire et des interprètes, mais une communauté. Et cela change bien des choses, car il serait essentiel de retrouver ce sens communautaire. Il y a, dans le folklore, une sorte de langage premier que nous avons perdu en devenant «civilisés», et surtout par suite des complications incessantes du langage musical. J’ai cherché une synthèse d’abord, et puis j’ai compris que l’homme civilisé n’avait pas inventé grand chose. En effet, vous trouverez les manifestations les plus invraisemblables dans l’expression véridique des peuples, et il faudrait pouvoir arriver à concilier la musique d’art et celle du folklore d’une manière parfaitement organique, plus organiquement encore que ne le fait un Olivier Messiaen, par exemple, qui, dans sa Turangallila superpose des rythmes comme on en trouve dans le Lavignac ! »- « En avez-vous découvert de plus variés dans les musiques populaires ? »- « Quand on étudie certains folklores, non seulement on n’y trouve pas d’intervalles correspondant à ceux de la gamme tempérée, mais on y remarque des superpositions de rythmes que nos musiciens «civilisés» sont incapables de jouer. Car, même dans le «rubato», il y a, en fait, des barres de mesure ; la structure verticale y est toujours identique ; il existe une pulsation homogène... »- « Et comment pourrait-on y remédier ? »- « Il faudrait pouvoir aller au fond des choses, superposer des thèmes ou des rythmes dont l’exécution individuelle n’est pas possible. Et cela, la bande magnétique le permet : elle brise la barre de mesure, elle abolit toute convention, et l’on arrive à un « rubato» fonctionnel... »- « Mais alors, vous semblez prôner la musique électronique et la musique concrète ? »- « Pas le moins du monde ! Le concret, selon la conception de Schaeffer, évite, dans la mesure du possible, les sons produits par les instruments de musique, mais utilise les sons insolites, les modifie, les triture, pour faire une œuvre selon des procédés empiriques. Les électroniciens eux, tels que Stockhausen, emploient des sons produits par l’électronique - sinusoïdaux -, qui sont purs, sans harmoniques, ce qui crée des limites sur le plan humain. Tandis que moi, j’utilise à la base un matériau humain préenregistré. En fait, beaucoup de mes compositions s’établissent sur deux points de départ. Le premier peut se résumer en quelques mots ; dans tous les domaines de son activité, l’homme tend vers la perfection, mais ne peut être parfait, ce qui constitue à mon avis une qualité supérieure. Or, sur le plan musical, l’imperfection se trouve dans l’émission même du son produit par l’exécutant. Quel que soit l’instrument employé, avant que le son ne s’entende, il existe des bruits provenant du heurt entre deux matières : celle du doigt sur la corde d’un violon, par exemple... »- « Quelle importance, puisque ces bruits, révélés par l’étude scientifique, ne sont pas perceptibles à l’oreille de l’audi-teur d’une œuvre musicale, donc nullement gênants... »- « Mais ils existent. Toute attaque est en réalité un amalgame de bruits, alors que si l’on produit le même son avec un Martenot, il n’y a plus d’imperfection. Mon premier point de départ se rattache ainsi à ce que j’appellerai un humanisme réaliste, ou un réalisme humain !... Second point de départ : une composition comporte une architecture sonore, à mon avis inévitable. Or, tout ce qui est produit par le jeu des instrumentistes dans une salle de concert, comporte des limites provenant de l’incapacité de l’homme à dépasser ses habitudes, ses connaissances, et, en quelque sorte, ses propres limites. Tandis que l’utilisation d’une bande magnétique nous accorde une liberté parfaite. »- « Vous arrive-t-il quelquefois de «triturer» les instruments ? »- « Triturer n’est pas le mot. Certaines récurrences, obtenues en faisant défiler la bande à l’envers, peuvent produire cette impression, pour la seule raison qu’une récurrence totale n’est pas possible «en direct», sur un instrument, en raison de l’attaque au début et de la disparition progressive du son à la fin. Or, une bande magnétique réalise une récurrence totale, parfaite - et cela peut surprendre une oreille qui n’y serait pas encore habituée. Ou bien, autre «triturage», si l’on veut, il m’arrive de rechercher des sonorités rares, insolites, inconnues, mais toujours musicales, comme, par exemple, lorsque je recueille les harmoniques seules du piano, captées par un micro très puissant disposé à l’intérieur de l’instrument. Il en résulte une impression très captivante, à la fois de réalité et d’irréalité... »- « Quels sont vos principes lorsque vous faites appel à la musique populaire ? »- « Ceux-là même qu’enseignait Bartók : c’est une très grande erreur, disait-il, que d’attribuer l’importance principale au sujet, au thème. Nous savons que Shakespeare est allé chercher les arguments de ses drames n’ importe où, de même Molière, de même Haendel qui a utilisé une œuvre de Stradella. L’argument d’un roman correspond, en musique, au matériau thématique. Ici encore, comme en poésie et en peinture, ce qu’on prend comme thème est tout à fait accessoire ; ce qui est décisif, c’est l’art de la composition, l’art de la forme. Ils manifestent la science, la force créatrice et la personnalité du compositeur... »- « Musiques originales... Harmonisations... Vous avez également composé beaucoup de mélodies... »- « En effet, j’ai demandé des textes à Vildrac, à Ramuz, à Fanny Clar, à Romain Rolland, à Claude Aveline... J’aime mes mélodies parce que j’espère y avoir exprimé ce que j’avais à dire, mais aussi parce que beaucoup de peintres de

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mes amis ont accepté de me dessiner des couvertures, dont l’ensemble représente, pour moi, le plus merveilleux musée de l’amitié...».Dans « Combat », J.A. Cartier conclut un article « Paul Arma et les peintres » :« ... On se rend compte parfaitement que ces rencontres n’ont rien de fortuit ; et on se rend compte aussi que Paul Arma a un jugement d’amateur avisé. En effet, l’énoncé de cette liste ( les noms des peintres ) suffit à situer les familles esthétiques qu’il estime et auxquelles il s’est adressé en l’occurrence ...Trop souvent, les artistes vivent dans l’isolement de leurs préoccupations créatrices. Ce n’est pas le cas de Paul Arma, ouvert à l’esthétique plastique de notre temps ».Dans « Jardin des Arts », André Parinaud souligne le choix des peintres pour les couvertures de partition.Il nous faut rentrer à Issy pour y accueillir ma nièce Thérèse - la femme divorcée de mon neveu Gyorgy - qui vient passer quelques jours à la maison.Le jour même de son départ, arrive de Londres, Elizabeth Poston. Ainsi Edmée continue-t-elle à jouer la maîtresse de maison. Elle prend plaisir à guider Elizabeth dans Meudon où notre amie essaie, en vain, de retrouver des lieux où elle passa sa jeunesse. J’avais demandé à Elizabeth, l’adaptation anglaise du texte de la « Cantate de la Terre ». Elle en avait été ravie, mais s’étaient posés, alors, quelques problèmes, certains drolatiques :« Jean - Renaud est mon compagnon et ses problèmes en traduction m’ont beaucoup intéressée. Il n’est pas facile à rendre en anglais ... Ligne par ligne, je crois avoir maintenant trouvé la meilleure solution possible. Vous voyez que je me suis servi du langage folklorique des ballades... Un problème : Pam - rubis, paim - melon : quoi faire pour ceci ? ». ( 7-07-65 )Il faut dans la réponse accuser la mauvaise écriture du manuscrit, et rectifier :« ... Ce ne sont, bien entendu, que des onomatopées dont l’écriture phonétique est inventée par moi : Paim-mbi, paim-mlan »...Edmée rend visite aux enfants, dans leur nouvel appartement de Ronchin avant l’arrivée de Nelly qui vient partager les joies de la Biennale de Paris.Et c’est au début de novembre un court voyage vers la Sarre. C’est l’époque où nous aimons parcourir les routes d’automne, fraîches et lumineuses. Retrouvailles avec les amis sarrois. Mais je dois être à Paris le 12 novembre, et assister à la Faculté de Droit au concert où le Quatuor Parennin joue le « Quatuor » de Bartók, pour le vingtième anniversaire de la mort de mon maître.Un nouveau départ pour l’ Allemagne en décembre, par le train, cette fois, où je prends le temps de rencontrer Else - mais où j’arrive trop tard pour entendre la Chorale de Pampelune chanter à Stuttgart la « Suite des Colindes roumaines » et la « Danse Ukrainienne ».Je reviens pour aller au concert donné le 16 à la Fondation des U.S.A. de la Cité Universitaire par Jan Cole et Françoise Bonnet qui jouent le « Divertimento n° 1 ».Dîners, soirées. Nous passons le réveillon de Noël chez les Bouteiller et la journée avec Robin et partons finir l’année dans un hôtel perdu en forêt au-dessus de Dillingen, dans la Sarre, où nous espérons trouver de la neige !A la fin du mois est diffusé en France, sous ma direction, l’enregistrement de la « Cantate de la Terre ». A Sofia, l’Orchestre de Chambre de la Radiotélévision bulgare, dirigé par Dragomir Nénof, enregistre le « Divertimento de Concert n° 1 » avec l’excellent flûtiste Zdravko Koëf.C’est depuis 1960 que je corresponds avec Zdravko Koëf. Je lui envoie régulièrement les partitions - quatuors de Bartók, de Honneger et autres - qu’il ne peut trouver en Bulgarie. Lui me remercie par de délicats petits souvenirs de son pays et à chaque premier mars nous recevons les « marténitza » aux deux couleurs, blanche et rouge, n’allant pas quand même jusqu’à les enterrer, comme la coutume le veut, sous une pierre, au retour des hirondelles. J’ai dû répondre en 1961 par la négative à son invitation de venir passer les vacances chez lui, au bord de la Mer Noire :« ... Voyez - vous, tout en étant avant tout artiste et scientifique, j’ai toujours été, dans mes pensées, de gauche, dans mes sentiments et dans mon cœur près des peuples. Dans mes pensées, dans mes sentiments - mais aussi dans mes actes. J’ai toujours été pour la liberté des hommes, contre l’injustice. C’est ainsi que j’ai participé très activement, dans la campagne mondiale pour la libération de G. Dimitrof quand il était devant le tribunal de Leipzig... Je pourrais vous citer encore beaucoup d’autres choses, j’ai vu beaucoup de choses . J’ai vu beaucoup de choses que je n’ai pas pu voir avant. J’ai compris beaucoup de mensonges, beaucoup de trahisons, beaucoup d’hypocrisies, j’ai vu l’application de méthodes qui ne devraient être que celles des hitlériens, j’ai vu, depuis, trop d’injustices commises par ceux qui ne parlent que de justice, j’ai vu, depuis, trop d’oppressions de toutes sortes commises par ceux qui ne parlent que contre l’oppression... j’ai vu aussi, en octobre - novembre 1956, mon pays d’origine : la Hongrie, étouffée dans le sang, colonisée par ceux qui se disent être le colonialisme...Voyez - vous je suis franc, sincère parce que j’ai trop souffert - et parce que je n’accepte plus le mensonge, l’hypocrisie, l’injustice .Voilà les raisons, pour lesquelles il serait difficile pour vous de nous recevoir dans votre pays.... Mais sachez que je suis loin d’être un ennemi de votre pays, de votre peuple ! ...Je ne fais plus de politique, la politique des politiciens professionnels ne m’intéresse plus, car elle fait beaucoup plus de mal que de bien aux peuples ... » .Koëf partira bientôt à Cuba, avec sa famille et après quelques lettres enthousiastes, je recevrai, en 1967, des nouvelles plus désenchantées :« ... Ma vie ici va relativement bien. J’ai ma famille ici, je suis bien logé, bien payé, etc., aussi on m’apprécie

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suffisamment bien dans les milieux musicaux. Malgré tout, je n’ai pas l’idée de rester ici beaucoup de temps, pas plus que l’exige mon contrat. Le climat ici, sous tous les angles, n’est pas très attractif et pour cela je voudrais vous prier de vérifier quelles possibilités existent en Europe ... ».

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«CHANSONS DU BERCEAU» 1965

Le printemps et l’été ont été pleins de belles et bonnes choses à faire, à voir. La santé de notre petite-fille a été meilleure et le trio est venu pendant le mois d’août à la Ferme. Robin a passé ses vacances en Autriche avec un camarade avant de reprendre ses cours aux Beaux - Arts, de travailler à mi-temps dans un cabinet d’architecte et de s’inscrire au Conservatoire de Musique de Paris la classe d’Esthétique musicale de Marcel Beaufils.C’est à lui que je demande de faire les illustrations d’après des éléments populaires et la mise

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en pages de mon nouveau recueil CHANSONS DU BERCEAU l qui réunit 84 berceuses françaises et étrangères. Jean Lançois m’a fait les adaptations et Charles Vildrac a écrit une préface, dans laquelle on lit :« ...La chanson qui nous vient de l’autre bout du monde et du fond des siècles ne nous est jamais étrangère parce qu’elle nous apporte une valeur humaine à l’état pur ...En réunissant, en confrontant les berceuses de tous les pays, chacune évoquant l’âme d’un peuple, sa tonalité, ses traditions, ses réminiscences lointaines mais chacune ayant même sentiment et même vertu que les autres, Edmée Arma nous propose un émouvant témoignage de cette harmonie qui pourrait unir dans la paix et l’amitié toutes les familles humaines, comme elle règne sur leurs berceaux innombrables ... ».C’est un livre auquel je tiens beaucoup car il illustre « la ronde des doux chants calmes ou tristes, simples ou fleuris, toujours tendres et apaisants, images même de l’amour de la mère, sans mesures et sans frontières ».Je suis heureuse d’y associer le talent de mon fils, et je le dédie à ma petite-fille.Le recueil est bien accueilli par la critique :« Les « Chansons du berceau » d’Edmée Arma, qui viennent de paraître, forment un tendre et poétique recueil de paroles et musique de berceuses du monde entier. Le même amour maternel chante étalement tout autour de la terre ... ».

( Elle, Anne - Maris Cazalis ).« Plus qu’un devoir, c’est un plaisir pour nous de signaler cette brochure d’ Edmée Arma. Elle rassemble 84 berceuses folkloriques d’origine française ( de diverses régions ) et étrangère ( une quarantaine de nations représentées ). Quelle fraîcheur ! Quelle diversité ! Quel heureux renouvellement du répertoire ! ».

( Journal des Instituteurs, novembre 1966 ).« Ce recueil anthologique de chansons à bercer de toutes les régions de France et de tous les pays est précieux. On y voit bien comment, somme toute, les hommes, au - delà des races et des frontières, quand il s’agit de gestes essentiels, se retrouvent semblables. Le moyen d’endormir les enfant, spontanément trouvé par les mères, est bien le même aux quatre points du globe et les sentiments qui s’y expriment analogues ... ».

( Témoignage Chrétien, CH ).« Aujourd’hui vient de paraître aux Éditions Ouvrières un précieux petit recueil, « Chansons du berceau », d’Edmée Arma, préfacé par Charles Vildrac et illustré par Robin Arma d’après les éléments originaux, qui rentre d’emblée dans la collection des plus remarquables documents folkloriques, en réunissant les berceuses de nos provinces et de soixante pays.Ce recueil prend la première place au département des livres - guides de l’éternelle musique populaire ».

( Musique et Instruments, E. Sarnette ).

Et j’ai le plaisir de trouver, au milieu du courrier amical que me vaut le livre, une lettre de Robert Bruyez, journaliste au « Figaro », le compagnon - retrouvé longtemps après - de jeux d’enfance sur les glacis du fort d’Issy, contés, avec verve, dans son livre « Les garnements » :« Chère ancienne petite fille aux nattes...Et oui ! voici la réponse du garnement de jadis dont vous deviez penser qu’il vous avait oubliée. Que non pas ! Il demeure fidèle au souvenir de votre amitié comme au souvenir des jeunes années au cours desquelles - excusez, Madame - il vous a peut - être tiré les cheveux ( je ne le pense pas car je n’ai pas souvenance de cruauté ). Mais le malheur, voyez - vous, c’est qu’en dépit des ans, l’homme voyage toujours et regagne ses pénates comme l’enfant prodigue. Si bien que je trouve votre charmant recueil, alors que ma femme le connaît déjà...Merci, chère camarade d’hier et chère amie d’aujourd’hui.Je suis sensible à la fidélité de vos sentiments et vous prie de croire à la fidélité des nôtres... ».Quelques-uns de mes élèves de sixième et de cinquième, du Centre de Télé-Enseignement, vivent en France.Une à Paris où elle poursuit des études de piano au Conservatoire, plusieurs, malades, dans des hôpitaux. Mais la plupart habitent l’Allemagne, la Suisse, la Finlande, l’Afrique d’où arrivent des devoirs du Soudan, d’Ouganda, de Djibouti, de Johannesburg, de Prétoria ; d’Amérique,

l 1965. Paris. Éditions Ouvrières. Illustrations de Robin Arma. Disque D.M.O. 518F.M. Albanie. Martinique. Japon. Colombie. Géorgie.

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me parviennent des échos des U.S.A., du Canada, du Mexique ; d’Afghanistan, de Hong Kong, m’en arrivent d’autres.J’essaie d’établir avec mes correspondants, un lien autre que celui de maître - si lointain ! - à élèves, en envoyant à chacun, un mot pour son anniversaire. Le résultat est excellent: beaucoup réagissent et s’établit ainsi un échange de lettres parallèle aux envois de textes à corriger qui me permet de mieux connaître ces enfants.Les rapports ainsi créés dureront parfois longtemps après les années d’études et j’aurai, plus tard, des visites, des annonces de mariages, de naissances. Pour le moment, ce sont seulement des liens ténus mais solides tendus d’un continent à d’autres. Certains de ces jeunes ont déjà des problèmes :Ainsi, Lionel, petit Américain juif, qui vit provisoirement à Hong Kong, désire travailler ardemment à la coexistence pacifique des Noirs et des Blancs aux U.S.A.; ainsi, Marlène, fille de commerçants de Munich, souffre de vivre dans une ville allemande, après la disparition d’une partie de sa famille dans des camps de déportation et n’entrevoit d’avenir, pour elle, qu’en Israël. Questions souvent très graves pour des esprits très jeunes, problèmes familiaux : séparations, absences ; maladies pour ceux qui sont dans des hôpitaux ou des maisons de cures.Quelques-uns de ces enfants - ceux de familles de diplomates, de militaires, de journalistes - ont déjà beaucoup voyagé.Quelques-uns n’ont pas la nationalité française.Mais quand on leur demande de dire, dans un devoir de français, où ils espèrent vivre plus tard : l’unanimité est absolue :« dans une maison entourée d’un jardin » ! ! !Le seul qui ne veut pas répondre, c’est Nabegha, coutumier du fait ! Venu du Maroc, avec sa famille, dans un service diplomatique, à Moscou, il simplifie toujours le travail. Si on l’interroge sur les bruits qu’il entend à son réveil - autre thème de devoir - il répond astucieusement : « Ici, à Moscou, les rideaux sont si épais sur les fenêtres, qu’on n’entend rien, lorsqu’ils sont tirés ». Travail terminé ! Un seul sujet, librement choisi, l’a, au cours de l’année, enthousiasmé : une délirante chasse au lion, sur la Place Rouge, décrite avec un lyrisme extraordinaire de ... mystificateur ou plus joliment de conteur !Nos « dîners en ville » se multiplient, mais s’ils se suivent, ils ne se ressemblent nullement.Nous avons passé des heures heureuses, un soir, dans la belle maison de Louveciennes où Charles Munch nous avait conviés à dîner avec son frère aîné, musicien lui aussi. Tout a été bonheur avec ces deux hommes intelligents et fins, au milieu des Primitifs italiens et hollandais, des Impressionnistes sur les murs, avec un dîner succulent servi dans du superbe Strasbourg ancien.Une terrasse ouverte donne sur le parc et malgré le froid, il y fait bon, derrière un ingénieux rideau de chaleur qui l’isole sans la clore.Charles Munch a toujours été généreux avec les jeunes musiciens : ainsi, il a beaucoup aidé Henri Dutilleux.Il a eu parfois de curieuses expériences : Paul lui raconte que le jeune chef Martinon lui avait fait répondre par sa secrétaire :- « Maître » Martinon, trop occupé en ce moment... etc.et Munch de rire :- « Savez-vous mon cher, que ce garçon qui a été mon élève, me fait maintenant répondre de la même façon :- « Maître » Martinon, très occupé...etc. !Beaucoup de souvenirs, de visages, de voyages à évoquer.L’Amérique et l’Orchestre de Boston. Ici, l’Orchestre de Paris, les musiciens que nous connaissons.Pendant que je servais le café aux trois tabagistes qui commençaient à enfumer le salon, je goûtais fort l’atmosphère raffinée de cette maison, la courtoisie, la culture et l’humour des deux frères, et je me sentais bien avec ces trois hommes qui semblaient heureux d’être ensemble ! Belle et bonne soirée.Paul retrouve souvent Munch, mais dans la fièvre des répétitions et l’épuisement d’après concerts.Il disparaîtra en 1968 et nous n’aurons plus la joie de le revoir à Louveciennes.Dîner chez Franck Malina, avec Barbara et Robin Tchertoff et Sandy Koffler. Pronostics sur l’élection présidentielle, Robin Tchertoff prend les paris. Sandy Koffler fait des calculs sérieux

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pour annoncer ses pourcentages. La politique de de Gaulle est analysée, critiquée ou applaudie, l’un approuve sa politique intérieure, blâme sa politique extérieure, l’autre pense autrement. On dissèque et on commente, on détruit et on suggère. Une seule Française d’origine à cette table, moi ; deux Américains dont l’un né Tchèque, un Français né Hongrois, un autre né Russe, trois Britanniques.. . Mais si tous ne votent pas, tous se sentent directement concernés par l’événement du 5 décembre.Autre dîner. Alors qu’hier, chez Malina, on se sentait à l’aise, malgré les divergences que les discussions faisaient surgir, dans une agréable atmosphère de compréhension d’intérêt, d’estime réciproque, ce soir, chez les N. c’est, comme toujours chez eux, sous une apparente bonne humeur et une feinte camaraderie sans façon, une incompréhensible tension, une irritabilité latente. Lui, cordial mais nerveux, elle désinvolte, mais soucieuse. Il faut, si on ne veut pas se sentir mal à l’aise, s’adapter, chez eux, à une sorte de gaieté factice et superficielle. Paul ne réussit jamais ce tour de force ; il ne fait rien d’ailleurs pour le réussir et il reste constamment en porte à faux, avec sa lenteur, son sérieux, sa courtoisie. Il faut raconter vite ce qu’on a à dire, d’autant plus rapidement que ça n’intéresse personne. Il faut abréger les commentaires, car nul ne s’en soucie. Chacun aborde très superficiellement un petit problème personnel et anodin, sans y attacher autrement d’importance, et puisque personne n’écoute personne, les propos se croisent, s’enchevêtrent et se dénouent sans avoir pris la moindre consistance, tout est insaisissable et irritant. Le dîner terminé, A. s’installe devant le poste de télévision et, un œil sur l’écran, se met à lire une revue !La série des dîners en ville se poursuit :Cette jeune femme intellectuelle est charmante, pleine de fougue et d’enthousiasme pour les idées qu’elle a, et elle en a beaucoup, diversement teintées de bon et de très mauvais goût. Le mari de la jeune femme est industriel.Nous dînons chez eux pour la première fois. Accueil chaleureux. Puis l’hôte nous propose sur un ton ambigu : - « Est-ce que vous prenez quelque chose, non ? Un whisky, mais on dîne tout de suite, non, n’est-ce pas ? ». Alors, bien sur, c’est non.On dîne donc tout de suite. Table particulièrement raffinée, porcelaine, cristaux et argenterie sur beau bois et dentelles. La jeune femme annonce : - « Il y a de la soupe ! Et après, mange-rez-vous un œuf ? ».Nous ne savons trop quoi répondre, ayant supposé que le menu était prêt, et soupçonnant maintenant que la splendeur ne sera en rien comparable aux fastes de la table.- « Peut-être, vous mangeriez deux œufs ? dit la dame, avec son pittoresque accent. »Encore une fois, nous hésitons à répondre.- « Alors, peut-être trois ! » dit-elle, désespérée. Il faut arrêter les enchères, on court vers la crise de foie..., je réagis enfin :- « Non, tout de même pas trois ! ».- « Bon, soupire l’hôtesse, deux œufs pour chacun ! ». Et nous avons, après la soupe, les deux œufs promis, accompagnés, il est vrai, de deux minces tranches de bacon et de quel-ques champignons. Le fromage suit et pour couronner le festin, arrivent quatre pommes cuites, une pour chacun ! »C’est la même généreuse hôtesse qui nous dit, parlant d’un ami qui vient de lui jouer un mauvais tour- « C’est triste quand un soi-disant ami vous fait un coup pareil un garçon que nous connaissons, et qui est venu manger à la maison à plusieurs reprises, depuis cinq ans... ».Peut-être le « soi-disant ami » n’a-t-il pas apprécié à leur juste valeur les vertus culinaires de la maîtresse de maison !L’année se terminerait bien : Anne va à l’école maternelle tout près de la maison de ses parents, mais un nouveau souci est là : il faut plâtrer la petite fille de deux ans et demi, si vive, si alerte, jusqu’à mi-corps : un « genu valgum » est à traiter sans tarder. C’est une rude épreuve pour l’enfant qui ne comprend pas pourquoi on enferme ainsi ses jambes si heureuses de trotter, dans un « pantalon blanc» rigide qui l’immobilise. Quel sens inconnu doit avoir cette toute petite enfant dont les trente mois d’existence ont déjà subi tant de maladies, d’anes-thésies, d’opérations et de cliniques lorsqu’elle répond, sans pleurer, mais si tristement : « Non maman pas revient » à Miroka, qui la quitte à l’hôpital, sous le fallacieux prétexte d’aller chercher jouets et bonbons et avec la promesse de revenir très vite.Comment faire comprendre à l’enfant, confiante, que cette torture infligée est nécessaire, comment lui faire admettre que les médecins qui la soignent ne sont pas méchants ?A l’évocation de ces petites jambes remuantes et intrépides, tenues prisonnières dans une

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gangue implacable, mes propres jambes deviennent impatientes et rebelles et je suis souvent réveillée la nuit par d’atroces et imaginaires douleurs.Anne quitte assez vite l’hôpital et il faut organiser la vie autour de la petite fille immobilisée. Miroka s’y emploie à merveille et sait inventer jeux, histoires, occupations qui développent l’esprit déjà bien éveillé de l’enfant.Après avoir fait une courte visite à Ronchin, je prends un plaisir - bien amer - à choisir à Paris chez les libraires, les livres et les jeux qui pourront la distraire. Je lui envoie chaque jour un épisode d’une bande dessinée que j’invente au fur et à mesure et j’ai eu une étincelle de joie, lorsque j’ai reçu les épreuves de mon nouveau recueil « Chansons du berceau » avec la dédicace que j’ai tenu à y faire figurer : « Pour Anne ».Paul, en voyage en Allemagne, je me sens triste à Paris. Le transistor qui essaie d’animer l’appartement désert, annonce par un flash : « Nicole Védres est morte ce soir, à Paris, des suites d’un cancer ».Il me semble, brusquement, avoir perdu quelqu’un de très cher. Fiévreuse et impatiente, seule, inquiète pour ma toute petite fille, je sens tout à coup pour cette femme qui vient de disparaître, une inexplicable affection. Je ne puis cependant comprendre pourquoi cette mort m’atteint tellement. J’aimais ce qu’elle écrivait et j’avais bien souvent eu envie de la connaître, elle, non plus seulement ses livres.Je l’avais souvent côtoyée dans ces Galeries des environs de la Place de Furstenberg qu’elle fréquentait aussi ; nous avions des amis communs ; j’aimais l’endroit qu’elle habitait et les quartiers dont elle parlait si bien. Dans le dernier article que j’envoyai à une revue, je citai ce qu’elle disait du rétameur qui, « chargé de travail, martelait de l’aube jusqu’à la nuit », non loin de son logis.Elle avait 54 ans, et je me sens, à cause de cela sans doute, et surtout, je dois me l’avouer, à cause du mal qui l’a tuée, bien proche, toute proche de cette femme de mon âge que je ne connaissais que par ses œuvres, qui, jusqu’à ce soir où elle est morte, a vécu les heures terribles de l’angoisse.Je fais taire le transistor. Il anime si sottement ma solitude et combat si mal mon inquiétude.Pourtant il m’a transmis, avec cette nouvelle, comme le message d’une amitié qui aurait pu être...Ce nouveau Noël que connaît Anne, à goût de maladie, est si triste...

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« PRISMES SONORES » 1966

C’est avec nos amis sarrois que nous commençons l’année 1966, le dîner du premier janvier nous réunissant avec les Ristenpart, chez Ariane et Yves Rudelle. Dès notre retour à Paris, j’ai une bien belle surprise.Edmée reçoit un appel téléphonique, pour moi, d’une « vieille amie américaine d’avant la guerre : Vivian Fine » - ainsi se présente son interlocutrice !Vivian Fine ! Les années s’effacent. Et je revois New York et la jeune génération des compositeurs que réunit, en 1930, la « Pan American Association of Composers » pour un concert en avril, avec les œuvres de Vivian Fine, la benjamine, de Ruth Crawford, de George Antheil, d’Henry Cowell, de Dane Rudhyar, de moi-même et de notre aîné : Charles Ives.Je revois nos réunions. Vivian Fine m’avait été présentée à Chicago où elle étudiait le piano et la composition et j’avais apprécié certaines brèves œuvres dont elle m’avait montré les manuscrits. Elle était encore très jeune, je la trouvais très douée, et un peu plus tard j’avais inscrit dans mes programmes, en Allemagne, certaines de ses œuvres. La guerre m’avait fait perdre tout contact avec l’Amérique sauf avec Henry Cowell qui avait retrouvé ma trace sous mon nouveau nom, grâce à Virgil Thomson. C’est par Sydney Cowell que Vivian a eu, à son tour, mon adresse, avant de venir passer plusieurs mois en France, avec son mari.Et nous nous revoyons avec émotionVivian fait une belle carrière aux États-Unis où ses œuvres sont jouées et ont obtenu différents Prix. Elle est professeur de musique à Bennington College, dans le Vermont. Son mari, Ben Karp, sculpteur, enseigne les arts plastiques.Pendant la longue période qu’ils passent à Paris où ils habitent un petit appartement loué dans l’Ile - Saint - Louis, nous les voyons très souvent.Et nous les amenons chez différents amis plasticiens. Ben est, comme moi, un admirateur de l’œuvre de Hajdu. C’était encore dans l’ancienne Galerie Jeanne Bucher, boulevard de Montparnasse que j’avais fait la connaissance d’une partie de cette œuvre il s’agissait d’un travail impressionnant et alors unique : des bas-reliefs de métal du sculpteur né en Transylvanie, établi à partir de 1927, en France. Depuis, nous nous étions revus et j’avais pu voir d’autres travaux dans l’atelier et la maison qu’il s’était construits à Bagneux.C’est là que nous emmenons Vivian et Ben. Hajdu nous montre une série de ses « empreintes », qui me plaisent beaucoup et me donnent l’envie d’avoir une œuvre de lui pour une partition. Mais lorsque, d’accord, il m’enverra un dessin, celui-ci ne correspondra pas du tout à l’esprit de l’œuvre musicale et je devrai renoncer à avoir Hajdu dans ma Galerie.Nous amenons encore Vivian et Ben chez Pénalba. Ils nous accompagnent au vernissage de Goetz où nous rencontrons Hartung, à celui d’Anna Eva Bergnan.Nous les invitons quand nous réunissons des amis et ils viennent à une écoute de « Quand la mesure est pleine ».Ben est un dessinateur enragé : partout où il se trouve il ne cesse de crayonner, surtout des portraits, et sur n’importe quel support : menu, programme, tract...Nous évoquons beaucoup le passé ; nous leur contons la vie que nous avons menée et les pillages divers qui ont fait disparaître un certain nombre de mes manuscrits d’œuvres anciennes. Par miracle, Vivian possède encore des copies de quelques-unes de ces partitions et elle promet de m’en envoyer, dès leur retour, des photocopies. C’est ainsi que je retrouve la « Sonatine pour flûte », les « Deux récitatifs » pour violon et quelques autres qui, bientôt, vont pouvoir être publiés.Nous ne perdrons plus le contact et à diverses reprises, nous nous reverrons aux États-Unis et en France, nous habiterons chez eux, ils séjourneront chez nous.En 1984, encore, Vivian m’écrira, après avoir reçu un disque de ma musique :« Je suis impressionnée par votre style si personnel. Personne d’autre n’écrit dans le langage qui vous est si propre - et qui ressemble seulement à lui - même, ne rappelant aucune autre musique. C’est une grande réussite!».Je ne cesse de songer à de nouvelles œuvres. J’y songe en marchant, en conduisant, en mangeant... j’élabore des projets, je prends des notes, je fais des schémas. Les idées naissent, se dessinent, disparaissent, reviennent ou ne reviennent plus. Mais elles envahissent sans répit, mes pensées. C’est une occupation, une préoccupation constantes, même si n’apparaît pas, pendant longtemps, la possibilité de les clouer définitivement sur le papier à musique.L’idée de la démarche compositionnelle que j’applique dans la première œuvre qui voit le jour, au début de 1966,

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PRISMES SONORES 202 n’est pas récente. Depuis bien longtemps elle a occupé mon esprit et aussi mon cœur. Je conçois que c’est une entreprise inédite et insolite. J’essaie de la traduire en langage simple, clair, logique.Cette année, Karin Waehner présente en février, au Jury du Comité du Théâtre de la Danse, sa CHORÉGRAPHIE Ch3

(118) sur la musique de « Ani Couni » , que j’ai écrite sur un chant des Indiens du Nevada. L’œuvre plaît. Marius Constant lui-même, membre du Jury, vient me féliciter pour ma musique et n’hésite pas à souligner les « trouvailles » de l’œuvre... c’est beaucoup de la part de Marius Constant !« Ani Couni » est créé en mars, au Théâtre de Paris et part, avec les « Ballets contemporains », à Rennes, àRouen, à Rotterdam. Comme toujours, les critiques sont curieuses dans leur diversité. L’une définit les créations des « Ballets contemporains » comme : « le spectacle le plus passionnant et le plus émouvant de la saison », qui « conservait, malgré la diversité apparente, une profonde unité de style, le sceau même de la création, de l’œuvre d’art », ... ils invoquent : « C’est la danse sacrée, Ani Couni, où les corps se tendent vers les rayons mystiques du soleil »... L’autre situe « Au niveau du sol, le résultat des recherches mûries en studios - laboratoires des spécialistes du pied nu », mais admet quand même que « de cette cohorte rampante émergent Karin Waehner, Aline Roux et Pauline Oca »Le « Figaro » écrit que « Karin Waehner demeure la meilleure représentante du ballet moderne. Son ballet « Ani Couni » - invocation au Soleil, inspiré du folklore du Nevada, domine par son style incantatoire,construction et sa technique approfondie du geste », et « Combat » parle d’une « Danse rituelle harmonieuse et très bien construite ».En mars, je suis heureux de revoir Darius Milhaud. La « Sacem » a organisé une réception, au Ritz, pour fêter les 80 ans du compositeur et sa distinction au Grade de Commandeur de la Légion d’ Honneur. Le vieux maître, depuis longtemps condamné au fauteuil roulant, se montre plein de verve et d’entrain et semble très heureux de l’allocution, respectueuse et élogieuse qu’il entend. Moi-même, je songe avec une certaine nostalgie, aux années lointaines déjà où je le rencontrais, à mon arrivée d’Allemagne en France, et à sa compréhension de la jeunesse que je regroupais juste avant la guerre, dans les « Loisirs Musicaux de la Jeunesse » dont il avait accepté la Présidence.Nous voyons souvent Barbara et Robin Tchertoff. Ils mènent, à Paris avec leurs enfants, une existence très « britannique ». Barbara écrit des textes pour des chanteurs de variété. C’est elle, que mon éditeur américain a chargé de traduire en anglais, toutes les chansons de « Si tous les enfants de la Terre » . Le résultat de son travail est stupéfiant et quand nous écoutons la bande magnétique où sont enregistrées quelques chansons, par ses deux fils, nous avons l’impression que toutes sont, à l’origine, des chansons anglaises, tant les textes collent aux mélodies. C’est une fameuse réussite ! Malheureusement, la publication, en anglais, du recueil, ne verra jamais le jour. Nous poursuivons - en dehors du travail - des relations très agréables avec les Tchertoff, chez qui nous rencontrons Jacques de Monthalet, Simon Copans, John Hess, Alan Stivell et que nous recevons souvent à Issy ou à la Ferme.Tous nos amis se retrouvent à la vente - signature de nos ouvrages, organisée en août par la librairie musicale Ploix et nous terminons la soirée dans un restaurant chinois du Quartier où des camarades de Robin se joignent aux nôtres, autour d’une plaisante tablée.Se poursuit, cette année encore, l’émission « Chants et rythmes des peuples », avec toujours des échos favorables chez les auditeurs. Douze émissions de « Piano inspiré par le folklore » sont diffusées par la R.T.B. de Bruxelles qui fait enregistrer, d’autre part, le « Divertimento n° 1 » par le Duo Lengyel. Dans son émission sur France-Musique « Instruments à vent », François Hollard donne la « Suite de danses », en mars, tandis qu’en avril, précédée par une interview, pour les « Nouvelles Musicales », et une autre de J.P. Morphée, l’émission : « Musiciens français contemporains » permet d’entendre : le « Divertimento n° 1 » que j’enregistre avec Rampal, le « Divertimento n° 2 » qu’interprète le Trio Nordmann, les « Trois Mouvements pour Trio d’anches » par le Trio Daraux, et les « Trois Transparences » par Davy Erlih et Jacques Lancelot. Le concert sera repris par les radios de Lisbonne et de Berlin-Est. A Radio - Sofia, Stroimir Simeonov joue les « Douze danses roumaines de Transylvanie », et Sarrebruck donne la « Cantate de la Terre », les « Variations pour cordes », la « Petite Suite», et en concert public les « Dix-neuf Structures sonores » dont c’est la première mondiale, par l’orchestre de chambre de la Sarre, dirigé par Ristenpart.En mai, au Festival de Bordeaux, l’Agrupación de Pamplona chante la « Suite des Colindes roumaines » et la« Danse Ukrainienne », qu’elle redonnera en juillet dans le Cloître de Bayonne, puis à Paris ; le Trio « Suite paysanne hongroise », salle Chopin.Le passé revient parfois se mêler au présent avec des évocations qui ramènent loin en arrière. Ainsi paraît chez un éditeur de New York : « Portrait of the lady as an artist Martha Graham » où figure, avec de nombreuses photos, la liste des compositions de la chorégraphe, depuis 1926. Je m’y retrouve, sous mon ancien nom, avec « Dance songs » dont la première eut lieu le 20 novembre 1932 ! Souvenir encore : « Ceux d’ Oviedo »... chantés par la chorale « Les camarades », pour un DISQUE. « Les chants de lutte », et que la critique veut bien qualifier de « très belle chanson sur la guerre d’Espagne ».Passé moins lointain : des harmonisations de mes chants des XVème, XVIème, XVIIème siècles, que j’écrivis autrefois pour le groupe de musique ancienne des « Loisirs Musicaux de la Jeunesse », sont exécutés par « Arte Viva » qui fête à Paris son dixième anniversaire.

2 02 1971. Paris. Éditions Choudens. Couverture de Jean Le Moal.C h3(118)

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HONGRIE. 1966

Depuis dix-huit ans, je ne suis pas retourné en Hongrie. Les souvenirs que je garde de 1948, du régime de Rakosy, du meurtre de Laszlo Rajk, des attaques dont je fus moi-même l’objet, s’oublient difficilement. Et il y a eu 1956 !Pourtant, la curiosité me prend d’aller voir, sur place, ce qui se passe dans ce pays. Edmée veut bien m’accompagner, mais sans enthousiasme et pour peu de temps.Nous décidons de partir un vendredi, au début de juin, en voiture, sans imaginer que nous nous embarquons d’abord dans une curieuse aventure.Tout va bien au début du voyage, nous avons calculé un horaire assez large pour flâner un peu en route avant de nous arrêter à Vienne où j’ai un rendez-vous à la Radio. Quand, sournoisement, des douleurs dans le ventre commencent à m’inquiéter. Edmée prétend que c’est parce que je me penche trop souvent pour écouter les bruits du moteur qui, lui aussi, semble souffrir ! Le moteur, je le fais vérifier dans un garage, mais si lui, semble aller mieux, moi, je souffre de plus en plus, si bien qu’à Sarrebourg, nous nous arrêtons à l’hôpital... Examen immédiat par deux jeunes médecins de garde, radiographie, diagnostic : occlusion intestinale à opérer dans les deux heures, à l’hôpital même ou à Strasbourg, à mon choix, ou plutôt au choix d’Edmée, car je ne suis plus capable de prendre une décision. Choix vite fait par Edmée qui ne désire pas me voir immobilisé loin de Paris et qui fait dialoguer par téléphone les médecins de Sarrebourg et ceux de la Clinique parisienne qui me connaissent. Ceux-ci peuvent m’accueillir. Europ Assistance, où nous avions heureusement pris une assurance, est alertée, envoie un petit avion sur le terrain du Club aéronautique de Sarrebourg où une ambulance me conduit. Une piqûre a calmé les douleurs et je converse agréablement avec le médecin qui occupe avec moi et la bouteille d’oxygène, le minuscule habitacle de l’appareil sanitaire. Ambulance à Orly. Arrivée à la clinique dans le temps prescrit. Réexamen. Nouveau diagnostic : pas question d’occlusion, ni d’opération ; il s’agit tout bonnement de coliques néphrétiques ! ! !C’est l’aube du samedi 4, Edmée, qui ne conduit toujours pas, a laissé la voiture dans la cour de l’hôpital et a pris le train - l’avion ne pouvant la transporter avec moi - pour revenir à Paris, chargée de tous les bagages ! La journée se passe en examens, analyses, radiographies. Une nouvelle crise me prend à minuit jusqu’au matin. Et pourtant je décide de sortir à midi avec l’autorisation des médecins qui renoncent à convaincre un enragé comme moi. Claude alors à Paris et Robin viennent me chercher en voiture, je rejoins Edmée à la maison et dans la soirée de ce dimanche, nous reprenons le train pour Sarrebourg, où, quand même, nous décidons une nuit de repos ! Nous devrions être à Vienne..., mais je me suis offert un voyage en avion !Malgré les pronostics pessimistes des médecins, - l’un a même dit en se moquant de moi :- « Après tout, les secousses du train et de la voiture vont vous aider à évacuer les calculs qui restent encore ! Bonne route quand même ! »Je n’aurai plus aucune douleur. Par Strasbourg, Karlsruhe, Stuttgart, nous gagnons Munich où nous déjeunons rapidement - Edmée renonçant à y rencontrer ses élèves du C.N.T.E. - dépassons Salzbourg sans nous y arrêter, en espérant atteindre Vienne.Mais 790 kilomètres suffisent après mon équipée et sagement, nous nous arrêtons à quelques kilomètres de Linz, à Saint - Florian. L’étape est agréable avec son hôtel aux belles voûtes et aux vastes chambres. Nous prenons le temps de visiter l’église abbatiale, modèle de baroque autrichien, qui abrite le splendide retable d’Albrecht Altdorfer : le rouge écarlate, le vert émeraude, le bleu pur jettent leurs éclats sur l’or des fonds - midi ou soleil couchant - de la passion du Christ ou du martyre de Saint - Sébastien. Pas étonnant que Picasso ait, en 1953, « fait » comme il dit « des Altdorfer ».« J’ai copié des choses... C’est que c’est bien, Altdorfer ! Tout y est, une petite feuille par terre, une brique fendue, pas comme les autres. Il y a un tableau avec une sorte de petit balcon fermé - de cabinets, je l’appelle.Tous ces détails sont intégrés. C’est beau. On a perdu tout ça plus tard. On est allé jusqu’à Matisse - la couleur ! Peut - être est - ce un progrès mais c’est autre chose. On devrait faire copier ces choses, comme autrefois. Mais je sais bien, on ne comprendrait pas ».Nous n’avons pas la possibilité d’admirer les manuscrits et les incunables de la somptueuse bibliothèque du Monastère, mais comme nous aimons tous ces ex - voto - beaucoup peints sur verre - sur les murs de l’église. Ils montrent Saint - Florian - en soldat romain qu’il n’était pas ! - éteignant les flammes s’échappant d’une maison, puisqu’il protège des incendies !Laissant derrière nous l’Abbaye érigée sur la falaise au-dessus du village, nous quittons la patrie du musicien Anton Bruckner, pour gagner Vienne où je vais à mes rendez-vous à la Radio, tandis qu’Edmée s’oblige à rester à l’hôtel pour corriger ses copies du C.N.T.E. qui doivent être renvoyées sans tarder. Dur sacrifice, mais il est impossible de négliger le travail, et la joie sera plus grande de la découverte de la ville plus tard. Pour plus de certitude, elle me fait acheter déjà un billet Budapest - Vienne sur l’hydroglisseur.Nous arrivons à Budapest le mercredi 8. Edmée va habiter chez ma sœur Klara et moi à l’hôtel Duna.Pèlerinage sur la colline, et à l’Académie Franz Liszt. Nous dînons avec mon vieil ami Karoly Kristof au Club « Fészek » où se retrouvent les artistes. Je ne puis oublier que Karoly avait été un des rares journalistes courageux, à me défendre, en 1924, contre la presse fasciste de Horthy, au moment de mon exclusion de l’Académie.Nous rendons visite à un autre de mes défenseurs de 1924, Antal Molnar.Je retrouve avec joie une ancienne camarade d’études, elle aussi, élève de Bartók, Julia Szekely, devenue écrivain

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musicologue, auteur de nombreux ouvrages, dont un sur Bartók. Nous déjeunons avec elle, au « Club des journalistes ».Nous rencontrons là, le critique musical du journal du P.C. - dont nous connaissons déjà la famille qui vit à Paris -. Il m’invite pour un déjeuner... ce qui ne manque pas de me surprendre, nos relations n’ayant jamais été, jusqu’à présent, tellement agréables ! Mais je comprends vite la raison de cette très soudaine amitié : il prépare un séjour à Paris, pour écrire « un petit livre sur la musique française », et mon « aide lui serait précieuse », me dit-il !Effectivement, sa femme et lui s’annonceront peu après notre retour en France. Comme nous le faisons toujours, nous nous occuperons d’eux, les invitant souvent, avec la famille chez qui ils habitent. Je passerai pas mal de temps avec lui, à la Radio, où je lui procurerai l’occasion d’entendre beaucoup d’œuvres de compositeurs français contemporains... il semblera satisfait de tant d’attentions mais lorsque, dans un an, je retournerai à Budapest et que je téléphonerai pour avoir des nouvelles de son travail, je m’entendrai répondre que :- « trop occupés, dans une période intense de travaux urgents, il nous est impossible de te voir ! ! ».Exit l’amitié si désintéressée !Pendant ces journées que je passe à Budapest, je veille à éviter tout souvenir pénible qui évoquerait trop le passé. Néanmoins je tiens à connaître la mentalité des gens, les caractéristiques du régime, espérant trouver des interlocuteurs sincères, courageux, sans hypocrisie.C’est pourquoi je reprends quelques contacts à la Radio avec certains que j’ai côtoyés autrefois, d’autres que je ne connais pas : Drexler qui fait une interview avec moi, Meisner... Pour apprécier l’ambiance d’aujourd’hui, j’écoute beaucoup. Je comprends qu’on a vécu ici de bien mauvais moments pendant ces dernières années, mais je constate que les mentalités sont restées les mêmes. Un peuple ne peut pas, tout entier, émigrer !

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AMITIÉS BRITANNIQUES. 1966

Elizabeth Poston nous a écrit que des amis à elle, les Robinson, passaient en France, leurs vacances d’été en camping - car et qu’ils aimeraient faire notre connaissance.Norah a été danseuse et cantatrice avec une très belle voix de soprano. Elle ne se produit plus en soliste mais continue à chanter dans les chœurs que dirige Douglas à Covent Garden. Elizabeth Poston nous a écrit de lui :« ... Il est un des musiciens les plus sensibles de ma connaissance, possède un génie particulier pour la direction des chœurs, pour laquelle il est surtout renommé, considéré par les critiques allemands, comme le meilleur en Europe. Il ne songe qu’à la musique. C’est un homme de la plus grande sincérité et honnêteté ».Nous les invitons à venir passer quelques jours à la Ferme où ils arrivent au milieu d’août. Le camping-car au repos dans la grange, Norah et Robbie - tout le monde appelle ainsi Douglas - logent dans les ateliers. Ils parlent assez bien le français. Robbie a un sens de l’humour britannique très aigu et nous fait beaucoup rire. De musique nous parlons beaucoup et nos hôtes semblent se plaire chez nous.Edmée est comme toujours, accueillante. Une seule chose finit par la fatiguer : le nombre de tasses de thé demandées par nos invités au cours de la journée !La tasse déborde quand le second soir ou plutôt la troisième aube, au moment de nous séparer pour aller dormir après des heures et des heures de conversation chaotique - Robbie voulant absolument faire des progrès en français, ne quitte pas son dictionnaire et réclame au professeur de français exténuée, des explications sur les mots nouveaux qu’il entend - Norah demande candidement si on ne pourrait pas prendre une dernière « nice cup of tea » avant d’aller se coucher ! A deux heures du matin, c’est trop pour l’hôtesse qui s’exécute gentiment, mais qui - la « nice cup of tea » dégustée - remet à ces britanniques invétérés, un réchaud, une théière, des tasses, du thé à emporter dans leur chambre où ils pourront désormais se livrer à leurs orgies à toute heure du jour et de la nuit.C’était la bonne solution. Désormais, Edmée n’a plus à songer à la théière, mais à tous moments, nous voyons nos amis s’éclipser vers leurs appartements le temps de se livrer à leurs délices. Ces éclipses, nous les constatons encore plus nombreuses, le dimanche. Mais c’est Robbie seul, qui nous quitte souvent, pour s’enfermer dans son camping-car abrité dans la grange. Intrigués, nous finissons par apprendre, qu’en bon citoyen de sa Majesté la Reine d’Angleterre, il lui est impossible de ne pas suivre - par la radio installée dans son camping-car - le match de cricket dominical ! Toutes les dix minutes, il file, revient hilare ou abattu, enthousiaste ou furieux, pendant que nous goûtons agréablement le calme du jardin. Calme rompu à partir du moment où Robbie entend - le match terminé - nous initier au noble sport du cricket. Tentative totalement infructueuse auprès des réfractaires que nous sommes et malgré le dictionnaire manié avec célérité ! Nous suggérons à Robbie de nous donner ses explications en anglais - ce qui permettrait au moins à Edmée de se reposer, et de se laisser bercer par la langue de Shakespeare, en faisant semblant de tout comprendre !Robbie décide d’enregistrer avec ses chœurs, la « Cantate de la Terre » et le « Concerto pour mezzo soprano, ténor et chœur mixte » pour la B.B.C. Pendant son séjour, nous mettons au point différents détails.Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les choses vont, d’une façon expéditive avec les Britanniques. Au début de septembre, tout est arrangé avec la B.B.C. et Robbie est ravi de me donner, par lettre, les précisions, les dates exactes. Le 27 septembre, je m’envole pour Londres et descends dans un hôtel où une chambre a été retenue pour moi, mais dès que Robbie voit ma prétendue « chambre avec confort », affreuse, minuscule, il m’emmène dans son appartement où il m’installe. Norah et lui sont des amis des bêtes; je cohabite donc, dans la grande pièce où on a ouvert un lit de camp, avec les hôtes d’un véritable zoo : dans une volière, des oiseaux exotiques qui chantent sans répit, chacun à sa guise; dans un aquarium, des poissons très beaux, heureusement silencieux ; dans sa cage, s’amusant avec une roue qu’il fait tourner inlassablement, un écureuil; en liberté, un perroquet qu’on m’affirme être très « civilisé » vont et viennent, plusieurs chats qui cohabitent paisiblement avec tous les occupants. Les Robinson pratiquent une hospitalité chaleureuse.Robbie est un merveilleux musicien, fin connaisseur de la voix humaine et de l’art du chant choral. Ses analyses de mes partitions, qu’il va enregistrer avec les choristes de la B.B.C., me remplissent d’aise. Elizabeth Poston assiste avec moi, pendant deux jours, aux répétitions de deux œuvres, avant les enregistrements. Ceux-ci ont des qualités difficilement surpassables et je suis stupéfait de constater la perfection atteinte dans la prononciation du texte français de la « Cantate », par les solistes et les chœurs : on comprend chaque syllabe, chaque mot, beaucoup mieux que parfois, chez nous, en France. Après l’enregistrement, je ne puis résister au plaisir de remercier les chanteurs et de leur dire ma joie à l’écoute d’une si parfaite interprétation. J’apprends alors que ces chœurs chantent presque toujours, les œuvres qu’ils travaillent, en langue originale.Je quitte mes hôtes et les gentils compagnons de mon zoo, pour partir en voiture, avec Elizabeth, à Stevenage, passer trois jours dans sa belle maison familiale, devenue historique depuis qu’elle abritât l’écrivain E.M. Forster. C’est une grande demeure dans le style campagnard de la vieille Angleterre ; les meubles anciens créent, dans les pièces spacieuses, une ambiance chaude, hospitalière. On se sent bien chez Elizabeth, dont la gentillesse, l’intelligence, la science musicale donnent aux heures une saveur inoubliable. Norah et Robbie viennent nous rejoindre, puis je rentre en France, heureux de ce séjour anglais.Pendant l’été, France-Culture rediffuse la « Suite de danses » et les « Chœurs mixtes a capella » enregistrés par Kreder et l’ ensemble Madrigal, et France - Musique le « Divertimento de Concert n° 1 », dans l’enregistrement de Ristenpart et de Rampal, et la « Polydiaphonie pour orchestre » sous la direction de Tony Aubin. Radio-Lausanne et Hilversum font entendre les « Chants du Silence ».

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A la fin de l’été, prend naissance, encore une œuvre pour flûte et orchestre à cordes : DEUX TRANSPARENCES 203, sorte de Concerto, en deux mouvements. Le « Piano study » composé à Budapest, en 1928, devenu plus tard « Toccata » et encore plus tard « Transparence pour piano » m’incite à réaliser en cette fin d’année, une TRANSPARENCE POUR ORCHESTRE 204. La matière et la forme musicales n’en vieillissent pas.Si l’on regarde dans les dictionnaires la définition du terme « musique », on y trouve, à coup sûr, quelque chose de ce genre « Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille ». Il y a là, à mon avis, au moins trois erreurs fondamentales. La première réside dans l’affirmation d’un critère absolu qui, heureusement, n’existe pas - et ne peut même pas exister. La richesse de la jouissance musicale, comme celle de toute la vie, est déterminée par l’immense diversité des goûts, des tempéraments, des natures et des sensations.La deuxième vient du fait, que l’art - musical, plastique, poétique ou autre - ne peut et ne doit être restreint dans le seul domaine étroit de ce qui est « agréable ». Celui qui n’a jamais pleuré, ne sait pas rire non plus. Là encore, le critère fait faillite : il n’y a pas lieu de jongler avec l’absolu non - existant.Enfin, il y a là une troisième erreur - peut-être la plus grave : on semble vouloir oublier, que la musique ne se compose pas seulement de sons, mais aussi de silences. Et non seulement de silences respiratoires, facteur organique et physiologique de tout discours, ni de silences représentant un repos, mais aussi - et avant tout - de silences-pulsations, de silences - complexes, de silences - tensions, de silences - attentes.Or, ces silences habités ne sont pas ruptures. Ils sont facteurs organiques de la continuité de son à son, comme les sons, eux-mêmes, sont facteurs organiques de la continuité de silence à silence.Dans « Transparence pour orchestre », j’ai voulu établir un parfait équilibre, dans une synthèse, où les silences habités prennent la haute signification des sons émis par les instruments de l’orchestre.

C’est à l’approche de Noël, que, pensant aux enfants et, avec eux, à ceux qui, non professionnels de la musique, sont des amateurs souvent passionnés, je compose DIX BREFS SOUVENIRS 205 pour deux flûtes à bec, dix petits morceaux très faciles avec des mélodies populaires anciennes de France. Cette petite série sera publiée avec la fort jolie gravure sur bois qu’Antoni Clavé avait faite pour un recueil de 1943 « Au son des flûtes ».La « Cantate de la Terre » dont la première édition avait été le tirage d’un fac-similé de mon manuscrit, paraît cette année en publication définitive. Grâce à Michel Seuphor, ami, biographe et fervent défenseur de Piet Mondrian, il m’est possible de choisir, pour la couverture de la partition, un graphisme de cet artiste.Cette partition de la « Cantate de la Terre » sort avec l’adaptation allemande du texte par Wally Karveno et l’adaptation anglaise par Elizabeth Poston.La correspondance avec Elizabeth s’est poursuivie activement pendant les derniers mois et avec quel plaisir :« A notre époque, ma chère Elisabeth, des lettres comme les vôtres, on n’en reçoit plus souvent. Est - ce « the american spirit », est - ce le rythme ou les trépidations de notre temps, est - ce la paresse de l’esprit - je n’en sais rien mais je constate, simplement, la « nouvelle réalité » : des lettres courtes, presque « business - like » ou très souvent, pas de lettres du tout.Et c’est le cas, dans tous les pays, sans exception. L’échange des pensées disparaît, devient inutile ; on dirait que penser n’est plus nécessaire.Les choses vont d’elles - mêmes, inévitablement, inéluctablement, selon l’évolution des temps, alors disent les gens, pourquoi se fatiguer ?Mais alors : quoi ? Seulement l’automobile, le frigidaire, la machine à laver, la télévision, etc. Qui « pensent » à notre place, qui agissent à notre place, qui déterminent et condamnent l’esprit uniquement à la fabrication à l’invention de nouvelles machines à boutons, à une activité se réduisant au choix du bouton à enfoncer ? La standardisation à outrance qui rend la personnalité humaine superflue - dangereuse même pour l’évolution générale ? Nous sommes, ma chère Elisabeth, des gens vieux - jeux, presque désuets..., il faut le constater sans amertume, sans regret. Restons donc comme nous sommes et tant pis pour les autres ».Lorsque sort cette partition de la « Cantate de la Terre » avec la couverture de Mondrian, et des traductions, anglaise et allemande, José Bruyr écrit dans « Le guide du Concert et du Disque », en février 1967 :« Je ne sais quel folkloriste prétendit un jour qu’il n’y avait que douze chansons populaires au monde. Paul Arma, qui en connaît douze mille ( ou davantage ) a pu recueillir cinquante versions de l’une d’elles, à vrai dire la plus belle du trésor français - ou la plus émouvante : « Quand Renaud de guerre revint ». Il succombe en en revenant, puis sa femme : et ils n’auront qu’un tombeau : la terre. Et l’on serait prêt à dire que c’est elle, notre mère la terre, qui enveloppe cette légende et sa musique.Cette musique, est - ce l’une des cinquante versions que Paul Arma connaît ?Je serais disposé à croire, en mon ignorance de la question, que c’est une version à lui, mais qui les résume toutes. Disposé aussi à la voir transcrite, en belles onciales, sur un vélin de choix, avec lettrines enluminées au début de ses phrases. Le texte en est ici chanté, ou déclamé rythmiquement, ou polyphonisé « a capella » pour deux fois quatre voix. La lettrine se sont ces voix qui marquent l’ensemble des chromatiques vocalises. Le vélin choisi, c’est le fond de très classique contrepoint sur lequel cet ensemble se détache. J’ai bien dit « très classique » : l’œuvre tout entière,

2 03 1968. Paris. Éditions Billaudot. Collection J.P. Rampal : « Oeuvres nouvelles pour flûte »2 04 M.S. inédit.2 05 1969. Paris. Éditions Monde Melodie.

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témoigne - comme la chanson qui en est l’origine - d’un classicisme qui, pour être vivant, est sans âge, et j’aillais dire « comme la nuit ». Car c’est dans la nuit qu’elle fut créée, au Mai Bordelais 1954 par l’Agrupaciòn Coral de Pampelune...Il y a deux hommes en Paul Arma, et l’un des deux a le doit de se tromper.Sans en abuser, le second s’est, à mon sens, parfois fourvoyé en certaines œuvres « expérimentales » et douteuses. Mais peut - être l’autre n’eût - il jamais raison plus absolue qu’en cette « Cantate » qui, classique d’écriture et de pensée ( je le répète ), devrait prendre une place « classique » au répertoire des ensembles vocaux de France et d’autre part ... ».Je songe à Martha Pan pour une des partitions dont la publication est envisagée. C’est une artiste qui applique une sorte de simplicité rare et un dépouillement extrême dans les formes qu’elle sculpte, ce que j’appelle « dire beaucoup avec une matière réduite », et j’aime cette concision.Martha habite avec son mari, l’architecte André Wogenski, non loin de la Ferme, dans la Vallée de Chevreuse. J’avoue que la conception et les décors intérieurs de la maison ne correspondent pas à mes goûts et me paraissent éloignés des conceptions du sculpteur. Il y a certes de l’humour dans l’agencement de cette demeure d’architecte : tout ce qui est fonctionnel et indispensable : tuyauteries, câbles... que l’on s’efforce d’ordinaire de rendre aussi inexistant que possible est généreusement mis en évidence par des couleurs agressives sur des murs aux teintes discrètes. C’est longtemps avant, la préfiguration d’un Centre Pompidou ! Dans le vaste jardin, sont exposées quelques très impressionnantes œuvres de Martha.A ma première visite, j’offre à celle-ci, deux de mes partitions dont elle admire les dessins des couvertures, et je lui dis combien j’aimerais en avoir une d’elle.- « C’est impossible, me répond-elle avec la plus grande simplicité, depuis mes années d’École des Beaux - Arts, à Budapest, je n ai plus jamais dessiné sérieusement ! »Comme je semble incrédule, elle tire d’un meuble quelques grandes feuilles de papier : « - Voyez que j’ai dit la vérité, rien de cela ne mérite de figurer dans une collection qui réunit tant de virtuoses du dessin. Je serais vraiment confuse de me trouver parmi eux ».Je ne peux que m’incliner et apprécier la remarquable modestie d’une artiste dont les sculptures continueront à faire mon admiration.J’apprends que les « Danses roumaines de Transylvanie » sont données, à la Radio de Sofia, par Stroimi Simeonov et à celle de Prague, par Vaclav Zilka.J’apprends aussi qu’est suggérée la préparation d’une sorte d’anthologie sur mes différentes activités. On en parle vaguement autour de moi : des critiques, des musicologues, des interprètes seraient disposés à jeter un coup de projecteur sur ce qu’ils connaissent de moi dans leur domaine propre. C’est prometteur et je songe déjà à ceux que j’aimerais voir figurer dans cet ouvrage... qui ne paraîtra jamais, faut-il le dire !Et c’est à Catherine Sauvage que je pense très vite puisqu’elle fut la première à faire connaître, déjà avant la guerre, en France puis en Suisse, mon « Han Coolie ».Je vais donc lui rendre visite, à Neuilly dans l’appartement qu’elle habite avec Pierre Brasseur !Une succession de domestiques m’accueille, m’accompagne, sert à boire dans le très bourgeois salon ou m’attend Catherine. C’est la première fois que je la revois depuis son récital de la rue de la Gaîté et la sortie, chez Philips, de son disque où figurait le programme de ce même récital, car nos chemins ne se croisent jamais. Elle n’a pas changé : elle est aussi jeune, aussi belle, aussi simple qu’autrefois. Je la mets au courant du projet encore bien flou qui l’enchante : elle serait heureuse d’y participer. Je lui ai apporté ma mélodie « Le roi avait besoin de moi » car j’ai toujours pensé que cette chanson antimilitariste avec calme et humour, pourrait entrer dans son répertoire. Ce n’est sans doute pas son avis car jamais, elle ne la chantera.Et nos chemins continueront à diverger. Nos rencontres se faisant seulement sur les ondes ou sur l’écran du téléviseur.Dans « L’Animateur culturel de mars 1967 », on pourra encore lire, à propos de « Han Coolie » ! :« Le travail des coolies dans une chanson très engagée, indiscutablement une des meilleures chansons françaises consacrées au travail, même si elle a perdu de son actualité en ce qui concerne la Chine, ce qu’Aragon ne démentirait certainement pas ».J’ai la grande joie de recevoir de Claude Aveline, « Trente - et - une formes de l’attente » proses, dédiées « à Paul Arma », pour avoir entendu ses « 31 Instantanés », et le jour même de Noël, je lui écris :Mon cher Claude,« Vos « Trente - et - une formes de l’attente » me comblent de joie, d’admiration et... de fierté. Elles sont très belles, foncièrement humaines, superbement simples, riches de cette simplicité en voie de déclin dans notre civilisation.Ma première réaction a voulu me faire dire : merci. Mais, je me suis aperçu que ce petit mot - que je dis à la boulangère, en prenant possession du pain que je viens de payer, à ma concierge, quand elle me remet le courrier, à la poinçonneuse du métro, lorsqu’elle me rend mon ticket - ne correspond pas à ce que je ressens. Il y a beaucoup plus en moi, en face de votre belle œuvre, dont la naissance fut provoquée par une vibration venue de ma musique, donc une résonance, sublime récompense de toute création. J’en suis heureux et fier, comme je suis heureux et fier de cette amitié, de notre amitié qui, bravant décades et événements, guerres et révolutions, tendances et idéologies, esthétiques et modes, a su rester ferme, solide, pure et propre.Je lis, je relis vos « Trente - et - une formes de l’attente », ces trente - et - un instantanés de la vie, de toute la vie ; il me semble qu’un trente - deuxième n’aurait pu que répéter quelque chose qui s’y trouve déjà, mais que trente seulement n’auraient pas pu créer cette sensation de « complétude », achèvement non négligeable ... ».

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Ces « proses » vont paraître, en 1967 chez José Corti, dans un recueil : « De » et vont être, à plusieurs reprises, dites par des comédiens, lorsque seront donnés, sur différentes scènes en ballet ou avec des projections picturales de mon fils, les « Trente - et - un Instantanés ».

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CHRONIQUE FAMILIALE. 1966

Je n’ai pu m’empêcher, en janvier, d’aller passer trois jours à Ronchin. La petite Anne devait être déplâtrée le 27. Elle est encore immobilisée mais d’heureuse humeur, tant on sait s’oc-cuper d’elle - surtout sa maman - pour lui faire oublier son « pantalon blanc ».Le déplâtrage tant attendu est une dure épreuve : la petite fille est très impressionnée par la scie qu’on utilise pour scier le plâtre et par le bruit qu’elle fait... et si l’enfant est heureuse d’être libre, la maman est prête à craquer ; elle écrit :« ... Dès le retour de l’hôpital, je l’ai plongée dans la baignoire... depuis si longtemps, elle attendait ce bain. Je l’ai soutenue car vous pensez bien qu’elle n’a plus du tout d’équilibre. Ensuite je l’ai mise par terre et ce fut du délire. Les jambes allaient dans tous les sens et Anne rampait et se glissait par terre ? Ce fut extrêmement pénible de la voir se traîner, les jambes suivant comme mortes ? Mais elle doit ainsi se débrouiller seule pour faire marcher les muscles et dans deux ou trois jours seulement, je pourrai commencer à lui réapprendre à marcher... Cela ira vite, je pense ».En effet, cela va vite mais il faut mettre la nuit des attelles, un appareillage compliqué qui doit aider les jambes à se redresser, et les nuits de la petite et de la maman sont agitées. Fin février, Anne retourne dans sa petite école, mais un séjour hors de Lille est prescrit. Miroka et elle passent plusieurs semaines à côté de Grenoble, chez des amis qui ont deux enfants, puis à Berk, où la petite fille retrouve toutes ses forces.Robin amène souvent de nouveaux camarades à la maison, et nous aimons réunir ses amis et les nôtres, les jeunes et les moins jeunes. Il y a des soirées où il fait son miel des propos des aînés, peintres, écrivains, critiques, d’autres, plus fantaisistes où nous nous retrouvons avec ceux que nous appelons les « joyeux fumistes » - souvent bourrés de talent mais peu stables. Lui et moi, allons à une soirée costumée à Meudon, chez Yvonne et Jean Gouin. Paul, lui, se réserve des activités plus sérieuses avec des rendez-vous professionnels, des séances d’en-registrement mais nous parvenons, avec son travail et le mien, à recevoir ou à sortir chaque soir, à glisser dans nos emplois du temps les vernissages des amis, des expositions, des expéditions vers des salles de banlieue, où se produit l’avant-garde du théâtre, du film, de la danse.Le Comité d’Entreprise de la Caisse Régionale de Vieillesse - rue de Flandre, nous demande de participer à l’Exposition « Tourisme » qu’il organise en février - mars sur le thème du folklore, avec le Musée des Arts et Traditions populaires, le Musée du Petit Palais. France Vernillat écrit un article sur le folklore de France. On nous emprunte certains de nos « fixés » - nos peinture sous-verre - et j’écris à leur sujet, un article sur « La peinture sous-verre dans l’art populaire » :« Il existe, parmi les nombreuses collections, un témoignage trop peu connu et pourtant remarquable, de l’art populaire : il s’agit de la « peinture fixée sous verre », qu’on appelle plus communément « fixés ».On pense que Byzance fut à l’origine de cette forme d’art, dont la tradition prit, ensuite, deux voies différentes. L’une d’elles, de Pologne, et de Bohême, aurait gagné les pays germaniques, d’où elle serait passée en France où on la retrouve en Alsace et en Lorraine. L’autre - dont on a des témoignages plus anciens, conservés en partie à Turin - aurait débouché à Venise, et se serait localisée autour de la Méditerranée.De nombreuses écoles appartenant à l’un ou l’autre groupe existèrent en Yougoslavie, en Roumanie, en Hongrie, en Espagne et dans le Midi de la France.Vers le milieu du XIXème siècle, l’imagerie, le « chomo » remplacèrent la peinture sous verre dans la décoration des intérieurs ruraux.Mais actuellement, certains artistes ont repris la technique populaire : c’est ainsi qu’en Yougoslavie est née l’école de Hlabine, où, abandonnant les thèmes religieux qu’utilisaient le plus souvent les peintres de « fixés », les naïfs d’aujourd’hui peignent leur village, les plaisirs et les peines de leur vie de chaque jour.Il y eut dans l’évolution de l’art du fixé une période, où le peintre s’inspira, copia ou décalqua des œuvres de maîtres, et l’on trouve en Espagne, par exemple, de nombreuses imitations de Murillo. Glomi, un encadreur du XVIIIème siècle, donna son nom à ces « verres églomisés », qui furent les témoins savants d’un art repris avec plus de bonheur par la tradition franchement populaire.En Espagne, des artistes ambulants, « peintres du miracle », des moines, des pêcheurs, des

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paysans peignaient les naïves images du Christ, des Saints et des Saintes, ou de cette « Divina Pastora », comme celle exposée, et que nous trouvâmes en « Vieille Castille ».La technique de la peinture sous verre était toute simple.Le peintre posait la plaque de verre sur le dessin à produire et en relevait seulement les contours au pinceau. Ensuite, il peignait le verso et à - plat avec des couleurs délayées dans de l’eau, mêlée de gomme arabique ou de colle de poisson. Parfois, on utilisait l’huile mélangée d’essence de térébenthine ou d’acétate de plomb.Les parties du fond, qui restaient alors transparentes, étaient couvertes d’un mélange de mercure et d’argent et formaient miroir, comme dans cette « Ste Magdalena », exposée, provenant de Suisse, de la région de Zurich, ou bien étaient teintées de noir de fumée, comme cette « Trinité » trouvée en Autriche chez un paysan du Tyrol. Le verre peint était ensuite protégé par une planchette de bois mince et encadré.Les thèmes sont presque toujours religieux. Mais, si dans certains pays, en Roumanie par exemple, la forme traditionnelle de l’art byzantin apparaît encore nettement, l’art sacré est parfois agrémenté de détails strictement populaires.La Sainte Trinité, la vie du Christ, celle de la Vierge, celle des Saints et des Saintes sont, à côté de sujets profanes, le plus souvent représentées ; et la variété est grande, malgré la classification que des spécialistes ont peu faire en ateliers « des miroirs », à « passe - partout blanc », à « motifs floraux» à « draperies », à « fonds - blancs » à « rideaux », de ces naïfs témoignages de foi et d’art populaires.Il nous est difficile de décrire la cinquantaine de peintures sous verre de notre collection personnelle, qui comprend aussi quelques curieux spécimens d’Orient, et d’autres de pays musulmans où, évidemment, le motif est calligraphique, mêlé à un modeste élément floral, et nous ne pouvons que mentionner une « Sainte Térésia » provenant de la partie catholique du Haut - Wurtenberg, en Allemagne, un « Jésus tenant le globe avec Saint - Jean et l’agneau dans un décor floral » venant de Hongrie, et un « Saint - Joseph tenant l’enfant », trouvé en Alsace.Mais il est curieux de constater, que c’est pendant la période la plus franchement populaire, lorsque le peintre délaissant le modèle d’un maître invente lui - même son propre « type », que la ferveur est la plus grande et le résultat le plus réussi.Ces humbles œuvres témoignent d’un goût, d’un sens de la couleur et de l’harmonie, qui prouveraient s’il en était besoin, que toute sincérité et tout enthousiasme mènent à la vérité et que l’art populaire sincère et chaleureux est toujours vrai ».

Des problèmes graves ont surgi depuis assez longtemps chez nos jeunes de Ronchin : une enfant fragile si souvent malade, une maman courageuse mais vulnérable, un jeune père préoccupé par les examens qu’il a encore à passer pour achever ses études, une belle-famille hostile depuis toujours au mariage. Nous sommes là pour aider, soutenir moralement, matériellement, sans pouvoir prendre parti.C’est Miroka qui décide de s’éloigner pour le moment de son mari et nous demande de l’accueillir avec Anne.Elles arrivent donc à Paris peu avant un de nos départs. La petite fille ira à l’école maternelle que fréquentait Robin, non loin de l’appartement, Miroka cherchera un travail à Paris. Pour le moment, c’est une séparation pour essayer de voir plus clair et Claude viendra parfois voir sa femme et sa fille. C’est alors que nous partons, Paul et moi, pour la Hongrie.

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BUDAPEST ET VIENNE. 1966

Tandis que Paul loge à l’hôtel, j’habite chez Klara, ma belle-sœur. Je ne m’y sens pas à l’aise. C’est un grand appartement aux meubles massifs et encombrants, et mon lit, dans la chambre d’un sous-locataire absent pour le moment, est surmonté d’un sombre tableau au cadre gigantesque et inquiétant.Tout est fermé dans l’appartement aux multiples sous-locataires et Klara doit sortir son trousseau et m’ouvrir une armoire lorsque j’ai besoin d’un mouchoir ! Le matin, on prend son tour devant la porte de la salle de bains.Certaines attitudes me surprennent : quand nous sommes reçus chez Karoly Kristof, écrivain, journaliste, membre du Parti, la cuisinière vient, après le déjeuner, nous baiser la main, aux hommes comme aux femmes, aux hôtes comme aux invités ! Mais quand le liftier d’un immeuble - on ne peut prendre aucun ascenseur sans être accompagné - tend la main à Paul, celui-ci dans un élan démocratique la lui serre, au lieu d’y déposer le pourboire sollicité. Comme Paul l’avait déjà constaté, tous les responsables du Parti tutoient tout le monde... à l’exception de leur propre femme : snobisme bourgeois qui doit dater des habitudes de l’ancienne noblesse et de la grande bourgeoisie défuntes.Les petits détails sont certes insignifiants, mais surprenants parfois.Je retrouve une ville encore plus blessée qu’en 1948, car les traces de 1956 se sont ajoutées, sur les murs, à celles de la guerre.Je ne me sens à l’aise qu’avec Thérèse. Klara est snob, son fils Gyorgy trop empressé me semble-t-il, Zsuzsa et Fritz se terrent dans un étage d’une jolie villa qui pourrait être accueillant s’il était soigné.Je suis heureuse de partir pour Vienne. Je passe la dernière matinée de dimanche sur la terrasse de l’hôtel Duna.Les cloches sonnent comme partout à cette heure. Le Danube coule non pas bleu mais gris. Le Mont Gelert, en face de nos fauteuils, dresse sa pente verdoyante de l’autre coté du fleuve, sous un ciel uniformément bleu... Des cloches encore... Beaucoup de monde sur cette terrasse. On y parle hongrois, mais avec des accents de tous les coins de la terre. Hongrois émigrés revenus au pays, recevant leurs amis d’autrefois, dans ce lieu où le dollar est la monnaie courante et où un écriteau précise avec impudence :« Minimum de consommation : 45 forints ».Beaucoup trop de bijoux aux cous et aux mains des femmes, luxe ostentatoire déplacé dans ce pays et devant ces parents qu’on vient revoir.Enfin le jour de mon départ, je suis si contente de quitter la ville que je me présente très en avance au contrôle d’embarquement sur l’hydroglisseur. Heureusement, Paul et Thérèse m’accompagnent car on me refuse passeport et billet avec cette déclaration, en hongrois, bien sûr :- « Madame, vous ne pouvez pas sortir de Budapest, puisque vous n’y êtes pas entrée ! ».Intervention de la famille qui doit accepter le fait : effectivement, au moment de mon arrivée chez ma belle-sœur, on a complètement oublié la déclaration obligatoire de séjour, chez la concierge qui transmet à la police. Ainsi, aucune trace de mon entrée dans la ville.Pendant le peu de temps avant l’embarquement, c’est, avec Thérèse, une course effrénée en taxi, d’un ministère à la police, puis à un autre ministère pour réparer - à coups de bakchich - l’oubli et obtenir les cachets indispensables à mon existence légale. Je ne suis plus un ectoplasme, mais une touriste en chair et en os, dûment entrée et timbrée qui peut enfin prendre place sur le bateau et sortir du pays.L’équipage est impeccable dans un uniforme qui fait très sérieux, mais dès la sortie de la ville, les belles casquettes et les vestes sont remisées au vestiaire, tandis que s’organise un commerce très lucratif de cigarettes, alcools et autres denrées. La tenue redevient correcte à Bratislava, où des plongeurs explorent les dessous du bateau, à la recherche de passagers clandestins et à coup sûr, amphibies, puis à l’arrivée à Vienne. Le voyage a duré plusieurs heures, agréable entre les belles rives du large fleuve.Et Vienne m’enchante. Y règne la canicule, mais la chambre que j’ai louée dans une pension, est fraîche, et je m’y réfugie, exténuée, le soir, pour des pique-niques de yaourts et de lait glacé.Je passe là neuf jours pleins de mille joies où de musées en Palais, de Palais en parcs, de parcs en Académies, d’Académies en chapelles, de chapelles en jardins, j’épuise toutes les beautés

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d’une ville éblouissante.Je quitte les Breughel du Kunsthistorisches Muséum, sans avoir oublié la Vanitas Avaritia du Cabinet des Dürer et l’admirable petite Déposition de Croix de Van der Goes, et je rencontre dans toute la ville les mille grâces de bouquets portés par tous et partout. C’est la journée des fleurs. Les rues sont parfumées et, plus accueillante encore, semble la capitale autrichienne. Mais ce qui fleurit chaque jour, à chaque tournant de rue, c’est la gentillesse du peuple viennois.J’attends à un arrêt d’autobus sans y avoir lu que la ligne ne fonctionne plus à cette heure : un automobiliste se range au bord du trottoir, m’explique la chose et m’offre le transport... Je suis perdue dans la banlieue, au retour de Grinzing. Le conducteur qui s’arrête, à côté de moi, au feu rouge, et à qui je demande le chemin, se détourne du sien pour faire le guide tout le long du trajet...Je souhaite avoir dans l’autobus, quelques précisions sur la descente pour Schoenbrun : une vieille femme me prend en charge, descend avec moi et ne m’abandonne qu’à l’entrée du parc... Je cherche la plus proche station de taxis : un boucher à qui je m’adresse, me fait monter dans sa camionnette et me véhicule de l’autre côté de la ville.Les cafés ont des jardins où le temps ne compte pas, où nul ne vous bouscule si vous y rêvez, devant le verre d’eau glacée qu’un garçon renouvelle autant qu’il vous plaît.Je m’enivre de musique : Mozart, Haydn. . . mais en aucune salle, je ne trouve spectacle aussi réussi que la messe à la Burgkapelle.La mise en scène y est si admirable que le Crucifié - silhouette sur un vitrail en grisaille - semble avoir été oublié là, par quelque machiniste négligent.Les décors sont somptueux ; les costumes des premiers rôles et de la figuration, verts, blancs et or, où rutilent quelques détails, quelques accessoires, brillent sous les projecteurs, chatoient sous les lustres, les appliques... les cierges.La chorégraphie est minutieusement réglée, au rythme de l’encensoir, le chœur de Petits Chanteurs de Vienne et les instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra accompagnent le jeu des acteurs.Dans les loges et au balcon, un public qui a loué sa place, est prêt à applaudir aux beaux passages. Spectateurs plus que fidèles, ce sont des touristes pour la plupart américains. Pourtant quelques jeunes Autrichiens qui, eux, assistent à la messe et non à une pièce de théâtre, refusent obstinément de laisser le passage, pour une sortie prématurée des touristes pressés... l’attraction suivante prévue au programme des « Tours » est, en effet, le Manège Espagnol où il faut aller voir danser les Lippizans.Cette seule obstination de quelques vrais fidèles montre qu’on est là, dans une chapelle et non dans un théâtre qu’on peut quitter avant la fin du spectacle.C’est dans une des églises de Vienne que je vois pour la première fois, à l’entrée de chaque confessionnal, une petite lampe. Elle s’allume rouge avec le texte « Bitte warten» ( attendez s’il vous plaît ) ou verte avec le mot « Frei » ( libre ).J’espère que pour l’entrée du Paradis il y aura, pour les clients, plus de lumières vertes que de rouges.Une dernière visite à Schönbrunn et je retrouve Paul qui arrive de Budapest, quittant un pays qui n’est décidément plus le sien, où il lui semble qu’il ne pourrait plus respirer, vivre, créer, s’épanouir.Nous reprenons la route du retour qui nous emmène d’abord vers deux douloureux pèlerinages.Notre première halte est à Mauthausen, au camp de concentration et d’extermination, sur la hauteur au-dessus du bourg. La totalité du camp, les bâtiments, les chambres à gaz, tout a été maintenu dans l’état du camp au moment de sa libération. Il y reste également - si souvent évoqué - l’odieux et interminable escalier de pierres, large de plusieurs mètres, aux marches hautes, que les gardiens faisaient gravir aux prisonniers épuisés, achevant ceux qui n’avaient plus la force de monter, après la journée d’effroyable travail dans la carrière.C’est silencieux que nous regagnons la voiture. Nous allons à la Mairie demander où nous pourrions trouver un hôtel où passer la nuit, et nous avons la stupéfaction de nous entendre répondre que, dans un des bâtiments du camp, trois chambres sommairement meublées sont prévues pour les touristes ! Nous quittons Mauthausen précipitamment, encore plus révoltés, et nous retrouvons la paix de Saint - Florian, si près de l’horreur.C’est Dachau, que nous voulons encore voir ; Dachau où séjournaient volontiers, avant 1933, les peintres et les écrivains venus de Munich toute proche, travailler dans la petite ville aux

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maisons anciennes groupées autour du château massif ; Dachau qui fut un des premiers lieux concentrationnaires allemands ; Dachau où nous trouvons déplacés l’aménagement presque coquet et décoratif du camp, la profusion de pelouses et de fleurs qui tentent d’atténuer - sans doute - l’accablement des visiteurs. S’il ne restaient des documents photographiques dont certains sont exposés au Musée installé dans un des bâtiments modernisés, on pourrait ne rien savoir des baraquements sordides, de la boue, des ordures, de la misère...Deux jours encore et nous arrivons chez nous.Nous y trouvons Miroka et Robin en plein travail : ils nous ont fait la surprise de remettre à neuf, le couloir de l’appartement et sont encore perchés sur leurs escabeaux quand nous sonnons dans la soirée.Robin est heureux : il a réussi un concours dans son atelier d’architecture où il a comme camarade d’études Pascal Gouin. Nous passons justement la Saint - Jean, chez Yvonne et Jean, comme chaque année et commence le grand transbordement d’été vers la Ferme.

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PLAISIRS DE LA « RETRAITE » 1966

L’été a été très beau, cette année, après avoir accueilli les Robinson à la Ferme, nous avons passé un week-end avec les Dubois - Poulsen, dans leur maison de Normandie, et une journée avec les Vercors, dans leur moulin près de Coulommiers. Pendant que Paul a travaillé dans le calme, j’ai parcouru, en mobylette les petites routes, autour de la Ferme. Robin est descendu à Sète, chez les Soulages, puis, avec des camarades rejoints à Marseille, est parti explorer la Crète, Rhodes, Delos, Mykonos avant de gagner Athènes et le Péloponèse. Seul, ensuite, il a entrepris, en Turquie, la visite des chapelles de Cappadoce, dans le paysage lunaire voisin de Göreme. Il a eu si froid dans les grottes - anciens refuges chrétiens - qu’il a été obligé de s’arrêter sur la route du retour, en Yougoslavie, pour s’y faire soigner, à l’hôpital de Belgrade.Miroka est, le plus souvent, restée à Issy pour chercher travail et appartement.Je suis rentrée à Paris pour passer devant la Commission de Réforme, qui sans que je le demande, me juge bonne pour la retraite, le Panthéon et les Invalides ! Pourquoi pension d’invalidité ? Je n’en saurai jamais rien. Il paraît que j’y ai droit.Ainsi me l’explique - quittant la table ronde de la Commission qui délibère en nombre - une ancienne camarade d’un stage fait à Reims pendant la guerre, représentante du personnel, à la réunion...Bien, on ne veut plus de moi au C.N.T.E. Je deviens une retraitée. .. et je me précipite pour renouveler mon inscription à l’ École du Louvre. Je me sens libre, libre, libre !Et heureuse de terminer, encore solide, une « carrière » aux multiples avatars où j’ai toujours préféré, à la réussite et à l’arrivisme, le plaisir du travail dans la joie et l’enthousiasme.Je décide aussi de m’attacher, plus, maintenant que j’en ai le temps, aux périodes d’Histoire de l’ Art qui me paraissaient jusqu’alors moins attrayantes, et de moins m’attarder à celles que je préférais.Il va me falloir aussi apprendre à cohabiter plus étroitement avec mon époux, maintenant qu’aucun travail ne m’appelle au dehors ! Je lis justement Nicole de Buron qui parle si drôlement de l’ «Homme» dans ses chroniques teintées d’humour et de vérité. Il faudrait que je trouve un autre mot pour l’ « Homme » pour en parler sans plagiat ; mais le mot est si éloquent dans son imprécision que seul, il peut évoquer vraiment l’ « Homme ». Donc, l’ « Homme », il est, mon époux, attachant et irritant, solide et faible, intelligent et stupide, admirable et ridicule, comme tout amant, comme tout époux.Et il faut une incommensurable dose d’humour et un invincible bon sens pour tout au long d’une vie, cohabiter avec un être aussi multiple et déconcertant que l’ « Homme »...Mais c’est pourtant avec lui, que peu après son retour de Londres je vais en Belgique où nous ne saurions manquer la superbe exposition El Greco, à Gand.Séjour chez Nelly, et tandis que Paul a ses rendez-vous professionnels à la Radio, je m’offre une cure de rajeunissement en filant en Campine, évoquer, avec mes cousines de Turnhout et de Hérenthals, des moments d’adolescence. Nous voyons, naturellement, à l’Institut des Aveugles, mon toujours actif cousin René, Frère Alberic.Nous ne pouvons laisser la saison s’achever sans voir encore quelques forêts embrasées par l’automne, et nous répondons à une invitation lancée depuis longtemps, à Dijon où nous alternons mondanités et visites du Musée de folklore et de la Chartreuse de Champmol. Nous revenons sans hâte par le Cellier de Clervaux, l’Abbaye de Fontenay, sacrifiant à la gastronomie à Ancy - l e - Franc.Nous fêtons Saint - Nicolas avec Miroka, Robin et Anne qui part faire un séjour dans une maison d’enfants à Berk.Comme toujours, les dernières semaines de l’année sont exténuantes et passionnantes. Paul et moi, nous nous partageons les activités, à moi la danse et la musique : Merce Cumingham aux Champs - Elysées, le Théâtre d’Essai de la Danse au Théâtre de Paris, Bach à Saint - Germain - des - Prés avec Robin, à Paul les rencontres avec les peintres. Ensemble pourtant, nous allons au vernissage de Christine Boumester ; à la soirée organisée aux Arts Décoratifs avec la projection d’un film sur Stahly ; au Centre Américain, invités avec les Tchertoff par Lionel Rocheman. Dîners chez Max Pol Fouchet et Marguerite Gisclon ; chez les Aveline. Soirée à la maison de nos plus anciens amis Tiénot, Dubois, Bouteiller et Brandon, autres soirées avec des camarades de Robin, il faut aller entendre une conférence d’Altagor... cela m’achève.Nous fêtons Noël à quatre : les enfants et nous. Robin va partir pour Londres, invité par les Robinson, Miroka continue à se livrer à ses recherches d’appartement.

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FLORENCE INONDÉE ! 1966

Exténuée, je me demande brusquement à quoi rime cette perpétuelle agitation autour de moi et j’annonce à la famille ahurie que je prends le train du soir pour Florence.Florence ! Certes pas pour y retrouver les merveilles qu’elle abrite, mais Florence la meurtrie, Florence inondée depuis la catastrophe du 4 novembre.Un appel avait été lancé par l’Unesco qui demandait à certains « de l’argent ; du travail ; un peu d’eux-mêmes, afin qu’il ne soit pas dit qu’on puisse se sentir homme et demeurer étranger au sort des plus précieux joyaux de l’héritage universel ». Je m’étais sentie, parmi tant d’autres, directement concernée... De l’argent, bien sûr, du travail, un peu de soi, moins facile, et encore.. . décision prise le matin, départ le soir. Arrivée dans Florence au visage insolite : je me souviens de la ville printanière ou estivale, gaie, bruyante, élégante et prodigue.La Piazza della Signoria est presque joyeuse dans le tourbillonnement de ses pigeons, l’animation matinale, les allées et venues des garçons de café qui portent d’un bar à quelque bureau le traditionnel café du milieu de la matinée. Les pierres du Palazzo Vecchio prennent, avec le soleil qui monte, leur belle teinte dorée, tandis que la Tour d’Arnolfo se dessine sur le ciel toscan subtilement bleu.C’est un des plus beaux endroits du monde et aujourd’hui, on y oublierait presque la tragédie qui, pourtant a laissé partout, dans la ville, des traces bien visibles. Et il suffit d’entrer par la porte largement ouverte du Palazzo degli Uffizi, où s’affairent ouvriers et transporteurs : les tableaux salis, étiquetés qui s’entassent par terre ou s’alignent le long des murs prêts à être évacués vers quelque centre de restauration disent qu’ici même, l’eau passa.Vers l’Arno, la catastrophe du 4 novembre, est encore plus présente, malgré le soleil. Là, les vagues destructrices, envahirent en quelques moments, la Bibliothèque Nationale si vulnérable avec sa façade offerte à la ruée du flux.Pendant ces quelques moments furent vaincus, par l’eau, le mazout, la boue, plusieurs siècles de culture, de pensée, d’érudition représentés par les deux prestigieuses collections : la Palatina, la Magliabechiana. Par miracle, les incunables et les manuscrits avaient été mis dans les étages supérieurs et ne furent pas atteints.Il est difficile de dire ce qu’on ressent dans l’ « hôpital » pour tableaux qu’est devenue l’Orangerie du Palais Pitti où se penchent, sur les toiles, sur le Crucifix de Cimabue, des spécialistes en blouses blanches semblables à des chirurgiens qui soignent avec science, avec foi, avec amour, des corps meurtris. Et je refais ainsi rapidement connaissance avec la « Ville des Fleurs » transformée en « cité de la fange ».Cette fange qu’on avait voulu faire disparaître dans les caves pour offrir au Pape, venu dire la Messe de Noël à Santa Croce, la vue d’une ville propre et en apparence sereine ! La politique se mêlant au drame! Florence vit les derniers jours de l’année, tantôt sous ce soleil printanier, tantôt dans une brume épaisse. Dans le centre de la ville, les heures tragiques paraissent plus effacées que vers le fleuve qui roule encore des eaux irisées de mazout. Cependant les blessures n’y sont pas pour autant cicatrisées.Le doux éclat de l’or des portes du baptistère n’apparaît plus, intact, dans l’ensemble de marbre vert et blanc de la Piazza del Duomo.Sur tous les murs se lit la trace du passage de l’eau : les belles pierres à bossages des palais sont noircies ou jaunies, les lourdes portes de bois sont rayées lorsqu’elles n’ont pas été arra-chées. Mais dans les quartiers qui bordent le fleuve, le spectacle est encore tout de drame et d’horreur. La boue est partout : on la sort des caves, on l’extrait des cours et des rez-de-chaussée, elle s’accroche aux grilles du premier étage, et, englués par elle, des herbages, des branchages restent pris dans les balcons, aux anneaux des porte - torches, dans les encoignures. Partout on déblaie encore, et les pierres descellées s’entassent, les bois arrachés s’amoncellent ou sont brûlés sur place, s’ils ont un peu séché, dans les cours et sous les porches. Les rideaux de fer à moitié brisés ferment mal des boutiques pleines seulement de débris. L’odeur du mazout flotte partout, les larges dalles des chaussées sont glissantes. Les quais où des équipes de terrassiers remontent les parapets sont des bourbiers où l’on ne peut circuler que bottés. Les autos, les motos qui roulent sont grises de cette boue tenace qui, après huit semaines, fait de la « ville des fleurs », la « cité de la fange ».Le Ponte Vecchio éventré semble prêt à s’effondrer tout entier, mais les petites boutiques vers l’aval ont tenu et, vers l’amont, on répare les minuscules échoppes qui ont toujours paru

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accrochées dangereusement aux vénérables arches.Les cloîtres sont saccagés. Près de Santa Croce, derrière une grille, un peuple de pierre attend d’être nettoyé de sa boue, comme dans la cour du Museo del Opera del Duomo, sont rassemblés d’étranges personnages pétrifiés, noircis et huileux.La foule italienne circule, toujours volubile, venue - semble-t-il - de tous les coins du pays, voir la ville meurtrie. L’élégance, traditionnellement italienne, surprend presque, le luxe aussi de certains magasins. Pourtant des vitrines sont vides, même dans le centre. Une maroquinerie ornée du lys de Florence et d’un ouvrage « Firenze, flore del mundo », affiche cet avis : « Nel’ impossibilita di servire la n/s clientela, auguriamo buon Natale » et des photos de la rue, du magasin pendant l’inondation. Partout des « Buon Natale », « auguri », « Buone Feste ».Plus tard, les bas emplis de friandises de la « Befana », la vieille fée qui apporte les jouets aux enfants, le jour de l’Epiphanie, remplaceront les crèches de Noël. Et déjà les écriteaux « Vernice fresca » sont accrochés aux grilles de nombreuses demeures.Une galerie d’art expose les tableaux qu’un peintre fit pendant et après l’inondation sur « il dramma di Firenze ».Les cuivres des heurtoirs, des ornements de grilles ont été astiqués et brillent d’une manière insolite sur les portes et les murs encore boueux.Dans les quartiers populaires, l’espoir a voulu s’exprimer plus directement, plus naïvement, de la manière la plus touchante sur une fenêtre encore pleine de boue, une silhouette de sapin brille, dessinée en guirlande argentée et en cordon de minuscules ampoules qui clignotent : lueurs qui veulent être joyeuses dans la désolation des façades ; plus loin, les solives lancées au-dessus de la rue pour consolider des murs menaçants sont camouflés sous des feuillages, enrubannées et fleuries et forment un dais pittoresque sur lequel rit joyeusement un bonhomme de Noël. Sur une petite place, un vieux phono installé sur une voiture moud la Berceuse de Mozart, trébuchante et difficilement reconnaissable.Tout candidement, je me présente à un « fonctionnaire » français, imaginant qu’une certaine coordination permettait une efficacité accrue des bonnes volontés.Mais j’entends : « Tant d’aides bénévoles se sont manifestées »... - trop, sans doute - « il faut maintenant des spécialistes, des techniciens », « les bonnes volontés ne sont plus guère utiles ». N’ai-je donc plus qu’à reprendre le train du soir ? Je me sens importune. Aucun talent à ma disposition, pas le plus petit diplôme de spécialiste à présenter... Quand bien même en aurais-je, je n’aurais certes pas eu l’idée de le caser dans ma valise, entre les bottes et les gants de caoutchouc dont j’ai pris soin de me munir.Des connaissances ... . L’ École du Louvre ? Ça ne me donne quand même pas le droit de toucher à ces grands blessés qui gisent à l’ « hôpital pour tableaux »: l’Orangerie du Palais Pitti, sur lesquels de grands spécialistes se penchent, à ces milliers de peintures sur bois et sur toile, à ces fresques, à ces sculptures et à ces manuscrits endommagés.. . Enseignement ? La pédagogie n’a que faire ici pour le moment.Mais j’ai deux mains, des forces et cette bonne volonté qui semble presque une tare...Il est tout de même question d’une église qui va être restaurée avec l’aide de la France... mais pas de travail à y faire dès maintenant... on peut visiter.Et puis aussi d’une Societa Leonardo da Vinci qui fut envahie par la boue déferlant sur le Lungarno Corsini, et dont les collections de périodiques, logées sur les rayons inférieurs des bibliothèques, sont à sauver. « Peu de gens veulent y travailler, on juge qu’il n’est pas intéressant de tenter de récupérer des « Revues de Paris » et d’anciennes « Illustrations ».- « Mais vous seriez là dans un groupe d’intellectuels sympathiques ».Qu’ai-je à faire, à Florence, des intellectuels que je côtoie suffisamment à Paris ? Faut-il venir ici pour remuer des idées ou pour agir ? Je décide d’agir et je me mets, seule, en quête de travail.Et me voilà au cœur même du désastre : dans le quartier de Santa Croce, où je vois déjà qu’il y a « chose à faire ». Des jeunes, filles et garçons vêtus de bleus raides de boue travaillent dans les ruelles étroites et sortent des caves des débris informes englués de limon noir, puis des seaux pleins de cette fange grasse qui a envahi les sous-sols, les cours intérieures et dont la trace se voit partout. Ce sont des scouts italiens, des jeunes du Service Civil International, auxquels se sont joints des jeunes Français et la même bonne volonté, le même souci d’efficacité unissent les Allemands et les Anglais, les Espagnols, les Canadiens, les Libanais, les Tibétains, les Hollandais, ceux d’Amérique du Sud et ceux des Pays Nordiques. Pas besoin de spécialistes pour enlever cette boue des demeures misérables et des palais.Non loin de là, la Bibliothèque Nationale, dont on a vu sur tous les journaux, l’affreux

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spectacle. J’y rencontre encore au milieu du personnel italien qui, dans la salle des catalogues, travaille à l’assèchement des Archives, des Français dont j’apprends l’invraisemblable histoire.Dès le 6 novembre, des élèves de l’ École des Beaux - Arts de Reims, ville jumelée avec Florence, et trois de leurs professeurs, décident de venir participer au sauvetage des œuvres d’art, aux travaux d’urgence, c’est seulement le 21 décembre qu’ils ont le moyen de réaliser leur projet. Ils ont eu à surmonter mille obstacles, mille tracasseries, mille réticences. Ils ont enfin rejoint un groupe hâtivement créé à Paris avec des étudiants de diverses Facultés : beaucoup de volontaires, peu d’acceptés. Ils ont du payer leur voyage sur le réseau français alors qu’il était gratuit en Suisse et en Italie, et tous ont été unanimes à déplorer la savante propagande, à laquelle ils étaient bien étrangers, qui accompagna leur départ, gare de Lyon : télévision, radio, banderoles, etc. Les réticences qui firent reculer la réalisation de leur projet, semblent continuer à leur arrivée. Pleins d’enthousiasme, de foi, d’ardeur, ils ont des forces à utiliser. Tous ces jeunes ont délibérément refusé les joies familiales ou les plaisirs du ski, le repos ou les études tranquilles pendant la trêve de Noël et du Jour de l’ An, non pour « faire du tourisme », comme ils me l’expliquent, mais pour aider, et aider le plus possible, le mieux possible.Or, est-ce manque de coordination entre services florentins et services français, est-ce raison plus mystérieuse, on ne leur propose que quatre heures de travail par jour.Alors, ils cherchent eux-mêmes à s’employer plus efficacement et c’est ainsi qu’en grand nombre, ils rejoignent les équipes du Service Civil International.Ainsi cent dix jeunes volontaires qu’on voulut bien quand même héberger, se débrouillèrent, en dehors de l’ Administration, pour donner, non pas « un peu d’eux-mêmes », mais « beaucoup d’eux-mêmes ».Je travaille avec eux dans les différents chantiers, je les vois à l’œuvre, non seulement dans les caves, non seulement à la Bibliothèque Nationale, mais aussi à la Chartreuse de Galluzzo où, dans le froid et l’humidité, ils ôtent la boue et font sécher les livres du Cabinet Vieusseux, à la Centrale Thermique où, dans la chaleur et le bruit, ils lavent avec soin et respect, les pages vénérables des collections précieuses de la Nationale. Partout où il y a de la besogne utile à faire, ils sont présents. Ils sont venus travailler, ils travaillent et les discours que des « officiels » français veulent leur faire écouter au cours d’un mémorable déjeuner ne leur plaisent guère. Ils ne veulent pas qu’on se serve de leur générosité spontanée et modeste pour la propagande qu’ils entrevoient. Ils le montrent bien, avec brutalité, peut-être, mais avec franchise.Est-ce coïncidences fâcheuses : les services culturels français prêtent pour une soirée de délassement, un appareil de projection où manquent l’objectif et une autre pièce importante, et ce sont des employés et un commerçant italiens qui passent l’après-midi à compléter et à réparer gratuitement l’appareil. Plus tard, les services culturels français disent avoir tout ignoré de l’organisation de la magnifique soirée de fin d’année, offerte en remerciement à tous ceux qui l’ont aidée, par la ville de Florence, avec un dîner au Palazzo Vecchio, une représentation théâtrale, une retraite aux flambeaux et une cérémonie catholique et protestante à San Miniato del Monte. Cent dix jeunes Français sont donc oubliés.. . Ils se consolent en organisant entre eux, cette dernière nuit de l’ An !Et jusqu’à la fin de leurs vacances, ils continuent modestement leur travail, ils vident les caves, ils sèchent les Archives, ils soignent les livres, sans mesurer leurs forces, leur temps, puis ils repartent vers Paris et vers Reims, sans entendre heureusement ce qui m’est dit, le soir de mon propre départ, par « le » fonctionnaire français, rencontré par hasard, sur le quai de la gare : « Cette expérience avec des bénévoles ne sera pas renouvelée, elle nous coûte trop cher, autant payer des employés » ! !De Florence même, j’envoie à Miroka, pour qu’elle les tape, les éléments d’un article qui va paraître dans la « revue de l’Éducation Nationale », et dès mon retour j’essaie, par Jean Duché, d’intéresser les lectrices de « Elle », son journal, au sort de Florence. Pierre de Lagarde fait, à la radio, une interview avec moi, mais il veut me faire parler surtout « des chefs d’œuvre en péril » alors que je voudrais aussi évoquer les « gens en péril ». L’émission provoque beaucoup de courrier et j’adresse toutes les bonnes volontés au sympathique jeune Pacci avec lequel j’ai souvent partagé les spaghettis de la cantine, et qui, abandonnant sa thèse de Science politique sur « La bureaucratie en Italie », avait organisé le « Centre Opération Firenze », réquisitionnant pour cela le palais familial.

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TRANSPARENCE POUR BANDE MAGNÉTIQUE. 1967

Ce sont encore les États-Unis qui viennent vers nous au début de cette année 1967. Seize années ont passé depuis que nous avons vu, ici, pour la dernière fois, Charles Seeger.Aujourd’hui, c’est Peter, un de ses fils, que nous recevons. Il vient donner, à l’Olympia un récital, avec les chants qui lui valent un grand succès, partout dans le monde. Profondément engagé, il chante et enregistre exclusivement des chants pour la paix, pour la liberté, contre l’exploitation de l’homme par l’homme, avec, non seulement une très belle voix, mais aussi une conviction telle qu’il ne peut laisser le public indifférent.Nous passons une très belle journée avec lui, Toshi, sa femme et Terry Lewenthal, leur très sympathique impresario de New York, à évoquer Charles, Ruth Crawford, mais à parler aussi du présent et de l’avenir. Nous trouvons Peter fort attachant, simple et modeste malgré son succès mondial.Maints problèmes le préoccupent : celui des Noirs, aux États - Unis qui viennent d’être au long de l’année passée le théâtre d’émeutes noires à Los Angeles, Chicago, Cleveland, Brooklin, San Francisco ; celui de la guerre au Vietnam ; celui de la Révolution culturelle en Chine ; celui des écrivains Siniavsky et Daniel qui ont été condamnés, il y a quelques mois, en U.R.S.S., pour avoir publié leurs œuvres à l’étranger. Que de sujets à aborder ensemble, comme autrefois, avec son père, ou avec Ruth.Puisque j’ai eu la chance inespérée de retrouver, grâce à Vivian Fine, des manuscrits que je croyais disparus, je songe à leur publication.Pour l’un d’eux, la « Petite Suite pour clarinette seule », c’est Sonia Delaunay qui m’attire, dont les œuvres, avec leur unité d’esprit et leurs rythmes pétillants m’ont toujours séduit. Elle accueille mon projet avec chaleur. Notre conversation, dans son grand atelier, est souvent interrompue car plusieurs jeunes femmes travaillent là : secrétaire, assistantes, et le téléphone ne cesse de sonner. Aussi veut-elle me revoir pour ce projet qui lui plaît. Elle me demande, à différentes reprises, de revenir. Sa première esquisse est tracée avec une pointe Bic sur papier calque :- « Cela ne vaut rien, dit-elle, je ferai mieux ».C’est pourtant déjà, avec des éléments strictement géométriques, une lancée lyrique - le secret de Sonia.Nous discutons autour d’autres dessins et elle n’est toujours pas contente. Elle se décide enfin et veut écrire elle-même le texte sur la couverture. Lorsque la partition est imprimée, je lui en apporte plusieurs exemplaires ; elle est enfin satisfaite, je l’entends dire :- « Après tout, ce n’est pas si mal ! ».Pour la « Sonatine pour flûte seule », je choisis Ossip Zadkine, dont une grande partie de l’œuvre sculpturale et aussi graphique m’enchante, surtout quand l’artiste reste dans le domaine de la simplicité. Je n’aime pas lorsqu’il se fourvoie parfois dans un monde que j’appelle « décoratif ».Il est heureux de ma démarche et n’hésite pas à le dire. Il me fait un dessin superbe dans un format un peu monumental, pas du tout surprenant de la part d’un sculpteur aimant les grandes formes. Il me prie de faire moi-même la mise en page de la couverture. Pour correspondre au graphisme linéaire, j’utilise des caractères simples.Bien que l’œuvre ait été écrite en 1930, je place, dans cette édition, la dédicace : « A mon ami Jean-Pierre Rampal ». Pour la troisième des œuvres retrouvées : « Deux récitatifs » pour violon seul, l’idée heureuse me vient de m’adresser à Alicia Penalba, sculpteur dont la puissance me touche beaucoup. Quelqu’un m’a dit d’elle, qu’elle n’est pas assez féminine et que ses sculptures pourraient être celles d’un homme; réflexion ridicule : la puissance et la force seraient-elles incompatibles avec la féminité ?J’aime beaucoup l’atelier que Penalba a fait aménager, dans le Marais, par une architecte argentine. La pierre et l’eau, le bois, les plantes, le verre font de la demeure - atelier un lieu de lumière et de silence, à deux pas du tumulte de la rue. Les grandes sculptures accueillent le visiteur sous un plafond haut strié de poutres vénérables; l’atelier s’ouvre sur un jardin clos où bruissent des roseaux. Dans les pièces ouvertes sur le ciel et la verdure d’une terrasse, les plantes en profusion se reflètent dans des petites sculptures de bronze.J’aime aussi le langage d’Alicia, le chant qu’il sous-entend, la vivacité de ses yeux, la chaleur de son accueil. Elle dessine, pour moi, deux formes sculpturales qui - hasard ou non - évoquent l’une et l’autre des récitatifs. Je dédie le premier « à Antal Molnar, en sincère amitié », et le second « à Karoly Kristof, en témoignage de ma fidèle amitié », Molnar et Kristof, mes deux amis de Budapest.Le choix des artistes, dont les œuvres ornent les couvertures de mes partitions, prouve mon désir d’éclectisme et ma volonté d’y faire représenter toutes les tendances esthétiques de l’art plastique actuel, du réalisme à l’abstraction. Jean-Jacques Lévèque parlera, en 1970, de « cette alchimie mystérieuse qui, dans ces dessins, transforme l’émotion sonore en émotion visuelle... les sons, les couleurs se répondent ! ».Depuis bien longtemps, je suis l’évolution de Jean Carzou, dont j’apprécie la virtuosité et la personnalité, et je tiens à le faire figurer dans ce qu’un critique a appelé ma « galerie personnelle ». Et je songe à la partition que j’aimerais lui réserver.L’homme est d’une simplicité déconcertante. Aucun succès n’est parvenu à entamer cette nature. Originaire d’Arménie, il est marié avec une Française charmante et nous passons ensemble de très bons moments. C’est pour mon « Divertimento n° 2 » qu’il me fait un dessin. La couverture de la version avec piano est imprimée sur carton jaune, celle de la version avec harpe sur un fond vert, très cru.

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Claude Aveline et moi, envisageons depuis quelque temps, un projet concernant les « Trente - et - une formes de l’attente » qui me sont dédiées, et mes « Trente - et - un Instantanés ». Nous aimerions y associer Roger Chastel avec trente - et - un dessins et publier le tout, dans une belle édition.Pour cela nous allons voir le peintre à Saint - Germain ; Suzanne et Roger nous font visiter le nouvel atelier qu’ils ont fait construire derrière la belle maison ancienne qu’ils habitent. Roger est tout près d’accepter notre proposition, mais Suzanne est réticente. Nous comprenons, sans qu’il soit besoin qu’elle nous le dise, qu’elle est inquiète pour la santé de Roger. Il travaille beaucoup, nous venons de voir ses dernières toiles. Il nous est impossible d’insister... notre projet prendra une autre forme...C’est en 1961, qu’était paru, pour la première fois, dans mon œuvre le titre « Transparence ». Ce n’est pas seulement un titre. C’est aussi le reflet fidèle d’une démarche volontaire vers la clarté, vers la limpidité de structuration - sans pourtant la moindre concession vers l’appauvrissement du langage. C’est un besoin et non un artifice.Cette démarche, je l’applique aussi bien dans des œuvres électromagnétiques, que pour des formations ou des ensembles d’instruments, allant jusqu’à l’orchestre symphonique.Les QUATRE TRANSPARENCES 206 pour bande magnétique datent de janvier 1967. L’œuvre est entièrement élaborée sur le plan de sa matière et de sa structure, à la maison, et réalisée « clandestinement », avec la complicité et l’aide de quelques techniciens, dans des studios et des cabines de montages de l’O.R.T.F.Les éléments ont été enregistrés préalablement chez Roger Roger. Roger Roger est un musicien excellent, doué de tous les dons et d’une technique infaillible. Il a fait des études classiques, mais en cours de route, il a choisi la musique légère. Il est aussi capable de composer, à côté de pièces insignifiantes, banales, des pièces dodécaphoniques schoenbergiennes.Sa femme, Eva Rehfus, cantatrice d’origine Suisse, exerce son art plus par plaisir que par nécessité.Cet ami, toujours généreux qui possède dans son château près de Paris, un extraordinaire studio d’enregistrement, est toujours prêt à m’aider et je peux ainsi, avec ses appareils, me constituer une réserve d’éléments variés de sons percutés.L’Orchestre de Chambre de la Sarre continue à donner les « 19 Structures sonores ». Mais c’est la musique chorale qui, en ce début d’année 1967 est la plus diffusée : les « Douze Chœurs » sur France - Culture et sur France - Musique, des chœurs sur des thèmes populaires français à la Radio de Sofia et la « Gerbe hongroise » par celle de Hanovre. « Quand la mesure est pleine » est donnée sur France - Culture. Manuel Enriquez joue au Pérou, à Lima, puis au Mexique, à Mexico, les « Deux Récitatifs pour violon seul » tandis qu’en France, le Quatuor de clarinettes de Grenoble crée dans cette ville en première mondiale le « Divertissement 1600 » : diversement apprécié :« Une œuvre représentant l’un des styles les plus riches de l’histoire de la musique n’existant pas pour musique de chambre, Paul Arma fut réellement passionné par l’idée d’écrire dans ce langage. Véritable gageure pour un compositeur de la deuxième moitié du XXème siècle, nécessitant à l’époque de la dissonance, une discipline et une volonté exemplaires pour la consonance pure. Analogue aux formes composant les suites de l’époque, ce Divertissement recrée les danses florissantes du XVème et XVIème siècles ».mais aussi, sous la plume de Louis Garde dans le « Dauphiné libéré » du 25 mai :« L’œuvre de Paul Arma, si bien exécutée fut - elle, n’est pas parvenue, en plagiant la musique du XVIIème siècle, à obtenir la moindre approche de ce que Stravinsky a magistralement réussi dans Pulcinella en s’inspirant de quelques pages de Pergolèse ».C’est aussi à Grenoble que le Trio Nordmann interprète le « Divertimento n° 2 ».Notre amie Loyse Bouteiller, l’infatigable animatrice de l’ « Association protestante de liaison interuniversitaire » me demande d’organiser, à l’ Eglise du Luxembourg, rue Madame, une soirée avec l’audition de « Quand la mesure est pleine » ! C’est Jean Suchard qui s’occupe - avec sa complaisance et sa compétence habituelles - de l’installation technique et l’auditoire d’étudiants, de diverses nationalités, semble fort intéressé.C’est encore de la musique électromagnétique qu’on me demande de présenter en mars à des médecins de l’hôpital psychiatrique de Neuilly. Là comme en Suisse, en 1958, les médecins cherchent l’utilisation médicale de cette forme de musique.Un court voyage en Sarre me permet de revoir Ristenpart et Rudelle; je prolonge ce séjour de travail en rencontrant mon vieux camarade Heinrich Detjen et en allant passer trois jours chez Else qui habite maintenant près de Francfort.L’élaboration de projets et d’œuvres ne m’enferme pas dans une solitude confortable. Se succèdent à un rythme que nous parvenons à suivre allégrement les soirées les plus diverses une réminiscence de Dada, au Centre Américain ; une soirée surréaliste au « Magasin d’Images » où nous renouvelons les « cadavres exquis » ; la réception que donnent au Crillon, Françoise et Jean-Pierre Rampal pour le mariage de leur fille ; un vernissage chez Denise René qui se poursuit par une nuit un peu folle chez Danièle et François Morellet ; l’inauguration avec Claude Aveline, du Petit Théâtre des Puces à Saint - Ouen ; l’ Art Cinétique, avec Malina « Lumière et Mouvement », au Musée d’ Art Moderne, où nous avons déjà assisté au vernissage des derniers Soulages ; les expositions de Christine Boumester à Versailles, le Jeu de Massacre de Calder ; Vasarely, Penalba et Martha Pan chez Denise René.Je me demande souvent comment Edmée qui continue à suivre ses cours à l’ École du Louvre parvient à accepter de bonne grâce, s’ajoutant aux activités qu’elle partage avec moi, les déjeuners, les dîners, les soirées qui réunissent, à la maison ou chez eux des gens aussi différents que les Vercors, les Goetz, les Suchard ou Soulages, Martha Pan, Michel Ragon ; Philippe Girod et les Tchertoff, les Clément et les Ploix, les camarades de Robin, des Beaux - Arts et du

2 06 M.S. inédit.

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Conservatoire.

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VOYAGES. 1967

Mes amis français pas plus que mes amis étrangers vivant en France, ne comprennent pas pourquoi je m’abstiens de fréquenter les Hongrois émigrés. Ceux-ci, exilés politiques ou économiques se rassemblent, se regroupent, se fréquentent avec assiduité, recréant une petite patrie fictive dans le pays d’accueil. Ils ne sont pas les seuls. Chaque ethnie a toujours pratiqué un tel regroupement. Il est vrai aussi, qu’au temps des migrations des campagnes vers les villes, les Bretons, les Auvergnats, les Savoyards de France, ont fait la même chose!Je comprends les raisons qui poussent les exilés à se retrouver. Je n’ai jamais connu ce besoin. Tout d’abord, je le sais par quelques expériences que j’ai quand même faites, les Hongrois, en particulier, forment trop souvent des petites « communautés à histoires » - ce que je ne peux supporter. Ensuite, j’ai décidé de vivre en France, de me battre en France, de m’imposer en France, d’apporter ce que je peux à ce pays, alors j’ai décidé aussi d’en devenir citoyen à part entière et cela sans calcul mais par libre choix.Nous sommes cinq millions nés Hongrois dispersés par le monde, dix millions sont restés dans le pays où je ne sache pas que veuillent retourner vivre un jour, un Vasarely, un Solti, un Ormandy, un Dorati qui eux non plus n’éprouvent pas le besoin de retrouver le milieu hongrois de la patrie qu’ils se sont choisie.Nous préférons pratiquer, au lieu de cette tendance à goût de chauvinisme frileux et de nationalisme du regret, une forme d’internationalisme qui nous permet de communiquer avec les hommes et les femmes de tous pays.Mais je suis, cette année, attiré en Hongrie, par le désir d’y rencontrer un homme, dont je n’ai fait la connaissance, jusqu’à présent, que par le volumineux courrier que nous échangeons depuis des mois : Antal Szatmari, ingénieur agronome. Ce Hongrois connaît de moi, mes anciens chants de masse. Petit à petit, je réussis à savoir plus de la vie terriblement tourmentée de cet homme. Hongrois, ses parents sont devenus, dès le début de l’époque stalinienne, admirateurs fervents du maître du Kremlin, et sont partis s’installer en Union Soviétique, avec leurs deux fils. Les déportations vers le Goulag n’ont pas épargné la famille devenue soviétique. Les parents, d’abord ont disparu, puis le frère d’Antal, enfin lui-même, déporté en Sibérie, va y vivre pendant dix-huit années. Ses diplômes de Docteur ès Sciences sont annulés, ses droits civiques retirés. Dix-huit années de souffrance, de faim, dans le froid et l’isolement.Après la mort de Staline et la dénonciation par Kroutchev, des crimes de celui-ci, Szatmari est libéré, comme plusieurs de ses compagnons, en parti « réhabilité ». Il garde la nationalité soviétique, ce qui lui vaut l’attribution d’une mensualité compensatrice « pour les dix-huit années de déportation injustifiées ». Sa femme qu’il a connue au Goulag, et lui reviennent vivre à Budapest, où il s’empresse d’adhérer au Parti Communiste hongrois.Mais c’est pour le critiquer, insulter les responsables et aller jusqu’à faire un procès à l’état... qu’il gagne, avec les argu-ments audacieux et irréfutables qu’il a le courage d’avancer. Courage, certes, mais je me demande parfois, en lisant les lettres étonnantes qu’il m’écrit, si ce courage n’est pas plutôt une forme d’inconscience. Ses arguments sont du type de celui-ci :- « Je n’ai pas peur de dire la vérité : j’ai payé ce droit avec mes dix-huit années de déportation et de souffrances. Je suis intouchable ! ».Par fierté, il repasse, à plus de soixante-dix ans, des examens pour réobtenir le titre de « Docteur » que la réhabilitation ne lui a pas restitué. Il déploie une grande activité, entame l’édition d’une série de disques sous le titre « Fáklyavivök » contenant chants de masse, chants révolutionnaires, dont les miens, prépare des ouvrages sur ce même thème en prenant maints contacts en Hongrie et dans divers pays du bloc soviétique.C’est ce personnage hors du commun que j’ai envie de rencontrer, à Budapest, et c’est lui qui m’attend dans le hall de l’Hôtel Astoria, où je descends pendant mon séjour.Mais nous avons d’abord, Edmée et moi, fait un agréable trajet. Le 28 mai, il fait un temps splendide quand nous prenons la route vers Bâle où nous arrivons dans l’après-midi. Le petit hôtel habituel nous accueille, au bord du Rhin et le lendemain, c’est sans hâte que nous gagnons par Zurich, Wintherthur et Saint-Gallen, la frontière autrichienne à Bregenz. Nous cherchons un gîte dans la montagne avant de repasser la frontière pour faire un détour par Kempten et Munich. C’est un véritable chemin des écoliers qui nous fait quitter la Bavière pour nous conduire à Salzbourg et retrouver le Danube où l’étape nous permet d’admirer l’abbaye bénédictine baroque de Melk.La vallée de la Wachau nous mène doucement vers Krems, avant de repartir à Vienne.Edmée est assez fatiguée pour éviter cette fois la ville et c’est à la campagne qu’elle décide de rester, en m’attendant puisque je vais continuer ma route vers Budapest. La province pittoresque du Burgenland est proche. C’est à Eisenstadt que nous nous arrêtons d’abord pour y retrouver les souvenirs de Haydn et y visiter le château, Esterhàzy. Le petit lac de Neusiedl nous attire et c’est sur sa rive que nous découvrons l’endroit idéal pour le calme et le repos d’Edmée : la petite ville de Rust, « des bons vins et des Cigognes ».Ce seul lac de steppe de toute l’Europe Centrale est le lieu privilégié d’une faune et d’une flore très rares,

Herbes et roseaux,Nulle barrière Nulle limite !

Lac et ruisseau,La roselièreEt les oiseauxQu’elle abrite...

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Le bleu du ciel Le gris de l’eau...

mais une partie de sa rive est hongroise.On ne voit que roseaux, on n’entend qu’oiseaux ; le ciel et l’eau, tout est paix et le lac semble aussi libre que l’hirondelle qui le survole.Mais si on s’aventure sur le chemin, pour en faire le tour, on trouve tout à coup, barrée la route, et dans les buissons, des grillages et des barbelés. Derrière les ronces, se cachent des guetteurs armés. Dans les arbres, des miradors et des tireurs. C’est la frontière que, farouchement, surveillent les Hongrois, tant la rive a été longtemps piste vers la liberté.On regagne le village autrichien festonné de vignes, ponctué de nids de cigognes, heureux avec tristesse, d’être de ce côté de la frontière.Je passe une journée avec Edmée, nous explorons les environs en voiture, puis je gagne Budapest, la laissant dans une accueillante auberge où un orchestre tzigane vient jouer chaque soir. Une petite plage est aménagée sur le lac et elle s’y baigne chaque jour, alternant la nage, le repos et les promenades dans les vignes, la roselière ou la petite ville.Il y a, non loin de Rust, à St. Margarethen, une très curieuse carrière romaine, avec un atelier de sculpture en plein air où des œuvres sont continuellement travaillées et exposées. Elle fait, en car, le tour de la rive autrichienne du lac et de la partie Nord - Est de la province avec ses petites villes et la chaîne de Prauenkirchen à l’orée de la Pusta ; les maisons sont déjà hongroises, les troupeaux et leurs bergers évoquent les grandes étendues magyares, et on chante dans les caves à dégustation, les chansons qu’elle connaît bien. Les vins sont bons partout, et les plats de poisson frais péchés aussi. Je lui envoie de bonnes nouvelles, mais éclate dans ce calme et cette détente, comme un coup de tonnerre, la nouvelle de la Guerre des Six jours, en Israël. Nasser avait interdit le détroit de Tiran aux bateaux israéliens.Edmée et moi, nous restons en contact quotidien par téléphone, songeant à rentrer plus vite que prévu, en France. Nous écoutons, chacun de notre côté, avec anxiété, les nouvelles données par les radios qui annoncent le 8, un cessez-le-feu respecté deux jours plus tard.Mais l’alerte a été vive et n’a laissé personne indifférent dans le monde. Le Parlement israélien vote l’annexion de la partie arabe de Jérusalem. Ce ne sera qu’en novembre que le Conseil de Sécurité adoptera la Résolution 242 sur le conflit israélo - arabe.Le monde bouge. Les colonels ont pris le pouvoir en Grèce, le Biafra est en proie à la guerre civile. En Tchécoslovaquie en juin, les écrivains se réunissent en Congrès, le « Printemps de Prague » se prépare. L’indépendance du Sud Yemen est proclamée. De Gaulle préconise une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », à Varsovie, après avoir crié au Canada « Vive le Québec libre » ! Pour la première fois, un Noir siège à la Cour suprême, désigné par le Président des États-Unis, Lyndon Johnson.Mon séjour à Budapest a été presque entièrement consacré à Antal Szatmari qui m’attendait donc dans le hall de l’ Hôtel Astoria.Pendant quinze jours, je vais essayer de comprendre cet homme, sans y parvenir, tant j’ai devant moi un étrange mélange d’éléments positifs et négatifs qu’il est impossible de démêler. Tantôt parfaitement illogique et brumeux, tantôt conscient, lucide et généreux, il déconcerte... mais comment juger un rescapé de près de vingt années de travail forcé et qui entend rester dans le Parti - bourreau parce qu’il espère le transformer ?Je revois naturellement la famille et mes amis : Julia Szekely ; Karoly Kristof - chez l’inévitable confiseur « Gerbeaud » - où il m’apprend le début de la guerre en Israël ; Antal Molnar qui me reçoit toujours avec la même chaleur et qui oublie qu’il fut mon professeur pour ne voir en moi qu’un ami ; Bencze Szabolcsi, musicologue, lui aussi fervent admirateur de Bartók que nous évoquons avec émotion.Je fais la connaissance du ministre adjoint des Affaires Extérieures, Szilágyi, et de sa femme ; ils forment un couple charmant, accueillant, simple. Ancien ambassadeur de Hongrie à Londres, il y a bien connu László Lajtha qui essayait de trouver en Angleterre, la situation qu’il n’avait pas réussi à obtenir en France.Deux jours avant mon départ de Budapest, quelqu’un m’appelle par téléphone à l’ Hôtel Astoria et se présente :- « Je suis le Professeur Moritz Korach, le frère aîné d’Aladar Komját, auteur des paroles de « Madrid Határán », et Paul Arma ne quittera pas la Hongrie avant que j’aie eu le bonheur de l’embrasser ! ».Le soir même, je dîne avec lui et sa jeune femme Eva Hegedüs. Korach est un savant de renommée internationale qui a vécu très longtemps dans l’émigration, en Italie. Il parle plusieurs langues et est maintenant membre de l’Académie des Sciences en Hongrie. Il participe à de nombreux congrès qui se tiennent dans différents pays contre la pollution de l’air et de l’eau. C’est au retour de Londres, d’un de ces congrès, que les Korach, quelques années plus tard, s’arrêteront à Paris. Edmée sera heureuse de faire leur connaissance et pendant le dîner, le scientifique nous décrira avec un humour mordant, l’atmosphère pour le moins pittoresque de certains de ces congrès... nous évoquerons la pollution des esprits, en riant, bien sûr, mais plutôt avec un rictus qu’avec un éclat franc.Moritz Korach mourra au début des années 70 ; mais Eva viendra fidèlement à tous les concerts auxquels je participerai à Budapest à partir de 1980.Je fais, au cours de ce séjour à Budapest, des rencontres certes moins agréables.C’est Imre Kun, notre ancien impresario du Trio de Budapest, qui a maintenant un poste assez important à la Radio, mais qui n’a rien perdu de son attachement inconditionnel à qui ou quoi peut lui servir.C’est István Tömpe, devenu Président de la Radio et de la Télévision.J’avais connu Tömpe, en France, en 1934, il était alors menuisier et responsable politique du Parti, à Boulogne - Billancourt, au moment où j’y dirigeais la Chorale Hongroise. Stalinien convaincu, il ne discutait jamais le dogme. Il

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avait à son actif une belle activité pendant la guerre d’Espagne et pas plus que moi d’ailleurs, à ce moment, il ne pouvait imaginer que les « Brigades Internationales » étaient trahies par celui qu’il vénérait comme l’Etre suprême !Je l’avais complètement perdu de vue pendant la guerre, mais j’avais appris, au cours de mon premier séjour en 1948 à Budapest, pour le Festival Bartók, qu’il était devenu un personnage très important dans le régime Rákosi.En 1967, c’est donc Tömpe, Président, qui me reçoit dans son bureau, mais l’ancien camarade parle, apparemment ému au souvenir de nos années de jeunesse militante. Nous évoquons Boulogne - Billancourt, ma musique de l’époque, c’est-à-dire les chants de masse.C’est alors que je lui demande pourquoi, tandis que mes chants de masse - particulièrement ceux de la Guerre d’Espagne - continuent à être chantés par les chorales, joués à la radio, utilisés dans des films, pas une seule note de ma musique de chambre, ou de musique symphonique n’a été entendue, en Hongrie, depuis 1948 ?- « J’ai posé la même question, me dit-il, à András Mihály, notre directeur de la musique qui m’a répondu que tant qu’il était en vie, la musique de Paul Arma ne serait jamais jouée dans ce pays ! »- « Et qu’as-tu répondu ? »- « Que veux-tu que je réponde ? ». Et c’est à ce moment qu’il me confirme- « Si après le Festival Bartók, tu étais resté encore quelque temps, ton amitié avec Laszló Rajk t’aurait conduit à ses côtés, au procès, et sans doute à la condamnation et à l’exécution ! »- « Et il y aurait alors, aujourd’hui, après réhabilitation, une rue Paul Arma, à Budapest !! ».Ce que je ne connais pas, à ce moment, en 1967, à propos de Tömpe, c’est le rôle important qu’il a joué en 1956, après la révolte du peuple hongrois. C’est lui que Kádar chargea d’aller « récupérer », en exil, en Roumanie, Imre Nagy, Président libéral de la Hongrie qui s’était opposé à l’invasion des troupes soviétiques. C’était un message hypocrite qui le rappelait et Tömpe ramena avec lui Nagy, trop confiant, qui fut aussitôt arrêté, emprisonné, accusé de trahison et exécuté...Sachant cela, j’éviterai soigneusement, au cours de mes séjours suivants, en Hongrie, de revoir le personnage, qui pourtant, en 1980, nommé secrétaire d’État, m’écrira une longue lettre de félicitations à propos de la décoration qui me sera alors remise.La Radio et la Télévision décident de faire deux émissions avec moi. Mihály Meixner, journaliste des services musicaux, m’interroge longuement pour la radio et je m’arrange pour parler le plus possible de musique électromagnétique. Il semble un peu déconcerté car il aimerait me conduire sur un autre chemin plus conventionnel, mais il me laisse parler... Deux jours plus tard, lorsque l’interview est diffusée, je m’aperçois qu’elle a été nettoyée soigneusement et qu’on a éliminé, par des coupures, tout ce qui concernait le sujet que j’avais décidé de développer : la musique électromagnétique !A la Télévision, c’est Bálint Lugosi qui m’interroge. L’accent est donné par les musiques de « Madrid határán » et autres chants révolutionnaires... toujours cette étiquette qu’on me colle... Cependant je parviens à montrer longuement et à commenter les couvertures des « Chants du Silence ». Lugosi est correct et cette fois aucune censure n’intervient.Ce passage à la Télévision me vaut la considération d’un agent de police qui, me voyant arrêté à un feu rouge, vient me saluer :- « Oh ! je vous ai vu, hier soir, « Monsieur l’Artiste » à la Télévision ! ».Les rapports ne sont pas toujours aussi cordiaux avec les agents, quand - en bon Français - je ne suis pas assez discipliné, mais comme ils ne parlent pas le français... ni moi... le hongrois, pour la circonstance ! , on se comprend bien.L’émission télévisée me facilite encore le passage à la douane, au retour. La voiture est bien chargée, j’ai reçu en cadeaux pas mal de poteries populaires, et j’ai acheté des fixés sur verre, des broderies paysannes. Le douanier, accompagné d’un soldat en arme, reste dubitatif devant cela, après que je lui aie déclaré... que je n’avais rien à déclarer ! Heureusement un officier arrive, m’examine, me salue respectueusement :- « Oh ! je vous ai vu à la Télévision, « Monsieur l’Artiste ». Je vous souhaite bon voyage.Et vous, laissez passer ».Après avoir rejoint Edmée à Rust, je décide avec elle de prendre le chemin le plus direct vers Paris. Nous arrivons le soir, à Sauerlach, en Bavière où nous descendons dans une auberge paysanne. Le lendemain matin, surprise, on veut nous faire payer quatre petits déjeuners. J’essaie de convaincre le patron qu’il se trompe. Il ne veut rien entendre et dans la salle pleine de paysans qui ricanent, hausse le ton et déclare : « Ach, diese Francozen !Was wollen sie bei uns ? ». Sommes-nous dans l’Allemagne de 1967 ? Je réagis maintenant sans ménagement, refuse de payer la note et devant l’attitude de plus en plus agressive de l’hôte, je m’en vais réveiller le bourgmestre ! !... qui me reçoit en robe de chambre. Il écoute quand même attentivement ma plainte, me prie d’accepter ses excuses, donne un coup de fil à l’hôtel. L’hôtelier, tout miel, me dit alors qu’il nous a confondus avec d’autres clients.Quittant le village, nous apercevons des affiches ornées de croix gammées qui rappellent fâcheusement des placards d’ il y a vingt-cinq ans et nous lisons l’annonce, pour le dimanche suivant, d’une fête champêtre nationale socialiste ! ! !

Nous nous réinstallons à la Ferme. Ce ne sont pourtant pas encore les vacances pour moi et je suis souvent à Paris.J’ai fait, cette année, la connaissance de Walter Eytan, Ambassadeur d’Israël, en France et j’apprécie beaucoup cet homme fin et lucide quant à la fonction qui pèse sur lui. J’aime aussi la chaleur qu’il témoigne à ceux qu’il apprécie. Nous nous voyons souvent et il ne peut admettre que je ne connaisse pas Israël, où pourtant j’ai un certain nombre de relations : quelques musiciens hongrois qui furent mes camarades à l’époque de nos études à Budapest. Avec quelques -

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uns, le contact a été maintenu par correspondance et des projets ont été élaborés, mais, à part deux ou trois exécutions de mes œuvres, rien n’a été réalisé. Walter Eytan voudrait faire plus, mais il quitte Paris, cet été, et nous nous voyons, pour la dernière fois, à la réception d’adieux qu’il donne. Nommé Président de la Radiodiffusion israélienne, il restera en contact avec moi et nous invitera à passer un mois à Jérusalem où la municipalité mettra un appartement à notre disposition Très touchés par ce geste, nous ne parviendrons pourtant jamais à aller en Israël, occupés par d’autres voyages, d’autres tâches.Les Frères Jacques veulent enregistrer un disque de chansons populaires françaises chez Philips , et ils me demandent conseil à ce sujet.Paul Tourenne vient nous voir plusieurs fois à la Ferme avec sa jeune femme canadienne. Rolande vit maintenant dans le Midi ; leurs deux fils Robin et Patrick sont grands, mais Paul a un enfant avec sa nouvelle femme qui en avait déjà plusieurs et il nous avoue qu’ il doit travailler beaucoup pour cette nombreuse famille.Le projet commun prend corps, mais je ne suis pas d’accord avec certains arrangements que se permet le pianiste qui ne tient aucun compte des conseils qu’on m’avait pourtant demandés. L’amitié entre les Frères et moi en est atteinte.José Bruyr écrit à propos de ce disque Philips « Ah Si mon moyne voulait danser » :« ... Mais qui donc a dit qu’il n’était rien de plus jeune qu’une vieille chanson ? Un musicien et folkloriste tout à la fois, Paul Arma, lequel en a fait depuis un quart de siècle, la règle d’or de son labeur, ce qui lui donnait qualité pour conseiller ses amis les Frères Jacques dans leur choix. Il en ressort une grande authenticité »...Authenticité que je conteste maintenant !Au printemps, j’ai terminé SEPT TRANSPARENCES POUR QUATUOR À CORDES 207. Le principe et la volonté restent là encore, les mêmes : grande richesse dans non moindre grande limpidité ; architecture stricte, sans rigidité mais excluant tout lyrisme, sept mondes superposés, dans des solutions très variées, parfois presque contradictoires.Cette version première ne restera pas isolée dans mon catalogue, car dès le mois de juillet naissent : SEPT TRANSPARENCES POUR QUATUOR DE CLARINETTES 208 et SEPT TRANSPARENCES POUR QUINTETTE A VENT 209, enfin SEPT TRANSPARENCES POUR DEUX PIANOS 210.Toutes ces versions seront jouées par de nombreux interprètes dans différents pays.

L’été n’interrompt pas la diffusion des œuvres. Karin Waehner danse, en juin, à l’A.R.C., au Musée d’ Art Moderne, « Ani - Couni » et « l’Oiseau - Qui - n’Existe - Pas » qu’elle reprend en juillet, en Italie, au Festival de Spoleto.André Parinaud fait une interview, à propos des couvertures de partitions, qui passe dans « Magazine des Arts,» en juillet. « France - Culture » rediffuse, en juillet, août, septembre, douze émissions du « Piano inspiré par le folklore » et, en août, l’enregistrement à Sarrebruck de la « Cantata da Camera ». « France - Musique », dans l’émission « Polyphonie » donne le « Divertimento de Concert n° 1 », avec le soliste Zdravko Koef et l’orchestre de la Radio bulgare dirigé par Dragomir Nenof. Pour les « Echanges Internationaux », André Chevalet et Jacques Vandeville enregistrent le « Divertimento n° 9 » pour deux hautbois, et pour la Radio Sarroise, Joachim Starke joue la « Suite paysanne hongroise » avec l’Orchestre de Chambre de la station sous la direction de Wolfgang Hofmann.Quand je lis dans un livre de Sabartès sur Picasso, un texte de celui-ci - extraordinaire et... inclassable en littérature, je décide de l’utiliser pour une Cantate de très grande envergure, d’une durée d’une heure et demie, peut-être...Je joins Sabartès pour savoir où je peux obtenir l’autorisation de reproduction de ce texte; sans trop se soucier de légalité, Sabartès, en bon ami, me donne verbalement sa propre autorisation.

2 07 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Victor Vasarely. 1981. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo GS 214. Pochette dessinée par Jean Piaubert. « Philarte Quartet »2 08 1968. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Gérard Schneider.2 09 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Berto Lardera.2 10 1975. Allemagne. Disque : « Les amis de la musique contemporaine » et la Radiodiffusion sarroise. Pianos : Hans et Kurt Schmitt.

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« GRILLE D’AZUR ET DE MENTHE » 1967

Je me mets au travail avec un élan qui ne me lâche pas de tout l’été. Cela aboutit à un plan de l’œuvre bien dessiné :1. Introduction ; 2. Neuf parties ; 3. Postlude.Un orchestre assez complet est indispensable pour les coloris et pour l’obtention de nombreuses polyphonies, par des mouvements métronomiques divers superposés.L’œuvre prend, très vite, un aspect matériel insolite et encombrant car il ne faut, en aucun cas, déplacer les documents qui, jour après jour, envahissent le bureau, le piano, le divan, les étagères, les chaises. Il y a dans tous ces supports d’esquisses des papiers, des papiers à musique, des dos de vieilles enveloppes, même des tickets de métro avec des annotations. Au milieu de cela, il y a déjà des pages de partitions, terminées, comme celle de l’ « Introduction » avec l’orchestration et les indications pour les mixages : 4 timbales, tambour chinois, 2 caisses claires, 4 wood - blocs, cymbale, grosse caisse et xylophone - l’ensemble devant être enregistré dans les mouvements métronomiques suivants : 54, 60, 68, 76 à la noire, et superposés au départ, donnant ainsi des terminaisons déplacées dans le temps. Une autre partie de la partition se termine : tambour de métal, grosse caisse et piano, le tout à enregistrer en 4/4 avec un mouvement métronomique de 108 à la noire. Mais il y a surtout des esquisses décrites, pour être réalisées par la suite et qui figurent en termes sibyllins pour le visiteur curieux :« enregistrer groupe d’instruments constituant une sorte de cluster compact et tenu. »En faire boucle.1. Ce cluster prolongé pendant tout le mouvement.2. Cette même boucle à utiliser, avec changement constant de vitesse (et des arrêts de quelques instants) , pour produire ce « glissando ininterrompu » (selon technique dans « Sept variations spatiophoniques » ).Superposer 1 et 2.Enregistrer soit gong, soit grande cymbale. Attaque coupée ( 2 fois ) , faire crescendo et decrescendo. Superposer à 1 et 2.Imposant matériel de manuscrits pour GRILLE D’AZUR ET DE MENTHE, ORATORIO POUR BANDE

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MAGNÉTIQUE 211, d’après le texte de Pablo Picasso qui fourmille d’inventions linguistiques, rythmiques, verbales et formelles, dont voici le début - traduit de l’espagnol par Paule - Marie Grand et André Chastel :« Ne plus faire que surveiller le fil que travaille le destin que teint le larcin de cristal de boue qui frémit l’heure recueillie en souvenirs brûlés sur une grille d’azur et de menthe été qui cache l’aile et met des annonces de corde raide dans les grappes de silence qui se refroidissent dans l’ombre des mots dits à la légère et découpe l’oubli de sa vie sans sel sur l’épaule de son amitié tirée sur des chardons devenus soupe de sanglots sautant dans la poêle faite de nards éclaboussant son corps de la pluie de paix insérant dans la poche l’heure qui mange le sable et visse le moment saisi entre les dents de la colombe blanche qui en frappant le ciel résonne sur le tambour qui éloigne la cloche et la laine fanée humide de plaisir et vibrante de peur saisie dans la chaleur yeux fermés bouche ouverte fillette croque - mitaine vient et emporte les enfants qui dorment peu ».Cette œuvre pour bande magnétique sera une des dernières que j’écrirai. Pendant les années qui vont suivre, je vais revenir à une forme de musique traditionnelle - avec une exception en 1973 pour une musique de film - jusqu’au moment où, en 1976, l’occasion me sera donnée d’unir, encore une fois - grâce à la bande magnétique - la musique occidentale et celle des griots d’Afrique. Et ce sera là, pour moi, l’avant-dernière utilisation de la bande.A l’automne, le manuscrit de « Grille d’azur et de menthe » est pratiquement terminé avec quelques esquisses suffisamment élaborées pour envisager des enregistrements d’éléments, des mixages, et des dessins, des schémas explicatifs. Mon élan et mon enthousiasme ont ensoleillé mon été. Hélas quelques changements sont intervenus à l’O.R.T.F. et justement au service des commandes, où le directeur nommé - lui-même compositeur - n’apprécie pas exagérément le dynamisme de mes œuvres, ni surtout mes travaux de musique électromagnétique. Il bloque et torpille, pour longtemps, mes réalisations. Le travail - eu égard aux dimensions de la nouvelle œuvre, devient impensable sans l’aide d’une station radiophonique, la réalisation impossible.La location de studios modernes équipés, les salaires de techniciens ne peuvent être envisagés par moi seul. Il me faut ranger documents, notes, manuscrits et attendre des temps meilleurs Je m’offre quand même le plaisir d’écrire à celui, qui, à l’ O.R.T.F. bloque la réalisation de l’œuvre, me reprochant de trop souvent le solliciter, les précisions suivantes ; le 22 octobre 1967 :Monsieur,« Parce que je n’aime pas les erreurs, je vous précise les dates des rendez - vous, que j’ai demandés et obtenus pendant les trois années passées :

1964 : 19 novembre à 15 heures ;1965 : 30 mars à 15 heures 15 ; 12 octobre à 15 heures 45 ;1966 : 25 octobre à 16 heures 30 ;1967 : 20 avril à 16 heures 30 ; 20 octobre à 15 heures.

Selon votre demande, je viendrai vous voir en janvier 1968 ».Editio Musica, de Budapest m’a demandé des chansons à boire françaises pour deux voix égales. FRANCIA BORDOLOK 212 212a réunit douze chants traduits en hongrois par Laszló Lukin. Mais la première édition paraissant - contrairement au contrat - sans textes français, je la refuserai en 1969. L’édition bilingue correcte sortira en 1971 après beaucoup de correspondance et perte de temps.Et je termine encore pendant cet été un DIVERTIMENTO DE CONCERT POUR CORDES 213.En octobre, je fais un court séjour à Dijon, participant au Jury des « Fêtes de la Vigne ». Dijon, Vosne - Romanée, Beaune, le passage des groupes étrangers et français, les défilés, les repas au Cellier de Clairvaux, à la Chancellerie, à la lumière d’innombrables bougies, aux mille couverts, des chants, de la musique partout et tout le temps, des « collègues » sympathiques, une ambiance générale de fête spontanée... et des vins... des vins fameux !...

2 11 M.S. inédit.2 12 1969. Édition en hongrois seul, refusée.2 12a 1971. Hongrie. Budapest. Editio Musica. Édition bilingue.2 13 M.S. inédit.

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200ème ÉMISSION DE « CHANTS ET RYTHMES DES PEUPLES » 1967

En juillet, j’avais appris, avec amusement, par le très sérieux « Journal Officiel » que l’habituelle interruption estivale de mes émissions sur le folklore, avait fait l’ objet d’une interpellation à la Chambre des Députés :« Monsieur Delong appelle l’attention de Monsieur le Premier Ministre sur l’intérêt essentiel qui présentent les émissions consacrées à l’ethnomusicologie provinciale. Ces émissions sont en effet d’une réelle importance à l’époque où la France a été découpée en régions économiques dont les attaches avec les anciennes provinces sont la plupart du temps, le lien principal. Il serait regrettable, comme il semble en être question, que ces émissions soient orientées sur l’ethnomusicologie étrangère et que le programme concernant les régions françaises soit annulé. Il demande s’il envisage de prendre des mesures pour maintenir cette émission et en développer dans la mesure du possible le caractère régionalisé ».

( Question posée le 3 juillet 1967 ).Surpris et ravi de constater l’intérêt que subitement on porte au folklore dans notre pays, j’avais lu la réponse qui avait paru, le 19 août, dans le Journal Officiel :« L’intérêt que présentent les émissions consacrées à l’ethnomusicologie n’est pas méconnu de l’O.R.T.F. qui, au cours de la dernière saison et jusqu’au 11 juillet, a présenté tous les mardis de 18 heures 40 à 18 heures 55 sur les antennes de France - Culture, une émission intitulée « Chants et rythmes des peuples », dans laquelle une priorité est accordée au folklore français.Cette émission est interrompue pendant la période estivale ; il est prévu qu’elle reprendra dans la deuxième quinzaine de septembre ».J’avais ainsi été rassuré sur l’avenir de mes émissions dûment officialisées !!Et j’avais décidé de marquer la 200ème émission de la série, par un débat réunissant quelques personnalités favorables à l’expression populaire.En novembre, donc, a lieu ce débat avec Marcel Beaufils, José Bruyr, Maurice Fleuret et Michel Ragon.Ils sont réunis, en studio, et je fais d’abord une courte présentation :« ... Tous viennent d’horizons différents : chacun d’eux a son esthétique propre, ses conceptions personnelles. Tous ont des aspirations divergentes, des tempéraments dissemblables, des personnalités diverses : ils ont des préoccupations diamétralement opposées. Mais, un point commun les réunit tous : ils considèrent, que le folklore de tous les peuples et de tous les temps, est un lien entre les hommes, entre les peuples, entre les civilisations. Tous ont la même curiosité, et aussi, la même sympathie pour les hommes de l’autre côté des fleuves, des monts, des frontières. Chacun d’eux exprimera - autour de cette table ronde - avec sa franchise, avec sa spontanéité, avec ses connaissances, et aussi avec son cœur, sa position en face de cette matière merveilleuse qu’est le folklore. Chacun d’eux apportera un témoignage libre et vrai, témoignage qui confirmera - probablement ce que disait Arnold Schönberg : « L’artiste ne crée pas sous l’empire du savoir, mais sous l’empire de la nécessité ».Nous discuterons librement, à partir d’exemples sonores populaires, représentant des aspects variés du folklore vocal et instrumental de quelques peuples. Mais, déjà, je tiens à vous signaler certains obstacles, auxquels je me heurte trop fréquemment ; le peu d’intérêt, que l’on rencontre, chez nous, pour le vrai folklore, l’indifférence, la négligence, l’ignorance, le dédain et le mépris même, qui se sont implantés dans presque tous les milieux, en face de cette force pourtant indéniable et primordiale de tous les peuples décidés à vivre. J’affirme : dans presque tous les milieux. J’ajoute même : surtout dans le milieu musical dit savant, ainsi que dans l’entourage des hommes dits cultivés, sans omettre, bien entendu, le domaine des Pouvoirs Publics, atteints, eux, d’une surdité presque chronique.Quand je parle de certaines attitudes d’hommes cultivés, d’intellectuels, je songe, par exemple, à l’un des penseurs les plus intelligents de notre temps, Aldous Huxley qui, comme beaucoup d’autres, a succombé à ce travers d’orgueil des hommes persuadés de la suprématie de nos civilisations occidentales.Voici ce qu’a écrit Huxley dans son ouvrage « Along the road » : « ... L’esprit barbare a pénétré la musique populaire par deux voies : la musique des barbares, tels que les nègres, et les compositions sérieuse, qui font appel à la barbarie par leur inspiration...Les compositeurs semblent oublier, que nous sommes, en dépit de toutes les apparence, relativement civilisés. Ils nous accablent non seulement de réminiscences russes ou négroïdes, mais encore de miaulements celtiques en mineur, de lugubres plaintes espagnoles, ponctuées du cliquetis des castagnettes et des accords stridents de la guitare... ».Quand Huxley oppose « l’esprit barbare » à notre Occident civilisé, il est préférable de ne pas trop insister ; car, notre mémoire serait fâcheusement troublée par des souvenirs assez précis de manifestations récentes et très dignes des civilisés d’Europe, que nous sommes : camps, chambres à gaz, fours crématoires, tortures diverses...Il se trouve des gens, qui disent, que l’un n’a rien à voir avec l’autre ; que les guerres, les camps de concentration, n’ont aucun rapport avec la musique populaire. C’est là une grave erreur, née d’une volonté bien consciente de se mentir à soi - même, ou, souvent, d’une lâcheté. Et, c’est Béla Bartók, l’éminent représentant de la musicologie populaire, qui écrivait, il y a déjà plus d’un quart de siècle :« Je ne suis ni mathématicien, ni économiste, mais je ne crois pas me tromper en disant, que les sommes affectées partout, en une seule année, aux préparatifs militaires, suffiraient, grosso modo, pour recueillir la musique populaire du monde entier ».Maintenant, en guise d’entrée en matière musicale, je vous fais écouter un spécimen de ce que Huxley appellerait «

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esprit barbare dans la musique populaire ».C’ est « Sanai gath » ou « Raga kaphi », Sanai, appelé hautbois indien, appartient, en réalité, et par sa structure, et par sa sonorité, à la famille des clarinettes. Il est accompagné de tablas - tambours hindoux - et d’un bourdon, qui reste, bien entendu, pendant toute la durée de l’œuvre, sur un seul son, en l’occurrence le « ré » ; »Dans le débat, c’est Marcel Beaufils qui intervient le premier. Poète avant tout, il possède un langage extrêmement délié. Il est tout à la fois, et avec bonheur, musicien, homme de lettres, germaniste et enseigne l’esthétique musicale au Conservatoire de Paris.Son intervention remarquable est écoutée par tous avec un grand plaisir : il est rare d’entendre parler de problèmes parfois complexes avec tant de simplicité et de clarté.José Bruyr est, comme toujours, d’une urbanité exquise et sa gentillesse teinte sa voix et ses propos. Il semble incapable d’imaginer que la jalousie, la malveillance, la méchanceté règnent parfois dans notre monde. Chaleureuses, souvent savoureuses sont ses paroles. Ses textes de critiques comme ses interventions dans diverses tribunes radiodiffusées sont toujours courtois et modérés. J’ai toujours pensé qu’il traitait de ce qu’il aimait... et comme il aime le folklore, il sait en parler joliment. Maurice Fleuret, journaliste, est depuis longtemps critique musical de l’ « Observateur » dans les pages duquel il défend, avec fougue, la musique d’avant-garde, persuadé qu’il est, que toute la création musicale étrangère à cette catégorie est condamnée à une disparition inévitable et prochaine. J’avoue que c’est avec un peu d’appréhension que je me suis adressé à lui, mais je ne crains pas la provocation possible dans le débat. Ma surprise et ma satisfaction sont grandes de constater qu’il est très sensible à l’art musical populaire ! Il conte d’ailleurs une aventure passionnante qu’il a vécue, en Afrique, en compagnie du violoniste Ivry Gitlis et d’une manière si émouvante que je découvre un tout autre personnage que celui rencontré, chaque semaine, dans les colonnes de son journal.Ce n’est pas au critique d’art moderne que je me suis adressé lorsque j’ai demandé à Michel Ragon de participer au débat, au critique qui, depuis des années, révéla Chaissac, Soulages, Hartung, Poliakoff, ni au spécialiste d’architecture, mais au romancier, à l’essayiste, à l’ami d’Henri Poulaille et des écrivains prolétariens, chez qui j’avais décelé un amour profond pour sa terre natale, la Vendée... C’est d’ailleurs cette source d’inspiration qui le conduira bien plus tard à écrire des ouvrages révélant d’extraordinaires connaissances ethnographiques et historiques.Grâce à mes quatre interlocuteurs, le débat est vivant, passionné et touche de nombreux auditeurs qui me l’écrivent.Et c’est le folklore de France que je vais - non pour faire plaisir à l’interpellateur de la Chambre des Députés mais parce que tel était mon désir - faire entendre durant les premières semaines.Tandis que dans le Vermont, en U.S.A., Gunnar Schonbeck interprète, au Bennington College, la « Petite Suite» pour clarinette seule, et que le « Quatuor de clarinettes » Marcel Hanssens enregistre dans la Sarre, le « Divertissement 1600 », les « Clarinettes de Grenoble » font une tournée qui les amène à jouer à Montpellier,Albi, Toulouse, Grenoble, les « Trois Transparences »... « dissonantes » pour un critique, « audacieuses et agressives dans leurs dissonances », pour l’autre.France-Culture rediffuse le « Divertimento de Concert n° 1 », avec Rampal et la « Suite paysanne hongroise » avec Michel Debost et Christian Ivaldi. Pol Mule enregistre avec l’orchestre de Nice les « Variations pour cordes». La radio hongroise, enfin, donne la « Polyphonie pour orchestre » et des œuvres chorales enregistrées sous la direction de J.P. Kreder. L’Ensemble féminin de La Haye, dirigé par Arturo Orobia de Castro, enregistre « Quatre chœurs », enregistrés d’autre part à Hilversum ; des « Chants du Silence » chantés par Gafner complètent une émission où sont jouées « Les danses pour deux violons » interprétées par Gabriela Lengyel et Anne-Marie Gründer.On me signale à la Radio hongroise une Conférence faite par Szatmari « Sur le chemin du folklore révolutionnaire» où il fait entendre « Han Coolie », « Ceux d’Oviedo », « Madrid », « Somebody’s knockin », « Pauvre de moi » !Et le pianiste... que je suis si peu encore - termine l’année en jouant sur France-Musique, les « 31 Instantanés » et la « Suite de Colindes roumaines de Bartók ».Deux images drolatiques teintent d’humour cette fin d’année Nous avons une dizaine d’amis à la maison quand, Edmée répondant à un coup de téléphone, annonce:- « C’est Dali qui veut parrrler à Paul Arrrma ! » Succès général !Et j’ai effectivement au bout du fil un Dali chaleureux qui m’invite à lui rendre visite, le lendemain, à l’Hôtel Meurisse ! Je n’ai jamais eu de ses nouvelles depuis notre passage à Port Lligat où je lui avais montré les couvertures de partitions dessinées pour moi et j’imagine avec candeur qu’il songe, lui aussi, à entrer dans ma petite galerie !Je vais donc, le lendemain, à l’hôtel où on m’indique la salle du premier étage où le Maître reçoit. Il est assis, en habit de clown sur un fauteuil à haut dossier, tenant à la main un long bâton sculpté, décoré de bandes colorées : Un monarque sur son trône ! Des invités sont là, autour desquels s’agitent des maîtres d’hôtel. Une longue table est chargée de verres et de bouteilles de champagne.Dali ordonne que l’on apporte un siège pour moi tout près de lui et qu’on me verse du champagne.Cela s’annonce bien : Nous parlons un peu, je bois mais quand j’aborde le problème d’une participation à ma collection :- « Mais oui, cherrr ami. Mais avez-vous votrrre carrrnet de chèques sur vous ? »- « ? »- « Oui, avez-vous votre carrrnet de chèques ? »- « Mais, voyons, Picasso lui-même n’a rien demandé pour le dessin qu’il m’a offert... par amitié. »

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- « Je comprrrends, je comprrrends. Mais Picasso n’est pas une putain et Dali est une putain . ! ! ! ». ( sic ).Nous nous quitterons quand même bons amis mais je n’aurrrai jamais de Dali dans ma « galerie ».Une autre image drôle. Un flûtiste bulgare Stroimir Simeonov qui a joué en concerts ma musique pour flûte et a enregistré à la Radio de Sofia, les « Douze danses roumaines de Transylvanie », et la « Suite de danses » m’invite à venir assister au concert que donne, à Paris, l’Orchestre National bulgare, dans lequel il joue.Le programme ne m’intéresse pas tellement, mais je suis content de rencontrer Simeonov et vais à une des répétitions.J’y entends un ensemble un peu froid, trop précis, peu sensible. Mais j’y assiste à un spectacle inattendu. Au milieu d’une des œuvres, le chef quitte sa place, descend de la scène, et d’une manière mécanique, fait le tour de la salle avant de remonter prendre sa place et sa direction. Veut-il apprécier l’acoustique ? C’est possible. Mais cette marche au pas cadencé évoque irrésistiblement pour moi un exercice militaire, fâcheux en l’occurrence !Mais cette fin d’année est endeuillée pour moi et pour le monde des musiciens par la mort brutale, à Lisbonne le jour même de Noël, de Karl Ristenpart.José Bruyr, dans le Journal musical français, lui consacrera, en mai 1968, un hommage où il retracera les étapes de la vie du musicien né avec le siècle à Santiago du Chili. Il précisera qu’en dépit des « journées franco allemandes auxquelles il prenait part, une fois l’an, à Sarrebruck, la musique contemporaine restait absente de ses préoccupations majeures, les exceptions confirmant la règle. Les exceptions : un H. Sauguet, un Paul Arma ... ».Il continuera :« Je rencontre Paul Arma quelques jours après Noël :- Ristenpart, vous le connaissiez ?- Il a bien des fois joué mes « Structures sonores ».- Quel homme était - ce ?- Un homme merveilleux, simple, droit, modeste, intransigeant, presque douloureusement voué à la conquête de la perfection... Un homme ! ».

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PROBLÈMES FAMILIAUX. 1967

Après une entrevue à Lille, aboutissant à une non-conciliation, et en attendant le jugement définitif de divorce, Miroka a obtenu le droit d’habiter seule, avec sa fille, que Claude pourra voir deux fois par mois et recevoir pendant la moitié des petites et des grandes vacances. Une pension alimentaire lui sera octroyée dès qu’elle aura quitté notre domicile. Elle trouve un appartement près du Parc Montsouris et un travail.A son retour de Berck, Anne a été inscrite à l’école maternelle de la rue d’ Alésia où je vais la chercher le mercredi pour la ramener à Issy jusqu’au jeudi soir. C’est maintenant une petite fille solide, vive, espiègle et j’ai beaucoup de plaisir à explorer avec elle, le Parc de Vanves et le Luxembourg.En dehors de ces occupations agréables grand - maternelles, j’avais connu jusqu’au printemps, une frénésie de sorties, souvent fort amusantes, toujours intéressantes qui s’ajoutent aux Cours du Louvre - ceux de Michel Laclotte m’enchantent -. Je parviens à glisser des soirées au Théâtre : « La tentation de Saint - Antoine » au Théâtre de France, « Dieu que la guerre est jolie » au Récamier, et chez Baty « L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie » de l’inénarrable Arrabal.Nous nous échappons parfois vers le Marché aux Puces ou la Foire à la ferraille... et j’avais accueilli le voyage prévu en mai vers l’Est avec soulagement, d’autant plus que je laissais Paul aller seul à Budapest, décidant de l’attendre en Autriche.L’été a vu à la Ferme ses hôtes habituels. Les amis fantaisistes amènent leurs amis fantaisistes, c’est parfois drôle, quelquefois j’aimerais plus de tranquillité.Nous avons fait les visites non moins habituelles dans les environs. Nous avons retrouvé les Bouteiller chez la photographe Eliane Janet et sa fille Noëlle, architecte, qui ont une maison dans le village voisin. Quelques kilomètres seulement séparent nos deux demeures et c’est souvent à pied que nous allons les uns chez les autres. Eliane Janet sait réunir chez elle des amis toujours intéressants, l’un des plus sympathiques est le tisserand Plasse Le Caisne, son beau-frère, toujours plein de verve et de bonne humeur.Nos amis de Londres ont fait escale à la Ferme, au cours de leurs vacances sur le continent.Anne a passé quelques jours avec nous. C’est une charmante petite compagne qui porte avec fierté un joli dirndle que nous lui avons rapporté d’Autriche. Elle fait la joie de Marie-Louise, notre voisine chez qui elle est heureuse au milieu des bêtes de la ferme. Son papa l’a emmenée ensuite pour une partie des vacances chez ses parents, puis elle a terminé l’été en Normandie avec sa maman, sur une plage près de Bayeux.Robin a des décisions à prendre. Il a d’abord passé un bon début d’été, assidu au Festival du Marais, comme transporteur de chaises, monteur de décor, coursier et autres tâches matérielles en échange desquelles il assistait gratuitement aux spectacles. Ingénieux arrangement pour les étudiants à l’argent de poche réduit !Il a un concours à passer, les écrits sont bons, et il choisit comme travail personnel d’établir le lien entre le temple et l’église.. « mystère d’ Eleusis qui n’est plus du tout un mystère » ; Marcel Beaufils l’approuve, pensant lui-même que la religion chrétienne avait ses prémisses à Eleusis.Comme je suis passionnée par les écrits de René Huyghe, Robin prétend que je ferais mieux de lire Elie Faure :- « Il est nettement meilleur et beaucoup moins catégorique dans ses affirmations qui ont d’ailleurs plus de poids, car il dit lui-même - en préface - que ce sont ses trente années de recherches à lui, que ce sont les idées qu’il a trouvées lui-même et que le moindre fait qu’il n’a pas vu peut tout mettre par terre. Mais ce qu’il avance est tellement solide que rien ne peut le descendre. Ca tient parfaitement. Chez Huyghe, l’unité n’existe pratiquement pas. Chez Faure, elle existe et il va beaucoup plus au fond des choses ».Si les rapports qui règnent avec mon fils sont bons, ceux qui règnent entre son père et lui le sont moins, Robin aimerait parfois secouer la tutelle paternelle, mais il aime trop son père, a trop de respect pour lui, pour ce qu’il est, pour faire un coup d’éclat.Et comme il est insuffisamment satisfait des années passées dans les ateliers d’architecture aux Beaux-Arts, ou ailleurs, les concours successifs qu’il passe ne donnent pas les résultats qu’il en attend, il décide de quitter l’école, de travailler chez un architecte pour gagner sa vie, louer une chambre indépendante et s’éloigner de la tutelle familiale qui lui pèse.Il veut rejeter - avec juste raison je le pense - les facilités que nous lui offrons. Il comprend

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qu’il doit lutter seul et il s’explique dans une longue lettre à Paul, ce père qui ayant eu à surmonter seul toutes les difficultés de l’adolescence a voulu épargner à son fils ces problèmes existentiels.Comme toujours, j’essaie d’expliquer le fils au père et le père au fils.Et c’est difficile, car l’un et l’autre ont une forte personnalité, l’un qui l’affirme, l’autre qui la cache sous des apparences nonchalantes parfois irritantes.Ce « jeune » qui vit avec nous ressemble si peu aux autres jeunes de notre époque, a des préoccupations si différentes, qui semblent hors de notre temps. Son nom même « Robin » lui va si bien qui pourrait appartenir à un personnage égaré dans notre turbulence.Et je ne puis m’empêcher de penser qu’il n’a sans doute pas tort de réagir, à sa manière, aux précipitations imbéciles, que notre décennie semble vouloir nous imposer ; pour nous pousser en réaction à devenir paresseux.

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RENCONTRES. 1968

Le jour se lève, en ce premier janvier 1968 sur une belle lumière d’hiver avec un ciel bleu et la première neige de l’année tombée cette nuit. Nous décidons de fêter cela en allant faire une visite à la Ferme. Nous nous réjouissons de rouler dans ces campagnes que nous aimons et que nous connaissons, plus souvent verdoyantes qu’enneigées. Au retour, à quelques centaines de mètres du hameau, je sens que la route douce avec la neige fraîche, devient glissante ; le verglas s’est formé sur un virage exposé... et nous nous dirigeons irrésistiblement vers le fossé où l’avant de la voiture pique du capot. Il est exclu de sortir de là sans aide. Une voiture s’arrête, un couple en sort et s’approche. Une autre arrive avec deux hommes. Une autre encore. Conseil de guerre au bord de la route. L’un se propose de téléphoner à un garagiste. L’autre veut partir dénicher lui-même ce garagiste prêt à travailler un premier janvier ! La palabre se prolonge... Arrive encore une voiture d’où surgit une femme. Sans discours, elle examine la situation, et ordonne une suite d’opérations efficaces que les hommes présents exécutent sans discuter. Tout est fait rapidement, la voiture est remise sur la route et la conductrice file sans même attendre de remerciements... Nous nous sentons, nous, les hommes un peu penauds d’avoir été menés si rondement par une femme décidée !Je profite de chaque rencontre avec l’ un ou l’ autre de mes éditeurs à propos des publications de mes partitions, pour in-sister en faveur de couvertures dessinées par des plasticiens. Je me rends compte à quel point, il est difficile de modifier, voire abandonner des habitudes. Je constate pourtant que mon insistance commence à être fructueuse. Certains de mes éditeurs comprennent que cet effort qui ne représente, pour eux, aucun frais supplémentaire, apporte une nouveauté dont ils peuvent être fiers. Bientôt, mes propositions ne rencontreront plus aucun obstacle et je me sentirai gagnant dans cette gageure que j’ai tenue en associant musique et art plastique.Les « Demeures » d’Etienne - Martin m’ont toujours intrigué, du point de vue strictement sculptural, voire esthétique. Je crois y découvrir une volonté que je juge inédite, de développement spatial - mobile sans mouvement - nouveau dans la sculpture, par nature « stabile » - pour user d’une expression de Calder. En fait, j’apprendrai que le baroquisme de cette « architecture sculpture », est l’aboutissement d’impressions et de souvenirs d’une maison d’enfance, dans la Drôme.Je connais les autres travaux de celui, dont Michel Ragon disait en 1960, qu’il était « le sculpteur le plus méconnu de l’école de Paris » et qui, depuis, s’ était vu « reconnaître » : Prix divers, nomination comme professeur où il succède à Adam, à l’ École Nationale des Beaux - Arts de Paris.Je connais ses « Nuits », ses « Couples », ses « Racines », mais je n’ai jamais vu aucun graphisme d’Etienne-Martin et c’est cela qui me pousse à envisager une couverture avec lui.Je vais donc chez lui, au fond d’une cour de la rue du Pot de Fer, tout à côté de la pittoresque rue Mouffetard. Son atelier a dû être autrefois celui d’un artisan, d’où on entre dans un petit local, arrangé en cuisine avec, une table et des bancs.Etienne - Martin est accueillant, même s’il se montre bourru, et pousse l’ hospitalité jusqu’à inviter ceux qui viennent le voir, à partager le repas qu’il prépare lui-même avec science et gourmandise. Il rapporte, du quartier, des cabas pleins de provisions.J’accepte une seule fois de déjeuner avec trois de ses amis : il nous sert un plat qu’il a laissé longtemps mijoter dans une sauce extraordinaire, tout en bavardant avec nous. Je trouve cela excellent, mais quand, le repas terminé il nous demande si nous avons aimé sa manière d’accommoder les tripes, j’ai le cœur au bord des lèvres, m’étant toujours promis de ne jamais goûter semblable chose, et marri d’avoir trouvé cela délicieux !Il me fait pour « Sept Transparences » pour quatuor de clarinettes, un dessin qui rappelle les mouvements fléchés de cœur à loges de demeure, dans l’ Étude pour Acacia 2 de 1963. Et le côté mobile des Demeures, suggéré par les lignes qui unissent les éléments sont toujours invitations à rythmes.C’est Gérard Schneider qui trace pour la couverture des « Sept Transparences » pour quintette à vent, un dessin puissant et impressionnant. J’aime le lyrisme du peintre qui est aussi poète et amateur de musique ; et il me plaît que, d’origines, de formations, de tempéraments différents, nous nous sentions souvent si proches l’un de l’autre lorsque nous abordons les problèmes qui sont les nôtres, art plastique et art musical. Dans son vieil atelier du XVème arrondissement, dans son calme appartement de la rue Barbusse ou dans sa maison de campagne, nous aimons retrouver ses toiles, mais aussi celles de sa jeune femme, Américaine, peintre elle aussi, de grand talent, et qui a su conserver un style très personnel.Le sculpteur Berto Lardera est un amateur passionné de musique et, plus particulièrement, de musique contemporaine. Une de ses séries de sculptures est nommée « Rythmes héroïques ». Merveilleusement cultivé, il sait maintenir tout échange d’idées sur un niveau, où le plaisir est sans limite, et cela, avec simplicité.J’ai le privilège de voir un certain nombre de ses travaux, qu’il refuse, momentanément, d’exposer. Il s’agit surtout de lithographies qui offrent en dépit des seuls noir et blanc, une impression de somptuosité. Pour la couverture de mes « Sept Transparences » pour deux pianos ( Lardera ne cesse pas d’admirer le titre « Transparence » ), il me donne un très beau dessin au fusain, ce qui permet - comme il me l’explique - de jouer des nuances, du fortissimo au pianissimo.L’inattention malheureusement fréquente des journalistes fera que le texte de présentation de l’œuvre, sur la pochette d’un disque qui paraîtra, en Allemagne, m’attribuera la paternité du dessin de Lardera !Gilioli vient parfois à la maison, lorsque nous réunissons des amis pour écouter de la musique. Un soir de février, il est

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là avec Olga et Marcel Beaufils, Gérard Schneider et Pierre Rousseau, ce jeune comédien très doué qui sera, plus tard, le récitant dans le premier enregistrement de « Ruche de rêves » avec des poèmes de Jean Arp, plus tard encore celui des « Trente - et - une formes de l’attente » d’Aveline, dans les « Instantanés ». Ce soir là, je fais entendre « Quand la mesure est pleine » et « Trois Transparences » pour deux clarinettes. J’aimerais avoir, pour cette dernière œuvre, une couverture dessinée par Gilioli. J’ai toujours aimé la modestie de la vie quotidienne de Gilioli. C’est un grand travailleur. Il semble être toujours conscient de la précarité de la vie d’un créateur qui doit, moins qu’un autre, perdre son temps, et qui doit tendre à réaliser toutes ses ambitions. Il travaille parfois simultanément sur trois ou quatre sculptures monumentales et son utilisation de la musique au cours de son travail est singulière.Il choisit un disque qu’il doit entendre pendant qu’il travaille sur une sculpture. Quand il en aborde une deuxième, il a besoin d’une autre musique. Ainsi pour un troisième et éventuellement un quatrième travail. Jamais, il ne s’écarte de cette règle, car pour lui une seule œuvre musicale doit accompagner une seule œuvre sculpturale. Il ne transige jamais avec cette habitude ; cela bouleverserait son travail. Cela est pour moi significatif et je vois dans ce choix, cette fidélité, dans ce besoin d’associer une œuvre plastique à une œuvre musicale, l’exemple de ce lien auquel je tiens tant entre les deux formes d’art. Gilioli fait aussi de très belles tapisseries. Dans ses lithographies mouvantes, il se libère du côté statique de la sculpture et laisse jouer turbulence et rythme. C’est justement une lithographie qu’il réalise pour la couverture de mes « Trois Transparences » pour deux clarinettes, où se dessinent trois gros points surmontés d’une série de lignes verticales dansantes, comme de grosses notes de musique avec un paquet de queues.La « Petite Suite » pour quatuor ou orchestre à cordes qui a paru en première édition à Londres, en 1953, va être rééditée en France, par les Éditions Lemoine. Je suis attiré par les travaux de Willy Anthoons, sculpteur dont la modestie égale le talent. D’une simplicité rare, il travaille avec acharnement, s’abstenant de toute publicité autour de sa production. Il habite dans un quartier populaire de Charenton, un simple pavillon avec un atelier où sa femme et lui, sont les plus accueillants des hôtes. Ses sculptures sont, en général, de dimensions moyennes, taillées avec un style très personnel et chacune d’elles offre une parfaite harmonie dans l’unité, comme les graphismes nombreux qu’il exécute, et comme le dessin qu’il me propose.Une bonne nouvelle arrive de Londres, Douglas Robinson doit diriger, au Wigmore Hall, un concert où figure avec Mozart, Britten, Bartók, ma « Suite de danses » pour flûte et orchestre à cordes, avec la flûte solo du Covent Garden. C’est la première fois que Douglas dirige un orchestre, encouragé par Solti qui a remarqué les qualités de ce talentueux chef de chœurs. Le concert auquel je pars assister remporte un beau succès dont Douglas, trop modeste, est étonné.Elizabeth Poston m’emmène à l’ Opéra, assister à une représentation de « Jenufa » de Janacek, que dirige Georg Solti.Je n’avais jamais eu l’ occasion de rencontrer Solti, né lui aussi, en Hongrie. Il avait étudié avec Kodaly et Donhany. Pianiste d’abord, il était attiré par la direction d’orchestre. Mais il le dira dans une interview :« En 1939, une loi a été promulguée dans toute la Hongrie interdisant aux Juifs d’exercer un emploi au sein de l’ État. Fils d’un petit commerçant juif de Budapest, mon poste de répétiteur de piano était donc sérieusement menacé . Sur le conseil d’un ami, j’ai rencontré Arturo Toscanini à Lucerne. Le maestro m’a proposé d’émigrer aux États - Unis... J’ai reçu un télégramme de ma mère, effrayant de laconisme « Ne rentre surtout pas en Hongrie ».C’était le 25 août 1939. J’avais en tout et pour tout 1000 francs suisses et ma petite valise. Le reste a surtout été une question de chance ».Lorsqu’il se fixa en Angleterre, il fut anobli et devint par la volonté de sa « Très Gracieuse Majesté la Reine », « Sir Georg », sujet britannique.Je rencontre plusieurs fois « Sir Georg » à Covent Garden. Nous avons quelques conversations fort agréables. Il exprime le désir d’entendre une ou deux de mes œuvres :- « Cela pourrait m’intéresser, ajoute-t-il ».C’est lorsqu’ il sera engagé, en France, pour diriger l’orchestre de Paris, que je reverrai Solti.Je fais chez les Robinson la connaissance d’un de leurs amis qui peint en amateur, des œuvres fort intéressantes. Ses toiles, élaborées avec une maîtrise rare chez un non - professionnel, sont naturalistes mais souvent teintées d’un surréalisme surprenant. Par exemple, l’une de ses plus grandes toiles fait apparaître, au-dessus de la représentation figurative d’une ville, l’image insolite d’un piano à queue, au milieu de nuages. Je ne puis manquer d’évoquer devant cette œuvre qui me plaît, le tableau de Chagall où flotte au-dessus d’une noce, le violoneux.Ma musique qui ne plaira pas à Solti, se répand pourtant allègrement. Le Trio Nordmann promène le « Divertimento n° 2 » de Saint - Quentin à Tahiti, de Charenton à Nouméa. Les « Danses roumaines de Transylvanie » sont jouées à Sceaux par Monique et Pierre Paubon en février, et la « Suite paysanne hongroise», en mars, à Paris, salle Gaveau par Pierre Chantereau, flûtiste et Yvonne Lelay, pianiste ; à Budapest dans un récital du flûtiste Pröhle Henrik avec Katona Agnès et à New York, par Karl Kraber et Susan Halligan.Cette même « Suite paysanne hongroise » passe également en mars sur France - Culture, avec Alain Marion et André Gorög. Robert Quattrochi enregistre les « Deux Récitatifs » ; les enregistrements des « Variations pour cordes » sont diffusées sur France - Musique avec Pol Mule, et sur France - Culture avec Eugène Bigot, tandis que l’orchestre de Nice dirigé par Pol Mule, et celui de Lille par Raymond Chevreux enregistrent les « 19 Structures sonores ». La radio hongroise diffuse en janvier une seconde émission avec les Chœurs enregistrés par Jean-Paul Kreder, et R.T.B. Bruxelles présente, en février les « 12 Chœurs » dirigés par René Mazy. C’est encore R.T.B. Bruxelles qui passe en mai dans son troisième programme « Quand la mesure est pleine », tandis qu’on donne la même œuvre à Milan. Au même moment , Radio Universitad de Mexico, diffuse le « Concerto pour bande magnétique », dans sa version espagnole présentée par Lan Adomian.

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Lan Adomian Encore une évocation des États-Unis de ma jeunesse !J’ai reçu, l’an dernier, de Mexico, une lettre tout à fait inattendue ; signée Lan Adomian avec qui j’avais été très lié aux États-Unis à la fin des années vingt, mais avec lequel j’avais perdu tout contact depuis.Il écrivait dans cette lettre :« Récemment un collègue à moi a programmé vos « Récitatifs » pour violon solo. Malheureusement c’était au Pérou, à Lima, et je ne les ai pas entendus..... Etes - vous le Paul Arma à qui Henry Cowell me présenta à New York en 1930 ( 31 ou 32 ) ? Si oui, j’aimerais reprendre contact avec vous, par lettres et suis certain que nous aurions beaucoup de choses à nous dire... ».A partir de ce moment, nous avons échangé de nombreuses lettres, chacun apprenant à l’autre ce qu’avait été son existence depuis les années d’Amérique. Lan Adomian, né en Ukraine en 1905, avait étudié la musique en Roumanie, puis aux U.S.A. Il partit combattre en Espagne, dans la Brigade Abraham Lincoln avant de se retrouver aux États-Unis dans la liste noire du Sénateur Mc Carthy qui commença sa campagne anticommuniste au début de 1950. Lan n’attendra pas la fin du Maccarthysme pour s’installer au Mexique, en 1952, avec Maria Teresa, sa femme. Compositeur brillant, Lan Adomian est l’auteur de plusieurs Symphonies, Cantates. Les titres de certaines œuvres « La balada de Terezin », « Auschwitz », comme celui de sa 5ème Symphonie : « Yaar Hak’ doshim » ( Forêt des Martyrs, 6 000 000 d’arbres plantés en Israël en souvenir des victimes juives du Nazisme ) témoignent de la sensibilité du musicien.« Quand la mesure est pleine » est encore donnée, en mai, au Musée de la Chaux - de - Fonds au cours du vernissage des œuvres de Michel Seuphor. Sur l’invitation du Conservateur du Musée, Paul Seylaz, j’accompagne Suzanne et Michel. On entend aussi, au cours du concert qui réunit un public sensible, une œuvre de Miroglio, commandée par « les Concerts de Musique Contemporaine », « Réfractions », inspirée du tableau - assemblage « Sur une ligne tendue ( concerto ) » de Seuphor.J’ai le temps, le lendemain, avant mon départ, de visiter la totalité du Musée où je découvre un chef d’œuvre : la plus belle tapisserie que j’aie pu voir de Le Corbusier, composition magistrale de couleurs vives, de formes mouvantes, ensemble d’une unité rare.

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VENISE ET ROME. 1968

Le premier trimestre de cette année ramène à la maison Thérèse, qui a rompu son mariage avec Gyorgy, le neveu de Paul. Elle a l’intention de s’installer en France et naturellement nous l’accueillons, pendant qu’elle organise son existence nouvelle. Elle est docteur en chimie et elle trouve beaucoup d’aide auprès de certains de nos amis, Jean Suchard, Faby qui essaient de lui faire obtenir une équivalence de diplôme et un poste digne de ses qualifications. En attendant, elle habite donc avec nous, s’occupe de diverses façons ; je lui donne des leçons de français et elle m’apporte une aide précieuse en tapant une partie du manuscrit du « Folklore de la Résistance ».Elle prend en charge la maison quand je pars pour l’Italie passer quelques semaines de détente.C’est Venise et Rome qui, cette fois m’accueillent.Au début de ce printemps acide, le ciel gris va si bien à Venise et les dalles luisantes de la Piazzetta semblent prolonger, devant le Palazzo Ducale l’eau du Canale di S. Marco.Les touristes y sont encore rares si on ne tient pas compte des inévitables vieilles dames enveloppées de Cellophane, surgissant de leurs boites-hôtels, avec des bottes transparentes sur leurs solides chaussures, des manteaux de pluie et des capuches de plastique. Je rencontre bien des « Tours » d’Américains dociles et un peu ahuris - trois hommes pour quinze femmes aux extravagantes lunettes - porteurs de sacs aux énormes étiquettes ou les noms bien visibles permettant des rassemblements et des appels rapides, mais ils ne font que passer entre Paris et Budapest, Palerme et Vienne, avaleurs d’Europe en condensé. Je croise plutôt des écoles venues d’autres villes italiennes passer une ou deux journées dans un lieu pas encore envahi.Mais comme je ne tiens pas spécialement à voir ces visiteurs de la Venise touristique, je préfère, après avoir bien sûr retrouvé les Carpaccio de l’Académia et de la Scuola di S. Giorgio degli Schiavoni, les raffinements du Palazzo Rezzonica, entre les Tintoret de la Scuola di S. Rocco et les Véronèse de S. Sébastiano, me perdre dans les quartiers populaires, apprendre à déjouer les ruses de la cité dont Hemingway disait :« C’est une drôle de ville, retorse, et y aller d’un point à n’importe quel autre vaut tous les mots croisés du monde ».J’ai alors toutes les chances d’y connaître mille surprises : plus fort que l’odeur de la vase et des mousses, le parfum des glycines ourlant les murs et les balcons ; joli et joyeux, le spectacle d’un mariage tout simple qui sort d’une petite église aux bancs ornés de bouquets blancs et roses et monte dans les gondoles fleuries que conduisent des gondoliers vêtus de blanc et ceinturés de rouge, dans le décor de deux ponts en dos d’âne où se pressent les voisins et amis lanceurs de riz et de souhaits ; inattendu, le seau a ordures qui, descendu du quatrième étage, attend, au bout de sa corde, d’être vidé tandis que d’une terrasse voisine où claque une lessive, on hisse un panier rempli de provisions ; calmes, les joueurs de dames et de dominos, installés aux deux tables sorties d’un café, sur un campo auquel des cris d’enfants donnent une résonance de cour de récréation, et où des femmes volubiles prennent le soleil ; gai et accueillant, le petit restaurant où, sous les grosses poutres, je me régale d’une friture de calamars et la trattoria au jardin couvert de vigne vierge d’où pendent des lanternes multicolores ; insolites les hommes en tenue de soirée et les femmes en robes longues, croisés au retour, dans les callette autour de la Fenice où se joue, seulement pour des invités, l’Orfeo de Monteverdi.En semaine, le peuple vénitien, coloré, bruyant, est dehors le plus souvent possible, nonchalant après le déjeuner et aux heures de promenade d’avant et d’après dîner, rapide lorsqu’il se déplace pour son travail. Sur les vaporetti, les groupes alertes et diserts donnent une impression de vacances perpétuelles, dans la ville sans voitures. Mais ces vacances, c’est seulement nous qui les vivons dès que nous embarquons à la Fondamenta S. Lucia, et que nous nous efforçons de saisir, à l’aide de souvenirs littéraires, l’extraordinaire raccourci de l’histoire architecturale de la Cité, depuis le clocher roman de S. Samuele ou le Palazzo veneto-byzantin della Madonnetta jusqu’au moderne Peseheria. Tous les siècles défilent sur l’une et l’autre rive, avec les témoignages d’un Lombardo et d’un Sansovino, d’un Scanozzi et d’un Scalfarotto. C’est trop et il faut bien des séjours à Venise pour digérer cette abondance.Le dimanche, une foule paysanne réjouie arrive des environs et se concentre sur la Piazza S. Marco. Beaux vieux visages, naïves jeunes figures. On s’amuse, on se détend, on s’en raconte

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de bien bonnes, on admire, et on ne consent à interrompre l’écoute, sur le transistor accroché à l’épaule, du match de football dominical, que pour entrer dans la basilique. Et on photographie, on se photographie avec et sans pigeons, avec et sans gondole, tenant la patte d’un des chevaux de la façade, ou priant à l’intérieur de l’église. Personne n’a oublié son parapluie et à la moindre averse, la foule disparaît sous des dômes noirs et luisants. Les cloches sonnent, les enfants crient, les parents plus encore, l’orchestre municipal joue au pied du campanile, les martinets ponctuant le tout de sifflements aigus.Au déclin d’un dimanche de beau temps, je monte sur la tour de l’horloge. Le soleil couchant peint alors la plus exquise des aquarelles ; du ciel bleu pâle, de l’eau mauve, des toits roses. Mais sur la piazza d’où montent les bruits rythmés par les cliquettes des marchands de maïs et les flonflons des orchestres qui maintenant jouent alternativement aux terrasses des deux cafés des valses, des tangos et de temps en temps un funiculifunicula bien italien, ce sont les gestes et les couleurs d’une imagerie populaire qui sont peints devant la basilique : envols soyeux des pigeons que les enfants poursuivent, déplacements compacts des groupes agglutinés autour des guides, cheminement coloré d’une file d’écoliers frayant son chemin, promenade lente des policiers aux parures blanches et bleues, taches sombres des prêtres, éclairs blancs des cols des marins, éparpillement multicolore des jeunes gens assis au pied des mâts.Sur la tour les « Mores » vont taper sur la grosse cloche, alors, sur le balcon, juste au-dessous, les cameras se braquent et les amoureux ricanent car les Mores gigantesques et court-vêtus dévoilent des attributs à leur taille.Sur la place, subitement, beaucoup de taches claires au milieu des couleurs : les visages levés vers la cloche. Les Mores ayant achevé leur numéro, le spectacle est, de nouveau, au ras du sol : les petits vendeurs s’affairent, l’un doit offrir des curiosités peu avouables, il ne s’adresse qu’aux hommes, d’autres proposent « la gondola- objet d’art » sous toutes ses formes miniaturisées, un pigeon déambule le bec coincé dans le bout d’un cornet de glace, un curé rondouillard et affairé filme inlassablement, sur fond de basilique, son patronage d’adoles-centes mal maquillées aux yeux maladroitement noircis.Bientôt la foule du dimanche quitte le mole pour rejoindre les voitures, les cars et le train. Ne restent que les étrangers en visite qu’on entend plus tard, se faire de beaux souvenirs sur les rii où les gondoliers chantent leurs sérénades-Venise by night-ou sur la Piazza où les voix accompagnent les valses viennoises de l’orchestre.Cependant, Venise reste pour nous tous un décor, une apparence. Beaucoup de choses y enchantent les yeux, mais Montesquieu le disait déjà : « Mes yeux sont fort réjouis de Venise, mon cœur et mon esprit ne le sont pas », tant il est vrai qu’on vient à Venise pour voir et non pour vivre. Un peuple vit à Venise, vit de Venise, mais celui qui vient en visite sera toujours le spectateur et n’y tiendra jamais un rôle.Pourtant, malgré cela, malgré aussi les horreurs des transistors hurlant devant le portique de S. Fosca, à Torcello, de l’auréole électrique autour de la Vierge aux Frari ou au Redentore, des déconcertantes constructions du Lido, malgré les « Tours » et malgré les foules des Biennales, surgit parfois le désir d’être né Vénitien, et d’habiter cette terrasse ombragée à côté de S. Marco, d’où le regard découvre le gris de l’eau et le gris du ciel derrière la pointe de la Giudecca et S. Giorgo Maggiore.Je quitte Venise en autocar pour aller à Padoue où m’attirent les Giotto de la Chapelle des Scrovegni. J’avais complètement oublié Saint-Antoine, quand, après avoir admiré les fresques de l’Arena, je suis ahurie de contempler dans la basilique, l’énorme fouillis des témoignages laissés par les pèlerins autour de son tombeau. Vite, quitter ces débordements pieux de bien mauvais goût pour trouver la simplicité des Eremitani, et l’architecture des Palais sur les Piazzas.Puis c’est Rome, dont l’agitation après le silence de Venise, me paraît, au sortir de la gare, si étourdissante, que l’envie me saisit de reprendre un train pour m’en éloigner. Heureusement, la pension où j’ai retenu une chambre est dans une rue calme près de l’Académie de Saint - Luc , et je suis bientôt prête à affronter la circulation bruyante de la ville.Journées riches et bruissantes d’impressions, de découvertes, d’éblouissements avec des pauses dans quelques cloîtres, jardins ou salons de thé pour reprendre souffle. Les cafés sont aussi remuants que les rues, elles-mêmes aussi vivantes que les Musées. Les ruines sont habitées de visiteurs, et toute la ville, avec la mobilité des foules ou la nonchalance italiennes, semble être le décor planté par un film à grand spectacle. On cherche les caméras à chaque coin de rues. Et le clou du tournage fictif est au Colisée même, où un rassemblement exhorte

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un homme juché au sommet à être raisonnable. Soldat déserteur, me dit-on, qui veut se jeter du haut du Colosseo.Si la scène ne risquait de devenir tragique, elle serait un acte de comédie. On lui crie d’en bas, encouragements et blâmes, avec force gesticulations ; la circulation s’arrête, tout le monde a le nez en l’air et vitupère, tandis que là-haut, l’homme vacille parfois au bord du chemin qu’il arpente, gesticulant lui aussi. Quelquefois le dialogue s’instaure entre un policier et le soldat. En réalité, on l’occupe, du coté de la rue, tandis que les pompiers arrivés d’autre part essaient de l’atteindre et de le déloger sans mal... et c’est ce qui se passera. La foule soulagée se dispersera vers d’autres spectacles peut-être.Je regagne Paris, le jour même où Paul part pour la Suisse.

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RÉVOLUTION. 1968

A treize ans, je rêvais d’une révolution qui viendrait bouleverser l’ordre établi des choses, d’un remue-ménage qui secouerait les habitudes, d’un coup d’éclat qui briserait la banalité de la vie. Par une curieuse association d’idées, souvent ces pensées subversives s’agitaient dans mon crâne d’enfant sage, lorsque - sur le chemin de mon école de la rue des Volontaires, j’abordais le carrefour Convention. La vie, sans pourtant être désagréable, me paraissait fade et banale, ronronnant autour d’un quotidien sans sel et sans imprévu.Que ferais-je, en ce mois de mai 1968, si j’avais treize ans ? Je connaîtrais certainement d’exaltantes heures ! Hélas, j’en ai cinquante-cinq, j’ai vécu l’aventure de la guerre et de l’occupation, le « mai 68 » qu’on n’ose quand même pas appeler « mai révolutionnaire » ne m’intéresse plus que comme spectatrice. J’avais entendu, en avril, avant de partir pour Venise que la Faculté des Lettres de Nanterre s’agitait, qu’un nommé Dany Cohn - Bendit « leader des enragés de Nanterre - la -folie » avait été arrêté pour « menées subversives » et que des étudiants répandaient la recette du « cocktail Molotov », Nanterre est fermée, un défilé réunit au Quartier les étudiants, les jeunes ouvriers, les lycéens pour le « soutien à la lutte héroïque du peuple vietnamien et au combat des forces démocratiques aux États-Unis et en R . F . A. ».J’apprends, en Italie, que le 3 mai la police, sur la demande du Recteur, occupe la Sorbonne.L’agitation, au Quartier Latin, n’est pas événement nouveau l’ « Université » n’est - elle pas le premier « syndicat » né au début du XIIIème siècle pour secouer la mainmise de l’évêque de Paris sur les écoles? L’autonomie acquise, pour être maintenue, au milieu des rivalités entre rectorat et évêché, demandera, depuis le Moyen - âge des revendications et des luttes. Et même quand rien ne les justifiera, les désordres et les manifestations deviendront au long des siècles, le folklore du Quartier.Pour le moment, il devient plus question de violence que de folklore : les pavés volent, les matraques frappent, les voitures se renversent, les poings se lèvent et les drapeaux rouges, les drapeaux noirs dominent les foules. Kastler et Monod , deux Prix Nobel français, se rangent du côté des étudiants.Quand je rentre d’Italie, je passe la nuit à l’écoute de la radio qui donne sur un ton dramatique des nouvelles des barricades et des incendies localisés surtout rue Gay - Lussac. J’aimerais bien aller voir sur place, mais je suis grand - mère, c’est samedi et je dois m’occuper de ma petite-fille !C’est toujours par la radio que j’apprends le retour du Premier Ministre, Georges Pompidou qui a dû quitter les fastes Iraniens et le caviar du Shah et que j’entends sa déclaration :« Je libère la Sorbonne, j’amnistierai les étudiants condamnés, je réformerai l’enseignement mais je maintiendrai l’ordre ».A la surprise générale, de Gaulle ne juge pas bon d’annuler son voyage en Roumanie.Lorsque Anne est avec sa maman et que je n’ai pas à m’occuper d’elle, la curiosité m’entraîne dans les rues, et j’y pique bien des scènes curieuses qui m’empêchent de prendre trop au sérieux, l’agitation. Des amis - très engagés - me le reprocheront, mais je n’y peux rien, mon coeur ne bat pas au même rythme que celui des arracheurs de pavés, des tronçonneurs d’arbres, des brûleurs de voitures. Je sens chez beaucoup de manifestants plus d’excitation que d’enthousiasme, plus d’exubérance que de réflexion. Si je ne puis trouver follement sympathiques les forces de police figées le long du Boulevard Saint-Michel, un heaume de Plexiglas prêt à se baisser sur les visages, ou lancées, matraque en main, dans les rues, je ne puis non plus être d’accord avec les scripteurs de mai, qui grâce au hasard les ayant fait naître plus tard, ne connurent jamais les S. S. qu’ils dessinent pourtant sur nos murs : C.R.S. = S.S.On en arrivera vite à le P.C. S.S. Nixon S.S. les Américains S.S. tous les autres S.S.et sur cet abri des Travaux Publics réservé aux terrassiers, presque tous d’Afrique du Nord :les Bicots S. S., Vive Israël ! et sur ce mur de la Rue des Rosiers : les Youpins S.S., Vive la Palestine !De S.S. en S.S., le monde entier y passe, et nous qui connûmes de près les vrais S.S., lorsque

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nous émettons timidement quelques réserves sur les nouveaux et multiples du nom, nous passons pour de vieilles badernes !Les murs deviennent partout pages d’écriture. La poésie, la prose, les fantaisies orthographiques y fleurissent, et la vénérable Sorbonne se voit gratifiée de messages ou de dialogues écrits en hâte :« Meeting dans le grand amphitéâtre »- « Il y a un camarade, dans la cour avec une hémoragie cérébrale.- C’est pas vrai.- Si, même, il vient de mourrir.- On va vérifier, nous allons téléphonner ».En ce mai 1968 on s’exprime partout, on fait de la psychanalyse à chaque coin de rue.On dirait qu’un immense besoin de parler a envahi les foules, et chacun se raconte à qui veut l’écouter. La cour de la Sorbonne est pleine de tables derrière lesquelles sont installés des « vendeurs » de pensées, de maximes, de mots d’ordre, de renseignements, d’explications, d’initiations. J’ai envie d’y traîner, moi aussi, une table, sur laquelle je mettrais un écriteau « Ici, table de silence » !C’est pourtant dans cette même cour que je fais la plus émouvante des rencontres. Au milieu est planté - ignorant les discoureurs - un homme d’une quarantaine d’années, contemplant en silence, lesbâtiments qui l’encerclent. Il m’intrigue, je m’approche :- « Vous êtes étudiant ? »- « Oh non ! je suis menuisier. »- « Et qu’ êtes - vous venu faire à la Sorbonne ? »- « Je suis venu voir l’endroit où je veux que mes fils viennent étudier. Comprenez-moi, mes parents sont venus de Pologne et sont restés très pauvres, je voulais devenir ébéniste, mais j’ai du travailler très tôt et je suis resté menuisier. Alors, mes enfants eux, vont étudier, et ils vont étudier ici, à la Sorbonne. »- « Et si vos enfants n’ont pas envie, eux, de faire des études, s’ils veulent travailler tôt, devenir ébénistes, ou même menuisiers ? »- « Non, je veux qu’ils viennent étudier ici puisque maintenant, ce sera possible ! »Au coin de la rue de la Sorbonne, un petit vieux à casquette est aux prises avec un groupe de lycéens :- « Qu’est-ce que vous voulez, avec tout ce raffut ? Ne plus travailler ? »- « Bien sûr, grand-père ! »- « Bien moi, les enfants, j’ai travaillé toute ma vie, j’en suis fier et pas malheureux. »- « Alors grand-père, t’as été un esclave toute ta vie et t’as été un con ! »- « Un esclave ? Mais j’aimais bien mon travail ! »- « Il aimait son travail ! ! ! Grand-père, t’es décidément un con ! ». Boulevard Saint - Germain, une banale voiture de l’O. R. T. F. garée là par des reporters est mise à mal par un groupe d’excités, « c’est une voiture du pouvoir et du capitalisme »...Et je retrouve le même groupe, Place Saint - Michel, entourant, sans y toucher, et plein d’une immense admiration et d’un grand respect, une énorme moto superbement équipée, avec le sigle Europe 1. Plus de capitalisme en question, semble-t-il ! Suis-je devenue vraiment , avec cet œil et cette oreille critiques que je promène partout : « le bourgeois, cet être au cerveau rempli de graisse » que décrit un des nombreux tracts dont j’emplis mes poches ?Autre rencontre, près du Luxembourg. Une femme parle au milieu d’auditeurs attentifs :- « Je suis femme de mineur. Mon mari et moi, on a toujours passé nos vacances en camping. L’année dernière, dans un concours, on a gagné un séjour d’une semaine dans un chic hôtel du Lavandou. Alors là j’ai vu des choses qui m’ont révoltée et qui m’ont gâché les vacances : un hôtel comme celui-là où les gens passent leurs vacances, des grosses voitures et des bateaux de luxe, et nous avec notre petite voiture, sans bateau. C’est pas juste ! Il faut que ça change ».Quelqu’un demande :- « Mais les autres années, vous étiez heureux en vacances ? »- « Oh ! oui alors, mais au Lavandou, j’ai vu qu’il y avait des gens qui avaient plus que nous... et là, j’ai été malheureuse ». Sur le quai, des pêcheurs trempent leurs lignes dans l’eau trouble de la Seine. Au-dessus du parapet du Pont Saint - Michel, se profilent les voitures et les silhouettes casquées de la police.

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Sur la place, d’autres silhouettes casquées de jeunes motards. Un bateau-mouche passe tranquillement. Un barbu enveloppé dans une immense couverture rosâtre et un Noir drapé dans une écharpe verte conversent paisiblement adossés à un mur. Un hélicoptère tourne en rond dans le ciel, des mouettes filent en rasant l’eau. Deux mondes se côtoient...De mystérieux « Katangais » logent à La Sorbonne, « Le Théâtre de France - Odéon » devient « ex-théâtre de France » : Madeleine Renaud, Jean-Louis paieront cher, leur prise de position. Bientôt la fièvre gagnera la rive droite. Grèves. Manifestations. Comités de Défense de la République. De Gaulle a parlé le 24 mai et a déçu : référendum, loi cadre en juin... Mais le 30, c’est le de Gaulle de crise qui a annoncé, la dissolution du Parlement, les élections... elles auront lieu les 23 et 30 juin.Le travail reprend. L’Odéon, la Sorbonne sont évacués. Une page est tournée, page d’histoire importante pour les uns, incident pour les autres... mais sont ébranlées - comme le dit encore un tract - « la culture bourgeoise » et « la société capi-taliste » !Une lettre de juin nous amuse beaucoup qui nous parvient d’une collaboratrice anglaise de Paul, vivant à Paris avec son mari. Elle semble affolée par ce remue-ménage étudiant :Cher Paul,« Je ne peux pas m’excuser du retard dans cette lettre. Pendant les derniers événements, nous avons essayé de vous téléphoner à plusieurs reprises, mais nous n’avons pas réussi, et finalement nous avons été complètement désemparés. Moi, j’avais peur d’une guerre civile, et étant britannique, l’insouciance des Français à cet égard, me faisait une impression terrible.Chaque nuit, nous entendions les explosions de la rive gauche - je ne voudrais plus supporter une telle épreuve - ça semble idiot de la dire maintenant, mais c’est comme si on a vécu une guerre - de nerfs, sinon de force. Je crois que nous avons encore des événements à supporter s’il y a beaucoup de chômage ».

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LES AVENTURES DU CHASSEUR ARMA 1968

Robin qui avait eu l’impression de perdre son temps dans les ateliers d’architecture, aux Beaux - Arts, a décidé de résilier son sursis et de se débarrasser d’un service militaire qu’il lui faudra bien accomplir un jour. Il a choisi d’entrer dans la musique, a fait les démarches pour cela, mais quand nous lui avons conseillé d’aller vérifier, au Ministère, son dossier, il nous a répondu sans discussion possible :- « Ça n’est pas mon boulot, et je n’ai pas à m’en occuper ! ». Quand arrive en mars son affectation au 12ème Régiment de Chasseurs à Sedan, je suis d’humeur à prendre la chose avec ironie ! Plus question de musique... mais puisque ce « n’était pas son boulot de vérifier » mon chasseur de fils n’a qu’à s’en prendre à lui-même !Mais son père prend cela pour une injure personnelle : son fils chasseur alors qu’il pourrait être musicien ? Et voilà Paul qui prend le mors aux dents et de démarche en démarche, rend visite à de multiples personnalités militaires. Le général Badart, le très serviable époux de notre amie Jeannette Fort, l’introduit partout où il le peut, et le père éperdu irait même jusqu’au Ministre de la Guerre pour que son précieux fils n’accomplisse jamais le fameux « parcours du combattant ».Pendant ce temps, Robin, très philosophiquement, fait la connaissance du lit au carré, du lever à six heures, de l’eau froide, des « vêtements chauds et longs », des « chaussures énormes qui montent presque jusqu’aux genoux »... des « vaccinations de la chambrée », où il y a des transistors, des transistors qui diffusent plusieurs postes à la fois »...Un peu plus tard, c’est « beaucoup de sports, des marches au pas cadencé, des chants, des marches de nuit, de l’instruction militaire idiote avec des visées dans le fusil où je ne vois absolument rien... Et pour agrémenter le tout, les corvées... ».Brusquement, après un test de dessin, le chasseur Arma nous écrit le 17 mars:« Je me prélasse en ce moment dans le bureau du lieutenant. Avec mes carnets de dessin, ma flûte et mes livres. J’occupe deux tables. A tous mes rares moments de repos, j’ai la permission de venir dans ce bureau pour dessiner, ou travailler pour moi... En échange, le lieutenant m’a demandé la décoration du bureau sur le thème des « Quatre Fils Aymon », qui sont à l’origine de ce 4ème escadron de Sedan ».Quelques commentaires intéressants suivent son travail en peinture, et d’autres assez mordants sur la technique du « salut militaire » qui seraient certainement censurés si les lettres étaient ouvertes!C’est de l’hôpital de Metz où il a été faire examiner ses yeux et où on l’a fait revenir pour le garder, que notre « chasseur » nous écrit à partir du 22 mars. Ses lettres sont pleines d’humour. Il a pris le temps, avant l’examen, de visiter la ville et surtout le musée, et il en est ravi, car dès son entrée définitive il a été affublé d’une tenue bleue et de chaussons « pour lesquels on m’a demandé ma pointure, ce qui était tout à fait inutile, puisqu’il n’y a en fait qu’une pointure, et qu’ainsi je marche sur mes propres talons ».« Je me demande bien ce que je fais ici, j’ignore pourquoi on m’a fait revenir, puisque ma myopie n’a rien d’exceptionnel ».Décidé à voir les événements avec optimisme, et puisque son séjour semble devoir se prolonger, Robin nous demande de lui envoyer des livres : Bergson, Beaufils, Eliade, Lévy Strauss, il entreprend un travail sur « l’essor des cathédrales gothiques », et se déniche dans les locaux de l’hôpital un bloc opératoire désaffecté, où il y a de l’eau, de la lumière, un immense évier qu’il transforme en bureau et il s’installe en paix sans que personne ne vienne jamais le déranger. Il fait de la peinture, quelques « expériences Lumière - Mouvement ».Brusquement, il est appelé à la fonction de « secrétaire du commandant », toujours à l’hôpital... sans qu’aucune raison lui soit donnée ! Il obtient des permissions de sortie et en profite pour faire quelques dessins d’après nature et admirer les magnifiques vitraux de Villon, Bissière et Chagall à la cathédrale. Nous sommes heureux de recevoir ses longues lettres de plus en plus intéressantes où il nous parle de ses lectures - il vient de découvrir la « Bhagavad-Gita » - de ses réflexions fort pertinentes « sortes de justification qui si elle n’aboutit jamais à un livre, m’aide beaucoup pour comprendre et approfondir de nombreux problèmes. Et c’est très important, il me semble que plus je comprends de choses, plus il me reste à en comprendre, sur une structure qui se concentre de plus en plus, les éléments à incorporer affluent en nombre inimaginable, s’intégrant toujours, un jour ou l’autre. Et cela m’aide beaucoup pour la peinture ».

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Peinture qui prend de plus en plus le chemin de l’abstraction. Permission de convalescence inattendue pendant que je suis moi-même en Italie.« Me voilà revenu pour quinze jours dans mon foyer. L’armée n’a que faire de gens comme moi, qui sont incapables de se rendre utiles en tenant un fusil ou en marchant longtemps. Officiellement, je n’ai pas le droit à ces quinze jours de convalescence, officieusement, on me les a accordés. C’est à n’y rien comprendre ! ».Pendant que Paul fait encore des démarches pour l’incorporation de son fils à Satory, celui - ci reparti le 15 mai, pour Sedan, à la fin de sa permission, revient le lendemain pour gagner le Fort Neuf de Vincennes où il est affecté !Tout cela en plein chambardement sur la rive gauche de la Seine, et pendant que des grèves ont lieu, notre pseudo - musicien, ex - chasseur, nous écrit de Vincennes le 19 mai :« Vers deux heures du matin, munis de la fameuse musette traditionnelle, nous partirons vers Pontoise où nous remplacerons les services réguliers d’autobus. Au moins nous servirons à quelque chose ! Ici, comme dans toutes les casernes de la région parisienne, nous sommes bloqués... C’est un régime illimité d’ « alerte »... Le piquet d’intervention dont je fais partie en est réduit à rester dans la chambre et au foyer du même bâtiment.... J’ai quand même trouvé une pièce dans le bâtiment voisin où je peux travailler ! Ce qui est étrange, c’est que, si près de Paris, les événements semblent nous parvenir d’aussi loin que de l’autre bout du monde... Il semble par contre qu’il se forme un certain remue - ménage au niveau supérieur... mais chut ! secret militaire ! ».Tout ne se passe pas sans heurt à Vincennes. Robin ne nous racontera pas tout ce qui le choque, mais certainement les rapports avec les paras qui logent là ne sont pas sans problè-mes. Les jeunes, comme lui, chargés du transport des civils, se rebellent parfois contre certains ordres « Vous faites monter les bicots en dernier » - et ne craignent pas de répliquer : « Nous ferons monter les Arabes en priorité ».Le résultat est qu’on se débarrasse du soldat Arma qui commence à avoir des maux d’yeux en l’expédiant à l’hôpital du Val de Grâce, au début de juin.Le plus aimable désordre règne à l’hôpital d’où on entend l’agitation proche du Quartier latin. Les portes sont largement ouvertes vers l’extérieur et notre malade nous accompagne parfois à quelque déjeuner ou quelque dîner. Cela dure encore presque un mois sans qu’on puisse guérir les douleurs que Robin ressent dans la tête derrière les yeux. On finit par l’expédier pour jouer le rôle et, en attendant sa mutation espérée dans la musique de Satory de « garçon » au restaurant des sous-officiers de l’École Militaire avec des moments de liberté pour sa flûte et ses études.Il ne connaîtra d’ailleurs jamais Satory, l’armée se décidant à renvoyer dans ses foyers un soldat si peu coopératif et nous le voyons arriver un soir à Issy, chargé de sous - vêtements, chaussettes et autres babioles généreusement octroyées par les Autorités militaires, qu’il quitte sans regret aucun. Comme si elles n’attendaient que cela, les douleurs disparaissent et notre médecin consulté confirme que notre fils - né il ne faut pas l’oublier dans les premières minutes de la première nuit de paix - vient de présenter une allergie congénitale aux questions militaires !

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BESOIN DE TRANSPARENCE 1968

Mai 68.La révolte, la contestation, les défilés avec Cohn - Bendit en tête; le désordre; les barricades au Quartier latin certains leaders, hués sur le Boulevard Saint-Michel; la Sorbonne occupée par les étudiants en colère.Nous y conduisons ma nièce Thérèse, pour qu’elle voit un peu ce qui se passe. Elle est totalement effarée, qu’on puisse ici manifester de cette façon. Il est vrai qu’elle arrive de Hongrie. Il est vrai aussi qu’elle a vécu à Budapest, en 1956 - mais c’était autre chose - avec les troupes soviétiques. Le soir, laissant la voiture dans une rue en apparence tranquille, nous dînons souvent dans quelque restaurant du quartier, mais nous ne nous séparons pas du transistor qui nous tient au courant des événements et il nous arrive de quitter précipitamment notre table pour aller récupérer le véhicule menacé de casse dans un coin devenu brusquement champ de bataille. Il faut parfois savoir courir pour précéder les gaz lacrymogènes. Un soir, dans l’Amphithéâtre Descartes, grande réunion des musiciens. Edmée et moi, nous y allons, pour essayer de comprendre ce qu’ils réclament. Le débat est mené, avec pas mal de violence, par Gilbert Amy et Maurice Fleuret. L’Amphi est plein à craquer. Beaucoup prennent la parole, de plus en plus enflammés. Attentifs, Jacques Chailley, Paul Tortelier, le directeur administratif de l’Opéra et d’autres sont là. Amy suggère qu’on aille occuper sans tarder un Conservatoire.- « Quand même, Gilbert Amy, vous avez bien profité de l’Enseignement qu’on y donnait »proteste et crie dans la mêlée, un des Professeurs d’Amy, Maurice Fleuret, lui, invite la foule à aller occuper l’Opéra... Deux réunions du personnel de l’O.R.T.F. sont organisées par les Syndicats, dans l’ auditorium 104. La foule est dense, les marches mêmes sont occupées et beaucoup restent debout. Les discours, là aussi sont enflammés. On parle de révolution.Le public applaudit frénétiquement. Un avenir meilleur est prédit, le bien-être des hommes est à portée, c’est maintenant qu’il faut frapper fort, etc. etc. Enfin, maintenant la victoire est à nous, disent les orateurs, parmi lesquels Max - Pol Fouchet. J’écoute ces discours sans bouger. Je ne doute aucunement de la sincérité des orateurs, mais je suis convaincu qu’ils confondent leur désir avec la réalité. J’ai trop connu de ces meetings qui entretenaient des illusions... Il y aura des représailles !S’organise encore, avec beaucoup de tapage, dans une salle de la Sorbonne, une réunion pour la création d’une « Union des compositeurs français ». Autour d’une grande table, nous sommes à peine une trentaine, parmi lesquels Marius Constant, Ohana, Jacques Chailley... J’avoue que le mot « Union » me rend bien suspecte cette association, tant je connais les carcans que forment ces Unions dans les pays du bloc soviétique.C’est Maguy Lovano qui présente le programme de l’ union future. Il s’agit d’une association de tous les compositeurs, qui aurait un statut particulier et révolutionnaire : les membres de l’Union seraient sous contrat avec l’État, qui leur assurerait un salaire mensuel, contre lequel ils devraient fournir au dit État une certaine quantité de pages de partitions qui seraient publiées et exécutées dans les meilleures conditions. Constant, Ohana, Chailley et moi, restons d’abord muets tandis que « les jeunes compositeurs » présents applaudissent, puis un dialogue s’engage avec Maguy Lovano et les futurs co-responsables. Nous posons quelques questions pour obtenir des éclaircissements indispensables et importants :1. Qui peut être accepté comme membre de cette Union ? Réponse : Tout d’abord des compositeurs qui ont une renommée indiscutable.2. Et les autres ?Réponse : Ils doivent présenter une demande, à laquelle seront jointes quelques partitions.3. Et alors, qui décidera de l’admission ? Réponse : Un jury.4. Qui élira les membres de ce jury ?Réponse : Ils seront désignés par l’État, qui signera les contrats. À ce moment-là, il n’y a plus de doute : on veut faire de nous des fonctionnaires - musiciens. Plusieurs, parmi nous, se lèvent et quittent la salle ; moi aussi, en souhaitant à la future Union, longue vie !Des partitions sont encore acceptées par les Éditions Lemoine. Pour les couvertures, mes choix sont déjà précis: Henri Goetz et Christine Boumeester, sa femme. Nous connaissons bien Henri, français d’origine américaine, et Christine née en Hollande. Nous fréquentons beaucoup leurs ateliers. Henri, ingénieur de formation, est venu assez lentement à la peinture. C’est une nature, à la fois nonchalante et turbulente, anarchisante parfois, mais c’est un travailleur infatigable. Parallèlement à sa peinture, toujours riche et belle, la recherche a une place importante dans sa vie et dans sa création. Il met au point une technique de gravure qu’il décrit dans une brochure avec un texte de son ami Miro. Cette méthode provoque pas mal d’intérêt parmi des peintres qui viennent travailler chez lui. Il nous fait un jour, à Edmée, à Robin et à moi, une démonstration dans un minuscule « atelier » saugrenu qu’il a bricolé au milieu de son vaste local : découpant, dans une boîte de conserve, un morceau de métal sur lequel il étale divers produits et qu’il tient ensuite, avec une pince, au-dessus d’une flamme de gaz. Nous sommes émerveillés par le résultat, mais à moitié rassurés car il y a peu de temps, un des bricolages très approximatifs dont il est coutumier, a provoqué un début d’incendie dans son atelier où la réserve de fuel pour son poêle a été sauvée de justesse ! Henri, toujours de belle humeur, ne tient aucun compte de ces incidents de parcours et continue imperturbablement ses recherches. La calme Christine ne s’émeut pas plus que lui, et poursuit ses travaux dans son propre atelier à l’étage au-dessus. Henri Goetz et Christine Boumeester, à l’image de ces autres couples de plasticiens : Hans Hartung et Anna Eva

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Bergman, Arpad Szenès et Elena Vierra da Silva, d’autres encore, trop rares, ont su maintenir chacun son style, chacun sa personnalité.Christine évolue dans un monde bien à elle : la véritable puissance de son art révèle une profonde féminité. Elle fait pour « Trois Transparences » pour flûte ou violon ou hautbois et clarinette en la, un dessin mouvant où les lignes courbes se croisant dans l’espace vers toutes les directions, forment une composition qui vit dans une sorte de mobilité tranquille. C’est en appliquant sa nouvelle technique que Goetz grave pour moi, la couverture des « Trois Transparences » pour flûte ou violon ou hautbois et alto.Henri est très sensible, en mai, à la révolte des étudiants. Avec un grand élan de générosité, il peint un certain nombre d’affiches, exaltant l’injustice, qu’il offre aux étudiants des Beaux - Arts. Quelques autres plasticiens suivent son élan. Mais beaucoup seront déçus et indignés, en apprenant, plus tard, que certaines de ces œuvres originales feront l’objet d’un marché et seront vendues fort chères aux U.S.A.Henri croit fermement que quelque chose va changer. Aussi, accepte-t-il sa nomination de professeur à l’Université nouvelle de Vincennes pour donner deux fois par semaine, trois heures de cours pratiques. Il engage lui-même un modèle. Tous les deux sont là à chaque cours, et seuls, attendant vainement les étudiants. Henri ne perd pas son temps, fait des croquis... mais finit par se lasser de cette forme d’enseignement, née du « changement » !

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Ce qui se passe en Tchécoslovaquie est autrement inquiétant que notre « Mai 68 ». Le printemps de Prague avait donné beaucoup d’espoir qui meurt lorsque les chars soviétiques entrent dans la ville.Je suis particulièrement atteint par cela. J’écris à mes amis à l’étranger. A Elizabeth Poston« ... Et maintenant, c’est encore la Tchécoslovaquie ! Le déploiement de ce « nouveau réalisme » - dont l’origine la plus véridique s’est montrée à Prague, dès le début de l’invasion : les chars soviétiques maculés par les Tchèques de milliers de croix gammées ( symbole de l’humanisme de notre siècle ) - nous blessent, nous humilions profondément dans notre conscience d’êtres humains. Nous nous sommes toujours accrochés fébrilement à l’idée que la bassesse, l’ignominie même, doivent avoir quelque part une limite. Alors ?... Tout cela est épouvantable ; et non seulement pour ce pauvre petit peuple tchécoslovaque. Nous sommes tous, donc, en plein milieu de la haute époque de l’infidélité, de la désunion et de la désintégration de tout ce qui aurait pu - et dû - unir les hommes. Il n’y a que le pouvoir à n’importe quel prix avec ou contre les hommes.Nos sentiments ont dépassé la tristesse : nous sommes profondément déçus. Que va-t - il se passait après cela? »A Lan Adomian, car nous avons, de Mexico, des nouvelles alarmantes :« ... Nous avons, hélas, des nouvelles, jour par jour, des événements de Mexico, où le mai de Paris s’est déplacé. Le Mexique, puis plusieurs pays d’Amérique Latine, sans parler d’Afrique... et la Tchécoslovaquie, en plus du Viêt - Nam et d’Israël, oui, la Tchécoslovaquie »...Marcel Beaufils accompagne un texte qu’il m’envoie, par ces mots : 21 août 1968,« Triste jour, amis, pour vous envoyer ce « dialogue » de la liberté pendant qu’on étrangle si près de nous, encore une fois, encore un peuple, et que chante de nouveau sur nous la mélodie du désespoir.Et pourtant il faut bien qu’à tous les moments de l’histoire, il y ait des dialogues au - dessus de l’heure et de ses tares. C’est peut - être la seule façon de tenir la barre... dans l’intemporel.J’ai encore léché çà et là ce texte, et j’y ai incorporé ce que vous m’avez dit au téléphone, comme ce qui a cheminé dans ma pensée après nos jolies heures de Launay...Ce dialogue m’apporte un grand plaisir souriant, en ce moment plein de larmes et de douleurs ».Après la tourmente de mai et juin qui ne nous a pas laissés indifférents, j’éprouve le besoin de m’accrocher à ma musique, au monde de la création, à l’ordre, à la liberté de mon discours, à l’indépendance de mes « Transparences », et après en avoir écrit pour plusieurs formations, je mets en chantier SIX TRANSPARENCES POUR HAUTBOIS

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ET ORCHESTRE À CORDES 214, une œuvre de 19 minutes, dans le même esprit que les autres, mais très différente pourtant, car y est introduite la sonorité un peu nasale, du hautbois, mêlée aux sons tirés et pizzicati des cordes. Le calme bienfaisant de la Ferme m’incite à écrire un SOLILOQUE POUR SAXOPHONE SEUL 215, en même temps qu’une version SOLILOQUE POUR HAUTBOIS SEUL 216.C’est encore à la Ferme que naît la version de SEPT TRANSPARENCES POUR QUATUOR DE SAXOPHONES 217.De Maurice Chattelun :« Dans la suite de « Sept Transparences » pour quatuor de saxophones, le bien – être s’accentue d’une pièce à l’autre jusqu’à la pastorale nocturne finale ».Cette œuvre fera une carrière dépassant toute attente. De très nombreux quatuors, en France et à l’étranger, l’inscriront à leur répertoire et l’exécuteront un peu partout: ainsi ceux de Deffayet, Londeix, Desloges, Rousseau. L’œuvre paraîtra aussi sur disques, aux U.S.A. dans une interprétation extraordinaire de l’ « American Saxophone Quartet ».Lors de mon premier voyage aux U.S.A., en 1927, j’avais fait la connaissance, par de médiocres photos publiées dans la presse américaine, de certaines œuvres du sculpteur roumain, Constantin Brancusi.Il était arrivé, en novembre 1926, par bateau, à New York, où il exposait chez Brummer, faisant enregistrer comme bagages, ses sculptures dans des caisses. Lui, avait débarqué sans problème, mais les douaniers avaient décidé que les caisses contenaient de la « marchandise », en l’occurrence des métaux, cuivre et bronze, et non des œuvres d’art. Ils avaient pesé ces pièces lourdes et établi une facture non moins lourde ! Brancusi n’avait pas l’argent pour la régler, alors on avait gardé la « marchandise » ! On n’a jamais su comment des journalistes avaient appris la chose, en avaient parlé dans leurs journaux et avaient publié des photos desdites « marchandises ». Cela avait fait un tel scandale que la publicité avait agi, de façon inattendue, avant même l’exposition.Belle victoire sur la bêtise !Depuis, j’avais appris à bien connaître l’œuvre du sculpteur que je n’avais jamais eu la joie de rencontrer avant sa mort en 1957, et mon désir est grand d’avoir un dessin du disparu. Mais il semble que Brancusi ait rarement dessiné. Je me renseigne partout dans les musées, dans les rédactions de revues d’art, dans divers pays étrangers, mais partout on m’affirme, qu’on n’a jamais vu de dessin de Brancusi. J’apprends alors, qu’il y a à Paris même, un couple, d’origine roumaine, héritier de l’artiste. C’est le peintre Istrati et sa femme. Je les contacte immédiatement et suis reçu à bras ouverts. Ils me confirment qu’en effet, Brancusi n’a pratiquement pas fait de dessins. Mais il en existe quand même, dont l’un, le plus dépouillé, est aussi le plus lyrique qui représente un coin de son atelier, avec le croquis d’une de ses sculptures. J’obtiens l’autorisation nécessaire et le dessin figure bientôt sur la couverture de mes « Sept Transparences » pour Quatuor de Saxophones. Jean Cassou, en voyant cette partition, m’affirme que, lui non plus, n’a jamais vu de dessin de Brancusi !Nous vivons, cet été, quelques jours de profonde émotion. L’ami Szatmári de Budapest avait un rêve, qu’il désirait depuis longtemps transformer en réalité : être une fois sur le sol français, respirer l’air de la France, pays qu’il plaçait depuis toujours au-dessus de tous les autres en Occident. Nous avons décidé de lui offrir cette grande joie et je lui ai fourni les papiers officiels nécessaires que demandaient les autorités hongroises pour lui octroyer un passeport. Nous lui avons envoyé des billets de chemins de fer aller-retour, et à la date fixée en juillet, je vais le chercher à la Gare de l’Est. C’est avec des larmes dans les yeux que l’homme brisé qu’il est déjà, pose les pieds sur ce quai de gare française.Pendant son séjour, du matin au soir, je suis son guide et son chauffeur. Je lui montre Paris : Notre - Dame, les Invalides, l’ Unesco, l’ Arc – de - Triomphe, la Tour Eiffel, les bords de la Seine, la Sorbonne. Je le conduis à Rambouillet, pour visiter le château et le parc, à Versailles. Il avait tant désiré connaître tout cela, et pourtant, chaque fois que nous nous arrêtons, chaque fois que je tente de l’intéresser à ce que nous voyons, je l’ai, à côté de moi, tête baissée ou regardant dans le vague, sans mot dire. Lorsque nous roulons, lorsque nous marchons, il ne cesse de parler de la Sibérie, du camp, du froid, de la brutalité des gardiens. Bien entendu, je le laisse parler, raconter ses souffrances... je ne peux rien faire d’autre. Il continue lorsque nous prenons quelque repos, à la Ferme, se nourrissant de petits repas très légers et fréquents, tant son estomac est délabré.Nous ne parvenons pas à comprendre la fidélité de cet homme à un Parti qui fut son bourreau et pour lequel il ne manifeste d’ailleurs, aucune indulgence.C’est avec grande émotion encore qu’il reprend son train de retour, à la Gare de l’Est, chargé de cadeaux, de souvenirs que nous avons achetés pour sa femme et ses deux enfants. Notre correspondance persistera et je continuerai à m’étonner que ses lettres pleines de critiques, de malveillance envers le Gouvernement hongrois, le Parti, passent aussi facilement.Il viendra de disparaître quand j’arriverai à Budapest, en 1979. Durant l’été, France - Musique passe dans l’émission de François Hollard « Les Instruments à vent »: les « 31 Instantanés » dirigés par André Girard, tandis que France-Culture rediffuse « La Suite paysanne hongroise » avec Rampal et Veyron Lacroix. En France, on entend encore la « Suite de danses » pour orchestre à cordes enregistrée par l’orchestre bulgare de Wasel Stefanov avec Stroimir Simeonov, la « Cantate de la Terre » sur France - Culture.

2 14 1968. Paris. Éditions Billaudot. « Collection Pierre Pierlot ».2 15 1969. Paris. Éditions Billaudot. « Collection Georges Gourdet »2 16 1969. Paris. Éditions Billaudot. « Collection Pierre Pierlot ».2 17 1969. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Brancusi. Après 1971. U.S.A. Columbia. Ohio. Disque Coronet Stéréo 2755. « American Saxophone Quartet ».

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Mais c’est à l’étranger surtout que se propagent mes œuvres: un concert donné en Hollande, par l’Ensemble vocal féminin de La Haye, dirigé par Orobio de Castro, permet d’entendre des Chœurs. Le « Quatuor de clarinettes Hanssens » joue le « Divertissement 1600 » à Berlin Sender Freiers ; Milan Ethk joue à Radio Prague, la « Petite Suite » pour clarinette, et à Budapest, dont Radio Kossuth avait donné en mai les chants « Ceux d’Oviedo » et « Han Coolie », un Concert est organisé avec mes seules œuvres par la pianiste Gabriella Torma avec la violoncelliste Annemária Bencsáth, la violoniste Gabriella Márffy et la flûtiste Julia Varga.Naturellement, « Chants et Rythmes des peuples » passent chaque semaine comme pendant toute l’année.Le projet « Penguin » avec les chansons du folklore français que nous avions fait avec Elizabeth Poston ne semblant pas avoir de suite, elle m’avait écrit l’année dernière :« Connaissez – vous « Faber » ? Pour les livres, tout ce qui est bien – éditeurs très distingués – T.S. Eliot, Anden, Saint – John Perse… littérature internationale, moderne. Jusqu’à présent, éditeur de livres seulement. Mais voici que Britten ( très opportuniste, épousant une cause bien spéciale, capable d’être malin ) a rompu avec Boosey and Hawkes auquel il doit ses années de formation et a décidé de fonder une nouvelle édition avec ses « copains » du même bord. Ainsi s’est organisé « Faber Music » avec grand succès et renom international.Je me méfie de l’esprit qui règne là, très occupé à pousser les « amis» . Un des nouveaux directeurs qui a une influence inouïe dans le milieu est détesté partout …Je suis assez connue pour mon indépendance, mais je suis prête à essayer de ce côté, en gardant vigilant mon instinct de méfiance, et sachant qu’on nous laisserait là plus de liberté pour la réalisation que chez Penguin… ».Et j’avais aussitôt répondu :« Ce qui vous me dites de cette maison d’édition n’est pas pour m’effrayer ! Certaines de vos considérations à ce propos nous ont bien fait rire et le réalisme de vos lignes me fait regretter d’être un homme banal, maladivement et désespérément banal: j’aurais certainement fait une carrière musicale incomparablement plus brillante si j’avais appartenu à la corporation des Britten et autres ? J’avais, dès le départ, tout ce qu’il fallait pour réussir : une dose suffisante d’intelligence, un petit bout de talent, la volonté nécessaire, la capacité de travail, l’idéalisme, la santé – en un mot tout ce qu’il fallait. Sauf… sauf…la véritable et indispensable clé, qui ouvre toutes les portes de certain milieu … ».Et cette année, le projet prend corps et un contrat est signé entre Elizabeth Poston, moi-même et « Faber Music» de Londres. Dès septembre, de nombreuses lettres s’échangent entre Elizabeth et Edmée à propos des chansons.A Dijon, le Président Levavasseur nous invite, Edmée et moi, à faire partie du jury du « Festival International du chant et de la danse populaires » pendant les « Fêtes du Vin de Bourgogne ». Edmée est heureuse de m’accompagner, cette année, et nous partons en voiture, au début de septembre.Le premier soir, nous dînons à la Chancellerie, avec quelques-uns des responsables du Festival et le groupe de Malaisie, dîner accompagné naturellement des meilleurs crus... La nuit, me prend un malaise. Mon cœur bat à un rythme infernal qui devient si désordonné qu’il faut, à deux heures du matin, faire venir un médecin qui appelle à son tour, un cardiologue. Examen, électrocardiogramme, diagnostic : arythmie, tachycardie, le tout très spectaculaire mais sans danger, nous assurent les hommes de sciences. Un peu de repos, quelques cachets et tout rentrera dans l’ordre.Bien désagréable pourtant, l’incident, quand on est dans une chambre d’hôtel, et autrement qu’en vacances !Edmée assiste à la première réunion du Jury, le matin, au Théâtre, où chaque groupe se présente. Elle explique mon absence et après le déjeuner à la Chancellerie, continue le travail. Après être venue constater que j’allais de mieux en mieux, elle dîne avec tous les autres invités. La nuit se passe bien et je réapparais, constatant avec un certain plaisir que ma « guérison » est saluée avec beaucoup de joie, surtout parmi les représentants et les techniciens de la Radio qui me connaissent bien.Je me sens bien, et capable de suivre le programme des festivités : visite des caves de Meursault, déjeuner à Beaune, lunch et soirée à Dijon avec exhibition des meilleurs groupes de chant et de danses, au Palais des Expositions. Nous prenons en voiture, pour les déplacements d’un lieu à l’autre, Marc Pincherle, le critique, membre de l’Académie Charles Cros. L’étourdi perpétuel qu’il est nous conte sa dernière mésaventure ! Il a voulu, le matin, se délasser dans un bain moussant et s’est étonné que le tube, vidé complètement pourtant, n’ait donné aucune trace de mousse. Sa perplexité n’a pris fin que lorsqu’il s’est aperçu que c’était son tube de dentifrice qu’il avait vidé dans la baignoire !Nouvelle journée commençant par la Messe des Vignerons et baptême du vin nouveau. C’est une manifestation à la fois simple, impressionnante, symbole du lien solide entre le vigneron et sa vigne. Un cortège pénètre à pas lents dans l’église encadrant deux hommes qui portent, accrochée à une poutre posée sur leurs épaules, une immense grappe de raisin faite d’innombrables grappes de taille normale.Pendant une pause dans notre emploi du temps chargé, nous nous faisons ouvrir le Musée d’Art populaire. Modeste musée, installé dans un petit appartement d’une très vieille maison, il semble bien abandonné ! Les objets sont couverts de poussière, les vêtements exposés, les dentelles sont très abîmées. Pourtant, il y a là quelques fort belles pièces, des serrures, des clefs, des vieux coffres travaillés, de belles robes paysannes anciennes. Nous visitons aussi le Musée d’Archéologie.Le déjeuner réunit plusieurs centaines de convives à l’Hôtel – de - Ville. Puis c’est le défilé de tous les groupes français et étrangers. Orgie de couleurs, des costumes, des coiffures. Au Palais des Expositions, c’est ensuite l’annonce des résultats et la remise des Prix.Le dîner aux chandelles donné dans le Cellier réunit les personnalités responsables, les membres du Jury et tous les groupes qui se produisent, à tour de rôle, pendant le repas, chantant et dansant entre les tables. Les vins sont somptueux, l’ambiance est gaie, détendue sans jamais devenir vulgaire. Après le dîner, nous nous retrouvons, avec quelques invités,

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à une réception chez le Président Levavasseur. C’est la clôture du Festival de 1968 !Nous prolongeons un peu nos vacances en faisant quelques zigzags : Besançon et Beaune les Dames, déjeuner de truites au bord d’un torrent, Bonnétage et Morteau où il y a l’inévitable antiquaire à visiter, Pontarlier, Val de Travers, Neuchatel et la Chaux de Fonds où nous retrouvons les Seylaz pour dîner. Le lendemain, nous remontons vers Bâle par la corniche du Jura d’où nous avons la vue admirable sur les paysages français et suisses. Malheureusement, il est très tôt dans la saison et les feuilles n’ont pas encore leurs riches couleurs d’automne. Nous continuons notre promenade, sans hâte. De Bâle, nous gagnons Colmar et son musée. La route des Crêtes nous amène à Ribeauvillé, puis celle des vins à Strasbourg où je fais une escale Radio. Nous rejoignons Schirmeck pour la nuit. Enfin, ce sont les Vosges et le retour tranquille vers la Ferme, avec le souvenir goûteux des vins prestigieux de Bourgogne, et du vin nouveau d’Alsace.En octobre, deux semaines après notre retour de Bourgogne via la Franche-Comté, la Suisse et l’Alsace, après avoir répété et enregistré avec l’orchestre de Chambre de l’O.R.T.P. dirigé par André Girard, les « Cinq Transparences » pour cordes, xylophone et percussion qui seront diffusées en décembre, nous reprenons la voiture et cette fois, nous pouvons admirer les couleurs de l’automne sur la route qui nous conduit en Suisse. Notre étape à Saint - Cergue est décevante. René, le vieil ami de jeunesse d’Edmée est en voyage avec sa femme. A Genève, le lendemain, nous retrouvons avec joie Pierre Clément qui travaille en ce moment aux Nations Unies et avec lequel nous passons, comme c’est habituel, un joyeux dîner. Je revois aussi, pour un moment, William Jacques et par la rive Nord du lac, nous gagnons Lausanne. Edmée visite cathédrale, Université, Musée des Beaux-Arts, pendant mes rendez-vous à la Radio, puis nous filons sur Berne où nous dînons dans la pittoresque demeure rustique de Yolanda Rodio, la cantatrice que j’ai connue au Danemark. Les jours suivants sont alternances de rendez-vous de travail pour moi à Bâle, Strasbourg, Sarrebruck, parcours, et pour Edmée, visites de musées. L’automne est au rendez-vous, somptueux comme toujours, et nous rentrons heureux de ce voyage travaille - détente.Marcel Beaufils me demande de faire partie du Jury qui doit juger les étudiants de son cours d’Esthétique Musicale du Conservatoire de Paris.J’ai beaucoup d’amitié pour Marcel Beaufils et pour Olga, sa femme. Nous les avons vus à maintes reprises cette année, et sa demande me fait plaisir.Le musicologue avait voulu faire avec moi, ce qu’il appelait une « Interview idéale », et nous nous étions, pour cela, plusieurs fois concertés.Mais j’avais constamment craint de me faire mal comprendre comme en témoigne cette lettre que je lui avais écrite le 20 juin :Mon cher Ami, « Je garde de notre bonne conversation d’hier – comme des précédentes – un très beau souvenir de richesse et de plénitude. Mais, puisqu’il a fallu que je parle de moi – même et – encore plus – de ma musique, alors je me trouve dans une curieuse perplexité : me suis – je fait comprendre convenablement, clairement ? Ne vous ai – je pas donné l’impression de celui qui « ne pense pas dans son cœur », mais seulement dans son cerveau, c’est – à – dire d’un théoricien de la création musicale ?Pourtant, rien n’est plus loin de moi, croyez – le ; rien ne m’effraye plus que ceux, chez lesquels la théorie non seulement précède, mais détermine la création, ceux qui ont des principes et des esthétiques définitivement établis.Je n’ai pas la parole facile, je le sais ; j’ai du mal à parler de l’art, et encore plus de mon art. C’est pourquoi, je me trouve si près de Rilke, quand il disait : « … Pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots… Il n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région, que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimable que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe … ».Ce n’est donc pas de ma musique, que j’avais la prétention de vouloir vous parler, mais seulement de ma technique musicale, de ma méthode de travail et de ma démarche d’homme, dans l’univers du son et du silence. C’est cela que j’appelle être musicien. et c’est pourquoi j’éprouve un tel besoin impérieux de l’ordre, de la logique, de la construction, de la beauté de la forme – dans la musique, dans tout. J’écris de la musique, parce qu’il m’et impossible de ne pas en écrire. N’est – ce pas bien juste ce qui dit Arnold Schönberg dans son « Harmonielehre » : « L’artiste ne créée pas sous l’empire de la nécessité ».Nous avons déjà souvent parlé de la folie de l’aléatoire dans les arts d’aujourd’hui. Je vous ai déjà dit, que je rejette formellement le hasard, l’aléatoire dans la création artistique. De cette « contestation » - pour user d’un mot éminemment actuel – est né, chez moi, une autre technique ( ou méthode de travail ), dont j’aimerais également vous dire quelques mots encore. Il y a le « mobile » de Calder, dont les variations formelles sont, bien entendu, dues au hasard. Mais, la base structurale originelle est une réalité rigoureuse, véritable et indiscutable.Mes longues recherches m’ont conduit au « mobile » musical non – aléatoire, où la juxtaposition des plans et des espaces sonores se trouve irrémédiablement déterminée par le compositeur lui – même, où « la plus grande liberté naît de la plus grande rigueur ».Ici encore, je me réfère aux pellicules que je vous ai montrées, représentant les éléments musicaux fixes, et dont les apparitions dans l’espace sonore – à des endroits déterminés – en tant que séquences « préfabriquées » (dans le sens quelque peu péjoratif, que cette expression attribue aux matériaux dans la construction architecturale ! ) produisent une réalité mobile – facteur sine qua non de l’art musical, dont le déroulement se passe irrémédiablement et inchangeable ment dans le temps.

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Qu’allez – vous pouvoir tirer de ce fatras de mots – pourtant plein de sens et de vie pour moi – je n’en sais rien. J’ai simplement confiance en vous, qui avez un sens spécial pour saisir les pulsations des hommes. Cela me rassure … ».Et l’Interview idéale paraît. Je l’appelle, moi, plutôt dialogue, tant la pensée de Beaufils est présente dans les questions qu’il pose.Quant à mes réponses, elles sont parfois des redites qui ont déjà été exprimées, dans d’autres occasions... puisque mon chemin ne peut dévier.- « Paul Arma, je ne sais pas encore si je vous connais. La vie profonde, chez vous, fait signe à travers les fermetures même du cordial. Plein d’aventure, de solitudes et d’écroulements, de reprises, sans cesse labouré où d’autres cultivent des habitudes, tout lieu vous a été un exil et une chimère. Infatigablement créateur, parce qu’aux temps de Déluge, plus qu’aux autres, l’œuvre est l’Arche, qu’on ne choisit pas. Et contre la destruction infatigable, l’unique moyen de « tenter de vivre » est une invention sans fatigue et sans fêlures.- J’ai emporté avec moi mon œuvre, mon pays, frôlé la mort, en Hongrie, en Allemagne et en France. J’ai chaque fois laissé derrière moi mes œuvres. Le désordre et la violence engloutissaient toujours à nouveau. J’ai tout le temps recommencé, de ma terre natale jusqu’aux États-Unis...-... Chaque fois uni aux batailles pour la liberté. De l’Espagne à la Résistance française, votre vaste science des « folklores » n’a-t-elle pas trouvé le chemin déjà d’une transcendance non plus esthétique, mais active et « engagée» ? Il me semble qu’elle vous a donné, pour tous les combattants de justes causes une oreille particulière : chants de maquis, chants de partisans, chants d’émeute. Vous en avez écrit...-... beaucoup. On les a chantés dans les maquis, dans les prisons américaines, on les chante encore dans de nombreux pays (mais souvenons-nous que « les autres » aussi ont su que toutes les Marseillaises sont parfois plus efficaces que les canons. Napoléon en savait quelque chose. Et le « Horstwessellied » a été une arme secrète terrifiante...)- A priori, c’est pour le musicien une école (dangereuse - mais il n’existe rien sans danger) de fidélité à la vie, et à la vie généreuse. Des hymnes de combat sont portés par des millions d’hommes, mais ils peuvent aussi devenir matière d’archives... Y a-t-il eu pour vous, ici, un sol ? Non pour une mise en chantier de rythmes, de motifs, de modalités, de respirations. Si savamment qu’on puisse, à l’époque actuelle du sonore, diversifier, analyser, imbriquer, renverser, faire proliférer comme fit votre maître et ami Bartók, pas plus que pour lui le but n’est pas...- Qu’appelez-vous « but » ? Depuis le XVIe (et même plus loin) par le XVIIIe français, par Haydn et Mozart, par les Russes et les familles slaves, les formes ont manifesté une référence têtue à une certaine essence vivante, qui est celle des communautés humaines dans leur paysage et leur destin...-... Je voulais parler d’un approfondissement essentiel, dans lequel le « chant spontané collectif » devait se maintenir en se dépassant. Il ne s’agit pas là de « mieux » ou de « moins bien », ces critères sont aujourd’hui plutôt éclopés, et les esthétiques innombrables et agressives...- J’entends bien : vous pensez à une certaine disposition créatrice de l’homme, à une certaine approche intérieure du « sonore cosmique » dont l’Occident s’approvisionne sur toute la surface de la terre, Orient, Afrique, Archipels et solitudes américaines...-... tandis que Messiaen de son côté, anime cette Symphonie de monde en interrogeant aussi les oiseaux, leur être vivant, leur dialogue avec l’espace - ( et aussi avec les couleurs du ciel auxquelles il attribue un être tonal ) - et cela s’harmonise chez lui avec les autres expériences de profils, de sensations temporelles, de résonances animistes : comme si aujourd’hui temps, son, espace, architectures procédaient d’abord d’une universalité du vivant, détectée et réalisée à travers lui seul. Vous me dites que vous écoutez aussi...-... les crapauds, les grenouilles, de nuit dans la Vallée de Chevreuse. Eux aussi ont leurs hauteurs, leurs pulsations, leurs polyphonies qui ne sont pas non plus faites de hasard ; ils font l’espace nocturne autour d’eux,- timbrent la nuit...- Non. La sensation de timbre reste un phénomène post-romantique. Il s’agit bien plus que de timbre. Et déjà j’avais senti que les notions de hauteur, de durée, d’intensité et de timbre constituaient les éléments royaux de la musique - mais sous la condition d’une limpidité et d’une transparence qui sont au fond la rigueur même du construit. Et tout se ramène là toujours :- l’architecture... En somme, vous me paraissez redouter ( non pour tel ou tel, chacun est ce qu’il est et c’est sa seule chance - mais pour vous-même ) l’absence possible d’une primitivisme dans l’instinct, et en même temps d’une rigueur dans la mise en objet, qui vous préserveraient de trois spéculations : la violence agressive, la domination de l’abstrait ( que recouvre au besoin la brutalité ) et l’appel plus ou moins patent à des scénarios pensées - dans par exemple certaines compositions « expérimentales » où les références imaginatives - texte adjoint ou commentaire verbal parallèle - servent de profondeur de champ à des montages acoustiques en soi « anonymes ». Serait-ce que, dans la jungle de l’effervescence prospective, au service « universel » de la sensibilité et de l’esprit, certaines voies vous paraissent physiologiquement impraticables ?- Permettez-moi de prendre un exemple très concret. Je dis « renversement », je dis « récurrence ». Pour moi il s’agit d’un phénomène assez comparable à celui qu’a mis à jour, il y a déjà longtemps, la « physiognomonie ». Soit la photo, suffisamment agrandie, d’un visage d’homme. J’établis, pour chacune des moitiés droite et gauche, le double de cette moitié, et je fais le montage, en deux nouveaux visages, des moitiés identiques. Ce doublage ne donne qu’un visage non seulement « autre », en deux versions dissemblables, mais mort, et sans crédibilité. Je crois qu’il faut penser à ces complexités du vivant lorsqu’on joue avec les inversions horizontales ou , et les figures miroir ...-... dont parlait déjà Gui d’Arezzo... « sicut fit cum in puteo nos imaginem nostram spectamus » - « quand nous considérons notre visage dans un puits ». Le chant « Grégorien » a connu ces jeux.

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- Et cela reste vrai. Je demande, pour ma part, que les organisations de figures surgissent de l’univers vivant du son et du silence. « Tout visage sonore du monde est ordre », disiez-vous, et la logique doit être non seulement logique, mais vivante. S’il y a aujourd’hui un si curieux dialogue de sourds entre conformistes et non-conformistes, parlant les uns et les autres un même type de langage, j’essaie, dans mon univers intérieur, de maintenir les deux essences du vivant et du construit, pour échapper à ce que vous me permettez de nommer sans hargne « l’ immense identité et ressemblance de l’informe ». Au demeurant, depuis les premières ivresses, tout n’a cessé d’évoluer dans ce sens d’un ressaisissement formel.- Vous vous refusez donc à toute spéculation. Mais autour de nous surgissent des musiques qui n’ont rien de spéculatif ( sinon qu’on les voit spéculer sur l’improvisé et le fortuit ) et qui paraissent envisager l’espace comme une réalité absolue sur laquelle, finalement, il n’existe pas de prises individuelles. C’est un très vieux débat... L’espace ne se prend pas dans le filet : le filet est trop lâche, et tout ne s’aperçoit que de très loin entre les mailles...- Sans doute le problème de l’ « espace - silence » de l’espace imagination, de l’espace viscéral a effectué, depuis Mallarmé, des ravages utiles, et- révélé au créateur la marge très modeste de ses prétentions « cosmiques », puisque encore une fois : par où saisir cet immense qui résonne autour de nous ; comment le construire pour en faire un objet ?- L’illusion est proche de se figurer qu’en l’Art on saisit un Présent. Je pense à ce film, où l’image arrêtée « immensifie » un baiser sur deux bouches, dans la foi naïve que le temps « suspend son vol ». On n’arrête pas le temps,- et l’imagination ne supporte pas d’être trop imaginée...- Il faudrait ici parler de la folie de l’ « aléatoire ». Personnellement je rejette le hasard. Il y a le « mobile » de Calder, dont les variations formelles et spatiales sont, bien entendu, dues au hasard : mais la base structurelle est une réalité vi-goureuse et indiscutable. Mes longues recherches m’ont conduit au « mobile » musical non aléatoire, où la juxtaposition des plans et des espaces sonores est déterminée par le compositeur seul alors la liberté naît, justement, comme toujours, de la plus grande rigueur. Vous avez lu que j’ai écrit, entre toutes mes œuvres, une « transparence » pour orchestre, deux « transparences » pour flûte et orchestres à cordes, trois pour deux instruments, quatre pour bande magnétique, cinq pour cordes, xylophone et percussion, six pour hautbois et cordes, sept pour quintette à vent, sept pour quatuor à cordes, sept pour deux pianos... soixante-deux en tout. Je n’ai pas le moins du monde la prétention d’avoir en cela fondé un « genre ». J’ai eu l’ambition, simplement, d’avoir créé des objets transparents, ce qui est une approche, tout de même, de la pureté.- On aime, pour finir ou on n’aime pas ; toutes les conceptions sont dans l’arène. On n’oblige pas l’œuvre à partir de défis caractériels ou de mises publicitaires. On ne sait pas, qui on est, et l’œuvre épouse exactement nos richesses et nos carences. On ne truque rien. Notre œuvre nous juge par-delà tout jugement individuel. Chacun ne peut que lui-même, est condamné à lui-même. En œuvre nous sommes seuls avec nous-même ; mais quand l’univers est présent en nous...-... il chante... ».Il n’y a plus, cette année qu’un aller et retour, en train, pour l’ « Ordène statutaire d’automne » à Dijon où une nouvelle fois, des invités sont réunis au Cellier de Clairvaux, sous la présidence de Walter Eytan, et où dans la Crypte de la Cathédrale Sainte - Benigne, je deviens, sous une très élégante cape, membre de l’ « Ordre desGrands Ducs d’Occident » ! et Edmée « Grande Dame » ! !Pour les buveurs d’eau que nous sommes, c’est une promotion imméritée !Je poursuis à Paris, mes enregistrements de « Chants et Rythmes des peuples ». France - Culture diffuse les « Variations pour cordes » et « Trente - et - un Instantanés », enregistrés par André Girard, à Lille, les « Dix-neuf Structures sonores » avec Raymond Chevreux. « Les Variations pour Cordes » sont jouées en concert à Lausanne le 13 décembre avec Arpad Gerecz. L’Ensemble vocal féminin de La Haye, à Bruxelles, et l’Agrupación Coral de Camara de Pamplona, à San Sebastian, chantent mes « Chœurs ». Radio - Berne donne la « Suite de danses », le « Divertimento n° 4 » et les « Douze danses roumaines ».Karin Waehner qui a dansé « Ani Couni » à Vitry, donne au Festival de Bagneux, en novembre « L’Oiseau - Qui -N’Existe - Pas ».

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LES RETOMBÉES DE MAI 68 1968

Les événements de mai, juin ont beaucoup perturbé certains de nos amis et les discussions sont parfois vives entre eux et nous, surtout entre eux et moi ; je dois paraître a leurs yeux un peu « débile »pour ne pas voir l’importance de ce qui s’est passé et les conséquences du « grand mouvement » que je persiste à juger peu sérieux.Les « psy » de toutes espèces ont semblé surgir des rues dépavées et je manque d’arguments pour l’irrationnel. Je ne me donne pas trop de peine d’ailleurs pour défendre ma cause et j’écoute les défoulements de langage autour de notre table ou dans le jardin. Jeunes et moins jeunes refont le monde. Je me réfugie dans mes tâches quotidiennes plus apaisantes que les discours et comme chaque année, la bassine à confitures qui ne chôme pas, embaume la maison.Certains qui se sont éveillés en mai, à Paris, après l’affaire Rudi Dutschke en Allemagne, ne s’étaient pas trop préoccupés eux-mêmes de l’Amérique, traumatisée par la guerre du Viêt-Nam, de l’assassinat de Martin Luther King en avril, de l’occupation de l’Université américaine de Colombie. Sans doute suivront-ils avec plus d’intérêt l’assassinat de Robert Kennedy, l’attitude des athlètes noirs brandissant le poing aux Jeux Olympiques de Mexico, les manifestations violentes à Chicago, et l’annonce de la fin des bombardements américains sur le Viêt-Nam du Nord.Robin séjourne une partie de l’été à la Ferme, mais il part souvent sur sa mobylette pour plusieurs jours. Il explore la région de Vézelay, rencontre à Autun l’Abbé Denis Grivot dont il admire le travail puis, en septembre, décide de demander aux Moines de la Pierre qui Vire de l’accueillir quelque temps.« ... Il y a ici un calme extraordinaire et ainsi je peux travailler. Les moines ne me dérangent pas, et je ne dérange pas les moines... ».Comme son père, accueilli aussi à la Pierre qui Vire, pendant la guerre, il a à sa disposition une cellule meublée d’un lit, d’une chaise, d’une table, d’un lavabo, de quelques porte - man-teaux ; la fenêtre s’ouvre sur les collines boisées. Il peint, il écrit, et oublie ses souvenirs de Vincennes.Anne passe le début des vacances à la Ferme avec nous, et elle parle de ce séjour, à sa maman : « joliment et avec beaucoup de bonheur » . Elle rejoint ensuite les grands-parents paternels, tandis que Miroka fait un voyage en Suisse et en Italie.A la rentrée, je reprends l’habitude qui m’est devenue chère, d’aller chercher Anne à l’école, pour la garder à la maison le jeudi. Cette année, nous lui faisons suivre un petit cours de danse, qui se donne à l’école même. La première fois que je l’y conduis, sans tenue spéciale, sans chaussons, je suis fort surprise, et le professeur, pas moins que moi, de voir cette petite fille, ignorant tout, n’ayant jamais vu un ballet, danser sur la musique qu’elle écoute parfaitement, comme si elle avait déjà suivi des cours. Le professeur semble vraiment douter lorsque je lui affirme que c’est le premier pas de l’enfant dans le domaine de la danse. Je suis vraiment émerveillée et suis prête à crier au génie ! La seconde séance me remettra les idées en place... Après un premier élan spontané et naturel, si spectaculaire, Anne retrouve tout aussi naturellement la pesanteur, l’application, le désir de faire comme les camarades et oublie la merveilleuse inconscience qui lui avait d’emblée donné des ailes !La littérature qui se multiplie après mai sur la pédagogie m’irrite fort. On dirait que mai a fait éclore des idées jusque là bien enfouies dans les paperasses des pédagogues. Un article de l’ « Express » de novembre m’amuse beaucoup avec son nouveau langage « Travail en dynamique de groupe et activités d’éveil ». Réforme. Projet de réforme, on réinvente tout... ce qui était pratiqué depuis longtemps. « Pédagogie nouvelle » ? A rire ! « Ensemencement et germination » ? Drôle. Je ne puis résister à écrire au Courrier des Lecteurs, et un retraité des Vosges écrit dans le même sens et conclut :« L’école de papa est morte » nous disait en conférence un jeune inspecteur. Ne serait-ce pas, en fin de compte, que douce et prétentieuse folie ? .Ma lettre reproduite dans l’Express du 18 novembre, dit :« La vocation de pédagogueA propos du « Pour reconstruire la maison des enfants », l’école élémentaire n’est pas désormais tout entière en chantier. Elle l’a été depuis bien longtemps, quand les enseignants le voulaient, avec ou sans « bénédiction du ministère de l’Éducation Nationale ».Il est facile de hurler avec les loups, mais croyez que les plus farouches partisans de la

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réforme du cycle élémentaire ne sont sans doute pas ceux qui auraient pu, s’ils l’avaient désiré, réformer eux – mêmes, et en toute liberté, l’enseignement quand ils le jugeaient mauvais, dans le cadre même de leur classe.Les deux exemples que vous donnez dans votre article ( la promenade du samedi après – midi et l’œuf négligemment cassé sur l’estrade) doivent bien amuser tous ceux, et ils sont nombreux, en dehors même des disciplines de Wallon, Piaget, Decroly, Freinet, qui savaient ben longtemps avant les contestations de mai, et sans nécessairement faire du bruit, s’accommoder des programmes, des inspections, des circulaires, les aménager à leur gré, et en sortir un enseignement vivant, heureux, productif. On a su fabriquer, avant toute réforme, dans les écoles, autre chose que des « scribes » et on n’a pas toujours « tué le petit animal qui habite l’enfant » ( d’ailleurs les « scribes » ainsi « fabriqués » auraient – ils remué les pavés en mai ? .Heureusement vous dites : « Depuis quelque temps, l’instituteur habile grignote les lois et les décrets». J’affirme que, depuis longtemps, dans sa classe, chaque maître, bon pédagogue, pouvait tout entreprendre, j’affirme aussi que beaucoup l’ont fait. Mais je dis aussi que c’étaient ceux qui avaient choisi ce métier par vocation.Et cette vocation, aucune dynamique de groupes, aucune réforme, aucune conférence pédagogique ne la fournira avec le mode d’emploi à celui qui aura choisi seulement le métier de pédagogue ».Commence à partir de septembre 1968 une correspondance tout à fait drôle avec Elizabeth Poston qui traduit les textes français pour le « Book of french folk songs », envisagé en 1965, et dont le contrat avec Faber est envoyé en mars de cette année : 50 % pour l’éditeur, 50 % à partager entre Elizabeth, Paul et l’illustrateur.L’éditeur espère recevoir la totalité du manuscrit fin mars 1969 pour la sortie de l’ouvrage à Noël.La perspective d’un ouvrage présenté comme nous l’envisageons, beau sans être luxueux, joliment illustré avec des éléments populaires - je me réserve le rôle d’illustratrice ! - nous enchante car il complète, dans le même goût, la cinquantaine d’anthologies et d’ouvrages que nous avons déjà réalisés et grâce auxquels nous avons déjà acquis une solide expérience. Nous nous sommes mis au travail pour choisir les chants. Ce n’est pas tache facile car il s’agit de dessiner un visage assez précis du folklore de la France sans tomber dans la banalité. Pratiquement toutes les catégories doivent figurer : chants de métiers, chants d’amour, chants de marches, chants de mariage, chants humoristiques, chants des fêtes de l’année. C’est sous cet angle que notre choix s’effectue. Les chants sont envoyés en août à Elizabeth.Et débute notre dialogue par courrier, plein d’humour. Elle dit très justement dans son français pittoresque :« … Je crois qu’en chaque langue, il y a un niveau, des expressions particulières en ces choses. Je tâche toujours de les trouver et que ce soit naturel à chanter. Par exemple :Ron, ron, ron, petit patapon.Ron, c’est un son difficile en anglais, un de ceux qui n’existent pas.Donc, je change en Bim and bat little patamat,patapat étant un jeu – de – mains d’enfants indiquent pattes et qui suppose que le pauvre chat fini par être tué.Je le fais, puis je le reprends, et si cela ne réussit pas tout de suite, je m’éveille à deux, trois heures du matin avec un bout de papier près de moi, et le lendemain, ça va encore mieux ! ».Et tout au long des chansons, Elizabeth se heurte ainsi à des traquenards qu’il faut résoudre au cours de lettres échangées, souvent très drôles !Ainsi, qu’est-ce pour un sujet britannique.. . et pour pas mal de sujets français : un « godiveau » dans la chanson « Le godiveau de poisson » ?Et moi de répondre par une note très savante évoquant « Le Festin Joyeux ou la Cuisine en Musique » publié en 1738 par un certain Lebas, cuisinier de Louis XV : « Pour faciliter aux dames les moyens d’enseigner en chantant la recette des ragoûts et des sauces à leurs sujets subalternes ».Et le « petit vin de Sigournay » ?- Pourriez-vous me donner une définition en français de « petit vin » en distinction de « grand vin » ?Interrogation aussi sur la « tête bizarde » de « Entre le bœuf et l’âne gris ». Puisque les musicologues français eux-mêmes ne se sont jamais accordés sur cette orthographe « bizarde », nous laissons de côté la bizarderie.

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Une histoire de « ricotets » dans une note accompagnant l’ancienne contredanse des tricotets qu’aimait particulièrement Henri IV et reproduite avec des paroles de 1730 embrouille complètement Elizabeth qui y ajoute un alinéa de son cru concernant les « tricoteuses » de la Révolution de 1789. Il me faut lui écrire une leçon d’histoire de France, qui nous amuse autant l’une que l’autre.« La femme du marin » pose problème avec « tout doux » pour lequel Elizabeth propose un « to do » suggérant une suite mystérieuse comme si le marin revenait pour faire... on ne sait trop quoi. Ce marin qui revient de guerre... tout doux évoque plutôt un drame sans éclat, tout se passe dans cette histoire, très doucement, tristement, mélancoliquement et non tragiquement... c’est ce qui fait la merveilleuse beauté, la grandeur de cette chanson, cette acceptation du destin. La question sera réglée avec l’adoption de « To woo » dans la version anglaise. Elizabeth m’écrit à ce sujet :« Vous avez raison, « Do » en anglais donne une impression beaucoup trop active, trop dure. On doit, chez nous, se méfier un peu de ce son « ou » ( « oo » ), il y a tant à rigoler.boo – hoo : pour enfants, pleurermoo : cri de la vachegoo : expression un peu comique : brouille colleuse en cuisinant… crème, confiture, sauce, etc.loo : cabinet ( américain )poo : puetoo – too : un peu trop, exagéré, précieux, ridicule.J’y ai songé jour et nuit en devenant un peu bizarre, montant dans les bus, luttant pour entrer dans le métro, en répétant d’une basse voix douce « tout doux »… ! La solution « woo », c’est un mot très ancien très folklorique, toujours vivant, prélude à l’amour, plutôt les premières approches.Aussi joli à prononcer qu’à chanter. Croyez – vous qu’il puisse servir à notre pauvre marin ? Je trouve très important de conserver ici, si possible, le sens d’onomatopée, en effet, la clé de la chanson ! »Quant à « Monsieur de la Palisse », il me faut le traduire moi-même en français bien fade, tant est peu aisé à décrypter ce joli langage drolatique« La Palisse eut peu de bien Pour soutenir sa naissance... » ou« Jamais tant il fut honnête Il ne mettait son chapeau Qu’il ne se couvrit la tête »qui se complique encore quand il s’ agit de « feu son père » et du « doigt tiré de la tonne ».Il faut trancher à propos de la chanson « L’alouette et le pinson » entre Roman de Renart ou Roman de Renard.Petite leçon de littérature française :« Le Roman de Renart est un recueil de contes d’animaux dans lesquels ceux – ci ont des noms propres comme les hommes. Les deux principaux personnages en sont le loup appelé Isangrin ou Ysengrin et le goupil appelé Renart ou Renard. Ces contes ont été si populaires que renart a remplacé goupil comme non commun. Certains auteurs écrivent Renard, ainsi Gaston Paris – qui fut un mien cousin – d’autres Renart, ainsi Gustave Cohen – qui fut mon maître en Sorbonne -. N’ayant pas spécialement l’esprit de famille, je choisis Renart, avec majuscule et T ».Tout cela, avec Elizabeth, se passe dans la bonne humeur. Moins agréables sont les multiples déceptions qui nous attendent avec la réalisation du livre qui s’étendra pendant plusieurs années... jusqu’en 1972J’ai les honneurs de la presse soviétique. La « Sovietskaya Musica » de Moscou, publie dans son n°11 de novembre, l’Introduction que j’ai écrite pour le manuscrit des « Chants de Résistance » terminé maintenant... et qui courra interminablement les éditeurs ! Mais l’histoire du manuscrit lui-même et de ses stages dans les maisons d’édition est encore à écrire.Un cordon ombilical est coupé !Il est coupé, ce soir de décembre, avec difficulté, le lien qui, depuis plus de vingt-trois années, me soudait encore à mon fils. Avec l’émotion que j’essaie de cacher sous une apparence de

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sérénité et une désinvolture feinte... qui sonne faux, avec l’empressement maladroit que Paul, le père, manifeste dans les derniers gestes presque raccrocheurs. Robin qui a déjà travaillé le dessin avec Lautrec, a décidé d’abandonner les études d’architecture et d’entrer dans les ateliers de peinture de Gustave Singier et d’expression murale de Jean Bertholle.Nous n’avons rien à dire à cela, mais la cohabitation devient de plus en plus difficile avec cet être sensible, introverti. Nous sommes, Paul et moi, trop expansifs pour lui, si secret. Il faut nous séparer. Il gagne un peu d’argent avec différents travaux, nous lui assurons une bourse. A lui de se chercher une chambre où il pourra travailler en paix sans que des heurts trop fréquents nous blessent les uns et les autres.Et Robin se trouve un local qu’il quittera bientôt pour un logis chez une vieille dame qui lui demandera en échange quelques services dans sa maison.Cela ne l’empêche pas de venir souvent à Issy, nous nous retrouvons parfois chez des amis communs, et nous pensons que la séparation est bénéfique.

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1969 - 1971

MOUVEMENT DANS LE MOUVEMENT

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DÉCOURAGEMENT 1969

Cette année ne va pas être favorable à la composition. C’est la première fois que je passe douze mois sans rien écrire. Un peu trop dispersé, je manque d’une sorte de détente physique. Découragement aussi, peut-être !En janvier, j’écris à Lan Adomian, à Mexico, une lettre assez désabusée.« … Du talent, il y en a beaucoup trop sur terre. Je suis persuadé, depuis toujours, que le talent ne représente pas une valeur absolue, ni pour un artiste, ni pour un homme de science, ni pour personne. Tout dépend de ce que l’on en fait. C’est cela le grand mystère, le grand secret de la création… Nous vivions dans un monde curieux, dans une civilisation étrange et complètement inconsciente, où la sensibilité individuelle – comme tout ce qui est individuel – s’estompe, disparaît, sous le poids de la mécanisation et de l’unification, standardisation sans merci de la personnalité de l’homme et de sa production. L’autre soir, par exemple, j’ai écouté la retransmission, par la radio, d’un concert donné dans le Midi, à la Fondation Maeght, concert dirigé par F. Miroglio. J’y ai entendu cinq œuvres créées pour la première fois, d’un Français, d’un Américain, d’un Italien, d’un Hollandais et d’un Japonais. Si je n’avais pas entendu annoncer les cinq noms différents avec les nationalités respectives, j’aurais été persuadé, que les cinq « œuvres » ( hum, hum ) avaient été composées par le même compositeur. Que dire aussi de l’une des dernières « œuvres » de John Cage ( très à la mode ) qui consiste en trois minutes 20 secondes de silence. C’est tout. C’est « écrit » pour vingt – sept musiciens qui se trouvent à leurs places, avec leurs instruments, et devant eux la partition – feuille blanche – et un chef d’orchestre, également devant une feuille blanche qui reste les bras en l’air, immobile, pendant trois minutes vingt secondes ( s’il le peut ! ).J’ai aussi vu récemment une nouvelle revue de poésie d’avant garde internationale, édition de luxe, qui contenait trois longs poèmes d’un Français, d’un Hollandais, et d’un Mexicain. Les titres des poèmes étaient imprimés en quatre langues. Le poème du Français représentait huit pages blanches, celui du Hollandais huit pages noires, celui du Mexicain huit pages dorées… Rien de plus. C’était très beau ! … ».La section allemande de l’O.R.T.F. me demande une interview d’une assez longue durée, destinée à Strasbourg, qui a un programme régulier en allemand, vers l’Allemagne et la Suisse alémanique. On m’envoie deux jeunes journalistes parfaitement bilingues et la conversation préalable avec ces garçons sympathiques est, par moments, très drôle. Spécialistes des beaux arts et de la littérature, ils m’interrogent surtout sur ces sujets et spécialement sur mes rapports avec les peintres. L’enregistrement qui suit, en studio, est aussi agréable et nous fait passer de bons moments. Nous espérons que les auditeurs auront autant de plaisir à entendre nos propos, que nous, à les tenir.Une autre interview est faite par France - Musique pour le Canada, avec Claude Rostand, autour des « Cinq Transparences pour orchestre à cordes et percussion ». Rostand est un interlocuteur aimable qui sait parler de musique avec simplicité, loin des sèches analyses de certains et qui a le don de provoquer entre lui et l’interviewé, un dialogue vivant.Le mois se termine par une soirée. « France - Musique reçoit » avec un débat sur la guitare, mené par Robert Vidal qui déploie une infatigable activité en faveur de cet instrument. Il a des émissions régulières sur l’antenne et il demande à de nombreux compositeurs d’écrire pour cet instrument ; il organise des concours internationaux. Participent aux débats Bozza, Ohana, Tansmann. Le public est nombreux et intéressé par le sujet.France - Culture donne en février les « Chants du Silence », pour lesquels j’accompagne Claude Gafner, et Jean-Pierre Morphée fait avec moi une interview dans laquelle je dis une fois de plus l’histoire de ces chants auxquels je suis si attaché.Je ne me préoccupe pas trop de l’envol de ma musique. C’est souvent par les feuilles de droits reçues de la Sacem que j’apprends le cheminement de mes « enfants » comme Picasso appelait les créations des artistes.Des « Cinq Transparences » qui sont parties pour le Japon et la Belgique, on utilise pendant treize semaines, en France, des extraits comme indicatif de l’émission « Culture française ». Le service des Echanges Internationaux m’apprend que des enregistrements partent pour la Belgique, l’Allemagne, le Canada, la Bulgarie, la Hongrie, Israël.Je reçois des programmes de Concert de Grenoble, Amsterdam, Budapest, Mexico.Un journal corporatif indique que les « 31 Instantanés » ont été joués vingt-cinq fois en concert et de nombreuses fois pour accompagner le ballet de Karin Waehner, et que le « Concerto pour mezzo - soprano, ténor et chœur mixte a capella », en est à sa 250ème exécution par la Chorale de Pampelune.Les Éditions Musicales Transatlantiques me proposent de publier plusieurs œuvres et d’abord les « Trois Épitaphes pour piano », composées en automne 1945.C’est à une œuvre de Le Corbusier que je songe pour cette édition : je suis tombé par hasard, sur un graphisme de lui qui me plaît beaucoup. Il me semble que si Le Corbusier était encore là, il verrait aussi l’accord entre son dessin et ma musique. J’obtiens, après beaucoup de démarches, par la Fondation Le Corbusier, l’autorisation de reproduire cette gravure sur linoléum. C’est ensuite la publication de « Transparence » pour piano qui est envisagée. Et cela me plaît beaucoup parce qu’il s’agit d’une pièce composée à Budapest, il y a exactement quarante – et - un ans, que j’ai interprétée un peu partout d’abord sous le titre « Piano – study » et qui a connu tout à tour scandale et succès. Son titre est devenu « Toccata », puis quand j’ai retrouvé l’œuvre après l’avoir perdue, elle est devenue « Transparence » . Sous ce titre d’aujourd’hui, existe une version pour piano seul, une version pour deux pianos, également beaucoup jouée, enfin une troisième

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version pour grand orchestre.Je décide, cette fois, pour le dessin de la couverture, de m’adresser à un très jeune peintre, qui n’a pas encore vingt-cinq ans, mais que je trouve plein de talent et fantaisie : mon fils Robin.Je lui parle de mon projet qu’il accueille apparemment froidement. Mais sa réserve cache son étonnement. Il lui est difficile de croire que mon estime est telle pour son art que je le juge digne d’entrer dans ma « galerie ».Bientôt, il me présente un dessin. .Me bouleversent la compréhension du sujet, et la maturité incroyable du garçon. Un tracé solide, mouvant, « gestuel » comme technique, simple comme langage, surprenant comme expression. Cachant mon émotion, je le remercie, je le félicite et pour diminuer la gêne qu’il ressent en ce moment, je plaisante :- « Tu sais, je vais t’offrir pour ton œuvre, ce que chaque artiste me demande : Rien. D’accord ? ».Robin est le plus jeune parmi les plasticiens de mes couvertures - et il restera le plus jeune parmi beaucoup d’autres, pendant bien longtemps encore.On dira de ce dessin qu’il « ... évoque la transparence d’un milieu par contraste avec la ténacité d’une figure s’y mouvant... ».( Lettre de M. Chattelun. 13-06-1970)

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CHRISTINE 1969

Robin qui n’habite plus à la maison revient souvent déjeuner ou dîner avec nous. Les cours des Beaux-Arts lui plaisent beaucoup avec ses nouveaux professeurs. J’ai aussi l’occasion de le rencontrer fréquemment aux vernissages des peintres amis, aux expositions et sans que nous nous donnions rendez-vous, nous nous retrouvons aux Concerts du Théâtre de la Ville. J’aime bien les horaires du Théâtre qui me permettent, lorsque j’ai accompagné Anne le jeudi à son cours de danse , d’être à 16 h.30 au Concert de l’après-midi - souvent de musique contempo-raine - de dîner au restaurant du Théâtre et d’assister ensuite à la représentation du soir. Agréables sont ces journées riches en joies grand maternelles, maternelles et intellectuelles. Il y a aussi au Palais des Sports, les merveilleux Ballets de Bejart à applaudir : en février, il donne Beethoven, puis Baudelaire.Je prends grand plaisir à découvrir, à la Bibliothèque Américaine de la Place de l’Odéon, la richesse de la littéraire américaine. Naturellement, je connais depuis longtemps, les « écri-vains de la colère » mais il y a tant d’autres auteurs à lire - en français - je ne suis malheureusement pas capable de les déchiffrer en anglais. Chaque semaine, j’emporte mon lot de livres : la bibliothèque est généreuse ! et les très bons articles de la revue « Informations et Documents » que je reçois, sont d’excellents compléments.Il y a dans toute cette joie, une peine qui grandit. Notre amie Christine, la femme d’Henri Goetz, est atteinte d’un cancer. Elle lutte courageusement, mais s’affaiblit beaucoup. Elle tra-vaille au lit. Je vais la voir, autant que je peux, mettant parfois un peu d’ordre dans une maison qu’Henri n’a ni le temps, ni le coeur de ranger. Bientôt Christine a du mal à parler. Elle n’a même pas la force d’assister en mars à « la Hune », à la présentation des deux livres que Goetz vient d’écrire « Christine Boumeester », avec une introduction de Vercors et « La gravure au Carborandum » post préfacée par Joan Miro. Elle nous écrit : « Il y aura Goetz, pas moi, ce serait bien trop fatigant, naturellement... ».Goetz va emmener Christine à Villefranche sur Mer où ils ont un atelier : Elle prend soin de nous rassurer : « Tout va bien. Notre voyage en quatre étapes était merveilleux et nous a fait découvrir des endroits délicieux… nous travaillons … ».Plus tard, ils partent au-dessus de Villefranche « en montagne, ce qui me fait beaucoup de bien et ce qui est incroyable, ma voix est revenue ».Christine va souffrir, avec un espoir et un courage admirables, alternant les séjours à Villejuif - terribles pour elle :« Votre lettre était chaleureuse comme une petite visite… Pour moi, il y a encore deux semaines de rayons ici, à Villejuif, mais heureusement Goetz, grâce aux grands efforts, a pu me faire transférer dans une chambre à deux, car le séjour dans la chambrée à huit m’avait complètement épuisée pendant douze jours – c’était assez proche de l’atmosphère hallucinante d’un tableau de Jérôme Bosch… Henri vient me voir tous les jours, c’est précieux ce lien avec la vie, avec la peinture et toute ce qui nous intéresse … ».Les retours à la maison, les départs vers le Midi :« Cette fois je vous écris de la maison, après presque deux mois d’absence. Je suis très heureuse d’être ici. Pour m’habituer à l’autre rythme, il faut beaucoup de calme ».De nouveau Villejuif :« Comme vous voyez, je fais encore un passage ici, mais pas pour longtemps… avec une arthrose cervicale. J’aurai deux séances de cobalt vendredi prochain. Goetz peut me ramener à la maison. Les vacances étaient merveilleuses, nous étions presque tout le temps en montagne où nous avons beaucoup travaillé. Aujourd’hui Goetz est parti pour Stockholm où il restera quatre jours pour son exposition… Quand tout cela sera tassé, on pourrait peut – être se voir une fois … ».Courageuse Christine.Nous passons quelques jours à Davos, dans la neige. L’hôtel est confortable, les promenades belles et variées sur des chemins bien dégagés et faits pour les raisonnables que nous sommes. Je regarde sans trop de regrets les skieurs, ayant bien oublié mes « prouesses » d’autrefois, modestement heureuse, aujourd’hui de marcher et de m’emplir les yeux de blanches visions d’hiver. Retirés tôt, le soir dans notre chambre, nous avons le temps de lire. Je rentre directement à Paris, tandis que Paul part pour Vienne où il a divers rendez-vous de travail, avant de revenir par Bâle où il doit rencontrer Joseph Bopp.Il veut être à Paris pour le 25 mars, anniversaire de la naissance de Bartók.

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Je dois moi-même recevoir pour déjeuner, le père d’une de mes anciennes élèves de Munich, journaliste, qui, dérouté par la situation des lycées, depuis mai 68, veut me demander d’orien-ter Olga vers un internat parisien.Je continue à correspondre avec plusieurs de mes anciens élèves de sixième et de cinquième, restés fidèles. Je reçois des photos, des nouvelles de leur travail. Cela me fait grand plaisir de suivre ainsi, des enfants qu’en fait je n’ai jamais vus. C’est le groupe de Munich dont fait partie Olga qui m’écrit le plus souvent et m’envoie des photos où sont réunies Olga, les deux jumelles noires américaines Linda et Gail, Anne qui vient de Caracas.Le papa d’Olga se décide pour une école privée de Neuilly ou j’irai la voir parfois. Sa fidélité continuera jusqu’à son mariage en Grèce, avec un jeune avocat. Destinée internationale de cette petite fille d’origine russe, ayant vécu longtemps en Chine, puis en Allemagne. En 1975, m’envoyant sa photo et celle de son fiancé, elle résume pour moi ses dernières années :« … J’ai vite abandonné mes études de sociologie, j’ai été terriblement déçue par l’Université qui ne m’a rien apporté, autant sur le plan des études que sur le plan social. J’ai étudié un an et demi, puis mes parents m’ont envoyée à Londres ».Et cette fille très douée qui parle couramment plusieurs langues apprend vite le grec, puisqu’elle habitera désormais Athènes.J’aimerais découvrir la destinée de tous ces enfants que j’ai connus si imparfaitement lorsqu’ils avaient douze ou treize ans, mais dont je m’efforçais - tant ils m’intéressaient - de prévoir ce qu’ils seraient, adultes !

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MUSIQUES SCULPTÉES 1969

Après le séjour de détente à Davos et quelques jours à Vienne, je rentre pour faire avec la section hongroise de notre radio, une interview destinée à être diffusée vers la Hongrie, pour l’anniversaire de la naissance de Bartók. J’ai grand plaisir à répondre à des questions intéressantes. Plutôt qu’un caractère journalistique, l’interview a la forme d’un dialogue, exaltant les vertus et l’universalité de Bartók. C’est avec émotion que j’évoque à ce propos quelques souvenirs personnels.Début avril, commencent, pour les « Echanges Internationaux », les répétitions de l’Ensemble Madrigal de l’O.R.T.F., sous la direction de Jean-Paul Kreder, avec l’enregistrement, le 14, de mon « Concerto pour mezzo -soprano, ténor et chœur mixte a capella ». Cette œuvre a déjà été chantée par de nombreuses chorales, après l’Agrupación Coral de Pampelune, en Allemagne, en Norvège et dans divers pays européens. Il est toujours difficile, voire dangereux, de faire des comparaisons, car tant de facteurs interviennent dans une interprétation, que le jugement n’est jamais impartial. Malgré cela, je peux affirmer que la direction et le travail de Kreder sont incontestablement parmi les meilleurs, parmi les plus consciencieux, les plus précis, les plus nuancés.Mais, si le chef, les solistes, les chœurs sont très bons, l’enregistrement ne se déroule pas, pourtant, dans les meilleures conditions ; et ce n’est pas la faute de la preneuse de son, ni du personnel technique.Dans un studio de dimensions moyennes, la prise de son d’une chorale doit être effectuée par des micros placés le plus haut possible à l’extrémité de « girafes », pour capter, d’une façon convenable, l’ensemble.C’est ce qui est fait, mais dans le studio qui nous a été attribué, les micros captent, mieux que la musique, les craquements inopportuns de tubes de néon qui courent au plafond ! Impossible d’obtenir un enregistrement impeccable. Il faut donc s’ingénier à disposer les micros plus bas et de telle façon que les craquements des tubes soient les plus discrets possibles. Prise de son acrobatique ! On aurait pu songer aussi à se procurer de nombreuses lampes de poche qu’on aurait braquées sur les partitions, tous néons éteints. Peut-être serait-on parvenus à la perfection, dans cette maison où les musiciens doivent montrer souvent des vertus de bricoleurs !Une critique très sévère de Pierrette Mari, paraît dans « Diapason » de mai... sur la « Suite paysanne hongroise » pour flûte et piano, enregistrée en 1956 sur disque Erato par Jean-Pierre Rampal et Veyron Lacroix, avec des œuvres de Poulenc, Debussy, Prokofiev, et dont un nouveau pressage est sorti depuis.« Superbe récital »… mais si la Sonate de Poulenc est considérée comme une de ses œuvres les plus accomplies dans le domaine de la musique de chambre, on ne trouve pas, hélas, le même agrément à l’audition de l’œuvre de Bartòk, adaptée par Paul Arma. Bartòk n’avait jamais écrit de composition soliste pour un bois ou pour un cuivre. La seule œuvre qu’il ait destinée à un instrument à vent, est « Contrastes », composé pour le célèbre clarinettiste Benny Goodman. On peut penser que s’il avait connu un flûtiste de la classe de Rampal, il aurait souhaité lui dédier une partition. Pourtant faut–il vouloir à tout prix doter la flûte d’une musique qui, n’était pas faite pour elle, à l’origine, ne peut que demeurer bâtarde ? Bartòk ne serait peut – être pas opposé au principe de la transcription – lui – même en a fait de nombreuses de ses propres œuvres - mais aurait – il apprécié l’arrangement qui transforme ses Quinze chansons, écrites entre 1914 et 1918, en duos pour flûte et piano, d’un intérêt limité ? Peut – être avait – il entendu ces mélodies populaires jouées par les flûtiaux et les chalumeaux des bergers dans les plaines de Transylvanie. Comme il le faisait toujours lorsqu’il utilisait des thèmes folkloriques, il les avait transfigurés en les confiant au piano seul. Il ne faut pas penser qu’en les transcrivant pour flûte, on les restitue à l’instrument pour lesquels ils auraient été écrits ».Au même moment, Rampal et Veyron Lacroix jouent la « Suite paysanne hongroise » dans divers concerts dont un à Gaveau, d’autres en province. La « Dépêche du Midi » écrit au sujet de l’œuvre jouée à Castelnaudary pendant la Cinquième Quinzaine d’Art en Lauragais :« La flûte à nouveau, entraîna dans son sillage, la « Suite paysanne hongroise » de Bartòk et Paul Arma. Toute la vivacité du folklore hongrois et la solitude de ses pâturages s’éveillèrent soudain. Des chœurs populaires aux vieilles danses, le son de la flûte s’étira de tristesse, s’éleva et furieux se déchira de désespoir, virevolta de joie». Jean-Pierre enregistre aussi en juin pour Erato, le « Divertimento de Concert n° 1 » pour flûte et orchestre à cordes avec piano. L’orchestre est dirigé par André Girard.Mais les péripéties émaillent l’enregistrement ! Tout le monde est dans le studio. La prise de son est assurée par les techniciens de l’O.R.T.F. et par ceux d’Erato. La répétition commence, mais, dès l’entrée du piano, on constate que la basse est désaccordée. Pendant que la répétition se poursuit, quelqu’un va à la recherche d’un instrument convenable ; il y a dans le studio voisin un Steinway parfait ; on voudrait enregistrer dans ce studio... Réponse négative ! Alors l’accordeur est réclamé d’urgence... Réponse négative : il est occupé toute la journée. La répétition se poursuit avec l’enregistrement de fragments dans lesquels le grave du piano ne figure pas, car André Girard se souvient qu’il possède, chez lui, une clé. Il va la chercher pendant la pause du déjeuner et nous voilà tous les trois, Girard, Rampal et moi à l’œuvre pour accorder l’instrument ! Mais quand on est musicien, on n’est pas forcément accordeur Enfin, vers la fin de l’après-midi, un homme de métier est trouvé in extremis... Naturellement, le montage des bribes d’enregistrements est un travail long et minutieux qui aboutit, miraculeusement, à un résultat heureux !L’histoire se termine pourtant par une dernière cocasserie au dos de la première édition du disque, en 1971, on peut lire cette aberration ethnique dans la présentation, écrite par un critique :

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« L’œuvre de Paul Arma permet de s’évader vers une Europe Centrale dont chacune des caractéristiques rythmiques et mélodiques, teintées de couleur slaves ( sic ) ! dit le pittoresque … ».Cet enregistrement de 1969 sera encore gravé sur un autre disque Erato, avec des œuvres de Ibert et Damase, qui paraî-tra en 1976 pour le 125ème anniversaire de la Sacem, et qui sera publié également au Japon, en Italie et aux États-Unis. Sur sa pochette, Alain Périer situera plus exactement la « couleur » des caractéristiques du « Divertimento » qui perdra sa teinte « slave » abusive !Au printemps, un des directeurs des disques Philips m’invite à lui rendre visite. Nous passons en revue pas mal de sujets et discutons assez longtemps. En principe, il s’intéresse à ma musique, il a écouté plusieurs de mes œuvres diffusées par l’O.R.T.F., divers interprètes lui ont également suggéré d’en publier quelques-unes sur disque. Il développe franchement quelques obstacles purement financiers, pour lesquels il lui est difficile d’entamer une collaboration.- « Nous ne sommes pas des mécènes », ajoute-t-il encore. Et il le regrette. Je ne peux que répliquer :- « Et que faites-vous de la qualité, si seul le commerce est important »?Il prend alors un disque d’une série dont les pochettes sont des imitations de métal et me le montrant triomphalement :- « C’est le dernier disque de X ; c’est de la merde. Mais il se vend comme des petits pains ! ».Je le quitte avec, pour seule consolation, la conviction qu’heureusement, ma musique n’est pas de la catégorie de ces petits pains et je ne regrette rien.Pour la première fois, sont évoqués dans la presse mes travaux de sculpteur. Jean-Pierre Bayard écrit dans l’ « Ingénieur Constructeur » :« Le compositeur Paul Arma façonne des fils, leur donne un rythme qui s’inscrit dans sa recherche musicale. On souhaiterait que ces formes harmonieuses puissent intéresser des constructeurs, qu’elles donnent à des industriels le goût de donner un rythme à des objets utilitaires. Ces fils de Paul Arma sont bien des symphonies qui vibrent et qui ont leur propre vie ».En juin, Marcel Beaufils me demande une nouvelle fois de faire partie du Jury du Conservatoire pour sa classe d’Esthé-tique Musicale.Les étudiants qui se présentent se trouvent respectivement en première, deuxième, troisième et dernière années.Notre première journée est consacrée à la correction des épreuves anonymes écrites ; la seconde, à l’examen oral.Avant de nous mettre au travail, Beaufils nous donne des indications sur le déroulement de l’année scolaire et des détails sur le travail de chacun des étudiants. Le second jour, il nous donne d’autres précisions, en particulier sur un des étudiants de troisième année qui vit des heures difficiles juste en ce moment. Sa femme attend un premier enfant. Elle est hospitalisée car son état est critique et le jeune mari a passé les trois derniers jours et les trois dernières nuits, auprès d’elle à l’hôpital, rempli d’angoisse.Marcel Beaufils est un homme intègre : il ne nous demande pas de pitié pour le jeune homme, simplement un peu de compréhension - d’autant plus que, pendant cette dernière année d’études, il n’a eu que de très bonnes notes.La troisième année ne peut être doublée au Conservatoire, un échec compromettrait l’avenir immédiat du jeune couple. Nous appelons un à un, les candidats. Nous appelons à son tour, l’étudiant en question, auquel chacun de nous - bien entendu, en l’absence du professeur - pose une question.Je dois avouer que toutes les réponses ne sont très brillantes, mais, comment ne pas voir le visage de celui qui n’a pas dormi depuis trois jours et qui a dû ramasser toutes ses forces, pour se présenter à cet examen, dont dépend son avenir. Pour ma part - et sans la moindre pitié ( en appréciant au contraire sa volonté et son courage d’être là ) - je lui accorde une note largement au-dessus de la moyenne.L’oral terminé, Beaufils revient. Le président du Jury annonce les résultats. Le jeune homme ne passe pas. Marcel Beaufils reste muet.Je demande qu’on appelle le directeur du Conservatoire, car j’ai décidé de porter à sa connaissance ce cas et de demander sa collaboration, pour trouver une solution supportable, acceptable. Quelques longues minutes passent. Nous sommes tous silencieux. Enfin, arrive le secrétaire général du Conservatoire, mandaté par le directeur. Je lui expose le cas et ma position ferme. Il m’écoute attentivement, repart et revient porter à notre connaissance, que « les règlements sont les règlements » et que personne n’a le droit de ne pas les appliquer, quoiqu’il arrive.Je suis furieux et déclare aux professeurs encore réunis :- « Je tiens à vous avertir, après l’injustice contre laquelle vous n’avez pas réagi, que s’il y a un nouveau « Mai 68», vous me trouverez de l’autre côté des barricades ».Le soir même, Beaufils me téléphone, ému, très ému, pour me remercier.Oui : les règlements sont les règlements...Mais je refuserai désormais de faire partie du Jury du Conservatoire !

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NOTRE FERME DU BOUT DE LA ROUTE 1969

Pendant la période de Pâques, nous avons été plus souvent à la Ferme qu’à Issy. Anne est en Bretagne avec sa maman, Robin a rejoint en mobylette l’ « Auberge Regain » qu’il a décou-verte en Provence et dont le Père Aubergiste, François Morenas que j’ai connu moi-même... en 1938, lui est si sympathique. Je rentre pour voir, à l’Institut Goethe, une projection sur le Bauhaus et pour assister à la réception, on dit « installation », de Roger Chastel, à l’Académie des Beaux-Arts, Quai de Conti. Heureuse pour lui et pour Suzanne de cet honneur qui lui est fait, c’est avec curiosité que je suis la cérémonie. Comme toujours, en semblable circonstance, il y a dans l’Assemblée un personnage qui se distingue de l’assistance choisie, discrètement élégante. C’est une sorte de créature - perroquet affublée d’une robe mordorée ornée au revers d’une énorme rose dorée et parée d’une grosse chaîne, d’un chapeau parme, de bas filets et de chaussures vertes. Un volumineux sac de plastique violet agrémente le tout. Et pendant la réception que suit la cérémonie, on entend, dominant les conversations à voix contenues, les croassements qui sortent de la curieuse bouche de ladite dame, dont la lèvre supérieure violemment fardée, semble toucher directement le menton.Comment un tel oiseau a-t-il pu se poser dans le parterre si soigné que cultivent les Chastel ?Des lectures variées nous apportent des impressions variées elles aussi :« La Gadgeture » d’Hélène Parmelin me ramène quelques années en arrière avec le personnage de « Claire » que j’ai si bien connue dans l’atelier du Dragon. Claire que je rencontre parfois dans les vernissages où elle accompagne Ignace Meyerson. Mais pourquoi Hélène Parmelin, à propos d’un certain avocatier, fait-elle de Claire, la nièce de Meyerson ?« Mais c’est maintenant qu’il pense à l’avocatier en pot… A cause du professeur Ignace Meyerson. La dernière fois qu’il est allé chez lui, il a passé la soirée – en dehors d’un dîner préparé par la nièce ( ? ) du professeur, la blonde Claire aux nattes roulées – à lire tout haut des lettres de Mérimée que le professeur venait de relire pour son cours sur Stendhal…Devant la fenêtre, il y avait l’avocatier. Arbre qui généralement pousse dans les chaleurs des Caraïbes ou toute autre serre naturelle du soleil. Mais d’où venait – il ? Tout simplement d’un jour où Claire avait servi des avocats au dîner… Ils avaient fait de ce noyau ce qu’il apparaît normal, mais partout ailleurs qu’à Boulogne sur Seine, le planter. Tout naturellement, dans cette maison stendhalienne pleine de peinture, le noyau avait germé…».Après l’attaque d’un avion de ligne Israélien à Zurich, par des terroristes arabes, et l’année même où se déclenchent, à Orléans d’abord, puis à Grenoble, au Mans, à Rouen, d’étranges et odieuses « rumeurs » annonciatrices de pogromes toujours possibles - Edgar Morin en fera un livre - on aime la dignité de cette phrase de Golda Meir, dans une interview donnée au journal « Elle », en mai :« La paix viendra quand Nasser réalisera que la vie d’un enfant égyptien est plus importante que la mort d’un enfant israélien. Le sang de nos enfants est précieux et rare pour nous. Le peuple juif a eu trop de larmes. C’est cela la différence ».Mais l’humour n’est pas toujours absent de nos découvertes : Le bulletin trimestriel de la très docte Société des Gens de Lettres de France qui me parvient aujourd’hui, me met au courant d’un problème d’une ardente actualité ! A propos de l’adaptation pour la Télévision de deux romans de Delly. Delly - double auteur - qui certainement procure encore à ses lectrices de doux frissons, puisque les droits versés par les éditeurs continuent à être importants, à propos, donc, de cette adaptation, il risque d’y avoir litige, car, dans le synopsis du film, il est question d’un baiser passionné sur les lèvres et d’un acheminement vers un canapé pour... alors que, parait-il, dans Delly, « les baisers ne se donnent que sur les cheveux » et que les canapés ne servent qu’à s’asseoir ! Grave problème évoqué sans doute pour ne pas troubler l’atmosphère d’époque Delly. On a été vite depuis ! Je me souviens pourtant de ma perplexité en surprenant, un soir, au Flore, cette déclaration d’une fille à un garçon : « Ce que les gens ne comprendront jamais, c’est ce qui nous lie tant : tu as envie de coucher avec un de mes amants, je te dis « vas-y » et toi, c’est pareil, tu me passes tes gigolos sans histoire ! » Il n’y a pas tellement longtemps, non plus, qu’une de mes amies m’avouait, que la lecture du « Repos du guerrier » l’avait empêchée de faire l’amour pendant une semaine... Où en est-elle maintenant après les « Décaméron », « Contes de Canterbury », et autre « Tango » et « Grande Bouffe ». .. en attendant la vague des films porno ? Il est vrai que les critiques de cinéma ont pris l’habitude de nous parler de tous ces films avec un langage de critique d’art pictural. Dans le « Décaméron », ils ont vu Breughel et Le Caravage, Goya et Altdorfer ; ils

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ont retrouvé Bosch dans les « Contes », évoqué Vermeer et Renoir dans le « Dernier Tango ». L’étiquette voudra bientôt faire passer le produit, la pornographie deviendra art et la scatologie, philosophie.Cette année, les femmes montreront, pour la première fois, leurs seins sur la plage de Saint-Tropez, la comédie érotico-musicale « Hair » divisera la France en deux et les sex-shops envahiront d’abord Paris, puis timidement la province.La lecture des « gazettes » - comme dit Nelly qui vient passer quelque temps à Paris et à la Ferme avec ses enfants - nous a apporté les nouvelles de l’élection de Nixon aux U.S.A., et les échos des manifestations contre la guerre au Viêt-Nam, avant le retrait des troupes américaines. La Chine vit la fin de sa Révolution culturelle. Partout quelqu’un part : en Tchécoslovaquie, Dubcek quitte ses fonctions, Willy Brandt devient Chancelier d’Allemagne de l’Ouest; en France, après son échec au référendum, de Gaulle s’en va, Pompidou devient Président de la République.Mais le grand événement de l’année est le 21 juillet, la marche de l’Américain Amstrong, le premier homme, sorti de Apollo sur la lune ! Nous suivons cela sur le poste de télévision de la Ferme voisine, car nous n’avons pas encore succombé à l’attrait de l’écran magique.Tant de films sont à découvrir sur grand écran quand sortent les magnifiques « Z » de Costa Gavras, « Les choses de la vie » de Sautet, « L’amour fou » de Rivette, « Trafic » de Tati.Depuis 1957, lorsque nous avons acheté La Ferme « au bout de la route », depuis le moment où, sans doute possible, nous avons su que là serait notre havre, le visage ridé de la rustique demeure deux fois centenaire resta inchangé.« La Ferme » ne fut jamais, pour nous, la résidence secondaire, l’occasion hebdomadaire du barbecue de l’été ou du feu de bois de l’automne. Elle est le vrai foyer où nous habiterons plusieurs mois par an avec l’espoir d’y vivre tout à fait, d’y terminer notre existence après y avoir vu naître nos petits-enfants... Pendant les premières années, les bruits étaient lents, rythmés par le cheminement du soleil et des nuages. Les basses-cours se secouaient, affairées, dès l’aube, les étables s’ouvraient après la traite, le passage du laitier, et le tintement des bidons de lait ; les chevaux attelés sans hâte partaient bientôt. Les journées s’étiraient, du lever du jour où la terre poussait drue son odeur encore mouillée de nuit, au crépuscule où la brume tamisant les lumières, exhalait les effluves ténus des braises des feux ranimés. Mais peu à peu, chaque saison détruisit un peu plus l’harmonie du paysage qui l’entourait. Tout, en nous, souffrit de cette inexorable dégradation.L’oreille d’abord, qui s’était habituée si bien à la rusticité des sonorités amicales des gens, des bêtes et des choses, n’entendit bientôt plus les pas lents des chevaux. Dans trois fermes, des tracteurs arrivèrent qui firent s’effarer les volailles et les chiens. Un seul cheval resta, vieux et las, dans l’écurie voisine de notre étable. Nous l’entendions taper du fer dans le mur, et s’ébrouer lorsqu’on le lâchait dans la cour. Son maître l’attelait parfois à une charrette bien fatiguée, elle aussi, et le trio vermoulu : vieil homme, vieil animal, vieille voiture se hasardait sur la route. Une de nos chattes, née justement là, s’était prise d’affection pour le compagnon perclus ; elle passait souvent la nuit auprès de lui, ramenant, le matin, l’odeur de paille de la crèche... Le vieil homme pensa abandonner sa ferme, et conduisit son cheval vers quelque abattoir. Bientôt, nos nuits ne connurent plus l’harmonieux bruissement du vent dans les peupliers qu’on abattit et le sinistre crissement de la scie qui les débita fit croasser les corbeaux à la recherche des nids détruits, tombés avec les branches... Le ciel s’encombra plus fréquemment de lourds avions quittant pesamment une nouvelle piste d’envol trop proche et à certaines heures, les sifflements des merles, les cris des hirondelles et les chants des alouettes ne parvinrent plus à se faire entendre. Le nez que n’avait pas choqué la rude odeur du fumier tant celle-ci s’accordait avec les exhalaisons des herbes et des fumées, dut s’adapter à de nouveaux effluves : ceux des engrais chimiques et des produits de traitement des cultures. Plus de subtil parfum de feux de bois s’échappant par les cheminées dans chaque demeure, s’ installèrent cuisinière électrique et radiateurs. L’obsédante odeur d’huile et d’essence qui escorta, sur les routes et dans les champs, chaque auto, chaque tracteur, fit taire les odorants messages du tilleul et du chèvrefeuille. Le pied n’eut plus le loisir de s’attarder sur le sable et les cailloux des petites routes. Les courbes capricieuses furent corrigées ; comblés, les fossés fleuris ! Rasés, les talus bosselés ! Il ne fut plus possible d’y tâter la chaleur des midis et la fraîcheur des soirs ; l’asphalte uniformément répandu, sans vie et sans fantaisie, y fut glacial l’hiver, torride l’été. L’œil, à son tour fut meurtri. Après que furent tombées les flèches des peupliers, les pommiers ronds et les noyers épais furent, à leur tour, sacrifiés et le regard ne connut plus la joie de se poser sur leurs formes éparses dans la plaine. On abrita les blondes

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meules de paille sous de hideuses bâtisses métalliques, on les ensevelit dans d’affreux linceuls de plastique. En moins d’une décennie, le vaste paysage paisible et harmonieux fut encombré de formes diverses : pavillons préfabriqués, à la lisière du hameau dont les vieilles maisons parurent se rapetisser, hangars aux toits brillants, pylônes pour les lignes de haute tension qui tissèrent aux quatre coins de l’étendue, leur monstrueuse toile d’araignée.Enfin, des collines de l’Est aux forêts de l’Ouest, la plaine fut sauvagement blessée. Ouverte par les couteaux géants des bulldozers, elle exhiba, d’abord au printemps, dans le doux pelage clair de la végétation renaissante, l’interminable plaie jaunâtre d’une autoroute en construction. L’été, puis l’hiver virent l’achèvement de la large voie de passage ; l’ancienne petite route nonchalante l’enjamba par un ridicule pont dégingandé; le chemin de terre ne mena plus à rien, et si la demeure est toujours « au bout de la route », il nous faut presque, pour en être encore persuadés, rester sans respirer et sans écouter, enfermés dans le verger, derrière le mur moussu, et contempler au-dessus de nous, entre deux passages d’avions, la course des nuages dans l’étendue encore vierge de notre part de ciel, nous réjouir des seules beautés encore intactes de cette nature qui fut si vraie, celle de nos pierres, celle de nos tuiles, celle de nos arbres.Et voilà que cette année, on nous annonce un projet nouveau l’établissement, de l’autre côté de notre mur, d’une station de secours de la route, pour l’accueil d’ambulances, d’hélicop-tères !Il ne nous restera plus alors qu’à fuir notre « bout de la route », abandonner une nouvelle fois cette tentative désespérée d’enracinement dans une terre accueillante ! Et recommencer, dès cet été, les visites aux agences, pour une vente éventuelle. Malgré cette décision que nous nous apprêtons à prendre, nous passons toujours avec autant de plaisir notre été à la Ferme. Depuis juin, nous y sommes installés, la fabrication des habituelles confitures reprend.Nous avons eu Anne quelques jours avec nous, puis elle est partie avec son papa, dans les Vosges.Miroka qui habite, depuis quelques mois, avec sa fille, à Ris Orangis, pour être près de son travail dans un hôpital nouvellement ouvert à Draveil, fait un court séjour en clinique pour une intervention au pied, avant de partir se reposer en Suisse, au bord du lac Majeur.La petite fille nous revient pour la fin de ses vacances, avec son entrain, sa malice, sa joie de vivre. Elle est très émue d’entrer bientôt « à la grande école ».Je suis triste à l’idée de ne plus avoir ma si gentille petite bonne femme le mercredi et le jeudi. La distance entre nos deux domiciles est trop grande, et Miroka a trouvé un arrangement avec quelqu’un de sa maison qui ira chercher l’enfant à l’école, la ramènera avec ses deux petites filles et la gardera jusqu’au retour de sa maman.

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EXPOSITION 1969

Il m’est impossible de passer un été paisible à la Ferme. Je le regrette d’autant plus que l’autoroute qui traverse le beau paysage et des perspectives de constructions au-delà de notre mur nous font envisager une vente de la maison et j’aimerais y passer encore quelques étés de paix. Je fais des allers et retours entre Paris et Launay, rencontrant des amis de passage à Paris, ramenant des Hongrois pour un séjour à la Ferme, installant dans l’appartement Yolanda Rodio et une de ses amies.J’avais connu Yolanda en 1960 au Danemark où elle était cantatrice, et j’avais trouvé fort sympathique cette Suissesse chaleureuse, expansive et gaie. Son mariage à quarante-six ans, avec son très jeune accompagnateur m’avait surpris, plus que son divorce qu’elle m’annonça dès 1964, en m’écrivant :« J’étais parfaitement heureuse quand je me mariais – et j’étais autant heureuse quand je divorçais. Cela peut sembler absurde mais c’est vrai, et toutes les difficultés avant m’ont donné à la fin, des forces énormes ».Yolanda s’était installée l’année suivante dans une ferme, à Aalborg et elle enseignait le chant au Conservatoire. Nous avions continué à correspondre mais je ne sus jamais pourquoi, elle quitta définitivement le Danemark pour se réinstaller en Suisse.C’est près de Berne, qu’Edmée et moi, avons dîné avec elle, dans une belle vieille maison paysanne, l’année passée. Elle travaille le chant avec le fameux groupe théâtral polonais de Jerzy Grotowski qui a donné à Paris, l’an dernier, « Akropolis » et nous a demandé l’hospitalité pendant un stage ici. Pendant plusieurs années, nous allons continuer à correspondre. Elle installera, en 1972, un Centre Culturel dans un beau Moulin à Lützelflüh dans le canton de Berne, me proposera de participer aux activités du Centre - avec exposition, concerts, conférences... mais je ne verrai jamais la réalisation des beaux projets d’une si charmante amie que je finirai par ne plus prendre très au sérieux. Un délicieux souvenir d’elle: une jolie petite souris de bois qu’elle m’avait apportée à l’Aéroport quand je quittai le Danemark, n’a jamais déserté mon bureau. La mignonne bête est là bien présente, plus que l’amitié d’une femme charmante certes, mais un peu... fumiste.Nous rentrons à Paris pour aller entendre en octobre à la Sainte-Chapelle « L’Ensemble Vocal Féminin de La Haye » qui chante au cours du programme dirigé par Orobio de Castro mes « Quatre chœurs pour voix égales » - avec beaucoup de sensibilité et de finesse.Esther Geminiani enregistre en novembre pour le Canada « Six pièces pour voix seule ».C’est encore la publication de mes partitions qui me préoccupe cette année.Je connais les rapports que Vasarely entretient avec la musique.Il m’avait dit, il y a quelques années :- « Je suis en train de re-étudier les structures de la musique de Bach et je suis troublé par sa similitude d’avec ma pensée plastique. Je me demande s’il y a correspondance temporelle entre les diverses disciplines de l’art ?En temps opportun, vous me serez d’un grand secours pour démêler ces problèmes, hélas, je ne suis toujours pas en mesure de me consacrer entièrement à mon film. Comme pour vous, certainement, la sensibilité s’affilie à la logique, laquelle est une question de patience... ».Il vient écouter les « Sept Transparences » pour quatuor à cordes, que je prévoyais pour lui. Nous parlons d’abord longuement car nous nous voyons très rarement et presque toujours en hâte. Enfin, le magnétophone en marche, je remarque que, fréquemment, il observe sa montre :- « C’est très bien, je ferai la couverture », me dit-il l’écoute terminée.- « Mais pourquoi avez-vous si souvent regardé votre montre... en prenant votre pouls ? ». Je ne puis m’empêcher de lui demander ce détail qui m’a si fort intrigué.- « Mon cher, il m’arrive souvent, lorsque j’écoute de la musique moderne, de sentir mon pouls battre trop vite. Je dois veiller au fonctionnement normal de mon cœur ! A l’écoute de votre musique, je n’ai décelé aucun désordre ! Alors, vous aurez mon dessin rapidement ».J’ai été, moi aussi, tranquillisé quant à l’impact de ma musique ! Mais quand j’ai reçu le dessin de Vasarely, mon cœur, lui, a battu plus vite, tant j’ai aimé l’œuvre!Avec Michel Seuphor, il n’y a aucun problème et c’est un dessin à lacunes très beau qu’il m’offre pour les « Cinq esquisses » pour piano.Marcel Janco, le beau-frère de Jacques Costine chez qui nous l’avons rencontré, vit en Israël où il a émigré, il y a long-temps, après son départ de Roumanie. Il vient parfois à Paris, lorsqu’il y expose. Il a envie de participer à ma « galerie » et c’est le « Concerto pour quatuor à cordes » que je lui propose, pour lequel il me fait un dessin très beau et puissant, plein de rythme.Il y a deux artistes dont j’aimerais avoir un témoignage, d’autant plus que mes relations avec eux, à Berlin et surtout au Bauhaus, avaient été des plus amicales. Hélas, ils sont morts tous deux : Laszlo Moholy-Nagy,et Paul Klee. Je prends contact avec la seconde femme de Moholy-Nagy, qui vit à New York et à qui j’exprime par lettre, mon souhait. Elle m’envoie immédiatement, pour le « Divertimento de Concert n° 1 », une belle gravure sur bois de son mari.Pour Paul Klee, j’ai plus de difficulté, je rencontre d’abord à la Fondation Klee, du Musée de Berne, une détestable bureaucratie et c’est avec Félix Klee, le fils du peintre, que je peux m’entendre. Il me donne facilement l’autorisation de reproduire un dessin qui va orner la partition des « Structures variées pour quatuor à cordes ».Ces couvertures atteignent maintenant le nombre de quarante.

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Nous coupons un dernier trimestre qui va être très chargé, d’abord par quelques jours de repos, à Larchant, près de Fontainebleau. Nous faisons de grandes promenades en forêt. Puis, nous partons pour notre habituel voyage d’automne vers l’Alsace, la Sarre et la Suisse. Mais la saison est bien avancée et nous n’avons pas la belle route habituelle.Depuis quelque temps, des pourparlers étaient engagés pour la création d’un ballet à Strasbourg ; en dépit de la bonne volonté de mes interlocuteurs, celui-ci ne verra jamais le jour : il y aura, toujours dans l’ombre, une infranchissable barrière administrative. Malgré tout, nous ne regrettons pas de passer un peu de temps dans cette ville que nous aimons tous les deux. De là, nous nous dirigeons vers Sarrebruck où des changements sont intervenus à la Radio. La disparition de Karl Ristenpart a amené à la tête du fameux Orchestre de chambre de la Sarre, le Professeur Janigro, d’origine yougoslave, bien connu comme violoncelliste. Un nouveau Directeur de la Musique, le Docteur Bitter, a été nommé par Franz Mai. Janigro, artiste remarquable, peut difficilement s’habituer à un poste fixe ; sa nature indépendante l’empêche de se laisser enfermer dans un travail de direction. Pour cette raison , nos rapports et nos projets resteront assez flous. Le Docteur Bitter, lui, est un homme trop habitué à gérer une administration et pour cette autre raison, nos contacts toujours corrects, se maintiendront sans trop de liant ! Cela ne m’empêchera pas de le recevoir amicalement pour dîner, à la maison, lorsqu’il séjournera à Paris et de le revoir un certain nombre de fois, par la suite, à Sarrebruck. A Baden-Baden, je rencontre le Docteur Barruck, qui dirige la musique à la Radio. C’est un homme aimable, courtois, excellent musicien... mais Boulez règne en maître dans ces lieux ! Je n’ai aucune illusion et je quitte Baden-Baden sans déception, ayant su par avance, qu’il n’y avait pas là, place pour moi, ni pour ma musique... Et pourtant, un peu plus tard, la station demande à l’O.R.T.F., des copies de quelques-unes de mes œuvres de musique de chambre, et elle les diffuse ! C’est inespéré. Nous partons vers Bâle et la Chaux de Fonds où les Seylaz nous attendent. Nous passons une excellente soirée, comme toujours, en leur compagnie. C’est le lendemain, Neuchâtel, puis Beaune, Autun où nous ne pouvons pas nous arrêter, avant de regagner Paris ou m’attend beaucoup de travail.En effet, pendant l’été j’ai fait la connaissance d’un collaborateur du Directeur de l’O.R.T.F., un homme jeune, sym-pathique, agréable et ouvert. Nous nous revoyons plusieurs fois à titre amical. Il s’intéresse de plus en plus à mes activités et admire beaucoup la collection des couvertures des partitions. Au début de l’automne, il me donne une nouvelle qui me remplit de joie : il a mis en route, avec la Direction générale, le plan d’une Exposition des quarante couvertures de partitions, dans le hall du premier étage de la Maison de la Radio. Le principe est acquis, il reste à décider de l’organisation pratique, technique et musicale.Je suis très heureux. Dès ce moment, les réunions se succèdent, avec les responsables désignés, et le service qui organi-se les expositions est officiellement chargé du projet.De mon côté, j’ai mille idées car j’ai envie de donner à cette manifestation un rayonnement et un niveau fort élevés. Je veux que ce soit une joie pour mes amis, une satisfaction pour le public... et une cause de « rogne et de grogne» pour mes ennemis !Dans tous les services de l’O.R.T.F., je rencontre un accueil remarquablement sympathique et tout le monde veut faire le maximum pour une très grande réussite.Les Relations publiques, le service de presse, les responsables des trois chaînes, les services techniques collaborent efficacement. Il se passe aussi quelque chose qui dépasse mon attente et mon imagination : le budget de l’exposition est établi d’une telle façon, qu’on peut engager un architecte - décorateur, qui réalisera l’ensemble.Une seule fausse note : des interviews étant prévues assez longtemps à l’avance, il faut décider des dates avant la fin de l’année. Jacques Chancel me propose une de ses « Radioscopies », mais n’ayant plus de ses nouvelles, je m’engage pour une interview sur France – Inter, dans l’émission régulière d’Annick Beauchamp. Cela ne plaît pas à Chancel qui annule son projet d’émission avec moi. Je resterai ainsi un des rares Contemporains a n’avoir jamais été « radios copié » par Chancel... Si même, grâce à des interprètes, ma musique a, quand même la chance, de se glisser parfois - sans que j’en fusse jamais averti - dans le « Grand Échiquier ! ».Le projet de l’Exposition n’est pas mon unique préoccupation. Je dois répondre à une lettre, envoyée d’U.R.S.S., avec une offre de collaboration à la « Sovietskaya Muzika ».Ma réponse :

2 décembre 1969« Chers Collègues,

J’ai bien reçu votre lettre du 18 novembre, que j’ai lue avec attention. Je dois, à mon grand regret, vous répondre par un Non à votre demande de collaborer au numéro spécial de la « Sovietskaya Muzika » sur Lénin. Et parce que j’aime la franchise, je vous donne, sans détour, quelques raisons :L’attitude générale des membres de la rédaction de la « Sovietskaya Musika » vis – à – vis de moi, me déplait considérablement.Je vous ai fait parvenir, à diverses reprises, des paquets, contenant mes partitions, mes ouvrages, mes publications, ainsi que ceux de ma femme, en particulier au nom de G. Droubatchevskaya. Non seulement aucun n’a été commenté dans les pages de votre revue, mais on n’a même pas cru devoir faire le geste le plus élémentaire de courtoisie de nous en remercier !Une étude de ma femme sur les « Chants de la Résistance française » a été publiée par vous dans votre numéro de novembre 1968. Non seulement le titre de cette étude, ainsi que d’autres détails ont été arbitrairement transformés, mais on n’a même pas cru devoir en envoyer un exemplaire à ma femme – malgré nos réclamations réitérées.D’autre part, l’attitude générale des collègues soviétiques vis – à – vis de moi, atteint un tel degré de discourtoisie, que j’ai dû prendre la décision de m’abstenir à l’avenir de tout contact avec eux.C’est ainsi que, par exemple, « L’Union des Compositeurs Soviétiques », à laquelle un de mes amis français a remis, à

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deux reprises quelques – unes de mes partitions, n’a pas cru devoir réagir d’une façon quelconque, ni me remercier.C’est ainsi que, par exemple, l’envoi de mes partitions dédicacées, ainsi que mes lettres à diverses personnalités du monde musical soviétique – Rostropovitch, Barchai, Niestev, etc. – n’ont eu aucune réponse, aucun simple remerciement.C’est ainsi que, à la suite d’un message reçu par l’intermédiaire de I.V. Niestev, plusieurs de mes lettres adressées à Alexandre Vassilievitch Korneiev sont restées sans réponse…Je pourrais prolonger cette énumération à l’infini… mais à quoi bon ! J’ajouterai, néanmoins, encore un mot très grave, sur un phénomène assez singulier :Il s’agit du compositeur Paul Arma, dont l’œuvre et la vie sont intimement liées à la lutte mondiale antifasciste des décades du milieu du XX ème siècle. Or, on peut établir avec aisance, que jamais encore une seule œuvre de ce même compositeur n’a été, jusqu’ici, jouée en Union Soviétique….Vous comprendrez maintenant, pourquoi ce même compositeur ne désire pas collaborer avec vous, dans le sens que vous lui demandez.Par contre, si vous vous engagez à publier un article de moi, dans lequel je parlerai de mes expériences avec mes collègues soviétiques, alors je suis disposé de vous l’écrire. J’attends votre réponse à ce sujet. Pour terminer, je tiens à préciser que, malgré tout, il y a quand même une seule personne chez vous, qui a toujours agi avec courtoisie à mon égard ; c’est Irina Andreievna Medvadueva, à laquelle je tiens à rendre un hommage sincère … ».Décembre commence par la visite de musiciens mexicains, car des concerts sont prévus, en 1970, à Mexico où nous sommes invités.Mais le mois se poursuit d’une manière insensée avec ses enregistrements d’interviews à passer au moment de l’exposition, ses répétitions pour des concerts proches.Ainsi je rencontrerai une quinzaine de journalistes de France - Inter, Musique, Culture et de différentes revues d’art. Des interprètes, des plasticiens participeront à ces entretiens. Je n’imagine pas encore ce que sera, sur les trois chaînes de Radio, le mois de janvier !Pendant deux jours et au cours de quatre séances, la Cantate « Ruche de rêves » avec les poèmes de Jean Arp, est enregistrée, à l’O.R.T.F., par un petit ensemble instrumental de très haute qualité, « Ars Nova » dirigé par Boris de Vinogradov et avec le comédien Pierre Rousseau. La belle voix souple du comédien est capable de faire tout ce qu’on lui demande, dans une gamme exceptionnelle pouvant exprimer tendresse, douceur, lyrisme viril dont les accents allant jusqu’aux fortissimi, ne deviennent jamais criards. Rousseau manifeste une compréhension du poème que j’apprécie, tant j’ai vécu moi-même avec les mots avant de commencer à les fondre avec ma musique. Nous travaillons sérieusement et les techniciens sont attentifs et savent obtenir des instruments une plasticité sonore bien aérée. Mais comme ma présence dans un studio est toujours marquée par un incident, cette fois, c’est Rousseau qui se prend les pieds dans un câble et se retrouve par terre, dès la première séance ! Incident sans gravité, après un passage du récitant à l’infirmerie, l’enregistrement peut reprendre. Le 11 au soir, le montage est terminé et remarquable. La première diffusion de l’œuvre aura lieu, en janvier, le jour du vernissage, et la bande passera avec d’autres, chaque jour, dans l’enceinte de l’exposition.Le quatuor de l’O.R.T.F. enregistre le 20 décembre, après plusieurs répétitions chez Jacques Dumont, et en studio, les « Sept Transparences » pour quatuor à cordes.Quelques soirées d’écoute, à la maison, coupent encore l’agitation de ce mois de décembre. Elles réunissent une fois Marguerite Arp et Greta, sa secrétaire, les Moosmann, les Rocheman et Marc Laurent de la Radio, pour entendre « Quand la mesure est pleine ». Comme toujours, une discussion suit l’écoute, parfois âpre, avec des arguments intéressants pour le compositeur toujours attentif. Les poèmes de Seuphor sont disséqués autant que la musique. Un dîner improvisé suit, puis Marguerite Arp, l’aînée de nous tous, toujours alerte et curieuse, accompagne les Rocheman au théâtre, où joue leur fille, Cécile.Quelques jours après, ce sont Olga et Marcel Beaufils, les Chatillon - elle dirige l’ « Information du Spectacle » -, le peintre Louis Joly et sa femme pianiste, Yvonne Tiénot et Joe, qui se retrouvent à la maison.Intermèdes dans la turbulence du mois.Une bonne chose n’arrive jamais seule. Après la mise en route de l’exposition, un autre projet prend corps et se réalise. Si j’en avais pris, moi-même l’initiative, cela n’aurait certainement pas aussi bien réussi. L’inattendu a décidément valeur inestimable !Adam Saulnier, le producteur de l’émission « L’Amour de l’Art » à la Télévision, sur la deuxième chaîne, est au courant de tout ce qui se prépare pour l’Exposition, il connaît les quarante auteurs des couvertures, il sait qui je suis, il sait d’où je viens. Il me propose de tourner chez moi un court-métrage pour la télévision, sous le titre « Chez le compositeur Paul Arma », le 30 décembre, qui sera diffusé le 16 janvier, quelques jours avant le vernissage de l’exposition à la Maison de la Radio. J’avoue être bien heureux de cela. Saulnier développe les détails de son projet. Il demande, pour le 30, la présence chez moi de quelques-uns de mes amis peintres et sculpteurs.Il faut se hâter, je lance avec audace mes invitations : Sonia Delaunay, Jean Cassou, Alicia Penalba, Gérard Schneider, Michel Seuphor et Emile Gilioli. Tous acceptent immédiatement. Saulnier, autant que moi est ravi et étonné de cette facilité. Le 30, l’équipe de la Télévision arrive à l’heure précise - et tout le monde est déjà là. Saulnier installe ses acteurs : Sonia Delaunay dans le rocking-chair devant la cheminée de la bibliothèque, Jean Cassou sur un divan, Alicia Penalba par terre, devant le divan de mon bureau, parmi des coussins aux vives couleurs, Michel Seuphor debout en face de moi contre le piano à queue, Gérard Schneider et Emile Gilioli dans la salle devant un coffre sculpté.

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Saulnier fait filmer une sorte d’introduction habile, montrant quelques couvertures à la caméra, puis les interviews commencent, faciles, car chacun est disert, et semble passer des moments agréables, dans cette compagnie. Il y a tant de matière que le film devra être raccourci par de nombreuses coupures, avant de passer à la Télévision, le 18 janvier.Les techniciens qui semblent garder un bon souvenir de la séance où Edmée a su organiser un agréable buffet, me font la surprise de m’envoyer des agrandissements de chacun des participants et même une superbe photo de notre chatte « Moustache » qu’ils avaient admirée, trônant, imperturbable, sur un radiateur, indifférente aux lumières et aux caméras.Nous nous réservons, Edmée et moi, dans l’agitation heureuse de cette fin d’année, deux paisibles soirées à deux; celle de Noël, celle de la Saint - Sylvestre, avant de commencer une année un peu folle !Car une belle année se prépare pour moi avec des joies professionnelles. Je vis décidément depuis plusieurs décennies, pour la musique seulement ; je ne ferme pas les oreilles aux bruits du monde, mais ils sont si peu harmonieux ! 1970 sera l’année des otages, des détournements d’avions. Le Japon, la Grèce, le Liban, le Pakistan, la Jordanie connaissent ce fléau. Plus d’une centaine de victimes. Etrange nouvelle forme de guerre.Beaucoup de rencontres en ce début d’année, avant le vernissage de l’Exposition à la Maison de la Radio.Le poète Jean Clarence Lambert m’invite et je suis surpris de le trouver installé à un étage d’un très vieil immeuble du IIIème arrondissement, ressemblant à un bâtiment abandonné, dans un appartement ultra - moderne, d’un style presque futuriste.L’accueil n’est pas tellement plus chaleureux que le cadre, et je trouve très intellectuelles, les considérations de l’écri-vain sur la musique. Il aimerait entendre une des œuvres dans lesquelles j’ai utilisé des poèmes et il vient, à son tour, écouter chez moi, « Ruche de rêves ». Il est attentif, vide lentement son verre, et le magnéto arrêté, commente aimablement ce qu’il vient d’entendre. En résumé, il aime beaucoup le poème et trouve la musique intéressante... mais il constate qu’elle est fortement influencée par... Debussy et regrette de ne pas y déceler la marque d’une personnalité nouvelle ! C’est franc, net, mais drôle pour moi car je lui fais savoir qu’il vient d’allonger la liste des compositeurs, dont je suis selon certains critiques musicaux, l’épigone ... Bartók, Kodaly, Webern... pourquoi pas Debussy.Il se défend et proteste :- « Je n’ai pas utilisé ce mot « épigone » , j’ai seulement dit « influencé par »... ».L’histoire m’amuse décidément. Nous nous séparons sans plus de projet de revoir.Au milieu de janvier, le plan définitif de l’Exposition est établi par l’architecte Thomas Ostoya. Mes éditeurs, généreux, mettent plusieurs exemplaires de mes partitions à sa disposition. Les services de presse de l’O.R.T.F. sont actifs et inondent les journaux de communiqués.Plusieurs articles paraissent déjà et les interviews se succèdent. Je suis moi-même quelque peu ahuri, en recevant ce « Calendrier des émissions, en liaison avec l’Exposition » cette liste ne concernant d’ailleurs que les manifestations précédant l’Exposition

Les invitations ont été envoyées sous le sigle de l’O.R.T.F., et faites au nom de Roland Dhordain, Directeur de la Radio-

20.1. à 15 heures : MADAME INTER, émission d’Annik Beauchanps( France – Inter )21.1 vers 22 heures : NOUVELLES MUSICALES, émission de Michel( France – Culture ) Hoffman25.1. à 9 heures : CONTEMPORAINS DISCOPHILES, émission de( France – Musique ) Roger Bouillot, consacrée à la discothèque du sculpteur

Emilio Gilioli « Cinq Transparences » pour cordes, xylophone et percussion ( Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F., direction André

Girard )25.1. à 14 h.15 : UNE SEMAINE À PARIS par André Parinaud( France – Culture ) et Lucien Attoun26.1. à 12 h.15 : CHANTS ET RYTHMES DES PEUPLES, émission( France – Culture ) de Paul Arma26.1. à 18 h.30 : NOTRE TEMPS, émission d’Edith Lansac et( France – Culture ) Jean Chouguet, avec Bertrand Jérôme, Michel Seuphor et Paul

Arma26.1. à 22 h.30 : L’ART VIVANT, émission de Georges Charensol( France – Culture ) et Jean Delaveze, avec Jean Cassou, Emilio Gilioli,

Gérard Schneider et Paul Arma27.1. à 9h.15 : LA MUSIQUE ET LES BEAUX-ARTS, émission de( France – Culture ) Claude Samuel, Sylvie de Nussac et Pierre

Cabanne, avec Berto Lardera et Paul Arma27.1. entre 12-13 h. : INTER ACTUALITÉS( France – Inter )28.1. entre 9-10 h. : EMBOUTEILLAGE, émission de Pierre Bouteiller( France – Inter ) et Jean-Pierre Pineau

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diffusion et l’exposition a le titre « Mouvement dans le Mouvement ».Une heure encore, avant le vernissage, je dois être à la disposition de Micheline Sandrel qui filme les panneaux avant l’arrivée du public. Tout le long de la journée, sept télévisions, belge, italienne, espagnole, allemande, suisse, japonaise et encore française, font des reportages.Le vernissage du 28 janvier qui se poursuit de 18 h. à 21 h., nous laissera un bien beau souvenir. Je suis émerveillé par cette foule qui envahit l’Exposition et je peux lire une grande joie sur le visage d’Edmée.L’intérêt manifesté par des personnalités de divers ministères et de la direction de l’O.R.T.F. est inespéré. Les journalistes, accompagnés de photographes, sont nombreux. Et il y a la présence, pendant des heures, de mes amis plasticiens : Anna Eva Bergman et Hartung, Lardera, Chastel, Gilioli, Schneider, Anthoons, Smadja, sans oublier le plus jeune, notre fils Robin.J’ai demandé à Gaston Diehl d’écrire le texte de présentation de l’Exposition. Il a accepté avec plaisir, et il est là, au vernissage avec plusieurs de ses collègues du Quai d’Orsay.« Ce qui semblait une gageure, un rêve impossible, Paul Arma, avec la persévérance et la conviction que nous lui connaissons de longue date, a sur la réaliser pleinement. Rapprocher, associer, accorder les frères séparés – poètes, plasticiens et musiciens – les réunir dans une œuvre commune, appartient presque au miracle, et j’en parle en connaissance de cause pour l’avoir vainement tenté aux débuts du Salon de mai.Cette réussite exceptionnelle, nous l’avons ici sous les yeux, ces quarante artistes qui ont accepté d’apporter chacun leur pierre à l’ouvrage pour constituer, parfois avec l’apport des poètes, au cours des ans, cette tour, cette pyramide où s’étagent les reflets de notre temps.Il fallait la houle fervente, la foi en l’humain de Paul Arma pour entraîner autant de riches individualités ; il fallait son puissant sentiment de créateur pour entraîner autant de riches individualités ; il fallait son puissant sentiment de créateur pour intégrer, harmoniser les possibilités des uns et des autres. Le plus remarquable, à mes yeux, je m’y arrêterai donc, c’est la pertinence, la lucidité de son choix.Faire appel avec intelligence à tel artiste, établir une sélection, n’est pas chose aussi aisée qu’on peut l’imaginer. Ne pas se contenter d’un nom, d’une œuvre quelconque, mais ne retenir que l’essentiel, puis marier, unir étroitement les formes pour dégager enfin ces véritables, ces indispensables correspondances, voici un labeur qui force l’admiration.A la façon des ondes concentriques qui gagnent de proche en proche, l’esprit de synthèse triomphe, s’impose, irradie. Dans le jardin des signes élus par notre musicien, lignes, taches, entrelacs, en dépit de la diversité de leur origine, fusent en gerbes épanouies, se répondent en échos multiples, redeviennent à leur tout éléments mélodiques et vivants.Mouvement sans fin, enchaînement où les échanges se font au plus haut niveau, cautionnés par les meilleurs, par les plus grands noms ou par tous ceux qui allaient bientôt le devenir. Affinités, intuition, sensibilité ; naturellement tout va de pair, mais il faut aussi une faculté de discernement, un pressentiment du devenir qui ne sont pas parmi les qualités si répandues !Mouvement dans le mouvement, pour ne jamais arrêter l’élan, pour profiter du dynamisme extraordinaire de notre époque, pour accélérer cette nécessaire intégration des activités artistiques entre elles, pour se rapprocher d’un langage qui jaillisse du cœur de l’homme et prolonge ses pulsations, voilà l’image, reconstituée à partir des multiples images rassemblées ici, que nous emportons de l’inlassable quête humaine et spirituelle poursuivie par notre ami. Dans le domaine qui lui est propre, dans ses nombreuses créations, ne retrouvons – nous pas un semblable univers à travers des témoignages encore plus convaincants ?L’unité de l’être, l’unité de l’existence, peut-on souhaiter un plus total approfondissement ? A nous de savoir en jouir au mieux ».Nos vrais amis sont là, heureux pour moi. Tant d’inconnus aussi, beaucoup de jeunes.Une de ces présences est particulièrement émouvante, celle d’une auditrice aveugle qui, depuis des années, écoute et enregistre mes émissions, et qui a tenu à se faire décrire par sa fille, l’exposition, panneau par panneau, comme pour conserver un souvenir des musiques qu’elle entend. Nous avons commencé à correspondre l’an passé quand elle m’avait écrit :« Depuis fort longtemps, j’écoute votre voix qui nous présente une émission que j’aime beaucoup car tout ce qui est primitif et près de la nature me touche beaucoup. Cet intérêt est d’autant plus grand que depuis que je vous écoute, je me demande quelle est la glèbe qui vous a transmis ce timbre de voix …».Je lui avais écrit, puis téléphoné. Et j’avais reçu :« Merci de votre lettre, elle est une grande joie pour moi. Ma fille m’a prêté ses yeux de vingt – cinq ans pour la lire. Joies partagées. A vrai dire, je suis étonnée que cette voix connue depuis longtemps devienne brutalement une présence. Je vous connus un jour lointain, assise par terre, face à ma radio, enveloppée dans ma solitude. Cette voix tranquille me fit penser : « Tiens, d’où sort – elle ? ». A partir de ce jour, vos émissions furent longtemps les seules que ma fatigue tolérait. Merci de toutes ces fleurs semées par votre voix dans ma rocaille… ».Comment être insensible à ces témoignages, à cette présence, en ce jour ?Et si je ne suis pas surpris de l’absence de mes collègues musiciens - à l’exception d’amis comme Roger Roger, Jacques Dumont, quelques fidèles, ou de représentants de la radio obligés de faire une courte apparition, l’attention du public devant les panneaux et à l’écoute des œuvres sonorisant l’exposition, est douce récompense pour moi.Et j’aurai, plus tard encore, une autre joie :Pendant plusieurs semaines, se relaient quelques gardiens de la maison qui surveillent les vitrines, où sont placés des originaux de Matisse, de Zadkine, de Braque... Je ne manque jamais de bavarder avec le planton de service. L’un d’eux, le plus jeune, aime m’interroger sur les peintres exposés, sur la musique que les bandes magnétiques diffusent.

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L’exposition terminée, je rencontrerai, dans la maison, le jeune gardien, qui se précipitera vers moi :- « Ah ! Monsieur, comme je suis content de vous voir. J’ai quelque chose à vous dire. Depuis votre exposition, et depuis tout ce que vous m’avez dit, la musique m’intéresse. Et maintenant, chaque fois qu’il y a un concert dans le grand auditorium et que je suis de service dans le hall, j’entrouvre la porte et j’écoute ce qu’on joue. Cela me fait bien plaisir, et comme c’est grâce à vous, je voulais absolument vous le dire ! ».Tout n’est pas terminé avec le succès du vernissage. Des manifestations musicales sont prévues.Indépendamment de la Radio, un concert a lieu Salle Cortot où figurent les « Sept Transparences » jouées par le Quatuor de Saxophones Desloges, et le « Divertimento n° 2 » par le groupe qui prendra plus tard le nom de « Trio du XX ème siècle », avec Nicole Delannois au piano, Pierre Caron à la flûte, Jacques Trouillet au violoncelle.Le 31 janvier, dans le cadre de « France - Musique reçoit », un concert est donné dans le Grand Auditorium, et enregistré pour être diffusé le 7 février, avec l’Orchestre de Chambre dirigé par Girard et le flûtiste Alain Marion. On y donne deux créations : « Deux Transparences pour flûte et orchestre à cordes », et « Structures variées ».Rampal qui devait créer les « Deux Transparences » en première mondiale, est parti en tournée aux États-Unis, et a demandé à Alain Marion, de les interpréter à sa place.Marion est merveilleux, mais comme j’échappe rarement à un incident en studio ou en salle, dès le début de la cadence, une des violonistes de l’orchestre a soudain une crise de toux, qu’elle essaye de maîtriser. En vain, et elle se voit obligée, pour déranger le moins possible l’exécution qui est enregistrée, de poser son violon et de quitter la scène, toujours toussant. Heureusement, Alain Marion ne se démonte pas, continue sa cadence et termine avec un brio remarquable, l’exécution !« Structures variées » pour cordes, est une œuvre particulièrement difficile à mettre au point pour lui accorder toute la clarté qu’elle demande. André Girard comme l’orchestre, réussissent cela remarquablement.Le concert est présenté par Claude Lehmann, mais n’étant pas lui-même très partisan de la musique contemporaine, il a préféré m’inviter à commenter, moi-même l’œuvre. Je reprends alors ce qui avait tant plu, aux États-Unis, quand on m’avait mis devant semblable situation, et je déclare au public que je me refuse à expliquer la musique qui ne s’explique pas. J’obtiens le même succès qu’autrefois. Ce n’est pas du goût de Claude Lehmann qui empêchera ensuite - mais sans succès - que cette musique ainsi « non présentée » soit offerte par les « Echanges Internationaux » à des radios étrangères.Après le concert, un débat, « Les Arts plastiques et la Musique », a lieu au studio 105, présenté encore par Claude Lehmann et Myriam Soumagnac, animé par Roger Bouillot et André Parinaud. Les « Structures variées pour orchestre à cordes » seront dédiées, en septembre 1986 à « Daniel Paquette, en affectueux hommage ». Je recevrai dans quelque temps, à propos de ce concert, une lettre de notre amie Marguerite L. dont j’apprécie toujours la sensibilité et la franchise.Elle m’écrira le 10 mars :« …Je dois depuis longtemps vous écrire car j’ai tenu à ne pas vous dire mais à écrire ce que j’avais ressenti après la soirée musicale de la Maison de la Radio. Ce soir là, ce fut une rencontre avec vous – même. C’était grave et profond. J’ai senti et goûté une expression raffinée et torturée d’infinies recherches de sensibilité et d’émotions.On vous sentait là, Paul Arma, vulnérable et tendu et cette écriture émotive débordait d’éloquence et de sincérité. Je ne pensais pas qu’on puisse autant se raconter dans sa musique. Vous avez réussi, c’est si parfait qu’il n’y a pas de doute à émettre sur la qualité de l’œuvre. Je parle surtout des « Transparences » qui m’ont tenue en haleine avec tant d’émotion. J’aimerais ré – entendre les autres pièces qui demandent une approche plus accoutumée, l’abord est plus difficile.Je vous félicite et je vous redis le prix tout particulier que j’ai attaché ce soir – là, à cette rencontre.Peut – être aurai – je la chance d’être invitée à d’autres partages.Comme je m’en veux de ne pas vous avoir dit cela plus tôt. D’ailleurs, je n’aurais jamais osé vous le dire de vive voix.Il y a, en concert, une transmission qui ne se fait pas par la Radio, dans d’autres conditions de disponibilité. Et ces conditions sont tellement importantes ! …».Dès le lendemain du vernissage, les entretiens et émissions avaient repris et cela va se poursuivre pendant le début de février : le « calendrier » les mentionne dans sa seconde liste aussi variée que la première :

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A cela s’ajoutent les interviews en hongrois, en allemand pour Berlin, Strasbourg II, Vienne, pour Radio Free Europe, pour les sections étrangères de l’ O.R.T.F., pour l’Amérique latine, toutes accompagnées de musique.La presse reproduisant une des couvertures, dans chaque article, est unanime dans ses jugements.Déjà en novembre, l’ « Information du Spectacle » avait annoncé :« Paul Arma, Quai KennedyOn peut parier qu’il y aura foule le 28 janvier, à la Maison de la Radio.L’ O.R.T.F. organise en effet une exposition unique en son genre.L’exposition, qui restera ouverte une semaine, peut – être même dix jours, se composera de quarante partitions du compositeur. Singulières partitions, dont les couvertures sont ornées de dessins et de gravures dus aux plus célèbres peintres et sculpteurs contemporains. La place me manque pour en donner la liste exhaustive. J’en citerai seulement quelques – uns au hasard : Braque, Carzou, Chagall, Sonia Delaunay, Dufy, Goetz, Klee, Léger, Matisse, Mondrian, Picasso, Vasarely, Zadkine…Les artistes vivants assisteront naturellement à ce vernissage. Il ne saurait en être autrement en raison du caractère unique de la manifestation. Car on chercherait vainement, dans les annales de l’édition musicale, une réalisation équivalente. Cela explique, d’ailleurs, l’intérêt que lui porte le service des Relations culturelles du Quai d’Orsay. Celui – ci envisage l’organisation d’une exposition itinérante dans les Instituts Français à l’étranger.Pour ceux qui regretteraient le caractère ,fugitif de l’exposition, je signalerai qu’un livre paraîtra prochainement aux Éditions Saint- Germain – des – Prés : intitulé « Mouvement dans le mouvement » ; il comprendra, à la suite d’un

29.1. à 13 h.15 : PANORAMA CULTUREL DE LA FRANCE, émission( France – Culture ) de Jacques Floran et François Le Targat1.2. à 22 heures : REPRISES SYMPHONIQUES, émission de Gérard Michel( France – Musique ) et Philippe Herson - Macarel

« 31 Instantanés » pour bois, percussion, célesta, xylophone et piano (Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F., direction : André Girard)

2.2. à 1l heures : MUSIQUE AUJOURD’HUI par Georges Léon,( France – Culture ) avec André Girard et Paul Arma

« Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes (Jean-Pierre Rampal, Orchestre de Chambre de l’O.R.T.F., direction André Girard)

2.2. à 12 h.15 : CHANTS ET RYTHMES DES PEUPLES, émission( France – Culture ) de Paul Arma2.2. à 14 h.30 : FAMILLES INSTRUMENTALES, émission de Florian Hollard( France – Musique ) « Divertissement 1600 » pour quatuor de clarinettes (Quatuor de

clarinettes de Belgique Marcel Hanssens)2.2. à 17 heures : MOUVEMENT DANS LE MOUVEMENT, entretien( France – Culture ) de Paul Arma, à l’occasion de l’exposition de ses 40 partitions,

avec Pierre Lhoste « Cantata da camera » sur un Sonnet de Jean Cassou

2.2. à 22 heures : ÉPHÉMÉRIDES DE LA MUSIQUE MODERNE,( France – Musique ) émission de Claude Rostand

« Polydiaphonie pour Orchestre » (Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F., direction : Tony Aubin)

3.2. à 11 heures : MUSIQUE AUJOURD’HUI par Georges Léon,( France – Culture ) avec Jacques Dumont et Paul Arma

« Sept Transparences » pour quatuor à cordes (Quatuor de l’O.R.T.F.) « Six pièces pour voix seule » (Esther Gemignani)

3.2. à 23 heures : VOTRE JARDIN SECRET, émission de Martine de Breteuil,( France – Inter ) avec Jean Cassou et Paul Arma4.2. à 11 heures : MUSIQUE AUJOURD’HUI par Georges Léon, avec Michel Seuphor et ( France – Culture ) Paul Arma

« Quand la mesure est pleine », cantate pour bande magnétique, d’après des poèmes de Michel Seuphor

5.2. à 22 h.15 : ORCHESTRE DE NICE COTE D’AZUR, direction Pol Mule( France – Musique ) « Variations pour cordes »7.2. à 20 h.30 Diffusion du concert du 30 janvier ( France Musique reçoit )( France – Musique )

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avant – propos d’André Parinaud et d’un poème de Jean Cassou, les reproductions de quarante couvertures de partitions de Paul Arma. J’en rendrai compte en temps et lieu ». ( Michel Grey ).Le « Parisien libéré » du 26 janvier commente :« … Ces illustration prestigieuses, constituent la plus belle musique de l’amitié que l’on puisse imaginer… ».Le « Nouvel Observateur » du 2 février souligne :« … En même temps que vingt – cinq émissions de radio consacrées à l’œuvre de Paul Arma ».Les « Nouvelles littéraires » font paraître le 5 février, sous la plume de Jean-Jacques Lévêque :« C’est à une confrontation entre musique et arts plastiques que nous convie Paul Arma. Paul Arma est compositeur, ami de nombreux peintres et sculpteurs. Il a demandé à quarante d’entre eux d’illustrer, chacun, une de ses partitions. Et l’on peut voir ici, le résultat de cette alchimie mystérieuse qui, dans ces dessins, transforme l’émotion sonore en émotion visuelle. Carzou le dit, et le sculpteur Gilioli et le peintre abstrait Schneider. Ils n’ont point donné une transcription, une traduction d’une œuvre définie. Mais la musique est pour eux , un stimulant, une « mise en condition » pour la création. Carzou écoute toujours de la musique en travaillant et Gilioli ne se lassa pas d’entendre la « Septième Symphonie » tout au long des nombreux mois qu’il travailla à l’une de ses œuvres « Les sons, les couleurs se répondent ». »Le « Guide du Concert » du 7 février qualifie « Mouvement dans le mouvement » : « Une exposition de peinture pas comme les autres »... Dans le « Nouveau Journal » du 7 février, on lit :Au carrefour des arts « Là où la peinture, musique, poésie se retrouvent, un art total s’élabore et se concrétise, prépare le langage dont notre société, sans nul doute, a besoin. Paul Arma, à qui l’ O.R.T.F. vient de rendre un juste hommage, a milité ainsi pour édifier, pas à pas, ce carrefour exemplaire où chacun apporte sa part d’idéal, de force et de beauté. L’exposition présentée à l’ O.R.T.F. n’est plus seulement une prestigieuse anthologie de quelques – uns des plus importants artistes contemporains ( il s’agit des dessins et gravures qui illustrent quarante partitions de Paul Arma ), elle est aussi un symbole. Celui des retrouvailles possibles quand un homme universel sait les susciter. La présence de Schneider, Calder, Arp, Mondrian, Soulages, Brancusi, Carzou, Chastel, Kandinsky, Klee, Vasarely, Sonia Delaunay, Hartung, Le Corbusier, Penalba, Seuphor. »Les « Brèves Nouvelles de France » envoyées dans tous les pays écrivent, le 14 février :« … Deux domaines de l’art sont ainsi une fois de plus rapprochés et réussissent à se mettre mutuellement en valeur…».Maurice Meslier écrit le 19 février dans « Information dentaire » : «Eblouissante exposition sous le titre général de « Mouvement dans le Mouvement », mouvement sans fin, dont les prolongements feront l’objet de futures manifestations du même genre. Paul Arma, en effet, veut associer de plus en plus intimement les arts graphiques à la musique… Nombreux d’ailleurs sont les musiciens dont l’esprit crée, en imagination et involontairement, des images architecturales, des rapports de volumes, de couleurs et de tonalités lorsqu’ils écoutent ou même simplement pensent, un texte musical, surtout s’il est orchestré. Ces images, la plupart, ne peuvent ni les reproduire, ni les concrétiser. Paul Arma l’a demandé à des peintres dont la sensibilité était proche de la sienne. Figuratifs et non – figuratifs se sont retrouvés pour servir cette idée.Conformistes ou non conformistes, Paul Arma se refuse à choisir : « J’essaie, dans mon univers intérieur, de maintenir les deux essences du vivant et du construit ». L’avenir lui donnera raison si l’on en croit ce que, la veille de la fermeture, un enfant de quatorze ans notait sur le livre d’or : « Grâce à vous, je sens que je commence à aimer l’art abstrait ! … ». »Dans la « Tribune de Genève » du 25 février, on lit :« Entendez qu’au mouvement dans le temps de la sonate, ou du concerto, correspond le mouvement dans l’espace du dessin ou de la gouache. Paul Arma, dès ses premières œuvres, a eu l’idée d’en proposer l’inspiration à des peintres et à des graphistes. Il a pu réunir ainsi une collection d’œuvres originales où les grandes signatures, Picasso, Klee, Chagall, voisinent avec d’autres moins illustres.- Tous les artistes, me dit Paul Arma, ont accepté cette collaboration sauf un : Salvador Dali, qui m’a dit : « D’accord , mais combien ? ». »Dans une émission de l’O.R.T.F. vers l’étranger, on entend le 25 :« Cette exposition est une sorte de symbole de ce qu’est l’amitié : « ce sont de véritables images de l’amitié, nous a dit Paul Arma, des expressions d’une communauté d’esprit, tout autant qu’une recherche »Parmi d’autres encore, « Micro et Camera » écrit le 2 mars :Les Images et les Sons se répondent...Mouvement dans le mouvement :« C’est sous ce titre que le compositeur Paul Arma a réuni, début février, en une exposition dans le grand hall de la Maison de l’ O.R.T.F., celles de ses partitions que quarante grands peintres contemporains ont illustrées. Chœurs, cantates, quatuors et « transparences » de Paul Arma ont trouvé d’admirables « interprètes » en la personne de Léger, Matisse, de Hartung, de Zadkine, de Manessier, de Calder, de Carzou…Comme l’observe André Parinaud dans l’avant – propos du catalogue de cette exposition : « Depuis un siècle, le mouvement de tous les arts conduit irrésistiblement vers la rencontre sublime des disciplines de la pensée et de la création pour atteindre, au – delà des apparences de la narration, les sources profondes de la sensibilité de l’être ». Paul Arma, poursuit André Parinaud, « est un des très rares inspirés de notre époque qui ait la culture, la conscience claire et les dons pour vivre le rythme de cette grande rencontre des arts ». C’est pourquoi sans doute quarante artistes,

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en une prestigieuse académie, ont été immédiatement inspirés par une musique qui prête aux équivalences graphiques.Toutes les œuvres présentées méritent l’attention, mais si certaines sont particulièrement appréciées par ceux qui connaissent l’œuvre de Paul Arma, d’autres invitent au cheminement inverse et donnent envie de pénétrer cette musique neuve et forte. Ainsi, l’extraordinaire travail de Carzou sur le « Divertimento n° 2 » et ceux de Chagall et de Dufy. Notons que beaucoup de compositions de Paul Arma sont elles – mêmes inspirées d’œuvres poétiques. Juste retour des choses : un poème de Jean Cassou célèbre, dans le catalogue de l’exposition, l’œuvre de Paul Arma ».Comme ce début d’année m’a fait plaisir... mais me dira bientôt quelqu’un de la radio :- « Il faut admettre que vous avez fait pas mal de jaloux avec toutes ces manifestations autour de votre exposition et les commentaires malveillants n’ont pas manqué » !De ceux-là, je vais avoir bientôt des échos !Me voici depuis trente-sept ans en France où je suis venu vivre définitivement. La terre de France est célèbre pour son hospitalité, et c’est vrai. De nombreuses expériences personnelles me permettent de l’affirmer. Mais d’autres expériences personnelles m’obligent parfois à réviser ce jugement. J’ai subi - presque toujours sur le plan professionnel - quelques rudes coups où le chauvinisme et la xénophobie se sont manifestés.Et il me faut trente-sept ans dans ce pays que j’ai appris à aimer si profondément, où j’ai acquis le sentiment d’être moi-même, depuis toujours Français, pour subir un nouveau coup odieux, parmi les rudes coups. Odieux parce qu’il me vient de mes pairs : les musiciens.Tout autre commentaire est superflu. La lecture de la lettre de ma société, la S.A.C.E.M. qui m’est adressée peu de temps après l’Exposition à la Maison de la Radio est suffisante. Elle me parvient, après que certains de mes amis - j’en ai quand même - aient pensé que la Sacem pourrait appuyer la candidature à la Légion d’Honneur qu’ils me proposent de poser.Mais il y a ces succès de janvier et de février ! ! !

Paris, le 20 mars 1970Cher Monsieur et Ami,« Pardonnez – moi si je ne vous réponds qu’aujourd’hui, mais je sais que vous avez été mis au courant de mes voyages à l’étranger. Je me sens très embarrassé en vous adressant cette lettre, espérant cependant que vous la comprendrez.J’avais applaudi très sincèrement, lorsque vous m’en aviez fait part, le projet de l’exposition des quarante couvertures de vos partitions à la Maison de l’ O.R.T.F. Vous savez d’ailleurs que j’avais vivement regretté que notre Conseil d’Administration ait jugé délicat de présenter la même exposition à la Sacem.En revanche, je suis obligé aujourd’hui de vous parler très franchement. Mes confrères compositeurs de musique – et cette fois tout à fait en dehors de notre Société – ont été, je dois vous l’avouer, très vivement troublés par le fait qu’en présentant une exposition de quarante couvertures toutes très intéressante, l’ O.R.T.F. ait accompagné cette manifestation par une série d’émissions qui vous étaient toutes consacrées, du 20 janvier au 7 février. Il n’est pas douteux que c’était là un fait sans précédent, et je me demande même si l’ O.R.T.F. a eu la pensée d’organiser autant d’émissions en deux semaines à l’occasion, par exemple, de l’anniversaire de la mort de quelques – uns des plus grands maîtres français.Je sais combien l’extrême réserve manifestée par mes confrères peut vous sembler déplaisante à un certain point de vue médiocrement confraternel.Si vous aviez de telles pensées, relisez simplement les programmes quotidiens des émissions de l’ O.R.T.F., et lorsque vous aurez mesuré la place misérable qui est réservée à la majorité des plus grands musiciens de chez nous, il me semble que vous aurez quelque indulgence pour les réticences dont je me sens bien obligé d’être aujourd’hui l’interprète.Ceci, bien entendu, n’enlève rien au très grand intérêt de l’exposition qui a été réalisée, ni d’ailleurs à la valeur de vos œuvres. Mais il me semble, et croyez bien que j’ai très sérieusement réfléchi à tout ceci, que le moment n’est pas très bien choisi pour présenter au nom de la Sacem auprès de Monsieur Michelet, votre demande de candidature à l’Ordre National de la Légion d’Honneur.Laissons donc un peu de temps passer, et ne m’en veuillez pas trop d’avoir eu l’obligation de vous interpréter franchement la pensée de vos confrères français.Croyez, cher Monsieur et Ami, à l’assurance de mes sentiments toujours dévoués ».

Georges Auric de l’Institut.Ma première réaction est une profonde indignation. Elle cède vite la place à un sentiment de dégoût véritable. Et une chose devient claire : je dois réagir comme le méritent mes « Confrères français » et leur porte-parole, le Président de la Sacem. Avant d’agir, je désire connaître l’avis de quelques amis et de quelques relations, dont l’opinion peut être intéressante. Je vois Vercors. Il lit la lettre et la pose sur la table, comme s’il craignait de se salir les mains. Il est franc et net :- « Il faut répliquer par la presse, afin que tout le monde soit au courant de ce genre de chose ».Je vois Jean Cassou. Il lit et me dit avec calme et dans la voix, une sorte de pitié :- « Est-ce que Auric se rend compte de ce qu’il fait ? » Au Ministère, je vois Marcel Landowski. Il jette la lettre lue sur son bureau, se lève brusquement et s’écrie :- « Il est devenu fou, Auric, complètement fou ! » Henri Dutilleux me rend la lettre sans mot dire. Je comprends ! Je n’ai pas besoin de mentionner la réaction de Maurice Chattelun, qui partage totalement mon indignation et mon

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dégoût profond...Au sujet de mes « confrères français », bien « de chez nous », je n’ai pas de temps à perdre pour en dire davantage. Mais je ne comprends pas très bien leur honorable porte-parole qui, peu de temps avant d’écrire sa belle lettre, m’a mis au courant de son admiration à propos de mon œuvre « Improvisation, précédée et suivie de ses variations ». Il l’a écoutée, m’a-t-il précisé, deux fois, avec enthousiasme !Il me reste à répliquer à Georges Auric, Président de ma Société de Compositeurs.

17-04-1970Monsieur le Président« Si j’ai tant tardé à répondre à votre lettre du 20 mars dernier, c’est que je tenais à surmonter le choc qu’elle a provoqué en moi, et à trouver la sérénité indispensable, qui s’impose dans un cas de cette gravité.Et si je m’adresse, aujourd’hui, au Président de la Sacem – et non à Georges Auric, avec lequel mes relations personnelles et musicales ont toujours été empreintes d’estime réciproque – c’est parce que la lettre que j’ai reçue m’est adressée sur le papier à en – tête d’une Société, à laquelle je m’honorais, jusqu’à présent d’appartenir ; lettre, donc, de la Sacem, écrite par son Président.Cette lettre du Président de la Sacem m’offense, me blesse et me révolte. C’est justement cela qui m’oblige, aujourd’hui, à vous parler très franchement. Car, je crois à la vertu de la vérité, et il faut savoir regarder la réalité en face. Si l’on n’éprouve pas ce besoin et l’on n’a pas ce courge, alors la vie est dépourvue de sens.Vous vous êtes fait, en qualité de Président de la Sacem, le porte – parole de mes confrères français, pour me communiquer leur indignation en face du « fait sans précédent », que représentaient les manifestations concernant mon œuvre et mes réalisations. Permettez – moi de vous dire, sans ambages, que je conteste énergiquement le droit à quiconque -– confrères ou non, Français ou non – de s’indigner, voire de s’émouvoir devant la place tout simplement honorable qu’acquiert, par son travail sérieux et honnête, un homme présent depuis trente – sept ans dans ce pays.Il y a quelques « faits sans précédents » à préciser dans ma vie de musicien en France, dont peuvent aussi s’émouvoir mes confrères français : Mes travaux et activités en faveur du folklore de la France, pour lequel j’œuvre infatigablement depuis toujours ; mes conférences en France et à l’étranger, sous l’égide de l’Alliance Française et des Relations Culturelles du Quai d’Orsay ; mes innombrables publications qui sont aujourd’hui non seulement dans toutes les écoles de France, mais servent aussi comme livres de classe dans des pays étrangers pour apprendre le français : mes disques parus à l’étranger, concernant le folklore de la France ; des milliers d’émissions consacrées au folklore français dans de nombreuses stations radiophoniques de divers pays- et volontairement à d’autres folklores que celui de la France, à l’ O.R.T.F., parce que le Français a souvent bien besoin de connaître autre chose que sa France, et que j’ai toujours considéré le folklore musical comme un lien, par excellence, entre les peuples.Autre « fait sans précédent », contre lequel ces confrères français ne se sont pas élevés : j’ai été le premier musicien qui, ayant compris l’importance de la musique pour la jeunesse, a, ainsi, créé en France, en 1936, sous la présidence de Darius Milhaud, « Les Loisirs Musicaux de la Jeunesse », dont je fus le Directeur musical jusqu’à l’occupation allemande – donc six ans avant la création des « J.M.F. ».Encore « fait sans précédent », en face duquel ces mêmes confrères français se sont bien gardés de se manifester : j’ai été le seul musicien à avoir l’idée et le courage de risquer quotidiennement ma peau, dans la situation clandestine à multiples raisons dans laquelle je me trouvais, pour recueillir, pendant l’occupation allemande, les chansons créées dans la Résistance française, trésor musicologique, poétique, ethnologique, sociologique et historique d’une valeur inestimable et qui, sans moi, serait tombé dans l’oubli, au lieu de constituer, ainsi, une contribution unique à l’histoire de la France.Toujours « fait sans précédent », ( c’était, d’ailleurs, votre propre expression dans une de nos conversations, mais alors dans un sens admiratif ) : quarante couvertures de partitions d’un seul compositeur – sociétaire de la Sacem – dessinées par autant d’artistes contemporains, parmi lesquels les plus grands ( Picasso, Matisse, Chagall, Braque, Dufy, Léger, Soulages, Hartung, Vasarely, etc., etc., qui furent les premiers, grâce à leur amitié et leur estime pour mon œuvre, à apporter leur concours ) et publiés par cinq éditeurs – également membres de la Sacem – réalisation dont André Parinaud écrit :« … Arma a le sens de l’organique, de la synthèse, la puissance d’expression qui fait voir. Et il suffit, pour s’en convaincre, d’énoncer les quarante noms d’artistes qui ont été immédiatement inspirés par sa musique. Cette étonnante Académie restitue en lignes et en formes le suc musical cristallisé par Arma, tente de donner les équivalences de signes pour répondre au son ; elle permet de comprendre quels liens unissent les disciplines. Les quarante couvertures des partitions du compositeur Paul Arma ne constituent pas seulement le plus belle mosaïque de l’amitié que l’on puisse imaginer, elles sont autant de tentatives d’exploration que le mouvement de l’esprit a lancé vers le grand inconnu …».En face de cette réalisation, « fait sans précédent » dans les annales de l’édition musicale du monde entier, vous avez vous - même ( dans votre lettre du 20 mars dernier ) exprimé votre regret, que le Conseil d’Administration ait jugé délicat de présenter l’exposition à la Sacem.Parmi les « faits sans précédents », qu’il me soit permis de mentionner, avec, croyez – le, un sourire – et qui a un sens profond – le fait, que je crois être le seul compositeur français ( mais j’ai la certitude d’être le seul de ma génération ), qui n’ait jamais encore eu une seule commande de l’État, fait que même Marcel Landowski, dès son arrivée rue Saint – Dominique, a constaté avec beaucoup de regrets… Sans que cette situation ait été modifiée depuis… ! Ce phénomène aurait pu également provoquer une sorte de « réaction de solidarité » de la part de mes confrères français, réaction qui, bien entendu, ne s’est pas produite.Tout cela n’a pas empêché que je sois élu, le seul parmi tous les compositeurs français, comme membre perpétuel à

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l’Institut International des Arts et des Lettres, pour représenter la France.Vous me demandez de « … relire simplement les programmes quotidiens des émissions de l’ O.R.T.F., et lorsque vous aurez mesuré la place misérable qui est réservée à la majorité des plus grands musiciens de chez nous… ».A cela, je ne puis vous donner que deux réponses, les deux représentant des « faits sans précédents ».1. S’il est exact que les « plus grands musiciens de chez nous » sont négligés dans les programmes de l’ O.R.T.F., alors je me demande pourquoi on s’adresse à moi, qui ne suis qu’un producteur – collaborateur de cet organisme, et non à son Directeur Général, auquel il appartient de diriger le fonctionnement juste et équitable de sa maison ;2. Je vous prie , ainsi que nos confrères français, de relire simplement les programmes quotidiens des émissions de l’ O.R.T.F.,où vous constaterez, avec quel étonnement – et avec non moins de satisfaction, je pense – que depuis vingt – cinq ans ( ! ), depuis le lendemain de la Libération, pas une seule mesure de ma musique n’a été jouée dans les concerts de l’Orchestre National, de l’Orchestre Philharmonique, de l’Orchestre de Strasbourg de l’ O.R.T.F. , pas plus, d’ailleurs, que dans les concerts des Associations Symphoniques – pendant le même quart de siècle où mes œuvres sont constamment jouées, en tant que compositeur français, à l’étranger.Il y aurait, je vous l’assure, Monsieur le Président, de nombreux autres « faits sans précédents » semblables à mentionner ; mais à quoi bon. Celui qui ne reçoit pas, après la lecture de ce qui précède, une image enfin véridique, est frappé d’une cécité incurable.Sur le terrain, sur lequel vous avez si malencontreusement placé les événements, je refuse de livrer bataille. Toute ma vie, depuis ma prime jeunesse, témoigne des combats ininterrompus et acharnés contre ce genre de terrain, que je me trouve dans l’obligation de nomme « ségrégation » ou, si vous préférez « discrimination ».D’ailleurs, ce n’est pas un secret pour celui qui désire le savoir, que je suis citoyen français. Et je croyais, jusqu’au 21 mars dernier, appartenir, au sein de la Sacem, non seulement à une communauté de confrères, mais aussi à une communauté d’esprits évolués, où les clauses même de statuts interdisaient la possibilité d’un semblable « fait sans précédent » - en l’occurrence la discrimination, dont je fais l’objet.Si mes confrères français ne savent pas où ils veulent aller, alors – je puis le prédire aisément – tous les chemins les y mèneront. Mais, je puis leur prédire également, qu’il m’y rencontreront toujours, en adversaire résolu.Rien en moi ne me permet de tolérer un acte ou une tendance naissante de ségrégation quelconque qui, pour le moment, au sein de la Sacem, s’applique à un seul sociétaire – en l’occurrence à moi. On sait bien quels dangers recèle cette lame de fond, susceptible de dégénérer en en raz de marée qui, alors, bientôt sans doute, dans la Sacem bien française, deviendra une règle générale….Ainsi que, je l’ai dit au début, cette lettre du Président de la Sacem m’offense, me blesse et me révolte. Elle me pousse même à envisager de trouver une solution légale de présenter, le moment venu, ma démission. Vous comprendrez donc aisément ainsi que nos confrères français, que je ne tienne absolument pas à ce qu’une proposition de candidature à la Légion d’Honneur, en ma faveur, soit présentée, maintenant, par l’organisme qui s’est permis de pratiquer à mon égard cette discrimination.En conclusion, je vous prie, Monsieur le Président, de comprendre que si, cette fois, j’ai rompu la réserve, dans laquelle je me suis souvent enfermé ( malgré des remarques fréquentes, de la part de confrères français, dans le genre de celle – ci « De quoi ce métèque se mêle – t – il avec notre folklore…»: ( sic ), c’est que les choses sont allées au – delà de la limite supportable.Si mes paroles paraissent, à vous et à nos confrères français, quelque peu dures, alors elle ne reflètent, croyez – le, que la vie d’un homme, qui n’a guère goûté ce que l’on peut appeler « quiétude ».Maintenant, il appartient à la Sacem et à nos confrères français de savoir « comment pardonner, Seigneur, à celui que nous avons offensé » - comme écrivait quelque part Georges Duhamel.Vous comprendrez, j’en suis certain, afin que les deux côtés de la médaille soient bien apparents – puisque déjà des bruits commencent à se répandre – que je tienne à ce que ma lettre soit lue au cours de la prochaine séance du Conseil d’Administration de la Sacem.Veuillez accepter, Monsieur le Président, l’assurance de mes sentiments sincères.

Paul ArmaN.B. : Je pars le 23 avril , en mission culturelle, envoyé par le Quai d’Orsay, aux U.S.A. et au Mexique, où j’aurai – outre la première mondiale de mes « Prismes sonores pour orchestre » - une série de conférences dans les Instituts français , ainsi que l’ exposition de mes couvertures de partitions, organisée par la France, exposition à laquelle la Sacem n’a pas cru devoir s’associer… »Grâce à des amis de la Sacem, je serai confidentiellement informé, qu’Auric ne mettra pas, pendant longtemps, le Conseil au courant de sa lettre et de ma réponse. Après mon retour du Mexique et des U.S.A., j’entreprends une série de démarches auprès des responsables administratifs de la Société, jusqu’à ce qu’enfin, un an plus tard, Auric donne lecture de ma lettre seule, omettant volontairement la sienne.J’aurai encore l’extrême avantage de recevoir du Directeur général de la Sacem, à la fin de 1971, une mise au point pour le moins curieuse :« … Je pense… que la sagesse consiste à ne pas donner trop d’importance à un incident ( sic ) qui, en aucune manière, je puis vous l’assurer, n’a altéré l’estime que vous porte la Sacem tant sur le plan de votre œuvre que sur celui de votre personnalité …».Il est bien bon ! et je ne peux m’empêcher - avant de clore ce dossier peu appétissant - de lui écrire encore :« … Il y a des « incidents » qu’une prudente « sagesse » ne saurait ramener à une « juste proportion » !

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Que mes œuvres et ma personnalité soient l’objet de l’estime de la Sacem, vous m’en verriez très satisfait, si elles étaient encore à défendre, mais je me suis chargé de la faire, dans des circonstances autrement plus dramatiques mais aussi plus nettes, parce que j’avais en face de moi des adversaires sans ambiguïté et qu’ils s’affirmaient tels. Ainsi, mon œuvre et ma personnalité ne sont plus à défendre : ils sont ce que j’ai voulu qu’ils fussent envers et contre tout et tous…».Lorsqu’il avait appris, en 1969, le projet de l’Exposition, le poète Gérard Murail que nous voyons assez souvent depuis quelques mois - nous aimons bien l’ambiance qui règne dans la famille Murail avec la gentillesse de sa femme, l’intelligence de ses enfants aux noms romantiques : Elvire, Marie-Aude, Tristan, Lorris - m’a mis en rapport avec Michel Breton, un des propriétaires des « Éditions Saint-Germain-des-Prés », en vue de la publication d’un livre contenant les réductions des quarante couvertures de partitions. J’ai fourni pour cet autre « Mouvement dans le mouvement » 218, les quarante clichés et un Avant-propos que j’ai demandé à André Parinaud :« Les surréalistes rêvaient de trouver le point où cessent toutes les contradictions, où le haut et le bas n’ont plus de sens ; le nœud de fusion de l’esprit et de la matière. Depuis un siècle, le mouvement de tous les arts conduit irrésistiblement vers la rencontre sublime des disciplines de la pensée et de la création pour atteindre au delà des apparences de la narration les sources profondes de la sensibilité de l’être. Paul Arma est un des très rares inspirés de notre époque qui ait la culture, la conscience claire et les dons pour vivre le rythme de cette grande rencontre des arts : sa musique traduit comme les battements du cœur – de ce cœur gigantesque qui vient de naître du mariage de ces corps constitués qui se nommaient Poésie, Peinture, Musique et qui se dissolvent aujourd’hui en Un – une cœur dont il interprète le mouvement de la vie.Je pense qu’en lui revivent les plus vieilles cultures du monde, non seulement les musiques, mais les mémoires des peuples qui sont les folklores et que sa musique n’est que la mise en son des cryptographies ésotériques que l’homme a accumulées au long des siècles et qu’il a le pouvoir de recréer l’esprit de la véritable communauté humaine par le langage musical qui nous replace, heureusement, au - delà des structures civilisées.Arma a le sens de l’organique, de la synthèse, la puissance d’expression qui fait voir. Et il suffit pour s’en convaincre d’énoncer les quarante noms d’artistes qui ont été immédiatement inspirés par sa musique. Cette étonnante Académie restitue en lignes et en formes le suc musical cristallisé par Arma, tente de donner des équivalences de signes pour répondre au son ; elle permet de comprendre quels liens unissent les disciplines. Les quarante couvertures de partitions du compositeur Paul Arma ne constituent pas seulement la plus belle mosaïque de l’amitié que l’on puisse imaginer, elles sont autant de tentatives d’exploration que le mouvement de l’esprit a lancé vers le grand inconnu.L’œuvre de Paul Arma est une grande rencontre de la poésie et la plus moderne, une recherche de la perfection, mais ne nous y trompons pas, les techniques les plus avancées qu’il utilise ne sont que les moyens de dominer les éléments du chaos ; la même fidélité qui inspirait un Bach soucieux d’approfondir le chant spontané collectif et de servir la source cosmique, lui dicte les accents de sa moderne symphonie du monde. La polyphonie qui mêle les couleurs du ciel au chant des grenouilles et la partition unanimiste aux plus hautes spéculations ne fait que révéler l’architecture secrète du cosmos et communiquer les résonances de l’harmonie des sphères.Paul Arma est un moderne magicien, qui veut rendre le monde transparent. Sa musique nous communique un sentiment intense de la réalité de notre présent moderne et c’est aussi, comme le souligne Picasso, un hymne à la jeunesse éternelle de l’homme ».Jean Cassou chez qui Martine Cadieu a fait, avec moi, une interview en décembre, a écrit un texte « Art Poétique» pour accompagner les reproductions :

« Vois comme je suis belle », disait la lignede Zeuxis. « Je suis plus belle », furent les premièresparoles de cette autre, sitôt que née d’une main rivale.

Regard qui les avait entendues, força, pour les départager, tous les sens jusqu’à la pointe du diamantde sa pupille.

Pareil à celui qui est en proie aux criaillerieset aux tiraillements des vendeuses du marché, il allait

de l’un à l’autre fil, ne sachant décider lequelétait plus mince et plus sinueux, ni plus entièrement consubstantiel

au fil de ses propos.« Mais je puis plus encore que parler, disait

chacun, sinon parler plus encore,et dire la perfection qu tend à dépasser toute

perfection, et l’exalter en langue de perfection.Et je puis toujours davantage, car de moi se dérouleton étendue, Regard, et de moi les foisonnantes

parures de la montagne du Matin et de la montagnedu soir,

et si de l’ongle tu m’effleures, surgit l’instant,battant des pieds et des mains, danseur impatient,

2 18 1970. Paris. Éditions Saint Germain des Prés.

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surgit la résonance, amoureuse échappée,surgit la musique des sphères, et les sphères se

sont éteintes dans la profondeur des nombres,comme les ballons d’enfants, envolés au ciel infini

du pauvre square ».

Trois règnes en un règne unique, celui qui s’annonçaitdès avant le commencement,

rythme caché en arrière du premier tressaillement dugerme et que la multitude attend pour sa fête,

c’est toi ! A toi salut ! La multitudete doit le salut, à toi qui le lui donnes, car elle n’existe que par toi,

et tu l’as sauvée de la confusion des eaux et de l’immobile silence du trou informe. Elle respire en toi et par toi, et je respire avecelle, délectablement ;

nulle joie n’étant au – delà du soupir d’amour quimesure la perpétuité.

La rouge mélodie du sang, à tout passage par lechâteau du cœur, énonce une parole,

une parole pour l’arbre, une parole pour le feu,,une parole pour un amour difficile et blessé, une parolepour la bien – aimée,

une parole pour l’explosion d’une poussière,une parole de la parole,parole après parole,parole.

Cela est tel, et ainsi le veulent mes trois règnes :je suis mouvement dans le mouvement,

je suis l’art de tous les arts, sans commencementni fin,

d’un commencement qui toujours commence à une fin qui toujours finit,

une navigation épouse du roulis et jamais interrompue.O Navigation, ma demeure, corps et âme, ô cadencée !Continue d’emporter, dans la mémoire de tes navigateurs,la lettre qu’ils ont reçue, la chanson qu’ils vont

chanter,continue d’emporter, dans leurs yeux grands ouverts,toutes les chansons du monde.

La parution de « Mouvement dans le mouvement » qui aurait dû avoir lieu au moment de l’Exposition, en janvier, a été retardée.Le 14 mars, Yves Mourousi, dans « France – Inter - Actualités », fait une interview avec moi pour annoncer la sortie du recueil.Et c’est le 15 avril qu’a lieu la signature du livre, avec Jean Cassou et André Parinaud, à la Librairie « Saint-Germain-des-Prés ».Le « Bulletin critique du Livre Français » l’avait annoncé dès novembre :« Paul Arma est un des musiciens majeurs de notre époque. Tant il est vrai que les arts n’ont pas de frontière, cette interpénétration l’a conduit à fréquenter nombre de poètes et de plasticiens. Il eut ainsi l’idée de faire illustrer les couvertures de ses partitions musicales par les plus grands peintres. Ses œuvres musicales lui ont parfois été inspirées par des textes célèbres ( Eluard, Claudel, Romain Rolland, etc. ). Ainsi, Paul Arma organise des rencontres. Il est auteur d’une part, catalyseur de l’autre, car il ne s’agit pas de banales juxtapositions, mais d’une intégration, d’une harmonisation des possibilités des uns et des autres. Il faut louer la pertinence et la lucidité de son choix, sa faculté de discernement. « Mouvement dans le mouvement » reproduit, page après page, les quarante couvertures illustrées des œuvres de Paul Arma, Picasso, Matisse, Léger, Dufy, Chagall, Braque, Klee, Kandinsky, Mondrian, pour ne citer que les plus connus, ont collaboré à ces réalisations. « Mouvement dans le mouvement » compose ainsi une petit « panthéon » des arts ».Le livre est commenté à sa sortie dans « L’Information du Spectacle » :« Ce petit livre est d’abord, selon l’heureuse expression de Parinaud, « la plus belle mosaïque de l’amitié que l’on puisse imaginer ». Compositeur, Paul Arma a toujours entretenu d’étroits et cordiaux rapports avec les maîtres contemporains des arts plastiques, ses pairs. Quarante d’entre eux ont tenu à l’honneur d’illustrer chacun une

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couverture de partition et, chacun à sa manière, de traduire en lignes et en volumes le mystère musical.Livre à regarder, donc, bien plus qu’à lire, malgré le très beau poème de Jean Cassou qui célèbre le « mouvement dans le mouvement ». Dessins et pointes – sèches forment un musée en miniature où se rejoignent dans une même harmonie le figuratif et l’abstrait. Livre à regarder en écoutant, si possible, les œuvres de Paul Arma. Car on pénètre ainsi, par une voie royale, dans les arcanes de la sensibilité et de la création artistique. »

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MAISON DE REPOS 1970

L’agitation règne dans la maison pendant ce début d’année, et comme Paul est fort occupé avec ses multiples rendez-vous, je le représente à diverses expositions : Klee, Chagall, au vernissage de Schneider à Vitry, sans me priver pour autant des cours de l’École du Louvre, de plusieurs séances de cinéma par semaine, des Béjart au T N P. Et même, en souvenir de ma jeunesse, d’une soirée à l’ « Intime », cette société isséenne où je chantai. . . à six ans et qui continue à monter aujourd’hui encore ses spectacles. Arlette Leroy, qui apprit il y a longtemps, les pointes à Miroka, y fait danser les élèves de son cours, et par fidélité et plaisir, j’assiste à cette soirée. Un déjeuner me ramène, lui aussi, des années en arrière. C’est celui que donne André Moosmann à plusieurs de ses amis. J’ai connu Moosmann, il y a trente-six ans. Nous nous rencontrions alors au « Cercle International de Jeunesse ». L’avant-guerre, la guerre, l’après-guerre et les années suivantes passèrent sans que jamais nos chemins se croisent. Il y a quelque temps, un ami prononça son nom, Paul le rencontra à la Radio, et nous nous retrouvons ainsi. « Chronique d’une époque » pourrions-nous dire en évoquant nos souvenirs, comme le fait Emmanuel Clancier dans son livre qui vient de sortir. C’est en 1933 ou 1934 que nous nous sommes rencontrés, Moosmann et moi. C’étaient les années de la massive immigration allemande. On demandait à des étudiants, à des jeunes enseignants, d’accueillir les intellectuels antifascistes qui arrivaient on France. Des comités s’occupaient matériellement d’eux. Notre rôle se bornait à essayer d’établir, avec eux, des contacts amicaux, à tenter de procurer à des êtres inquiets, fatigués, quelques moments de détente. Les militants avaient assez à faire pour ne pas ajouter à leur tâche, celle de réunir autour d’eux tous ces réfugiés. Certains de ces immigrés n’avaient joué aucun rôle politique, mais avaient dû quitter le pays dès les premières mesures raciales. Et c’est ainsi que Moosmann et moi avions fait connaissance dans le local que nous prêtaient les Quakers, rue Guy de la Brosse.Nous avons des nouveaux amis : les deux jeunes hôtesses de l’Exposition, deux Martine dont l’une se fait appeler Elise et l’ami d’Elise, un jeune ingénieur qui, abandonnant papiers et diplômes, est devenu forgeron d’art à la campagne. Ils sont fort sympathiques tous les trois, et deviennent aussi les amis de Robin. Nous les voyons souvent et avec grand plaisir.Pour moi, il y a une autre joie : notre petite Anne vient passer à la maison les vacances de février : elle va avoir bientôt sept ans, s’intéresse à mille choses, et chaque jour, elle découvre une nouveauté. D’abord nous allons rendre visite aux hôtes de la volière du Parc voisin.C’est ensuite une révélation pour la petite fille : sa première pièce de théâtre au délicieux Théâtre Mouffetard où Zéphirin le Berger des Nuages l’enchante.Je n’hésite pas, après un déjeuner surprise au restaurant, à la plonger dans l’univers, enchanté lui aussi, de Chagall : découverte de la peinture ! Pour varier les plaisirs, c’est un autre jour, la montée sur la Tour Eiffel, et l’exploration de l’Aquarium du Trocadéro. Un autre jour encore, l’exposition à la Maison de la Radio où la petite fille est éblouie de voir le nom de son Papy, en grosses lettres sur la façade et ultime plaisir d’un programme qui lui laissera de beaux souvenirs une « Pantomime - Polka » au « Kaléidoscope ».Voilà de quoi peupler des rêves ! La petite fille, ravie, retourne à Ris-Orangis, et a bien des histoires à raconter à ses compagnes d’école.Faut-il dire que je suis exténuée ? Le médecin exige que je parte en maison de repos. Je prends le temps de recevoir encore pour une écoute de « Ruche de rêves », une douzaine de personnes et d’improviser un dîner, de convier à une autre écoute « Quand la mesure est pleine », une auditrice qui l’a demandé et qui a amené des amis... La lettre qu’elle écrit pour remercier est si jolie !« …. La simplicité de votre accueil ainsi que votre désir profond de comprendre chacun, nous a tous beaucoup touchés ; de telles rencontres s’inscrivent dans des heures de trêve qui éclairent nos vies …»Un déjeuner avec mon amie Lucienne. . . et je file vers le refuge de Hyères !Je m’arrête à Marseille, pour revoir mes amis Georgette et Georges et ma très chère Madame Poulet et je parviens à Hyères, exténuée.Naturellement, se fait cet habituel échange épistolaire, dans lequel Paul et moi, nous prenons le temps de mettre au point certains sujets que nous n’avons plus le temps de voir ensemble.« … Ne sois pas triste, outre meure, à cause de ta « solitude ». Tu sais que tu n’es pas seule, et comprends seulement mon état d’esprit, le fait que je sois souvent occupé, dans mes

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pensées, totalement préoccupé de mon art et de ma vie d’artiste qui m’absorbent par période, et qui me vident aussi, quelquefois.Je ne suis qu’un homme, un simple homme, et pas un surhomme. Des autres, des amis, de bonnes connaissances, il faut seulement essayer et savoir prendre ou accepter, ce qu’ils sont capables de nous donner…».m’écrit Paul dans une lettre qui m’accueille à Hyères.Mais je suis épuisée :« Pourquoi ne pas envoyer des mots bleus et clairs comme le ciel et le soleil d’ici ? Mais j’ai été terriblement malade cette nuit à Marseille, obligée de la cacher à mes hôtes à l’accueil si chaleureux, dont l’inquiétude m’aurait gênée. Une seule envie, arriver ici « à l’abri », mais aussi un seul désir, rebrousser chemin et rentrer chez nous. Je suis désemparée, comme si j’avais tenu jusqu’à présent un câble solide, tout le long d’un précipice, dont je m’aperçois qu’il devient ficelle et qu’il s’effilochera bientôt, ne laissant rien entre l’abîme et moi.Je veux penser qu’il était temps d’arrêter tout pour moi, de ne pas accepter ta « proximité ». Je dois descendre jusqu’au fond. Je suis en sécurité pour cela ici. Je serais réconfortée si je savais que toi aussi tu as quelque répit… ».Ce séjour, le dernier que je fais dans cette maison, où j’avais trouvé, jusqu’à présent, sérénité et forces nouvelles, n’est pas bénéfique cette année. J’ai de mauvaises nouvelles de Jean Brandon que nous aimons beaucoup. Madeleine s’est logée dans un hôtel tout près de l’hôpital pour être le plus souvent possible auprès de lui, c’est par Claire ou Agnès que nous connaissons l’évolution de la maladie. De Christine Boumeester, que Paul va parfois voir à Villejuif, l’état n’est pas non plus rassurant. Et ici, dans cette maison de convalescence, je ne trouve pas, cette année, les mêmes sujets de réconfort et d’optimisme que pendant mes deux précédents séjours. La fatigue pèse tant sur moi, et est aussi envolé l’élan qui m’a toujours accompagnée, même dans les pires moments. Apparaissent aussi brusquement des regrets...« Je n’arrive plus à ouvrir des yeux amusés sur les choses qui, en apparence sont moches, mais qui , en réalité, conservent toujours un petit coin drolatique à découvrir, et cela m’ennuie bien d’avoir perdu ce sixième sens qui m’a, à plusieurs reprises, permis d’en sortir. Cela reviendra – t – il ? Il le faut, bien sûr, j’essaye de toutes mes forces mais c’est plus difficile que jamais. Il me semble, vois – tu, que nos rapports, - depuis quelque temps – sont pour quelque chose dans cette situation. Il ne s’agit aucunement pour moi de t’empêcher d’être, comme tu l’as écrit « terriblement préoccupé par ton art et ta vie d’artiste ». Tu sais fort bien que jamais, je dis bien jamais, je n’ai regretté cela, aux dépens même – non de ma vie professionnelle que j’ai su réussir – mais de ma vie de mère – on en connaît les résultats ! et de la vie de créateur que j’aurais pu, moi aussi connaître. Tu parles toujours de mon manque d’ambition. Tu sais très bien que je n’ai jamais pu placer l’ambition dans une histoire d’avancement hiérarchique de bonne fonctionnaire ! Où donc alors aurais – je pu trouver le temps et le moyen de placer cette ambition dont tu parles si légèrement au moment surtout, où fatiguée par beaucoup de choses, déçue aussi, je connais les regrets de n’avoir pas eu les moyens de dire ce que j’avais à dire. Ne retenons pas ces recueils qui ne sont que de la compilation où rien de personnel n’existe en fait. Et juste à ce moment où les regrets se font plus vifs – parce que le temps est passé de départ, de « rattrapage » - il n’y a pas entre nous beaucoup de choses où je puisse me raccrocher.Tu ne sembles jamais t’apercevoir que je peux avoir besoin de toi. J’ai passé ma vie, auprès de toi, à paraître forte pour ne pas être un poids pour toi. Mais, maintenant, je suis fatiguée de toujours « faire semblant » ; semblant de rire, faire semblant d’être à l’aise. Une seule réalité : je n’ai pas « fait semblant » - et cela tu ne l’as jamais su parce que justement là, je n’ai rien fait pour «faire semblant» parce que c’était réel, vrai, fort et solide, de t’être reconnaissante et admirative pour ce que tu as toujours été dans ton art : sûr, sans compromission et sans faille. C’est cette certitude de ce que tu étais de ce que tu es, envers et contre tout qui m’a forcée à rester auprès de toi, même quand tout était dur pour moi, même quand j’étais anéantie par ton pessimisme, ta sévérité, ton intolérance, ta mauvaise foi ! Tu restais toujours infaillible devant ce que tu avais à dire dans ton art et cela seul comptait alors. Jusqu’à présent je riais ou voulais ignorer tout du reste. Maintenant, je suis lasse. Peut – être suis – je encore plus sensible à cela parce que je viens de lire deux beaux et bons livres écrits par des femmes : l’un plein d’humour, l’autre de mélancolie, deux livres que j’aurais voulu écrire. mais bah ! il fait gris et je n’aurai plus le temps d’écrire moi – même de si beaux et bons livres»… Bientôt, tout s’arrange pour moi. Je retrouve mon équilibre. Des amis viennent me chercher

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pour aller à Ramatuelle, au Lavandou.Robin est parti avec une des Martine de l’Exposition rejoindre l’autre Martine - Elise et Jacques qui habitent un moulin en Provence. Je les attends en vain. Ils ne passent pas comme c’était presque promis.Je termine mon séjour par une longue conversation avec le médecin qui, depuis mon premier passage ici, m’a toujours suivie. La sensibilité, l’intuition, la psychologie de ce personnage qui ne se contente pas de distribuer des médicaments, m’ont toujours aidée. Il me parle du rôle qu’il tient à avoir comme médecin traitant dans cette maison, d’une manière bien sympathique. J’aborde avec lui la question « psychologue maison » et il dit que c’est son rôle à lui. Il considère que le médecin doit être aussi la « poubelle » - le mot est de lui - où le malade déverse les déchets qui l’encombrent. Mais je pense que ce rôle est épuisant : c’est un homme qui a terriblement vieilli, en huit années : le jeune médecin que j’ai connu la première fois est presque un vieil homme, lourd maintenant de confidences et de confessions.C’est bon de rencontrer un tel être.Pendant mon absence, Paul est parti pour peu de temps en Belgique; ses nouvelles ne sont guère lyriques :« … Mon voyage s’est passé sans éclat, dans le pays des Flamands sans éclat, sans élan…Il n’y avait pas grand monde à la Conférence à Anvers autour de « Quand la mesure est pleine ». Surtout il n’y avait presque pas de jeunes… dans un Conservatoire de Musique… en plein milieu de la Cantate, ils sont partis, car le directeur a oublié de supprimer certains cours et les étudiants et professeurs de l’établissement on dû regagner leurs classes ! Le débat a été intéressant quoi qu’un peu difficile en français dans une ville flamande… Une dame poétesse m’a offert son recueil de poésie en flamand, dédicacé. Au restaurant, j’ai déclenché les foudres du garçon qui ne voulait pas comprendre le français. On m’a traduit un long article, dans une revue flamande, en faveur de l’indépendance de la Bretagne, et contre la tyrannie de la France, le tout écrit dans un langage parfaitement fasciste ! J’ai rendu visite au fils de Marie Gevers, M. Willems, directeur du Palais des Beaux – Arts de Bruxelles. Un projet d’exposition des couvertures, est en route pour 1971.A Anvers, j’ai rencontré Y. ( Madame S., maintenant, dont le mari a une haute fonction ), toujours aussi froide, prétentieuse, retenue comme une vieille vierge craignant toujours d’être violée !J’ai déjeuné à l’Institut avec ton cousin René qui était venu à Anvers, entendre la conférence et la « Cantate ». Nous avons eu un dialogue tout autre que par le passé. Il m’a beaucoup parlé de ses conflits avec les instances hiérarchiques de la communauté religieuse, des erreurs commises par les supérieurs, des injustices imposées d’en haut… C’est un être tout différent – avec bien entendu, la discipline observée, pour éviter, dit – il avec lucidité, l’anarchie ».Nous nous retrouvons bientôt à Paris et c’est le départ pour Mexico.

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MEXIQUE 1970

Par Lan Adomian, cet ami de jeunesse connu aux États-Unis et avec lequel je corresponds depuis l967, j’ai appris l’exécution de mes œuvres, à Mexico, par le violoniste et compositeur, Manuel Enriquez. Celui-ci vient à Paris et m’apprend que le jeune et déjà célèbre chef de l’Orchestre de l’Université de Mexico, Eduardo Mata, Prix Kussevitzki, désire créer une de mes œuvres dans son pays. Effectivement, Mata et sa femme, lors d’un de leurs brefs séjours en France, viennent nous rendre visite et il est convenu qu’il créera, à Mexico, les « Prismes sonores ». Il tient absolument, que l’auteur soit présent à cette création. Ce désir, du côté mexicain, m’incite à avertir le Quai d’Orsay de ce projet. Tout ce qui paraît, de prime d’abord, très compliqué, se résout vite, sans problème. Yves Mabin, une bonne relation res-ponsable du service des missions artistiques, prend les choses en main et obtient la collaboration de l’Ambassade de France de Mexico, de l’Alliance Française, de l’Institut Français, du Conservatoire de Mexico. En un mot, tout se règle en une quinzaine de jours.Maria Teresa et Lan Adomian nous offrent l’hospitalité pendant la durée de notre séjour, et préparent l’accueil chaleureux d’amis et de musiciens.Le départ menace brusquement d’être compromis. Comme chaque année au début de printemps, je dois me présenter chez le médecin du travail, en tant que producteur - délégué a l’O.R.T.F.. Il m’examine très soigneusement et très longtemps, écoute mon cœur. Cela me paraît un peu suspect et quand je lui précise que je partirai prochainement pour Mexico, il me dit, presque avec cynisme : - « Monsieur, vous ne savez probablement pas que cette ville se trouve à 2 500 mètres d’altitude. Si vous y allez, on vous ramènera, à coup sûr, les pieds devant » ! Dès le lendemain, je vois notre médecin de famille, qui me connaît depuis fort longtemps et quand je lui parle de ce pronostic pessimiste, il me conduit chez son cardiologue. Examen minutieux suivi d’un verdict encourageant :- « Vous pouvez partir, mais vous ne devez ni courir, ni monter d’escaliers rapidement pendant les trois premiers jours. Rassurant ! »Je suis ses conseils et, sans doute aidé par le whisky qu’on dit là-bas, excellent pour le cœur, je reviendrai en parfait état.Nous prenons donc l’avion le 22 avril au matin pour New York, d’où nous repartons presque aussitôt pour Mexico, où nous arrivons le soir même, par une chaleur torride. A l’aéroport, nous sommes attendus par un représentant de l’Ambassade et par Lan et Maria-Teresa qui nous conduisent chez eux. Ils mettent un de leurs deux appartements à notre disposition. Le lendemain matin, notre première sortie est protocolaire : visite de courtoisie à l’Ambassade de France, ou nous sommes reçus par le Conseiller Culturel, Monsieur Pommier, dont la femme, claveciniste, donne pas mal de récitals en Amérique Centrale. Visite également à l’Institut Français, où le directeur me communique la date, l’heure et le lieu de ma conférence, avec l’audition de « Quand la mesure est pleine » et l’enregistrement de l’œuvre pour la Radio, qui la diffusera quelques jours plus tard. On me donne d’ailleurs toutes les dates des activités prévues officiellement pour moi. L’administration française ayant, dès lors, rempli ses fonctions, nous ne verrons aucun de ses représentants assister aux manifestations, ni surtout à la création d’une œuvre d’un compositeur français en mission culturelle, alors que plusieurs personnalités officielles mexicaines me feront l’honneur et le plaisir d’être présents !Dès notre première après-midi chez les Adomian, je demande à Lan de nous faire entendre une ou deux de ses œuvres récentes. Il choisit deux œuvres symphoniques très différentes. Je suis émerveillé par la virtuosité des orchestrations. Lan est un maître en ce domaine : le lyrisme est là, les lignes mélodiques sont solides. Peut-être un manque de rigueur du côté rythmique enlève un certain élan à cette musique dont je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’esthétique.Il me semble qu’existe, dans la vie de cet ami d’antan, un élément qui joue un rôle important et qui l’empêche de se battre énergiquement comme il l’a fait, autrefois, pour des causes qu il jugeait justes, comme s’il était devenu moins combatif , même pour sa propre musique. Je comprends mieux lorsqu’il nous dit ce qui lui est arrivé, et qu’il considère comme la chance de sa vie :- « Une personne que je ne connais pas, et qui avait entendu ma musique et mes enregistrements, m’a fait demander si j’accepterais des « appointements » qu’elle me verserait. J’ai accepté. Je ne pense pas que je rencontrerai jamais cette personne : je pense qu’elle n’habite pas le Mexique. Et voilà, mon ami » ! Chance pour un compositeur ? Rien n’est moins sûr. La création ne va pas sans combat !Durant tout notre séjour, Maria-Teresa et Lan s’ingénient à réunir, autour de nous, lorsque mon emploi du temps officiel me laisse libre, leurs amis musiciens, écrivains, plasticiens. Ils organisent plusieurs soirées « open house », ou ils invitent aussi des Français et nous sommes émus de trouver tant de chaleur dans cette amitié retrouvée.Mais je suis à Mexico pour « travailler » aussi :C’est dans une très belle grande salle, dans le cadre de l’ « Institut Français d’Amérique Latine », devant un bon public, que je fais ma conférence et donne à entendre « Quand la mesure est pleine ». L’œuvre est enregistrée par la Radio pour être diffusée le lendemain. Il y a ensuite l’Exposition des couvertures de partitions, à l’ « Alliance française », où je parle du folklore musical de la France avec les enregistrements habituels.Mais c’est au Conservatoire que j’ai le plus de plaisir, en présentant encore l’Exposition et surtout en parlant devant un public d’étudiants et de professeurs. Causerie illustrée de fragments de mes œuvres que je me garde bien de commenter, d’expliquer. Je songe toujours à cette phrase de Matisse : « Nous ne sommes pas maîtres de notre production ; elle nous est imposée ». Je propose de répondre aux questions qui peuvent m’être posées. On traduit questions et réponses. Une des plus intéressantes remarques qu’on me fait est celle-ci : « Nous sommes ici nombreux, qui étudions la composition

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musicale et nous sommes en face de multiples tendances esthétiques et techniques. Il y en a tellement, qu’il nous est de plus en plus difficile de choisir le meilleur chemin. Il y a six mois, Pierre Schaeffer nous a parlé de la musique concrète. Nous lui avons demandé, comme maintenant à vous, quel est le meilleur chemin vers l’avenir ? Il nous a répondu simplement: « Si j’avais déjà réussi de composer une œuvre de trois minutes que j’aurais pu considérer comme parfaite, alors je serais un homme très heureux ».Il y a trois mois, grâce à l’Institut Goethe, nous avons eu, ici même, une conférence de Stockhausen. Nous lui avons posé la même question. Et nous avons reçu sa réponse laconique : « Suivez-moi ; c’est là le bon chemin ! ». Maintenant, nous vous demandons, à vous, de nous répondre, si vous le voulez bien . Ma réponse : « Ne cherchez pas, à l’extérieur, la signalisation du meilleur chemin que vous devez prendre. Obéissez aux seuls conseils de votre propre cœur, de votre propre esprit, de ce qui est à l’intérieur, en vous-même. Ils vous indiqueront incontestablement le meilleur chemin. Et laissez les autres chercher le faux chemin ! ».La répétition générale des « Prismes sonores », à la Cité Universitaire, a lieu le 2 mai. C’est une expérience, pour moi, émouvante. Le chef, comme les musiciens de l’orchestre, ont une grande sensibilité latine, inhabituelle en Europe. Je ne veux pas dire que l’orchestre est meilleur que nos meilleurs orchestres européens, mais il possède incontestablement, une subtile nuance de délicatesse très attachante.Le soir, l’immense amphithéâtre est si plein, que des auditeurs sont debout. La perfection de l’exécution dépasse les promesses de la répétition générale. Le public le sent, qui applaudit Eduardo Mata, les interprètes et... le compositeur. C’est la première fois qu’une œuvre d’un compositeur français est créée en première mondiale à Mexico. Pour les Mexicains, cela a de l’importance et c’est pourquoi, il y a, dans la salle, des personnalités du Ministère des Affaires Etrangères, de celui de la Culture... Du côté français, Ambassade, Consulat, personne ne juge utile de se déranger Il paraît que tout le monde est parti prendre l’air pendant le week-end ! Ce n’est pas moi qui le remarque, ce sont les Mexicains qui s’en étonnent !Le concert est répété le lendemain à midi, au Théâtre Hidalgo, dans le centre de la ville devant un public encore nombreux et avec une exécution aussi brillante.Des jeunes amis des Adomian, Julian, mexicain, Suzanna, allemande, nous emmènent souvent en voiture, à travers la ville, du Marché aux Puces à la Place des Trois Cultures, de sinistre mémoire où tant de jeunes furent tués pendant les émeutes étudiantes qui précédèrent les Jeux Olympiques de 1968 -Et nous lisons aussi cette inscription émouvante :« Ici, le 13 août 1521, Tlatelolco héroïquement défendu par Cuauhtémoc, est tombé aux mains de Hernan Cortès. Ce ne fut ni un triomphe, ni une déroute, ce fut la douloureuse naissance du peuple métis du Mexique d’aujourd’hui ».Nos amis nous conduisent à Teotihuacan. Inoubliable site austère, rougeâtre, écrasé de soleil, où se dressent la Pyramide de la Lune et la Pyramide du Soleil, où s’allonge l’Allée des Morts. Nous allons par le désert des Lions à Toluca, un jour de marché. Mais nous sommes bien déçus : éventaires pleins de bricoles banales où les cuvettes de plastique sont aussi abondantes qu’au marché... d’Arpajon ! Nous découvrons quand même une petite place occupée par des monceaux de poteries. Les Indiennes des environs viennent s’y approvisionner et remplissent leurs châles, de plats et de pots, avant d’en nouer les quatre coins et de le jeter sur leur dos.Nous déjeunons chez les Mata et nous passons une inoubliable journée chez le peintre Rufino Tamayo dans sa belle maison du quartier de San Angel. Nous avons le même goût l’un et l’autre pour la chanson et les arts populaires et cela nous lie déjà. Le peintre au beau visage évoquant tellement une tête sculptée zapotèque, nous ouvre sa belle demeure où se côtoient de si heureuse façon l’art moderne et l’art traditionnel. Une sculpture de métal du fils de Bunuel est placée non loin d’une collection de poteries anciennes et nous déjeunons dans des porcelaines et des cristaux, sur une table dont le verre protège les traditionnels papiers découpés. Olga Tamayo nous ouvre dans sa chambre des tiroirs de meubles anciens regorgeant de pierres et de minéraux, souvent sources d’inspiration pour le peintre, et qui enrichiront dans quelques années, avec des pièces d’art préhispaniques, le Musée de Cuernavaca.Tamayo nous emmène après le déjeuner dans son atelier où nous découvrons - en avant première - des toiles qu’il exposera en 1974 au Musée d’Art Moderne de Paris. Certaines œuvres sont musique, presque toutes évoquent un monde disparu, une civilisation enfouie dans le souvenir mais dont les résurgences sont encore vivantes. Les personnages pourraient être sculptures. Les couleurs sont franches, mais sauvages, aux convergences sensuelles, semblables à celles des massifs floraux lumineux qui bordent, en bas de la maison, la pelouse d’un vert cru que rafraîchissent les transparences d’eaux en jets.Nous quittons nos amis Maria-Teresa et Lan après une dernière soirée, où nous faisons mille projets d’avenir. Maria-Teresa fera un court séjour à Paris en 1974. Nous la reverrons à différentes reprises à ce moment.Avec Lan, je garderai seulement des rapports amicaux par correspondance.Sa renommée deviendra internationale avec de nombreux Prix : UNAM, Goethe Institut, Guggenheim, Memorial Fondation, Université de Haïfa - Israël.

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MARIA – TERESA 1970

Ce voyage vers Mexico, c’était mon premier vol - je ne compte pas le dérisoire Nice - Calvi, sur une sorte d’autobus volant - et j’étais fort impressionnée. Je me suis impatientée des longueurs à Orly, suis parvenue difficilement à assimiler fuseaux et décalages horaires et si jusqu’à New York j’étais intéressée par la nouveauté de l’aventure, je me suis endormie justement après le changement d’avion et entrouvris à peine les paupières alors qu’il aurait fallu admirer le splendide ciel flamboyant au-dessus du golfe du Mexique. Officiellement, c’est à 20 h.40 que nous sommes arrivés à Mexico, à l’heure où commence à peine la soirée, alors que pour nous ce serait à Paris, le gros sommeil !La chaleur nous a surpris malgré les vêtements légers que nous portions : nous arrivions du printemps aigre, au plein été. Des gestes joyeux nous appelaient de l’autre coté de la barrière d’arrivée. Comme par miracle, nos valises ont été dédouanées par un envoyé de l’Ambassade de France - c’est un de ces privilèges appréciables mais pourtant peu équitables -. Il semble d’ailleurs que ce soit une des tâches les plus importantes de nos services français à l’étranger.Je ne veux pas trop dauber sur nos organisations culturelles, ce serait méchant, bien que justifié... Peyrefitte, Lartéguy, d’autres ont écrit la - dessus... Ne pas insister est décent... mais on imagine volontiers les fonctionnaires de nos institutions françaises préoccupés par les arrivées, intempestives bien que prévues des conférenciers, acteurs, musiciens, peintres que leur délègue, à des fins culturelles, la mère Patrie, et qui viennent perturber fâcheusement les confortables existences des gens « en poste». On s’occupe, avant tout, de faire « gueuletonner » dans quelque réception ou restaurant obligatoirement français, de préférence à l’enseigne de « La Bourgogne » ou de « L’Alsace » (publicité gratuite ?) lesdits porteurs de culture, avec photo à paraître dans le journal « France X ». Nous, nous suivons les Renaud - Barrault et précédons Marceau dans cette ronde d’accueil où il reste à peine de temps et de moyens pour emplir honorablement les salles de théâtre, de concerts, de conférences. Mais après tout, les notes de frais sont envoyées régulièrement à Paris. Quant à la culture française, elle se porte assez mal, merci.Formalités de douanes esquivées, nous avons échappé à la corvée restaurant, car nous attendaient Lan et Maria - Teresa auxquels nous a confiés, bien content, l’envoyé de l’ambassade.Lan et Paul se sont reconnus après quarante années d’éloignement, mais après s’être retrouvés par lettres depuis trois ans, et nous avons fait la connaissance de Maria - Teresa.Neuf heures du soir à Mexico, c’était pour notre cerveau ensommeillé trois heures du matin. Nous avons secoué notre fatigue et notre léger ahurissement pour être au diapason de leur accueil chaleureux.Une voiture nous a emmenés dans une ville qui, de l’avion déjà, pointillée de feux, nous paraissait immense. Des lumières éblouissent, mais des zones d’ombre leur succèdent, animation, silence ; la voiture suit des avenues, des ruelles, des autoroutes en pleine cité, longe des terrains vagues qui se terminent au pied de gratte-ciel, se faufile dans des embouteillages frénétiques ou ne règnent aucun respect de code, aucune logique apparente. Côte à côte, luxe outrecuidant et misère sordide.C’est ce premier visage de Mexico qui restera le vrai. Nous avons été bien aises d’arriver chez Maria-Teresa et Lan. Nous nous sommes réjouis du calme du parc sous les fenêtres, de la beauté de la bougainvillée baignée de lune grimpant jusqu’à l’étage.J’ai ressenti immédiatement une grande sympathie pour Maria - Teresa qui a encore sur le visage les traces des tortures endurées pendant la guerre qu’elle fit, dans son pays, l’Espagne, aux côtés des Républicains, et dans le cœur, l’irrémédiable deuil de l’enfant qu’elle n’aura plus jamais, après avoir perdu celui qu’elle portait alors.Elle a plusieurs doctorats et enseigne la biologie à l’Université, mais elle est aussi graveur et toutes ses œuvres montrent un monde enfantin aux sourires souvent tristes, sourires de guerre, sourires de pauvreté, sourires de détresse. Au-dessus de notre lit, le petit visage d’Anne Franck sur l’arrière-plan sinistre de cheminées de crématoires. Le sourire de Maria -Teresa est si souvent triste, lui aussi...Chez Maria - Teresa et Lan, nous avons rencontré des gens venus se réfugier au Mexique de tous les coins du monde, et la cuisinière indienne servant à tous moments de minuscules tasses de café. On parlait toutes les langues, Paul retrouva un Allemand connu à Berlin, puis à Paris en 1937, une Hongroise qui, petite fille, admirait alors, à Budapest, le grand garçon qu’il

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était déjà. Il y avait aussi des Mexicains aux curieuses chemises roses ou mauves, des Mexicaines souvent très belles, parfois vêtues de robes paysannes brodées.Et ce furent deux semaines de découvertes, curieusement freinées de recommandations surprenantes : « Ne prenez pas l’autobus, il y a souvent des accidents et on y attaque les voyageurs ! ». « Ne prenez pas n’importe quel taxi, il y a des gangs dangereux ».« Et ne vous aventurez pas seuls dans les rues, vous vous perdriez ».Cette sollicitude nous amusera d’abord, mais je finis par trouver lassante cette pusillanimité et Paul étant de son côté fort occupé, je rusai pour secouer le joug amical de nos hôtes, sans les blesser.Je me lançai seule, à pied, à la découverte du Parc de Chapultepec et de son musée d’anthropologie, un des plus prestigieux du monde. Je pris courageusement un taxi « collectivo » qui me roula bien sûr de cinq pesos, mais me transporta sans autre catastrophe. Je marchai dans la ville, interminablement. La cathédrale était pleine de mères et de bébés, des centaines de bébés, pour une « tournée de confirmations ». Bébés indiens sages, pleurs rares, on me le confirma : les bébés indiens ne pleurent presque jamais.Nous avons fait connaissance avec la pratique de « la mordida », la corruption si liée à la vie mexicaine, qu’elle en devient sujet de plaisanteries et d’habitudes :La voiture de l’ami qui nous promenait a été arrêtée à un carrefour par un agent qui s’approcha de la portière sans dire un mot. Nous vîmes avec stupéfaction notre ami présenter à l’agent, avant toute chose, son permis de conduire dans un étui d’où dépassait un billet de cent pesos. Avec non moins de stupéfaction, nous vîmes l’agent prendre le billet, rendre le permis et faire signe de rouler !A nos questions, notre ami de répondre en riant :- « Non, je n’ai commis aucune infraction, mais si je n’avais pas compris tout de suite ce que voulait le flic, ma plaque de voiture aurait été retirée et j’aurais dû aller la chercher au commissariat où « l’amende » aurait été bien plus salée ! »Parmi tous les nouveaux amis que nous nous sommes faits à Mexico, je m’attachai surtout à Maria -Teresa. Cette femme, de grande intelligence, qui a un poste important à l’Université et un grand talent d’artiste, semblait à la dévotion de son mari. Je ne parviendrai jamais à comprendre tout à fait le caractère de Lan. J’ai eu l’impression que, parti très tôt d’Ukraine, et malgré ses années passées aux U.S.A., il a adopté, dès son installation au Mexique, une mentalité machiste très sud-américaine. Mais cela n’était pas mon problème. Je regrettai seulement que Maria - Teresa fut trop souvent effacée derrière Lan. Elle parvient heureusement à se maintenir autonome dans son métier - et dans son art -. Mais pourquoi ces gestes de complaisance exagérée.- « Maria - Teresa, mes cigarettes ! » - alors qu’il y a tout près, Maria, la bonne qui pourrait éviter à Maria - Teresa de se lever -- « Maria –Teresa, ceci ! »- « Maria - Teresa, cela ! »J’ai bien souvent eu envie de dire :- « Et si tu te levais toi-même, pour une fois, Lan ! » Une autre chose m’a surprise, chez Lan.Alors que nous revenions en voiture du concert donné à la Cité Universitaire où Paul avait remporté quelques succès, Lan, d’un ton tragique, me glissa le plus sérieusement du monde :- « Maintenant après ce succès, je comprends que ma musique ne vaut rien, et je n’ai plus qu’à me suicider, ce que je vais faire ! »- « Pourquoi pas ? Puisque tu n’as pas la simplicité de te réjouir tout bonnement du succès d’un ami et que tu connais bien la valeur de ta propre musique ! ».Lan me contempla, ahuri. Cet homme me dérouta, tant chez lui, des réactions infantiles accompagnaient un immense orgueil. Quelqu’un de son entourage à qui nous avons demandé - ayant constaté quelques fissures dans notre amitié - si nous avions, en quelque chose, blessé Lan et Maria- Teresa- Oui, vous avez blessé Lan, et j’ose croire Maria - Teresa aussi. Lan veut être entouré non pas d’amis, mais d’admirateurs. Il est habitué à être servi, à être écouté en maître absolu. En ce qui concerne Maria - Teresa, Lan est pour elle, l’enfant qu’elle n’a jamais eu. Elle le cajole, le gâte, le dorlote et ne peut souffrir qu’on le taquine. Ajoutez à cela qu’ils n’ont, aucun des deux, le sens de l’humour. Lan est sérieux, formaliste, je dirais même tragique. Or, vous

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arrivez, pleins de joie de vivre, en vieux copains, quand Lan aurait voulu rencontre plus solennelle ; vous le taquinez et, fait inadmissible, vous osez discuter avec le Maître, sans tenir compte que sa voix est sacrée. Vous l’avez désarmé, il est désolé. Il cherche la consolation auprès de Maria - Teresa... et les questions que vous vous posez, c’est plutôt dans Charcot, Freud, Fromm ou Jung qu’il faut chercher !

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NEW YORK 1970

Nous quittons Mexico pour New York. A notre arrivée à l’aéroport Kennedy, nous ne sommes pas surpris d’être attendus par un des attachés culturels de l’Ambassade de France. Grâce à lui, une nouvelle fois, la douane s’efface.Nous attend aussi un de mes camarades de jeunesse, en Hongrie, que j’ai perdu de vue depuis très longtemps, et qui a repris contact avec moi depuis peu, Gabriel Hackett. Après avoir quitté, assez jeune, la Hongrie, Gaby Hackett vécut quelques années à Paris, puis s’installa à New York où il est devenu photographe. Il a, à côté de Carnegie Hall, un atelier et une agence photographique. Au courant de tout et de tous, il a des relation dans tous les milieux, et c’est lui qui m’obtient des contacts avec des radios.L’attaché culturel nous propose, après nous avoir conduits à notre hôtel, de passer la soirée au théâtre où jouent Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault.Je lis sur le visage d’Edmée qu’elle n’a nulle envie de retrouver Paris, à New York, où elle vient pour la première fois et je prétexte des rencontres prévues depuis longtemps pour, poliment, refuser l’invitation.Mais c’est quand même la France que nous retrouvons au restaurant français où Hackett nous convie !Il fait à New York une chaleur atroce, mais nous supportons encore plus mal que l’air torride, l’air glacé que nous dis-pensent partout les climatiseurs.Nous allons passer près de deux semaines intéressantes bien chargées.Pendant mes activités professionnelles, Edmée fait avec délectation la découverte d’une ville qu’elle aime d’emblée. Si c’est avec réticence qu’elle m’accompagne à certains rendez-vous officiels obligatoires, elle est en revanche très heureuse de faire la connaissance ou de retrouver de vieux amis à moi. L’ASCAP ( la Société des Auteurs et Compositeurs de Musique américaine) ayant appris que je passais quelques jours à New York, organise un déjeuner dans un restaurant... français naturellement ! C’est Hackett qui fait, pendant le repas, les photos pour la presse.L’ambiance est agréable, tout le monde est gai, car les vins français sont bien choisis et je m’aperçois brusquement qu’Edmée qui comprend mais parle fort mal l’anglais, entretient une conversation très animée dans un anglais sans faute ! Elle me dira ensuite que Martini et vins aidant, ses complexes linguistiques l’ont sans doute abandonnée et qu’ont ressurgi les connaissances acquises !Vivian et Ben Karp viennent du Vermont passer une journée avec nous. Après avoir visité quelques salles, nous déjeunons ensemble dans le beau patio du Metropolitan Museun. Ils nous font ensuite découvrir le quartier chinois où nous dînons tous les quatre.Nous passons de belles heures chez Kertesz dans son appartement au-dessus de Washington Square.Ce sont encore d’autres invitations à dîner où nous sommes heureux de faire la connaissance du frère de Lan Adomian, Léonard Weinrot, psychiâtre très « couru » de New York, pour moi de retrouver un très ancien camarade... de mon adolescence, Frank Dobo, qui fut un moment mon élève à Budapest. Nous nous étions revus à Paris où il habitait rue de la Glacière, l’Hôtel des Terrasses bien connu des immigrés ! Il s’y était lié avec Brassaï comme il s’est lié, depuis qu’il s’est installé à New York, avec Kertesz.La femme de Frank, d’origine française, est aussi sympathique que lui et ils nous font la surprise d’inviter une autre de mes amies de jeunesse qui fut chère à mon cœur, une toujours jolie et charmante Pépa.Gaby Hackett et Maria, sa femme, qui habitent hors de New York, nous retrouvent dans un restaurant... français, naturellement, et c’est encore à « La Bourgogne » que nous convie l’Attaché Culturel de l’Ambassade !C’est enfin un dîner hongrois que nous réservent Lola et Alex Kristof qui habitent une jolie résidence de Forest Hills et que nous n’avons revus que très peu depuis des années. Retrouvailles émouvantes pour nous tous.Mais je ne suis pas à New York pour festoyer français, américain ou hongrois, mais pour y être actif.J’arrive à caser des visites de musées, enviant Edmée qui, elle, profite de l’indépendance qu’elle s’octroie pour voir mille et mille choses.Mes occupations sont multiples, même si certaines ont dû être annulées : nous sommes arrivés au milieu de révoltes d’étudiants, de grèves, de manifestations contre la guerre au Viêt-Nam.Il en reste cependant assez pour me prendre beaucoup de temps. Le responsable de la station de radio W.N.C.N. de New York, Harry B. Fleetwood, me demande des interviews - en anglais, naturellement - accompagnées de disques et de bandes que j’ai avec moi. Ainsi, pendant plusieurs nuits de 23 heures à 2 heures du matin, je fais avec lui des émissions qui, je le sais, sont très écoutées, surtout par des jeunes.Harry Fleetwood est intelligent et a de solides connaissances musicales. Ces interviews deviennent, avec lui, malgré l’heure tardive, des parties de plaisir. Ses questions sont intéressantes qui donnent lieu à un dialogue ouvert, comme il est habituel aux U.S.A. La preuve effective de l’écoute de ces émissions est le nombre de coups de téléphone que la station reçoit pendant qu’elles ont lieu, d’auditeurs désireux de me parler, éventuellement de me rencontrer. Quand c’est possible et pendant qu’une bande tourne, je peux ainsi répondre à maints interlocuteurs. C’est ainsi que je fais la connaissance d’un jeune flûtiste qui joue mes œuvres et aimerait avoir mon avis sur son interprétation. Nous prenons rendez-vous, et il vient, le matin nous chercher à notre hôtel, pour nous conduire à la Julliard School of Music où il joue avec un de ses collègues pianistes, mon « Divertimento n° 1 » d’une manière très satisfaisante.D’autres contacts sont ainsi établis de cette façon informelle, bien américaine et j’accepte encore, avec plaisir d’autres interviews que Fleetwood me propose, encore plus tard dans la nuit.Hackett passe tout ce temps avec nous et quand nous sortons du studio, nous errons dans New York, vivante autrement

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la nuit que le jour, mais vivante toujours. Les nombreux conseils qu’on nous a prodigués de ne pas rester dehors la nuit où on risque, à chaque instant d’être attaqué, sont inutiles, rien de semblable ne nous arrive!Harry Fleetwood, en guise de remerciement, fait enregistrer la totalité des interviews et il m’offre plusieurs bobines que je garderai en souvenir de ces nocturnes bien sympathiques.Les Services Culturels de l’Ambassade de France possèdent dans chaque ville importante, une radio privée qui émet sur ondes courtes à certaines heures et certains jours. A New York, c’est sur la 5ème Avenue, en face de Central Park, dans un beau bâtiment, que se trouve un petit studio fort bien équipé. Je suis convié, là aussi, à une interview, en français, accompagnée de musique, à destination du Canada, du Luxembourg et de l’Afrique.Après l’anglais, le français, c’est le hongrois que je dois reprendre ! György Márer, rédacteur du journal hongrois des États-Unis « Amerikai Magyar Népszava » veut un article pour son journal. Je rencontre un homme sympathique, lucide, adversaire de la politique hongroise actuelle, mais nullement enragé dans son opposition. Il sait qu’il ne peut qu’ œuvrer, à sa manière, en tant que journaliste d’origine hongroise sur le sol hospitalier des États-Unis. Il n’abandonne pas ses conviction mais il refuse toute violence même en paroles. J’apprécie cette sagesse, ses questions sont sobres, essentielles, il évite tout dérapage vers le journalisme banal. Un sujet l’intéresse particulièrement : les couvertures des partitions et les expositions qui leur ont été consacrées. Ces réalisations l’émerveillent et il le dit dans son article qu’il intitule plaisamment « Le millionnaire des partitions ».J’ai un rendez-vous avec un autre Hongrois, directeur et propriétaire de la maison de disques « Vox ». C’est tout à côté du « machin » de de Gaulle, l’O.N.U., non loin de la partie Sud de la ville. C’est ainsi que je fais la connaissance de George Mendelssohn ( j’apprendrai plus tard qu’il aura ajouté à son nom Bartholdi ! ). Notre conversation n’est rien de plus qu’agréable et ne promet rien. Pour vivre et faire marcher sa maison, il a un programme de publications qui ne me convient pas. Et nos rapports s’arrêtent là.J’apprends qu’Artus, un des responsables de « Radio Free Europe », cherche à me rencontrer. J’hésite à réagir. Je connais la position de cette Radio - qui émet de Munich - et je tiens à ne pas me laisser entraîner à perdre mon objectivité vis-à-vis des deux camps Est-Ouest, tout en maintenant ma condamnation de l’Est. Je ne suis pas venu aux U.S.A. pour recommencer à faire de la politique. Artus parvient pourtant à me joindre et me propose un ou deux entretiens sur un sujet bien précis « le réalisme socialiste dans les arts ». Pour cela je suis d’accord. Questions correctes, sans pièges. Tout est clair et passe bien. On me demande une seconde interview pour le lendemain pour y traiter quelques sujets plus humoristiques : j’y raconte une nouvelle fois l’anecdote de Picasso à propos du portrait de Staline.Je fais la connaissance de Paul Mocsány - lui aussi Hongrois d’origine - directeur de la New School Art Center. On m’a parlé de lui de façon élogieuse, soulignant ses qualités de pédagogue et d’organisateur. Il est grand admirateur de l’art plastique moderne et son école a de vastes locaux où d’importantes expositions ont lieu. Sa femme, excellente musicienne, est pianiste d’un trio connu. Pour le moment, l’école est occupée par les étudiants. Ils sont là, paisibles, détendus, assis ou couchés partout dans les couloirs. De bonne humeur, ils sont sans agressivité, installés là depuis quelques jours, occupant l’école jour et nuit, déléguant certains des leurs pour le ravitaillement. Le Directeur, aussi calme qu’eux et salué aimablement, circule avec moi jusqu’à son bureau. Le projet d’une exposition que je lui propose l’enthousiasme. Nous nous revoyons pour élaborer des détails et il envisage la collaboration de la « School for Social Research » proche du Centre. Malheureusement, la mort de plusieurs membres du Comité Directeur, des changements intervenant dans l’esprit du nouveau Comité, empêcheront la réalisation de ce beau projet et l’exposition n’aura jamais lieu à New York, sous cette forme.Je passe souvent mes moments de liberté dans le studio de Hackett qui me parle très longuement de la vie de Bartók et de Ditta à New York. Il sait beaucoup de détails sur leur vie quotidienne et sur la fin de Bartók, grâce à Tibor Serli et aux autres musiciens qu’il fréquente.C’est chez Hackett que je fais la connaissance de Peter Bartók, le fils que mon maître a eu avec Ditta. C’est un homme étrange, à mon avis, bourré de complexes, ennemi farouche de Ditta, sa mère qu’il n’appelle que « la femme de mon père ».Il est très préoccupé par le procès, qu’il fait à la Hongrie, à propos de l’injuste répartition des droits d’auteur - non négligeables - de Bartòk. Il m’affirme que ce qu’il touche actuellement, il le dépense exclusivement pour payer ses nombreux avocats.Heureusement, à côté de cette peu réconfortante affaire, Peter, comme ingénieur du son très expérimenté, a sauvé des enregistrements effectués par Bartók sur d’anciens disques 78 tours, et a réussi à les améliorer avec un système de filtres établi par lui. C’est certes un apport des plus positifs qu’il a pu réserver à l’art d’interprétation de son père.Toujours quelque chose bouge à New York. Le 10 mai, nous assistons au défilé qui fête le 22ème anniversaire de l’exis-tence de l’état d’Israël. Défilé coloré, d’une foule heureuse, gaie, fière, qui prend la 5ème Avenue vers le Sud, en rangs très larges escortés de policiers souriants et débonnaires. Edmée, pendant mes émissions de nuit, participe à d’autres défilés plus revendicatifs, mais toujours calmes.

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NEW YORK. . . MAIS PARIS ! 1970

J’avais peur de New York. J’imaginais que la ville m’étoufferait entre ses hautes murailles et que j’y respirerais mal. Mais dès que je suis dans Manhattan, après le long trajet depuis l’aéroport, je me sens à l’aise. Il fait pourtant une chaleur torride, mais les rues qui se coupent à angle droit ménagent des courants d’air qui sentent le large. Première surprise l’hôtel, bonne adresse, non loin de Central Park mais bâtiment mal entretenu, des draps raccommodés, mal ourlés, des tuyauteries bruyantes. Nous aurons bientôt l’explication : les vingt ou vingt-cinq étages doivent être détruits prochainement pour faire place nette.Pas de petit déjeuner avec la chambre : on va se restaurer dans un snack. C’est là qu’on découvre la solitude du New Yorkais. Que font tous ces gens qui viennent là prendre leur café et leur œuf frit du matin, sinon fuir la chambre ou l’appartement solitaire qu’ils n’ont pas envie de réveiller par l’odeur du café matinal ?Cela et le métro de New York, ce sont les souvenirs les plus gris que je rapporterai de cette ville.Tout le reste m’enchante. Dès que je peux laisser Paul à ses occupations, je prends des bus dans toutes les directions, j’arpente les rues sans souci de « visite organisée », humant les odeurs, ouvrant les yeux, traînant à Greenwich Village et Down Town, filant à Riverside Park et aux Cloisters, longeant Harlem sans trop m’y aventurer : j’ai entendu tant de recommandations ! Fifth Avenue ne m’éblouit pas, je suis plus sensible à d’inattendus coins de rue, placettes, maisons basses ou églises.Quand j’ai ainsi senti la ville, c’est une débauche de musées, où Paul m’accompagne dès qu’il le peut. Là encore des surprises, des paysages de Kandinsky au superbe Guggenheim dont nous aimons l’agencement, le Musée d’Art populaire, le Musée indien, le Musée juif. Mais surtout toutes ces salles aux trésors innombrables. Il faudrait des jours, des semaines, des mois pour tout connaître.Quelques échappées sur l’eau : le tour de Manhattan par Harlem River, la traversée en ferry vers Staten Island d’où on voit le mieux Manhattan. Manhattan et le regret de ne connaître que cette seule partie de la ville avec une seule incursion dans Queens, à Forest Hills.La nuit, lorsque Paul est en studio, je déambule seule, au grand effroi de nos amis. Bien sur, j’évite Central Park, mais en jean, les mains dans les poches, sans un bijou, sans sac à l’épaule, je ne suis pas une proie bien tentante, et personne ne m’importune jamais. Il m’arrive de me joindre à quelques manifestations où noirs et blancs mêlés, bien encadrés de policiers impassibles, protestent contre la guerre au Viêt-Nam. Et je m’étonne de lire dans un numéro parisien du Monde, une description d’un New York en pleine émeute et révolution. Les enfants en France sont inquiets pour nous, au même moment où Paul parle tranquillement à la radio et où je défile à trois heures du matin au milieu d’un cortège calme. Mais il est vrai que la violence se développe et que plus de 30 000 attentats seront dans les statistiques des U.S.A. à la fin de cette année 1970.Comblée par tout ce que j’ai l’occasion de voir d’art ancien et moderne dans les Musées et dans les Galeries, je me réjouis de terminer un séjour si heureux en passant la dernière journée avec nos amis Kristof, Lola, Alex, et toute la famille qui vit avec eux dans une belle maison de Forest Hills. La journée et la soirée sont trop courtes pour évoquer nos souvenirs - nous nous connaissons depuis vingt ans - et pour parler du présent. Nous nous reverrons, c’est promis, à Paris ou aux États-Unis... Ce sera vrai, car nous passerons encore plus tard, dans quelques années, de merveilleuses journées avec eux, en Californie, où ils habiteront alors et ils nous inviteront à La Jolla. Et c’est le retour vers la France, le 18 mai.C’est une déconcertante nuit sans obscurcissement, le soleil se couchant à New York quand l’avion décolle, la lumière du Nord nous accompagnant au-dessus du Canada, et le soleil se levant presque aussitôt vers l’Est que nous rejoignons. Tout cela en 8 heures qui en font 14 ou en 12 qui en font 6, je renonce à saisir et les décalages horaires et les changements d’heures locales. Je sais seulement qu’on a envie de dormir quand le monde est réveillé, et qu’on est fringant quand le monde dort, à l’arrivée.J’ai beaucoup aimé New York, mais avant l’installation d’été à La Ferme, j’ai l’envie et le temps de vagabonder dans la ville qui m’est la plus chère, la mienne, Paris.Paris, la capitale peut-être la plus humaine encore dans le monde, si chargée de souvenirs, si vivante de présent, préservée un peu des outrances de l’avenir.Si les autres cités sont prétextes à évocations, Paris est réalité, réalité presque quotidienne. C’est ce quotidien qui permet de bien connaître cette ville qui sait parfois être village, cette

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capitale qui recèle des charmes provinciaux, ce lieu qui peut être exténuant d’animation ou surprenant de solitude, un des coins privilégiés de la terre, où le rythme des saisons combat l’habitude et l’ennui.Errer dans Paris est délectable, à condition d’avoir le loisir de lever les yeux vers les pierres et les ferronneries des façades où les siècles sont inscrits, d’avoir l’audace de pousser des vantaux fermés sur des cours receleuses de jardins, de puits d’escaliers d’autres temps, d’avoir l’intrépidité de se glisser de ruelles en passages, de se laisser piéger par des impasses sournoises, d’avoir le courage de se faire expulser par d’irascibles concierges, et le temps de laisser bavarder les personnages étonnants rencontrés au hasard des trottoirs et des portes cochères.Plaisir de découvrir des maisons basses et leurs jardinets à la sortie d’un couloir de la Rue de Sèvres, une placette rustique autour de laquelle s’ouvrent des volets verts, après une enfilade de passages voûtés, Rue de la Verrerie, un pavillon de banlieue et ses verdures derrière de hauts murs, Rue Saint-Jacques, une terrasse romantique au fond d’une impasse, un cloître caché par une maison Renaissance, une opulente chevelure de vigne - vierge dans la Cour de Rohan, les belles cours de l’Institut, le jardin caché au cœur de l’École des Beaux - Arts, et mille surprises que seule la curiosité permet de se faire à soi-même, lorsqu’on est piéton dans la ville.. et qu’on a, par force, des loisirs !Paris que j’ai tant de plaisir à explorer encore et encore pour y piquer quelques croquis.Sur les quais, sur les ponts, sur les toits, sur les arbres et sur Notre-Dame, danse une brume claire qui ceinture,de toutes les églises des deux rives de Seine, les dômes et les flèches.Le printemps de Paris frotte de gris le ciel de vert duveteux les branches de bleu et d’ocrele coin des rues.Il y a à New York, au Guggenheim Museum, un extraordinaire Seurat : une Place de la Concorde qui date de l’hiver 1882-1883. Une Place de la Concorde déserte, évocation plutôt que réalité. C’est qu’elle est, en effet, un lieu privilégié, peuplé de milles songes et espoirs venus, d’au-delà les mers, les montagnes, les frontières. Si le père de Vercors, dans sa marche à l’étoile, n’eut qu’un but, où le menèrent pas après pas : le Pont des Arts, combien d’émigrés en devenir, ont rêvé à ce cœur de Paris, à ce coeur de la France, à cette Place que le Parisien n’aime pas.Comme ils aimaient, nos compagnons chassés de leurs pays, dans ces années de l’avant-guerre, lorsque depuis la Montagne Sainte-Geneviève, où les accueillait notre Cercle International, nous les conduisions par la rive du fleuve, à ce lieu pour lequel avait battu leur cœur. C’était presque toujours la nuit que nous partions ainsi, discutant, en marchant car nous apparaissait urgent de trouver un moyen d’abattre le fascisme montant. Mais lorsque nous parvenions à la place qui fut autrefois la Place de la Révolution, chacun se taisait. L’endroit semblait magique. L’été, montait des chaussées, le tiède souvenir des heures ensoleillées. L’hiver, semblaient plus vifs dans l’air glacé, les sons et les lumières et chaque forme était cernée, par la lune, d’un trait de cristal.Nos amis d’autrefois ont connu d’autres exils... Pour moi qui connus la chance, la place garde sa magie...Certain jour de printemps, j’y rencontrai des jardiniers porteurs de serfouettes et de houes qui venaient y traquer la touffe d’herbe ingénue, obstinée à verdir les joints de ciment. Dans la brume d’un automne où le camaïeu des gris du ciel et de l’asphalte, des statues et des hôtels donnait du relief au brun rouillé des candélabres, au vert terni des platanes des bords de Seine et au fauve des marronniers des Champs - Elysées, j’y aperçus, du haut de la terrasse de l’Orangerie, un balayeur suivi de son balai aux grandes branches recourbées. Un seul pigeon voguait dans la grisaille. Il alla se percher sur l’obélisque. Alors, fermant les yeux, évoquant le « Miracle à Milan », je vis derrière mes paupières, le balayeur Toto, enfourchant son balai, rejoindre le pigeon...Ne restent plus, maintenant, sur la place, que les songes et les souvenirs et les espoirs de tous

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les errants passés et à venir.Les jardiniers ont tant gratté et pourchassé les menues plantes et les discrètes mousses qui, malgré semelles et air pollué, tentaient hardiment de dessiner d’un vert anémié le sec échi-quier urbain, que la folle entreprise a été anéantie. Nul Toto balayeur ne vient plus rejoindre le pigeon... Mais sur la plus belle place du monde, on peut toujours rêver !Sur une autre place, plus modeste, de la ville, se joue, en ces temps ensoleillés, une petite comédie. En demi-cercle, avant la démolition d’une gare désuète dont l’horloge semblait rythmer un temps plus lent qu’ailleurs, s’alignaient des vitrines au charme provincial : magasin de coiffure, librairie et banque, café et brasserie, et pâtisserie salon de thé à l’enseigne ducale, où se succédaient, à la caisse, de très respectables vieilles dames, aux chignons en brioches, sans sourires et sans charmes. Dès l’arrivée du printemps, entre la terrasse du café et celle de la brasserie, le salon de thé plantait ses parasols anachroniques, sous lesquels d’autres vieilles dames se donnaient rendez-vous pour d’innocentes ripailles de savarins et de religieuses. La gare démolie, un complexe construit, les devantures se modernisèrent. Le domaine des vieilles dames resta le même, comme aussi le café et comme aussi une certaine personne qui, depuis des années, piétinait sur un secteur bien défini de trottoir. Courte et large, toujours de belle humeur, elle exhibait, les beaux jours revenus, de plantureuses cuisses prometteuses, sous une jupe des plus ténue. Entre deux clients, elle prenait quelque repos, dans l’ombre discrète du café. Celui-ci a décidé, lui aussi, de se transformer et est fermé pour un temps. Alors, on voit la dame de gros calibre et de mince vertu, court vêtue, haut coiffée, devenir fidèle au très bourgeois salon de thé et s’installer tous les après-midi, sous un des parasols. Elle y étale régulièrement ses charmes abondants, énorme araignée à l’affût de ses proies, fumant et dégustant des glaces, respectueuse parmi des bourgeoises respectables, tandis qu’à la caisse, les brioches, horrifiées, mais commerçantes avant tout, encaissent, les lèvres encore plus pincées, les additions rondelettes de la scandaleuse, mais bonne cliente.C’est tout cela Paris, ma ville !

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NOUVELLES ŒUVRES 1970

C’est dès notre retour à Paris que nous sommes invités à entendre, au Centre Culturel de Montmartre, le « Trio du XX ème siècle » qui donne, après l’avoir joué à l’ « Eglise Américaine » et avant de l’enregistrer à la Radio de Berne, le « Divertimento n° 2 ». Comme souvent, une difficulté de dernière minute s’est présentée au moment de la dernière répétition, dans la salle. Nicole Delannoy, la pianiste, s’est trouvée devant un mauvais piano droit désaccordé. Elle a donc fait transporter son propre piano ! Que d’incidents de ce genre ignorent les publics des concerts !A Aix, le « Quatuor de clarinettes de Grenoble » joue les « Sept Transparences », tandis qu’à Paris, le « Quatuor Deffayet » enregistre celles pour saxophones qui doivent être diffusées en août.Rampal donne en juin un récital à Budapest avec Lóránt Szúcs, pianiste, et il joue la « Suite paysanne hongroise » et Hermann Josef Dahmen dirige à la Radio de Stuttgart le « Concerto pour mezzo soprano, ténor et chœurs »... avec Herrad Wehrung, Georg Zelden, qui sera diffusé en juillet.Les enregistrements de « Chants et Rythmes des peuples » se poursuivent régulièrement.De nouvelles publications de partitions se préparent.J’aimerais demander à Helena Vieira da Silva, et à Arpad Szenes, des dessins pour ces prochaines éditions.Nous admirons depuis fort longtemps son œuvre à elle, car elle expose régulièrement. Michel Ragon a écrit que « son œuvre est peut – être la plus merveilleuse de notre époque. Au sens littéral du mot. C’est – à – dire qu’elle suscite l’admiration et l’étonnement ».Nous connaissons beaucoup moins les œuvres d’Arpad, qu’on voit moins. Mais nous savons, qu’extrêmement modeste, il s’impose une grande réserve en faveur de l’œuvre de sa femme, et qu’avec un grand talent, il reste moins connu. Cela ne l’empêche pas de travailler sans arrêt, heureux dans le silence.Leur couple est magnifique. Depuis 1930, la gentillesse d’Arpad pour sa femme est touchante, et sa tendresse à elle pour lui, son aîné de huit ans est constante.Des amis viennent souvent les voir. Cette fois, c’est Fenosa que nous rencontrons, dans la maison où tout le monde est joyeux. Son atelier à elle, est aménagé sous une verrière au fond d’une petite cour toute verte de branches d’un arbre solitaire. Il y règne un désordre ordonné ou un ordre désordonné, signe toujours réjouissant de travail. Nous regardons à notre aise des toiles que nous aimons. Hélèna se tait, Arpad est là, toujours effacé, discret.C’est pour la couverture de la « Cantate da Camera » - et selon la suggestion de Jean Cassou, lui-même - que je demande un dessin à Hélèna.Elle accepte facilement : - Puisque Cassou est d’accord. Arpad veut aussi m’en offrir un. Il m’invitera plusieurs fois dans son propre atelier, mais pris par nos propos, il oublie chaque fois sa promesse. Et ce sera ainsi à chaque visite qui me procure pourtant la joie de voir ses toiles, aux tonalités aussi discrètes que lui-même.Chaque fois que nous nous séparerons, nous rirons ensemble de sa négligence, et Arpad mourra en 1984 sans jamais avoir sorti de ses tiroirs le dessin qu’il voulait pourtant me donner avec bonne grâce !Je vois plus souvent des plasticiens que des musiciens, j’ai plus d’affinités avec les premiers. J’aime les voir dans leurs ateliers. Nous aimons aussi, Edmée et moi, les réunir à la maison. Robin nous a beaucoup parlé de Bertholle et de Singier, ses professeurs aux Beaux-Arts. Nous organisons un déjeuner à La Ferme avec eux, les Schneider, Pierre Szekely, les Mabin . Une agréable journée. On s’amuse bien, on plaisante pas mal. La détente règne, dans la mesure où un groupe d’intellectuels de multiples disciplines, d’origines très diverses, aux conceptions souvent arrêtées peut « tolérer » ce que l’on appelle « détente ».Un contrat a été signé, grâce à mon intervention, entre l’O.R.T.F.et le Centre d’Art National Français de Toulouse, pour la publication commune d’un disque avec ma cantate « Quand la mesure est pleine ». Pour la pochette, c’est à Singier que je songe. Au dos, je veux faire figurer la remarquable suite de présentation de Jean-Louis Depierris.Nous en parlons longuement avec Singier et nos conceptions se rapprochent assez rapidement. Au bout de quelques jours, il me présente non un, mais trois superbes pastels ! Ils me plaisent tous les trois et il m’est difficile de faire un choix. Singier me conseille de les emporter « pour vivre avec eux » - et le choix se fait alors facilement de celui qui est le plus près de l’œuvre musicale, de son élan, de son esthétique, de sa conception et de ses coloris... oui, surtout de ses coloris, qui se retrouvent dans la quadrichromie de la peinture.

De nouvelles œuvres naissent. Je termine en juin LES YEUX DANS LES MAINS 219, avec des textes de Francis Picabia. A l’origine, la partition avait été prévue, il y a quelques années, à la demande de Marguerite Gisclon qui présente souvent mes émissions de musique de chambre à la Radio. Marguerite vit avec Max-Pol Fouchet et avait grande envie de voir mis en musique des poèmes de son ami.Pendant quelques mois, j’avais lu et relu de ces poèmes, j’y avais songé, j’avais fait mon choix et, en 1966, envisagé une cantate pour deux récitants, clarinette, trombone, violon, contrebasse, timbale et piano, d’une durée de quatorze minutes qui aurait pu avoir le titre « Présence des heurts ». J’avais pu en parler à Marguerite et à Max-Pol, au moment d’un dîner, dans leur belle maison de la rue de Bièvre.Mais j’ai l’habitude, quand je travaille une œuvre avec le texte d’un écrivain vivant, de rencontrer ce dernier assez souvent pour voir avec lui ce que je fais de son poème ou de sa prose. Ainsi, avais-je procédé avec Seuphor, pendant

2 19 M.S. inédit.

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neuf mois pour « Quand la mesure est pleine ». Avec d’autres, aussi. Ainsi voudrais-je faire avec Max-Pol Fouchet.Mai 1968 était survenu. Max-Pol comme tant d’autres avait pris une attitude politique éphémère, s’était vu, après la « Révolution » limogé de l’O.R.T.F. Il avait été immédiatement engagé à Radio - Luxembourg, où depuis deux ans, il fait de nombreuses émissions musicales et poétiques de qualité, très écoutées. Il devient à partir de ce moment, difficile, voire impossible de rencontrer l’écrivain. Marguerite fait une sorte de barrière qui empêche d’atteindre son ami arguant de théories sur l’organisation de vie d’un « créateur » !Ne peut-elle admettre que je suis moi-même un créateur même si j’ai essayé, toute ma vie de ne pas évoquer cette « tour d’ivoire » qui en fait d’isolement, est plutôt excuse d’égocentrisme ? De son côté, Max - Pol ne semble plus se soucier en aucune façon du projet « Présence des heurts », qui avait été conçu à la demande de Marguerite, et puisque le poète même s’en désintéresse, je renonce à l’idée et décide de choisir des textes d’un disparu Francis Picabia, avec lequel, au moins, je n’aurai pas les mêmes problèmes.C’est Olga, une de ses veuves qui sort de ses archives le texte « Les yeux dans les mains ».Après celui de Picabia, intellectuel, logique parfois à outrance, je pénètre dans le monde spirituel, chaleureux, profondément humain, parfois mélancolique, mais souvent plein d’humour de Max Jacob, ses textes chatoyants, souvent lyriques me touchent, me poursuivent.C’est alors que j’élabore CELUI QUI DORT ET DORT 220, cantate pour récitant, basson, xylophone et percussion, d’une durée totale de 19 minutes. La partition, pour le compte des Éditions Billaudot, est confiée à un graveur très âgé, chez qui je vais corriger les épreuves. L’homme est aimable et content d’accueillir le compositeur chez lui. En contrôlant les épreuves, je m’étonne de voir, qu’à plusieurs endroits, certains mots des poèmes manquent. Par exemple, après « Celui qui dort », il manque « et dort », après « il n’est pas toujours le même », il manque « lui-même », etc. Je signale cela au brave homme qui se met brusquement en colère :- « Mais Monsieur, quel langage terrible : ce n’est pas du français, il faut le corriger » !J’essaie de lui expliquer que c’est l’affaire du poète, après tout. Quand je demande au graveur de quelle région il est, j’obtiens cette réponse :- « Je suis né à Saint - Petersbourg » !Malgré tout, la totalité du texte, même dans ce « mauvais français », figurera dans la partition... ! !Un témoignage émouvant me parviendra sur « Celui qui dort et dort », en 1972, émouvant parce que, écrit par un peintre américain connu en 1944 alors qu’il fréquentait notre refuge de la Vallée de Chevreuse, avec ses camarades soldats qui avaient débarqué en Normandie et étaient au repos avant de repartir combattre. Nous avions correspondu quelque temps et il m’avait écrit d’Allemagne le 10 mai 1945 :« Enfin, cette terrible guerre est finie en Europe. mais l’autre moitié l’Asie, c’est un cauchemar rien que d’y penser. Les Allemands sont de véritables monstres – insanités en masse – c’est difficile de croire ce que nos yeux voient… Paris semble si loin – je déteste cette atmosphère allemande – c’est très faux. Des serpents le jour, des hyènes la nuit …».Pendant quelque temps nous avions échangé couleurs pour lui, cadeaux pour nos enfants. Et comme avec beaucoup d’autres, le silence s’était établi.Et voilà Alan Wood Thomas à Paris, que je retrouve par hasard ! Il fait la connaissance du Robin de 22 ans, peintre comme lui, qu’il avait tant gâté à sa naissance !Il m’écrit après l’écoute de « Celui qui dort et dort » :« J’ai écouté l’œuvre, dans mon petit atelier, avec beaucoup d’émotion. Vous écouter, c’est mieux vous connaître, c’est être initié. J’ai pensé, en écoutant, à ces vers d’Aragon – d’un poème à Matisse :

« Tout ce qu’enfle un soupir, dans ma chambre est voilureEt le rêve durable

est mon regard demain ».Avant même de connaître Robert Lapoujade, j’avais suivi ses recherches cinématographiques très audacieuses. J’ai envie de le rencontrer et à diverses reprises, nous nous donnons rendez-vous dans un petit café de la rue de Vaugirard, près de l’École de Cinéma où il enseigne.J’ai eu déjà diverses idées pour des court - métrages non figuratifs, mais si j’ai l’imagination pour des sujets sans doute valables, je n’ai aucune connaissance technique. C’est là le double sujet de nos discussions, mais je parviens parfois à convaincre le « professeur » du bien fondé de mes idées esthétiques. « Mouvement dans le mouvement » plaît beaucoup à Lapoujade et sur le plan plastique, nous sommes presque toujours d’accord. Il aime aussi beaucoup la poésie de Max Jacob et il est heureux d’apprendre que j’ai utilisé pour « Celui qui dort et dort » des textes du poète qu’il aime. Puisque la publication de cette œuvre est prévue pour le début de l’année prochaine, l’idée lui plaît de faire la couverture de la partition, et il exécute un beau et intéressant dessin.Fin juillet, après avoir mis la double - barre dans le manuscrit, de « Celui qui dort et dort », je m’aperçois que la partie du basson, dans les mouvements A, C, G et I, représente de véritables « soli » compacts et riches. Aussi, je les assemble séparément, et j’en fais QUATRE RÉSONANCES 221 Ch(221) pour basson seul, qui seront éditées chez Billaudot, avec

2 20 1971. Paris. Éditions Billaudot. Couverture de Robert Lapoujade.CD R.E.M. 311266 XCD France 1995. Atelier Musique Ville d’Avray-Paris. Dir : Jean Louis Petit

2 21 1971. Paris. Éditions Billaudot. Couverture de Marcelle Cahn.C h(221) 1976. Marseille. Théâtre Tomsky. Chorégraphie d’Yvonne Follot.

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une couverture dessinée par Marcelle Cahn.Marcelle Cahn, infatigable, malgré son âge, travaille sans repos dans son petit atelier de Neuilly, et expose. Elle est d’une modestie exceptionnelle, et à chacune de mes visites, je fais, dans ses dessins, ses collages, mille découvertes. Toujours la pureté et la transparence caractérisent ses œuvres. Le graphisme composé de quelques lignes épaisses qu’elle trace pour les « Quatre Résonances » est un ballet irrésistible de jeunesse avec cette précision née curieusement de la spontanéité qui caractérise nombre de ses œuvres. J’apprendrai qu’un ballet sera d’ailleurs monté sur cette œuvre avec une chorégraphie d’Yvonne Follot, au Théâtre Axel Tomsky, à Marseille, puis à Castel Margat, en 1976.

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AUTOMNE 1970

Notre petite Anne est de plus en plus heureuse de passer une partie de l’été à La Ferme. Nous lui avons installé une « maison » bien à elle dans la cour, sous un auvent qui jouxte la laiterie. Tous ses trésors sont là et elle sait jouer seule à condition que je lui rende parfois visite. Elle passe souvent le porche et traverse la route pour aller entendre les histoires de « Marie-Louise », et l’accompagner « aux vaches » dans le pré. Tout est joie pour elle et ses amies les chattes viennent souvent ronronner auprès d’elle. Mais bientôt, Grischka, la plus fine, la plus indépendante de nos petites bêtes tombe malade. Elle avait pris l’habitude de passer ses nuits dans l’écurie voisine et elle arrivait le matin imprégnée de l’odeur du foin et du cheval. Le cheval est conduit à l’abattoir, la petite chatte perd un ami, un peu de son entrain la quitte.Et brusquement elle devient fiévreuse, cherchant dans l’herbe la place la plus fraîche pour s’y coucher lorsqu’il a plu. Paul l’amène chez le vétérinaire du bourg voisin qui, plus habitué sans doute aux vaches et aux chiens, lui administre un remède trop violent. Nous faisons une couche dans la pièce où Paul travaille, c’est le seul endroit où Grischka consent à rester allongée. Dès qu’il quitte la pièce, elle se traîne à sa suite comme si elle craignait la solitude. Nous imaginons de mettre la radio, doucement, dans la pièce lorsque nous la laissons seule et cela semble la rassurer. C est infiniment triste de voir les yeux confiants de la bête que nous aimons, nous regarder comme si elle attendait un remède à son mal. Nous nous relayons toute la nuit pour surveiller notre petite amie. Le matin, au moment où Paul, avec mille précautions, veut la mettre dans un panier pour l’amener encore une fois chez le vétérinaire, Grischka rassemble une dernière fois toutes ses forces pour s’échapper de ses mains, se cacher derrière une jarre, dans le coin de la cour, et mourir là dans un dernier soubresaut.Moustache, que nous avons tenue éloignée de la malade, jusque là, arrive, poils hérissés, gueule grondante, révoltée peut-être contre la mort qui vient de passer.Nous avons beaucoup de peine. Anne, heureusement absente à ce moment, ne saura qu’à la fin des vacances la disparition de son amie.Nous recevons, à La Ferme, les Robinson venus de Londres, et nous revoyons pendant l’été des amis de New York. Petite récréation : nous décidons de retrouver notre route de l’exode de 1940 ! Entreprise difficile ; nous avons un agenda de l’époque qui nous guide, mais il nous est impossible de comparer les calmes campagnes que nous traversons aux paysages hystériques de l’époque : Malesherbes, Fromont, Puiseaux, Auxy, Beaune, Boiscommun, à Montliard, nous cherchons en vain la ferme qui nous abrita ; nous poussons jusqu’à Chateauneuf..Nous ne reconnaissons rien, pas même la forêt où les Allemands nous dépassèrent ! Inutile d’insister. Nous nous tournons alors vers un passé plus lointain encore et tellement plus beau en visitant Germiny des Prés, Saint - Benoît, Sully.Nous ne manquons pas « OrléansBeaugency Notre-Dame de Cléry... »sans pousser toutefois jusqu’à Vendôme !Robin participe en juin, avec une série de toiles, à une exposition collective au Palais Consulaire de Toulouse - il a d’excellentes critiques -. Il expose aussi avec son professeur et un groupe de l’École des Beaux-Arts, à l’Institut National d’Éducation Populaire de Marly – le - Roi.Ce sont, en octobre, après les silences du hameau bruissant de lune, peuplés d’odeurs de terre et d’herbes tièdes, les bousculades discrètes de réceptions d’où surgissent parfois d’élégantes banalités, de très intéressants visages, d’harmonieuses robes, de beaux bijoux, les joies de la musique aux Champs -Elysées, Rampal et sa flûte, Veyron Lacroix et son clavecin.Nous y trouvons chacun notre compte dans cette vie de Paris : l’un, Paul, aime le travail dans le silence, mais vit vraiment dans la multitude et la chaleur des rencontres, l’autre, moi, adore le spectacle ininterrompu de la ville, mais ai besoin d’un refuge fréquent dans la solitude. C’est cela la richesse de l’existence, ce goût du multiple et ce désir de l’unique. Chaque instant prend toute sa saveur.Et le spectacle, je le cherche partout et je le trouve partout !Les fenêtres de l’appartement s’ouvrent, à l’Est sur une avenue plantée de vieux marronniers, au Nord sur une autre avenue jalonnée de jeunes platanes. Ainsi il y a de la lumière d’or à se réjouir les yeux, pendant plusieurs semaines d’automne. Ciel bas ou jour blafard, aucune grisaille ne résiste à la splendeur des feuillages fauves. La maison est entourée de chaleur

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rousse. Lorsque les marronniers épuisent leur clarté, les platanes prennent la relève et l’or mat de ceux-ci subsiste quand le brasier rutilant de ceux-là s’est éteint.Les jours d’octobre et ceux de novembre en sont illuminés somptueusement.L’automne est pourtant endeuillé pour nous. Notre chère vieille amie, Madame Poulet, meurt brusquement. Elle m’avait écrit une lettre heureuse où elle me disait sa joie d’être dans sa belle maison du Lavandou. Et c’est là qu’elle termine une vie toute faite de bonté, d’amour, d’affection.C’est à elle si généreuse, si courageuse que nous devons en partie d’être encore là. Sa maison - refuge, pendant les cruelles années d’occupation allemande, était un foyer chaleureux ou nous reprenions souffle parfois. Parce que l’amitié avait tissé des liens entre sa famille et la mienne, entre Georgette, sa fille, et moi pendant nos années de jeunesse et d’adolescence, elle avait adopté avec affection mon compagnon, et d’autant plus efficacement qu’il était en danger.Après la guerre, quand enfin nous pouvions nous voir sans crainte, ce sont des moments de bonheur que je passai avec elle chaque semaine, avant de reprendre ma classe de l’après-midi dans l’école voisine de son magasin.Nous l’aimions, Paul et moi, comme une maman et je crois, qu’à côté de l’amour intense qu’elle portait à sa famille, elle nous réservait, dans son cœur, une place privilégiée.

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CONVERGENCE DE MONDES ARRACHÉS 1970

TROIS RÉSONANCES 222 pour deux flûtes, composées à La Ferme en août, sont publiées chez Billaudot, dans la Collection de Rampal « Oeuvres nouvelles pour la flûte ». Ma démarche en composant cette œuvre est autant psychologique que physiologique. Effectivement, il s’agit, dans la matière et dans l’utilisation de constants frottements de secondes des deux flûtes, de transformer un intervalle communément considéré comme dissonant, mais dont la répétition fréquente devient fatalement consonante, voire très harmonieuse.Je commence, en automne, une œuvre monumentale en 29 parties d’une durée de 1 h.30. CONVERGENCE DE MONDES ARRACHÉS 223 que je n’achèverai qu’au printemps 1971.Cinq tableaux, pour récitant et orchestre, sur des textes de Jean Arp, Blaise Cendrars, Eugène Ionesco, Saint -John Perse et Tristan Tzara. Un choix aussi insolite de textes d’auteurs aussi loin les uns des autres, me conduit, au but recherché : faire converger des mondes ainsi « arrachés » est, au fond, ce que doit réaliser - résoudre et accomplir - la musique. Je prends mille notes, je déchire beaucoup, je mets au point certaines esquisses, les détruis, en établis de nouvelles. Mon esprit n’est pris que par cela. Je travaille presque sans interruption. La tâche est dure.Très vite, je suis conscient du fait que la réalisation et la création de cette œuvre ne pourront se faire sans la colla-boration technique de l’O.R.T.F. J’en parle à Charles Chaynes, responsable des commandes musicales qui finit par me passer une commande ferme. Un premier versement est effectué quelque temps plus tard, et en même temps que la signature du contrat, le reste de la somme est versé.Lorsqu’au printemps de 1971, la totalité du manuscrit sera établi, l’orchestration achevée, les textes agencés, surgiront des problèmes pratiques inattendus. Charles Chaynes s’apercevra brusquement de l’envergure de l’œuvre - pourtant bien précisée et prévue dès le départ - et des questions qui se poseront questions budgétaires surtout ! ! !Les choses traîneront. Un changement aura lieu dans la direction musicale de la maison. Je commencerai à être irrité et fatigué par l’hypocrisie qui entourera cette histoire et je m’adresserai à André Jouve, choisi par la Direction générale, pour un poste de haute responsabilité.J’expose donc à Jouve le sujet de « Convergence de mondes arrachés », je précise la commande, le paiement et l’achèvement de la partition prête pour la programmation, et j’ai devant moi un fonctionnaire non seulement hostile, mais catégorique dans son refus :- « Il n’est pas question de programmer une œuvre, qui occupe une soirée entière » !Le verdict est sans appel.J’ai rempli mon contrat. Que pourrais-je faire de plus ? Je prends une décision irréversible : je répartirai les mou-vements de l’œuvre, cette fois sans textes, selon leurs caractères, en trois groupes et les assemblerai pour en faire trois œuvres symphoniques indépendantes les unes des autres.SIX RÉSONANCES 224 pour orchestre ; SEPT RÉSONANCES 225 pour orchestre et HUIT RÉSONANCES 226 pour orchestre (cette dernière œuvre sera dédiée à Alexandre Soljenitsyne).Les Éditions Françaises de Musique - appartenant à l’O.R.T.F. accepteront la publication des trois partitions avec des couvertures de Francis Picabia, Pierre Alechinsky et Bissière. Les E.F.M. seront, par la suite, vendues. Un autre éditeur les reprendra, sous la dénomination « E.F.M.-CERDA » qui, plus tard, fera faillite...Que de péripéties, que de tracas, que de déceptions, que de malveillances, que de bêtises autour d’une œuvre musicale ! Une précision est à donner à propos des trois œuvres « Six, Sept et Huit Résonances ». L’exécution des mouvements ( à l’exception du 6ème dans « Six Résonances » ; du 4ème dans « Sept Résonances » ; du 8ème dans « Huit Résonances » ) se comprend ainsi : les instruments, selon la partition, commencent ensemble. Chacun arrivant à la barre épaisse - fin de sa propre partie - la reprend immédiatement, sans se préoccuper des reprises des autres instruments.La fin de chaque mouvement est indiquée par le chef, suivant la partition.Il a déjà été question de cette innovation de polyphonie, dans l’œuvre « Celui qui dort et dort ». Mais là, il ne s’agissait que d’un tout petit nombre d’instruments, tandis que dans les Six, Sept et Huit Résonances, c’est le grand orchestre qui est visé, avec des possibilités autrement démesurées. La technique, la pensée, l’idée, l’application de l’innovation sont identiques, néanmoins les résultats sont incommensurablement plus vastes, plus variés, plus riches. C’est pourquoi je nomme cette formule encore nouvelle « multi - polyphonie ».Le Docteur Franz Mai, directeur général de la Radiodiffusion sarroise, demande mon exposition à Sarrebruck, qu’il désire accompagner d’un concert et de diverses manifestations. J’accepte avec d’autant plus de plaisir que j’ai maintenant huit couvertures de plus que pour l’Exposition de l’O.R.T.F. Le vernissage est prévu pour le 27 novembre, dans le hall de la Radio avec un concert présenté par Franz Mai. On doit y entendre les « Sept Transparences » pour 2 22 1971. Paris. Éditions Billaudot. Collection : « Oeuvres nouvelles pour la flûte », J.P. Rampal.2 23 1970-1971. Devient 6 Résonances, 7 Résonances, 8 Résonances.2 24 1973. Paris. Éditions Françaises de Musique. CERDA. Couverture de Francis Picabia. 1989. Paris. Éditions Billaudot.2 25 1973. Paris. Éditions Françaises de Musique. CERDA. Couverture de Pierre Alechinsky. 1989. Paris. Éditions Billaudot.2 26 1973. Paris. Éditions Françaises de Musique. CERDA. Couverture de Bissière. Dédiée à Alexandre Soljenitsyne. 1989. Paris. Éditions Billaudot.

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deux pianos, interprétées par Hans et Kurt Schmitt, et les « Structures variées » pour quatuor à cordes, par le « Quatuor de l’O.R.T.F. ». Je pars en voiture, après avoir répété, une première fois, à Paris, avec le Quatuor. Je suis logé dans le somptueux vieux château dont quelques appartements sont réservés à certains hôtes de passage. Une équipe de spécialistes est mise à ma disposition.Déjà de très belles affiches - style Bauhaus, avec le titre des manifestations : « Musik und grafik », sont placardées un peu partout en ville. Il n’y a que quelques modifications esthétiques et pratiques à apporter au plan des décorateurs, et nous pouvons, le 26, monter les panneaux, travailler une partie de la nuit pour un résultat très satisfaisant. Le même jour, arrive le Quatuor de l’O.R.T.F. pour répéter et enregistrer, ainsi que les frères Schmitt.Le vernissage a lieu en présence du Docteur et de Madame Mai qui reçoivent et guident le Consul de France et sa femme, diverses personnalités de la ville et de la province, les journalistes.Le public, s’il est nombreux, est quand même moins important que celui de la Maison de la Radio, à Paris. Le concert qui suit avec ses excellents interprètes est apprécié.La Radio sarroise, en souvenir, m’offre les enregistrements de mes deux œuvres, pris en studio et pendant le concert. Jamais semblable geste ne se fit en France ! ! !La presse est intéressante qui titre « Interpénétration des Arts », « Images de l’Amitié », « Les liens », des analyses sur la musique :« Il y a, dans la musique d’Arma, le même caractère primesautier, que dans les esquisses. Elle est serrée, condensée, néanmoins transparente, grâce au filigrane de ses éléments formels. Elle est clairement perceptible, car Arma évite les grandes dimensions, aussi bien dans la structuration de ses motifs, que dans l’étirement de ses phrases, chacune d’elles représentant un graphisme sonore en elle – même. Et il réussit même à annuler les contradictions naturelles entre la feuille graphique et l’œuvre musicale : dans chaque image sonore, il essaie de concentrer ce qui est à entendre – et qui se déroule successivement dans le temps – en phases ramassées, ce qui permet d’avoir constamment, mesure après mesure, une vue générale de cette musique, à laquelle est conféré, par moment, un caractère presque statique. Pourtant, ces sphères sonores statiques oscillent et vibrent, par exemple dans des trilles de grands intervalles, dans des répétitions ou des mutations de brefs fragments, qui se reforment et se recomposent continuellement. Et pendant le déroulement ludique de recomposition des structures, les sons, les lumières ou les coloris évoluent sans cesse ».

( « Saarbrücker Zeitung » 30.11.70. Horst Dieter Weeck ) et des analyses sur les graphismes :« Celui qui contemple la liste d’éminents artistes participant à l’exposition « Musique et Art graphique », avec des dessins et des gravures sur les couvertures des partitions de Paul Arma, doit supposer, que les œuvres de ce compositeur français s’orientent vers un style musical très particulier : le constructivisme. Car, avec Moholy – Nagy, Mondrian, Le Corbusier, Zadkine, Sophie Taeuber – Arp, ainsi que Kandinsky et Klee, se trouve le point culminant de cette exposition – présentée pour la première fois en Allemagne, à Sarrebruck, après Paris et Mexico – qui s’apparente d’une manière indéniable à la tradition picturale très marquée du Bauhaus de Weimar et de Dessau. Les rapports entre la musique d’Arma et les graphismes constructivistes des couvertures de ses partitions, ne sont pourtant pas de nature abstraite, mais plutôt intérieure. Arma a lui – même participé aux travaux du Bauhaus, et c’est ainsi que ces dessins de couvertures de partitions sont nés, en partie, des relations amicales, que le compositeur a nouées au temps du Bauhaus.Parmi les 48 couvertures réalisées par 48 artistes, il y a, naturellement, des travaux qui traduisent une communauté d’esprit avec les intentions musicales de Paul Arma. Comme le fait le compositeur, en bâtissant avec ses unités une synthèse sonore, Carzou, ou un Michel Seuphor ou une Sonia Delaunay réalisent, partant d’éléments picturaux, une forme complexe.Les apports de Matisse, de Braque et de Picasso paraissent davantage des hommages personnels, que des graphismes libres, ou une « re – création de la musique , par des moyens autres ».Une des plus belles pages est incontestablement le dessin de l’artiste « Op – art » Victor Vasarely, pour les « Sept Transparences ». Ici, les rapports avec la matière sonore deviennent irréfutablement visibles, sans que le dessinateur ait renié quoi que ce soit du style qui le caractérise ».

( « Saarbrücker Zeitung » 30.11.1970 )« Pratiquement tous les noms les plus illustres de l’art contemporain ont offert des dessins à Paul Arma : Arp, Calder, Moholy – Nagy, Mondrian, Soulages, Brancusi, Kandinsky, Klee, Vasarely, Hartung, Le Corbusier, Braque, Chagall, Léger, Matisse, Picasso ; et ce ne sont que quelques – uns.Pourtant, on doit admettre, que le graphisme d’une couverture de partition n’est pas une œuvre totalement indépendante. Le visiteur de cette exposition doit avoir en esprit cette exigence de restriction, et tenir compte, d’une part, de l’espace limité de la forme d’une partition musicale, et, d’autre part, du rôle d’un graphisme qui complète une musique.D’ailleurs, une curiosité : l’hommage de Picasso à Paul Arma est le plus convaincant ».

( « Saarbrücker Zeitung » 30.11.1970 )Un dîner est offert par la Radio, dans une des salles du château et l’ambiance entre Sarrois et Français est fort sympa-thique.Le lendemain, je file à Stuttgart, chez les Langenbeck qui m’emmènent passer la soirée chez leurs cousins, les Wetzel. Lui est architecte, elle, Angelika, est sculpteur. Elle nous montre sa dernière série de gravures et devant mon enthousias-me, m’offre celle qui me plaît le plus - œuvre mi-figurative, mi-abstraite - que j’aimerais utiliser pour une partition. Sans que l’esprit des dessins d’ Angelika soit en rien semblable à celui des dessins de Carzou, la technique qu’elle utilise rappelle celle qui aboutit à la virtuosité de ce dernier.

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Je termine l’année en Yougoslavie. Jean-Louis Depierris a été nommé professeur dans des Universités de la Côte Dalmate. Il invite souvent des écrivains, des poètes français et il organise pour moi une série de conférences.Je pars donc pour Zadar d’abord, mais le trajet n’est pas sans histoire !J’écris à Edmée :« … J’aurais sans doute mieux fait de passer par Tokyo pour arriver à Zadar plus simplement car les histoires d’Orly – le retard puisque parait – il, il neigeait à Zagreb – n’étaient rien à côté de ce qui m’attendait justement à Zagreb. L’avion pour Zadar ne nous avait naturellement par attendus et on m’a annoncé avec la gentillesse et la nonchalance locales que j’aurais un avion… le lendemain !Heureusement, Jean – Louis m’a fait appeler par téléphone à l’aéroport où il savait que j’étais en panne, m’a conseillé de prendre le prochain avion pour Split où il est venu me chercher en voiture avec Djurdja, sa jeune femme ».Nous prenons la route, en voiture, vers Zadar, mais nous nous arrêtons dans le Port, où les Depierris sont très connus et où on nous prépare un repas de poissons délicieux. C’est enfin Zadar. Je suis installé dans un petit pavillon sympathique et accueillant.La journée du 17 est entièrement consacrée à la rencontre des collègues de Jean-Louis, à l’Université, mais aussi à la re-cherche d’un magnétophone portatif, indispensable pour l’illustration musicale de mes conférences. Cette recherche d’un appareil semblable est d’autant plus incompréhensible, que déjà les autorités de Paris auraient dû alerter les intéressés en Yougoslavie. Les recherches sur place et à la dernière minute, permettent de mettre enfin la main sur un magnéto - de qualité plutôt moyenne.Le jour suivant, on me présente Vjekoslav Cosic, un garçon intéressant qui a fait ses études de français à Paris et est maintenant professeur adjoint à l’Université de Zadar. Les rapports avec lui sont si agréables, que je l’invite à la maison à l’occasion de son prochain séjour à Paris.Pendant ma présence sur la Côte Dalmate, il est un aimable compagnon.Première conférence à la Faculté, commentée par une très courte et intelligente allocution de Jean-Louis Depierris, puis je fais entendre les « Prismes sonores », « Ruche de rêves » et les « Six pièces pour voix seule ». Le public jeune est relativement important pour cette petite ville de province.Le lendemain, nous allons à Split. C’est d’abord la visite du marché coloré dans des ruelles mal pavées, évoquant un siècle passé. Au cours de cette promenade, je m’arrête, stupéfait, devant la vitrine d’une librairie : je crois rêver en y voyant exposés plusieurs ouvrages d’Alexandre Soljenitsyne, en traduction. On me raconte à ce sujet qu’au théâtre de Split, il y a eu récemment des soirées consacrées à des lectures publiques des textes de l’auteur russe par des écrivains et des poètes yougoslaves ! - J’apprendrai, l’année suivante, que la diffusion des écrits de Soljenitsyne sera interdite dans le pays.Je fais, dans une des salles du Théâtre, une conférence de presse devant une douzaine de journalistes et de critiques, avant l’audition des « Cinq Transparences » et des « Prismes sonores ». Suit une discussion.Dans la soirée, une petite réunion est organisée à Zadar avec une dizaine de personnes, auxquelles s’est joint Djordje Gracin, critique musical, professeur de guitare, un des responsables de la station Radio - TV. L’interview prévue se transforme en vrai débat sur la musique contemporaine dont une partie paraîtra dans le journal de Gracin qui, d’autre part, fait diffuser sur l’antenne de Zadar, deux de mes œuvres. Voici une partie de la conversation avec Gracin, qui paraît dans « Narodni List » du 9- 1-1971 :- « Bien que vous ayez dit qu’il faut écouter la musique et non en parler, permettez-moi, pourtant, de commencer en parlant de vos œuvres, que nous venons d’entendre. Il me semble, que vous créez dans le cadre d’une coexistence solide entre la tradition et les tendances les plus modernes. Ne trouvez-vous pas, que c’est la démarche la plus correcte, étant donné qu’un grand nombre essaie de recommencer, d’une manière ou de l’autre, en niant le passé ? »- « La coexistence n’existe pas. C’est aujourd’hui et hier qui existent. Donc, il ne s’agit pas de coexistence, mais du fait que quelque chose existe. Il ne devrait pas y avoir de rupture et de règlements de comptes. « Pas de fils sans père », biologiquement, psychologiquement ou n’importe comment. Aujourd’hui, la musique emploie des démarches différentes. Les possibilités mathématiques combinatoires sont épuisées - il s’agit du calcul. Prenons l’exemple de la littérature : les mêmes mots dans un nouvel ordre donnent des sens nouveaux. Langage, style, technique - c’est l’essentiel. La complexité inquiétante et superflue, l’exhibitionnisme outrageant et le goût de faire sensation déraisonnable dans la recherche des nouveautés à tout prix, l’impertinence déchaînée et le refus de toutes les valeurs du passé, le goût de l’aléatoire démesuré qui conduit à la négation de toute structure formelle - ce sont les tendances de beaucoup de créateurs modernes. Si un architecte, par exemple, obéissait à ses instincts, la maison s’écroulerait, et il serait accusé à la mesure des graves conséquences. En musique, étant donné qu il n’y a pas de règles physiques, il n’y a pas de victimes. Voyez-vous, ça supprime la responsabilité - mais on en abuse souvent. »- « Il paraît, qu’une grande partie de la musique d’avant-garde, comme d’ailleurs les autres arts, provient plutôt des impulsions critiques, cérébrales et, disons, même philosophiques, que des impulsions sentimentales. Certains, n’ont-ils pas exagéré ? »- « La musique d’ultra – avant - garde possède une réflexivité tendant vers quelque chose de neuf. La recherche du nouveau n’est pas philosophique. Il faut quand même reprocher à certains une cérébralité exagérée. »- « La musique électronique, ne représente-t-elle pas le retour du son à sa valeur physique originelle ? »- « Je ne suis pas partisan de la musique électronique pure. Là, on utilise les sons produits par le générateur de basses fréquences - ce sont des sons purs, de base. Les sons dans la nature, par contre, malgré la même fréquence, ont leurs propres qualités, d’après lesquelles on les distingue facilement. Voici une analogie : le visage d’un homme et d’une femme ont les mêmes éléments ; eh bien, on les distingue facilement à cause de leurs caractéristiques particulières.

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C’est pour cela, que je tiens plutôt à la démarche électromagnétique, qui enregistre les différentes particularités, avec une grande fidélité. »- « Le son électronique - libre et absolu dans sa valeur - n’est-il pas le reflet d’une tendance générale de l’homme moderne vers une liberté totale ? »- « Est-ce que vous ne pensez pas que c’est un des rôles de l’art ?... L’homme face à l’art se découvre lui-même. Si la conscience est la libération... l’homme totalement libre est seul. L’homme est fait pour vivre dans la société et par là il doit assumer une part de responsabilité, qui lui impose certaines limites ».J’ai aussi l’occasion de faire la connaissance du Directeur du théâtre de Zagreb, le metteur en scène Vlado Habunek, bien connu hors de son pays. Il s’occupe également, avec d’autres responsables, du Festival de Zagreb. D’esprit cosmopolite, ses projets sont vastes. Il aimerait introduire mes œuvres dans les programmes du Festival, il me fait maintes et maintes suggestions avec un enthousiasme contagieux... Faut-il dire que rien ne se réalisera jamais ?Nous avons une après-midi libre, les Depierris et moi. Nous la consacrons à visiter la région. Le bord de l’Adriatique est beau mais le paysage de l’intérieur est assez banal et tout y respire la pauvreté. Nous gagnons Bukovica, un village à l’intérieur des terres, par une petite route pleine de nids de poules. J’aimerais trouver a acheter, dans des maisons paysannes, des objets populaires et surtout d’anciennes broderies. Dans le village, la voiture avance difficilement sur les vieilles pierres entre les maisons assez délabrées. Les fenêtres minuscules montrent que le froid est vif ici, en hiver. Grâce à Djurdja, le contact s’établit vite avec une des habitantes à laquelle on explique le but de notre visite. Aussitôt, elle nous apporte, sur le pas de la porte, le vin rouge de l’hospitalité... dans une casserole et avec une seule tasse. Attirées par la présence de la voiture, d’autres femmes arrivent des maisons voisines et veulent savoir ce qui se passe. Très vite, certaines disparaissent pour apporter des paquets de tissus, des broderies de toutes couleurs : de vraies merveilles. Il y a là surtout des chaussettes de feutre, brodées, confectionnées par elles, certaines encore avec de la boue sous le pied !On est ébloui par la diversité des dessins, la richesse des coloris. Djurdja « traite » les affaires pour moi, tandis qu’on nous offre encore du vin rouge, et heureux comme toujours, j’emporte mon butin.Le lendemain, je passe la journée à la Radio de Zadar pour faire effectuer des copies sur bandes de mes œuvres. L’Université veut en utiliser pour ses cours.La journée du 22 décembre est entièrement libre : je reste donc à la maison, seul. Jean-Louis donne des cours à la Faculté, Djurdja est à l’Université, où elle effectue des traductions de poèmes français en croate, pour une future publication. Je travaille tranquillement, prends des notes, ébauche des esquisses, ce que je n’ai pas eu le temps de faire depuis longtemps.Le 23, la neige tombe en tempête. La mer paraît noire à côté de la terre blanche. Je pars, avec Baras, professeur à la Fa-culté, en autocar à une centaine de kilomètres dans le Sud, où je donne une conférence au Club Culturel, avec l’audition des « Cinq Transparences », des « Six pièces » pour voix seule et des « Prismes sonores ». L’autocar est plein de paysans et de pêcheurs chargés de paquets et de cadeaux de Noël.Nouvelle conférence réussie, à Split, le 24 et, dans l’après - midi, départ pour Dubrovnik, après avoir dit adieu aux Depierris.Des arbres de Noël partout derrière les fenêtres, dans les vitrines, dans le hall de l’hôtel.C’est Noël, fête joyeuse, mais peut-être pas pour tous ! Il y a bien des boutiques vides à côté de celles qui regorgent de cadeaux mais qui affichent, sur la porte d’entrée, en plusieurs langues:« Vente uniquement contre des devises occidentales, dollars, francs suisses, deutschmark, francs français » ; cela m’attriste profondément !Le jour de Noël, je visite cette ville merveilleuse qu’est Dubrovnik, avec l’unique avenue qui la traverse, ses ruelles étroites, ses maisons anciennes, de style méditerranéen. A l’heure du déjeuner, je ne peux m’empêcher de téléphoner à la maisonEdmée fête Noël avec Miroka et Robin et m’apprend qu’une fresque m’attend, magnifique cadeau de Robin : « l’Apocalypse ». Combien j’ai hâte de voir cette œuvre et de retrouver les miens.Mais il me faut rester à Dubrovnik où je rencontre, à plusieurs reprises, la Directrice du Festival, pour un important projet... qui ne sera jamais réalisé, là, non plus.Je passe pas mal de temps dans ma chambre d’hôtel où je travaille. Je visite l’admirable Musée des Icônes et fais de longues promenades sur le bastion qui encercle la ville et qui offre des points de vue superbes.Dernière invitation au dixième anniversaire de la fondation de l’Académie de Musique, suivie d’une somptueuse réception, où j’ai la surprise de me voir étiqueté - par une erreur de traduction : « ghost d’honneur » « fantôme d’honneur »au lieu de « guest d’honneur » « hôte d’honneur » ! Je m’y promène avec une âme d’ectoplasme ! J’ai encore l’écoute d’émissions des Radios de Zadar et Zagreb consacrées à plusieurs de mes œuvres, assez longuement commentées. Et je suis heureux de rentrer pour la Saint - Sylvestre, en essuyant encore une terrible tempête de neige qui retarde le départ de l’avion et fait rater la correspondance à Belgrade.Je trouve, à Paris, des nouvelles d’amis qui m’attristent. Jean Brandon va bien, mais on va refaire quelques points de consolidation à la rétine, sans immobilisation cette fois. Impossible de voir Christine Boumeester : trop faible, elle a eu l’œsophage brûlé par les rayons. On ne peut l’alimenter que par perfusion. Elle a perdu tout courage. Le cancer semble stabilisé, mais Henri Goetz peut à peine la voir de temps en temps.Antoinette Suchard appelle, elle n’avait pas voulu annoncer jusqu’à présent la nouvelle de la mort de leur fils Frédéric, tué en vélo, par sa faute à lui, par une auto, pendant les vacances. Il avait douze ans. La foi les aide à supporter, mais elle commence seulement à revivre un peu. Lui se perd dans son travail.

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Je trouve des programmes de concerts ou d’émissions de radio France - Culture a diffusé les « Variations pour cordes » dirigées par E. Bigot ; France - Musique, dans « Evénements musicaux », les « Prismes sonores » dirigés par E. Mata, et dans « Reprises Symphoniques », « Cinq Transparences ». Strasbourg a enregistré « Ruche de rêves » dirigé par Marius Briançon. Des nouvelles arrivent aussi de « Radio Universitad » de Mexico, de Budapest, et de la Suisse Romande où des « Chants du Silence » sont interprétés par M. Marchisio.Nous faisons la connaissance d’un peintre grec, réfugié à Paris depuis le règne des Colonels, Tsirigoulis, est devenu ici restaurateur de tableaux. Il travaille pour le Louvre et on nous l’a recommandé pour un travail minutieux sur un tableau auquel je tiens beaucoup.Depuis le début des années vingt, depuis la solide amitié qui me liait à Béla Kadar, un des plus importants peintres de l’avant-garde hongroise, j’ai gardé jalousement les tableaux qu’il m’a offerts, toujours en signe d’amitié et d’estime réciproques. Je les ai conservés fidèlement et ils m’ont suivi lors de mes pérégrinations dans divers pays. Parmi eux, le plus grand est aussi le plus étonnant, très en avance sur l’époque où il a été peint, en Hongrie : c’est une nature morte inattendue, évoquant le cubisme, peinte sur papier grand format. Cette œuvre de mon ami peintre a déclenché ma passion de collectionneur d’œuvres contemporaines. Ce grand tableau de Kadar m’a toujours accompagné autour de mes études musicales dans différents logis de Budapest, où je l’ai laissé quand j’ai quitté la Hongrie pour les États-Unis, puis pour l’Allemagne. Il m’a rejoint, à Paris, en 1933. Depuis, il a toujours et partout été avec moi. Roulé, assez serré, il nous a accompagnés sur les chemins de l’exode, aussi, et malgré mes soins, le support de papier a cédé. J’ai, tant bien que mal, essayé de le consolider avec des bandes collantes. Mais je trouve maintenant, indispensable de redonner à l’œuvre, figure honorable. Elle le mérite. Aussi, séjourne-t-elle quelque temps chez Tsirigoulis. Il fait, pour nous, un travail au résultat presque miraculeux, redonnant une nouvelle jeunesse au tableau, en le collant sur toile et en le nettoyant. L’œuvre, gage d’amitié, retrouve sa place au milieu de nos collections.

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MUSIQUE ET PEINTURE 1971

Pas de longs voyages, cette année 1971 que je consacre en grande partie à la composition de 17 œuvres nouvelles et à des rencontres avec des plasticiens.Je me tiens au courant de leur travail, de leur évolution, de leur orientation parfois inattendue qui reprend, pour certains d’entre eux, des thèmes d’œuvres antérieures.C’est pour ma propre délectation, et c’est aussi pour la poursuite de ce que j’ai entrepris : l’union de deux arts, le musical et le graphique dans une réalisation jusqu’ici sans pareille.La fréquentation de ce milieu de plasticiens confirme l’idée que je me fais de la confraternité : je constate chez tous ceux que je vois, une sorte de tolérance, une sorte de bienveillance à l’égard de leurs pairs. Et je les rencontre aux vernissages... alors que je n’ai pas la chance de voir, lorsque ma musique est jouée, mes confrères musiciens venir l’écouter ! Quelle corporation, autre que celle des musiciens, est autant empreinte de jalousie, de mesquinerie... C’est un si grand plaisir de connaître autre chose avec des artistes ! Pourtant... pourtant, surgit parfois au sein des groupes de mes amis peintres, au demeurant les plus « braves » du monde et qui s’entendent fort bien entre eux, une sorte d’hostilité à ce qu’ils appellent, par exemple, « la mafia hongroise » sévissant dans les arts plastiques. Ceux de la « Mafia » : Vasarely et Nicolas Schoeffer, Pierre et Vera Szekely, Martha Pan, Kolos Vary, Hajdu, Hantaï..., se sont bien battus pour être ce qu’ils sont !Que tout cela est injuste, dans notre Europe, dans notre monde. Que le talent soit magyar ou japonais, qui doit s’en plaindre s’il existe ? Blanche ou jaune ou noire, qui voit la couleur de la main qui a tenu le pinceau ou le ciseau ?Et si les peuples qui ont le plus souffert ont su aussi le plus créer, qui ose le regretter ? Le médiocre seul ou l’im-puissant. Et pourtant mes amis ne sont ni l’un ni l’autre. Peut-être que xénophobie et antisémitisme ressurgissent après leur assoupissement.La campagne actuelle lancée par notre Clarendon Gavoty national contre « l’occupation » de notre opéra et de notre orchestre non moins national par deux métèques, le Suisse Liberman, le Hongrois Solti, serait ridicule si elle ne témoignait de deux graves tendances : l’ignorance qu’à ce peuple « français » de ses propres incapacités, la rancune chauvine et imbécile dont, en revanche, il peut être capable.Des amis nous entraînent souvent dans une nouvelle galerie de peinture, « L 55 » et nous y faisons la connaissance d’artistes peu connus encore du public, mais qui ne manquent pas de talent : Greta Drexler, peintre elle-même et qui fera carrière sous le nom de Tao, lorsqu’elle aura épousé Kolos Vary, anime la Galerie et organise souvent des réunions amicales avec ses visiteurs.Tout le groupe connaîtra bientôt le chemin de la maison et de La Ferme.C’est aussi le temps où Robin convie, à la maison, ses camarades des Beaux-Arts auxquels se joignent parfois des professeurs. Tout cela crée une heureuse animation au milieu de laquelle je trouve quand même le moyen de travailler.Il y a peu de temps, j’ai eu l’occasion d’apprécier des œuvres de Jean Le Moal. J’ai été impressionné, non seulement par la technique, mais aussi par le style de l’artiste : ses tableaux sont construits avec une sobriété presque architectu-rale. Ce sont de solides structurations sans aucune sécheresse, et au contraire lyriques, mobiles et rythmées.Je viens de signer un contrat avec les Éditions Choudens, pour les « Prismes Sonores » et quand la question de couverture se pose c’est à Le Moal que je songe.Bernard Allain, le maître verrier, professeur à l’École des Beaux-Arts où Robin, après avoir été son élève dans l’atelier de vitrail, est devenu son ami, organise notre rencontre. Allain a réalisé de nombreux cartons de Le Moal, comme de Bazaine, et d’autres qui apprécient beaucoup son travail. Au début de février, nous avons, à la maison, une écoute des « Prismes Sonores ». Le Moal est là, avec Marcelle Cahn, Marguerite Arp, Jean Bertholle, Greta Drexler. Comme toujours, une discussion suit l’écoute, chacun réagissant avec sa sensibilité, sa personnalité. Parmi tous, il s’en trouve deux, particulièrement touchés : Le Moal, puisque nos deux œuvres vont se compléter, Bertholle qui me demandera, plus tard, de pouvoir faire entendre la bande, pendant le vernissage d’une exposition qu’il aura, à Saint-Germain-en-Laye.Jean Le Moal fait pour la partition une belle structure composée d’éléments droits, en partie verticaux, enrichis de deux éléments courbes, le tout dans une gamme de gris - du clair au très foncé. Belles « lignes sonores » pour des « Prismes Sonores » !Court voyage, en mars vers Stuttgart pour préparer à l’Institut Français, avec André Billaz, le Directeur, l’Exposition « Mouvement dans le Mouvement » et envisager un ou deux concerts de musique de chambre. La direction du « Suddeutscher Rundfunk » songe à un projet analogue. Aucun d’eux n’aboutira, des questions financières : personnel de surveillance, assurance... etc. intervenant !Mais je revois chez les Langenbeck, pendant mon séjour, Angelika Wetzel qui me demande de poser pour un buste qu’elle veut faire de moi. Je vais ainsi chez elle, chaque jour, dans un village où son mari architecte, a construit leur maison et son atelier. Elle fait aussi, de moi, un excellent portrait à la plume qui ornera souvent des plaquettes. Les lignes que les rides dessinent sur mon front, horizontales et verticales, lui inspirent le revers d’une médaille en bronze, où figure mon visage dessiné à traits incisifs. Angelika trouve que ce front buriné rappelle un dessin de Klee !Au printemps de cette année, un changement intervient dans la direction des Éditions Chappell, en même temps qu’une intéressante modification de la tendance musicale de la maison. Un nouveau directeur, Paul Bonneau est nommé, bon musicien qui songe enfin à créer un autre département à côté de celui de la musique légère. Le nouveau projet est vaste

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et concerne, non seulement l’édition de musique de partitions, mais aussi la gravure de disques instrumentaux.Je suis pressenti pour une série d’œuvres pour instruments à vent - en liaison avec le folklore.J’ai déjà sept « Divertimento » pour diverses formations, je décide de continuer la série jusqu’à quinze, en composant, à la base de la matière utilisée pour « Musique pour deux flûtes à bec », un Divertimento pour chacune des formations suivantes : deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux saxophones, deux trompettes, deux cors et deux trombones, toujours avec l’utilisation des thèmes populaires roumains. Ces nouvelles œuvres et de nouveaux projets qui se dessinent avec d’autres éditeurs parisiens m’obligent à voir ou à revoir pas mal de peintres et sculpteurs pour les mettre au courant des prochaines éditions et leur faire comprendre ma démarche générale. Cela enrichit ma vie, à côté de stupidités administratives, de discussions à la Radio qui encombrent mon existence.Louis Joly souhaite faire la couverture du DIVERTIMENTO N° 8 227 pour deux flûtes, car depuis qu’il me connaît, il souhaite une collaboration de ce genre.Dès 1949, il animait le groupe du « Vert-Bois » et sa démarche intéressait déjà les critiques de l’époque. Il participa à diverses manifestations en Allemagne de 1962 à 1965 et en 1967, comme peintre cinétique, à la Maison de la Culture de Toulouse, aux journées internationales d’électronique.Il travaille dans un service d’État pour l’établissement de cartes géographiques, dans son agréable atelier du XVème arrondissement. Il peint avec une conception esthétique personnelle et raffinée. Son élément premier est la ligne, son support, le papier, le carton ou le bois. Sur un fond blanc, les graphismes dont les départs sont à l’extérieur de la surface à peindre, sont déterminés par des calculs rigoureux. Le résultat est une pureté linéaire, transparente et d’un goût parfait.J’aime de Léon Zack le « goût du silence » qu’il a autant que moi.- « Quand on peint, dit-il, le noir et le blanc ont presque la même valeur, parce que symboliquement c’est l’absence de tout, l’espace vide, le silence. Quand on peint, c’est un mélange de silences et de paroles ».Lui aussi parle de « Transparence ». Comment ne pas m’entendre avec celui qui sait donner à ces deux mots « transparence » et « silence » toute leur valeur et... leur force. Zack est notre voisin, à Vanves. Sa femme, sa fille sculpteur et lui reçoivent toujours leurs visiteurs avec une hospitalité très slave. Il m’offre pour le DIVERTIMENTO N° 9 228 pour deux hautbois, un dessin de petit format semblable à une délicate écriture.Le dessin que fait pour le DIVERTIMENTO N° 10 229 pour deux clarinettes, Messagier, vibre comme les cordes d’un instrument de musique.C’est Bertholle qui dessine la couverture du DIVERTIMENTO N° 11 230 pour deux bassons ; il utilise deux éléments graphiques, volontairement contradictoires : l’un fait de formes transparentes, l’autre - qui lui est superposé - composé de lignes assez épaisses, formant une structure plus lourde et bien solide.Le DIVERTIMENTO N° 12 231, pour deux saxophones, est choisi par mon vieil ami Sigismond Kolos-Vary, d’origine hongroise, lui aussi, vivant depuis très longtemps à Paris. Le thème utilisé pour son dessin est le même que celui qui détermine son œuvre pendant une longue période - qu’il va d’ailleurs abandonner aussi brusquement qu’il l’avait adopté. Symbole mystique peut-être et qui n’a pas besoin d’être expliqué.Cette œuvre pour deux saxophones paraîtra bientôt sur DISQUE, en Belgique, chez Schott, avec d’autres œuvres pour saxophones sous le titre plutôt saugrenu « Saxo-Rama » ! L’exécution du « Divertimento » par deux saxophonistes belges n’est pas meilleure que le titre. Les indications à la clef n’ont pas été prises en compte, ce qui déforme totalement les morceaux, les notations métronomiques pour chacun d’eux n’ont pas été respectées, tout est joué trop vite, ce qui dénature ce que j’ai composé. J’écris aux interprètes, très aimablement, pour signaler ces « erreurs » et je reçois une réponse assez inattendue: considérant qu’il y avait une « faute » dans les indications à la clef, ils l’ont corrigée ! Quant à la vitesse de l’interprétation, elle leur a été imposée par le peu de place qui restait sur le disque. Ils ont donc raccourci, en allant plus vite !!!Le DIVERTIMENTO N° 13 232 pour deux trompettes a sa couverture dessinée par Marc - Antoine Louttre. Elle est jolie, pourrait être inspirée du folklore avec ses tulipes stylisées. Cette gravure sur bois est comme son auteur, aimable, accueillante, optimiste, réconfortante.La couverture du DIVERTIMENTO N° 14 233 pour deux cors est de César Domela. Ici, nous entrons dans un paysage rigoureux sans être sévère. Domela sait adoucir les formes les plus géométriques, ainsi dans cette débauche de courbes et d’angles, dans des tonalités qui vont du gris clair au noir total. Domela est un grand maître des contradictions, créateur pourtant d’accords harmonieux, d’œuvres en relief toujours tendres, jamais froides.Le DIVERTIMENTO N° 15 234 est pour deux trombones ; sa couverture est une gravure sur linoléum sur carton gris. André Bernardou a créé, avec des fragments divers et des motifs assez géométriques, un ensemble à la fois agréable et 2 27 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Louis Joly.2 28 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Léon Zack.2 29 1971. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Jean Messagier.2 30 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Jean Bertholle.2 31 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Sigismond Kolos-Vary. Bruxelles. Schott. Disque Zephir Z08. « Saxo-rama ». Elie Apper, Norbert Nozy.2 32 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de Marc-Antoine Louttre.2 33 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture de César Domela.2 34 1972. Paris. Éditions Chappell. Couverture d’André Bernardou.

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souriant. Bernardou travaille surtout avec un matériau très spécial : des plaques d’ardoise de diverses épaisseurs, de différentes dimensions avec lesquelles il réalise des œuvres qui, malgré la tonalité de l’ardoise, paraissent superbement colorées.La série jouit d’une diffusion remarquable, les « exécutions » se suivent et les radios les diffusent fréquemment.Les Éditions Chappell font une publicité pour ces « Divertimentos » en forme de fascicule.Isabelle Berthou, propriétaire des Éditions Amphion (également représentante exclusive de l’Universal Edition), est très attachée aux arts plastiques et suit avec grand intérêt la collection toujours grandissante des partitions. Elle décide de publier, pour le moment, une œuvre. Elle envisage même d’organiser une exposition dans le restaurant d’une de ses amies, sur la route vers Saint-Germain-en-Laye.Si le projet de partition me plait, je ne vois pas l’intérêt de présenter l’exposition dans un restaurant et je lui fais aban-donner cette idée. L’édition est décidée de « Cinq Transparences » pour cordes, xylophone et percussion. Je trouve une parenté entre cette musique et certaines œuvres de Jean Bazaine. Le peintre réhabite dans une rue calme de Clamart, non loin de chez nous, et il vient entendre l’œuvre. Il semble heureux, détendu, mais après l’écoute, nous ne parlons pas du tout de la musique. Quelques jours plus tard, il téléphone et il souhaite réentendre les « Cinq Transparences ». Il arrive, une ravissante rose rouge à la main, la première de son jardin, pour Edmée. Une nouvelle fois, l’écoute se passe, sans commentaires. Enfin, il m’appelle et me demande de passer voir ce qu’il a préparé pour moi. Dans son atelier, sur une grande table, trente-trois dessins sont là !- « C’est venu comme cela, en quantité, d’une façon presque intarissable ! ».Nous les examinons un par un, et je suis de plus en plus perplexe, car il devient de plus en plus difficile de faire un choix. Il me comprend, c’est aussi sa pensée, son embarras. Nous décidons de procéder par élimination, mais il en reste encore trop qui nous conviennent.- « Alors, emportez tout cela chez vous, regardez-les, éliminez, c’est le meilleur moyen de choisir ».Difficile, très difficile : j’essaie bien de choisir, d’éliminer, finalement, il en reste deux ! Je rends le tout à Bazaine, lui avoue mon dernier embarras. Avec sa sensibilité et sa délicatesse habituelles, il sait trouver la solution :- « Les deux sont à vous, l’un que je dédicace pour votre femme, et l’autre pour la couverture ! ».Edmée, tellement sensible à la courtoisie masculine et qui n’a pas oublié la rose, est encore plus heureuse en recevant le dessin.Elle est cependant en désaccord sur un point, avec Bazaine, comme avec Manessier : tous deux nous ont dit qu’ils s’opposent à la reproduction forcément imparfaite - des œuvres picturales. Son argument à elle est valable- « Nous avons besoin d’être aidés et cela par les reproductions de tableaux que nous ne connaissons pas ou que nous avons oubliés ou que nous n’aurons jamais la possibilité de voir. Même si les reproductions sont infidèles, sans doute nous donnent-elles l’envie de voir l’original... quand c’est possible ».Heureusement, Bazaine est satisfait de la reproduction de son dessin, sur ma partition. Il me l’écrit le 26 novembre :« … Cher ami,Merci de cet exemplaire des « Cinq Transparences » : je trouve l’ensemble très réussi, le dessin admirablement reproduit et très en accord avec la typographie que vous avez choisie. Merci de cette « collaboration » dont je garde un bon souvenir…Je suis cloîtré dans la peinture ! Ayant décidé mon exposition pour avril – mai prochain. mais je ne vous oublie pas … ».Maurice Chattelun m’écrit dans une de ses lettres, à propos de cette couverture de Bazaine, « savant désordre d’animation linéaire, mi-aérienne, mi-aquatique ».

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TROIS SAISONS 1971

Janvier a été endeuillé par la mort de Christine Boumeester.Il y a eu beaucoup d’amis autour de Henri Goetz, au Cimetière du Montparnasse, Christine était aimée de tous, simple, modeste, énergique sans éclats, travailleuse inlassable. Presque jusqu’au bout de son épreuve, elle aura lutté, et dessiné, dessiné même lorsqu’elle était déjà allongée avec sa souffrance. J’aurais voulu lui donner un peu de ma résistance, je sais que j’étais longtemps pour elle, un symbole d’espoir, mais jusqu’à quel moment a-t-elle cru qu’elle suivrait mon chemin vers la rémission longue ou la guérison ?Les amitiés ne se remplacent pas. Aussi faut-il savoir jouir de celles qui sont là, à portée, encore vives. Ainsi celle des Depierris qui arrivent de Zagreb, celle de Lola Kristof qui vient de New York et que nous revoyons avec tant de joie. Nous dînons ensemble à la maison et nous nous retrouvons le lendemain aux « Deux Magots », notre lieu de rendez-vous d’autrefois, pour évoquer encore mieux le passé.Le bonheur entre chez nous, chaque fois qu’Anne y fait un séjour. A Paris, ce sont les plaisirs de la ville que je fais surgir au long des promenades que nous faisons ; elle découvre le Quai de la Mégisserie, ses poules, ses canards, ses pauvres chats et chiens aussi, tristement enfermés dans leurs cages, indifférents ou suppliants.Il y a aussi pour la petite fille de huit ans, les films à connaître. Robin nous accompagne parfois pour retrouver « Peau d’Ane » ou quelque beau spectacle.Le printemps est là et les croquis que la saison dessine. On élague, depuis deux jours, les marronniers de l’avenue. Les scies font un bruit de destruction, le camion broyeur de branches ronronne la monotone mort du bois frais de sève neuve. Les troncs aux larges coupures pâles se tassent, maladroits et informes, tout élan retiré qui les faisait vivre du frémissement de la moindre brindille.Le soir, lorsque le calme et le silence reviennent dans l’avenue meurtrie, les pigeons et les merles cherchent en vain leurs perchoirs familiers. Au pied de chaque arbre, des débris aux bourgeons gonflés et collants s’entassent. S’agit-il seulement d’une coupe de printemps .... nous sommes inquiets, car dans l’avenue voisine, la même opération s’est complétée par l’ar-rachage des beaux platanes que chaque saison transformait. Mais j’aime, de ma fenêtre, voir tant de passants, des femmes, des hommes, des enfants, s’arrêter, choisir sur le sol où elles gisent, des branchettes sacrifiées mais vivantes encore de leurs feuilles à venir, et, avec précaution, les emporter vers l’eau d’un vase qui leur vaudra quelque rémission. Combien nous avons besoin, sans le savoir souvent, d’un lien, même ténu et discret, avec une nature que nous nous acharnons à détruire ou à falsifier.De l’autre côté des vitres de la chambre, et limitée coté cour et côté jardin, par les perspectives des deux ailes de l’immeuble, c’est une véritable scène de théâtre, où défilent tous les acteurs de la rue.Pour le moment, le plateau est vide, seuls les décors sont plantés : murs, arbres, haies.La pluie se met à tomber en longs dessins obliques, la rue de banlieue devient estampe de Hiroshigé, tandis que coté jardin, apparaissent l’une derrière l’autre et par rang de taille croissante, trois petites filles roses et une maman jaune : c’est déjà très joli, mais le ballet est soigneusement réglé car, avant de disparaître côté cour, les quatre silhouettes ont successivement ouvert un parapluie vert, un parapluie violet, un parapluie rouge, un parapluie bleu. Le temps de sourire, pas même celui d’applaudir, la scène est vide. Ai-je rêvé cette estampe animée, en ce jour de printemps maussade ?Un pique-nique réunit à Bierville à la fin de mai, les anciens qui ont gardé de l’Epi d’Or, l’auberge de Marc Sangnier si bon souvenir. Nous y retrouvons Marie-Thérèse et Michel Braudo et le moulin – aux -souvenirs moud infatigablement le passé !Avant le départ pour La Ferme, c’est en juin le spectacle insolite de Bob Wilson, « Le regard du sourd » dont le « Prologue » à l’Espace Cardin fait côtoyer des spectateurs médusés et des acteurs complètement nus.Avec l’atelier Bertholle, Robin expose en juin, à Marly – le Roi comme l’an passé, dans le cadre de l’Institut National d’Éducation populaire.Il est maintenant « diplômé » !Il part assister à un mariage à Annecy et l’amateur de musées qu’il est fait la connaissance, parmi les invités, d’une agréable jeune fille qui remonte en voiture vers Strasbourg, et qui

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aime autant que lui, les escales à peinture. Ils s’arrêtent à Berne pour voir, nous écrit-il, les « poésies montagnardes de Klee », puis à Bâle.« Quant à l’art moderne, illuminés que nous étions par tant de splendeurs contenues dans les œuvres classiques, nous vîmes toutes les salles en un peu moins de cinq minutes. Je crois que jamais nul visiteur même pressé ne fit le tour des salles plus rapidement que nous… Il faisait beau dehors ! »Après Mulhouse, la route des vins les amène à Strasbourg, où Robin reste et passe encore de belles heures de découvertes. Miroka a la malchance de se fracturer le pied gauche... en jouant au volley à l’hôpital ! et la voilà la jambe et le pied dans le plâtre. Elle n’arrête pas pour autant son travail car collègues et médecins se relayent pour assurer les transports du domicile à l’hôpital.Anne est partie passer des vacances chez son papa qui a aménagé, lui aussi, une ferme ancienne, dans le Nord, et qui l’emmène d’abord en Allemagne.Et c’est enfin La Ferme. Je fais, cette année, d’innombrables sorties en mobylette et je n’ignore plus rien des routes et des chemins de notre coin du Hurepoix. Je m’émerveille de toutes les découvertes que je fais dans les hameaux, les villages, les petites villes des environs.Plaines et doux coteaux de l’ Ile – de - France si modestes et si calmes sous les ciels somptueux et tourmentés de l’été. Le vent chaud emprunte aux blés la croustillante senteur du pain frais boulangé, et dans les champs déjà moissonnés, un frémissement de chaleur tisse au ras des chaumes, un éphémère et frétillant tapis.Chaque hameau traversé à l’heure ou s’allument les feux de la soirée, prodigue à ses jardins et ses chemins, la familière, humble et tranquille odeur des soupes de poireaux et de pommes de terre.J’apprends qu’à quelques kilomètres, à Ponthévrard, on effectue des fouilles sur une ancienne voie romaine. L’histoire est caractéristique : la Société d’Archéologie de Rambouillet savait depuis longtemps que des vestiges intéressants étaient enfouis sous le blé et les haricots. Jamais elle n’avait pu convaincre les paysans de vendre des champs et rien n’avait pu être entrepris.Depuis que le tracé de la nouvelle autoroute - celle même qui passe non loin de notre mur - a été dessiné, les cultivateurs ont été expropriés. Ils ont fait une dernière récolte et les champs sont maintenant livrés aux bulldozers. Il faut donc précéder ceux-ci, de très près et fouiller, fouiller avant la destruction totale des vestiges. Toutes les bonnes volontés sont requises et nous voilà plusieurs, Marguerite L. que j’ai prévenue, Elyane Janet fort intéressée, à gratter le sol, déterrer des mosaïques. Pas le temps de faire des relevés, on se contente de sortir tout ce qu’on peut, et qui est récolté pour la Société. Les engins vont plus vite que nous et nos investigations sont de courte durée, nous ayant malgré tout, remplies de joie !Sans un accident survenu à Paul, l’été serait parfait. En juillet, par un temps splendide, en espadrilles, short et chemisette, Paul revient du village, en mobylette. Il est prudent, sur la petite route étroite et roule à l’extrême droite. Alors qu’il aborde un virage, surgit devant lui, coupant la courbe, une 2 CV. blanche. Pour l’éviter, Paul quitte le bord asphalté et... bascule dans le fossé. Lunettes cassées, il se relève difficilement, le sang coule de son front, la chair pend de son nez... Naturellement plus de 2 CV. en vue. A grand peine, il relève la mobylette, et la poussant difficilement, visage et vêtements ensanglantés, ne voyant rien sans lunettes, il parcourt les 800 mètres le séparant encore de La Ferme. Une voiture arrive, ralentit et le conducteur effrayé sans doute par l’aspect du blessé, redémarre. Une seconde voiture ralentit, mais ne s’arrête pas davantage ! C’est enfin La Ferme.Je suis affolée devant ce visage blessé. Heureusement Miroka est là, avec Roger, un de ses amis ; sans perdre son sang-froid, elle nettoie avant tout la plaie ; Roger emmène Paul chez le médecin qui, après une piqûre antitétanique, expédie tout le monde dans une clinique d’Arpajon. Un chirurgien s’y active immédiatement sur le visage blessé, remet le nez en place, orne la tête de l’accidenté de pansements volumineux.Après plusieurs visites à la clinique, Paul gardera une cicatrice et une rougeur disgracieuse, mais plus grave, une diplopie qui n’ arrangera pas sa vue.Plainte est déposée à la gendarmerie, mais on ne retrouvera jamais trace de la 2 CV. blanchePaul a repris visage humain pour recevoir nos visiteurs de l’été : les Robinson d’Angleterre, les Langenbeck d’Allemagne, les Depierris de Yougoslavie.Jean-Louis Depierris apprécie les travaux de Robin et lui demande l’illustration de son nouveau livre de poèmes « Le Glaive des Gisants » traduit en serbo croate par Mak Dizdar pour les Éditions Bagdala.

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S’agrandit notre cercle d’amitié. Franck Emmanuel a le fin visage de son père, Maurice Emmanuel, dont il offre à Paul une très belle photographie. C’est en ce moment un homme infiniment blessé par les agissements d’un éditeur sans scrupules - de trois éditeurs exactement - qui trompent tous les gens qu’ils abordent, grâce à leur allure d’adolescents sans défense , leurs bonnes manières. Petits escrocs sans envergure, on ne sait plus s’ils sont d’une prétention sans nom, d’une incapacité totale, d’une perversité puérile. Leurs victimes - des musiciens, des musicologues, ou comme Franck Emmanuel des héritiers de grands noms, sont de plus en plus nombreux!Martine Cadieu est le personnage même d’un de ses romans : la femme vive, intelligente, sympathique. Elle est naturelle et directe, a la répartie drôle et simple, on est à l’aise avec elle dès la première rencontre. Elle ne fait pas, d’une santé qu’on sait atteinte, un problème à discuter, elle a la vaillance de la femme qui travaille, qui sort, qui écrit, qui sait passer quelques heures de détente à bavarder en sachant qu’elle devra rattraper la nuit le temps ainsi passé. Elle sait parler de la musique, surtout de celle d’avant-garde : Nono, de Castro... avec tact et intelligence, de la peinture aussi.Nous lui accordons vite notre amitié, comme à Bernard Marrey, son compagnon, intelligent et cultivé et qui est le secrétaire général de la Discothèque de Paris.Nous nous amusons pourtant d’un de leurs travers, qui, dès la première rencontre, se manifeste. Ils prônent tous les deux le communisme pur et dur, sont contre la propriété et tout « signe extérieur de capitalisme ». Ainsi, mettent-ils en action leurs théories : pas de voiture, nous disent-ils, pas de résidence secondaire, etc. etc.Nous nous sentons de bien tristes sires avec nos goûts de luxe, 4 L et ferme rafistolée...Mais pourtant : comment sont-ils venus jusqu’à notre coin perdu du Hurepoix éloigné de toute gare ?- « Oh ! mais comme d’habitude, en empruntant l’auto d’un copain. »- « Où passerez-vous vos vacances ? »- « C’est simple, nous demandons à une amie de nous laisser sa maison à la mer pour quelques semaines... ».Eh oui, c’est simple. Encore faut-il qu’il y ait des exploiteurs de prolétaires - plus tard on dira de « travailleurs » - capables de prêter aux purs et durs !Et l’automne est déjà là !Qui a écrit « jamais les crépuscules ne vaincront les aurores ? ». Dans nos collines du Hurepoix, si l’aurore, re-commencement, triomphe parfois, c’est bien la chute du soleil, derrière les bois et sur la plaine qui, en automne surtout, est le moment le plus somptueux du jour.Le ciel y devient alors spectacle ; l’herbe, le chaume, la fleur y deviennent chants et si le mot « Apothéose » était moins solennel, il pourrait peut-être exprimer l’éblouissante irréalité des déploiements de mauve, de rose, de rouge, de vert et de bleu dans un espace griffé longuement par le trait d’or de quelque avion filant très haut.La longue meule de paille construite dans le champ moissonné s’illumine et toutes les fleurs jaunes de septembre prennent, dans le jardin, un éclat phosphorescent qu’elles ne connaissent qu’à cette heure du soir.Et puis le paysage change encore :Le ciel au-dessus de la plaine est une douceur de bleu pâli ; dans le jardin, l’or des noisetiers est immobile et somptueux. Il est cruel de lire, dans ce tendre et paisible paysage automnal, les terrifiantes pages de Jacques Lanzmann, décrivant la mine de cuivre chilienne creusée dans la Cordillère. C’est le meilleur passage de tout le livre d’écriture inégale. Ici, le style incisif est à la taille de la cruauté du travail et la description de l’Anda - Rivel, ce téléphérique à crochets qui transporte indistinctement les sacs de minerai, les cadavres, les mourants et les échappés de l’ « Inferno » vers « El Paraiso » - ces noms donnés aux lieux de chargement et d’aboutissement des paquets minéraux ou humains - est prodigieuse. L’enfer est en haut, à 4 500 mètres, dans la neige et le froid, le paradis est en bas, à Santiago. Le téléphérique d’apocalypse promène, sur quatre-vingts kilomètres, ses crochets démoniaques qui balancent parfois leurs fardeaux au-dessus de 5 000 mètres de gouffres...Brusquement, le soleil, à son couchant illumine la meule de paille, de l’autre côté du mur. Brusquement, le froid est venu sur les terres labourées quand le soleil est tombé derrière la forêt, loin de l’Ouest.Peu à peu, La Ferme s’enveloppe de brume, tout devient gris, feutré, silencieux, hors les appels des corbeaux, taches noires sur le sépia des terres, et le lourd glissement ouaté des

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avions qui passent très bas mais qu’on ne voit pas. Anne et moi, nous parcourons les champs. Terre friable de sécheresse. La ferme isolée des châtaigniers, devenue cette année « maison des hippies » est largement ouverte. L’un des habitants est assis sur le rebord d’une fenêtre, un autre un grand châle sur le dos, lit dehors, à cheval sur un arbre abattu. Tout est calme... mais brusquement, tout près de nous, des chasseurs tirent. Le sortilège est rompu. Nous rentrons et dans le jardin où une violette a refleuri parmi les feuilles de la vigne déjà tombées, nous entendons, comme au printemps, de légers chants d’oiseaux.L’automne est aussi teinté d’amitié. Chaleur de l’amitié, détente de l’amitié, plaisir de l’amitié. Avec Marguerite L. nous marchons vers l’arbre rouge du Parc de Versailles, cet arbre rouge auquel je rends visite, depuis des années, chaque automne, sur la pelouse du Hameau. Il n’est pas encore rouge, cette fois, mais la lumière est irréelle entre les arbres sombres ou clairs ; masses et transparences. Le soleil est presque d’été, mille et mille promeneurs le goûtent en toute paix, en toute quiétude. Elle est belle cette tranquille joie populaire, dans un des plus beaux lieux du monde, calme comme le dessin classique des jardins, presque grave comme l’architecture rigoureuse du palais.Tant de choses à nous dire, des riens qui tissent une trame solide, celle de notre amitié.Au retour, étourdies d’air et de paroles, nous retrouvons la famille, les garçons si sympathiques. Paul vient nous rejoindre pour dîner. Georges et Philippe reviennent de leur journée en mer.C’est toujours une joie de recevoir d’un ami, son dernier livre, son dernier disque, sa dernière partition parus. Je ne suis pas assez musicienne pour retrouver l’homme dans l’œuvre musicale composée ou interprétée. Seul le livre m’apporte le reflet de celui que je connais et me permet sans doute de le connaître mieux.Dans le courrier de ce matin, il y avait « Le don de la parole » que Michel Seuphor nous a dédicacé - injustement pour moi à qui il accorde un « don de la parole musicale » que je n’ai certes pas, et dont je suis loin de « connaître tous les secrets ». Ces « réflexions sur le langage » et sur la communication sont d’une écriture classique, calme et pondérée comme la pensée même de Michel, comme sa « réflexion ». Lorsqu’on lui pose une question, avant de répondre, il répète la phrase, songeusement, comme s’il avait mal entendu. Et la réponse vient ainsi plus tard, au cours d’un dialogue ralenti et sûr.Sa rigueur au sujet de l’art abstrait, la ligne de conduite qu’il n’a cessé d’avoir depuis le début de sa carrière de peintre, de critique, d’écrivain, sont exemplaires.De Seuphor, nous entendons d’ahurissantes histoires de « fonctionnaires » qui s’ajouteraient à merveille aux exemples de « niveau d’incompétence » cités dans « Le principe de Peter ». L’aventure de Seuphor prêtant en vue d’un don définitif au Musée d’Art Moderne, quinze œuvres de peintres abstraits de sa collection, ne recevant pas de réponse, se moquant dans une lettre où il dit comprendre que ces œuvres « mineures » n’intéresseraient sans doute qu’un Musée de province, et s’entendant répondre par téléphone que c’est en effet cela, est la plus savoureuse sinon la plus triste de ces histoires.

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RÉSONANCES 1971

A la fin de l’été, je gagne Strasbourg, par le train, pour suivre, à la Radio, les répétitions de l’Orchestre Symphonique dirigé par Jean-Jacques Werner. Celui-ci est venu plusieurs fois chez moi et nous avons minutieusement mis au point, chaque détail des « Prismes sonores » où les percussions ont un rôle important. C’est un groupe de jeunes percussionnistes polonais qui a été engagé par la Station. Ils seront remarquables. Après une répétition générale prometteuse, la séance d’enregistrement se déroule d’une façon excellente. Les musiciens de l’orchestre - peut-être parce que le compositeur est présent ! - sont particulièrement attentifs. Le résultat dépasse mes espérances. Le jeu des percussionnistes est une véritable jouissance physique pour moi : rythmes impeccables, timbres et sonorités délicatement nuancés.Au restaurant où je dîne après l’enregistrement, avant de reprendre le train pour Paris, se trouvent Maurice Chattelun avec des fonctionnaires de son Ministère.Il m’écrira avec humour le 26 septembre :« Vous avez beaucoup augmenté mon prestige dans les Services des Sports de Strasbourg. « Des musiciens connus vous connaissent et paraissent contents de vous rencontrer, m’a dit le directeur régional. Comment est – ce possible ?». »Le montage de l’enregistrement est effectué à la Maison de la Radio. Et c’est seulement à ce moment que nous nous apercevons, que le niveau général est, malheureusement, légèrement au-dessous du niveau normal ! Mais on peut remédier à cette petite défectuosité, en établissant, après le montage, des repiquages. L’œuvre sera donnée - en première audition en Europe - en décembre, sur France - Musique.Trois partitions doivent paraître aux Éditions Françaises de Musique. Il s’agit d’abord des « Six Résonances » pour orchestre. Pour cette œuvre, le choix est sans difficulté : Olga Picabia me permet de choisir l’un des nombreux dessins de Francis, un tracé léger : quelques lignes dans un espace blanc, dessin pur, linéaire et transparent. Pour les « Sept Résonances » pour orchestre, je penche vers Pierre Alechinsky. Le peintre qui habite à Bougival, une maison blanche sur le coteau dominant la Seine, dans le calme, la paix d’une rue de village, m’a dit déjà, au cours d’une de nos rencontres :- « Paul Arma, vos chansons ont accompagné toute mon adolescence. J’ai encore de vos livres qui avaient toujours leur place dans mon sac à dos ! Mais je connais aussi votre musique d’aujourd’hui ! »Tant d’années ont passé, depuis ce temps des livres de chansons ! Chez le peintre, on marche sur un sol pop’art dallé d’anciennes pierres lithographiques. Alechinsky sort de ses tiroirs d’innombrables dessins : des « études à la peau d’orange » qu’il retrouve presque avec surprise, qu’il examine attentivement.Lorsqu’il a vu et revu ces feuilles où se tord de mille façons une épluchure d’orange négligemment jetée, nous l’entendons faire - entre ses dents, pour lui seulement - cette remarque étonnamment modeste :- « A la fin, quand même, j’ai bien compris ! ».Alechinsky nous montre tous ces vieux papiers : registres de notaires, de comptables aux calligraphies désuètes où il trace ses propres écritures. C’est comme un attachement au passé, un recours à l’humain...C’est finalement parmi les « études à la peau d’orange » que nous choisissons, le peintre et moi, le principe de la couverture. Le dessin est bientôt prêt. On y trouve - et ce n’est certes pas un hasard - sept variantes du matériau si étudié. Pour rendre cette couverture encore plus belle, je réussis d’obtenir de l’éditeur, que tout le texte soit imprimé en rouge. Pour la troisième de cette série, « Huit Résonances » pour orchestre, dédiées à Soljenitsyne, je désire l’œuvre d’un grand artiste, hélas disparu, Roger Bissière. D’une manière presque inespérée, je l’obtiens de son fils, Marc-Antoine Louttre.Avec les « Huit Résonances » pour orchestre, s’ouvre tout un chapitre. Sur la première page de la partition, figure la dé-dicace à Alexandre Soljenitsyne. Ce nom est un symbole pour moi. Nous lisons, dès qu’ils paraissent ici, les livres de l’écrivain et nous admirons, autant que son talent, le courage de l’homme qui s’est donné pour mission la dure tâche de dévoiler la « vérité soviétique ». Nous connaissons la pénible vie qui est la sienne, par Rostropovitch qui l’aide de différentes manières : lui offrant l’hospitalité dans sa propre datcha, sortant, cachés dans l’étui de son violoncelle, les microfilms de ses manuscrits à être diffusés en Occident.Notre admiration est grande pour celui dont la volonté et le courage sont une belle leçon pour nous, occidentaux, installés dans nos certitudes et notre confort moral.Je tiens à cette dédicace que j’ai voulue, témoignage de cette admiration qui est la mienne et qui, plus que lien entre musique et écriture, veut être marque de compréhension et d’adhésion. Cette dédicace n’est pas du goût de certain milieu, celui-là même que j’ai quitté depuis longtemps déjà et qui persiste à nier certaines vérités.Lorsque Soljenitsyne est expulsé et qu’il s’installe provisoirement à Zurich, je me mets en rapport avec son avocat, envoie un exemplaire de la partition, écris en français, en anglais et en allemand, trois lettres qui restent sans réponses. A un de mes passages en Suisse, je m’arrête à l’aéroport de Zurich d’où je téléphone encore à l’avocat, mais il m’est impossible de réaliser un désir très cher : rendre visite à Soljenitsyne et lui serrer la main. J’apprendrai que l’écrivain proscrit est terriblement méfiant et repousse tout contact avec ceux qu’il ne connaît pas.Plus tard, Soljenitsyne se trouvant encore en Suisse, j’essaie d’intéresser mon vieil ami Daniel Mayer, Président de la Section française de la Ligue des Droits de l’Homme, au projet d’une action nationale avec la création mondiale de

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l’œuvre dédiée à l’écrivain. Mais rien ne peut être fait dans ce sens.Petit voyage d’agrément dans le Midi. Après la parution de quelques articles, j’ai reçu des lettres intéressantes d’un habitant du Castelet, en Provence : Serge Cadeo. C’est un libraire qui, par goût, s’est spécialisé dans la vente d’ou-vrages d’arts anciens, de préférence liés à la musique. Il travaille uniquement par correspondance, et envoie de très bons catalogues. Il est maintenant connu et a réussi à avoir une clientèle sérieuse. Ses lettres m’intéressent et j’ai, sans but particulier, le désir de le rencontrer. Une occasion se présente. Nos amis Lisette et Gino, mes anciens choristes des L.M.J. avec lesquels nos contacts sont restés constants pendant la guerre et depuis, partent souvent dans leur maison de Ramatuelle où ils nous ont, à plusieurs reprises, invités. Cette fois, j’accepte leur invitation et leur propose de passer avant, au Castelet.Un accueil chaleureux nous y attend, dans une maison ancienne meublée avec un goût raffiné. Cadeo se montre tel qu’il apparaissait dans ses lettres, cultivé, sensible, distingué. Sa femme est d’une grande beauté.Pendant le déjeuner, Gino, gagné par l’ambiance amicale, se laisse aller à raconter le drame qui vient de frapper sa famille.Lisette et lui ont eu deux fils qu’ils ont toujours terriblement gâtés. Sylvain a abandonné, en 1968, ses études à Poly-technique pour faire la révolution. Georges s’est marié et a un petit garçon, Emmanuel, idole des grands-parents. On cède aux caprices des uns et des autres. Georges obtient l’avion qu’il désire - nouvelle passion. Un jour, sur le terrain d’aviation, Emmanuel convainc son papa de l’emmener. Georges cède. L’avion décolle et à peine en vol, s’écrase devant les yeux de la maman terrifiée. Drame atroce dont Lisette, Gino, la maman et Sylvain ne se remettront jamais. Le récit nous bouleverse tous.Nous quittons le Castelet et après un court séjour à Ramatuelle, c’est le retour à Paris.En automne, François Doublier, un jeune pianiste qui forme avec sa femme Marie-Christine, un Duo, me demande d’écouter leur travail sur mes « Sept Transparences ». Je ne suis pas très emballé, sans doute ils ont un peu le trac, mais je vais suivre leur carrière pendant des années et il m’apparaîtra que leur évolution sera lente. Le jeu de la jeune femme est sans doute moins virtuose, moins brillant, mais il est incontestablement plus sensible, plus coloré que celui de son partenaire un peu brutal, se voulant viril, avec, sans doute, un inconscient désir de domination. Ils vont beaucoup travailler pendant les années à venir. Nous aurons plusieurs réalisations communes et ils arriveront à un ensemble plus homogène, plus équilibré. Nous les prenons, Edmée et moi, en amitié, plus même, en affection. Je leur donnerai plusieurs occasions de créer mes œuvres pour deux pianos, en France et à l’étranger. Ils trouvent à acheter un instrument devenu rare, un piano Pleyel double, datant de la fin du XIXème siècle, qu’ils font remettre en état et qui voyagera avec eux, dans une remorque, tirée par leur voiture, lorsqu’ils partiront en tournées.Pour un récital de musique française que le Duo sera invité à donner en septembre 1972 au Wallraf-Richartz Museum de Cologne, pour accompagner une exposition consacrée à Rodolph Bresdin, j’écrirai une version pour deux pianos de « Transparences ».Je procurerai au Duo de nombreuses occasions de se produire en public, à Paris, et aussi à Lyon, à Saint - Etienne où nous partirons parfois ensemble pour des concerts accompagnant mes Expositions.J’interviendrai, à la Radio, pour obtenir leur acceptation définitive dans les programmes.En 1976, je composerai pour eux - leur donnant une sorte d’exclusivité – « Lumières et ombres » pour deux pianistes, l’un jouant à même les cordes. Après l’avoir interprétée en première mondiale le 14 octobre 1977 au Château d’Ettlingen de Karlsruhe, ils joueront l’œuvre souvent, et leur interprétation paraîtra sur un DISQUE Gasparo qui sortira aux États-Unis avec d’autres de mes œuvres jouées par Jean-Pierre Rampal, le Pro Arte Quartet, Roy Christensen et Jacques Desloges. Ce sera leur premier disque.Les « Lettres Françaises » vont disparaître. Le dernier numéro du journal doit sortir le 5 janvier 1972. Par une de ces ironies du sort qui est parfois le mien, c’est justement dans ce numéro que la rédaction d’un journal - qui m’a jusqu’à présent, superbement ignoré - veut me consacrer une page entière !En novembre, Georges Boudaille vient me voir et m’expose son projet : une critique de Martine Cadieu sur le disque « Quand la mesure est pleine », la reproduction d’un texte que Jean Cassou vient d’écrire pour le catalogue d’une exposition prochaine à Meudon et celle de trois couvertures de partitions de Marcelle Cahn, de Jean Bazaine, de Messagier.Je suis d’accord, bien amusé de figurer enfin, et honorablement, dans le dernier numéro de l’hebdomadaire du Parti.A propos de mes « Variations pour cordes » (1959), j’ai déjà donné des explications sur l’élaboration de la matière mélodique de base, avec laquelle se fait la construction de nombreuses de mes œuvres.Je fais une nouvelle expérience, la première - il me semble - qui détermine l’élaboration de cinq œuvres : TROIS PERMANENCES 235 pour flûte ; TROIS REGARDS 236 pour hautbois ; TROIS MOBILES 237 pourclarinette ; TROIS ÉVOLUTIONS 238 pour basson et TROIS CONTRASTES 239 pour saxophone.Ce sont des œuvres de dimensions miniaturisées, d’où un langage clair, transparent, laconique. Obligation intérieure de tout dire avec les moyens les plus réduits. Une note déplacée, une note de plus, toute l’architecture s’écroulerait.

2 35 1972. Paris. Éditions Choudens. Couverture d’Anna Eva Bergman.2 36 1972. Paris. Éditions Choudens. Couverture de Pierre Szekely.2 37 1972. Paris. Éditions Choudens. Couverture de Lajos Kassak.2 38 1972. Paris. Éditions Choudens. Couverture de Key Sato. 1977. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo GS 103. Otto Eifert.2 39 1972. Paris. Éditions Choudens. Couverture d’André Lanskoy.

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Démarche presque sculpturale, celle aussi, minutieuse, de l’orfèvrerie. Le discours est libre, rendu seulement possible par la forme rigoureuse. Strictement structurée.On pourra lire dans « Diapason » de juin 1973 :« « Trois permanences » pour flûte seulePartition étonnante où l’auteur, égal à lui – même, calcule sa ligne mélodique avec un goût sûr dans une construction solide en utilisant le langage atonal et une rythmique personnelle ».« Trois évolutions » pour basson seulCes pièces sont curieusement bâties sur le même modèle rythmique que les « Trois permanences » pour flûtes. L’auteur n’a fait ici, que changer les intonations. Ainsi le contour mélodique se trouve varié ; cela permet au compositeur de présenter une nouvelle œuvre tout en économisant ses moyens d’invention rythmique ! ».Cette œuvre pour basson sera enregistrée aux États-Unis à Nashville par un excellent interprète Otto Eifert, sur DISQUE Gasparo.La gravure et l’impression de ces partitions, composées au début de décembre, sont retardées, car la maison Choudens qui les édite est surchargée de travail. Pourtant, le Directeur, homme agréable et compréhensif, fait imprimer au moins les cinq couvertures pour qu’elles figurent dans l’Exposition prochaine. Il me donne l’adresse, à Boulogne, d’une petite imprimerie qu’il n’a pas encore fait travailler, mais dont on lui a dit le plus grand bien. Me voilà donc mandaté auprès de deux jeunes gens associés qui débutent avec un matériel neuf et qui semblent aimer ce qu’ils font.En très peu de temps, les clichés sont réalisés de très belle façon, puis la composition des titres, la mise en place, le tirage, tout de la plus belle qualité, du meilleur goût, sont vite terminés.Grand plaisir de travailler de cette façon, d’autant plus que les artistes qui figurent sur les couvertures ont mérité cette perfection.Pour les « Trois Permanences » pour flûte, je me suis adressé à Anna - Eva Bergman, la femme de Hartung. Je connais bien ses œuvres, surtout celles de la dernière période où elle réalise de très grands tableaux pour lesquels elle utilise des feuilles d’argent et d’or. Elle a bien ri, quand je lui ai parlé de ma couverture en précisant qu’il n’était malheureusement pas possible d’utiliser ces matériaux de luxe, et elle m’a gentiment tranquillisé, m’a donné une belle gravure d’une grande simplicité, a été enchantée de ma mise en page et elle a judicieusement ajouté :- « On voit, cher ami, que vous étiez au Bauhaus ! ». J’en étais fier pour moi, et pour le Bauhaus !J’ai destiné les « Trois Regards » pour hautbois, à Pierre Szekely et j’ai espéré qu’il opterait pour la technique des estampes car je connaissais depuis longtemps, la beauté et la qualité de ce qu’il réalisait. Et, selon mon attente, c’est effectivement une estampe qu’il m’a proposée.J’ai fait faire le cliché pour le format de la couverture, et j’ai préparé une maquette, avec la mise en page envisagée par moi. Pour activer la réalisation, j’ai écrit, rapidement, sur cette maquette, avec des majuscules d’imprimerie, simplement dessinées - puisque provisoires - le nom de l’éditeur, le titre et mon nom. Quand j’ai montré la maquette à Szekely, je l’ai prévenu, que les textes seraient, bien entendu, composés avec des caractères « Europe ». Il s’est écrié :- « Mais voyons, pas question de cela ! C’est avec votre écriture que le tout est le plus harmonieux ! ».Et cela a été fait ainsi.J’ai repris un bien vieux projet qui, jusqu’alors, n’avait pu être réalisé : avoir sur une de mes couvertures, une œuvre de Lajos Kassak qui, encore dans la Hongrie fasciste, avait eu une courageuse activité d’avant-garde dans tous les arts. Il publiait alors la revue « MA » ( aujourd’hui) , obligé de vivre, pendant de nombreuses années, dans l’émigration, à Vienne, il n’avait pas cessé ses multiples activités.J’ai repris contact avec Klara, sa veuve. Elle a été ravie de mon projet.Pour les « Trois Mobiles » pour clarinette, j’ai donc eu une des célèbres gravures sur bois de l’artiste, du temps de son exil à Vienne.C’est une structure noire sur fond rouge, de forme linéaire et géométrique, dépouillée de tout artifice, d’une simplicité absolue, d’une grande force..Klara est heureuse de cette collaboration. Nous la reverrons souvent à Paris et en Hongrie.Kay Sato est japonais. Je ne connais probablement pas assez la civilisation de ce peuple, mais les contacts que j’ai pu avoir avec les Japonais m’obligent à constater qu’ils gardent volontairement ou non - leurs traditions, même lorsqu’ils ont quitté depuis longtemps, leur pays. C’est peut-être une force, peut-être une qualité. Il ne m’appartient pas de le juger. Cependant, certaines attitudes me gênent : lorsque Kay Sato vient chez nous, pour nous montrer quelques-uns de ses nouveaux travaux, il descend, les mains vides de la voiture que conduit son amie - une jeune française fort belle, historienne d’art. C’est aussi elle qui le suit, encombrée de cartons à dessins. Quand Kay Sato m’invite dans son atelier, son amie nous offre le café et reste assise, pour boire le sien, à la porte de la cuisine, le chien attaché à sa chaise ! Kay Sato, dans son art de peintre, a une sensibilité étonnante, une technique impeccable, une fantaisie illimitée. C’est à lui que je demande la couverture des « Trois évolutions » pour basson. La musique, comme les arts plastiques, est un langage universel, je me réjouis de cet élargissement.Depuis quelques années, André Lanskoy a beaucoup changé. Son hospitalité slave a disparu, il est devenu anxieux, méfiant. Quand je l’appelle par téléphone, il hésite à me dire quand sera chez lui. Rendez-vous pris, quand je sonne à sa porte, ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes qu’il l’entrebâille, regarde de tous côtés avant de me laisser entrer. Il est inquiet, c’est certain. Il m’avoue un jour, qu’il a des ennuis avec son propriétaire, qui veut lui donner congé... Je ne cherche pas à avoir des détails, et j’essaie des sujets de conversation aussi optimistes que possible. Une ou deux fois seulement, il m’arrive de le faire sourire. Je considère Lanskoy comme un excellent peintre, mais encore comme un dessinateur exceptionnel. Il y a en lui une sorte de tendance à contester le figuratif, sans pouvoir devenir complètement

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non-figuratif, et c’est ce qui, d’après moi, rend son art si mouvant autour de cette ligne de démarcation. C’est lui qui dessine la couverture de « Trois contrastes » pour saxophone.Les œuvres pour « Quatuors » sont les plus exécutées cette année.« Le Divertissement 1600 », dont un critique a déjà écrit à la fin de 1970 dans le « courrier de Nantes » :« … délicieusement archaïque de sonorité, on croit, à l’entendre, retrouver le timbre baroque des instruments de la Renaissance », est joué sous ses différentes formes par le Quatuor de Saxophones, J. Desloges à Paris, en février, par le Quatuor de clarinettes, J.C. Denner à Gaveau en mars et par celui de Belgique en juillet à Strasbourg.Les « Sept Transparences » pour saxophones sont données en janvier à Argenteuil par le Quatuor Deffayet ; celles pour clarinettes par le Quatuor de clarinettes de Grenoble, en février à Grenoble et à l’Alpe d’Huez,en mai à La Rochelle, à Toulouse ; de nouveau à Grenoble, en novembre. Les « Sept Transparences » pour quatuor à cordes sont jouées, en avril, sur France - Culture par le Quatuor de l’O.R.T.F. et à la Radio d’Hilversum, en août, par le « Dekany Kwartet ».De novembre à décembre, le « Quatuor d’anches français » de Paul Pareille promène « Soliloque » pour saxophone, en Egypte, au Kenya, en Tanzani, en Malawi, à La Réunion, à Madagascar, avant de le donner à l’École Centrale de Chatenay - Malabry dans un concert diffusé sur France - Musique le 23 décembre avec un débat réunissant Paul Pareille, Roger Lersy, un élève de l’école et moi, autour de Jean-Pierre Olivier.Le « Divertimento de Concert n° 1 » est donné en juin sur France - Culture, sous la direction d’André Girard avec Jean-Pierre Rampal, tandis que sort le DISQUE Erato où est gravée l’œuvre. Elle passera dès lors dans diverses sections de la radio vers l’étranger, à la Radiodiffusion israélienne de Tel Aviv en août ; en septembre dans l’émission de Colette Guy, sur France - Musique ; dans une autre de Georges Léon et dans une émission scolaire de France - Culture en novembre.L’œuvre est loin de faire l’unanimité dans la presse. Une critique « gastronomique » parue dans « Harmonie » de juin, Signée A.P., nous réjouit beaucoup.La première mondiale de « Trois Résonances » pour deux flûtes jouée d’ailleurs, par une violoniste, Jeanne Volant Panel et un flûtiste Julien Papart, à la Salle Cortot en mars, ne réjouit pas tous les cœurs, comme en témoigne cette critique au vitriol signée L.D. parue dans le « Guide Musical » :« … Nous sommes moins heureux lorsque le Duo nous fait entendre les « Trois résonances » de Paul Arma. Ce serait mieux de parler ici de dissonances aux secondes majeures insupportables. Lorsque le compositeur a épuisé son inspiration agressive, il se contente de répéter à satiété le thème des pompiers ou celui de Frère Jacques. Poulenc sait mieux nous faire rire, lui, ne réussit qu’à nous ennuyer ».Tandis que Patty Le Fan joue dans un concert, à Huntsville au Texas, les « Trois Transparences » pour flûte et clarinette, et que Radio Universidad, de Mexico, donne « Trois Mouvements pour Trio d’anches » et la « Suite de Danses », Radio- Jérusalem diffuse également la « Suite de Danses », avec les « Dix-Neuf Structures Sonores ». Celles-ci sont également données sur France - Culture par Pol Mule et l’orchestre de Nice - Côte d’Azur qui, en été, jouent les « Variations pour cordes » sur France - Musique.Budapest transmet de la musique vocale. France - Musique donne les « Cinq Transparences » pour cordes, xylophone et percussion, dirigées par André Girard, dans le cadre des reprises symphoniques, et les « Structures variées », par le Quatuor de l’O.R.T .F.Je joue moi-même les « Cinq esquisses pour piano » sur France - Culture, et « Quand la mesure est pleine » est diffusée par France - Musique, présentée par Myriam Soumagnac, en décembre.

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AUTOMNE - HIVER 1971

Depuis quelques années, la rentrée d’octobre à Paris, après quatre mois de joies calmes, de soleil à La Ferme, s’accompagne de sourde angoisse, d’attente anxieuse d’une reprise de la maladie dans une carcasse fatiguée, endolorie, de plus en plus vulnérable.A la campagne, pour faire plier ce corps qui, autrefois, fut si docile, je le force à accepter d’humbles travaux de ménage et de jardinage, et je retrouve au contact des objets familiers, des pierres et des plantes, un peu de sérénité.Mais la sérénité est insuffisante. Cette existence, on la comble souvent de tranquilles jouissances et de calmes plaisirs comme si elle était intarissable, alors qu’il faudrait, à chaque instant, avoir conscience de sa précarité pour la mener à coups de flambées d’enthousiasmes et d’élans.Alors, à chaque retour d’octobre, pour venir à bout de l’angoisse, je réinvente l’enthousiasme, je reforge l’élan et me lance dans un excès d’occupations.Donner et prendre, écouter et voir, lire et écrire... Le traitement est efficace, sinon pour le corps, du moins pour l’esprit.Cela commence cette année par une surabondance d’expositions. Trop de peinture, trop de sculpture, une chasse forcenée à l’ « art », de chez Iolas où des Max Ernst semblent s’ennuyer - humour figé dans la solitude - à la rue de Seine où je m’emmêle les pieds dans quelque « Itinérographie » sinistre, obscure et gémissante aux ficelles et aux marches traîtresses. Rue du Bac, on accroche et on peint encore : ce doit être prêt dans une heure. Boulevard Saint-Germain, c’est déjà en ordre et désert, tout propre et brillant avant le vernissage de six heures. J’achève la tournée, Rue des Beaux-Arts où on expose, sous le titre « Expressions », des grandes feuilles qui ont été proposées dans différentes rues de Paris au pinceau et au crayon occasionnels des passants de bonne volonté. Cela présenté avec un pathos expliquant que... « les réactions des scripteurs se situent à un niveau souvent conflictuel de la personnalité, celui de la projection externe, de l’activité interne... etc., etc ».Foire à la toile et à l’huile, au fil de fer et au plâtre. Excès aussi dans les Galeries, autour des Beaux-Arts, de la pornographie et de l’inachevé, du mécanique et de l’électrique, du semblant et du faux-semblant.Pourtant, à la Galerie Visconti, il y a les toiles d’un New Yorkais : Franz J. Grosz ; « essentialisme », l’étiquette n’a de sens qu’en fonction de la démarche du peintre qui, pendant une trentaine d’années, n’a plus rien exposé et qui, à soixante ans, consent à ne montrer que le résultat de renoncements successifs aboutissant à ce qu’il juge l’essentiel.Désir de revoir des œuvres sculptées autrefois, hier, lorsque le tailleur de marbre, de pierre ou de bois aimait la matière qu il travaillait et ne l’accusait pas, une fois l’œuvre achevée, de l’avoir usé, de l’avoir mutilé. Force contre résistance esprit contre élément, sensibilité contre inertie, toujours la lutte fut difficile, l’empoignade d’autant plus violente que le génie fut subtil et le matériau têtu. Lourds de lointains autrefois ou de récents passés, le marbre et la pierre et le bois opposent, avec opiniâtreté, leur noble hérédité à l’habileté intelligente et tenace de l’artiste. Lutte donc, lutte à égalité entre le créateur et l’élément ; effort physique conduit par la pensée ; la matière résiste, épuise l’homme, mais le laisse intact. Aujourd’hui, sculpteur de polyester, d’époxy, de polyméthacrylate, de polyuréthane, aime-t-il la matière qu il travaille ? Non, sans doute, puisque Arman déclare qu’elle ne l’intéresse pas, que, pour lui, seules les idées ont une importance et non le matériau ; que Farhi aimerait faire des sculptures « par téléphone », en donnant à ses assistants les ordres à exécuter, car, faire des sculptures lui-même ne l’intéresse pas. Les matériaux traditionnels provoquèrent-ils une haine comme celle que voue au plastique Niki de Saint Phalle parce qu’il l’a rendue souvent malade comme il a intoxiqué Kowalski ? Le matériau n’est plus, pour l’artiste, l’adversaire loyal avec lequel il faut se colleter, mais l’ennemi sournois qu’il faut maîtriser ; l’antagoniste n’est pas pour autant vaincu, asservi pour un moment, il prend la forme d’une œuvre calculée, voulue, composée, mais sa pérennité est incertaine, car nul ne sait comment il vieillira. Alors, pourquoi ce choix, après le marbre, la pierre, le bois - les vivants, les sensibles - Singer avoue qu’il aime, dans les plastiques, leur « virginité » et parle de la saturation que procurent les matériaux classiques. Raynaud recherche l’anonymat, l’inertie du synthétique pour fuir un certain romantisme provoqué, par la sensibilité de ce qui vit et meurt, le bois, la terre. Etrange époque où l’artiste fait, d’une manière inerte, parfois contre son propre désir, contre son propre élan, le messager de sa création. L’âme, absente de la matière, n’atténue plus l’extrême sécheresse de

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l’élaboration intellectuelle. Etrange époque aussi où un peintre « arrivé », possesseur de château, de chevaux, de ce luxe auquel il a aspiré toute sa vie, demande à Jean Cassou - qui nous le raconte, en taisant le nom - la « recette » pour devenir « peintre maudit » !Le poète O. Mandelstam écrivait en 1913 : « Qui sera assez fou de construire s’il ne croit pas à la réalité du matériau dont il doit vaincre la résistance ? ».Salon d’Automne. Excès de peinture ! Froid sous les verrières, j’en sors abasourdie. Beaucoup de figuratifs qu’on retrouve même dans la galerie invitée, celle d’Iris Clert, avec les peaux hyperréalistes de Stevenson. Incapacité de faire un choix entre 1122 peintures, gravures, sculptures, tapisseries exposées, impossibilité de sentir le moindre choc au milieu de tant de couleurs et de formes... comment peut faire le critique d’art ?Alors arrive le moment de retrouver un peu d’équilibre, c’est, cette fois, vers Tiepolo que je reviens, Tiepolo que je veux mieux connaître parce que je ne parviens pas à goûter ses grands machins. Pour accompagner Tiepolo, un Concerto de Vivaldi, un autre de Corelli.Musique d’équilibre nécessaire aussi car, après les excès optiques, je m’offre, à chaque rentrée, un gavage acoustique... Stockhausen. A l’Institut Néerlandais, on a réuni, pour les initier à la musique contemporaine et à celle de Stockhausen en particulier, des jeunes de la neuvième aux classes terminales. On commentera Stockhausen, on expliquera Stockhausen, on dissèquera Stockhausen. L’entreprise est louable. Mais pourquoi faut-il que, dès son arrivée dans les salles, le jeune public soit livré à un excès de sons que les bandes magnétiques dis-pensent à un niveau sonore exagéré. Les organisateurs ont voulu créer l’environnement dès l’entrée et les auditeurs agissent comme ils le font chez eux, où la Radio et la Télévision ne connaissent aucune trêve, ils parlent de plus en plus fort pour se faire entendre sans se soucier le moins du monde de ce « bruit » qui ne les gêne, ni ne les intéresse. Le décor sonore est posé, musique à écouter ou pas, non différent de celui que leurs oreilles est habitué à enregistrer, chez eux, dans les magasins, au seuil des cafés. Stockhausen ou pas, nulle disso-nance, nulle agression, nulle intensité difficilement supportable ne semblent les atteindre. Le bruit est là comme partout ailleurs, l’oreille entend et n’écoute pas... Je pars, fatiguée avant eux ! Faut-il donc toujours se réfugier dans autrefois ou hier, et avant tout retrouver l’équilibre chez Bach ?Biennale à Vincennes.L’herbe est sécurisante, les arbres rassurants, les fontaines de Stalhy, et de Louttre, euphorisantes, dans le beau parc floral de Vincennes, après le hall vide d’humanité mais parsemé des déchets de la Biennale, à deux heures de l’après-midi. Un seul îlot de vraie vie, au stand néerlandais. Mais rien n’y distingue les œuvres d’art des objets utilitaires, dans ce qui semble être un lieu de séjour peuplé de tentes, de réchauds, d’appareils ménagers, d’engins audio - visuels. Un groupe chevelu et barbu est attablé autour de miches, de camemberts, de litres. Une fille aux longs cheveux, à la longue jupe, au long châle, tricote avec de longues aiguilles une longue, longue écharpe en écoutant un Bach triomphant des bruits issus de tous les hauts - parleurs du hall. C’est l’image encore la moins insolite de cette insolite Biennale.Mais il y a des heures plus enrichissantes. Belle exposition Dürer à la Nationale, prétexte à retrouver dans la bibliothèque des reproductions du peintre, peut-être pour y lire, dans l’angoisse du XVème siècle, notre inquiétude d’aujourd’hui. La « Mélancolie », image du désarroi devant la science, l’ « Apocalypse », thème de toujours, Focillon dit de Dürer : « Il a le privilège de son inquiétude, et c’est là sa qualité héroïque ». Ce n’est pas celle de nos peintres d’aujourd’hui qui avilissent souvent l’angoisse de notre temps. Le pop’art a ricané, mais avant lui, Donatello avait moulé des draperies, Rodin sa robe de chambre, Lipchitz coulé en bronze des objets, l’art résiduel a empesté, l’hyperréalisme veut nous ramener aux sources...Seulement Dürer savait nous réserver de calmes plages de quiétude : dans le détail touchant du bœuf accompagnant la fuite en Egypte, sous les frondaisons épanouies autour des moulins sur la Pegnitz, au milieu des fleurs des champs et des herbes qu’on retrouve au Musée de Bayonne et à l’Albertina, près des plumes du geai et de la corneille bleue, dans le pelage du lièvre et le plumage de la chouette.Après ces beaux moments, faut-il relire la correspondance avec Jacob Heller, à propos du triptyque destiné à l’autel Saint - Thomas de l’Eglise des Dominicains de Francfort-sur-le-Main, où l’artiste se révèle, au cours de marchandages et chantages, trop orgueilleux ou trop humble, mesquin dans sa pourtant louable auto - défense ?Léger au Grand - Palais :« L’inquiétude du beau est partout » écrivait Fernand Léger, en 1928. Aussi, avait-il la sagesse

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de mettre de la beauté dans les motifs même de la peine et de l’inquiétude de notre temps. Ne trouvait-il pas heureux que les paysages de la Vallée de Chevreuse s’agrémentant de pylônes électriques, d’impressionnistes qu’ils étaient autrefois, deviennent avec bonheur de notre époque ?Il jubilerait certainement devant la transformation du Carrefour du Christ, sur le Plateau de Saclay où il passait quotidiennement dans ses allées et venues de Gif à Paris et où il retrou-verait aujourd’hui, multipliés par mille, ses « trois copains, les danseurs de métal ».Une exposition des œuvres de Léger remet la tête sur les épaules et le cœur au ventre ! Le labeur y est présenté avec des couleurs de santé et de joie, la même santé et la même joie qui étaient celles de l’artisan devant ses toiles. La tâche de l’artiste n’était pas moindre ouvrage que celui des constructeurs. L’enthousiasme le faisait s’attaquer gaillardement à la matière : support et couleurs. La vie tout entière est dans les visages, les corps, les formes, les matériaux. La robuste gaieté, l’ardeur dans l’effort, gomment la fatigue, redonnent courage, entrain.Anne passe quelques jours avec nous. Elle vient avec moi, après une promenade aux Tuileries, voir les Picasso des Musées de Leningrad et de Moscou envoyés pour quelque temps à Paris. Ils attirent des écoles entières. Et j’entends des dix, onze ans, discuter le plus sérieusement du monde de « période bleue ». Seront-ils plus indulgents que ce critique qui écrit :« Une curiosité, puisque la plupart d’entre eux n’avaient pas été vus depuis soixante ans, mais l’occasion aussi de réévaluations assez cruelles, les toiles de la période bleue, souvent reproduites, ne sont pas très loin d’être de pures et simples croûtes, et rien n’est plus ennuyeux, plus terne, plus anti -pictural que les natures mortes pré - cubistes. Quant au cubisme lui – même … si nous nous étions tous trompés ? ».Et encore que de joies minuscules à moissonner. J’entends, dans la rue, deux hommes siffloter, un autre fredonner, un quatrième chanter à pleine voix, sur un vélomoteur louvoyant entre les voitures, rue Jacob. J’aime mieux cela que le transistor qui accompagne sur sa brouette, le cantonnier du village, tout au long de ses routes, ou celui que le peintre, badigeonnant mes volets, accroche à l’espagnolette.Puis, au crépuscule, le clocher de Saint – Germain – des - Prés pousse sa silhouette sur une suavité de nuages roses, oranges et bleus, clairs et transparents.Plus loin, la Seine allume, la nuit tombée, ses berges, des mille reflets des lampes des ponts et des quais.Alors, pour continuer à me donner une petite fête, je prends un autobus à deux étages - on vient d’en mettre en service ! - et je vogue, sur le siège avant du haut, dans la ville illuminée.Et que de moments très riches en rencontres. Ceux de rentrée sont de ceux-là. On retrouve des amitiés, on en noue de nouvelles. Les amis exposent ou publient. On découvre d’autres talents.En quelques jours, joies de revoir à leurs vernissages, deux infatigables vieilles dames à l’esprit toujours jeune : Sonia Delaunay, au beau sourire, travaille beaucoup, est très heureuse surtout, me dit-elle, « parce qu’elle ne dépend de personne ! », et Marcelle Cahn, émue comme un jeune artiste à sa première exposition, expose de spirituels dessins et collages. Beaucoup d’amis l’entourent, les Seuphor, les Domela et les Bernardou, Marguerite Arp et Olga Beaufils, Henri Goetz et Lutka Pink accompagné de son sympathique - toutou – amateur – de -peinture.Aurélie Nemours est là aussi, qui nous parle de la mort du Docteur Nemours, avec calme. Elle a recommencé à peindre, car elle pense que le désespoir est la pire des lâchetés. Comme elle dit bien la somme de remords qui tombe sur celui qui reste et la pureté de celui qui part.Il semble que cet automne soit celui d’un éternel carnaval, avec ses déguisements à la mode.Nous voyons arriver, avec notre jeune ami Sylvain de peau de bête vêtu, une grande fille violette, très haut bottée, très long coiffée, aux immenses yeux largement dessinés sous des sourcils en ailes lissées. Personnage énigmatique, à la voix rauque.D’abord le ramage est à l’image du plumage. Elle est chorégraphe et entre nous, c’est un échange de propos confus : langage sophistiqué d’initiés, lacis de subtilités et de complications pour exprimer les choses les plus simples et les plus évidentes.Enfin, peu à peu, le personnage se défait du mystère qui le vêt et apparaît une très claire et sympathique jeune femme enthousiaste, chaleureuse, dont le langage devient, lui aussi, lim-pide et naturel. Anne-Marie Reynaud fera belle carrière avec la troupe du « Four Solaire ».Mais cette manie actuelle du déguisement gagne aussi l’esprit, comme si le « vrai » était

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honteux ou redoutable.Devant le Grand Palais, une très belle fille blonde. Très belle, elle le serait encore plus, si elle n’était pas curieusement, culottée comme un cycliste de la Belle Époque, enveloppée d’une cape de spahi, coiffée d’un feutre de cow-boy. Boulevard Saint-Germain, adossée à une devanture, étreignant un grand sac de plastique où se lit « CONN. . . », une bécassine toute frisottée, au maquillage bleu, blanc, rouge, noir, vert, vêtue d’une ample jupe paysanne, balayeuse de tous les détritus de rue parisienne, d’un caraco choisi dans une de ces friperies, à la mode sous l’enseigne de « Grenier de Grand’Mère », chaussée de « sabots» à la manière de. . . !» !.D’admirables robes de soie brodée, des bijoux d’or, de jade et beaucoup de grâce, paraient, l’autre soir, à une réception de l’Unesco, les Chinoises qui recevaient. A cette exquise politesse du vêtement, répondaient mal les invitées occidentales et surtout cette grande femme, bottée de daim jusqu’aux cuisses, qui promenait un chiffon réduit à une bretelle de cou tenant un devantier au-dessus d’une jupette ne cachant rien de plus qu’un slip.Encore un déguisement : celui de la caissière du « Primini ». Posée sur un haut tabouret, manœuvrant à la fois la machine à calculer et la glissoire aux marchandises, la caissière de Primini officie gravement.De loin, on aperçoit le foulard aux couleurs aiguës qui drape l’échafaudage extravagant d’une chevelure d’ou s’échappent quelques mèches rutilantes. De près, pour peu que le client précédent ait fait beaucoup d’achats, on peut détailler une panoplie incongrue de fioritures et d’ornements.Pour chaque œil, quatre lignes noires. L’une d’elles trace trop haut sur le front, l’arc des sourcils rasés plus bas, une autre suit la paupière supérieure et s’envole vers la tempe, une troisième étoffe les cils rares de la paupière inférieure, la dernière souligne la précédente et file, elle aussi, vers la tempe qui se trouve ainsi agrémentée d’une queue d’aronde du plus curieux effet.Un fond de teint épais plaque sur le visage un blafard emplâtre sur des rougeurs et des boutons. Deux lèvres aux accolades exagérées s’ouvrent sur des dents grises.A chaque oreille, est accroché un immense anneau de métal argenté qui touche presque l’épaule.Les mains aux ongles démesurés vernis de violet, portent plus de bagues que de doigts. Un échantillonnage de plastiques, de fausses pierres et de pseudo - ivoires monte à l’assaut des phalanges, un exemplaire ou deux, voire trois à chaque. Aux poignets, en plus d’une montre énorme dans un bracelet monumental, des chaînes, des torsades, des joncs, des perles qu’on retrouve en colliers divers autour du cou.La blouse blanche, uniforme de Primini, est largement ouverte sur une ébauche de robe en simili - cuir. La taille est serrée par un large ceinturon que ferme un gigantesque papillon aux ailes étincelantes de verroteries.La jupe s’arrête exactement au sommet des cuisses, dans le collant brillant, celles-ci croisées s’écrasent sur le bord du tabouret. Là, est l’inévitable aboutissement, après un lent cheminement du haut en bas de l’étrange personnage, du regard de chaque client qui passe à la caisse.La jeune femme accomplit sa besogne sans se départir d’un souverain mépris pour tout ce qui n’est pas l’équilibre rigoureux de son couvre-chef, l’immuabilité de son visage peint, le balancement sonore de ses parures. Entre le pouce et l’index de la main gauche, les trois autres doigts en l’air, elle saisit chaque marchandise pour y lire le prix, tandis que du majeur de la main droite aux doigts raides, elle tape les touches de la caisse enregistreuse.Les lèvres se desserrent à peine pour annoncer le total à payer. Machine humaine clinquante !Pantins, déguisés, la mode est là. Il faut l’accepter. Elle ne fait de mal à personne.Ce qui fait mal, c’est le genre de scène que je vis un soir au Théâtre de la Ville.La journée à La Ferme a été agréable.Dans le bistrot où nous déjeunons, en plein Hurepoix, mangent et boivent les ouvriers qui travaillent à la nouvelle autoroute. Arabes, Kabyles, Français se retrouvent là en toute cama-raderie, avec Portugais et Espagnols, comme ils se côtoient sur le chantier, maniant les gigantesques engins, conduisant les énormes camions. Le patron du restaurant, la serveuse du bar plaisantent avec tous et s’occupent avec la même gentillesse de Jules, de Mohamed ou de Mano. Il y a là une chaude et réconfortante fraternité naturelle et vraie, sans démagogie. Arrive malheureusement la soirée et la pénible expérience qui vient contredire la leçon de tolérance et de compréhension du déjeuner.

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Je suis à 20 heures, dans le hall du Théâtre de la Ville où j’espère, comme tous les gens de la file qui attend là, une des places sur les marches qu’on distribue à 20 H.25 pour le concert de la soirée.Concert éclectique : musique de l’Inde et du Japon, création d’une œuvre de Stockhausen - cela sous-entend une certaine ouverture d’esprit et d’âme.Derrière moi, un couple de Français d’âge moyen et typiquement râleurs, se faisant remarquer par des réflexions stupides, dans cette foule bigarrée de jeunes, de moins jeunes, français ou étrangers.Un garçon, au teint brun, manifestement du Moyen-Orient, nous dépasse, en quête d’un renseignement ou peut-être d’une resquille.Exaspération du couple dont j’entends l’homme s’exclamer : « Bien sur, c’est encore un Youpin ! ». Le garçon s’est déjà éloigné, mais je ne pense pas être la seule à entendre le propos. Je suis pourtant la seule à répliquer : « Voilà une phrase bien déplacée »... et à m’attirer ceci : « Il y en a qui se sentent visés. Décidément, les chambres à gaz n’ont pas assez bien fonctionné ».Très fort, espérant attirer quand même l’attention et la protestation de quelqu’un, je répète la phrase : « Comment osez-vous prononcer cette phrase : les chambres à gaz n’ont pas assez bien fonctionné » ?Mais je n’obtiens autour de moi que ricanements ou franche rigolade...Le guichet commence à distribuer les places.Chacun se précipite, la file se disperse. Je reste là, avec la nausée. Quoi faire devant cette indifférence ?Je me secoue, obtiens une place, et essaie d’oublier l’incident, avec quand même le vague espoir que je retrouverai dans la salle quelqu’un de connaissance avec qui partager mon indi-gnation.Et à la fin du concert, dans un public fort partagé pour et contre l’œuvre de Stockhausen, j’entends une jeune femme crier « C’est de la merde, envoyez-le au crématoire »! ! !Encore !Et je trouve, en rentrant, le « Courrier de l’Unesco » consacré à l’Année internationale de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale !Lecture - FilmJe n’ai pu éteindre la lumière, cette nuit avant d’avoir achevé « Chien blanc » de Romain Gary. Problème noir aux U.S.A. et ailleurs, évoqué avec sensibilité, lucidité, intelligence. L’humour y voisine, comme dans la terrible « Danse de Gengis Cohn », avec le cynisme. C’est angoissant et revigorant.J’aime aussi que Gary se définisse ainsi : « Je ne touche jamais à l’alcool, ni à la marijuana, ni au L.S .D. parce que je suis trop acoquiné avec moi-même pour pouvoir tolérer de me séparer d’une aussi agréable compagnie par le truchement de la boisson ou de la drogue ».Il est bon qu’un écrivain, qu’un artiste soit vrai, écrive ou crée avec sa propre langue, ses propres tripes, son propre sang. L’homosexualité, dans le film « Sunday, bloody Sunday » est poésie, celle du livre de J.L. Bory, « La peau des zèbres » est le sordide même, le minable, le laid. Pourquoi en faire 483 pages ? Et pourquoi, Bory a-t-il raconté aux auditeurs d’une émission sur le cinéma, un tout autre film, celui de l’ennui anglais, alors que « Sunday, bloody Sunday », est un film sur l’amour, et ce que pas un des critiques n’a dit, un film sur le choix. Le choix du jeune sculpteur qui renonce à ses deux amants, la femme et l’homme - devenant abusifs, pour son art. Sans méchanceté, mais sans regret, il s’éloigne, sans fuir pour autant. Tout est sain, tout est franc, rien n’est laid. L’homme vieillissant est séduisant, la femme est intelligente, le garçon est lucide.Et comme devient compréhensible l’amour - amitié qui peut unir deux hommes lorsqu’on les surprend, avant de s’embrasser comme deux amants, s’étreindre comme deux amis.Robin a passé plusieurs semaines à Lyon où on lui a proposé un travail de restauration à l’Hôtel – de -Ville sur une fresque de Thomas Blanchet, peintre lyonnais du XVIIème siècle, inspirée de Michel-Ange et du Caravage.« Le tableau que nous restaurons est haut au – dessus du sol, mais bas par les échafaudages, si bien que c’est, baissés que nous devons marcher et couchés ou la tête levée que nous devons travailler… Travail difficile et minutieux qui demande beaucoup de patience, excellent pour apprendre la technique et nécessaire, que je considère comme un stage particulièrement fructueux … On ne peut acquérir des notions de ce genre dans une école. C’est pour un peintre un très bon exercice car cela permet de mieux voir, et de plus de pouvoir juger

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immédiatement du travail que l’on fait car des erreurs de ton se voient particulièrement.A défaut de Rome, ceci me permet d’apprendre plus de dix ans de théorie et d’explications orales sur le même sujet »…Il rentre pour participer en novembre à Brunoy, à une Exposition d’Art monumental, organisée par « L’Art dans la construction privée » où figurent des œuvres de ses maîtres Allain, Bertholle, Singier, de quelques élèves et de peintres et sculpteurs : Bazaine, Gilioli, Manessier, Pignon...Il y présente une décoration murale susceptible d’être conçue industriellement.Nous allons naturellement voir l’exposition et nous y retrouvons Bertholle heureux, Allain réjoui, Gilioli avec Babet toujours drôle. Singier n’ est pas là...Je suis abordée par une sorte de Wiking-Gourou, mage extravagant à la chevelure fournie, au torse orné de médailles diverses- « Alors Eddy, on me snobe ? »Eddy ? cela me rappelle quelque chose de bien lointain déjà... la Grèce et mes compagnons, des lettres de Suisse... Et oui le gourou est René, mon camarade de Saint - Cergue. Il est là avec son fils Olivier, élève aux Beaux-Arts, semblable à lui par la taille et l’allure et sa femme - la belle - sœur de Manessier - toute simple et minuscule entre ses deux géants chevelus.