Rituels villageois, rituels urbains 55 O. R. S.T. O. M...

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O. R. S.T. O. M. Fonds Documentai@ La reproduction sociale chez les femmes joola du Sénégal Didier FASSIN, Rituels villageois, rituels urbains. La reproduction sociale chez les femmes joola du Sénégal. - Que deviennent les pratiques rituelles villageoises en milieu urbain ? L’exemple d’un rite de préservation de la procréation chez les femmes joola de Casamance montre comment, en ville, le groupe féminin tente de maintenir son contrôle social sur la reproduction biologique. En effet, les modifications objectives des conditions socio-sanitaires qui réduisent les risques pour la descendance, et celles qu’entraîne chez les sujets eux-mêmes le contact avec le mode de vie citadin induisent, pour les femmes qui retournent au village, un affaiblissement des contraintes rituelles, et pour celles qui restent en ville, l’apparition de rites simplifiés. La perte d’efficacité qui résulte de cette pratique rituelle sur un mode mineur s’accompagne d’une redéfinition des rigles de sociabilité, notamment ethniques, qui structurent le groupe féminin. Si les rituels peuvent apparaître à l’ethnologue comme des <( périodes en dehors du temps qui sont consacrées à la célébration de postulats fondamen- taux de l’existence humaine à la fois biologique et culturelle )) (Turner 1972 : 16), ils n’en sont pas moins situés dans l’histoire, et les mutations que connais- sent les sociétés traditionnelles ne sauraient être sans conséquence sur leurs pra- tiques rituelles. Ainsi, les phénomènes d’urbanisation auxquels s’est récemment intéressée l’anthropologie (Gutwirth 1982, Hannerz 1983) constituent, pour les rites agraires étroitement liés au contexte villageois, un test sont mises à l’épreuve leurs capacités d’adaptation et de résistance 1 la ville est en effet un espace privilégié de changements, mais également un lieu se maintiennent, avec la force que confèrent l’éloignement par rapport aux sources et la position de minorité ethnique, les pratiques coutumières. L’exemple d’un rituel thé- rapeutique chez les Joola de Casamance montre comment la société perpétue, en les modifiant, des pratiques pour lesquelles le milieu urbain semble le plus défavorable. Ce rite. kafiaalen. destiné à préserver la reproduction du groupe, est au .. fondement de la vie sociale des femmes joola. I1 est l’un des quatre grands rituels collectifs, eluñey, et le seul qui appartienne en propre aux femmes. I1 L’Homme 104, oct.-dPc. 1987, XXVII (4), pp. 54-75. I Rituels villageois, rituels urbains 55 est pratiqué dans toutes les circonstances qui menacent la procréation, ou‘plus précisément le maintien d’une descendance : décès d’enfants en bas âge, avor- tements répétés, stérilité. Le taux élevé de mortalité infanto-juvénile, la fré- quence des interruptions spontanées de grossesse et l’incidence des infections gynécologiques en Afrique, notamment rurale, donnent la mesure de l’impor- tance du kariaalen, véritable conduite collective de prévention du malheur individuel. Toutes les femmes du village en âge de procréer participent au rituel qui consacre l’une d’entre elles aiiaalena (nom donné à la femme durant les années oh elle subit le kañaalen), chacune étant consciente qu’elle-même n’est pas à l’abri du malheur. L’importance de ce rituel dans les sociétés casamançaises n’a, semble-t-il, été perçue que récemment par les ethnologues. Dans la volumineuse monogra- phie qu’il a consacrée, il y a plus de vingt-cinq ans, aux Joola, L. V. Thomas (1959) n’en fait pas mention, alors que, selon tous les témoignages, le rituel occupait alors une place encore plus manifeste qu’aujourd’hui. Plus récem- ment, J. Trincaz (1981), dans son étude des pratiques magico-religieuses à Ziguinchor, ne le signale pas non plus, bien que le kañaalen se développe dans Ies quartiers de cette ville. La première publication sur ce rituel est celle d’O. Journet (1981) pour la Basse-Casamance ; nous-même (Fassin 1986) l’avons rapporté et décrit dans la forme quelque peu différente qu’il revêt en Moyenne-Casamance. En fait, ce rite de préservation de la procréation eqiste non seulement chez les Joola, mais également dans plusieurs autres groupes ethniques casamançais : Baïnuk, Mankañ, Balant et Manding. Ni les récits de la tradition, ni les mémoires de voyageurs des siècles précédents ne permettent d’en établir les origines ; le seul élément probable est qu’il a été adopté par les Manding au contact des groupes casamançais. Quant à la genèse même du rite, il s’agirait, selon O. Journet (1981 : 114), de la (( réactivation d’anciennes manifestations socio-religieuses, mettant en scène le spectacle de la contestation de l’ordre social et sexuel, et les limites de cette contestation D, à l a manière des rites d’inversion décrits par M. Auge (1982 : 260) comme << renversement des normes )) et (< transgression n du pouvoir. Nous présentons successivement le rite tel qu’il est pratiqué en Casamance dans les Kalounayes et tel qu’il est transformé chez les Joola à Pikine, dans la banlieue de Dakar. LE KAÑAALEN AU VILLAGE Les Joola constituent, avec 300 O00 habitants, soit environ 4 To de la popu- lation sénégalaise, la principale ethnie de Casamance, région forestière que caractérisent un particularisme fortement revendiqué vis-à-vis des régions sep- tentrionales du Sénégal et un isolement géographique relatif, puisque la Gambie la sépare du reste du pays. L’islamisation, à partir du début du XX~ siècle s’est développée de manière hétérogène, voire superficielle dans

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O. R. S.T. O. M. Fonds Documentai@

La reproduction sociale chez les femmes joola du Sénégal

Didier FASSIN, Rituels villageois, rituels urbains. La reproduction sociale chez les femmes joola du Sénégal. - Que deviennent les pratiques rituelles villageoises en milieu urbain ? L’exemple d’un rite de préservation de la procréation chez les femmes joola de Casamance montre comment, en ville, le groupe féminin tente de maintenir son contrôle social sur la reproduction biologique. En effet, les modifications objectives des conditions socio-sanitaires qui réduisent les risques pour la descendance, et celles qu’entraîne chez les sujets eux-mêmes le contact avec le mode de vie citadin induisent, pour les femmes qui retournent au village, un affaiblissement des contraintes rituelles, et pour celles qui restent en ville, l’apparition de rites simplifiés. La perte d’efficacité qui résulte de cette pratique rituelle sur un mode mineur s’accompagne d’une redéfinition des rigles de sociabilité, notamment ethniques, qui structurent le groupe féminin.

Si les rituels peuvent apparaître à l’ethnologue comme des <( périodes en dehors du temps qui sont consacrées à la célébration de postulats fondamen- taux de l’existence humaine à la fois biologique et culturelle )) (Turner 1972 : 16), ils n’en sont pas moins situés dans l’histoire, et les mutations que connais- sent les sociétés traditionnelles ne sauraient être sans conséquence sur leurs pra- tiques rituelles. Ainsi, les phénomènes d’urbanisation auxquels s’est récemment intéressée l’anthropologie (Gutwirth 1982, Hannerz 1983) constituent, pour les rites agraires étroitement liés au contexte villageois, un test où sont mises à l’épreuve leurs capacités d’adaptation et de résistance 1 la ville est en effet un espace privilégié de changements, mais également un lieu o Ù se maintiennent, avec la force que confèrent l’éloignement par rapport aux sources et la position de minorité ethnique, les pratiques coutumières. L’exemple d’un rituel thé- rapeutique chez les Joola de Casamance montre comment la société perpétue, en les modifiant, des pratiques pour lesquelles le milieu urbain semble le plus défavorable.

Ce rite. kafiaalen. destiné à préserver la reproduction du groupe, est au ..

fondement de la vie sociale des femmes joola. I1 est l’un des quatre grands rituels collectifs, eluñey, et le seul qui appartienne en propre aux femmes. I1

L’Homme 104, oct.-dPc. 1987, XXVII (4), pp. 54-75.

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est pratiqué dans toutes les circonstances qui menacent la procréation, ou‘plus précisément le maintien d’une descendance : décès d’enfants en bas âge, avor- tements répétés, stérilité. Le taux élevé de mortalité infanto-juvénile, la fré- quence des interruptions spontanées de grossesse et l’incidence des infections gynécologiques en Afrique, notamment rurale, donnent la mesure de l’impor- tance du kariaalen, véritable conduite collective de prévention du malheur individuel. Toutes les femmes du village en âge de procréer participent au rituel qui consacre l’une d’entre elles aiiaalena (nom donné à la femme durant les années oh elle subit le kañaalen), chacune étant consciente qu’elle-même n’est pas à l’abri du malheur.

L’importance de ce rituel dans les sociétés casamançaises n’a, semble-t-il, été perçue que récemment par les ethnologues. Dans la volumineuse monogra- phie qu’il a consacrée, il y a plus de vingt-cinq ans, aux Joola, L. V. Thomas (1959) n’en fait pas mention, alors que, selon tous les témoignages, le rituel occupait alors une place encore plus manifeste qu’aujourd’hui. Plus récem- ment, J. Trincaz (1981), dans son étude des pratiques magico-religieuses à Ziguinchor, ne le signale pas non plus, bien que le kañaalen se développe dans Ies quartiers de cette ville. La première publication sur ce rituel est celle d’O. Journet (1981) pour la Basse-Casamance ; nous-même (Fassin 1986) l’avons rapporté et décrit dans la forme quelque peu différente qu’il revêt en Moyenne-Casamance. En fait, ce rite de préservation de la procréation eqiste non seulement chez les Joola, mais également dans plusieurs autres groupes ethniques casamançais : Baïnuk, Mankañ, Balant et Manding. Ni les récits de la tradition, ni les mémoires de voyageurs des siècles précédents ne permettent d’en établir les origines ; le seul élément probable est qu’il a été adopté par les Manding au contact des groupes casamançais. Quant à la genèse même du rite, il s’agirait, selon O. Journet (1981 : 114), de la (( réactivation d’anciennes manifestations socio-religieuses, mettant en scène le spectacle de la contestation de l’ordre social et sexuel, et les limites de cette contestation D, à l a manière des rites d’inversion décrits par M. Auge (1982 : 260) comme << renversement des normes )) et (< transgression n du pouvoir.

Nous présentons successivement le rite tel qu’il est pratiqué en Casamance dans les Kalounayes et tel qu’il est transformé chez les Joola à Pikine, dans la banlieue de Dakar.

LE KAÑAALEN AU VILLAGE

Les Joola constituent, avec 300 O00 habitants, soit environ 4 To de la popu- lation sénégalaise, la principale ethnie de Casamance, région forestière que caractérisent un particularisme fortement revendiqué vis-à-vis des régions sep- tentrionales du Sénégal et un isolement géographique relatif, puisque la Gambie la sépare du reste du pays. L’islamisation, à partir du début du X X ~ siècle s’est développée de manière hétérogène, voire superficielle dans

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certaines zones, laissant subsister une grande partie des pratiques tradition- nelles alors que reculait la religion chrétienne, plus anciennement implantée (Trincaz 1981). Aujourd‘hui, l’affirmation ethnique des Joola, notamment en milieu urbain, ne doit pas faire oublier l’absence d’unité historique, le morcel- lement démographique, la diversité linguistique, et même le caractère récent du mot joola (Pélissier 1966 : 656).

Les femmes occupent une position qui (( paraît, de prime abord, se prêter assez mal à une description en termes de marginalisation sociale, d’exploitation économique et de dépendance, lesquels se révèlent pertinents dans la réalité de nombreuses sociétés rurales africaines >> (Journet 1985 : 19). Leur participation physique et symbolique à l’activité économique des villages est essentielle : elles apportent leur force de travail dans le cadre d’une division des tâches, peuvent avoir leur propre rizière, disposent généralement d’un grenier personnel ; en outre, le groupe féminin joue un rôle primordial dans les rites de fertilité accomplis chaque année. L’isIamisation, beaucoup plus large et profonde en Haute et Moyenne-Casamance - dont font partie le village étudié ici et les groupes citadins évoqués plus loin -, a diminué cette importance en introdui- sant une idéologie et des pratiques visant à exclure les femmes des lieux de savoir et de pouvoir : opposition aux rites traditionnels, transmission dans le patrilignage, aux seuls garçons, de la connaissance coranique et magique, exci- sion des petites filles - qui, parmi d’autres, déterminent la relation hommes/ femmes dans la société manding. Selon les régions, la résistance des femmes joola à l’islamisation a été variable, allant de la (( mandinguisation n totale dans le département de Seydhiou à une quasi-absence de l’islam autour d’oussouye.

Les rites interviennent dans l’interprétation et le traitement de nombreux désordres individuels et collectifs et oh ils constituent les moments privilégiés de la vie sociale des villages. De la multitude des sineetes (le mot est en général donné au pluriel), rites le plus souvent individuels et protégeant des maladies, se distingue l’eluñey (nommé au singulier), rite protecteur collectif. Quatre grands rituels sont dits eluñey : deux concernant le bukut, circoncision rituelle des garçons, le troisième préserve le chasseur ou le guerrier des blessures et de la mort, le dernier est le kañaalen, seul exclusivement féminin.

C’est dans la forêt des Kalounayes, chez les Joola-Fooñi, que nous avons conduit la partie villageoise de notre étude. Le village de Petit-Koulaye, fondé au m e siècle par des Bainuk de la famille Manga, a subi un double phénomène d’acculturation, d’abord au contact des Joola, notamment dans le domaine linguistique oh le baïnuk a cédé complètement la place au joola, ensuite au contact des Manding avec les guerriers du jihad de Fodé Kaba, dont l’impact a été surtout religieux - implantation de l’islam - et économique - introduction de l’arachide (Pélissier 1966 : 645). Les pratiques actuelles manifestent cette double influence des Joola qui les ont enrichies et diversifiées, des Manding qui les ont dénoncées et combattues.

Le village, composé de quatre familles (Manga, Badji, Diemé et Sané),

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compte 586 habitants. Une femme se marie généralement à partir de quinze ans et l’intervalle intergénésique étant d’environ trois ans, on peut considérer que le nombre de femmes susceptibles d’avoir subi le rite (c’est-à-dire en âge d’avoir eu deux enfants ou n’ayant pas eu de grossesse pendant au moins cinq ans) est d’environ cent vingt. Or, trente l’ont effectivement subi, soit le quart de la population féminine considérée. Lorsqu’on sait que la durée rituelle est de trois à cinq ans au cours desquels la femme est exilée dans un village d’adoption, que des séances de réactualisation de plusieurs jours ou plusieurs semaines ont lieu après chaque nouvelle naissance et que la situation d’ancienne ariaalena lui confère, ainsi qu’à ses enfants, une position sociale très particulière, on comprend que le kañaalen joue un rôle fondamental dans la société féminine joola (Journef 1985).

Le village de Petit-Koulaye a été choisi en raison de la position très privilé- giée de a neveu du village >> (asempul atî sindey) qu’y occupe l’enquêteur avec lequel ce travail a été réalisé : sa mère y étant née, il y jouit de droits particu- liers, comme en témoigne le fait, souvent relaté, que le jour de son mariage le neveu peut, en toute impunité, ((voler autant de poulets qu’il peut en prendre )) ; le viliage maternel, village des liens de lait, est le lieu des protec- tions tout comme le village paternel, village des liens de sang, est celui des rivalités ; la famille maternelle doit obliger son neveu en toutes circonstances - y compris durant l’enquête dont on doit, pour une large part, la richesse d’information à cette relation préférentielle. Des entretiens ont été réalisés avec les notables du village, le groupe des femmes, trois anciennes ariaalena et la responsable du rituel. L’observation a été rendue possible par la célébration d’un rituel de purification sur l’autel et par le déroulement de deux cérémonies funéraires dans deux villages voisins (dont l’une pour une ancienne officiante du kañaalen).

L’interprétation du mal

Accomplir le rite est en principe nécessaire en trois circonstances : après la perte répétée d’enfants, deux occurrences suffisant (il s’agit le plus souvent d’un nourrisson, mais le soupçon demeure pour tout décès survenant jusqu’à I’âge de dix ans environ) ; après des avortements spontanés successifs ; en cas de stérilité, surtout secondaire, c’est-à-dire lorsque plusieurs années, cinq à dix en général, s’écoulent sans qu’une grossesse survienne chez une femme ayant déjà un ou plusieurs enfants. Dans les deux premiers cas, qui sont les plus fré- quents, le kariaalen est obligatoire. Dans le troisième, il ne l’est que lorsque la pression sociale sur la femme stérile devient trop forte et après que d’autres rites (sineetes) auront été accomplis.

C’est pourquoi l’expression (( rituel de stérilité )> (Journet 1981) nous semble décrire incomplètement ce qui apparaît plutôt comme un rituel de pré- servation de la descendance : dans la majorité des cas, les femmes qui vont subir le kariaalen ne sont pas stériles, elles peuvent concevoir, même donner

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naissance, mais elles ne peuvent pas garder le produit de leur conception. Le rite sert à annuler la répétition d’un malheur.

Comment reconnaître l‘origine du mal ? Bien que le caractère stéréotypé des situations qui commandent le rituel amène l’entourage, et la femme elle- même, à en reconnaître la nécessité, l’intervention d’un homme ou d’une femme de savoir est requise. Il n’est en effet pas suffisant de reconnaître que le rite (( a pris D la femme, il faut encore identifier la cause première du mal, dési- gner le coupable. Le devin (ajuuberew), communiquant avec les esprits des ancêtres, interprète le malheur et lui donne son sens. La femme qui a perdu deux enfants peut être victime d’un ancêtre revenant (akaalena), d’un sorcier- anthropophage (ayaalaw) ou d’un esprit malin (setuane). Celle qui avorte spon- tanément à deux reprises est généralement la proie d’un ayualaw ou d’un setaane. Enfin pour une stérilité, on suspectera volontiers une agression mara- boutique (brok) ; mais un setaane peut aussi être en cause. Tel est le cadre général des interprétations à Petit-Koulaye. Les règles nosologiques et les clas- sifications étiologiques sont en fait plus complexes, et l’on ne peut écarter l’éventualité qu’une sorcière soit accusée dans un cas de stérilité ou qu’une agression maraboutique soit présumée dans une histoire d’avortement.

L’akaukna est un ancêtre disparu qui se venge d’un mauvais traitement subi pendant sa vie terrestre, en (( fatiguant D ceux de ses descendants qu’il en juge responsables. L a sœur d’une officiante du rite, dans un autre village des Kalounayes, était revenue au village paternel après son divorce ; mais les enfants de son frère aîné qui l’hébergeaient la maltraitaient et ne lui témoi- gnaient pas de respect. Quelque temps après sa mort, l’un de ses neveux s’étant marié, l’épouse mit au monde un enfant G bizarre )) présentant une tête dispro- portionnée sur un corps frêle. On l’amena chez une (t vieille qui connaît ces choses n (ajuuberew) ; elle fit (t parler )) l’enfant - (( je suis venu pour fati- guer la famille et me venger )) - et demanda aux parents de Ia ramener à la maison. Le lendemain, elle leur rendit visite et leur donna une racine à préparer en décoction que l’enfant devait boire afin de (( tuer la vengeance )). Trois jours plus tard, l’enfant mourut, délivrant ainsi ses parents de la malignité de l’ancêtre et payant de sa vie le maintien de la descendance ultérieure. Cepen- dant, en général, lorsque l’enfant ne présente pas de signes extérieurs d’anor- malité, c’est à l’occasion d’un second décès qu’une divination intervient et rév&le la cause du mal. Dans ce cas, l’ajuuberew prélève une phalange d‘un doigt ou d’un orteil, ou une partie du pavillon de l’oreille sur le corps du petit enfant mort ; pendant l’enterrement, le fragment est jeté loin de la sépulture ; lors de la naissance suivante, on saura au premier examen, en constatant chez le nouveau-né l’absence ou la présence du fragment amputé, s’il est lui aussi victime d’un akaalena.

L’ayaalaw est la forme locale de la sorcellerie anthropophage, attestée dans de nombreuses régions d’Afrique (Augé 1975) et nommée dëm chez les Wolof (Zempléni 1968), sukufia chez les Tukuloor (Tall 1984). Elle met en scène un proche de l’enfant (il s’agit de proximité à la fois lignagère et spatiale),

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le plus souvent un parent, parfois même le père ou surtout la mère, première suspectée. L’ajuukaw (visionnaire) reconnaît la sorcellerie puisqu’il assiste nui- tamment au vol des ayaalaw. I1 peut même nommer le coupable ; cependant, la désignation du sorcier est un acte dangereux pour l’individu et pour le lignage, et le diagnostic en reste souvent au niveau générique ; on parle d’ayaaluw, sans citer son nom, l’essentiel étant, en lui montrant qu’il est découvert, de le menacer pour l’empêcher de dévorer une autre victime. La confection d’un grigri destiné à être enterré dans la chambre conjugale constitue une protection supplémentaire ; en effet, le sorcier qui s’aventurerait alors pour une nouvelle attaque nocturne serait transformé en animal (le plus souvent en singe) et con- damné à mourir (sous les coups du mari réveillé ou sous l’effet du grigri) :

celui qui a tué ton enfant, il faut le tuer ; si tu ne le peux pas, tu lui fais quitter le village par le grigri )) ; physiquement ou socialement, le sorcier doit disparaître.

Le setaane appartient à la démonologie islamique et sa mise en cause relève d’une interprétation introduite en Casamance par les Manding ; il semble tou- tefois que nombre de maléfices qui lui sont attribués aujourd’hui étaient autre- fois imputés aux génies de la forêt, jinay, eux-mêmes bien difficiles à distinguer maintenant des jinne musulmans. Le setuane se manifeste de manière chro- nique par la répétition de malheurs, et de manière aiguë par les crises de posses- sion oh la confession publique de la victime possédée met en scène la cause du mal. Illustrant le mélange des genres thérapeutiques, la possession par les setaane qui provoque la perte d’enfants combine Ie traitement maraboutique et les pratiques rituelles du kafiaalen.

Enfin, Ie brok est l’action maléfique dirigée par un individu contre u n autre, appelée ligey chez les Wolof (Ortigues 1984) et ligee chez les Tukuloor (le mot wolof a d’ailleurs une grande diffusion et remplace fréquemment le terme originel, y compris dans les villages joola). Acte de magie noire interper- sonnelle, il exprime une volonté délibérée de nuire, à la différence de la sorcellerie ; il fait intervenir une manipulation instrumentale et entraîne la sté- rilité plutôt que la mort d’enfants ; on peut donc I’assimiler à Ia sorcery (Evans-Pritchard 1937). Une femme jalouse peut ainsi agir, soit seule, soit avec l’aide d’un marabout, contre sa rivale, en faisant prononcer des paroles maléfi- ques sur la pièce d’étoffe (kaparrdañuk) que porte celle-ci au moment des règles (c’est pourquoi ce tissu est entouré de toutes sortes de précautions et soustrait aux regards, même du mari toujours complice possible) ou en la brû- lant elle-même. L’instrument du maléfice peut également être le placenta de l’accouchée que l’on brûle ou que l’on jette aux charognards (ce qui explique que la matrone veille à le faire disparaître en l’enterr8nt sitôt après la dé& vrance). Le brok exprime ainsi souvent de manière dramatique les rivalités et les conflits entre coépouses. Ici encore, la guérison passe par une double inter- vention, maraboutique et rituelle.

Réincarnation, dévoration, possession ou maléfice, la cause du mal n’est reconnue que lorsque commence la répétition du malheur (Sindzingre & Zem-

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pléni 1981). C’est l’itération du malheur et non l’accident singulier qui appelle l’interprétation, et donc le recours aux pratiques magiques d’un guérisseur (alaapaw) ou d’un marabout (amuurew) associées aux pratiques rituelles : c’est ici qu’intervient l’ati eluñey.

Déroulement du rituel

Une fois connue l’origine du mal, l’ati eluñey, officiante rituelle, est con- sultée. C’est elle qui va décider si la femme n’est pas complice de son propre malheur et peut donc subir le kañaalen (les cas de sorcellerie imputés à la mère sont exceptionnels).

Les conditions requises pour devenir ati eluñey concernent l’hérédité, I’ini- tiation, l’apprentissage et la respectabilité. L a charge et le savoir se trans- mettent aux femmes dans le patrilignage selon l’ordre suivant : d’abord les sœurs de la détentrice du rite (atiiom), puis les filles de ses frères (afioolom), en respectant la hiérarchie de l’âge à l’intérieur de chacune de ces deux catégo- ries (sœurs et nièces). L’ati eluñey doit en principe avoir elle-même accompli le rite dans sa jeunesse et donc être une ancienne añaalena, mais cette condi- tion n’est pas nécessaire et nous avons rencontré une officiante rituelle qui ne l’avait jamais subi. L’ati eluñey doit satisfaire en outre certaines conditions : (( être d’un âge suffisant n (ne plus pouvoir procréer), << avoir la sagesse )) (bénéficier de la considération du groupe des femmes). Lorsque ces éléments sont réunis, elle peut apprendre les secrets du rituel auprès de l’afi eluñey en exercice. Le lieu de sa pratique ne peut être que le village de son mari, à condi- tion qu’elle n’ait été mariée qu’une fois, sinon, elle ne pourrait exercer que dans son village paternel. Seule une incapacité majeure met un terme à l’exer- cice de ses fonctions : ainsi, l’ati eluñey de Petit-Koulaye, devenue complète- ment aveugle, avait abandonné sa charge quelques années auparavant. Quant aux interruptions temporaires, elles sont aujourd’hui fréquentes en raison des séjours plus nombreux à la ville, notamment pour y recevoir des soins.

Pour la femme qui doit accomplir le rite, le choix du village d’exil repose sur le consensus du groupe féminin (les hommes sont tenus à l’écart de toutes les décisions concernant le rituel). La règle étant la séparation d’avec le mari, le village n’est théoriquement jamais celui où se trouve le domicile conjugal ; dans certains cas cependant, il peut s’agir d’un autre (( quartier n du village où vit le couple, mais situé à une distance suffisante pour que soit respectée Ia prescription. Quant aux Cléments qui déterminent positivement le choix, ce sont ou bien la réputation du village (connu comme possédant un rituel particu- lièrement efficace), ou bien les relations qu’y entretient la femme (parents avec lesquels s’est établi un certain degré d’intimité rendant plus tolérable le mode de vie de I’añaalena). Durant les années que dure l’exil, la femme ne reviendra jamais dans son village et ne verra pas son mari.

Le moment du départ dépend des circonstances qui ont conduit 5. prescrire le kafiaalen : s’il s’agit de perte répétée d’enfants en bas âge, c’est quelques

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jours après l’accouchement que la femme se met en route ; en cas d’avorte- ments, c’est pendant les premiers mois de la nouvelle grossesse ; pour une stéri- lité, il n’y a aucune échéance précise. La femme quitte son village seule, en secret, et tout particulièrement à l’insu de son mari, munie de quelques vivres, pour rejoindre sa famille de tutelle dans le village où elle va subir le rite, et dont le chef la conduit devant l’ati eluñey pour fixer la date de la cérémonie.

Le rituel se passe dans le Bois sacré (forêt ou clairière), autour d’un lieu consacré (eluñey) concrétisé par un monticule ou une souche, bien à l’écart des maisons ; toutes les femmes du village d’adoption sont présentes. Dans le cas que nous décrivons et qui en est la forme la plus fréquente (perte d’enfants en bas age), la future añaalena est accompagnée de son nouveau-né. L’ati eIuñey attache d’abord une cordelette (eteyey) au pied, à la ceinture et au cou de l’enfant, puis toutes les femmes le fustigent doucement avec une baguette (juulaj), enfin elles le traînent autour de l’autel en le tirant par les aisselles. La mère fait alors l’offrande de vin, de tabac, de farine de mil mélangée à de l’eau et du lait, et d’un coq rouge qui est sacrifié sur l’autel. Elle est ensuite désha- billée et lavée par l’ati eluñey. Elle partage les mets préparés sur l’autel (farine de mil et coq) qu’elle mange à quatre pattes, sans se servir de ses mains, en compagnie d’une fillette, substitut de son propre enfant, et d’un jeune chiot qui deviendra le compagnon de celui-ci ; ce repas insolite est parfois remplacé aujourd’hui par un simple plat partagé avec les autres femmes. La mère reçoit une cordelette nouée comme celle de son enfant. Puis elle fait le tour de l’autel avant de s’enfuir jusqu’au village entre une double haie fjirunaj) de jeunes hommes qui la fustigent et la poursuivent jusqu’à sa nouvelle maison - la pre- mière où elle s’introduit devient en effet sa concession d’adoption (elupey). L’une des femmes y amène l’enfant : cette femme, que l’enfant et sa mère appelleront iñaam (maman), sera pendant tout leur séjour leur plus proche protectrice.

Dès lors, la femme et l’enfant appartiennent à leur nouvelle concession dont le chef sera leur père adoptif (apaw). Sur l’autel rituel, ils ont été rebaptisés : leurs nouveaux noms, qu’ils conservent toute leur vie et qui par conséquent les désignent à tous comme ayant subi le rite, sont des appellations dont la dérision et l’obscénité conjurent le mal. Pour la femme, on peut citer : jeen ((( chienne D), kaloti (G vagin D), kapeli ((( vulve D), efont (u pénis ))) ; encore plus précis sont : wunoor (G qui ne retient pas le sperme D) ou jundo (a qui capture le pénis >>) ; mais les noms de femmes peuvent être plus neutres : karambeni (N aidée n) ou muna (a patiente x ) ) . Pour l’enfant, les termes choisis sont parfois moqueurs : enabey (<( éléphant u), fugebe (a gros ventre ))), furi (N gourmand N) ; souvent, ils décrivent leur condition nouvelle : maabo (G caché n ) , kaken ((( adopté n), ekaabo (N abandonné n ) , kabonket (G pitoyable D), sutuken (<< maltraité n) ; enfin, certains sont tirés de l’environnement : karamba (a forêt n) , kasel (N buisson n). En travestissant leurs identités et en les ridiculisant ainsi, le groupe des femmes protège double- ment la mère et l’enfant contre les maléfices des ancêtres, des sorciers, des

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esprits ou des malfaisants : ils deviennent méconnaissables sous leurs nouveaux noms dans leur nouvelle famille, et peu enviables, donc peu susceptibles d’exciter la jalousie et d’attirer le malheur.

Une vie d’afiaalena

L’existence de la femme et de son enfant dans leur village d’adoption est donc placée sous le double signe du travestissement et de la dérision. Le vête- ment de l’afiaalena tout d’abord : il y a deux décennies, elle ne portait qu’un cache-sexe (kapandañak), au mieux un pagne court (kulembeney) ; de nos jours, le vêtement n’est habituellement pas indécent car il couvre le corps, mais il est ostensiblement loqueteux et grotesque. La femme va pieds nus. Elle ne se sépare jamais de son collier (banlaalab), de son bâton (egoley) et de sa cale- basse décorée (jibiinaj) qui la font reconnaître au premier coup d’œi¡. Plus encore, son comportement obligé la différencie du groupe des femmes : his- trione, elle s’introduit dans toute réunion en singeant l’orateur, en se couchant à ses pieds, en mimant des situations érotiques, en faisant rire d’elle-même. Inversement, les autres femmes se moquent d‘elles, la provoquent, la font danser, la poussant à transgresser les lois de la sociabilité joola (interruption d’une assemblée de notables, irrespect de l’étranger, attitudes obscènes).

Mais, bouffonne tragique, son rire n’est jamais loin des larmes. Une parole qui sort du cadre conventionnel des moqueries et ne respecte pas les règles du jeu peut la faire pleurer et l’amener à demander réparation. Ainsi, un enfant ayant insulté une añaa/ena en lui demandant pourquoi elle s’habillait si mal et se comportait si indécemment déclencha une crise de larmes de la femme qui se plaignit à I’ati eluñey, laquelle intervint auprès du chef de village. La répara- tion (alaman) fut le sacrifice d’un bouc par le père de l’enfant, à l’occasion d’une cérémonie qui réunit tout le village.

C’est donc un jeu parfaitement réglé oli l’añaalena connaît ses obligations et ses droits. Obligations d’obéir à toute injonction de la part des femmes, de les faire rire à ses dépens, de ne jamais quitter son rôle d’histrione ni oublier son statut d’infériorité, de n’avoir aucune relation sexuelle pendant les trois à cinq années que dure son séjour. En cas de violation (kakajen) des règles, si la faute est mineure (refus d’obéir ou comportement non conforme), elle reçoit un premier avertissement de l’assemblée des femmes. En cas de récidive, les réprimandes sont accompagnées d’un châtiment corporel. En dernier recours, c’est l’expulsion du village. De même, si la faute est majeure (grossesse), on la chasse brutalement, en maudissant l’enfant qu’elle porte et l’homme qui a eu avec elle des relations coupables. Une telle punition entraîne l’exclusion sociale de la femme qui ne peut que retourner dans le village où elle est née, et non dans celui oh elle s’est mariée, n’ayant pas accompli le rituel jusqu’au bout.

Toutefois, l’añaalena n’ignore pas ses droits, ni ceux de son enfant. Par- tout dans le village elle est chez elle, elle peut manger de tous les plats, rien ne lui est refusé : d’ailleurs, elle se doit de demander, cette attitude quémandeuse

Rituels villageois, rituels urbains 63

confortant évidemment son image pitoyable. Une violation des règles, comme l’appeler par son ancien nom ou la maltraiter en dehors des conventions, oblige à une réparation immédiate, de peur qu’humiliée, elle ne se donne la mort (en avalant des fragments de verre pilé, dit-on).

Soumis lui aussi à ce jeu ambigu, l’enfant est à la fois choyé et craint : il est sous la protection du village, mais on redoute ses réactions (ainsi une femme qui le prend dans ses bras sera immédiatement soupçonnée de pensées maléfi- ques, si l’enfant se met à pleurer). S’il est malade (par exemple, la fièvre ou la diarrhée), on le conduit chez le guérisseur (alaapaw) ou le marabout (amuurew). Le lendemain, si les symptômes persistent, I’aii eluñey intervient pour lui faire subir un rite de protection simplifié (kasabor) qui a lieu dans- la maison de tutelle : (( pour lui faire peur )) - et ainsi chasser les intentions malignes qui le visent -, on le traîne par les pieds dans l’enclos des chèvres, ou bien on allume un feu autour de lui, ou bien encore on le jette sur une natte en criant nous allons te tuer >). La mère n’assiste pas à ce rite, et c’est une femme de la maison qui (( sauve )) l’enfant des dangers auxquels il est confronté.

Si l’enfant meurt durant le kañaalen, la mère est immédiatement suspectée de sorcellerie. Une femme du Fooñi, après avoir perdu deux enfants, était partie dans un autre village au début de sa troisième grossesse, à l’insu de son mari et de sa famille conjugale ; le neuvième jour après la naissance de son enfant, elie accompIit le kañaalen ; quelques mois pIus tard, trahissant le secret de sa présence au village et de l’existence de l’enfant, elle rencontra, au marché de la ville voisine, un parent de son mari et lui révéla le lieu oh elle se cachait ; le mari se présenta le lendemain au village d’adoption oh on lui dit qu’il lui était impossible de la voir. Une semaine plus tard, l’enfant mourut soudainement. Après l’enterrement, la mère fut convoquée dans le Bois sacré, près de l’autel du kañaalen ; les femmes l’accusèrent d’être responsable de cette mort ; comme elle s’en défendait, elles lui demandèrent une mèche de che- veux qu’elles placèrent avec un doigt de l’enfant dans un canari qui fut ensuite enterré (il s’agit d’une forme d’ordalie : si elle a menti, la suspecte doit mourir). Au petit matin, la femme quitta le village d’adoption, mais n’atteignit jamais son village conjugal ; des gens qui revenaient de la ville- la trouvèrent morte sur le chemin, (( personne ne se demanda pourquoi. Même le mari ne posa aucune question n. Dans deux autres cas qui nous ont été rapportés, l’une des mères fut accusée d’être une sorcière et l’autre échappa au soupçon grâce à une crise de possession par un setaane qui (( affirma n lui-même sa propre responsabilité criminelle.

Si la mort de l’enfant dans son village d’adoption est un événement grave et si en accusant la mère on évite au groupe d’être soupçonné, en revanche la maladie de l’añaalena, et même sa mort, n’inquiètent ni n’affligent personne ; on estime qu’cc elle a voulu encore faire du mal B l’enfant, et ça lui a coûté la vie B.

A l’âge du sevrage, vers trois ou quatre ans, on prépare le retour de la

Y

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mère : une délégation de la famille de tutelle rend visite au mari ; puis le frère aîné de celui-ci ou son oncle paternel vient faire des offrandes au village d’adoption ; enfin une cérémonie (kallopulek) conclut les années de kañaalen, au cours de laquelle on coupe la cordelette de l’enfant et on remplace celle de la mère par une autre, signe qu’elle peut avoir à nouveau des relations sexuelles.

De retour au village du mari, l’ancienne añaalena retrouve sa place dans la société ; elIe n’est plus astreinte à porter un costume particulier, à se conduire en bouffonne. De son passage par le kaiiaalen, elle ne garde comme signes visibles, permanents que le collier et le nom (par lequel elle sera désormais appelée) ; sous ses vêtements, elle porte une ceinture, indice secret de sa condition ; et surtout, elle conserve dans son comportement une pathétique humilité, trace de ses souffrances antérieures. A l’occasion des célébrations heureuses (mariages, baptêmes) ou lors de certaines cérémonies funéraires, elle reprendra sur un mode mineur sa conduite de bouffonne : pitreries, gestes pro- voquants ou danses frénétiques d’amuseuse obligée.

Dans les années qui suivent son retour, elle devra accomplir, après chaque naissance et pour une période brève, un rite de protection pour l’enfant et de consolidation pour elle-même, sans pour autant redevenir aiiaalena. Néan- moins, elle restera au village d’adoption (le même que la première fois) le temps qui lui semblera nécessaire ainsi qu’au groupe de femmes, et qui peut varier de quelques jours à plusieurs mois. Aussi sera-t-elle toute sa vie très marquée, de même que son enfant, par son expérience du kañaalen.

Considéré globalement, ce rituel semble avoir une double fonction. D’une part, il marque la négation sociale de la femme (et de son enfant) : elle change d’identité et est tournée en dérision. D’autre part, il permet de la punir, en quelque sorte par anticipation, car elle est toujours suspectée de complicité avec ceux qui menacent sa descendance, et les châtiments physiques que lui infligent les villageoises - fustigation, labeur forcé - écartent d’elle la ven- geance et la méchanceté d’êtres surnaturels. Toutefois, au delà de cette finalité immédiate, il apparaît aussi, pour le groupe féminin, comme la recherche d’une signification sociale et l’affirmation d’une maîtrise collective face à un événe- ment qui atteintJ’une d’elles, mais les menacent toutes. :

i

LE KARAALEN A LA VILLE

Agglomération de plus de 650 O00 habitants en 1986, Pikine s’est déve- loppée sous le double mouvement du relogement des (( déguerpis n des bidon- villes de Dakar dès les années cinquante et de l’acquisition individuelle de ter- rains à bâtir, (( volontarisme d’Etat et spontanéisme populaire )> (Vernière 1977). Appréhendé sous l’angle qui nous intéresse ici, Pikine réunit les condi- tions les plus défavorables aux pratiques rituelles : espace géographique sans tradition, puisque la ville a été d’abord construite ex nihilo sur décision des autoritts coloniales pour nettoyer la capitale de ses proches de pauvreté et ne

65 Rituels villageois, rituels urbains

s’est raccordée que plus tard aux villages lebu, rapidement soumis à la spécula- tion foncière ; espace social sans unité, puisque l’on y compte plus d’une quin- zaine d’ethnies et que les Joola y constituent une minorité dispersée, estimée entre 4,l et 6,7 To de la population (Maack 1978) ; pas de lieu consacré, ni de milieu propice. Comment les Joola parviennent-ils néanmoins à maintenir ou adapter leurs pratiques rituelles ?

L’enquête a été menée en 1985 auprès des femmes - six au total - origi- naires de Petit-Koulaye, auxquelles ont été adjointes quatre autres, proches parentes, originaires de villages voisins dans les Kalounayes. Sur ces dix femmes, quatre avaient accompli le kaiiaalen, une était en train de le faire au village, deux envisageaient de partir en Casamance pour le subir ; trois seule- ment n’étaient pas concernées personnellement. Des quatre premières, deux étaient de vieilles femmes qui avaient fait le rituel au village il y a au moins deux décennies, deux étaient jeunes et l’avaient accompli après être retournées en Casamance pour ne revenir en ville qu’au terme de la période d’exil. Le recueil de l’information s’est poursuivi au début de l’année 1986 par une recherche systématique des aiiaalena de Pikine, dans les quartiers Icotaf et Guinaw Rails. Au total, huit femmes ont ainsi pu être interrogées longuement et à diverses reprises ; le comportement de trois d’entre elles a égdement pu être observé au cours de deux baptêmes à Pikine. Cette étude urbaine a béné- ficié de l’aide du même enquêteur qu’au village de Petit-Koulaye.

Les conditions d’existence en ville modifient profondément les circons- tances qui rendent nécessaire l’accomplissement du kaZaakn. Les différences d’écologie parasitaire, de niveau socio-économique, d’accès aux soins, de sur- veillance des grossesses, de couverture vaccinale y réduisent la morbidité et la mortalité maternelles et infanto-juvéniles ; en particulier, le taux de décès des enfants de moins de cinq ans est de 427 %O en Casamance contre 172 9/00 dans la région de Dakar (Gueye & Sarr 1985) ; ainsi, au lieu d’une femme sur trois ou sur quatre, le rituel n’en concerne plus qu’une sur dix ou sur quinze. Cette raré- faction objective se double d’ailleurs d’une perte de visibilité, liée à la disper- sion relative des groupes joola dans les quartiers et au retour fréquent dans leur village des femmes qui doivent subir le kañaalen.

Dans le même temps, le mode de vie urbain rend de moins en moins suppor- tables les contraintes du kafiaalen. La citadine joola, souvent arrivée à Dakar vers l’âge de douze ans pour y travailler comme bonne, découvre très tôt d’autres modèles culturels qui lui offrent de moins douloureuses solutions de rechange au rituel villageois. Craignant de perdre son emploi si elle rentre en Casamance, espérant de meilleurs résultats dans les cliniques et les dispen- saires que par les traitements traditionnels, et surtout redoutant les années d’afiadena dont elle a entendu les récits ou vu le déroulement au village dans son enfance, elle essaie de retarder aussi longtemps que possible l’échéance, ce que Ia ville rend plus facile par I’éloignement des lieux rituels, l’absence relative des vieilles femmes les plus attachées à la tradition et la moindre pression sociale.

,.,-.

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C’est dans ce contexte démographique et social particulier que le kafiaalen doit être étudié à Pikine : moins souvent nécessaire et plus difficilement accepté, quel rôle y joue-t-il dans la société féminine joola ? Une remarque ini- tiale doit être faite à propos d’un phénomène nouveau d’<< échappement D. Bien que les informations à ce sujet soient marquées du sceau du silence (recon- naître l’existence de tels cas constitue une sorte de dénonciation potentiellement dangereuse pour celle qui parle comme pour celle dont on parle), il est apparu que certaines femmes qui devraient subir le kafiaalen y échappent : résistant aux pressions de leur entourage, mais souvent soutenues par leur mari, elles restent à la ville et tentent des traitements modernes..En fait, plutôt que d’un refus catégorique et définitif, il s’agit d’une manœuvre d‘évitement ou d’une demande de sursis, car un troisième décès ou avortement rend presque impos- sible un nouveau report qui consacrerait une rupture d’avec l’ordre social. Si peu fréquents qu’ils soient, ces comportements - qu’on affirme ignorés au vil- lage et plus souvent rencontrés parmi les citadines de la deuxième génération - indiquent un réel changement d’attitude chez certaines femmes joola et marguent une certaine perte d’influence du groupe féminin sur les choix thérapeutiques.

C’est que le groupe lui-même n‘a pas, à Pikine, autant de cohésion qu’au village : il s’adapte à l’environnement social. Sans doute, dans les quartiers oÙ l’on trouve une forte concentration de Joola originaires de la même région de Casamance, comme à Icotaf ou Guinaw Rails, le groupe est-il relativement homogène : femmes entretenant des relations étroites de parenté et de voisi- nage, remontant à leurs origines villageoises. Au contraire, dans les quartiers où une << masse critique D de ressortissants de la même zone géographique n’est pas réunie, le groupe, pour se constituer, doit faire appel à des Joola provenant d’autres parties de la Casamance et qui diffèrent par l’histoire autant que par la langue : les liens de parenté peuvent ainsi être absents, les référents culturels ne pas être identiques et les relations sociales au sein du groupe s’être nouées en ville ; seul les rapproche le sentiment d’être originaires de la même région et d’appartenir à la même ethnie dont on a vu qu’elle est de construction récente. Cette relative hétérogénéité du groupe féminin contribue donc à une moindre .~

prégnance du rituel parmi les citadines.

Le retour au village

La décision de faire retourner la femme en Casamance pour accomplir le kafiaalen est prise par le groupe, mais pour éviter le phénomène d’échappe- ment, la femme n’en,est souvent pas informée, et lorsqu’elle quitte la ville pour rejoindre le village, elle ignore qu’elle va y subir le rituel : << Quand je suis partie en Casamance, c’était pour une simple cérémonie de purification ; et c’est là-bas que les vieilles m’ont obligée à faire le kafimlen. n D’abord, elle va dans son propre village où le groupe des femmes confirme la nécessité du kafiaalen et choisit le village d’exil. Puis elle rejoint celui-ci oÙ le rituel

67 Rituels villageois, rituels urbains

se déroule de la même façon que pour une villageoise, à ceci près que les contraintes paraissent encore plus lourdes à une jeune femme qui a passé une partie - et parfois la totalité - de son existence en ville et qui connaît mal les règles du jeu social au village, particulièrement celles qui concernent le rituel : c Lorsque je suis arrivée au village, on a soufflé dans une corne pour annoncer ma présence ; puis dans la soirée les femmes sont venues et ont pris mon enfant pour Ie conduire en brousse ; j’avais très peur car je croyais qu’elles allaient le tuer. D Et toutes celles qui ont subi les épreuves rituelles évoquent avec douleur la dureté du travail qui leur était imposé, comme par exemple piler le mil avec deux pilons à la fois, et les humiliations qui accompagnaient leurs bouffonneries.

Le retour des citadines et, d’une manière générale, le contact avec d’autres cultures ne sont d’ailleurs pas sans influence sur les modalités du rituel au vil- lage. Si, aujourd’hui, le kañaalen y est souvent écourté (généralement infé- rieur à trois ans), si I’aiiaalena y est beaucoup moins brimée (ainsi son vête- ment est moins indécent), c’est que beaucoup de jeunes femmes joola sont venues dès leur adolescence à Dakar et y ont fait l’expérience du mode de vie citadin avant de retourner en Casamance. Cette moindre rigueur du rituel a d’ailleurs pour contrepoint, de la part des vieilles femmes, un discours nostal- gique de la tradition, accompagné d’une mise en garde : le kafiaalen ainsi dégradé et déprécié perdant de son efficacité, malheur à celles qui refusent de le subir tel qu’autrefois.

Les conséquences du retour au village de l’afiaalena se font également sentir en ville, notamment sur le mari, surtout s’il est monogame. I1 est en effet contraint de prendre ses repas chez des parents, ou bien de trouver une autre femme, menant alors cette vie des hommes mariés mais restés seuls, que les Sénégalais appellent avec humour << maribataires D. Ainsi, l’un des informa- teurs, dont la femme était partie au village à la suite du décès de jumeaux et d’un avortement, a d’abord vécu seul pendant plus d’un an, mangeant chez des cousins qui habitaient le même quartier, avant de s’installer maritalement avec une femme sereer ; cette alliance, à la fois interethnique et illégitime, témoigne là encore de pratiques sociales plus facilement réalisables en ville et favorisées dans ce cas par le caractère éventuellement provisoire de la relation - le temps du kafiaalen ; au retour de sa femme, il n’a pas pu (ou voulu) imposer la pré- sence d’une seconde épouse à ses propres parents et a répudié la jeune Sereer qui est retournée (< se cacher )) dans son village. D’une manière générale, à Pikine, le mari semble plus concerné par le kafiaalen - d’ailleurs, en Casa- mance, ne devait-il pas tout ignorer des préparatifs ? - : il sait presque tou- jours ce qui se trame, il intervient fréquemment pour empêcher le départ de sa femme ou pour lui interdire de tenir son rôle de bouffonne.

Au terme de ses années d‘afiaalena, la femme revient en ville où elle se trouve confrontée à une situation nouvelle, car si en Casamance sa conduite s’inscrit dans la cohérence des pratiques sociales du village et ne pose donc pas de problème à son entourage - Joola, Baïnuk, Manding, Balant ou Manjak,

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tous ont une connaissance empirique du kañaalen -, il en va tout autrement à Pikine où, vivant parmi des Wolof, Sereer, Tukuloor, Bambara - c’est-à-dire des étrangers -, elle ne bénéficie plus du même environnement social com- plice. C’est donc seulement au milieu des siens qu’elle peut continuer à se com- porter conformément aux règles. En fait, l’ancienne añaalena ne respecte pas nécessairement les prescriptions traditionnelles. Les femmes jeunes, surtout lorsqu’elles ont été scolarisées, répugnent souvent à jouer leur rôle d’amuseuse, à s’habiller de vêtements ridicules, à se coiffer d’une calebasse décorée, à manger pleines mains et B pleine bouche, d’autant plus que leurs maris par- fois ne veulent pas qu’elles se donnent en spectacle devant leurs voisins ou leurs collègues : un homme qui a une certaine situation n’accepte plus que son épouse mange des déchets de vache et se promène nue )), explique l’un d’eux. En revanche, les femmes plus âgées revendiquent généralement avec fierté leur statut de bouffonne rituelle et présentent leurs épreuves comme ce qui a garanti la vie de leurs enfants : a quand on est dans une coutume, il faut la pratiquer quel Que soit le milieu où l’on vit ; toi qui le fais, tu sais que c’est pour le bon- heur de ton enfant ; même si certains te croient folle, Dieu sait que tu ne l’es pas )> ; leur entourage leur témoigne du respect pour leur courage autant que de ia pitié pour leurs souffrances.

Quel que soit le cas de figure -jeune femme cachant son identité d‘añaa- lena ou femme d’âge mûr la manifestant ostensiblement -, l’accomplissement du rituel au village pose, lors du retour en milieu urbain, des problèmes à la fois psychologiques et so~iaux. C’est dans ce conteste que se sont développées, depuis une dizaine d’années, des pratiques rituelles à Pikine.

Les << nouveaux rites N

Certaines femmes subissent en effet un rite simplifié qui se déroule en ville et que l’on nomme également kañnalen, mais dont les ariaalena villageoises contestent l’authenticité et l’efficacité. 11 s’agir B la fois d’obéir 3. des impératifs pragmatiques - garder un emploi salarié, assurer l’entretien de la maison, demeurer auprès du mari, profiter des structwes médicales urbaines - et d’échapper à la dureté du rituel traditionnel. En somme, la femme (et souvent son mari) recherche le meilleur rapport colit scPcid/efficacité thérapeutique : diminuant son tribut au rituel, elle risque de riduìre les chances de survie de sa descendance, mais elle espère par ailleurs les accroître en bénéficiant de soins obstétricaux et pidiatriques modernes (deus d’entre elles signalent (< avoir failli mourir )) lors de l’accouchement au villaTe et prGfér6 accoucher par la suite dans une maternité de Pikine). Le rite citadi11 inrmduit par rapport au rite villa- geois des modifications formelIes - lieux, prorsgonistes, déroulement - qui influent profondement sur les fonctions et le sens du kafiaalen.

En l’absence d‘un lieu consacré et hisronque - puisque les sols occupés n’appartiennent pas au domaine traditionnrl i d s -, l’espace rituel urbain est B la fois profane et sans histoire. Le plus sou\wt. c’est un lieu public, inhabité,

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comme le terrain vague situé derrière la voie ferrée Dakar-Bamako ; il n’y a pas d’autel, et la cérémonie a lieu sur des emplacements variables ; ainsi, le site choisi peut, un mois plus tard, être occupé par une construction irrégulière. Parfois au contraire, c’est un lieu privé, habité, comme dans le cas d‘un kañaalen effectué dans la maison d’un chef de quartier joola et sous la direc- tion de son épouse ; la densité d’occupation des sols dans cette zone ne permet- tait pas l’exécution du rituel dans un espace public. L’environnement physique est donc déterminant dans le choix du lieu. Variable, privatisable, le rite perd ainsi son fondement matériel (le site consacré) pour ne plus se dérouler que dans un espace symbolique - d’ailleurs singulièrement menacé dans sa réalité concrète, puisque profane, sinon profané (le terrain vague est aussi une décharge publique, le sable de la concession est souillé par les animaux domestiques).

Quant aux protagonistes du kafiaalen, qui sont-elles à Pikine ? La femme qui dirige la cérémonie, dans les quatre cas pour lesquels on dispose de cette information, ne détient pas un savoir héréditaire, n’a pas reçu le secret d’une praticienne traditionnelle, n’est même pas nécessairement une ancienne ariaalena ; elle est simplement la plus âgée, la plus respectable. Remplaçant l’ari eluñey absente, elle n’a ni son savoir ni ses pouvoirs ; pourtant le groupe féminin lui reconnaît le droit d’officier. Quant aux femmes qui l’entourent, si elles sont toutes joola, elles n’ont pas obligatoirement entre elles les liens étroits, d’alliance ou de parenté, qu’on trouve dans le rituel villageois : lorsque le réseau géographiquement proche de (( parents D et d’(( originaires )) est insuffisant pour que le nombre de participantes atteigne la vingtaine, on fait appel à des femmes joola du quartier qui peuvent être de départements et de dialectes différents ; d’étrangères qu’elles seraient considérées au village - on les désignerait comme Kasa ou Karon par opposition aux Fooñi -, ces femmes deviennent, à Pikine, au sein d’un voisinage multiethnique, des proches - on les nomme simplement Joola. Mais surtout, les femmes qui assistent à la cérémonie et entourent la nouvelle ariaalena sont les mêmes que celles qui ont décidé de la nécessité du kañaalen ; autrement dit, il n’y a plus dissociation entre le groupe féminin du village d’origine qui pose le diagnostic . et propose le remède, et le groupe féminin du village d’exil qui reçoit et protège la jeune femme ; celle-ci ne passe plus d’un milieu familial et familier à un envi- ronnement étrange et étranger, et reste donc exposée aux éventuelles influences maléfiques de son entourage.

Les phases du rituel sont les mêmes qu’en Casamance - rite inaugural de séparation (la femme change de statut et de concession), période de marginalité (les années d’añaalena) et rite final d’agrégation (c’est le retour au domicile conjugal), pour reprendre une terminologie voisine de celle d’A. Van Gennep (1908) -, mais avec d’importantes modifications. Le rite inaugural a lieu, lors- qu’il s’agit de morts répCtCes d’enfants, le huitième jour qui suit la naissance, quelques heures avant le baptême musulman auquel il est donc, au moins tem- porellement, associé. 11 peut revêtir deux formes : dans la première, les femmes

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du groupe enlèvent l’enfant à l’aube et vont le déposer devant la maison d’une voisine, pas nécessairement joola, qui le recueille et le ramène à sa mère ; dans la seconde, elles l’emportent dans un lieu public - à Guinaw Rails, c’est la décharge située en bordure de la voie ferrée - où l’une d’elles va feindre de le

. découvrir avant de le remettre à sa mère. Dans les deux cas, la cérémonie pro- prement dite a lieu un peu plus tard, après le baptême musulman : le repas rituel est parfois remplacé par un partage de noix de kola ; les noms donnés portent souvent la marque de la venue à Dakar, par des emprunts soit au wolof - amul (u elle n’a pas n) pour la mère, mbaalit (<( poubelle ))) pour l’enfant -, soit au français - une añaalena de Pikine se nomme Autorail, un enfant de kañaalen est appelé Taxi ; enfin, la séance de fustigation finale ne revêt pas le caractère dramatique qu’elle avait au village et devient souvent un jeu, parfois même est supprimée. Quant à la concession oh la femme va vivre ses années d’añaalena, elle n’est plus un lieu amical dans un environnement hostile, comme elle apparaissait au terme de la fuite hors du Bois sacré, puis- qu’il s’agit souvent de celle d‘un parent - dans un cas c’était le frère -, voire celle du mari - l’une des femmes était ainsi restée au domicile conjugal, ce qui rendait peu probable l’observance de l’abstinence sexuelle.

Dès lors, on comprend que la situation de marginalité de l’a6aalena est considérablement modifiée par le fait qu’elle Cvolue dans un milieu familier, qu’elle peut voir son mari, qu’elle joue avec moins de conviction son rôle de bouffonne. A la fin des années d’añaalena - souvent un i deux ans seule- ment, en raison probablement de l’avancement de 1’8ge au sevrage observé en ville -, une brève cérémonie se déroule, au cours de laquelle la cordelette est coupée et remplacée. La mère et l’enfant gardent leur nom (au sein de la com- munauté joola, mais pas parmi les autres femmes du quartier où l’on continue le plus souvent à les connaître sous leur nom musulman). A chaque naissance, la mère doit accomplir à nouveau un rituel de protection. Et pour chaque fête collective, elle est sollicitée pour se déguiser, chanter et danser. Même simplifié, le kañaalen en ville marque définitivement la femme qui l’accomplit et lui impose pour la vie des règles de comportement, dont elle s’accommode plus ou moins bien : l’une d’elles se faisait ainsi inviter dans les baptêmes wolof de son quartier où sa bouffonnerie amusait les participants qui ne connaissaient pas le rituel et lui apportaient quelques billets et des cadeaux ; une autre, au contraire, se cachait (elle avait même déménagé pour vivre dans un quartier oÙ l’on ne connaissait pas son passé) et évitait toutes les célébrations collectives

.

- -.. (où elle aurait dû se livrer à des pitreries).

*

S’il est vrai, comme le notent J.-M. Gibbal et al. (1981), que u les sociolo- gues de la ville africaine ne peuvent éluder la permanence, en milieu urbain, d’institutions, de valeurs, et de pratiques transplantées au milieu rural, qu’il ne suffit pas d’interpréter comme des survivances ou des archaïsmes [...I et qui

71 Rituels villageois, rituels urbains

apparaissent au contraire comme opératoires, même si ou parce qu’ils sont

que ces transformations sociales qu’ils observent ont un sens - en jouant sur la polysémie : à la fois direction et signification. Qu’il soit pratiqué au village sous une forme complète OU en ville sous une forme simplifiée, le kañaalen semble au cœur de mutations qui tendent vers une altération de ses formes et une diminution de ses contraintes. Ce qui pose la question : le rituel ainsi modifié peut-il encore être efficace ?

l’objet de pratiques d’adaptation et de réinterpretation D, il est égdement 7 vrai

I1 importe d’abord de noter que si le kañaalen est en quelque sorte remis en cause par les nouvelles conditions d’existence en ville, il n’en est pas moins sou- tenu par diverses formes de contrôle social qui font intervenir à la fois les forces surnaturelles et les groupes féminins. Une des femmes de Pikine, revenue du village oh elle a subi le kañaalen une dizaine d’années auparavant, explique cette contrainte à deux niveaux : d’une part, les esprits gardiens du rituel, nommés sous le terme générique eluñey, lui reprochent sans cesse de ne pas assez jouer son rôle, de trop bien se vêtir, de ne pas retourner pour les céré- monies en Casamance ; d’autre part, les vieiIIes de son village se tiennent infor- mées de sa bonne conduite, c’est-à-dire de ses bouffonneries, lors des baptêmes et des mariages céIébrés à Pikine. Plus encore, le contrôle social est renforcé du fait de l’intériorisation par les femmes de la nécessité d’accomplir le kañaalen : aprks l’avoir subi, même celles qui étaient initialement réticentes en prennent avec ardeur la défense ; en particulier, les anciennes afiaalena sont les plus vigoureuses partisanes du rituel pour leurs filles, si celles-ci perdent des enfants, font des avortements ou bien demeurent stériles.

Le kañaalen est en effet d’abord une quête de sens - comment rendre compte d’un malheur dont le déterminisme biologique paraît inéluctable ? - qui débouche sur une décision d’agir : ce n’est qu’une fois interprétée que l’infortune offre une prise à l’intervention préventive ou curative du groupe féminin. Or, la diminution des maladies et des décès des mères et des enfants au milieu urbain fait que le malheur, devenu moins fréquent et mieux maîtrisé, semble moins inéluctable et son traitement social moins nécessaire. Les divers signes d’atténuation du kafiaalen observés en ville, mais aussi au village, tra- duisent, tout autant qu’ils aggravent, la perte d’efficacité symbolique du rituel, c’est-à-dire sa capacité à expliquer l’infortune.

Mais le kañaalen est aussi l’affirmation de la maîtrise des femmes sur leur reproduction sociale. Or d’une part, le rôle de I’añaalena est considérablement réduit en ville, car Ia femme qui doit subir le rituel retourne Ie plus souvent en Casamance ou, sinon, n’apparaît que dans certaines cérémonies ; ainsi, alors que presque chaque village compte, à tout moment, une ou plusieurs aiiaa- lena, les quartiers urbains n’en ont que rarement ; finalement, la bouffonnerie se manifeste surtout dans quelques occasions (baptêmes, mariages) où d’anciennes añaalena tiennent leur rôle. Et d’autre part, dans l’espace citadin le groupe lui-m&me n’a plus les moyens de se constituer autour des seuls liens de parenté, d’alliance et de voisinage ; il se fonde sur des relations parfois

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récentes (femmes connues en ville) ; il change d’échelle en passant du village la région (la Casamance).

Cependant, cette évolution ne signifie pas que le rituel n’est plus opéra- toire : moins nécessaire, il permet pourtant à la femme de faire face à so’n inca- pacité à procréer - à laquelle de meilleures conditions socio-sanitaires ne remédient pas toujours -, en même temps qu’il donne au groupe de nouvelles formes de solidarité, puisque les anciennes n’assurent plus une cohésion suffi- sante. Ce qu’il perd en efficacité thérapeutique - on commence, sans le dire ouvertement, à faire comme si les services de maternité étaient plus efficaces que le kañaalen -, il le regagne partiellement en efficacité sociale. Face au risque de dissolution du groupe dans le milieu urbain, il reconstitue une unité de croyances et de pratiques. Comme l’a montré V. W. Turner (1972 : 301) : << S’il y a accord pour assister à un rituel, cet accord se fait entre individus qui diffèrent les uns des autres et désirent transformer leurs différences en une authentique solidarité. Un minimum de consensus initial doit aboutir a un maximum de concordance finale. D En ville, les différences sont plus grandes, le minimum est donc plus bas et par conséquent le maximum aussi, mais ils assurent une identification du même et une frontière avec I’autre. En ce sens, le kañaalen est constitutif de la conscience ethnique au sein de la collectivité féminine joola : la solidarité autour du katTaalen repose non plus seulement sur la parenté et l’alliance, mais aussi sur une appartenance ethnique qu’on ne revendiquait pas au village.

Comme tous les rites, le kañaalen est une pratique sociale : il affirme que l’événement biologique qui menace la descendance est un fait social devant recevoir une explication sociale et un remède social, que la femme, tenue pour responsable de la procréation, doit subir les années d’añaalena comme répara- tion, enfin que les malheurs individuels, dès lors qu’ils offrent prise, par leur répétition, à une interprétation surnaturelle, n’ont de solution que collective. Transporté à la ville, le rite ne dit pas autre chose, même s’il utilise un autre vocabulaire, celui de la société urbaine où on tente de l’adapter : sur le terrain vague comme dans le Bois sacré, il réaffirme la place du social dans l’événe- - ment singulier.

Le monde urbain modifie doublement Ia nécessité sociale du rituel : d’une part, grâce à l’amélioration des conditions socio-sanitaires, il réduit les risques pour la mère et l’enfant, donc la fréquence des situations oÙ le kañaalen doit être accompli ; d’autre part, sous l’effet de conditions d’existence différentes, il change l’attitude des femmes joola à l’égard d’un rituel qu’elles ressentent comme une épreuve longue, douloureuse, et peut-être évitable. Simultanément, la distance spatiale et sociale par rapport au village lève en partie les contraintes (symboliques et concrètes) exercées par le groupe féminin et rend possible une atténuation des rigueurs du kañaalen. Le rituel urbain offre donc une version euphémique qui, à son tour, va transformer le rituel villageois. Cependant, même s’il perd en efficacité, il n’en manifeste pas moins sa portée sociale :

73 Rituels villageois, rituels urbains

assurer un consensus quant à l’interprétation de l’événement malheureux, afin de reconstituer l’unité du groupe redéfini sur ces nouvelles bases. La mise en . œuvre.de formes spécifiques de sociabilité fonctionnant en réseaux plutôt que par quartier et se réclamant de l’ethnie plutôt que du seul village, témoigne de cet effort pour appréhender une nouvelle rialité sociale.

INSERM, Unite 164

Ce travail a été accompli grâce à un poste d’accueil de l’Institut national de la Santé et de la Recherche médicale (INSERM, Unité 164) et dans le cadre de l’Unité de Recherche a Urbanisation et Santé P de l’Institut français de Recherche scientifique pour le Développement en Coopération (ORSTOM, UR 401). Je remercie P. Aiach, R. Collignon, Y. Marzouk-Schmitz pour leurs critiques de la première version de ce texte et M. Aosaka pour la dactylogra- phie du manuscrit. J’exprime ma reconnaissance aux femmes joola de Petit- Koulaye et de Pikine qui m’ont confié longuement leur expérience d’afiaalena, à mon ami Ibrahima Maabo Badji qui m’a accompagné durant une année et m’a permis de pénétrer dans la société joola.

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Didier FASSIN, Village Rituals, Urban Rituals : The Social Reproduction of Joola Women (Senegal). - What happens to village rituals in urban areas ? A Joola rite from Casamance for preserving women’s procreativity illustrates how, in the city, the women’s group tries to maintain its social control over biological reproduction. The objective modifications of social and sanitary conditions, reducing as they do the risks that offspring face, and the subjective changes arising from contacts with the urban way of life weaken ritual constraints on women who return to their villages and lead to the simplification of rites for those who stay in the city. The loss of efficacity resulting from this diminished ritual practice involves a redefinition of the rules, especially ethnic ones, of sociability that shape the women’s group.

Z U S A M M E N F A S S U N G

Didier FASSIN, Dorfrituale, Stadtrituale. Die Soziale Fortpflanzung bei den joola Frauen in Senegal. - Was wird aus dem Praktizieren der Dorfrituale in städtischer Umgebung ? Das Beispiel eines Rituals der Zeugungsvernütung bei den joola Frauen der Casamance zeigt, wie die weibliche Gruppe in der Stadt versucht, ihre soziale Kontrolle über die biologische Fort- pflanzung aufrechtzuerhalten. In der Tat vermindern die objektiven Veränderungen der Sozial- und Gesundheitsbedingungen die Risiken für die Nachkommenschaft und die sub- jektiven Änderungen, die auf den Kontakt mit der städtischen Lebensweise zurückzuführen sind, haben für die Frauen die ins Dorf zurückkehren eine Schwächung der Ritualzwänge zur Folge und für diejenigen die in der Stadt bleiben, eine Vereinfachung der Rituale. Der Verlust an ,Wirsamkeit, der sich durch diese zweitrangige Ritualpflicht erklären lässt, geht Hand in Hand mit einer neuen Definition der Soziabilitätsvorschriften, vor allem ethnische, die die weibliche Gruppe stukturieren.

R E S U M E N

Didier FASSIN, Rituales de aldeas, rituales urbanos. La reproductidn social entre las mujeres joola del Senegal. - De qué manera se transforman las prLticas rituales de las aldeas en el medio urbano ? El ejemplo de un rito de preservación de la procreación entre las mujeres joola de Casamance muestra cómo, en la ciudad, el grupo femenino intenta mantener su control social sobre la reproducción biológica. Efectivamente, las modificaciones objetivas de las condiciones socio-sanitarias que reducen los riesgos de la población infantil, y las transformaciones subjetivas ocasionadas por el contacto con el modo de vida ciudadano, conllevan, en las mujeres que vuelven a la aldea, un debilitamiento de las obligaciones rituales, asi como la simplificación de sus ritos para aquellas que se quedan en la ciudad. La pérdida de la eficacia que resulta de ésta prcictica ritual reducida, se acompaña de una redefinicidn de las reglas de sociabilidad, especialmente étnicas, que estructuran al grupo femenino.