RIEGL Grammaire Historique Des Arts Plastique 2003

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L'esprit et les formes Aloïs Riegl Grammaire historique des arts plastiques VHistorische Grammatik bildenden Künste est une synthèse Ul' 1 n pensée d'Al oïs R iegl (1858,1905) dont il constitue l'ouvcrtun• méthodologique à la fois la plus concise et la plus explicite. Par l'introduction du concept de Kunstwollen, Riegl a créé UIW méthode de réflexion très originale dont lui furent r e d evabl es nombre d'esthéticiens du xxe siècle, parmi les plus grands. Pnr Kunstwollen il entend une force de l'esprit humain donnnn1 naissance aux affinités formelles d'une même époque, dans tOL cs ses manifestations culturelles. Cette volonté artistique ct sts variations sont conditi onnées par la vision du monde laquelle naît de la religion et de la pensée scientifique fondamentale. Ricgl interprète donc l'histoire de l'art comme une histoire de l'esprit (Kunstgeschichte ais Geistesgeschichte). Nul n'était mieux qualifié, présenter cette œuvre au puhlk français, qu'Otto Pacht, disciple spirituel de Riegl, et éditeur <l' L K. M. Swoda de cet ouvrage posthume demeuré longtemps inédit. ( klincksieck 9 UJlJUllt ISN �b� (( 1 1 21,0. Aloïs RIEGL Grammaire historique des arts plastiques l'esprit et l es formes klincksieck

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Grammaire

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L'esprit et les formes

Aloïs Riegl

Grammaire historique des arts plastiques

VHistorische Grammatik der bildenden Künste est une synthèse Ul' 1 n

pensée d'Aloïs Riegl (1858, 1905) dont il constitue l'ouvcrtun• méthodologique à la fois la plus concise et la plus explicite. Par l'introduction du concept de Kunstwollen, Riegl a créé UIW

méthode de réflexion très originale dont lui furent redevables nombre d'esthéticiens du xxe siècle, parmi les plus grands. Pnr Kunstwollen il entend une force de l'esprit humain donnnn1 naissance aux affinités formelles d'une même époque, dans tOLII cs

ses manifestations culturelles. Cette volonté artistique ct st•s variations sont conditionnées par la vision du monde laquelle naît

de la religion et de la pensée scientifique fondamentale. Ricgl interprète donc l'histoire de l'art comme une histoire de l'esprit (Kunstgeschichte ais Geistesgeschichte). Nul n'était mieux qualifié, pour présenter cette œuvre au puhlk français, qu'Otto Pacht, disciple spirituel de Riegl, et éditeur <lVl'L

K. M. Swoboda de cet ouvrage posthume demeuré longtemps inédit.

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Grammaire historique des arts plastiques

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Aloïs Riegl

Grammaire historique des arts plastiques

Volonté artistique et vision du monde

traduit de l'allemand par Éliane Kaufholz présentation par Otto Pacht

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Klincksieck

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L'esprit et les formes

Wilhelm Womn�cr, Absrraaüm et Emfühlung. Cmmlmtion à la psychologte dac sry!.! Fnednch Wilhelm Joseph Schelling, Texte� esrhérique< des arr.s plastiques AloYs Rlegl. Grammaire hÎ$1(Jrique des tlfti/)ÙI<Iit/U-'. v,lmué ILrtistique er IIÎSI011

d11 monde W;lssily K;mdinsky, Fram Marc,VAimitntu·lr du 1\lauc Rener Georj! Luk�cs, Philorophie de l'an ( 19 J Z· J 9 J 4) Alexnndrc Scnahine, Nor.es er réflexrons Cirmcr.s inédir.s EsrhéruJuC cr peinture de fJàY-<111/,ê rn Chine (des nrrgme.l "''-' Song) C. D. Friedrich, C. G. Caru., De la peinrur� de pay� dmu l' Allemagn.: rornamrque \'V. B. Yeats, La uulle d'une agate er arttrl'$ emus

Waher Pater, &sais sur l'mt de la Renau�anct Fr:mcrsco Pacheco, /.'arr de la peinture Robcno S.1h•1nr, Purz tùibilité er {unnaltSme dœu la cnaqrœ d'an au début du XX< $!&:le Aby Warburg, Es.stus jlorrni11U PIHhpJ' Orto Runge, Pemtures er écnt.s I.e ParQgOne, k parallèk des Arrs Alr·>ïs Riegl, /.'(ITigine de l'art baroque à Rome Marcell3e:lufils, Musique du s011, mrL<iljtte du ti('!'Pe Pierre Û1yc,l.e Savoir de Pa/Uubo ( Ardurccwre, méwphysrque er polit ique dans la

Venise du Cinquec..,uo) LoJov1CO Dolce, Dialogue de la pdniUrc muwlé l'Arétin llermann von Pücklcr-Muskau, A!><'TÇus sur l'Art du jiLTdin fJà1sager, assortis

d'une Pecice re11<e des parcs tmglms P1crre Brunei, /.es Arpèges annposé$. MIISII/UC er liuéracuu

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Giorro di Bondone, La Renonaaoon aru btens fre;que de la bas1hque Saun·l-r:mço1s d'Ass1se (détails: dr)

2• tirage : 2003

© Klincksieck, 1978 pour la traduction IT�nç:li�e ISB:-1 2·252·03415· 7

NOTE LIMINAIRE

Non sans hésication nous avons cboisi, pour introduire Ricgl auprès d'un public français I'Historische Grammatik der bildenden Künste, de préférence à des ouvrages plus c.!lèbres tels Stilfragen, SpiitriJmische Kunstindustrie, Die Entstelrung der Barokkunst in Rom, ou Das Hol­

liindische Gruppenportrlit qui ont fait le renom du grand esthéticien autrichien. Il nous a semblé, en effet, que l'Historische Grammatik est

une synthèse de toute l'œuvre de Riegl dont eUe constitue l' 1 ouverture , méthodologique à la fois ln plus concise et la plus explicite. C'est une clef qui donne accès à l'œuvre dans son ensemble et à chacun des grands ouvrages en particulier : de ceux-ci nous espérons bien, ultérieu­rement, pouvoir assumer la publication en français.

Rappelons en effet, aussi surprenant que cela puisse par.lltre, qu'au­cun ouvrage d'Aiois Riegl n'a jusqu'à ce jour été traduit en langue française (seul l'a été l'article Natun�erk und Kunstwerk, publié dans Scolie 1, 1971. et précédé d'une Note sur A. Riegl er la nction de volonté tf art (KunstwoUen), par Daniel Arasse).

En revanche il existe un àsscz grand nombre d'études sur son œuvre, pour ne citer que les plus récentes (en Français) :

- Günler Metken, A. Riegl, in 1 Revue de l'Art •• n• S. 1969, p. 89 ss.

- Henri Zerner, l'Histoire de l'art tf A. Riegl: 1111 formalisme tac­tique, in • Critique •. aoOt-septembrc 1975, p. 940 ss.

On trouvera dans ces excellents anicles des bibliographies concernant los études sur l'œuvre de Riegl en di!rérentes langues, et un recensement de ses ouvrages jusqu'en 1974. L'article de E. Panofsky, • Der Begrift des Kunstwollcns •· paru en 1920 dans la Zeitsclrrift /tir Aestlletik

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L'esprit et les formes

Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Textes esthétiques des arts plastiques Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques. Volonté artistique et vision

du monde Wassily Kandinsky, Franz Marc, I.: Almanach du Blaue Reiter Georg Lukacs, Philosophie de l'art ( 1912-1914) Alexandre Scriabine, Notes et réflexions. Carnets inédits Esthétique et peinture de paysage en Chine (des origines aux Song) C. D. Friedrich, C. G. Carus, De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique W. B. Yeats, La taille d'une agate et autres essais Walter Pater, Essais sur l'art de la Renaissance Francisco Pacheco, I.: art de la peinture Roberto Salvini, Pure visibilité et formalisme daru la critique d'art au début du xxe siècle Aby Warburg, Essais florentins Philipp Otto Runge, Peintures et écrits Le Paragone, le parallèle des Arts Aloïs Riegl, I.: origine de l'art baroque à Rome Marcel Beaufi.ls, Musique du son, musique du verbe Pierre Caye, Le Savoir de Palladio (Architecture, métaphysique et politique dans la

Venise du Cinquecento) Lodovico Dolce, Dialogue de la peinture intitulé l'Arétin Hermann von Pückler-Muskau, Aperçus sur l'Art du jardin paysager, assortis

d'une Petite revue des parcs anglais Pierre Brunei, Les Arpèges composés. Musique et littérature

en couverture : Giotto di Bondone, La Renonc iation aux biens

fresque de la basilique Saint-François d'Assise (détails ; dr)

ze tirage : 2003

© Klincksieck, 1978 pour la traduction française ISBN 2-252-03415-7

NOTE LIMINAIRE

Non sans hésitation nous avons choisi, pour int/oduire Riegl auprès d'un public français l'Historische Grammatik der bildenden Künste, de préférence à des ouvrages plus célèbres tels Stilfragen, Spiitromische Kunstindustrie, Die Entstehung der Barokkunst in Rom, ou Das Hol­liindische Gruppenportriit qui ont fait le renom du grand esthéticien autrichien. Il nous a semblé, en effet, que l'Historische Grammatik est une synthèse de toute l'œuvre de Riegl dont elle constitue l' 1 ouverture • méthodologique à la fois la plus concise et la plus explicite. C'est une clef qui donne accès à l'œuvre dans son ensemble et à chacun des grands ouvrages en particulier : de ceux-ci nous espérons bien, ultérieu­rement, pouvoir assumer la publication en français.

Rappelons en effet, aussi surprenant que cela puisse paraitre, qu'au­cun ouvrage d'Aloïs Riegl n'a jusqu'à ce jour été traduit en langue française (seul l'a été l'article Naturwerk und Kunstwerk, publié dans Scolie 1, 1971, et précédé d'une Note sur A. Riegl et la notion de volonté d'art (Kunstwollen), par Daniel Arasse).

En revanche il existe un assez grand nombre d'études sur son œuvre, pour ne citer que les plus récentes (en Français) :

- Günter Metken, A. Rieg/, in «Revue de l'Art 11, no 5, 1969, p. 89 ss.

- Henri Zemer, l'Histoire de l'art d'A. Riegl : un formalisme tac­tique, in « Critique •. août-septembre 1975, p. 940 ss.

On trouvera dans ces excellents articles des bibliographies concernant les études sur l'œuvre de Riegl en différentes langues, et un recensement de ses ouvrages jusqu'en 1974. L'article de E. Panofsky, 1 Der Begrift des Kunstwollens », paru en 1920 dans la Zeitschrift für Aesthetik

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VIII Note liminaire

und allgemeine Kunstwissenschaft (XIV, p. 320) a été récemment tra­duit en Français et inséré à la suite de l'ouvrage La perspective comme forme symbolique (Paris, 1975, éd. de Minuit, p. 197 ss).

Pour une bibliographie des ouvrages et articles de Riegl lui-même, on consultera celle que H. Sedlmayr a publiée dans l'introduction aux Gesammelte Aufsiitze, 1929, p. XXXV ss. Les conférences et cours uni­versitaires sont répertoriés d'une façon très complète dans l'édition alle­mande de l'ouvrage présent, publié aux éditions Bolhau en 1966 par K.M. S'Pioboda et O. Pacht d'après les cahiers préparatoires à ces cours, cahiers demeurés inédits jusqu'à cette date.

Tous mes remerciements vont au Professeur Swoboda 1 dont je rap­pelle avec émotion la mémoire et au Professeur Otto Pii.cht sans le désin­téressement et la générosité desquels ce volume n'aurait sans doute pas vu le jour en langue française.

Le Professeur Pii.cht ainsi que Mm• Dagmar Thoss ont bien voulu nous aider de leurs conseils et réviser eux-mêmes cette difficile traduc-­tion. Leurs remarques précises et toujours pertinentes nous ont été pré­cieuses. Qu'ils veuillent bien croire à toute notre reconnaissance.

L.B.G.

1. Le Professeur Swoboda est mort en Juillet 1977 sans avoir pu voir cette première traduction française de Riegl dont il se réjouissait.

ALOÏS RIEGL

par Otto Pii.cht

Dans les annales de l'histoire de l'art occidental, le nom d'Alais Riegl domine parmi ceux, peu nombreux, des penseurs qui ont exprimé des idées déterminantes sur les principes de notre discipline et dont la démarche spécifique a conditionné la structure spirituelle des recherches entreprises ultérieurement. Pendant longtemps les points de vue et les idées de Riegl ont eu relativement peu de retentissement en dehors de l'Europe centrale, à l'exception de l'Italie qui ne pouvait manquer de s'intéresser à sa manière révolutionnaire de reconsidérer l'art romain tardif. Ce n'est qu'après la dernière guerre que la situation a changé et qu'ont pu être entendues les voix qui réclamaient une étude appro­fondie et sérieuse de la nouvelle théorie de l'évolution de l'art selon Riegl. C'est en 1950 que Berenson, alors octogénaire, parlant de « la manière dont une société, à travers des époques successives, ressent, perçoit et conserve ce qu'un génie l'a rendue capable de voir ,, affir­mait 1 : « un effort pour écrire de cette façon sur l'art a été tenté il y a environ cinquante ans par le viennois Aloïs Riegl dans un essai dont le titre en anglais aurait pu être Late Roman Arts and Crafts 2• Comme les artefacts dont il était question ne possédaient pas de contenu spiri­tuel, ni exhalation of uplift •, l'ouvrage n'a pas été traduit en une langue occidentale quoique je n'en connaisse pas d'autre en ce domaine

1. B. Berenson, Aesthetics and History, London, 1950, p. 214. 2. Il s'�git de l'ouvrage célèbre de Riegl, Spiitromische Kunstindustrie qui

parut � Vtenne _en 19�1 (réédité en 1927 puis en 1964). La traduction du titre en fra

.nçrus pourrait en etre : Arts

_et '!'étiers à l'éP_o9ue romaine tardive. N.d.T.

La phrase de Berenson est diffictlement tradutstble - mot à mot · • incitation à l'élévation ». (N.d.T.)

·

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x Aloïs Riegl

de plus indispensable pour les étudiants qui réfléchissent. Tant d'élé­ments ont été découverts, débattus, répertoriés et datés depuis sa paru­tion que plusieurs de ses résultats et même de ses thèses peuvent être écartés, mais l'intention, l'orientation, la méthode demeurent. 11

Le verdict de Berenson correspond quelque peu à l'argumentation développée par H. Sedlmayr dans son introduction à une réédition alle­mande (1929) • de quelques essais de Riegl. La thèse principale de Sedlmayr était la suivante : bien que la terminologie de Riegl soit contestable, que ses notions psychologiques ne soient pas adéquates et datent, l'essentiel de ses théories, plusieurs de ses concepts historiques et esthétiques, toute s;�. démarche, conservent leur actualité et, de fait, ont un intérêt fondamental pour l'histoire de l'art.

Plus récemment, ce point de vue favorable à l'actualité des idées de Riegl a été de nouveau contesté dans certains domaines de la critique d'art •.

Etant donné que notre propos est sujet à controverse, il peut être opportun de procéder historiquement et de commencer par une brève introduction biographique. Né en 1858 d'un père petit fonctionnaire dans une ville de province autrichienne, Aloïs Riegl entreprit des études de droit à l'Université de Vienne puis se tourna vers l'histoire ; il ne découvrit sa véritable vocation d'historien d'art qu'après avoir été étu­diant puis membre de l'Institut de Recherche Historique, l'équivalent autrichien de l'Ecole des Chartes de Paris.

Il y étudia la méthode philologique dans ses applications aux disci­plines historiques auxiliaires comme la paléographie, la diplomatique, etc ... Lorsqu'il commença à réfléchir sur l'histoire de l'art, il considéra tout naturellement l'œuvre d'art avant tout comme un document histo­rique identique à toute autre source historique et analysable de manière analogue. Une fois diplômé, il devint membre de la Conservation des Musées autrichiens, notamment du Musée des Arts Décoratifs de Vienne dont il fut Conservateur du Département des Tissus. Le fruit de onze ans de travail dans ce musée est, entre autres, son étude sur .les tapis d'Orient et un ouvrage publié en 1893 sous le titre Stilfragen (Pro­blèmes stylistiques) dont le sous-titre pourrait se traduire par «fonde­ments pour une histoire de l'ornementation 11. Il faut souligner qu'il

3. Parus sous le titre Gesammelte Aufsiitze (introduction de H. Sedlmayr «Die Quintessenz der Lehren Riegls •). N.d.T.

4. Pour un bref mais illuminant exposé critique des théories de Riegl, en anglais, voir M. Schapiro dans son essai sur le style, in A nthropology Today. Chicago, 1953.

Présentation XI

aborda ses propres questionnements, ses problèmes, à partir de son travail quotidien sur les originaux ; en d'autres termes, contrairement à tant d'historiens d'art qui font de la philosophie, Riegl était tout sauf un critique « en chambre 11. Lorsqu'il quitta le Musée pour pour­suivre sa carrière universitaire, il regretta profondément le contact étroit avec les œuvres originales, allant jusqu'à affirmer qu'il avait manqué sa vocation. En 1897, il fut nommé Professeur à l'Université de Vienne aux eôtés de Wickhoff. Il mourut en 1905, à l'âge de 47 ans. Dans les

dernières années de sa vie, en dépit de sa mauvaise santé et d'une surdité croissante qui rendait de plus en plus difficile son contact avec les étudiants, il avait trouvé une nouvelle occasion de manifester son besoin d'activité pratique dans l'organisation de la Commission des Monuments qui, depuis lors, conserve une position de tout premier plan parmi les institutions du même genre. Deux grands essais parurent durant les dernières années de ses activités universitaires : en 1901, l'ouvrage intitulé Spiitromische Kunstindustrie •, en réalité une vaste esquisse de l'évolution et de l'esthétique de la période romaine tardive, et, en 1902 la monumentale étude sur le portrait de groupe hollan­dais •, premier indice d'un nouveau tournant dans les préoccupations de Riegl, un tournant vers l'art Baroque. Comme la période antique tardive, c'était encore une époque au style dit décadent ou altéré que Riegl entreprit d'explorer et de réhabiliter. Plusieurs de ses études sur le Baroque étaient encore à sa mort des cours manuscrits et ne furent publiés qu'à titre posthume •.

C'est devenu une habitude dans les débats sur la pensée de Riegl que de la présenter comme un simple complexe d'idées homogène, un édifice logiquement structuré et ambitieux, une sorte de Lehrgebiiude, <:omme diraient les Allemands, ou encore un programme ; je trouve cette approche pleine de dangers et de pièges car elle n'accorde pas suffisamment d'importance au fait que les idées de Riegl étaient un flux constant, que chaque fois que ses préoccupations le réclamaient ou semblaient le réclamer, il révisait sa position et parfois la modifiait radicalement. Le concept-clé des écrits de Riegl, le Kunstwollen, n'ap­paraît comme facteur dominant qu'assez tard dans son évolution intel­lectuelle et change rapidement de signification. Pour rendre justice à

5. Nouvelle édition, Vienne, 1927 et 1 964. 6. « Das Holliindische Gruppenportriit •, lahrbucli d. Kunstsammlungen d. ab.

Kaiserhauses, XXIII ; réédité à Vienne en 1931. 7. Die Entstehung der Barockkunst in Rom, Vienne, 1908, 2• éd., Vienne,

1923.

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XII Alois Riegl

Riegl, par conséquent, je pense qu'il faudrait utiliser une méthode plus historique - assez proche de celle de Dvofâk dans son célèbre essai écrit en commémoration de la mort de Riegl • - et tenter d'expliquer comment ses réflexions et raisonnements se manifestent dans son œuvre et quelle fonction ils assument dans l'évolution de sa recherche. Car, bien que sa pensée contienne des éléments conjecturaux, il faut bien insister sur le fait que l'ensemble de ses idées prenait racine dans le concret et en aucune façon n'avait été échafaudé sur d'abstraites spécula­tions. Quoi que l'on puisse dire contre les théories de Riegl, elles n'ont jamais été construites more geometrico.

Sa première préoccupation lorsqu'il commença à travailler sur les originaux au Département des Tissus du Musée, fut le problème de la correspondance entre l'ornement oriental et l'ornement classique.

L'ornement et les motifs des tapis d'Orient ainsi que la décoration étaient-ils un art indigène de cette région, comme on le croyait alors, ou bien fallait-il déceler une origine commune entre l'ornement floral byzantin et islamique ? Sa pénétrante analyse conduisait à la oonclu­sion que le motif de l'arabesque islamique n'était rien d'autre que le rinceau ornemental classique sous une forme orientalisée. Pour Riegl il s'agissait là d'une preuve de l'idée de continuité historique, elle-même corollaire de la théorie évolutionniste de l'histoire.

L'étape suivante a consisté à élargir le plus possible la même pro­blématique. Y avait-il continuité depuis le développement de l'ornement floral en Egypte et dans l'ancien Orient jusqu'à la Grèce classique et à Rome puis, de là, à la décoration byzantine aussi bien qu'islamique ? La réponse de Riegl, sa démonstration que cinq mille ans d'histoire de l'ornement floral peuvent être lus comme une seule et même évolution. figure dans un ouvrage au titre discret et peu spécifique, Stilfragert. (Problèmes stylistiques). Pour la première fois les arts mineurs étaient traités dans ce livre comme un thème majeur de l'histoire. Pour prou­ver son propos, Riegl commençait par ruiner la théorie matérialiste alors à la mode, selon laquelle toute forme décorative est le produit de la technique et du matériau, et toute création artistique suscitée par ce que l'on a appelé l'instinct d'imitation.

L'objectif de Riegl consistait à réfuter ou du moins minimiser l'in­fluence de tous les facteurs extérieurs de manière à expliquer les chan­gements de style en termes d'évolution interne ou organique, comme un développement relativement autonome. Les grandes inventions

8. Repris dans M. Dvorâk : Gesammelte Aufsiitze. Munich, 1929, p. 279 ss.

Pr6sentation XIU

artistiques, affirmait-il, ne pouvait être dues, par exemple, à une constellation de circonstances entièrement accidentelle ou au caprice d'un artiste. Il prenait comme exemple privilégié l'évolution de la feuille d'acanthe. Comment r acanthus spinosa, vulgaire mauvaise herbe, a-t-elle pu devenir le principal ornement végétal des Grecs ? Cet étrange phénomène avait déjà manifestement intrigué l'Antiquité clas­sique et une anecdote relatée dans Vitruve nous donne le point de vue antique sur ce sujet : un Corinthien déposa, dans un geste commé­moratif, une corbeille fermée sur un monument funéraire. La corbeille avait été placée par hasard sur la racine d'une acanthe si bien qu'au printemps, les pousses de J'acanthe grimpèrent le long de la corbeille ; mais, entravées par le couvercle, leurs extrémités se recourbèrent en forme de volutes. La chance voulut qu'un sculpteur, du nom de Calli­machos, qui passait par là, remarqua la combinaison fortuite du panier et de l'acanthe ; il la trouva intéressante, la copia et le résultat en fut le chapiteau corinthien.

Les archéologues du XI� siècle doutèrent, bien entendu, de la véra­cité de ce récit mais ils s'imaginaient eux aussi que l'humble plante avait un jour, d'une manière ou d'une autre, attiré le regard d'un artiste qui, l'ayant copiée, avait fait naître l'ornement en feuille d'acanthe. Riegl n'en crut rien. Tout d'abord il montra que seules les représentations ·tardives de ce que l'on a appelé l'ornement en feuille d'acanthe avaient une réelle ressemblance avec l'espèce botanique et que, dans les phases précédentes, cet ornement n'était autre que l'an­cienne palmette mais transposée du dessin bidimensionnel à la tridi­mensionnalité. L'interprétation de Riegl emporta l'adhésion générale.

Non seulement le principe de continuité était sauf et le hasard discré­dité comme facteur déterminant dans le développement stylistique mais il y avait quelque chose d'encore plus important. Une notion nouvelle de relation entre l'art et la réalité s'était profilée à l'horizon. La nou­veauté de la thèse réside en ceci que les expériences visuelles de l'artiste ne peuvent devenir fructueuses et utiles que si elles corres­pondent aux nécessités de la situation stylistique à un moment donné de l'histoire. Pour prendre un exemple : l'ornement en feuille d'acanthe et son origine. Depuis des temps immémoriaux cette modeste plante se trouvait à la vue de tout le monde dans les pays méditerranéens. mais personne ne s'en était servi jusqu'à ce que, dans le développement du rinceau floral classique, soit atteint le moment où emprunter à la nature devenait possible et où la palmette était prête à se métamorphoser en acanthe. Comme l'a remarqué Nordenfalk dans une critique très

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XIV Alois Riegl

constructive de l'argument de Riegl ' : la redevance à la nature du motif décoratif était consécutive à sa projection dans l'espace et engendrée par elle. L'observation de la nature n'était pas la cause de l'innovation artistique ; le facteur réellement déterminant n'aurait pas pu se trou­ver dans une impulsion venue de l'extérieur mais dans ce qui parais­sait être les forces motrices et contraignantes à l'intérieur du déve­loppement artistique. Et s'il en est ainsi, notre tâche première n'est pas alors de surveiller les rencontres de hasard dans l'histoire mais d'étudier les courants stylistiques et leur orientation. Dans le tableau que dresse Riegl de leur développement, les changements de styles sont très significatifs pour une raison spécifique : la continuité n'est pas simplement une continuation, chaque phase stylistique crée ses propres préoccupations qui sont résolues dans la phase suivante, mais pour faire naître de nouveaux conflits auxquels doivent être trouvées de nouvelles réponses. Ainsi les styles changent nécessairement ou en d'autres termes : dans une sorte de « prophétie rétrospective , 1•, l'his­torien d'art montre que l'évolution artistique a été contrainte de se faire dans la direction qu'elle a prise. Un point de vue qui impliquait de très sérieuses conséquences.

L'une d'entre elles était que si l'on regarde l'histoire de l'art de cette manière, les normes esthétiques absolues deviennent désuètes et doivent être abandonnées. S'il était possible - voire llécessaire pour une compréhension historique - de discerner dan_s- thaque phase artistique une direction stylistique positive, si en d.�antres termes, chaque phase avait ses propres idéaux esthétiques, nous ne pourrions pas alors rendre justice à une œuvre du passé en l'évaluant selon des critères fixes, par exemple les normes du style classique de l'Art Grec ou de la Haute-Renaissance. Or, les partisans des normes esthétiques abso­lues ont aussi été évolutionnistes. A l'époque où le canon classique était encore une loi incontestée, on pensait que l'art avait atteint son apogée par une évolution naturelle et logique, d'abord à l'époque classique, puis, de nouveau, à la Renaissance. Le concept même de Renaissance impliquait que l'art, l'art véritable, était né en Grèce,

9. C. Nordenfalk, c Bemerkungen zur Entstehung des Akanthusornaments •, Acta Arch., V, 1934, p. 260.

10. La situation à laquelle fait allusion cette métaphore a été définie par E. Wind, c Zur Systematik der Künstlerischen Probleme a, Zschft. f. Aesthetik u. allg. Kunstw., 1925, comme suit ; cEs liegt also der paradoxe FaU vor, dass die LOsung gegeben, das .Problem aufgegeben ist , (il se produit alors l'effet paradoxal que la solution étant donnée, le problème est abandonné).

Présentation xv

avait müri comme un organisme vivant, avait vieilli et était mort pour renaître et ressusciter en Italie mille ans après. Mais on pensait que dans l'Antiquité, l'art n'était pas mort de mort naturelle et qu'il avait été tué par l'intrusion de tribus et peuplades sauvages dans le monde gréco-romain, en bref, par la barbarisation de la civilisation classique. Le concept de Renaissance supposait comme idée complémentaire la théorie des catastrophes culturelles. Catastrophe signifie, cependant, discontinuité.

Après avoir montré qu'il y avait, du moins dans le champ limite de l'invention décorative, une évolution continue et, pour ainsi dire, un progrès dynamique de l'époque classique au post-classicisme, Riegl conduisit une analyse très minutieuse de toute la production artis­tique de l'Antiquité tardive ; il publia ses découvertes dans une monu­mentale introduction à une grande édition de luxe, sorte de corpus de l'orfèvrerie dans l'Antiquité tardive; d'où le titre curieusement inadé­quat de Spiitromische Kunstindustrie. Certains pourraient dire que le résultat de l'enquête de Riegl était une conclusion prévue d'avance ; qu'il n'avait vu que ce qu'il avait voulu trouver ; qu'il se devait de déceler des valeurs positives dans l'art antique tardif pour que la brèche entre l'Antiquité et le Moyen Age pût être comblée, la thèse de l'évolution prouvée et la théorie des répercussions catastrophiques de l'apport barbare discréditée. n n'en demeure pas moins que grâce à lui nous avons pu découvrir les qualités spécifiques de l'art antique tardif.

La réponse de Riegl aurait pu être approximativement celle-ci : chaque œuvre d'art dont le style ne correspond pas à notre goüt pos· sède pour nous une qualité troublante d'étrangeté; pour écarter cet obstacle, nous devons faire abstraction de nos préjugés esthétiques et tenter de déceler la raison d'être 11 historique de chaque œuvre du passé, c'est-à-dire de la comprendre à partir des conditions historiques dans lesquelles elle s'est développée, dans l'espoir de découvrir le véri­table facteur déterminant qui l'a façonnée telle exactement qu'elle nous apparaît. Si nous y parvenons, ce qui n'est pas facile, l'œuvre d'� aura perdu son étrangeté inquiétante et, dans son tout et ses parties, elle aura acquis pour nous cette nécessité intérieure que nous n'aperce­vions auparavant que dans les créations artistiques satisfaisant notre goüt.

11. En français dans le texte, N.d.T.

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XVI Alois Riegl

C'est sur ce point qu'intervient le nouveau concept formulé par Riegl. Le facteur déterminant conditionnant l'apparence spécifique d'une œuvre d'art que nous appelons son style, est défini comme le Kunstwollen. L'ambiguïté de ce terme qui a galvanisé la pensée de l'histoire de l'art pendant un demi-siècle, constituait une pierre d'achoppement pour toutes les tentatives d'interprétation et, naturel­lement aussi, un obstacle à une traduction satisfaisante. Peut-on parler de volonté artistique, de forme intentionnelle ou, comme le suggère Gombrich, de « will-to-form » (volonté formative) ? Toutes ces tra­ductions n'arrivent pas à rendre compte du fait que Riegl ne dit pas Kunstwille mais Kunstwollen, ce qui, au sens littéral, signifierait : ce qui détermine l'art... Une difficulté supplémentaire vient de ce que ce terme a très certainement changé de sens pour Riegl lui-même lorsqu'ont jailli de nouveaux problèmes. Je revierdrai plus tard sur ce point ; pour le moment, il suffit de reconstruire le raisonnement qui rend intelligible le choix qu'il a fait de ce terme.

Dans sa quête d'une investigation objective de l'art antique tardif, Riegl croyait avoir montré que l'éloignement des idéaux classiques ne pouvait être dû à un changement dans la composition ethnique du Bas Empire et que l'art antique avait commencé son évolution dans cette direction, non par la contrainte mais de par une décision libre. longtemps avant que toute influence barbare ne se fût affirmée. Là où jusqu'alors chacun- et en particulier les archéologues classiques­ne voyait que dégénérescence, Riegl reconnaissait des apports indé­niables. C'étaient des éléments positifs, gros d'idées tournées vers le futur, symptômes d'un nouveau style. Les styles changent lorsque les idéaux esthétiques changent. Si les derniers Romains construisaient, peignaient et sculptaient différemment, ce n'est pas parce qu'ils ne pouvaient faire mieux, mais parce qu'ils recherchaient quelque chose de radicalement différent. Dans cet effort dynamique, dans cette visée d'un but bien défini, réside un élément de vouloir, d'intention délibérée, et c'est cela qui est sous-entendu dans la notion de Kunst-Wollen. Dans Spiitromische Kunstindustrie, Riegl va même jusqu'à affirmer que dans les dernières périodes antiques, se manifestait une pleine conscience de la visée artistique, en d'autres termes, il ne s'agissait

12. Les lignes célèbres de Goethe : ... und aller Wille - lst nur ein Wollen weil wir eben sollten 1 (Chaque volonté n'est que vouloir, parce que nous devrions agir ainsi) peuvent être considérées comme une préfiguration de ce dilemme terminologique.

Présentation xvn

pas seulement d'un Kunstwollen positif mais d'un Kunstwo/len �onscient : une des preuves étant les théories esthétiques de S t Augus­tm.

Il est cependant un autre axe de pensée qui entre dans la conception de la notion de Kunstwollen et a par conséquent laissé son empreinte dans son utilisation, lui associant certaines nuances de sens dans l'esprit de Riegl ainsi que de ses successeurs et lui donnant une seconde connotation. Les changements de style que l'on peut éventuellement c.onstater sont seulement les symptômes de changements profonds,

s1gnes de la substitution d'une série d'idéaux esthétiques par une autre, en définitive, de changements dans le Kunstwollen qui énonce et tente de réaliser ces idéaux.

Pour comprendre le Kunstwollen d'une époque passée dont les goûts peuvent être radicalement opposés aux nôtres, l'historien ne peut faire autrement que d'envisager le phénomène stylistique génétiquement, de reconstruire son arbre généalogique, découvrir les ancêtres et les descendants. Car, lorsque nous pouvons considérer une œuvre d'art comme une halte sur la route entre le passé et le futur, sa propre intention artistique devient très claire. Une approche historique est indispensable pour ajuster convenablement le phénomène esthétique spécifique, pour en relever la tendance stylistique inhérente.

Mais si l'on peut discerner des tendances stylistiques très larges, si le développement individuel est subordonné à l'orientation de l'ensemble, si la voie choisie par l'individu doit être choisie, le Kunstwollen alors, mobile premier du changement, peut difficilement être un acte de libre vouloir et nous arrivons à la conclusion qu'il y a un « devoir», une nécessité dans ce Wollen. Une fois que le Kunstwollen spécifique d'une époque, d'une civilisation ou d'un peuple est fixé sur son orientation, il atteint inévitablement certaines situations. Déjà dans une de ses pre­mières études - sur la décoration intérieure sous l'Empire - Riegl parle de ce style comme le résultat logique, aboutissement d'un pro­cessus en évolution s'étirant sur plusieurs siècles. Dans Spiitromische Kunstindustrie il emploie même le terme de << destin » de l'art antique, prétendant que, étant données les tendances intérieures et la constel­lation des problèmes spécifiques de l'art grec classique, le style le plus calomnié de l'Antiquité tardive en apparaît comme la suite naturelle. L'art romain tardif considéré comme l'art grec parvenu pour ainsi dire à sa conclusion finale : pourrait-il être disculpé d'une manière plus frap. pante de ses fautes ?

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XVIII Alois Riegl

Riegl applique également le terme de Kunstwollen, clé pour le facteur de génération et de contrôle dans la création artisti�ue, à

. une

. œuvre

d'art individuelle, à un artiste individuel, à une pénode hiStonque, à un groupe ethnique ou à une nation .

. Mais

, suiva�t q�'il

. s:agit du

Kunstwollen d'une œuvre d'art particulière, d un artiste mdtvtduel ou d'une collectivité, l'art d'une période ou d'un pays, l'accent est davantage sur l'effort délibéré ou sur l'effort inconscient et instinctif. Dans le dernier cas, Kunstwollen se rapproche de la notion d'« impulsion esthétique », c'est ce sens que Riegl semble sous-entendre le plus sou­vent dans ses derniers écrits.

Cette impulsion esthétique, suggère Riegl, est une donnée que nous ne pouvons transgresser. Sonder ses origines, co�aître sa na�sance - ceci pourrait nous entraîner dans des spéculations

.�étaphyst�ue

.s ;

en tout cas, ce ne serait pas un thème de recherche légttlme en htstorre de l'art. Riegl essaie d'autre part de définir cette impulsion esthétique comme le désir d'une vision harmonieuse de la relation entre l'homme et son environnement. Différentes attitudes fondamentales seraient concevables pour examiner et interpréter cette relation. En fonction de leurs dispositions mentales propres, les différentes nations ou les groupes ethniques adoptent l'une ou l'autre. La manière qu'avaient les Grecs, par exemple, d'harmoniser la relation entre l'individu et l'univers diffère radicalement de celle des Egyptiens et des autres peuples de l'Orient : par conséquent, lorsqu'arrivèrent les Grecs, ils apportèrent des solutions différentes et neuves aux problèmes qui leur avaient été trans­mis par l'Orient. L'histoire prend cependant un nouveau tournant lorsque les Romains, moins concernés par l'influence orientale que les Grecs Hellénistiques, commencent à prendre part au développement artistique. Dans cette dernière phase, les Romains jouent à l'égard des Grecs le rôle que ceux-ci avaient joué précédemment à l'égard des Egyptiens, achevant un processus d'émancipation progressive par rap­port aux conceptions orientales. Dans toute l'Antiquité, toutefois, l'in­fluence mutuelle de l'art oriental et occidental est considérée comme un apport indispensable pour chacun.

Lorsque plus tard Riegl se tourna vers l'art post-antique, son histoire lui fournit un modèle analogue, l'antinomie des principes stylistiques latins et germains et leur interaction se substituant à l'antinomie de l'art oriental et occidental dans le monde antique. Ces antinomies corres­pondent approximativement aux polarités d'un traitement de la forme plus « haptique », tactile, en face de celui essentiellement optique ;

Présentation XIX

d'un point de vue plus objectif en face d'un point de vue plus subjectif. Notions qui rappellent les catégories antithétiques de Wôlffiin u.

La prémisse sur laquelle repose toute son enquête a été formulée par Riegl lui-même comme la conviction que c'est le même Kunstwol­len, la même impulsion esthétique qui se manifeste, à un moment donné, de la même manière, dans tous les domaines de l'art : peinture, sculpture, architecture et arts mineurs. Avec la découverte d'un prin­cipe dominant vérifiable dans des milieux et des situations artistiques aussi divers, Riegl voyait s'ouvrir des perspectives encore plus larges. L'étape suivante aurait dû être l'étude de la corrélation entre l'art et les autres formes de la vie de l'esprit à une même époque ; comme exemple concret, il consacre à la fin de son dernier chapitre deux pages à une brève mais capitale esquisse du parallélisme des principes fon­damentaux dans l'art, la philosophie et la religion de l'Antiquité tardive montrant une identité totale dans leur attitude essentielle. C'est la pre­mière ébauche de ce type d'enquête, si souvent hybride, qui sera connu plus tard sous le titre - programme d'histoire de l'art comme histoire de l'esprit d'une époque 14 ; Riegl lui-même n'alla pas plus loin dans cette voie.

TI choisit pour sa recherche suivante un champ rigoureusement limité qui, du fait de la spécialisation de sa problématique, offrait des condi­tions plus favorables à l'observation de processus créateurs possédant un dynamisme propre.

L'histoire de l'art du portrait de groupe hollandais offrait une telle opportunité. Le portrait de groupe est un sujet favori de l'art hollan­dais et peut être considéré comme un genre national de l'art hollandais au sens où le Hollandais voit dans ce domaine un milieu idéal pour ce qu'il cherche à exprimer et à transmettre en peinture. En suivant l'his-

13. Avant même Wolfflin, le binôme tactile/optique est le fondement de la théorie de Hildebrand dans sa distinction entre vision rapprochée (Nahbild) êt vision éloignée (Fernbild). Rappelons que Das Problem der Form in der bi/den­den Kunst avait paru à Strasbourg en 1893. Bien que Riegl ait pris très tôt ses distances vis-à-vis de Hildebrand (voir notamment Naturwerk und Kunstwerk publié en 1901 et figurant dans Gesammelte Aufsiitze), il lui est incontestable­ment redevable, transposant à propos des problèmes d'influence entre la Grèce et l'Orient une théorie circonscrite par Hildebrand au seul domaine classique. Voir à ce sujet l'excellente introduction de Dora Vallier, à la traduction française de Abstraktion und Einfühlung de W. Worringer, ed. Klincksieck, 1978, p. 14. N.d.T.

14. « Kunstgeschjchte ais Geistesgeschichte », c'est le titre même de l'ouvrage célèbre de M. Dvorak, disciple de Riegl (Munich, 1924, non traduit en français). N.d.T.

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taire de ce genre, nous voyons des générations successives de peintr� luttant avec un problème artistique spécifique, typique du milieu parti­culier, social et historique, dans lequel il surgit. Avec l'arrière plan social et historique à jamais présent dans cet ensemble de documents artistiques, l'analyse formelle peut ,avancer sans risquer d'opérer « sous cloche •·

La grande majorité des portraits de groupe hollandais �orte. m�e

signature ou peut être attribuée sans risque d'erreur à des artistes mdi­viduels. Nous n'avons pas à faire à l'histoire d'un art anonyme comme c'est le cas pour la période de l'Antiquité tardive. Deux des plus grandes personnalités artistiques de la Hollande, Frans Hals et Rem­brandt ont donné leur contribution à ce chapitre de la peinture. Leurs œuvres sont les pièces-maîtresses suprêmes, les points culminants de ce genre. Ainsi Riegl se trouva-t-il ici confro?té à la q�estion. - qui n'apparaît pas directement dans son étude

_de 1 art Ro�ai

_n ta�di� -:- de

savoir comment peuvent s'établir les relations entre 1 arbste md1VIduel et l'école nationale à laquelle il appartient ; plus précisément, quel est le rapport entre les intentions artistiques de l'artiste individuel et les tendances stylistiques qui transcendent les individus : en d'autres termes, le rapport entre le Kunstwollen de Rembrandt et le Kunstwollen hol­landais considéré comme un tout.

La réponse de Riegl est sans équivoque. Les génies ne � �ituent pas en dehors de leur tradition nationale ; ils en font parhe mtégrante. Selon les termes mêmes de Riegl : le grand artiste, voire le génie, n'est rien d'autre que l'exécutant le plus parfait, l'achèvement suprême du Kunstwollen de son pays et de son époque. En même temps la plus grande incarnation du génie artistique d'un pays n'est pas la m�ins affectée par les influences étrangères, mais, comme le montre claire­ment l'exemple de Rembrandt, celle qui a établi le contact le plus étroit avec les mouvements artistiques étrangers et a fait le plus grand effort pour assimiler leurs leçons. . . , Apparemment, c'est seulement alors qu'il est suffisamment bien équipe pour résoudre ses problèmes spécifiques qui

,ne sont pas sép�rés de

ceux de ses compatriotes et de ses confrères d au-delà les frontières. ll serait bon de rappeler que dans la perspective de Riegl, l'art du Nord et du Sud - comme à l'époque ancienne l'art de l'Orient et de l'Occi­dent - étaient virtuellement interdépendants et ne pouvaient s'ignorer mutuellement qu'au risque de devenir stériles. Bien que Riegl n'ac­corde pas, en apparence, une valeur plus gr�nde aux principes esthé­tiques du Nord par rapport à ceux du Sud - ce qui aurait été en

Présentation XXI

contradiction avec son postulat d'une histoire de l'art indépendante de préférences esthétiques normatives et_subjectives - ses sympathies apparaissent clairement et, du moins pour lui personnellement, l'art hollandais du 17• siècle, peinture de contemplation pure et d'attentive piété comme il l'appelait, était placé très haut. Fortuitement, son approche sur ce point touche de très près celui de Schopenhauer qui a défini l'essence de la démarche esthétique comme l'atteinte d'un état de contemplation pure, absorption dans la perception, perte du sujet dans l'objet et qui a parlé de la félicité de la perception passive accor­dée par l'œuvre d'art à l'artiste et au spectateur.

Que les idées de Riegl aient laissé une profonde impression sur la pensée en histoire de l'art, personne ne le contestera. La question reste de savoir si elles ont exercé une bonne ou une mauvaise influence. Les idées de Riegl constituaient un cas évident de déterminisme histo­rique et tout ce qui a pu être dit contre les hypothèses de base de cette école de pensée peut naturellement aussi être retenu contre Riegl. Il n'est toutefois pas surprenant que la récente reviviscence, en Angle­terre, du vieux débat sur la viabilité du déterminisme historique ait eu des répercussions dans notre domaine et qu'une re-considération radicale des idées de Riegl ait été proposée.

A diverses occasions, Gombrich 13 nous a appris que, dans les milieux où est testée la solidité logique de nos raisonnements et de nos pensées. la décision · qui a été prise fixe une fois pour toutes l'issue de l'histori­cisme et du déterminisme historique. Gombrich nous assure de la mort de l'évolutionnisme •• et, avec elle, de celle des prémisses sur lesquelles repose tout l'édifice de Riegl. A nos difficultés sur le terme irritant de Ku�ollen - dont l'interprétation exacte a mis à l'épreuve l'ingé­niosité de penseurs comme Dvofak, Tietze, Panofsky, Wind, Mann­heim - il fournit une simple réponse : c'est une forme de vocable auquel rien ne correspond en réalité. Le Kunstwollen est un concept abstrait élaboré puis, par un procédé indéniablement animiste, doué de croissance, conçu pour se développer comme d'autres caractérisations collectives tout aussi suspectes, telles l' « esprit d'une époque •· ou « le génie artistique d'un peuple ». Ce sont, nous dit-on, des anthropomor­phismes typiques de tournures d'esprit mythologique pré-scientifique et par conséquent dangereuses.

15. E. Gombrich, Art and Scholarship, Londres, 1957 et Art et illusion, ed. fr., Paris, 1966, p. 17.

16. Art et illusion, p. 22.

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XXII Aloïs Riegl

Ce qui me surprend le plus dans tout ceci est l'assertion catégo?�ue que l'historicisme et autres points de vue analogues ont été définitive­ment réfutés et qu'ils appartiennent maintenant au passé. En se fondant sur la littérature relative à ce sujet - que je ne connais, admettons-le, pas complètement - il ne me paraît pas évident qu'elle justifie cette revendication capitale. Même des ouvrages

_aussi hostiles � l'écol� de

pensée déterministe que la mise en accusation par I. Berlin de l tdée d'inéluctabilité historique 17, adoptent une démarche beaucoup plus circonspecte et ne prétendent pas affirmer la fin de la vieille controverse. Pour citer I. Berlin 11 : « Nous pouvons en vérité toujours discuter ... pour savoir si un événement donné est mieux expliqué lors�u'il est considéré comme l'inévitable conséquence d'événements anténeurs en dehors du contrôle humain ou au contraire comme le libre choix de l'homme ». Je pense que c'est là le problème : peut-on réellement croire que sur de tels sujets le dernier mot pourra jamais être dit ?

Mais revenons à la question et bornons-nous seulement à quelques-uns des problèmes qui concernent spécifiquement l'histoire de l'art. . Dénoncer l'utilisation d'anthropomorphismes comme une complai­sance à l'égard d'habitudes pré-scientifiques rejoint le point de vu� développé autrefois par Schlosser, à savoir que le Kunstwollen �t une personnification allégorique de forces historiques proche ?e ces m�ar­nations d'états d'esprit collectifs auxquelles les Romantiques étruent si attachés 18• Le criticisme de Schlosser est une réaction naturelle et logique contre Riegl de la part d'un homme qui partagea les vues histo­riques systématisées par son grand ami le philosophe Benedetto Croce. La thèse de Croce est diamétralement opposée à ce que certains ont appelé l'interprétation impersonnelle du mouvement de l'histoi�e ; pour Croce, seules les personnalités historiques possèdent une réalité ; son récit d'une conversation entre Tolstoï et quelques critiques littéraires résume ce point de vue. On raconte que dans cette conversation, Tolstoï aurait dit à ses visiteurs français : « ne me parlez pas de l'évolution du roman, d'un développement de Stendhal à Balzac et à Flaubert. Ne me dites pas que Stendhal explique Balzac et Balzac, à son tour, Flaubert. Ce sont de pures imaginations de la part des critiques d'art. Les génies ne dérivent pas les uns des autres. Les génies sont absolument indépendants les uns des autres. :e

17. 1. Berlin, Historical inevitability, Londres, 1954. 18. Op. cit., p. 32. 19. Voir par exemple J. Von Schlosser, Die Wiener Krlf!Stgeschichtliche Schule,

Mitteilungen d. Instituts f. ost. Geschichtsjorschung. VIenne, 1 938.

Présentation :xxm

Que Tolstoï ait pensé ainsi n'est pas surprenant car il est notoire que les génies ne veulent pas être redevables à qui que ce soit. Que B. Croce ait souscrit entièrement à cette idée est une affaire beaucoup plus sérieuse. Parce qu'elle entraîne, si elle est acceptée, des consé­quences cruciales pour nous, historiens de l'art. Pour Croce, il n'y a pas véritablement d'histoire de l'art mais seulement une histoire des artistes. Le reste est une histoire du langage artistique, des traditions, de la transmission des conventions artistiques. En définitive, Schlosser faisait une distinction entre l'histoire du style et l'histoire du langage artis­tique par analogie avec la distinction entre l'histoire de la littérature et celle du langage 20 ; l'un étant le royaume de la vraie création artis­tique, l'autre celui de l'héritage le plus passif, du processus d'accumu­lation successive de formules, types conventionnels et modèles.

L'unité de la production artistique apparaît ainsi détruite et puisque les génies n'émanent pas les uns des autres, ce n'est qu'au très humble royaume de la tradition que l'on peut trouver une connexion génétique entre les différents phénomènes. Le type de continuité que l'on peut observer ici est un type d'interdépendance à prédominance passive. avant tout un transmetteur de types, modèles et formules. Désormais l'histoire de ces traditions est plus ou moins une histoire d'imitations et d'emprunts et ressemble parfois à celle de la transmission de textes classiques qui, dans le processus imitatif, se détériore graduellement à moins que ou jusqu'à ce que l'on remonte à nouveau aux originaux.

Pourquoi et comment, dans le cours de ces transmissions, de nouvelles conventions émergent-elles, pourquoi un prototype est-il remplacé par un autre, comment se représente-t-on la relation entre le royaume de l'originalité - de l'art vrai - et celui de la tradition de la simple fabrication d'images : toutes ces questions restent posées. Dans le sys­tème de Riegl, le grand artiste a sa place dans l'évolution comme l'exé­cutant suprême d'un Kunstwollen qu'il partage avec celui de son école ou de son pays. Ici, par contre, nous avons une sphère accessible aux explications rationnelles et une autre, l'arcane du pur art, le lieu de l'irrationnel où le génie artistique intervient comme un deus ex machina.

Toutefois, ce que Riegl a écrit sur la production. artistique de l'époque romaine tardive ne constitue pas pour Schlosser un chapitre dans l'his­toire du style mais prend tout son sens dans l'histoire des langages artistiques. TI est inutile de dire que, en ce qui concerne plusieurs cha-

20. J. Von Schlosser, c Stilgeschichte u. Sprachgeschichte der bildenden Kunst �. Sitzungsberichte d. bayr. Ak. d. Wiss .• 193S, p. 1 ss.

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XXIV Alois Riegl

pitres de l'art médiéval, mis à part l'art byzantin, seul se q�alifi�rait ce que Schlosser appelle un traitement philologique et non h1stonqu�. Demeure le problème embarrassant de savoir comment trouver un cn­tère pour mesurer l'originalité. Quel jury peut décider à q�el momen: décerner ou non la qualification d' « originalité J) à une pemture ou a une sculpture, quand peut-il affirmer que l'œuvre du passé est « art •

ou simplement « métier J) ? L'idée d'un tel jury, de l'historien d'art comme arbitre, aurait été

un anathème pour Riegl. En fait on ne peut concevoir de plus grand contraste que celui qui sépare la position de Riegl de celle de Schlos­ser - Croce. Riegl n'exclut même pas le plus petit objet, le plus modeste artefact d'un complexe esthétique ; Croce et Schlosser tracent une frontière entre art et non-art immédiatement au-dessous des plus hauts sommets. Si les propositions de Croce et de Schlosser peuvent être contestables en tant qu'alternatives pratiques, elles sont pertinentes et ont une signification particulière en tant que protestation implicite entre la prétendue non-discrimination de Riegl entre art et artefact et son apparente indifférence à tout le problème de la qualité et de la valeur en art. C'est précisément là que d'autres critiques de Riegl voient également le point le plus vulnérable de son argumentation ". Si. comme le croit Riegl, chaque création artistique sans exception est (( intention­nelle J), s'il est vrai qu'il se cache un but positif, une visée derrière chaque particularité d'un phénomène stylistique, où se situe le facteur de capacité artistique, le talent ? Tout comprendre n'est-ce pas tout pardon­ner ? Dans l'histoire de l'art, la question litigieuse ne serait pas celle de la place de la responsabilité morale mais une problématique du même ordre.

Si l'on accepte sans réserve les hypothèses déterministes, nous n'avons pas le droit de parler de fautes artistiques, il est impossible d'expliquer toute particularité comme résultant du manque de talent ; nous n'aurions que des œuvres d'art réussies - ce qui semble contraire au sens commun. Mais est-il vrai que le postulat qui consiste à appliquer à chaque œuvre d'art et à chaque période ses propres critères esthétiques, élimine en même temps le facteur de talent artistique ? Formulons par exemple cette question générale en termes de pratique d'histoire de l'art : comment décidons-nous, dans un cas particulier, si le traitement

21. Voir E.v. Garger, • Über Wertungsschwierigkeiten bei .mittelalterli:her

Kunst », Kritische Berichte, 1936, p. 97 ss. ; également Gombnch, Art et 1llu· sion, p. 77.

Présentation xxv

inorganique de la figure humaine est une caractéristique stylistique ou si au contraire il résulte d'un manque de métier ? Si l'on pose la question sous cet angle, il n'est pas impossible de donner une réponse satisfai­sante à partir de la position de Riegl. Il est pourtant légitime de soule­ver la question du talent, de savoir si telle ou telle particularité est intentionnelle ou le résultat d'une main maladroite ; mais le critère de talent doit être utilisé avec beaucoup de précaution. Le talent aussi devrait être rattaché aux exigences et aspirations artistiques de l'époque dans laquelle naît l'objet particulier. Si, et je pense que tout le monde sera d'accord, il n'y a pas de norme absolue du goût ou de la beauté, alors il ne peut y avoir non plus de norme absolue du talent.

Ainsi, il serait aussi dénué de sens de se demander si le Maitre de l'Evangile de Lindisfame pourrait avoir réalisé ou même simplement cherché à établir une ressemblance avec la nature ou si Pollaiuolo aurait pu dessiner ou imaginer une des enluminures du Book of Kells. A cha­cun fait défaut l'habileté technique qui lui aurait permis d'exécuter le travail de l'autre. Les facultés requises dans chaque cas s'excluent mutuellement. Dans l'histoire de l'homme, chaque gain est acquis aux dépens de pertes bien que chaque perte ne soit pas accompagnée de gains.

Le corollaire du concept rieglien de phénomène stylistique, son idée de la nécessité de changements de styles, est considéré comme une autre pierre d'achoppement sur la route du progrès de l'histoire de l'art. Puisque les goûts sont des préférences, affirme-t-on, il devrait y avoir des alternatives de choix.

Mais si je suppose que les changements et innovations stylistiques sont créés sous la contrainte, je me prive des moyens de reconstruire ce que Gombrich appelle « situation de choix J) et je deviens incapable d'évaluer le véritable mérite du choix de l'artiste ... La prémisse fon­damentale de ce raisonnement est manifestement que, par analogie avec les décisions morales, les choix artistiques n'ont de valeur que s'ils sont libres.

Cette conviction n'est aucunement partagée dans une étude sur l'ori­ginalité et la liberté dans les activités créatrices écrite récemment par une autorité de la psychologie gestaltiste ". Il y est montré que, contrairement à la croyance générale, la personnalité réellement créa­trice a, moins que toutes les autres, liberté de choix. Elle n'a pas pos-

22. Gombrich, op. cit., p. 21. 23. W. Metzger, Schopferische Freiheit, Francfort, 1962, 2' éd.

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sibilité de choisir à volonté ; ce qui la caractérise, c'est la possibilité d'adapter son propre cours, sa véritable direction, celle qui est néces­sitée par sa tâche, celle qui est capable de résoudre ses problèmes. S'il en était autrement, si la notion populaire de créativité, de liberté artis­tique était vraie, la conclusion certainement absurde qui s'en suivrait serait que celui qui a le moins de compétence dans son travail et n'est pas sûr de ce qu'il doit faire, possède le maximum de libre-arbitre. Liberté et contrainte telles qu'elles apparaissent dans la réalité s'avèrent ne pas être incompatibles. Comment ne pas se rappeler les notions appa­remment conflictuelles de vouloir actif et de contrainte passive si ingé­nieusement combinées dans la double signification du Kunstwollen de Riegl ?

Nous savons peu de choses des bases philosophiques de Riegl. li semble que nous sommes en présence d'un cas de formation autodidacte. Grâce au développement de la psychologie moderne de la perception et de la volonté, nous pouvons en effet, comme le suggère Gombrich, être mieux préparés à étudier le phénomène stylistique que ne l'était Riegl. Ce dont je ne suis pas si sûr, c'est que, à l'épreuve de la psycho­logie moderne, les idées de Riegl apparaissent à leur désavantage.

En dernier ressort, ce n'est probablement pas de la solidité de la cuirasse théorique que dépend la survivance de l'œuvre d'un historien de l'envergure de Riegl. Car, dans son cas, ce n'était pas une théorie toute faite à laquelle les faits devaient s'adapter à tout prix ; sa démarche ne consistait pas à appréhender l'histoire de l'extérieur. Ses idées se développaient dans une lutte constante pour interpréter et expliquer à lui-même et à autrui les expériences acquises au contact le plus intime avec l'objet - dont la base empirique est vaste et substantielle. Je ne connais rien de plus instructif que d'observer Riegl dans ses efforts pour tirer des œuvres d'art les questions qu'elles exigent devoir être posées et en extraire les réponses. Sans doute la chose la plus utile dans l'histoire de l'art est cette sorte de dialogue avec l'objet et non pas les monologues des plus brillants critiques d'art.

« Face à l'œuvre d'art » faisait remarquer Schopenhauer, « vous devez vous comporter comme si vous étiez publiquement reçu par un grand seigneur. Vous devez attendre qu'il vous parle. » Je pense qu'il est juste de dire que Riegl était un auditeur patient et respectueux et que les œuvres d'art lui parlaient comme elles l'ont rarement fait à d'autres.

INTRODUCTION

par

K.M. Swoboda et O. Pacht

Le titre de ce livre a été choisi par Riegl lui-même. Il justifie ainsi le choix de la métaphore « Grammaire historique » (Cf. II p. 211). « Bien que les éléments de l'art soient naturellement différents de ceux de la langue, toute œuvre d'art parle sa propre langue artistique. Or si l'on peut parler d'une langue de l'art, on peut aussi parler d'une grammaire historique de cette langue, dans le sens uniquement méta­phorique du terme bien sftr ».

Le livre de Riegl se présente sous forme de deux manuscrits dont le contenu varie qu.elque peu. Le manuscrit proprement dit du livre rédigé en 1897 et 1898 (I) comprend 230 pages in-quarto d'une écriture fine et serrée. Riegl a lui-même ajouté à ce manuscrit un brouillon de seize pages en guise de conclusion. Dans notre édition ce brouillon est joint à cette 1r• partie. Le second manuscrit (Il) constitue les notes d'un cours ayant le même intitulé et que Riegl fit à l'Université de Vienne durant le semestre d'été de 1899. Il comprend l lO pages in-quarto d'une écriture fine et serrée, rédigées dans un style télégraphique aux nombreuses abréviations *. Le contenu de ces notes de cours ne va pas aussi loin que le manuscrit du livre assez complet, le sujet y est présenté sous une forme plus concise. Il contient en revanche quelques paragraphes qui manquent dans le manuscrit du livre (1).

On peut situer la genèse du manuscrit (1) en 1897 et 1898 à partir de la place qu'occupe ce travail dans l'évolution scientifique de Riegl

• Bie_n 9ue la 2• version c<?ntienne quelques éléments nouveaux, il n'a pas semblé md1spensable de la pubher dans la traduction française (N.d.T.).

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XXVIII Introduction

et des papiers de qualités différentes utilisés par l'auteur. Comme Pri­vatdozent (à partir de 1 889) et maître de conférences (à partir de 1895) jusqu'à sa nomination d-e professeur titulaire en 1897, Riegl rédige ses notes sur un papier gris-vert. Il consacre d'abord ses cours à des thèmes s'inscrivant dans l'histoire de l'ornementation que son activité au Musée des Arts et des Industries, l'actuel Musée des Arts décoratifs, lui avait rendus familiers. Son premier grand ouvrage, « Stilfragen », qui traite de l'histoire de l'ornementation, de ses débuts jusqu'à l'Islam, avait paru en 1893. Il fit à la même époque des cours sur l'art du Moyen Age hors d'Italie, en particulier en Allemagne, et sur l'art moderne. Il semble que le professeur Franz Wickhoff, titulaire de la chaire d'his­toire de l'Art à l'Université à l'époque, se soit réservé l'art en Italie. Riegl fit encore quatre heures de cours hebdomadaires durant le semestre d'hiver 1 894-95 sur l' « Histoire de l'art baroque :., traitant très en détail le baroque des pays du Nord et, en simple annexe, le baroque italien. Le titre d'un cours annoncé pour 1895, mais qui n'a peut-être jamais eu lieu, « Stilperioden der Kunstgeschichte » (Périodes stylis­tiques de l'histoire de l'art) et dont les notes ont été perdues, permet de penser que Riegl commençait à s'intéresser à une histoire générale de l'évolution de l'art. Au cours du semestre d'été de 1896 il fit deux heures de cours sur « l'Histoire de la peinture espagnole » ; durant le semestre d'hiver de 1 896-97 il fit un cours de deux heures sur « la peinture hollandaise du 1 7• siècle ». Le dernier cours contient l'esquisse de sa célèbre thèse sur le « portrait de groupe dans la peinture hollan­daise ». (Cf. l'édition qu'en fit Münz en 1931, p. 289).

Le semestre d'hiver 1 897-98 marque une rupture profonde à la fois dans la réflexion scientifique 1 de Riegl, dans sa carrière universi­taire, et dans les tâches scientifiques qui lui furent proposées et qu'il accepta de mener à terme. L'Institut archéologique autrichien le char­gea de recenser en un ouvrage monumental tous les objets d'art appliqué du romain tardif trouvés sur le territoire autrichien. Un volume en parut, encore du vivant de Riegl en 1901 : « Die spatrômische Kunstin­dustrie nach den Funden in Oesterreich-Ungarn », première partie [réé­dité à Vienne en 1927, traduit en italien sous le titre « Industria artistica tardoromana » (1953) et « Arte tardoromano » (1959)]. Dans l'histoire de l'art romain tardif donnée en introduction, cet art est présenté pour la première fois dans son évolution et saisi dans une perspective histo­rique. Après avoir achevé le manuscrit, Riegl fit un cours de cinq heures

1. Cf. H. Sedlmayr, in : Aloïs Riegl, Gesammelte Aufsiitze, 1929, p. XXXIII.

Introduction XXIX

sur ce thème, au cours du semestre d'été de 1898, intitulé « Histoire du passage de l'art antique à l'art moderne ». Quelques feuillets du manuscrit sur « l'art appliqué du romain tardif ,, aujourd'hui perdu ont été réutilisés a� verso de feuillets de cours. Durant le semestre suivant, en 1898-99, R1egl acheva l'étude de ce thème dans un cours de deux heures intitulé « L'histoire de l'art à l'époque des grandes invasions » 2•

En 1897 Riegl avait obtenu la chaire d'histoire de l'art à l'Université de Vienne. Occupant désormais le même rang que Wickhoff dans la hié­rarchie universitaire, Riegl ne se sentit plus obligé de considérer l'his­toire de l'art italien comme le domaine réservé de ce dernier. Il estimait avoir d'autre part pour tâche d'approfondir et d'enseigner l'histoire générale de l'art comme une histoire universelle. La même année parut son essai « L'Histoire de l'Art comme histoire universelle » •. Durant Je semestre d'hiver de 1898-99, Riegl fit un cours de trois heures sur « l'histoire de l'art italien de 1550 à 1 800 ». Mais il ne dépassa pas M�derna '. C'est un cours sur le Baroque italien, au sens que l'on don­nrut à ce terme à l'époque. Un des signes extérieurs permettant de constater que Riegl se tournait vers de nouvelles recherches est l'utili­sati�n d'un papier nouveau - bleu le plus souvent, parfois blanc -au l1eu du papier gris-vert utilisé jusqu'en 1898 •.

Extérieurement, la coupure de 1898 dans l'activité scientifique d'Aloïs Riegl se manifeste également dans le fait qu'il s'était accordé juste auparavant, durant le semestre d'hiver 1 897-98, un répit dans son enseignement. C'est la seule fois qu'au cours de sa carrière universitaire il n'annonça aucun cours. Son temps fut consacré à l'établissement des

2 . . Cf. l'AvaD:t-�ropo� de l'édit�ur du 2• volume de Kunstindustrie, Emil Reisch, réédtté par Hemnch Zunmermann sous le titre : Kunstgewerbe des frühen Mit­telalters, qui Grundl��e �es nachge/assenen Materials A loïs Rieg/s, 1923, V sq.

3. P�bhé dans .�lots Rtegl, Gesammelte A ufsiitze, 1929, p. 4 sq. 4. Rtegl a réu

_hhsé en Je complétant ce cahier lorsqu'il reprit son cours durant

le semestre d'htver ·1901-2. Ce cahier constitue également la base de ·

l'édition posthume du cou�s par A. Burda �t Max _Dvorak sous le titre : Die Entstehung der Barockkunst m Rom, 1908, rétmpressJOn en 1923. Riegl ne s'est occupé du bar�u� flamboyant en

. Italie que durant le semestre d'été de 1902, dans son

�mmatre et sa traduction de Baldinucci, Vito di Lorenzo Bernini, publiée à titre posthume en 1912 par A. Burda et O. Pollak. Au cours du semestre d'hiver 19()().01.

_afin d'a

.�hever

. le manuscrit sur le « portrait de groupe dans la peinture

hollandatse.• qu tl ava1t abandonné quelque temps, Riegl avait repris son cours

sur « la pemture �ollandaise au 17• siècle • et y avait présenté des études sur Rembrandt, à moms que celles-ci n'aient été données qu'au semestre d'été sui­vant, en 1901.

, 5. L'utilisation de �apier de brouillon bleu semble avoir été une mode à

1 époque, à laqueJle Wtckhof! �da_

�ussi. A partir de 1900 Riegl utilise un papier bleu pâle, à parttr de 1901 JI n utthse plus que du papier blanc.

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xxx Introduction

bases théoriques de sa réflexion d'historien de l'art. C'est à cett_e é�ue

qu'il conçut et rédigea le présent ouvra�e sur � La Gra��Ir� his�o� rique des arts plastiques (1), sur les feuillets gns-ve

_� utilise� JUSqu a lors •. n se servit ensuite, comme nous l'avons deJà mentiOnné, du manuscrit de la « Grammaire historique » pour son c��rs de .

qu�tr� heures du semestre d'été de 1899. Le cahier de notes qu Il étabht amst est en papier bleu.

, Telles sont les circonstances extérieures de la genese de la « Gram-maire historique » .

. . . Riegl avait commencé sa carrière comme histon��· A

. Vten�e, il fut

l'élève de Büdinger, l'un des derniers tena�ts de 1 hist?I�e �mver�lle. Cette histoire universelle qui s'attache essentiellement à 1 hiS�Oire �e 1 hu­manité dans son ensemble et le penchant pour la métaphysique, tnsépa­rable d'une telle démarche de l'historien, ont déterminé dès le d�part sa réflexion scientifique, même si, conformément à la . conception des sciences historiques de l'époque, il s'est toujours co�stdé�é comme un positiviste rejetant la métaphysique des recherches histonq.ues �onçue.s scientifiquement. A l'Institut autrichie? de rec�erches

, histonq��s Il

avait appris que l'historien devait tOUJours par��� de. 1 étude .cnh�ue

des documents historiques. Dans ses travaux d hiStonen de 1 art .11 a

toujours pris pour point de départ une critique des doc��?ts �e l:histo­rien de l'art, les œuvres d'art elles-mêmes auxquelles � s était d abo.r� consacré durant son passage au musée. Les faits histonques sont. rel�es dans leur succession par l'évolution de l'histoire, les faits de 1'hist�1re de l'art les œuvres d'art, sont reliés entre eux par les étapes successives de leu; forme et de leur style. Le concept d'évolution était commun aux historiens de l'époque. La notion d'évolution est empruntée aux sciences naturelles. C'est dans une telle perspective que s'inscrivent les travaux de Riegl essentiellement consacrés à l'histoire de l'ornementa­tion, avant son revirement de 1898. En 1897-98 il tent�ra d'élaborer les fondements théoriques de cette perspective à laquelle tl c:st res�

. fid�le

dans tous ses travaux scientifiques. Il en résulte une �héone �� 1 h�stmre de l'art qui aboutit en même temps à une .théor_te de 1 �1stmre en général, entreprise inouïe pour ces anné_es. r�ahsée, Il est vrai, avec d�s moyens conceptuels très insuffisants qw subnent �e nombreuses �odt· fications en cours de route. Dans le système de Riegl le concept d é�o­lution croise de façon originale la philosophie de la nature de Schelling

6. En révisant immédiatement le manuscrit, il récrivit l�s pages 1 à 66 (dans le résent ouvrage 1/21 à 78) sur du papier blanc et � parttr de la page �50 (dans Fe présent ouvrage 1 à partir de la page 141) exclustvement sur du papter blanc.

Introduction XXXI

et des éléments de l'esthétique de Herbart. Hegel, qui pratique la phi­losophie de l'histoire en métaphysicien, est étranger à Riegl. L'aspi­ration instinctive à la création artistique est une partie de l'aspiration instinctive au bonheur à partir de laquelle s'explique finalement toute la civilisation de l'humanité (Il p. 216). Cette impulsion est également définie comme Kunstwollen de chaque peuple, les grands artistes étant ceux qui concrétisent une telle volonté (1 p. 123). Ce Kunstwollen est défini plus précisément encore, comme l'orientation que suit le Kunstdrang (désir d'art) propre à chaque peuple (1 p. 49). Chez Schelling l'impulsion créatrice de la nature est sublimée dans l'esprit de l'artiste. Elle est esprit conscient, volontaire et enraciné dans la nature. Pour Riegl tout ce que crée l'artiste - peintre ou sculpteur - n'est en fin de compte qu'une compétition avec la nature. La main de l'homme forme ses œuvres avec un matériau inerte en obéissant exactement aux mêmes lois formelles que la nature lorsqu'elle forme les siennes. L'histoire de l'art est l'histoire des réussites de l'homme créateur en compétition avec la nature (1 p. 21). La nature modèle la matière inerte en cristaux. Le motif cristallin établi d'après le principe de la symétrie est dès l'origine le seul motif qui corresponde à l'activité créatrice de l'homme et lui paraisse justifié, précisément parce qu'il est naturel (1 p. 75). La « lutte pour l'existence » eclipse l'harmonie des constructions de la nature (1 p. 83). En l'œuvre d'art cette lutte s'exprime au départ par l'importance que prend la pesanteur dans les larges proportions déjà données aux bases des pyramides (Il p. 250) 7• Durant cette lutte, la vie et le mouvement viennent perturber la symétrie cristalline dans la nature et dans l'art. Progressivement le principe spirituel et organique l'emporte çà et là sur le principe cristallin, l'organique (naturalisme) l'emporte sur l'harmonique (idéalisme) auquel l'art tente sans cesse de revenir comme au principe qui lui correspond parfaitement. De même que, dans la nature, la symétrie survit dans la conformation du corps d'ani­maux de race •, de même l'artiste des époques naturalistes refuse de renoncer à ce qui tend vers l'harmonie, même si ce n'est plus que dans le cadre entourant le paysage qu'il a peint. Au cours de l'évolution, les périodes organiques sont toujours relativement brèves. Elles sont relayées par des mouvements de réaction tendant vers l'harmonie ; ceux-ci ont toujours duré bien plus longtemps que les poussées révo­lutionnaires de l'organique. Mais les unes et les autres furent néces-7. Cf. Herbart, Philosophie Hauptschriften, ed. O. Flügel et Th. Fritzsch 1, 1 934, p. 80. 8. Cf. Herbart, op. cit., p. 78.

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XXXII Introduction

saires. Le résultat est un progrès constant de l'organique, que vient refréner et orienter l'harmonique (1 p. 85 sq.).

L'art n'est pas seul à connaître ce processus, la civilisation humaine tout entière le parcourt, lorsque certains peuples conservent les anciens rapports harmoniques (Sémites) et se comportent en conservateurs, que d'autres (lndo-Européens) font progresser l'organique et la spirituali­sation, devançant souvent de loin dans leurs tentatives le progrès général (cf. par exemple l'art mycénien). Peut-être influencé par la loi des trois états d'Auguste Comte, Riegl divise ce processus en trois périodes caractérisées par des visions du monde différentes, la première étant l'antiquité jusqu'à la victoire du christianisme (3 13), appelée poly­théisme anthropomorphique, ère du droit du plus fort (Il p. 221). Pour l'art, c'est l'époque où il corrige la nature, rivalisant avec elle par la beauté des corps qu'il crée (1 p. 24 sq.). La seconde période, le « Moyen Age » (313 à 1520) est l'époque du monothéisme chrétien (Il p. 233), dans l'art l'ère où la beauté spirituelle corrige la nature (1 p. 31). Au cours de la troisième période, les temps modernes (depuis 1520) où les sciences naturelles saisissent la nature suivant les lois de causalité qui la régissent, l'art se propose u de recréer la nature éphémère » (1 p. 53). Ces époques se subdivisent en périodes durant lesquelles les objectifs des différentes époques sont préparés, atteints et dépassés et où s'éla­borent en même temps les fondements de l'époque suivante.

L'histoire de l'art est intimement liée à cette histoire des visions du monde (considérée par Riegl comme une histoire des religions pour les périodes précédant le 16• siècle), c'est pourquoi la première partie du livre examine à quel point l'art, le Kunstwollen sont dépendants des visions du monde successives (1 p. 219 sq). D n'existe de ce fait aucune loi stylistique permanente d'expressions artistiques telles que la sculpture et la peinture. Chaque vision du monde secrète de nou­velles lois stylistiques. C'est à partir de ces lois que l'on pourrait conce­voir a priori toute l'évolution de l'art (Il p. 291 sq.). De nombreuses anomalies dans cette évolution sont conditionnées par des finalités impo­sées de l'extérieur à l'art, c'est là un trait qui rappelle tout à fait Herbart. D donne lui aussi un système conceptuel d'où toutes les contradictions sont éliminées, considérées comme secondaires. D ne peut concevoir le monde autrement, voulant le rendre rationnel. C'est ainsi que se forme o: un monde à l'être figé, éléatique » à l'opposé de ce que propose Hegel (Aster).

Lorsqu'il analyse par contre chaque œuvre d'art individuellement, Riegl part de la nature. Les fiches du catalogue d'une collection (Il

Introduction XXXIII

p. 212) nous enseignent parfaitement ce que nous devons considérer comme les �léments_ de l'œuvre d'art. Comme à la criée on s'interroge sur le « quot » (motifs), le o: pourquoi ? » (les finalités :. fins utilitaires, décoratives, représentations spirituelles), « l'en quoi » (matériau), le « moyen » (technique), le o: comment » (rapport entre forme et surface) (cf. 1 p. 22, II p. 212 sq.). Pour finir on s'interrogera sur la structure formelle de l'œuvre d'art.

D convient de relever Ja nomenclature particulière dont Riegl fait un usage bien déterminé et selon laquelle la ronde-bosse est qualifiée de forme, le relief de demi-forme, l'art des surfaces - c'est-à-dire la mosaï�ue, le tableau, le dessin, etc ... - de plan. En ce qui concerne les sénes, �·est-à-dire l'action réciproque des éléments, en particulier celle des dtfférentes finalités, les deux versions du livre présentent de n�mbreuses tentatives d'établir - par cas et par époque - le degré d mterdépend��ce des . différents éléments et leur éventuelle priorité. Dans la. premtere verston (1) les éléments matériels, matière première et tec�n�que, s?nt complètement négligés, contrairement à la conception ma�é�tabste �u a de l'art un Gottfried Semper qui leur attribue un rôle décts�f dans 1 �aboration et la compréhension de l'œuvre d'art. Dans la de�tème versiOn (II p. 218) Riegl estime qu'il serait intéressant d� temr c�mpte également de ces éléments. Au sujet des matériaux on pourrait se de�ander pourquoi par exemple certaines époques préfèrent le. mar�re et d autres le porphyre et, pour la technique, pourquoi cer­tames epAoq�es p�éconis

Aent le m?ulage en bronze, pourquoi l'on a pré­

féré tantot 1 ématl, tantot le sertissage des pierres. La vision du monde est le premier facteur déterminant l'évolution de tels éléments (II p. 218).

Pour tout ce qui est analyse et établissement du système de références des _éléments, la pensée de Riegl ne cesse d'évoluer. Dans Ja seconde vers�on (1�� quiA contient d'ailleurs des formulations conceptuelJes plus préciSes, l mtéret se déplace vers les valeurs purement formelles des <7uvres d'art. L'élément « forme et surface » auquel s'ajoute progres­Sivement le rapport entre l'ombre et Ja lumière, puis celui entre les cou­leurs

-� p. 155, 1 p. 138 sq., n p. 297 sq.), prend de plus en plus la

premtere place c?�e étant le plus artistique des cinq éléments (ll p. 218). Les quahtes purement formeJies sont désormais subsumées au �oncept d� � �nalité artistique », ceJie-ci étant l'ultime objectif de l_œuvre qut s éleve des finalités matérie1Ies corporelJes aux finalités spi­

rituelles. La suite de l'ouvrage esquisse les variations de la vision du monde

et de ses éléments à travers les trois grandes époques historiques que 1

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XXXIV Introduction

connaît aussi l'histoire de l'art. Cette perspective apparaît surtout clai­rement dans le fait que Riegl prend toujours pour point de départ l'idée de l'évolution historique de l'art et se préoccupe souvent plus de celle-ci et des recoupements qu'elle permet d'établir que de ses éléments en tant que tels. Cette tendance est plus marquée dans la première version (l) que dans la seconde (ll). Une partie particulièrement inté­ressante est constituée par l'ébauche d'une conclusion au chapitre « forme et surface » de la première version qui ne traite que de l'archi­tecture, en particulier de celle du Moyen Age (romain et gothique) dans le nord et le baroque italien de Michel Ange à Bernin, Pozzo et Galiléi (I p. 193 sq.). Une des différences entre les deux versions est constituée par le fait que la couleur (couleurs ornementales locales - couleurs complémentaires) est interprétée différemment (Comparons I p. 102 sq et 138 sq avec II p. 295 à 298). La première version (p. 172 sq) traite plus largement de la fin de l'antiquité - Riegl préparait à l'époque son ouvrage sur les « arts appliqués du romain tardif » - la seconde en revanche (p. 305 sq) reproduit une grande partie de son étude sur

. les coupes de Vaphio. Le livre enrichi du chapitre de conclusion repré­sente le travail le plus achevé. Le manuscrit établi pour le cours, qui est d'une écriture plus vivante et contient des formulations plus pré­cises, est plus fragmentaire : dans les chapitres consacrés aux éléments il ne dépasse pas l'antique tardif.

C'est sur cet arrière-plan théorique que Riegl a rédigé ses principaux ouvrages : Spiitromische Kunstindustrie (l'art appliqué du romain tar­dif), Das holliindische Gruppenportriit (le portrait de groupe dans la peinture hollandaise) et les plus importants de ses petits écrits. li serait sans doute plus juste de dire que cet arrière-plan est né de son travail sur ces problèmes concrets de l'histoire de l'art •. C'est dans ses tout derniers écrits seulement •o - à partir de 1903, deux ans avant sa mort ­que Riegl tourne le dos au naturalisme de cet arrière-plan théorique pour s' _ngager dans l' « idéalisme objectif 1>. Mais sa mort préma­turée l'empêcha de réaliser complètement cette conversion.

Pour mieux comprendre les mutations de la pensée de Riegl durant sa période « naturaliste 1> et au-delà, il faudrait recourir non seulement à ses publications mais aussi aux nombreux cahiers de cours non publiés ; ce travail ne peut cependant être envisagé ici.

9. Cf. Otto Pacht in : The Burlington Magazine 105, 1963, p. 188 sq. 10. Der moderne Denkmalkultus, 1903, Uber antike und moderne Kunst­

freunde, 1904 entre autres, cf. H. Sedlmayr, op. cit.

GRAMMAIRE HISTORIQUE

DES

ARTS PLASTIQUES

Volonté artistique

et

vision du monde

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La main de l'homme façonne ses œuvres en utilisant la matière inerte conformément aux mêmes lois formelles que celles selon les­quelles la nature forme les siennes. C'est pourquoi, chaque fois que l'homme crée des œuvres plastiques, il ne fait rien d'autre en fin de compte qu'entrer en compétition avec ce que la nature crée de son côté. Le plaisir que nous inspire l'art dans une œuvre faite par la main de l'homme est proportionnel à l'intensité avec laquelle l'homme parvient à exprimer - clairement et de façon convain­cante - dans cette œuvre, les lois formelles régissant la création de la nature à un niveau correspondant. La source de toute satis­faction purement esthétique est dans la concordance entre l'œuvre d'art et l'œuvre de la nature qui lui correspond. Et l'histoire de l'art est l'histoire des exploits de l'homme créateur en compétition avec la nature.

La loi fondamentale selon laquelle la nature façonne la matière inerte est celle de la cristallisation, qui se fonde elle-même sur la symétrie. c'est-à-dire sur une égale répartition des molécules les plus petites des deux côtés d'un axe médian idéal. Tout se passe en revanche comme si les formes de la matière animée (c'est-à-dire en mouvement) obéissaient à d'autres lois ; en fait il n'en est rien, car elles aussi ont pour fondement la loi de la formation symé­trique, mais en vertu de la faculté de mouvement propre aux œuvres de la nature animée (de par leur croissance ou par leur changement de lieu) cette loi ne se manifeste plus avec autant d'évidence. On peut dire exactement la même chose des œuvres plastiques créées par l'homme : tantôt elles rivalisent avec les formes de la matière

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4 Grammaire historique des arts plastiques

inerte, tantôt avec celles de la nature animée, mais en dernière

instance elles obéissent toujours à cette loi fondamentale, qu'elle

soit cachée ou qu'elle se contente de se manifester dans le cadre

qui constitue artificiellement l'œuvre rivalisant avec la nature, en

un ensemble achevé façonné par la main de l'homme. Nous pré­

ciserons notre pensée dans le chapitre consacré aux motifs.

La création d'œuvres plastiques est une création qui rivalise

avec la nature, mais elle n'a pas pour objet d'être une simulation

de cette nature. Imiter la nature ou la contrefaire serait d'ailleurs

chose impossible pour l'homme : non seulement de par l'essence

de tout ce qui vit et dont l'homme ne serait jamais capable de

transmettre le souffle à la matière inerte, mais encore en raison

des formes de la matière inerte : car même le cristal le plus cor­

rectement imité révélerait aussitôt à l'examen au microscope une

stratification des particules très différente de celle du cristal natu­

rel. Et même pour les œuvres d'art qui visent à imiter l'impres­

sion extérieure produite par une manifestation de la nature

- comme le paysage impressionniste par exemple - cette

recherche n'est pas une fin en soi, elle est uniquement le moyen de

réaliser l'intention esthétique principale : montrer que l'homme

est lui aussi capable de produire certains effets comparables à ceux

produits par les manifestations de la nature. L'œuvre d'art vise si

peu à simuler la véritable nature qu'elle manquerait finalement

son but si elle n'était aussitôt reconnue comme œuvre de la main

de l'homme. Derrière toute œuvre d'art nous devons donc présumer l'exis-

tence d'une œuvre de la nature (ou de plusieurs), la première riva­

lisant avec la seconde et il n'est pas du tout nécessaire, précisons-le

sans tarder, que l'homme qui la crée ait eu clairement conscience

de cette intention. Nous définirons l'œuvre de la nature correspon­

dant à l'œuvre d'art comme le motif de celle-ci.

Il n'existe cependant pas une seule vision d'une œuvre déterminée

de la nature, il en est plusieurs ; en d'autres termes : l'homme verra

une œuvre de la nature d'un œil tout différent, selon la façon dont

il concevra ses relations avec la matière en général, c'est-à-dire

avec chaque œuvre de la nature en particulier. La question qu'il

convient donc de se poser - avant même de s'interroger sur les

différents motifs dont l'importance est secondaire - est celle des

rapports du créateur avec la nature. Nous proposerons dès le pro­

chain chapitre les bases permettant de répondre aussitôt à cette

Volonté artistique et vision du monde 5

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1

1 li

LA CONCEPTION DU MONDE

Les conceptions qu'a l'homme de son rapport avec la nature et que nous avons l'habitude de désigner simplement comme sa « vision du monde » ont connu deux fois une transformation complète au cours des périodes dont l'histoire nous est connue. C'est ainsi que nous pouvons diviser l'histoire des arts plastiques en trois grandes périodes qui coïncident pour l'essentiel avec les périodes reconnues depuis longtemps dans l'histoire politique et culturelle de l'humanité : l'Antiquité, le Moyen Age et les Temps Modernes. La. première période comprend l'Antiquité jusqu'à l'an­née 313 après Jésus-Christ, date à laquelle le Christianisme fut pro­clamé religion d'Etat dans l'Empire Romain, la seconde englobe le Moyen Age et la Renaissance au sens restreint du terme jus­qu'en 1 520, année de la mort de Raphaël et de Léon X, et de la diffusion de la Réforme. C'est là que nous situons le début de la troisième période.

Il n'est guère nécessaire de préciser que les deux dates mention­nées ne sauraient en aucun cas être considérées comme limites absolues. Bien au contraire : chaque période peut se diviser en trois parties dont la première a élaboré la vision du monde déterminante, la seconde (en général la plus brève) développe cette vision du monde jusqu'à la perfection, la troisième en inaugure le processus de dégradation et d'élimination progressive, si bien que la dernière partie de chaque période recèle au moins autant d'éléments de la vision du monde qui sera celle de la période suivante, que de celle dont elle constitue la phase ultime. Il est d'autre part tout aussi évident qu'aucune des visions du monde dépassées n'a disparu

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1 1

8 La conception du monde

brusquement, mais qu'elle a continué de marquer pendan! des

siècles sinon les convictions les plus profondes d'une partie de

l'humanité, du moins les formes extérieures de nombreuses tradi­

tions ; or dans les arts plastiques les formes jouent précisément le

rôle le plus important.

PREMIÈRE PÉRIODE

L'ART CORRIGE LA NATURE A TRAVERS LA BEAUTÉ DU CORPS

La création d'œuvres plastiques conçue comme une amélioration apportée aux créations de la nature implique que l'homme se sente supérieur à la nature. Une telle présupposition fut sans dout� per­tinente à l'époque de la haute antiquité, mais il ne faudrait pas conclure qu'il en fut ainsi dès les origines de l'histoire de l'huma­nité ; nous trouvons au contraire des indices bien fondés dans cer­taines manifestations rudimentaires propres à des peuples dont la civilisation est en général plus avancée, permettant de supposer que, dans les époques primitives, l'humanité cultiva des re�résen­tations plus grossières et plus élémentaires. Toute chose qm, dans la nature, se mouvait, croissait, mourait sans que l'homme inter­vienne, voire contre sa volonté, lui parut supérieure en vertu même de cette autonomie de son existence et de sa volonté. Si bien que chaque chose de la nature était Dieu ; on peut voir dans �tte manière des plus primitives d'appréhender le monde un polythéisme sans limite. On peut se demander si l'emprise de cette relation craintive de l'homme avec la nature permet encore de parler de créations dans lesquelles il rivaliserait avec elle ; on ne peut cepen­dant les nier avec certitude car aucun peuple primitif n'est resté entièrement en cet état, si bien que le seul moyen infaillible d'ap­porter une réponse nous est à jamais retiré 1• Le moment décisif où l'homme accéda à une conception plus élevée de sa relation avec la matière qui l'environnait fut celui où il entreprit de limiter

1 . A noter : l'état insatisfaisant de l'ethnologie, la nécessité de lui substituer

des a priori (?), les enseignements de l'égyptol?gi.e. (?), etc. Il es� . difficile de

vérifier les observations faites sur les peuples pnm1tifs et de les utiliser comme

base de travaux.

L'art corrige la nature à travers la beauté du corps 9

sa 7rai_nte à c�rtai_�

es manifestations isolées de la nature qui le ternfiaient parhcuherement et semblaient le dépasser. Ce moment fut décisif parce qu'il prit en même temps conscience de sa rela­tive supériorité sur tant et tant d'autres choses de la nature. Nous nous trouvons ainsi dans la première période historique : la volonté d'améliorer la nature trouve une première fois la possibilité d'en­trer en action. Ce processus s'achève naturellement au moment où l'homme reconnaît sans exception sa relative supériorité sur toutes les créations de la nature. Mais il est contraint de reconnaître en même temps derrière chaque manifestation de la nature une force qui l'anime et la meut et qui se dérobe à la perception sensorielle de l'homme et à son influence. L'homme est en mesure d'abattre l'a�bre, mais il ne peut le faire croître à son gré. Il s'ensuit une sépa­ration entre les manifestations évidentes et les forces invisibles de la nature qu'ignorait encore la période primitive, qui attribuait à chaque chose de la nature une volonté autonome. Et l'homme prit enfin conscience de sa supériorité sur les choses de la nature, mais découvrit en même temps son infériorité devant les puissances qui engendrent et déterminent ces choses. Ces puissances existent mani­festement, mais le regard de l'homme ne peut les discerner. L'homme tente de les reconstituer mentalement ; mais comme sa pensée naïve ne peut les imaginer que matérielles, il leur donne obligatoirement une forme matérielle. Aucun doute quant à l'unique forme possible dès que l'homme eut compris sa relative supériorité sur toutes les créations de la nature : seule la forme humaine pouvait lui sembler digne de représenter une puissance supéri�ure à lui. C'est ainsi que naquit le polythéisme anthropo­morphique tel que les Grecs le réalisèrent à la perfection. Les puissances de la nature y ont forme humaine, mais elles n'ont aucune de nos imperfections et ne sont pas mortelles comme nous.

Quelle est, sous l'emprise de telles conceptions, la situation de l'art en compétition avec la nature ? Alors que les manifestations de la.nature ne proposent à l'œil humain que ce qui est secondaire, fortuit, éphémère, l'art crée, lui, ce qui est essentiel, significatif, éternel. C'est en cela que réside, pour l'homme de l'antiquité, l'amé­lioration de la nature réalisée par les arts plastiques. Aussi long­t�mps q�e ce fut là le but de tous les arts plastiques les deux prin­Cipes sutvants durent absolument être sauvegardés :

a) Seule la perfection a droit à l'existence artistique. Dans les

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10 La conception du monde

arts comme dans la vie de l'homme de l'antiquité c'est le droit du

plus fort qui prévaut. Celui qui est puissant peut tout se permettre, le faible doit tout endurer ; il peut implorer la grandeur d'âme du

vainqueur, mais il n'a aucun droit aux ménagements. Tel est l'or�e

naturel du monde. Et dans l'art également, seule la force, la vto­

toire, la beauté méritent d'être représentées ; la faiblesse, l'oppres­

sion, la laideur ne sont admises qu'exceptionnellement comme

repoussoirs servant à glorifier le vainqueur.

b) Cette perfection ne touche · que nos sens, elle est celle du

corps et non celle de l'esprit. La civilisation antique ne connaît

pas la perfection de l'esprit indépendante de celle du corps. f:'�nti­quité n'établit aucune distinction de pri�cipe entre l'art; rehg�eux

et l'art profane, car il n'y a aucun confht entre les mamfestahons

de la nature et ses puissances : ces dernières ne sont-elles pas tout

de même des manifestations physiques, même si elles restent invi­

sibles pour les mortels ? Les fonctions spirituelles de l'homme sont indissolublement liées aux fonctions de son corps, on pense qu'un beau corps abrite une belle âme, mais ce dernier concept n'apparaît qu'à un stade avancé de l'évolution du monde antique.

Ce tableau d'ensemble de la première période durant laquelle les hommes corrigent la nature au moyen des arts plastiques peut se diviser en trois parties représentant tout naturellement le deve­nir, l'apogée et le déclin des principes fondamentaux.

1. - Le devenir

Il s'effectua principalement dans l'art de l'ancienne Egypte •. Les monuments de cet art permettent de déceler de nombreux rudi­mots d'un culte rendu précédemment aux animaux et nous relient ainsi directement à la période primitive d'un polythéisme très déve­loppé. Dans la mesure où des figures purement humaines servirent à personnifier les puissances naturelles, celles-ci n'étaient aucunement individualisées psychologiquement, leur corps même l'était de façon très superficielle. Les têtes, notamment celles qui datent de la

2. L'art mésopotamien, dans la mesure où nous le connaissons, c'est-à-dire l'art assyrien, suit pour l'essentiel une évolution parallèle à celle de l'art grec primitif.

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 1 1

même époque, se ressemblent presque toutes à s'y méprendre •.

Cela correspond au fait que les Egyptiens sont allés beaucoup plus loin que les autres peuples lorsqu'ils firent de simples hommes des dieux_ Tandis que les Grecs voyaient en leur héros des demi­dieux et qu'Hérodote admettait que seul son seizième ancêtre avait été un dieu, les Egyptiens considéraient tout roi comme un dieu en puissance, puisqu'il trouvait dès après sa mort une place auprès des dieux.

2. - L'apogée

Elle est atteinte avec l'art grec avant Alexandre. Les résidus de la conception primitive à laquelle les Egyptiens étaient restés atta­chés semblent disparus définitivement, mais on voit déjà poindre les germes d'un déclin à venir. La perfection corporelle, c'est-à-dire la beauté, est toujours le postulat principal de l'art mais peu à peu on voit s'amorcer une certaine individualisation. Elle concerne d'abord uniquement le corps : c'est ainsi que Zeus apparaît sous les �rai�� d'un homme barbu dans la force de l'âge, Aphrodite est une Jeu& femme dans le plein épanouissement d'une beauté sensuelle, mais�es adjonctions fortuites vont ainsi à l'encontre du concept a�solu de. perfection, du type universel, éternel. De même l'expres­Sion pensive de la plupart des visages de divinités attiques recèle­t-elle 1� germe d'une individualisation psychologique future qui ne pouvait que mettre en danger l'autre postulat de la vision du monde antique, celui de l'unité absolue de la matière et de l'esprit. Car la méditation a elle aussi quelque chose de fortuit ; il faut dire d'autre part que de toutes les expressions de visages c'est elle qui repré­sente la moins fugace et c'est pour cette raison que les Grecs ont fait d'elle sans s'en rendre compte le symbole de ce qui de toute éternité s'attache à l'esprit.

3. L'exception que constitue Aménophis IV est si instructive pour nous parce qu'elle est parallèle � une modification des conceptions culturelles sous le gou­vernement de ce roi. Autant que nous sachions, cette exception n'a pas fait 6�ole ; elle conse;ve� en tant qu'épisode unique, une valeur de symptôme impé­ns�able pour l'histOire de l'art. Mais les individualisations telles que celle du tcnbe du Louvre ont une tout autre raison d'être, qui n'est pas d'ordre artis­tique ; nous y reviendrons dans Je chapitre concernant Jes motifs.

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1 2 La conception du monde

3. - Le déclin

Il se produit dans l'art greco-romain avant l'avènement de Constantin le Grand •. Après la mort d'Alexandre le Grand le polythéisme anthropologique fut encore pendant plus de six siècles la philosophie officielle des peuples civilisés de l'antiquité. D'innom­brables statues furent encore sculptées dans le style traditionnel à l'image des douze dieux et d'innombrables temples furent construits suivant le schéma traditionnel. Si l'on considère la quantité d'œuvres d'art de cette longue période qui ont été conservées, l'im­pression dominante est bien celle de la recherche de la perfection corporelle, c'est-à-dire de la beauté dans laquelle s'expriment les tendances des arts plastiques de l'antiquité, leur volonté de corri­ger la nature. Mais certaines manifestations isolées ne semblent plus s'inscrire dans ce mouvement.

Le groupe du Laocoon, notamment, a fait sensation à une époque où l'histoire de l'art - science encore jeune de nos jours - en était à ses premiers balbutiements. La glorification de la souffrance incarnée par ce groupe est en effet tout à fait inattendue dans l'histoire de l'art grec. Car si la chute du héros devait apparaître comme une victoire du dieu, ce dieu victorieux n'aurait pas dû simplement faire partie du groupe, il aurait dû en être la figure centrale qui domine les autres. Laocoon et ses fils semblent pro­clamer que la souffrance et l'imperfection sont désormais dignes d'être représentées par l'art pour elles-mêmes et non plus seulement pour servir de repoussoirs. Dès lors Laocoon devient en quelque sorte le précurseur de l'art chrétien.

Si le Laocoon est selon toute apparence une manifestation plutôt isolée, l'apparition de certains nouveaux genres artistiques semble représenter une entorse appréciable aux principes de la conception

4. L'une des tâches les plus importantes de l'histoire de l'art en son état actuel est peut-être d'établir une nette distinction entre les conquêtes de l'époque des diadoques et celles des empereurs romains. Certaines clarifications ont déjà été apportées dans ce sens, notamment par Wickhoff, dans Die Wiener Genesis. Bien des choses portent à croire que la période hellénistique représente sans doute encore essentiellement la maturation et l'achèvement de ce qui s'était épanoui dans l'art attique à son apogée, et que les moments de désagrégation ne prirent des dimensions d'une certaine importance qu'à l'époque des empereurs romains. Mais si le Laocoon fait encore effectivement partie de l'époque des diadoques, il suffit à justifier l'opinion de ceux qui voudraient faire remonter le début du déclin à l'époque hellénistique.

L'art corrige la nature à travers la beauté du corps 13

de la nature tels qu'ils avaient cours jusqu'alors et conditionnaient 1� cré�tio� artistique. Cela vaut surtout pour le portrait où l'indi­VIduahsat!on corporelle se développe autant que possible, pour la reproductiOn raffinée et fidèle d'animaux insignifiants en soi, tels que l'agneau et Ia lionne de la fontaine des Grimani au musée de Vienne et pius encore pour les chevreuils et les homards et autres animaux de la salle des animaux au musée du Vatican. Comment l'intérêt évident que suscitait l'apparence imparfaite, éphémère et naturelle de l'homme et des animaux pour eux-mêmes pouvait-il s:accorder avec ce postulat en faveur de Ia perfection, de I'essen­tt�l et de l'universel qui méritaient seuls d'être représentés, alors que l'Imperfection devait surtout être considérée comme un mal néces­saire et inévitable ?

Et fin�lement on fait de plus en plus entrer en ligne de compte l'e�pressiOn morale et psychique des visages. Il faut dire qu'à ce pomt de vue l'époque où l'art antique amorça son déclin est restée ex!rêmement discrète. Car il est impossible de représenter Ie psy­chtsn;te en tan� que

.tel, on ne peut l'exprimer qu'en reproduisant

certames mamfestat10ns corporelles qui y sont liées, notamment certains gestes chez l'homme. Mais l'art classique les avait déjà exclus à

. cause même de leur caractère fortuit et fugace. C'est pour

cette ratson que, même dans l'art romain, les figures humaines co-?servent en général cet air méditatif qu'ont généralement ceux qUI sont plongés dans leurs pensées. Et lorsqu'il s'agissait d'évo­quer une expression bien précise, comme pour Ie Darius de Ia �osaïque de Pornpéï représentant la bataille d'Alexandre, l'expres--• ston corporelle de l'émotion intérieure reçut un caractère infini­ment plus dramatique qu'auparavant : nous pensons une fois de plus au Laocoon.

. Ai�si d,�

nc l'exp�ession de la souffrance remplace celle de la vtctotre, l imperfectton remplace la perfection - et chaque fois elles sont choisies pour elles-mêmes et non dans un but déterminé enfin l'expression fortuite des mouvements du psychisme se détach� de plus en plus nettement du corporel où elle devait autrefois se pe�dre sans laisser de trace : tels sont les trois symptômes qÙi carac­téns�nt l'�rt à 1� fin de l'antiquité ; ils nous révèlent les profondes m�tficatiOns � amorç�nt dans la conception qu'avait cette géné­ration des relatiOns de 1 homme avec la nature matérielle. Cette rela­tion s'exprime directement dans le culte et resta, comme nous l'avons déjà constaté, le trait dominant dans ce domaine jusqu'à la

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1 I l

14 La conception du monde

fin du polythéisme anthropomorphique, de même que nous avons cru relever dans les arts plastiques de l'époque en général cette ten­dance fondamentale à vouloir améliorer la nature. Mais lorsqu'on Y regarde de plus près, on rencontre dans le domaine du culte des symptômes aussi évidents de déclin que nou� avon_s yu le c�n��tt;r dans l'art gréco-romain. On est frappé par 1 appant1on de dlVlm

_téS

qui doivent concrétiser une idée �n�once':able �ur le plan �n�nel, telle la Kairos. Remarquons aussi 1 mcurs10n d un nombre cr01s�a11;t de divinités orientales venues de l'univers mental des peuples semi­tiques qui ont toujours eu un penchant pou� la spé�ula�i?� abstr��te (sur lequel nous reviendrons encore). Mats le fatt dectsif . fut 1 m­différence croissante du monde cultivé pour les cultes anctens ren­dus traditionnellement aux divinités. A une époque où le christia­nisme était encore très loin de remporter la victoire, le polythéisme était déjà essentiellement devenu un paganisme_. Mais l'Etat, c'est-à­dire la société cultivée, restait attaché aux anciens cultes, car_ toute l'organisation de l'Etat reposait sur eux. Les d_irigean� r?mam� ne se souciaient pas de ce que croyaient les Chrétiens, mats tls avaie�t le souci de voir ceux-ci sacrifier aux dieux de l'Etat comme l'exi­geait leur devoir de citoyens. La politique, le_ culte et l'art étaient en effet étroitement liés dans le monde anttque et surtout dans l'empire romain ; ils ne constituaient en quelque sorte· qu'une seule et même activité. La séparation de la politique et du culte comme l'exigeait le Christ (Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César) semblait inacceptable ;

, lorsqu'e

.n dépit de

toutes les résistances elle fut sur le pomt de s accomphr, Constan­tin le Grand préféra modifier le culte plutôt que de_ r�nonc�r à l'ancienne unité. L'art et le culte auraient pu tout aussi bien su.Ivre peu à peu des chemins différents : 1� portrait �t les re�résen�att�ns d'animaux de l'époque ne révèlent-Ils pas déJà une emancipation du goût qui se tourne de plus en plus vers l'art profaD;e. totalement étranger à l'antiquité. Il était donc l?giq� que les héntter� de l'an� tique empire romain tentent de retablir dans ce domame aussi l'unité qui leur parai&Sait nécessaire, voire indispensable : c'est l'art byzantin qui est parvenu tel quel, en tant qu'ar_t de l'Etat et d': culte jusqu'à nous, - entraînant dans son Sillage des témOI­gnag�s étonnants de la vie sociale et politique d'un monde passé. Tous ces bouleversements fondamentaux s'étaient amorcés dès la fondation de l'empire romain et les débuts du christianisme, alors que les formes anciennes semblaient extérieurement se maintenir ; il

L'art corrige la nature à travers la beauté du corps 15

a suffi que la majorité des personnes cultivées de l'empire romain se prono

,nce en. faveur de la foi chrétienne qui lui semblait repré­

sen�er desormais la nouvelle conception du monde, pour que les anct�nnes formes anthropomorphes des puissances naturelles dis­.paratssent, non sans continuer pendant des siècles à exercer une mfiuence. L'art antique �isparut-il du même coup ? En au�une. façon. Il prolongea bien plus à l'endroit même où il avait pns natssance - à !'Est �e 1� Méditerranée - et jusqu'à l'ère 11!-�derne,

, tou� ce qui paraissatt tant soit peu compatible avec la

VISt<!n qu a;atent les Chrétiens des rapports de l'homme avec Ja matière. C est là plus que partout ailleurs que se manifesta l'éno�� P?Uvoir

, de la tradition qui joue un rôle si important

dans l htstoire de 1 art, car elle sut cette fois jeter un pont au-dessus de l'ab�me qui_ séparait deux visions du monde. II est vrai que les Sémttes avatent sur la recevabilité - dans un art monothéiste _ de� �dées païen�e� concernant l'amélioration de la nature une opm10n toute dtfferente de celles des Romains de nationalité et de culture grecque. Mais il est un point sur lequel l'un et l'autre - l'�� ?yzantin et _l'art islamique - sont parfaitement d'accord : le pnvdege �ccorde au droit du plus fort. C'est pour cette raison qu tl faudratt, pour être tout à fait rigoureux - considérer ces de�x arts comme des appendices de l'art antique, même si leur naissance et leur apogée se situent après le règne de Constantin le Grand et s'ils se sont prolongés jusqu'à nos jours. L'influence de la .nouvelle philosophie monothéiste ne s'exprime que de façon négative en ces deux expressions artistiques. Mais pour les comprendre il faut connaître la nature de la nouvelle vision du �onde et la r_elation en!re l'artiste et la nature qu'elle détermine ; c es.t pourquoi nous les mclurons très précisément dans la seconde pénode, à laquelle elles appartiennent d'ailleurs chronologique­ment.

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16 La conception du monde

DEUXIÈME PÉRIODE

L'ART CORRIGE LA NATURE EN SPIRITUALISANT LA BEAUTÉ

Le polythéisme, après s'être affiné, entreprit de proclamer que

de nombreuses manifestations de la nature - pour. les,uelles un

polythéisme sans limite admett�it autant de for�es md�penda�tes

_ n'étaient que l'expression d une s�ule et . meme. pmssance , le

monothéisme acheva ce processus d ép�ratlon : tl afi;irrna, ,

que

toutes les manifestations de la nature étatent sans e�cept10n 1 �rna­

nation d'une puissance unique originelle. Cette pmssance umque

ne supporte absolument pas d'être conçue sous des formes

concrètes ; sa grandeur et sa perfection sont incomrnen�urables,

aussi l'homme disparaît-il s:il se �o�pare _à elJe. de meme que

disparaît tout ce qui est matlère ammee o� ma�:umée. Seul 1� Dieu

immatériel est perfection ; par rapport a lm, t_?ute matt�re: Y

compris celle qui compose �'ho_mrne, �st imp�rfatte et éphern:re.

Si _ à une époque où dommalt _la pJ:Uloso�hte �onothétste, 1 a:t

devait rivaliser avec la nature, Il lm fall�tt l�gtque11,1:nt repr�­

senter ce qui relevait du suprasensible, de 1 espnt, de 1 arne. Mats

les arts plastiques ne peuvent représenter,.. ces c��es en tant qu�

telles justement parce qu'elles ne peuvent etre saiSles par les sens •

il faudrait donc renoncer à des créati_?ns rivalisa�t avec celJes,.. de

la nature. Dans ces conditions le stnct monothetsme devatt etre

au départ hostile à tout art et. i! l'a touj?urs été. .

Ce furent les peuples sérnttiques qm reconnurent - rel��tve­

ment tôt et de façon plus ou moins cl�ire -,dans_ le monothets�e

l'aboutissement de toutes les spéculations tbeologtques. Tous n at­

teignirent pas ce but, sans doute p�rce q�e �es intérêts t�rrestres

détournèrent certains de la spéculatton : amst la ��l!e detourna­

t-elle les Mésopotamiens et le commerce les Phemctens. Seul le

peuple juif semble avoir eu la ch�nce. de consacrer son temps à la

contemplation nécessaire à 1� refle�oon profonde �rrnettant de

préciser la conception d'un Dteu umque. Et ce sont JUStement ces

mêmes Juifs qui ont adopté dans l'antiquité une attitude de �e.fus

catégorique envers l'art alors que che� tous les p�u�l� v01sms,

notamment chez les Grecs qui donnatent le ton, il etait. encore

considéré comme l'expression la plus importante de la vte et la

plus digne d'elle.

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 17

,..or le Dieu. des Juifs, aussi redoutable qu'inconcevable, n'a pas

meme conquis d'autres peuplades sémites ; il risquait d'avoir enc�re �oins d,e ch�nce a?prè� des peuples occidentaux peu enchn� a la s�culatton theologtque et s'intéressant aux repré­sentati.�n� mat

_ér;elles. Si le �onoth�isme devait remplacer pour

1� soctete cultivee le polythéisme d Etat devenu simple formule vtdée de so� �?�· il lui fallait s'adapter aux manières de penser et à

_la s_enstbthte des peuples non juifs. Dès le départ il allait

devotr fane des concessions aux exigences de ces peuples qui atten­daient une représentation concrète de Dieu : Jésus-Christ sut les im�giner . en pr�lam�nt

_la triple personnalité du Dieu unique.

V01_Ià qUl pouvatt satisfaire les peuples civilisés de l'Orient qui

ava�ent de tout temps été attirés par les conceptions monothéistes. Mat

,s pour .c?nquéri� l'occ���nt gréco-roma

_in il fallait plus qu'un

systeme religieux qut concihat une conception monothéiste et une représentation concrète de Dieu. La nouvelle doctrine devait en outre séd

_uire les peuples occidentaux en leur apportant quelque

chose qm ressemblât à une libération et à une délivrance. C'est ce que réalisa la partie sociale de la doctrine chrétienne : la lutte co�tr� le droit

,.. exclusif du pl�s fort, la proclamation d'un droit

à 1 existence meme pour les faibles, les malheureux et les vaincus. L� doctri?e

_du Chr�st co�prenait ainsi deux parties certes

des�ées à 1 umvers entter, mats dont chacune était destinée plus spéctalement à l'une des deux grandes moitiés de l'empire romain. Et l'e�e� se . fit sentir dès l'époque des apôtres. On établit bientôt une d1sttnctton entre les judéo-chrétiens qui s'attachaient surtout au monothéisme et tentaient de transférer sur le Dieu en trois �rsonnes du christianisme le plus de traits possibles du Iavéh ter­nble, vengeur et surhumain, se perdant pendant des siècles dans de� spéculations s�r la Trinité et, d'autre part, les païens convertis qw �e préoccupaient surtout du contenu social de la doctrine chrétienne. Les premiers combattaient plutôt l'intérêt des hommes P?�r la natu�e ��parf�ite, �ph�mère et matérielle - qui n'avait d ailleurs à 1 ongme nen d antique - et restaient attachés tout n�turellement au droit antique du plus fort ; les seconds combat­taient s�rtout �e dr?�t ,du plus fort et accordaient une importance secondaue à 1 hostthte à la nature. Les premiers, au lieu de se détourner de l'antiquité, revinrent plutôt à ses conceptions origi­nelles �lon �esqu�ll�s les manifestations passagères de la nature ne devatent Jamais etre reproduites. Les seconds durent naturel-

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18 La conception du monde

lement étendre la tolérance qu'ils prêchaient à l'égard de tout ce

qui est imparfait aux manifestations imparfaites de la nature. La

première orientation conduisit au byzantisme, la seconde au catho-

licisme romain.

A. Les prolongements de l'art corrigeant la nature

dans la représentation des corps

a) L'art byzantin

Lorsque l'empereur Constantin transféra sa résidence ct: Rome

à Byzance ce n'était pas pour échapper aux Barbares qm .me?a­

çaient l'ancienne capitale et pour lesquels le Bosphore était �1en

plus près que l'Italie centrale, mais i� �oyait claire�ent q.�e _l'On�nt

lui offrirait bien davantage les conditions nécessa�res à 1 �lficatiOn

de son empire futur que ne le feraient les provmces occidental:s

au bord de la Méditerranée. L'empire universel. où t�ut deva�t

être fait sur mesure resta d'ailleurs une abstractiOn qm semblait

davantage convenir à des Orientaux enc�ins à la sp�culation qu'à

des Romains et Romans poussés par mille forces vivantes à une

activité incessante. C'est ainsi qu'il transféra son siège sinon en

plein Orient, du moins aux portes de celui-ci : à la frontière entre la

civilisation sémite et la civilisation grecque. Car les Grecs

occupaient en effet une position géographique et culturelle inter�é­

diaire entre l'Orient proprement dit et l'Occident. Ils sembl�tent

donc bien destinés à jouer un rôle prépondérant dans les deux direc-

tions. . Ce qui, aux yeux de tous les peuples, conférait à _l'empire ro�at�

une grandeur qui justifiait sa dominatio� �xclu�Ive, ---: la dtscl­

pline et l'organisation parfai�e de son �dmirustratt.on� qm se retro�­

vait dans les moindres détails de la vie -, devait etre désormaiS

développé jusqu'aux conséquences extrêmes. Dans l'Eta� byza?tin

tout est réglementé : la politique, la religion, l'art, la v1e sociale.

Une hiérarchie développée à l'infini avec .à ,son sommet. le p�pe­

empereur. C'est le droit du plus fort codifie par des l01s ngtdes

et, si possible, éternelles. To�tes les fonc�ions . de 1� vi� qui ont

quelque importance sont sou�Ises à un céremo�ual mmutteux. Une

organisation étatique aussi exigeante ne pouv�It certes yas �e pas­

ser des arts plastiques. Nous voyons en �ffet 1 art romat� un�versel

supplanté par un art byzantin au caractere presque aussi umversel

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 19

e.t uniform�, qui a mani�esteme�t pu se maintenir grâce aux produc­t�ons masstves des atehers de 1 Etat. Mais les arts plastiques riva­hsent avec la nature ; comment les Byzantins se sont-ils comportés à l'égard de cette dernière ?

T�ut l'ap�areil de l'Et�t .b?'za�tin, fondé sur le droit du plus fort, pe�etue �delement� la C1V1hsat10n antique. Rien d'étonnant à ce qu �� apphque de meme constamment ce principe à l'art. Le mono­théisme pro�}ame s�n� do��e que seule la perfection spirituelle, la beauté de 1 ame mente d etre représentée ; mais on ne peut les représe�ter e� tant que. telles, et vouloir les représenter à travers l�s �amfesta�10ns fortutt�s du corps qui les accompagnent aurait stgn!�é que 1 ?n acceptait de reproduire la perfection au moyen de l tmpe.rfect10n. Or les B�zant.ins n'ont nullement songé à trou­ver une tssue dans �ette dtrectlon ; ne se sont-ils pas contentés pour leur culte a�sst d'un cérémonial extérieur et formel ? Pour eux les �rts plastiques. pr.olongent fidèlement l'antiquité à travers la beaute du corps qm vtent donc simplement corriaer la nature �n �. sens le mon_

othéisme n'a eu sur eux qu'une ii�fl.uence néga� tiv� , tls a�andonn�re?t� tout ce qui, dans l'antiquité romaine, pou­vatt tradutre un mteret pour les manifestations imparfaites de la nature en tant que telle : l'art du portrait, le plaisir que pouvaient �roc?re� �es formes nues S. etc ... Les Byzantins désiraient restaurer 1 antiqUite pure en évi�.nt to�s les éléments païens et anthropo­morphes. <; �st pour�u�t t�s revmr�nt dans leurs principes et souvent dans les dtfferents detatls à des etapes antérieures de l'art antique notamment 1:art grec d'avant Alexandre. Ils représentent de� fi�res humames belles et empreintes de dignité qui s'opposent enttèrement à celles du romain tardif qui, comme nous le verrons enc?re, semblent p�rfois avoir vraiment recherché la laideur. Nous r�vtendrons plus lom sur la manière dont ils ont su éviter de riva­hser

, trop exactement a�ec la �ature en se rapprochant justement

d.e 1 art grec avant le regne d Alexandre. Mais pour exclure tout nsque. d� passer progressivement - en partant de représentations « corngees » de la nature - à la reproduction fidèle de phéno-

c/i/:;9�� tenne de forme, Riegl entend ici la ronde bosse. (Note des éditeurs,

rC:�p�� e:��t�� ce su/et des edxemples frappants : les Byzantins ont directement

. emen s gr�cs es 4• et 5' Siècles. Dans le chapitre consacré aux ::.�t��

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e��apitres ultérieurs nous reviendrons

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20 La conception du monde

mènes naturels imparfaits et éphémères, on s'en remit à ce qui constituait la panacée de la civilisation byzantine - le règlement. On fixa un canon des motifs plastiques autorisés par la loi et toute représentation de la nature qui ne le respectait pas était menacée de sanctions. C'est ainsi que cet art byzantin entièrement au service de l'Etat et du culte put être conservé jusqu'au déclin de l'empire byzantin et il continue à exister de nos jours dans de vastes régions d'Europe orientale et de l'Orient '.

Ce caractère de l'art byzantin que je viens d'ébaucher n'est par­venu à s'exprimer dans toute sa pureté qu'au cours de son évolution, en partie même après la querelle des iconoclastes. Au cours des premiers siècles de son existence nou� rencontrons souvent des expressions qui ne correspondent en rien à ce caractère : ainsi par exemple des fruits représentés de façon parfaitement « naturaliste » sur les chapiteaux, immédiatement à côté d'autres fruits parfaite­ment cc tStylisés ». Ici les extrêmes se touchent visiblement mais ils sont la preuve que la tradition romaine antique a même su introduire pendant un certain temps jusque dans le moyen âge byzantin la rivalité avec les phénomènes naturels imparfaits, que

7. L'empire russe est le dernier à représenter encore le byzantinisme. Nous retrouvons en effet aujourd'hui dans le césaro-papisme, dans le droit du plus fort fondé sur une armée aveuglément disciplinée et une puissante hiérarchie de fonctionnaires, dans la sévère réglementation de toutes les manifestations offi­cielles - et souvent privées - de la vie, dans l'énorme importance accordée au cérémonial, etc. autant de survivances du concept abstrait d'Etat élaboré par les Byzantins. Mais nous avons affaire à la phase ultime de ce concept ; la preuve en est que le byzantinisme russe - ainsi que le démontre sa relation aux arts plastiques - ne se fonde plus que sur le paganisme, dont la disparition sans doute encore lointaine, il est vrai, entraînera également la disparition des formes abstraites de gouvernement (ce qui ne veut naturellement pas dire que l'empire russe en tant que tel disparaîtra nécessairement en même temps). Dans l'ancienne Byzance l'art religieux était en effet le seul art : tout comme dans l'antiquité classique avant son déclin on ignorait l'art profane. Il y avait des œuvres d'art réservées à un usage profane, mais la compétition avec la nature qui s'y exprimait ne dépassait pas les limites imposées aux objets usuels du culte. Il en est tout ahtrement dans la Russie d'aujourd'hui. De même que la masse des païens, llhomme cultivé y célèbre le cérémonial religieux, mais il consomme par ailleurs des œuvres d'art qui signifient une compétition avec la nature matérielle pour elle-même. D'une part donc l'accomplissement minutieux des exercices prescrits pour le culte monothéiste de l'Etat, d'autre part une débauche de plaisirs artis­tiques de nature panthéiste : c'est exactement la même contradiction interne que celle que nous avons pu observer à l'époque impériale avant le règne de Constantin. Mais toute contradiction est entraînée tôt ou tard vers sa résolution : l'heure de la civilisation byzantine qui dura un millénaire et demi finira par sonner lorsqu'en Russie Je nombre des personnes cultivées dépassera celui des laïques.

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 21

détestait tant le monothéisme austèr 0 considérant que la responsabilit , �- n �e se trompera guère en des Byzantins les Grecs et

e �nA�ncomA e aux plus occidentaux cour. Mais to�t cela ne '

:peu -e re meme aux milieux de la des Orientaux et l'on p

tfto�;:It a�solument pas convenir au goût petite tribu sémitique très isolée

r�n re compte au moment où une d'élaborer un système reli ie

u reste dl! monde trouva le temps reux. Aussitôt de vastes ré�o�: d

���ot�éiste extr�mement rigou­premiern assauts de l'Islam et d

Onen_t byzantm cédèrent aux visoirement éclata la querelle

;ns _les provmces qui résistèrent pro­nière impulsion à la réglem

::. Ico�oclastes : elle donna la der-par la loi, teUe que nous l'av��s :�q�is:é;���s

�a�;. l'art byzantin

b) L'art de l'Islam C'est un art directement issu de l' b . . tout ce qui rappelle les man! t

f �rt yzantm dont Il a exclu entreprenant de restaurer l'

1 �s a_wns Imparfaites de la nature. En r�monté encore en-deçà de

���(u�té ��ns toute sa pureté l'Isl�m est directement des manifestations : t�

cf

avant Alex_andre et reJoignit en limitant dans l'art le dro·t d

r �� Iques de l'onent ancien. Mais part très loin de l'anti uité

I u p ,�s f?rt l'Islam s'écarta d'autre existe également dans f'Isla

polyt�eiste . Il est vrai que ce droit n'est réservé qu'à un être uni

m, t_nais e� v�rtu du monothéisme il unique ; dans le monde des c

que . �an�ll un�vers, c'est celui du Dieu

jamais aux autres dieux de ��Y�� s, I r�vient au seul Calife, mais

�iérarchie administrative L'I 1 rarchie ou

. aux membres de la

Intermédiaire entre le a . s am ne connatt aucune hiérarchie

d'un culte étatique. �·eft;�rre�� et 1� masse et ignore donc tout l'art islamique, en dépit de leu�

��r:m

raison qu� l'art byzantin et sentation des manifestations de 1 tu

une aversiOn pour la repré-a na re � dont chacun hérita

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22 La conception du monde

de l'antiquité - s'opposent néanmoins fortement : le byzantinisme ne connaît qu'un art religieux mais aucun art profane, l'Islam ne connaît qu'un art profane mais aucun art religieux. Ce dernier appa­raît donc bien marqué par une philosophie rigoureusement mono­théiste lorsqu'il ignore dans son art toute hiérarchie, toute diffé­rence entre forts et faibles, entre des degrés de perfection plus ou moins grands. Dans un art profane qui ·n'est par conséquent qu'au service de la vie privée, il n'y a pas de hiérarchie : nous compren­drons plus tard plus en détail comment tout cela s'exprime dans le caractère de l'art (rapport entre fond et dessin).

Par la •suite, l'évolution se fit suivant des voies directement inverses de celles du byzantinisme. Le monothéisme islamique perdit de plus en plus son caractère de stricte observance, si bien que l'art islamique s'est de plus en plus rapproché de l'art byzantin, voire même de l'art occidental (Rococo). Le byzantinisme en revanche a évolué d'une relative liberté vers une rigueur de pluos en plus grande. Dans l'Etat du calife on voit s'introduire un élé­ment intermédiaire aristocratique (comme les mamelouks, par exemple), l'Etat byzantin tombe de plus en plus dans le sultanat asiatique. Rien d'étonnant à ce que l'art des deux Etats, après de sévères divergences, se soit progressivement rapproché jusqu'à un certain degré (possible extérieurement). Si bien que la décoration byzantine prit peu à peu un caractère parfaitement arabe ; inversement, les Turcs islamiques adoptèrent l'organisation ecclé­siastique byzantine dans leurs mosquées.

B. Le déroulement proprement dit de la seconde période en Occident

Le monothéisme n'a donc pas réussi à arracher définitivement les arts plastiques à la sphère d'influence des conceptions antiques et il est intéressant de constater que c'est justement le monothéisme oriental des deux observances qui retient la version la plus rigou­reuse de cette vision du monde. L'avenir ne pouvait appartenir qu'à des conceptions qui donneraient à la rivalité des créateurs avec la nature une base nouvelle : qui ne se contenteraient pas d'une amélioration réduite ou réglementée du corps de l'homme, mais qui entreprendraient carrément de faire porter cette amélioration sur sa dimension spirituelle. Même la chrétienté romaine d'Occi-

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 23

de�t q�i reconnut peu à peu en l'évêque de Rome oson chef ici-bas es!Imait que les manifestations éphémères de la nature ne méri­taient pas d'être représentées. Ces chrétiens voulaient effecti­vem�nt voir dans la nature l'incarnation du principe essentiel qu'ils venaie?t de découvrir : la perfection spirituelle. Pour cela ils ne pou�aie?t se p�sser de la nature, seul support concret et seule rnéd1atnce posstble de l'esprit. L'imperfection de cette nature les choquait moins que les Orientaux, car ils cherchaient eux-mêmes par tous les moyens à s'affranchir du droit du plus fort et étaient pa.r con

_séquent très tolérants à l'égard de l'imperfection chaque

f01s q.u'Il•s la rencontraient. Mais il leur fallait à tout prix éviter de vo�r comme par le, �assé dans la correction apportée au corps humam tel que le creait la nature l'essence véritable de celle-ci Les premi�rs chrétiens se virent donc contraints de s'imposer 1� postulat suivant : plus d'amélioration du corps humain c'est-à-dire pluos d'embellissement et d'idéalisation extérieure de

' la nature !

Tout ce qui �st en soi imparfait sera rendu encore plus imparfait que

_ne le presente la nature et se verra ainsi élevé au rang de

précieux canal de l'art ! Voilà qui explique pourquoi le sens de la be�uté se perdit de façon si effrayante dans l'art romain du Bas­Emptr.e. On a parlé de barbarie et l'on voulait dire par là que les Ro��Ins du Bas-�mpire avaient perdu toute la finesse de leur sens esthetiqu� à la suite .de leurs fréquents contacts avec les Barbares. Reconna�ssant par ailleurs l'élément décisif de cette évolution, on en a reJeté la respons�bilité .su� . le christianisme, en suppo­sant à tort que 1�� Chrétiens pnmitifs avaient été hostiles à l'art. Une. telle supposition se fonde en effet sur l'idée _ trop simplifi­catr�ce - 9ue les arts

. plasti9-ues et l'embellissement des corps

�llatent tOUJO�rs .de . p,a1r. �ais ce ne fut réellement le cas qu'à 1 ép�que de � antiquite classtque ; la rivalité avec la nature peut a�st se mamfester par des voies non moins justifiées et les pre­ffilers Chrétiens choisirent justement l'une de ces voies:

Aucune a�t�e période de l'art n'est plus mal connue de nos jours 9ue celle qut s ét�?d sur le 4• et le se siècle après Jésus-Christ. Elle maugure �a premt�re phase de la seconde grande période, celle de sa format10� ; , mats, e� raison de son importance fondamentale, nous �a constderero� separém�nt, comme une introduction. Si l'on voulait d�nner un titre a. c� debut de la première phase partielle, o� t:X>�rrait le for�m�ler atnst : la nature laide, support de la beauté spmtuelle. Le mepns dans lequel a été tenu jusqu'à présent l'art

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24 La conception du monde

romain du Ba�Empire est dû pour une part au culte de la laideur que l'on peut observer en de nombreuses œuvres figur�s ?e cette période, mais aussi aux expressions les plus contradtctmres (on trouve par exemple à la même époque des hauts - et des b�s --:­reliefu) qui ne permirent que difficilement de conn�ître et d� de�mr clairement le caractère d'ensemble de cette pénode, qm meme rendirent parfois impossible toute définition, tant que l'on méc�nnut les forces qui animaient ce processus traversant tous le�, ext:emes. La meilleure manière de comprendre les choses est d etudter les arts appliqués de cette époque. Dans ce domaine la . lutt.e contre le droit du plus fort s'exprima avec netteté et détermmat.lOn �t ce à une· époque où l'image du Christ crucifié - cette ?lonficat10� de la souffrance et de la fragilité en tous points contratre à l'espnt de l'antiquité - n'apparaissait encore que timidement dans l'art chré­tien. Nous trouverons plus loin, dans un autre contexte, une occa­sion plus favorable d'éclairer comme il convient cette manifesta­tion unique dans l'histoire de l'art. Nous nous con��nterons simplement de dire ici encore quelques m�ts sur la mam�re. dont sa dimension spirituelle trouva une express10n dans ses pnnctpaux représentants - les figures humaines.

En ce début de la nouvelle période on renonça à donner des caractéristiques proprement artistiques à la beauté 'Spirituelle ; même les Chrétiens occidentaux subissaient visiblement encore trop l'influence de la tradition antique pour être en mesure de passer directement à un art qui intégrait dans ses principes toutes les manifestations secondaires et fortuites. On se contenta de signaler la perfection de l'esprit, la beauté de l'âme que pou�ait. expri�er la figure humaine (celle du saint, de tout homme qm fait. le �Ien) par de simples attributs ou des inscriptions, lorsque le récit épique proprement dit (et l'absence de transfiguration dramatique des têtes et des gestes) ne leur permettaient pas de ressortir. Si bien qu'en ce qui concerne l'expression du spirituel dans le corporel l'art chré­tien primitif était très en retard sur l'art grec d'avant Alexandre. Mais ce qui opposa le plus catégoriquement l'art chrétien à l'anti­quité païenne, c'est le crucifix, qui constitua désormais le symbole primordial de la foi chrétienne. La tradition antique répugna l?ng­temps à représenter ainsi la beauté idéale spirituelle - le sacrifice que fait l'homme de son propre corps - ; les Byzantins �e vou­lurent jamaig le considérer que comme un mal nécessatre ; les Chrétiens de Rome furent les seuls à l'ériger inlassablement au

L'art corrige 1a nature en spiritualisant ]a beauté 25

bord de tous les chemins et à le suspendre et le peindre sur tous les murs : car il signifiait pour eux un réconfort constant dans les 'Souffrances que leur imposait l'inévitable combat contre le droit du plus fort, quelle que soit la forme que prît sa violence à leur égard. Mais on comprend aussi que les Byzantins n'auraient jamais pu fonder leur conception abstraite de l'Etat universel antique et romain sur des idées telles que celles que nous venons d'esqui•sser. Plus tard en Occident, les mêmes conceptions ont d'ailleurs souvent été un obstacle chaque fois qu'un pouvoir politique fort et absolu a tenté de s'établir à partir du pouvoir religieux : ainsi lornque Grégoire VII réduisit le dangereux empire romain germanique à une puissance fantôme ... , jusqu'à Savonarole qui porta un coup mortel à l'Etat artificiellement créé par les Medicis. C'est donc la chrétienté romaine primitive qui avait joué un rôle décisif dans la naissance d'arts plastiques nouveaux fondamentalement différents <1:es arts antiques et ce bien au-delà de quelques moyens d'expres­s�on : la natur� éphémère devenait digne de la représentation artis­tique, quand bten même elle ne l'était pas pour elle-même. Mais la forme sous laquelle les premiers Chrétiens reproduisirent cette nature d�� l'art ne P?uvait s�tisfaire à la longue que les fanatiques de.la �eh�1on :. une deformation SY'Stématique du naturel, qui deve­nait amsi �USSI faux que la nature améliorée des statues de l'anti­quité, une pure expression du spirituel à l'aide de moyens s'adres­�ant .à la pen�ée, ?one à la raison de celui qui les contemplait, Jamats à son Imagmation. L'évolution allait donc pouvoir •s'effec­tuer dans deux directions dès que tout risque de rechute dans le paganisme serait écarté, permettant que s'instaure une certaine �odération da�s 17s conceptions rigoureuses de la chrétienté primi­tive. On tendatt d une part vers la reproduction de tout ce que la na�re P.ré�ente d'éph�mère, d'autre part l'on souhaitait remplacer l�s msc.�ptiOns et attnbuts représentant le spirituel par une expres­SIOn uttltsant des moyens plus artistiques. Cette dernière étape ne pouvait se réaliser qu'à l'aide de manifestations accessoires for­tuite� dans

_J'expresion corporelle, ce qui devait stimuler la repro­

duc�on fidele du naturel. Une évolution normale aurait donc dû s'onenter vers un désir régulièrement accru de rivaliser avec la �tur� éph�mère, o;ais u�e nature animée par les impulsions de 1 espnt. Mats ce,tte evolutiOn normale fu� entravée et retardée par de constantes resurg�n�s de la c?ncept10n antique de l'art pour­tant dépassée en pnnctpe : améhorat10n et perfectionnement de

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26 La conception du monde

la nature dans la représentation des corps. Une telle tendance s'opposait aussi bien à la rivalité entre l'artiste et la nature éphé­mère qu'à la recherche de manifestations fortuites (donc impar­faites) des impulsions de l'esprit.

Tout le Moyen Age est dominé par la lutte entre ces deux ten­dances : celle qui progressait vers la fidélité à la nature et tout ce qui était animé par l'esprit et celle qui restait tournée vers le passé, modératrice, recherchant la perfection corporelle -- mais le vide spirituel. Elle se déroula cependant différemment du nord au sud des Alpes ; cela s'explique déjà du fait des différences d'inten­sité avec laquelle la tendance antiquisante tournée vers le passé pouvait se manifester chez les anciens peuples civilisés du Sud, mais aussi chez les peuples plus jeunes du Nord relativement moins touchés par elle, si bien qu'il n'est pas néce&Saire d'attribuer un rôle quelconque ou décisif aux différences raciales existant entre les peuples concernés. A première vue il est évident que le Nord devait moins subir le poids de la tradition et qu'il représente donc pour le Moyen Age en général le progrès le plus important, 'Si bien que vers l'année 1520, date à laquelle nous situons la fin de cette période, l'art des pays germaniques et hollandais s'attacha de plus en plus et dans tous les domaines à la nature éphémère : autant pour en cerner les aspect's extérieurs imparfaits que pour reproduire les manifestations corporelles consécutives à des impulsions momentanées de l'esprit. Mais nous ne voudrions pas nous priver de l'évolution du Sud, plus lente : n'a-t-elle pa•s produit finalement des œuvres qui furent jusqu'à présent les seules en dehors des chefs-d'œuvres de l'art attique à susciter l'admiration sans partage de tous et reçurent de ce fait le titre honorifique d'œuvres « clas­siques », parce qu'elles réalisent un équilibre harmonieux entre tout ce qui, dans la nature et dans l'art, avait su plaire aux hommes.

lto!ie 1. Naissance d'un art représentant une nature spiritualisée en Italie

Lorsqu'on parle de l'évolution historique de l'art dans le Sud, l'on doit penser exclusivement à l'Italie. En Espagne et dans le Sud de la France l'élément roman de la population n'a en général guère été plus marqué d'influence germanique que ce ne fut le cas en Toscane. Maios certaines conditions extérieures (et peut-être même intérieures ?) placèrent ces deux pays sous la dépendance artistique des pays germaniques. Même si les œuvres plastiques

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 27

�édi�vales repré�n�ent po�r ces deux pays des épisodes d'un grand mtéret, elles ne stgmfient nen pour l'ensemble de l'évolution. �ême en Italie toutes les régions ne sont pas devenues à un degré équtva�e�t le foyer de la nouvelle évolution. A Rome précisément. la tradttion - trop puissante - de l'antiquité et du christianisme primitif étouffa dans un double •sens toute velléité d'innovation durant presque tout le Moyen Age. Dans toute l'Italie du Sud et sur les bords de l'Adriatique jusqu'à Aquilée le byzantinisme exerça pendant un temps aussi long une influence décisive. Rome l'Italie du Sud et l'Est furent donc le centre de forces tournées ver; 1� p�ssé : la tradition attachée au terroir et le byzantinisme importé ; s� bten. que non. seulement on ne sortit pas du christianisme primi­tif. mats on �evmt de plus en plus à la tendance antiquisante telle que le by��ntisme

.la représente d'ailleurs. En Lombardie par contre

s� produtst.t rel.ativement tôt (dès le I le siècle) une poussée éner­gique en dtrectwn de l'avenir ; c'est la seule région d'Italie où les gra?des invasions germaniques avaient laissé de nombreuses tribus. Mats c'�st justement l'art lombard qui devait témoigner de la prédo�unance de la tradi�ion antiquisante : dès le 12e siècle, après des debuts prometteurs, tl marqua un arrêt avant même d'avoir connu des succès tant soit peu comparables à ceux qui furent réa­lisés dans le Nord en France et en Allemagne. Ce n'est sans doute pas un hasard si œtte stagnation de l'art lombard est contempo­rai?e de l'essor . d'une autre région italienne. Sa position géogra­phique la plaçait effectivement au centre, entre Rome, absorbée par 1� t�adition, �t le Nord de l'Italie où, pendant quelque temps, on s était engage dans le sens d'un art représentant une nature éphém�re et spiritualisée : la Toscane qui, depuis Grégoire VII, évoluatt vers son apogée politique et intellectuelle.

En Toscane aussi différentes influences entrèrent en conflit pen­dant quelque temps avant que n'apparût clairement à laquelle d'entre elles allait appartenir l'avenir. A Pise on s'était attaché à l'amé�ioration de la nature selon la tradition antique, à Sienne on tendatt vers le culte byzantin de la beauté. Florence fut la seule à s'engager résolument vers les voies de l'avenir. Mais même dans ce�te.:ille l'on semble n'avoir compris clairement qu'à la fin du 1 3 stecle à laquelle des reproductions de la nature allait apparte­nir l'avenir.

La période durant laquelle se constitua un art représentant une nature perfectionnée par l'esprit ne se déroula pas suivant une

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=��-------

28 La conception du monde

progression régulière partie d'obsc�res intui�ions po.�

r abo�tir à une claire conoscience de la perfection à attemdre. L ImpulsiOn la plus forte s'était produite aux 4" et 5" siè��es, com�e ��us l'av?ns déjà mentionné plus haut. Durant les stecles qm sutvrrent, 1 art chrétien d'Italie se borna à se défendre assez mollement contre les influences antiquisantes tournées vers le passé et les intl"�ences byzantines hostiles au spirituel. Il semble qu'une nouvelle Impul­sion fût nécessaire pour entraîner l'art d'Italie centrale vers . 1� postulat fondamental de tout l'art chrétien occidental -. la spm­tualisation - et elle se produisit avec l'apparition de Samt F�an­çois d'A&sise qui se rattachait si directe�ent � la. tendance. sociale du .christianisme primitif. L'homme qm se pnva1t volontatrement de ses biens terrestres apportait ainsi une nouvelle preuve de ce que la matière éphémère était totale�e�t dépourvue de �ale�r pour l'intériorité ; cette conviction ne I'mc1ta cependant pas a fmr égoïstement le monde, à la manière orientale, mais à accepter avec amour tous les manques de ce monde imparfait et à s'efforcer avec ardeur d'adoucir les •souffrances des malades et des opprimés. Mais cette nouvelle orientation vers le spirituel dans l'art reçut égale­ment d'une autre part une nourriture riche et féconde : de Saint Dominique et de son Ordre (St-Thomas) qui s'attachèrent à déve: lapper systématiquement la vision chr�tienne. du

, mon.de. Ce 9u1

caractérise l'art de cet Ordre dont la phllosoph1e s appme essentiel­lement sur Platon et Aristote, c'est qu'il fit revivre dans une large mesure le principal mode de représentation de l'art classique antique - la personnification - ; mais il s'agit ess

.entiel

,lement d�

personnifier des concepts et des démarches (allégones) d ordre spi­rituel et non des manifestations évidentes dans la nature.

2. L'apogée de l'art représentant une nature spiritualisée en Italie au 14" siècle Vasari voyait juste lorsqu'il louait en Giotto et en ses plus

proches précurseurs ceux qui libérèrent l'art du joug byzantin. Giotto était notamment destiné à entraîner l'art sur la voie décisive de la spiritualisation et de l'évolution modérée vers la représen­tation des manifestations naturelles éphémères, en évitant toutefois expressément toutes les contingences inutiles. Giotto représente en tous points la tendance fondamentale de cet art florentin (et de cette civilisation) du haut Moyen Age : cette gravité empreinte de noblesse et de rigueur. La gravité de ses personnages recèle encore

--- -

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 29

pe':l d'élémen.ts individualisé-s, mais elle n'est plus l'expression médi­

tative et serem� - plus proche de la contemplation impassible -des statues antiques, pas plus qu'elle n'est le sérieux maussade la �ignité morose et protocolaire des saints byzantins. Il n'individ�a­h�e pas dav�n�ge le corps en temps que tel. On peut plutôt parler d un type general propre à Giotto ; mais, fait significatif, ce type n'est pas la nature améliorée de l'antiquité ou des Byzantins, il tend plutôt à exprimer la laideur. Pour constater que cette ten­dan� n'avait rien d� fortuit, il suffit de comparer les personnages de GIOtto �ux gracteu�es figures des artistes de Sienne. Le peu d� pla�e latssé au �ortmt dans l'expression corporelle et spirituelle n aura1t pas perm1s au Maître de rendre suffisamment les idées s�bli�es qu'il. voulait transmettre au spectateur s'il voulait éviter d avoir exclusivement recourn à des légendes. D'où ce récit détaillé que constituent des groupes aux personnages nombreux et où une composition équilibrée révèle la tradition antique - dont Giotto n'a cependant pas eu conscience. C'est pourquoi il dut utiliser un nombre relativement important d'accessoires ; celui-ci ne dépassa

,cependant jamais ce. qui étaJt �éc�ssaire et prétend rarement repré­senter pl� que �e �Imp�es mdicatiOns. Il semble évident que dans un �rt or�enté s� energ.tquement Avers la reproduction du supra­se�sible, 1 allégone dut JOuer un role des plus importants. L'art de GIOtto s'est rapproché de l'idéal d'un art chrétien catholique plus que ne le fit aucun autre art avant ou après lui.

3. Le déclin de l'art représentant une nature spiritualisée pendant la Renaissance C:e

. qu\ frappe le �oins ,dans l'art de Giotto et qui est pourtant déciSif, c est la maruere resolue dont il aborda la nature dans ce qu'elle a d'éphémère. De là cet attrait durable que l'on rechercha de plus en plus lorsque dans la Florence du 13" siècle le sérieux fi� place à � état d'e�prit plus gai, à une plus grande joie de VIvr�. Dès 1 a.u� �u stecle .nouveau Masaccio fut l'homme qui réah�a pour amosi dire en se JOuant ce qui, après trois générations, devait enfin connaître la perfection de la maturité : l'équilibre entre la recherche ré,solue de la vérité dans la nature éphémère d'une part, et. UI_Ie pre�nce p:esq?e i�dividualisée de l'âme d'autre part - en hmttan� neanmoms 1 éphemère autant que nécessaire. Mais apr�s Masaccio la recherche de la vérité extérieure de la nature deviendra l'objectif essentiel de l'art florentin. Les vestiges de l'an-

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30 La conception du monde

tiquité romaine fournirent un moyen commode. d'y par;e�ir dès que l'on eut reconnu les analogies entre ces vestiges. Il s agtt sans doute le plus souvent d'œuvres marquées du sceau de l'église, de sorte que l'unité entre la vision de l'art et celle d� la nature ��m­blait ainsi réalisée au moins extérieurement ; ma1s dès le milteu du siècle un Boticelli peindra pour les Medicis ces figures mytho­logiquès qui nous montrent clairement une fo�s de plus, .que �·on voyait naître, comme à l'époque de la fontame des Gnmam, à côté d'une conception officielle de l'art et de la nature, une concep­tion privée révélant d'autres conceptions des . rel�ti�ns . entre l'homme et la nature. De même l'art du portrait revele-t-Il des individualités toutes différentes de celles des cheffi militaires repré­sentées par les peintres de Sienne au cours du siècle précédent. Parallèlement on manifeste de plus en plus de goût pour les acces­soires dans les intérieurs et les paysages. Dès après le milieu du 14e siècle on voit clairement quel sens suivra l'évolution. Le début du 168 siècle, la Haute Renaissance nous la montrera pleinement accomplie. Dans la mesure où l'on avait besoin d'une nature éphé­mère on avait appris à la dominer au cours du 15" siècle et désor­mais l'on renonça une fois de plus à l'inutile et au superflu pour placer au premier plan la perfection du corps et de �·e�prit. On aimerait pouvoir considérer la Cène de Léonard de Vmc1 con;tme le sommet de cet équilibre harmonieux entre toutes les conceptions antiques païennes et les conceptions chrétiennes monothéistes de la nature représentées dans l'art. Celui qui se rapprocha le plus de lui, Raphaël, pencha déjà un peu trop vers la perfection corpo­relle ; ce n'est pas un hasard s'il est devenu le collectionneur pro­fessionnel des œuvres antiques dans lesquelles on appréciait désor­mai'S moins la représentation de la vérité de la nature que la régu­larité parfaite (la perfection corporelle).

Presque toutes les grandes œuvres de ces maîtres, de Masaccio à Raphaël, appartiennent au domaine de l'art religieux. Mais peut-on encore réellement parler d'art religieux ? Expriment-elles toujours les relations de l'homme avec la nature telles que les prô­nait officiellement le catholicisme romain ? Les Italiens le croyaient sans doute ou feignaient du moins de le croire. Mais les catho­liques allemands s'y refusèrent comme l'on sait, suivant en cela l'exemple d'un moine florentin - Savonarole. La mort de Raphaël semble une fois de plus marquer la fin d'une époque ; de même que mille ans plus tôt déjà et, plus récemment, trois siècles aupara-

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 3 1

vant, o n revendiqua de nouveau l'approfondissement des relations de l'homme avec la matière. Cette exigence qui entraîna égale­ment le Sud, venait du Nord. Comment l'art s'y était-il constitué entre-temps ?

Les peuples germaniques

1 . Naissance de l'art représentant une nature spiritualisée chez les peuples de race germanique L'empereur Constantin avait vu juste : dans les pays situés à l'ouest de la Méditerranée l'universalisme abstrait de l'Etat tel que le concevaient les Romains du Bas-Empire et les Byzantins

�'était pas .viable à la longue. Non pas tant à cause de la supério­nté nuJ?énque des barbares qu'en raison de la nonchalance que montraient les peuples civilisés à se défendre. On ne pouvait guère attendre d'un Etat romain attaché à ses fondements antiques qu'il affranchisse l'Occident comme il le souhaitait du droit du plus fort afin de concrétiser ainsi les promesses et les revendications des Chrétiens. Cette conviction que l'on re&sentait confusément sans jam�is peut-être l'affirmer ouvertement, paralysait toute défense en Occtdent, dans la mesure où celle-ci n'émanait pas directement du pouvoir impérial. Faisant preuve d'une légitime fierté quant à leur civilisation séculaire, les peuples de la Gaule, d'Espagne et d'Italie considéraient avec mépris les barbares ignorants ; mai•s ceux-ci avaient fait preuve d'une part d'un indéniable talent pour la domi­nation et, du fait de leurs dispositions naturellement bienveillantes, ne semblaient pas enclins d'autre part à faire du droit du plus fort le même .usage. qu'en �uraient fait les hommes de l'antiquité pour lesquels Il éta1t parfaitement naturel et légitime. Cela explique sans doute pourquoi les Germains étendirent très vite leur domina­tion �ur �e vastes r�gio?s, sans qu'elle fût contestée, alors qu'ils constttuatent une mmonté dans la population, et furent donc en quelques siècles assimilés par les populations locales dont ils adop­tèrent la langue et les coutumes. Ce fut notamment le cas en Espagne et dans le Sud de la France et, dans le Nord de la France en Bourgogne, où le processus fut un peu plus lent. C'est en Lom: hardie que l'abîme entre dominateurs germains et dominés romains fut sans doute le plus profond au début ; or même les Lombard-s cédèrent - plus tard que les Francs dans le Nord de la France mais plus complètement encore - à la romanisation ; par rapport

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Il

1 32 La conception du monde

à ce mélange de populations romaine et germaniq�e que n�us, qua­

lifions avec raison de peuple roman, les Etats qm se constltuerent en Allemagne, en Angleterre et en Scandinavie représenten� l'élé­ment purement germanique de l'Europe médiévale. Du pomt de vue de l'art, les peuples germains se trouvèrent d'abor� avanta�és, mais aussi désavantagés par rapport à leurs contemporams romams. Leur avantage fut que les deux facteurs principaux de l'art - .le.u� conception de la nature et les moyens correspond�n� à leur ac�lVlte artistique en rivalité avec cette nature - leur etaient fourms .de l'extérieur et il ne leur restait qu'à les développer sans que le p01ds de leur histoire et de conceptions contradictoires leur appartenant ne les entravent. En d'autres termes : les Germains ne disposaient pas depuis toujours d'un art édifié sur le droit du plus fort (l'int�

.n­

tion d'améliorer la nature à travers la beauté des corps} qu Ils auraient eu à surmonter à tout prix comme le firent les Romains du Bas-Empire. Ils avaient très peu élaboré leur vision de la nature (donc le concept de divinités) sans doute parce que, à l'opposé des Sémites, ils n'avaient guère le goût de la spéculation abstraite. Les croyances païennes des Germains ne purent résister !�ngtemp� au christianisme et à son éthique exprimée en propositions cla1res, et c'est ainsi que se trouva préparé le terrain permettant d'adopter l'art chrétien du romain tardif ; du moins rien ne devait entraver l'épanouissement d'un tel art.

D'autre part l'absence de passé historique fut également un désavantage pour les Germains. Ils étaient de ce fait incapables de comprendre ce qui constituait l'essence même de l'art raffiné des Romains du Bas-Empire ; ils voyaient bien la laideur de la figure humaine et leur naïve sensibilité artistique y trouvait sans doute son plaisir justement parce qu'ils croyaient voir dans cett� �gure humaine le pur produit de la rivalité avec la nature : ma1s Ils se méprenaient ainsi profondément sur les intentions de l'art des Chrétiens primitifs. Si les Germains devaient recueillir l'h

.éri�ge

des Romains autant dans la vie culturelle que pour la dommatlon politique. il leur fallait d'abord se familiariser jmsqu'à un certain point avec la civilisation antique. C'était certaineme�t un av.antage pour eux de n'avoir pas eu de contact du tout avec 1 art antique et ses principes dépassés ; mais cet avantage ne pouvait porter ses fruits que lorsque les Germains se seraient familiarisés avec les conquêtes durables de cet art, dont le nouvel art chrétien allait également devoir tenir compte.

�-·--- - -

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 33

Le déroulement de l'histoire de l'art médiéval semble confirmer pleinement la justesse de ces considérations. Les Germains réus­sirent, il est vrai, bien avant les Toscans à élaborer un art fonda­mentalement différent de l'art antique mais, parmi eux, ceux qui se mélangèrent le moins aux autres races (les Scandinaves} n'enre­gistrèrent pas les succès les plus décisifs - pas plus d'ailleurs que ceux qui se romanisèrent le moins (comme les Visigoths d'Espa­gne) -, les succès revinrent surtout aux Francs et aux Bourgui­gnons dans ce qui constitue la France d'aujourd'hui, puis aux Lom­bards qui virèrent de bord pour suivre l'évolution des Toscans et qui, de ce fait, n'entrent plus en ligne de compte ici. Le déroule­ment des choses tel qu'il s'est effectué dans le détail nous le mon­trera ; c'est pourquoi nous nous proposons d'en esquisser les phases décisives.

a) Les Germains subissent pour la première fois l'influence de l'art du B�Empire romain (et byzantin). - II s'agit ici de ce qu'il est convenu d'appeler l'art des grandes invasions, dans la période qui va jusqu'en 768 après Jésus Christ. Les Germains découvrent l'art décoratif du Bas-Empire en le contemplant simple­ment de l'extérieur, mais ils ne le comprennent pas et le trans­forment selon leur goût. Il n'en sera question ici que dans la mesure où cet art �memental remodelé nous permet de découvrir ce qu'est la conceptiOn de la nature pour les Germains primitifs. Celle-ci s'exprime clairement dans le zoomorphisme des entrelacs. Les Ger­mains apprécièrent la manière dont les Romains remplirent inté­gralement les surfaces (les vides} . Mais dans leur naïveté, ils ne perçurent pas la tendance raffinée à l'abstraction et au nivellement qui moti�ait un tel procédé ; ils voulurent bien plus y voir quelque chose qu1 s'adressait aux sens : c'est ainsi qu'ils transformèrent ces entrelacs abstraits (que les Romains avaient intentionnellement dépouillés de toute ressemblance avec des éléments reconnaissables dans la nature} en serpents. Le remplissage uniforme des surfaces - qui allait à l'e�contre de tout ce qui fondait le droit du plus fort - �rrespondtt donc au goût des Germains ; mais le refus de reprodurre ce que la nature livre aux regards et qui est issu de la pensée monothéiste sémitique, leur déplut. !'-u dél?'lrt donc une cré�tion rivalisant avec la nature éphémère pnt une l?Jportance essentielle pour les Germains. La tendance à la perfection ne se trouve que dans la répartition symétrique des

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34 La conception du monde

entrelacs ; mais dans les œuvres les plus ancienn�s �émoignant,

de l'activité créatrice des Germains, même cette ·symetne �mble. s ex­primer tout autrement que dans les œuvr�s �e� �o�an:1s qui se�­virent de modèles. Voilà pour l'étude de 1 activite creatnce � vemr des peuples de race germanique. Pour les modèl�s romams, la symétrie est généralement absolue, chez les Germams par contre elle est brisée (par exemple par des diagonales) ou elle se retro�ve au niveau des groupes, si bien qu'elle n'apparaît que lorsque 1 ?n a une vue d'ensemble permettant de regrouper t.outes l�s parti�S compliquées. Des deux côtés, donc, de l'harmom� ; . m�Is ce

. �m,

dans l'antiquité, est net et sans rupture est pou.r amsi dire voile et dissimulé chez les Germains. En cela se mam�este �pend�nt de nouveau la rivalité avec la nature ; car elle aussi ne la1sse v01r que de manière cachée et dissimul

.ée les principe� q_ui régissen� l'harmo:

nie à tous les niveaux, du moms dans ses creat10ns orgam9ues. Les Germains évoluent également vers un désir de perfecti<�nne: la nature à travers la beauté des corps, tout comme (du fa1t meme qu'ils sont un peuple primitif) ils sont contraints �e reconnaître jusqu'à un certain point le droit du plus fort : mais tout cela se produit à un degré nettement moindre de ce que l'on o

.bse�e dans

l'antiquité. Dans les deux sphères ils conservent, au sem meme de l'ordre et de la régularité qui leur s�nt imposés,

.une ma�ge

, d�

liberté qui semble écarter toute impresston d� co�tramte: Mais 1 on­gine d'une telle modération est cha9ue foiS d ordre mtellectuel. D'une part en ce qui concerne le drOit du plus fort. Chez les G�r­mains le rapport que crée la soumission des hommes à l'auton.té du dominateur ne repose pas simplement sur le respect de 1� pms:­sance physique, ni sur une confuse ré�ignation à un destl� qui imposerait une fatalité surnaturelle, mais sur un .noble sentl�ent de fidélité. On retrouve également cette conceptiOn du droit du plus fort dans le domaine de l'art des Ger:main� : le

.perfectionne­

ment physique de tout ce qui est é�héme�e n est m _un postu�at absolu comme chez les Byzantins, m une Idée abstraite prodmte par un extrême raffinement spir�tuel, comme �a�s l'Islam. La beauté sans âme déplaît au Germam autant que l tdee sans suppo� corporel. Le perfection�ement d� l'éphémè�e

. s'acéompli� po�r lm

toujours sous l'effet d une motivatiOn spmtuelle. Mais d autre part le fait de dissimuler la symétrie dans l'art germain du Moyen Age est également le résultat d'�ne motivatio.n �enant de l'esprit. La symétrie dissimulée est le stgne caracténsttque de la nature

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 35

organique, c'est-à-dire de la nature animée qui s'oppose à la nature anorganique, laquelle laisse voir clairement toute symétrie, sans jamais la dissimuler. Mais le mouvement est la manifestation cor­p�relle d'une impulsion (volonté) de l'esprit. Le plus beau des �nstaux ne no�� m<;mtre rien d'autre que son existence physique, Il est de la matiere merte. La plante qu'anime la croissance, l'ani­mal qui se meut pour se déplacer d'un lieu à un autre obéissent à des impulsions que la seule existence corporelle ne suffit à expli­quer. La conception du monde de l'antiquité a ignoré avec force ?e tell�s distinctions ; la vision du monde chrétienne présente les ImpulsiOns comme venant de l'esprit, c'est-à-dire comme manifes­tant la volonté d'un Dieu infini et surnaturel. L'art des Germains s'engage d'abord sur la voie du perfectionnement mesuré, voilé, de tout ce q':li est éphémère ; dès qu'il devient chrétien, il interprète ce perfectiOnnement et en fait la spiritualisation de la nature postu­lée par l'église.

b) L'art carolingien-ottonien. - Au départ les perspectives d'une concurrence entre l'art chrétien-germanique et l'art romain tardif et byzantin et qui serait couronnée de succès furent très minces; Ce qu!. menaçai� surtout l'art germanique c'était un goût exagére pour ! Imperfection naturelle (accumulation de serpents à têtes d'hommes, le plus répandu dans l'art des Vikings du nord qui ne surent jamais s'en libérer). Charlemagne intervint égalemeni sur ce plan et instaura avec vigueur une éducation fondée sur l'art byzantin. Aujourd'hui on peut sans doute reconnaître sans réticence ce qu� l'on combattait avec obstination à l'époque dominée par la t�éone de

. la .formatio� matérielle et technique des arts plastiques :

1 art carohngxen-ottoruen est né essentiellement osous l'influence des Byzantins. Mais ce que désiraient les Germains se trouvait tout à fait ailleurs : le naturel éphémère, la perfection dissimulée l'ex­�ression spirituelle. Les Byzantins leur apportèrent une natur� amé­lio�ée à

, travers la beauté des corps, de la plus banale harmonie,

mats depourvue de toute expression spirituelle. L'idée de Char­lemagne n'en fut pas moins juste, la formation des Germains s'im­posait et la discipline à laquelle ils se soumirent ·leur fut bénéfique. A

_I'époq�e, 1�. peupl�s germaniques découvraient pour la première

fOis depuis qu tls avatent leur propre art, un art visant à améliorer la I_Iature et qu'ils ignoraient totalement. De même qu'ils firent toUJours plus tard, ils se jetèrent sur cette nouveauté avec une dévo-

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36 La conception du monde

tion et un zèle ardents ; ils l'imitèrent d'abord avec respect, en

dégagèrent ensuite ce qui leur parut util�sa�le po�r le co?server

et oublièrent enfin tout le reste, y compns 1 essentiel. A coté des

œuvres imitant l'art byzantin, propagées par la cour et le h�ut

clergé, on voit bientôt apparaître des . �ini�tures à l'e�pressi?n

un peu crispée, qui recherchent la spmtuahté . et. certams traits

fortuits dans l'expression même des corps et mamtiennent les ten­

dances propres à l'art chrétien-germanique.

c) La phase de l'art roman. - � partir dl! _6• s!èc!e les

peuples de race germanique ont progressivement. precisé 1 one�ta­

tion que devait suivre leur aspiration à un. art spéci�que. Il� considé­

rèrent désormais les formes que leur avait transmis essentiellement

l'art byzantin (et non pas - ou très peu - la tradition. romain�,

comme ce fut aussi le cas dans le Sud de la France ; aussi la défim­

tion d'art « roman » convient-elle plutôt mal) uniquement dans la

mesure où elles trahissaient la manifestation éphémère et l'expres­

sion corporelle fortuite du spirituel ; il� aband�nnèrent de plus .en

plus la perfection corporelle . qu'elles p�oP?s�Ient. et d��nt bten

vite constater qu'ils ne pouvatent pour ams1 due nen utihser pour

eux-mêmes de ce qu'exprimaient ces formes byzantines. C'est ainsi

que s'explique leur évolution extrêment rapide. C'est en Allemagne

qu'elle fut le plus rapide. Au 13" siècle, les sculptures de Naumburg

avaient atteint un point où elles rivalisaient avec tout ce qu'a de

fortuit le corporel et le spirituel et qui ne put guère. êtr� _dépassé

plus tard, du moins en ce qui caractérise les figures mdt�Iduelles.

C'est dans l'ornement que se manifeste le plus énergtquement

leur revirement : au 1 1• siècle nous trouvons encore partout le

feuillage byzantin (folia graeca), au 13" siècle par contre on constate

une tendance à se rapprocher de la végétation locale (l'éphémère)

et la création du remplage ; c'est l'idée d'une création nouvelle fon­

dée sur la conception spirituelle des formes architecturales.

On peut donc distinguer plusieurs phases dans le processus de

formation de l'art chrétien-germanique, comme nous l'avons égale­

ment observé en Italie ; ces phases ne représentent pas un essor

ininterrompu allant d'un · stade embryonnaire à la matu?té ; a�

milieu de leur évolution elles effectuent un retour en amère qm.

dans le Nord, a connu le même point de départ : l'art améliorant

la nature à travers la beauté des corps. Mais dans le Nord cc

L'art corrige la nature à travers la beauté du corps 37

retour en arrière était une condition absolument nécessaire à une évolution satisfa�san!e. Les nombreux monuments de l'art viking �ous off�ent un temmgnage assez effrayant de ce qu'était condamné a d�vemr un art germanique entièrement livré à lui-même. Mais apres être passé par l'�col� byzantine, les artistes d'Allemagne, de Fra?�e et de Lombard te os engagèrent résolument dans la direction c�ettenn��ge_rmanique de la conformité avec la nature. Pour des raisons deJà mvoquées nous ne nous attarderons que sur les résul­tats _définitifs perceptibles en France et en Allemagne. Dans ce dernier pays les succès furent plus radicaux, comme nous l'avons v� plus haut ; 1� palm�, dans tou� le monde chrétien-germanique et bten au-delà, n en revmt pas moms aux Français.

2. L'apogée de l'art chrétien-germanique aux 1 2• et 1 3• siècles Les rrançais ?u 12" siècle témoignent de l'avantage que repré­

sente 1 apport d u�e gou�e de sang antique : alors que les Alle­�an?s: sans dessem précts, ne voyaient que l'infini, les Français s a:reteren� avant eux et - pour la première fois depuis l'anti-9Uité cla�Ique - élaborèrent un nouvel « idéal ». Celui-ci était, tl est Vrai, fondamentalement. non classique : au lieu de corps f�r;mes et au repos, un assouplissement et un certain degré d'insta­bili�é. le mouvement donc ; au lieu de beaux visages méditatifs �ais neutres quant à l'expression spirituelle, les proportions du v!sage évolue�t vers l'ex�ression d'un charme aux expressions spi­rituelle�, vanées. (fortUites). Cet idéal est incontestablement germamque ; _mats, en tant que tel il ne renie jamais sa nais­sance sous 1:1�fluence du désir d'améliorer et de la tendance à _la régulante propres à l'antiquité. Telle est la « mesure >> q�I, d�s lors, distingue l'art français des arts purement germa­mqu� , t�l est le « système » que les Français tentèrent toujours de faire e?Jerger du flot des manifestations. Ce système apparut c�aque f�I,s que le génie inventif de l'art germanique diminua par atlleur� (si�cle �e .�ouis XIY> ; il s'eff�ça chaque foi'S que ce génie � réveillait 05 stecle). Mais au 13e stecle déjà le système français s unposa dans des p�ys allemands : l'idéal étranger se révéla dès lof'S plus fort que l'Idéal local délibérément tourné vers l'éphé­m�re.= c'est pourquoi il domina partout en Allemagne durant le 1� Siecle

_. meme si, eAn Alle�agne du Nord et du Sud, se manifes­

taient déjà les Sfmptomes d un nouveau revirement. Mais ce n'est pas un hasard SI le gothique a de son côté été célébré dans notre

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38 La conception du monde

siècle comme l'idéal d'un art chrétien-germanique, exactement comme l'on a pu voir dans l'art de Giotto l'idéal d'un art chrétien-italien.

3. Le déclin de l'art chrétien-germanique Avec Jean van Eyck l'art chrétien-germanique renonce à l'idéal

(même en Bourgogne : Claus Sluter) et s'engage avec une énergie nouvelle vers l'expression directe de l'éphémère, support de la beauté de l'âme. Ce mouvement nouveau connaît son apogée avec Albrecht Dürer et s'achève à sa mort. Aucun artiste germanique avant Dürer n'a su dominer autant que lui la représentation du corps tel qu'il est au naturel, sans aucune correctio� (la pre�ve nous en est fournie par des études d'après nature parmt ses dessrns) et nul n'a su comme lui leur donner en même temps un haut degré de spiritualité. L'art italien qu'il découvrit dans ce pays n'eut guère plus qu'un intérêt technique pour lui. Il était à mille lieues d'une amélioration de la nature telle que l'entreprit Raphaël ou de la création d'un idéal comme le fit Léonard de Vinci. On comprend donc que le chrétien germanique sérieux et convaincu qu'était Dürer ne pouvait qu'éprouver de la sympathie pour la réforme luthérienne. Car Dürer croyait en effet encore à la possibilité de sauvegarder l'unité entre la vision chrétienne du monde et les arts plastiques. Mais, dans le Nord, chacun avait pleinement conscience de la menace très sérieuse que la culture italienne telle qu'elle se présentait à l'époque faisait peser sur cette unité ; en Alle­magne où l'on s'efforçait, justement à l'époque de Dürer, de connaître l'art italien (on voulait trouver partout la « manière antique »), on ne semble pas avoir compris que cette menace était devenue imminente à cause de la forme que prit l'art italien sous les pontificats de Jules II et de Léon X. Il y a là sans doute une contradiction qu'il est cependant aisé de résoudre. En Allemagne (et en France) les arts plastiques - tout en suivant des voies diffé­rentes - étaient parvenus au même résultat qu'en Italie : même dans le Nord les œuvres religieuses, qui constituaient toujours une majorité parmi les œuvres d'art, n'étaient plus tant considérées en fonction de leur contenu ecclésiastique qu'en fonction de ce qu'elles exprimaient de la compétition réussie entre créateurs et nature. Et Dürer se trompait en croyant qu'il était toujours possible de maintenir l'unité entre la vision chrétienne du monde et la concep­tion de la nature. Les défenseurs des intérêts religieux étaient d'un

L'art corrige la nature en spiritualisant la beauté 39

avis di�érent, plus juste : les réformateurs, lorsqu'ils entreprirent de se debarrasser de l'art religieux, les papes, lorsqu'ils autorisèrent la nouvelle conception de la nature et admirent, du moinos tacite­�ent, la séparation entre 1� f�i et le savoir, entre l'art religieux et 1 art yrofane,, conservant amst pour les siècles à l'église la liberté de dtsposer d un art populaire.

TROISIÈME PÉRIODE

L'ART VISE A RECRÉER LA NATURE ÉPHÉMÈRE

La Renaissance présente souvent le même visage que la période d�.I'art romain-hellénistique : dans les deux cas on constate l'appa­ntlon d'œuvres d'art qui rivalisent avec la nature éphémère en ta�t que telle, en contradiction avec la vision du monde dominante qUI proclame que seule une nature améliorée - chez les uns par l�Abeauté d�s corps, chez les autres par la spiritualisation - mérite � etre represet;tt.ée. Et dans les deux cas surgissent de façon iden­tlqu� lesAcondttlons propres nécessaires à une telle manifestation : un m.téret pr�fond pour la matière périssable en tant que telle et qut se mamfeste surtout dans une grande activité du côté des recherches en sciences naturelles.

A l'époque. des diadoques et des empereurs romains on avait adopté un pomt de vue religieux et les recherches sur la nature ava1ent pu tranquillement suivre leur cours. Les conséquences f�rents !acheuses, car la croyance aux dieux disparut. Le chriostia­msme s e�orça d'éviter cette erreur. Se contenter d'interdire pure­!flent e� Slmp�ement. les nouvelles recherches sur la nature semblait 1m�sstble

.; Il fallatt s'en accommoder car les milieux cultivés y ava1ent pns trop d'intérêt. C'est ainsi que se développa une vision du monde fo?dé� sur les s?iences de la nature, qui tentait de remonter .�us�t lom. que posstble pour expliquer les manifestations de la ":Iattere �yart1r de lois physiques ; elle y réussit apparemment fort bten. Ou tl �e: voulût ou non, l'artiste dut également tenir compte ?e.cette vt�ton du monde. Dürer en fut profondément péné­tré ; ma1s Il �roya1t, �o�t de même rester en conformité avec la foi en la révélation. C etait une erreur : car cette foi en la révélation

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40 La conception du monde

n'admet la matière qu'autant qu'elle est la manifestation visible de la volonté de l'esprit divin, alors que Dürer s'intéressait beau­coup plus à la matière qu'à la cause spirituelle constituant préten­dument son essence. La foi en la révélation et la connat&Sance de la nature étaient séparés bien plus résolument que .� le pres� sentait l'artiste avec sa sensibilité profondément rehgteuse ; st l'artiste devait arriver à prendre clairement conscience de cette dichotomie latente, la voie qu'il suivrait à l'avenir ne ferait guère de doute : ce ne serait pas celle de la foi en la révélation, mai� celle de la connaissance de la nature car eUe seule correspondait aux conceptions de l'époque dont l'art devait d'ailleurs être l'expres­sion directe.

Le danger qui menaçait depuis le 15e siècle, celui de voir l'�rt s'éloigner de plus en plus de la vision du monde chrétienn�, vo�e de lui nuire directement, devint donc de plus en plus effectif apres la mort de Raphaël et de Dürer. Les réformateurs allemands tirèrent alors sans beaucoup réfléchir une conclusion d'une extrême simplicité et qui n'était pas sans rappeler celle de Mahomet : ils déclarèrent l'art religieux aboli. De même que l'Islam, le monde chrétien réformé ne devait désormais avoir qu'un art profane qui pouvait se consacrer sans restriction à une conception scientifique de la nature. C'est ainsi que le destin de la foi en la révélation, devint indépendant des changements que pouvait connaître la conception de la nature dans l'art.

Ce changement était, il faut le dire, plus facile à décréter qu'à réaliser. Tout comme jadis l'empire de Byzance, les pays protes­tants connurent jusqu'au cœur du 17" siècle des phases d'iconoclas­me, soit parce que le peuple restait attaché à la tradition, soit parce que les milieux cultivés ne voulaient se passer du plaisir esthétique que procurait un contenu spirituel des œuvres, tel que ne le propo­saient à l'époque que les créations en relation avec le monde des idées religieuses. Si bien qu'on put voir un artiste protestant juste­ment - Rembrandt - enrichir le plus brillamment l'héritage de l'art chrétien germanique. Mais l'art de Rembrandt n'avait rien de religieux : ses œuvres n'étaient pas destinées aux églises et à l'édification de la communauté des croyants, mais au pla�ir esthétique privé de ses concitoyens amateurs d'art.

L'église catholique procéda de manière différente. Elle ne voulait admettre ni l'opposition entre la foi en la révélation et la connais­sance de la nature, ni se priver du moyen de propagande que lui

L'art vise à recréer la nature éphémère 41

pr�urait un art populaire auquel la sensibilité des peuples romans é�tt enco:e très réceptive. L'église avança donc les arguments sutvant� : tl es� vrai q�e la matière obéit jusqu'à un certain point à des lots physiques et tl n'est pas interdit de vouloir s'informer sur c.es lois, - cela est même louable de certains points de vue pra­tiques (par exemple pour la médecine). Mais au-delà de ce point d� vue l'astuce de� hommes est prise de court et c'est là qu'inter­VIent la cause ultime de toutes choses proclamée par la religion révélée. Après cel�. la f�i et 1: savoir font très bon ménage. II n'y a donc aucune ratson d mterdue à l'art de créer en se fondant sur une �o�ception scientifique du monde ou d'exclure de l'église un a� amst fondé. L: �n mot de t�ut cela est le suivant : l'art - qu'il sott profane ou rehgteux - est hbre de rivaliser avec la nature éphé­D?ère. Il est. vrai .que l'église recommanda avec d'autant plus de zele .une onen�t10n vers le spirituel, afin de réduire autant que �tble la .m�ti�re. éph�mère à ce qu'elle est simplement par elle­meme. Mats 11 etait évtdent qu'à l'avenir l'essentiel devait forcé­ment être.

,:-

.m�me pour l'artiste catholique - la rivalité avec la

nature, qu tl s agtt de représenter les corps ou d'exprimer les élans de l'esprit.

Tout ce qui �·avait été .qu'une première amorce à l'époque des e.mpereurs romams se mamfeste à partir du 166 siècle comme inten­t�on déclarée de l'art occidental entier : désormais l'artiste ne riva­lisera plus avec la nature pour l'améliorer à travers la beauté des corps ou en la spiritualisant, il rivalisera avec la matière à l'état brut et éphémère, c'est-à-dire imparfait. De même que la vision du monde élaborée peu à peu à partir de 1520 estime que tout produit de la . nature, .aussi insignifiant qu'il soit, mérite qu'on y prête attentt?n, étudte ses lois et cherche inlassablement un accord entre ceux�t et . les . fondements de l'existence de l'homme, de même la création nvahsant avec la nature n'exclut en principe plus aucun élément de celle-ci. Il est indéniable - et cela n'a rien d'éton­na�t. - que les étapes anciennes de l'évolution, notamment l'art religteux de la seconde période, continuent d'exercer leur influence du�nt des .siècles, �e serait-ce q.u'en ve

,rtu du poids de la tradition,

qu elles agtsse�t meme de. nos JO�rs ou les arts plastiques tendent

g�néralemen� a fixer les ImpressiOns les plus fugitives que nous larsse la mattè:e éphémère. L'évolution ne se produit en effet pas de faç�n réguhère, mais par à-coups et avec de nombreux retours en arnere ; tel fut sans doute le cas pour toutes les autres périodes

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42 La conception du monde

de l'art ; nous manquons simplement des moyens nécess_aires .p

our

suivre leur évolution pas à pas, alors que pour ces derruers s1ecles

la diversité des sources nous permet de le faire. Mais avant de

procéder à l'étude de détailos de cette évol�ti?n· il nous ,faut ten-

ter de préciser la portée du changement qm s est effectue. . . . Les arts plastiques ont-ils gagné à ce changement ? �nt-Ils vr�u­

ment atteint la perfection en se libérant d'une conception restnc­

tive de la nature ? Ont-ils pris plus d'importance pour l'humanité

en renonçant à leur supériorité sur la matière, e� � plaçant pou� ainsi dire au même niveau qu'elle ? Il nous est ddficlle, à nous qm

vivons. qui nous trouvons au cœur de cette période, d'apporter

des réponses à ces questions. De prime abor�, on n'appo�ait qu� des réponses affirmatives ; mais il est un falt symptomatique qm

devrait nous inciter à réfléchir : nombreux parmi nous sont ceux

qui ne sont pas satisfaits de ce que l'art est devenu à travers son

évolution historique 9• Il y a cependant un point où l'art moderne,

quoi qu'on en dise, est en infériorité par rapport aux deux périodes

qui l'ont précédé : il est devenu le privilège de certaines classes

(cultivées). Pour comprendre un tel changement il osuffit de se rap­

peler la popularité dont jouirent les arts plastiques dans �a Flo­

rence du 15" siècle ou à Nuremberg. Il semble que tous les citoyens

ont souvent été mobilisés par des problèmes concernant l'art ; et,

notons-le, il s'agit déjà là d'une époque de transition veros l'art

moderne. A l'époque où l'art attique était à son apogée il semble

que la relation entre les arts plastiques e� toutes l�s �lass�s ?e la

population fut encore plus profonde. A 1 époque 1 arttste etait un

esprit terre à terre, car il ne créait qu'en s'appuy�nt .solidement.sur

la tradition, donc uniquement ce que tous connaissaient et savaient

déjà. Le maître chrétien-germanique ou le maître giottesque n'œu­

vrait pas autrement en voulant honorer Dieu. De nos jours l'artiste

est un monsieur distingué qui travaille pour le plaisir d'un autre grand monsieur riche ; ce peut être une personne privée, ou l'Etat,

ou l'Eglise. Et comme il n'existe aucune norme stable pour appré­cier la nature chaque artiste la voit avec d'autres yeux ; mais pour « comprendre » cette vision personnelle de l'artiste il faut avoi� eu une éducation spéciale et être amateur, - toutes choses qm ne sont accessibles qu'aux membres des classes privilégiées et non

9. Il est fort intéressant de remarquer que ce fut également le cas au premier siècle de l'empire romain.

L'art vise à recréer la nature éphémère 43

aux masses populaires. En un mot : l'art a perdu son importance immédiate dans la vie de l'homme moderne. Il est devenu objet d'un plaisir esthétique en vue duquel l'on doit être éduqué P.t formé. De ce point de vue nous pouvons dire que l'âge d'or des arts plas­tiques est terminé depuis les débuts des temps modernes : l'illusion de la Renaissance fut leur dernière étincelle en même temps qu'un adieu. Aujourd'hui la grande masse de l'humanité qui cherche naï­vement à remplir le « vide », trouve &a satisfaction danos un autre art qui ne s'adresse pas à la vue, mais à l'ouïe, - qui ne recrée pas la matière, mais cc améliore » le temps : la musique. En éloignant les arts plastiques de l'église réformée et en recommandant de les remplacer par le chant, Luther a prévu ce qui devait arriver. Le chant et la musique ont auossi leurs connaisseurs et leurs artistes, en plus des chanteurs qui se veulent proches de la cc nature » et de ménétriers aux goûts plus simples : mais le fait que ces derniers ont pratiquement disparu du monde des arts plastiques marque celui-ci d'un osigne particulier en même temps que de quelque chose d'hippocratique.

·

Il est impossible d'appliquer à l'art des temps modernes la division en trois étapes : période de formation, apogée et déclin, car nous ne pouvons aborder cette troisième période dans une perspective critique et historique. Nous y vivons en effet nous­mêmes et osi certains signes, notamment ceux de la vie sociale, ne trompent pas, nous sommes tout près d'une apogée sans voir toute­fois clairement où nous conduit le chemin qui se trouve au-delà. Nous ne pourrons donc qu'esquisser brièvement les phases anté­rieures de l'évolution.

Une fois de plus les choses se déroulent différemment au nord et au sud des Alpes. C'est en Italie que l'évolution nous paraît être la plus cohérente et la plus continue ; c'est pourquoi nous commen­çons par ce pa ys.

Après 1 520, l'art italien ne voulut pas non plus s'accommoder d'une simple rivalité avec la nature éphémère ; il ne s'est engagé dans cette voie que tout récemment. Peut-on expliquer cette hési­tation par l'influence constante de la tradition d'amélioration de la nature, vivace au sein de ce peuple d'ancienne civilisation, ou par l'influence des puissances de l'Eglise qui, durant au moins deux siècles, a préoccupé l'art italien surtout à travers ses chefs d'œuvres ? Il est probable que nous devrons nous décider en faveur de la seconde hypothèse car si la fidélité à la perfection corporelle

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44 La conception du monde

n'était qu'un héritage de cette race, comment cette tendance aurait­elle pu se retourner en son contraire de nos jours ?

Ce que vers 1520 l'on ·considérait comme une carence . de l'art italien, c'était le refoulement du spirituel par la perfection cor­porelle, comme on peut le voir dans les œuvres de Rap�aël. Da� le Nord, la Réforme invitait à l'approfondissement spmtuel, mats on ne pensait pas que l'art tel qu'il avait été jusqu'alors, _ c'est-à­dire l'art religieux en serait a priori capable. La Contre-Réforme fut d'un avis différent ; maios bien avant que les tendances de la Contre-Réforme aient été introduites consciemment dans l'art ita­lien, un artiste a eu la claire intuition du prochain objectif à viser et tenta de l'atteindre : c'était Michel Ange.

a. Michel Ange eut une façon toute particulière de poser le pro­blème que s'étaient déjà posé les Chrétiens sur la spiritualisation de la nature éphémère ; nul ne l'a suivi sur cette voie jusqu'à pré­sent et seul un génie aussi extraordinairement doué que lm le pourra un jour. Michel Ange voulait exprimer le spi�tue� au. moyen du corps, non en embellissant ce corps comme le fit 1 anttqmté clas­sique, ni en fixant des gestes fortuits comme le fit l'art germani9ue. Pour lui, la représentation du corps dans son aspect phystque s'impose absolument, mais il cherche néanmoins à exprimer l'im­matériel à travers lui. Il forme donc le corporel d'une façon sur­naturelle. On comprend qu'il faut une force créatrice hors de pair pour éviter, mû par une telle intention, aussi bien tout ce qui est contre nature que le grotesque. Michel Ange y est parvenu. Ses sculptures sont convaincantes, mais elles ont quelque chose de démonique.

b. Les œuvres des nombreux imitateurs de Michel Ange appor­tèrent aussitôt la preuve que Ja voie sur laquelle il s'était engagé ne saurait être suivie par un autre. Si bien que pour finir, l'on choisit tout de même la solution naturelle vers laquelle s'était déjà tourné l'art au nord des Alpes : la reproduction du spirituel tel qu'il s'exprime dans les manifestations corporelles fortuites qui accompagnent ses impulsions. C'est ce qui constitue l'essence même de l'art baroque romain 10• Mais cet objectif n'aurait pu être atteint

10. Riegl entend par art baroque l'art qui débute avec le classicisme de 1� Renaissance et se développe jusqu'en 1800 et, comme il ressort des ph�ases qw suivent en particulier l'époque du maniérisme et celle du baroque ngoureux, confo�ément à l'actuelle subdivision établie dans les styles qui suivirent la Renaissance. (Note des éditeurs).

L'art vise à recréer la nature éphémère 45

sa?s que �·�n _a;cepte,

un ce�tain nombre de concessions à l'éphé­mere matenabte. Or, a ce pomt de vue même l'art baroque romain resta sur une extrême réserve ; il tenta bien plus de sauver de la perfection des corps ce qui pouvait l'être. Une telle attitude repré­sente sans aucun doute une demi-mesure, une contradiction : de Ià cette impression d'insatisfaction que produisent les œuvres b�roques, notamment sur le spectateur moderne de race germa­roque.

c: Vers le milieu du 17e siècle, après le traité de Westphalie, l'agttation provoquée d'un côté par la Réforme, de l'autre par la C��tre-�éf�rme se calma, et en Italie on cessa de proclamer la spmt�ahsatton �e l'œuvre d'art. Cette exigence qui avait tenu l'art romam en haleme pendant plus d'un siècle, est enfin abandonnée. Elle est remplacée par l'aspiration à la perfection des corps, restée très vive dans l'esprit des Italiens depuis le Moyen Age, mais accompagnée, semble-t-il, de l'importance croissante accordée à la reproduction fidèle de la nature éphémère : aucune époque (sauf peu_t-êtr� l'époque moderne) n'est sans doute allée plus loin dans les �lustons de perspectives que ne le fit le Baroque tardif (Pozzo). Mats pourquoi ces mouvements fortuits pleins de vivacité tels qu_'on les trou;_

e constamment dans l'art religieux italien depuis �Ichel Ange, � tls ne se m�nifestent pas comme résultat d'élans spi­ntue�s ? Il

:é�<ut tout à fatt naturel qu'après la disparition de l'ex­

pression spmtuelle on renonçât progre&Sivement aussi à reproduire le corps dans son existence éphémère.

d. Il se produisit donc un processus de régression qui s'acheva dans la seconde moitié du 188 siècle avec l'œuvre de Canova. Mais un art authentiquement chrétien n'aurait guère laissé place à un tel phénomène. L'art de Canova vise à reproduire exactement ce que l'art chrétien primitif s'efforça d'éviter absolument. Il ne faut pas oubl�?r non pl�s que l'activité de Canova se situe à l'époque �es I:umter�s •

. une epoque où le sentiment religieux s'était plus que

J�mats affatbh. Le plus étonnant fut que la réaction néo-cla'Ssique s effectua au nom de la nature. Les mouvements saisis au vol des maîtres du Baroque finissant semblèrent contraires à la nature ·

une fois de plus, comme cela s'était produit dans l'antiquité avant Alexandre, se forma une vision du monde qui ne reconnaissait la véritable expression de la nature que dans la représentation de la durée, de l_'im�obilité, de l'éternité. Mais ce qui avait constitué plus de tro1s mtlle ans auparavant la conviction religieuse de tous

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1 1

46 La conception du monde

les peuples civilisés devint il y a cent ans �e. so��i de prédilection des érudit'S ou des esthéticiens des classes pnvilégiees.

Dans le Nord, l'évolution présente un aspect plus diver�ifié, � ne pas dire plus confus. La brusque découverte d� la dt�ho�omte entre la foi en la révélation et la nouvelle conceptiOn scientifique du monde avait eu ici un premier effet paralysant. Il manquait au Germain cette légèreté qui permit aux peuples du midi de sur­monter un tel problème. L'Allemand, catholique ou protestant, ne parvint qu'à notre époque à dépasser ce dilemme gênant : n'eut-on pas jusqu'à une époque très récente l'impression que, depuis _ la mort de Dürer et de Holbein, toute activité réellement créatnce dans les arts plastiques était littéralement impossible aux All_e­mands ? Dans deux régions germaniques seulement du Bas.-Rhm la population réussit à continuer après la Réforme, l'œuvre des grands ancêtres de l'Allemagne du Sud. Les maîtres flamands du 16" siècle pouvaient bien penser encore comme Dürer que toute la création dans les arts plastiques serait, comme par le passé, essen­tiellement tournée vers l'art religieux, de même que la faculté de théologie était toujours la plus distinguée des f�cultés. Mais après l'iconoclasme les choses commencèrent à se clanfier : elles le furent totalement au début du 17e siècle. Le facteur décisif pour l'art flamand fut le fait que oon représentant le plus doué eut tout le loisir de découvrir parmi les caractériostiques du Baroque italien de l'époque celles qui correspondaient le mie:ux à sa. manière �t à celle de l'art flamand. C'est ainsi que ce dermer devmt essentiellement un art baroque religieux, mais il ne succomba jamais comme l'art romain du Baroque à l'obsession de la perfection physique. Or, au même moment, les Hollandais de la Frise, 'Sortis victorieux de leur lutte pour l'indépendance. avaient trouvé le courage d'élaborer un art fondé uniquement sur une conception scientifique du monde et de procéder sans tenir compte de la foi en la révélation. Il Y a cependant un fait caractéristique : cet art orienté simplemen� vers la rivalité avec la matérialité éphémère du corps (que ce soit par goût pour le corps lui-même ou pour donner une expression concrète aux impulsions de l'esprit) ne s'est guère mai�ten� plus d'un demi siècle ; il céda bientôt à un mouvement de reaction en faveur d'un art améliorant la nature, qui dura des siècles. Même le grand Rembrandt se trouva dépassé de son vivant. Il fut pour­tant d'une profondeur de pensée jamais égalée par aucun artiste germanique et l'aisance avec laquelle il sut saisir l'apparence fugi-

L'art vise à recréer la nature éphémère 47

tiv� �e la matérialité ne fut jamais égalée par personne. Mais son mepns fondamental, authentiquement protestant - au sens d u christianisme primitif - pour la perfection des corps (la beauté) se heurta à des oppositions dès que l'enthousiasme d'une rigueur toute puritaine suscitée par les années de guerre se fut calmé. C'est ainsi que vers 1650 put commencer le temps de l'hégémonie pour l'art français. C'est seulement lorsque le goût parfois exagéré pour l'expression de la spiritualité se fut atténué en Italie, lorsque à Anvers les tendances suscitées par Rubens commencèrent à s'af­fadir et que, même les Hollandais entreprirent de rechercher la �eprésentation de la perfection corporelle, que la voie se trouva hbre pour l'art français. Il put ainsi. conquérir du terrain grâce à son sens de la mesure, qui l'éloignait d'un goût excessif à la fois �ur tout c� qui est _éphé,mèr: et pour la spiritualité. Depuis lors, 1 art français a dommé 1 Occident durant deux 'Siècles entiers. I l n'a pas résolu d e problèmes, car ceux-ci ne se posent habituellement que dans les tendances extrêmes ; il n'a pas non plus produit de maître aux di�ensions prodigieuses, mais l'attrait que lui conférait son style régulier et la sûreté de son travail créateur lui ont valu une estime qui ne faiblit jamais. Aujourd'hui, il est vrai il a dû céder la première place à des peuples germaniques dont 1� conscience de race s'est maintenue plus pure.

Pourtant l'un des phénomènes les plus remarquables de l'art m�erne �st �ns conteste celui que constitue la population de la pénmsule tbénque. A cette époque son évolution artistique s'effec­tu� en �ffet parallèlement à celle des peuples germaniques, - par­�ots_ m_eme elle les a devancés. Au 1 6" siècle déjà le maniérisme ttahamsant des Espagnols rappelait beaucoup celui des Flamand'S à la même époque. Mais au temps de Rubens et de. Rembrandt ce sont les Velazquez et Murillo qui sont à l'œuvre en Espagne : tous deux rivalisent résolument avec la nature éphémère. Et même à un moment où, dans toute l'Europe, le goût des artistes et des ama­teurs d'art choisissait de prendre un bain de jouvence en revenant �u classicisme, l'Espagne avait un Goya. C'est-à-dire celui qui Illustre au plus haut degré le choix de l'art en faveur de la vision sc�entifique du monde et ce dans le pays dont les dirigeants s'effor­ç_ate�t de maintenir à n'importe quel prix, par le fer et par le sang, 1 uruté entre la foi et le savoir.

Page 43: RIEGL Grammaire Historique Des Arts Plastique 2003

LES ÉLÉMENTS DE L'ŒUVRE D'ART

LES FINALITÉS

Toute œuvre d'art plastique est née en vue d'une fin particulière. Il faut donc chaque fois distinguer entre les finalités et le carac­tère artistique. La relation entre les deux n'a rien de figé ni d'im­muable ; c'est pourquoi elle relève de l'étude historique. Une telle relation se meut évidemment dans un champ assez vaste entre deux extrêmes : d'une part l'absolue prépondérance des finalités et, avec elles, le contenu artistique prend naissance pour ainsi dire sponta­nément et sans que l'on y prête attention (ainsi pour les poutres �implement quadrangulaires, ou la pointe des flèches de pierre taillée en triangle), d'autre part une volonté artistique qui s'empare de tout l'être et à côté de laquelle les finalités ne fournissent plus que le prétexte à l'existence de l'œuvre d'art (ainsi pour le tableau de collection). Finalité veut dire l'intention de donner satisfaction à une requête. Les désirs des hommes sont de nature à la fois phy­sique et spirituelle. Les désirs physiques sont ceux de nos cinq sens ; on peut donc procéder à la répartition suivante :

1. Les désirs relevant exclusivement de la vue ; dans ce cas nous parlerons de fonctions ornementales.

2. Les désirs manifestés par d'autres sens ; dans ce cas nous parlerons de fonction utilitaire au sens large du terme : ainsi le besoin d'habitation s'adresse-t-il au toucher, celui d'une salière au goût, celui d'une boite d'onguent à l'odorat, celui d'un instrument de musique à l'ouïe.

3. Les désirs d'ordre spirituel tendent vers l'éveil de certaines idées ou associations d'idées ; nous pourrons donc parler ici avec raison d'une fonction idéelle. Pour les arts plastiques les idées de

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1 - -- -�- - ---

50 Les éléments de l'œuvre d'art/Les finalités

loin les plus importantes sont celles qui concernent les relations de l'homme avec les puissances surhumaip.es - forces de la nature ou forces morales.

Le désir d'ornementation vient des yeux, c'est-à-dire de l'?r­gane qui nous permet de percevoir

.les arts plastiqu�s: c'es�-à-di:e

ta compétition avec la nature, et de Juger de façon cnttque JUSqu à quel point cette compétition est un succès et. se mam�este dans les œuvres d'art. C'est sans doute pour cette ra1son que 1 on a sou­vent estimé que les arts plastiques et la décoration é.taient �ne se�le et même chose. 11 est certain que l'homme appréc1e la decoration autant qu'il apprécie l'art. �ais l'�omme apprécie au�si le fait d� parvenir à susciter une representation abstraite, et là Il ne sau�1t être question de décoration, mais d'art. Il n'y a pas �e décoration sans art · mais il existe sans aucun doute un art qm ne veut pas être déc�ration. A l'origine la décoration n'est rien d'autre que la volonté de remplir un vide. Lorsque l'?omme, dans son. efio� pour conjurer l'horreur du vide est pousse par une force mténeure à rivaliser avec la nature, la décoration devient art.

Tous les désirs d'ordre utilitaire s'adressent sans doute aux autr�s sens plutôt qu'à la vue ; mais comme les œuvres c�éées par la mam de l'homme touchent toujours la vue également, il est naturel que partout où existe une fonction utilitair� créant ai�si un vide (pour l'œil), il soit tenu compte de la fonctton décorat1ve. Il en est de même pour le besoin d'imagination 11• Mais dans .quelle mes�re on a chaque fois accordé de l'attention à la fonct1on décorative _ en plus des deux autres - cela a été très variable selon les époques ; elle n'en est pas moins un objet intéressant l'étude histo­rique.

Il faut en revanche préciser clairement qu'aucune des trois fina­lités ne peut être retenue exclusivement par rapport à une l_'ériode historique quelconque (et même l'art de l'Islam ne peut fa1re une exception de ce point de vue). Il est déjà impossible de dire laquelle

11. Sous certains aspects on peut même dire qu� �a fonction de r�présentati�:m

se transforme en fonction utilitaire. Tout l'art rehg1eux entre en fa1t a� servJce d'une fonction bien réelle : l'acquisition d'avantages corporels par l'mtermé­diaire des puissances surhumaines. Et Je. Christianisme ne fait pas exception : les joies célestes sont peut-être des joies spirituelles rêvées, mais les tourments . de l'enfer sont tout de même des tortures corporelles très durement ressenties, auxquelles l'homme tente d'échapper en se vouant aux représentations religieuses avec des œuvres d'art.

L'art améliore la nature 5 1

des trois affecta d'abord la création artistique. L'étude de certaines races humaines primitives vivant encore actuellement permettrait tou� au

_plus de supposer que le désir de décoration (tatouages)

ava1t éte le plus élémentaire de tous. Mais, de nos jours, il n'y a plus de peuple ignorant totalement les fonctions utilitaires et le désir d'imagination. Dans les arts qu'il est convenu de dénommer a.rts préhistori.ques

,et �ans l'art le plus ancien des temps histo­

nques - celui de 1 anctenne Egypte - les trois fonctions ont été à un même degré au centre des préoccupations des artistes_

V?yons maintenant comment se présente la relation entre les finalités .et. l'art dans chacune des trois grandes périodes que nous avons dtstinguées en nous fondant sur le changement intervenu par

.deux fois dans la vision du monde des populations civilisées

habttant les bords de la Méditerranée.

PREMIÈRE PÉRIODE

L'ART AMÉLIORE LA NATURE

1 . L'art de l'ancienne Egypte. Toute œuvre d'art de cette �riode de formation porte nettement le sceau d'une des trois fina­lités. Notamment les œuvres conçues à des fins de représentation révèlent sans ambiguïté la séparation entre la finalité et l'art : les fi�r� se ressemblent toutes extérieurement et l'on est obligé d avOir. recours à des moyens extérieurs à l'art - des attributs les dé�rmmant ou des légendes hiéroglyphiques - pour exprimer clauement la fin poursuivie.

2. L:a�t g:ec d'.avant A lexandre. Un équilibre s'établit e.ntre la finahte QUI contmue d'être la seule motivation et la riva­ht� ave� la nature, qui exerce de plus en plus d'attrait. L'ornemen­tation n est plus un simple remplissage de toutes lœ surfaces vides comme dans le tatouage ou sur les murs extérieurs des temples

� l�.d

En ce qui concerne. les arguments présentés à J'appui des différentes . no es, nous som�es obh�és de nous limiter, car nous ne voudrions pas anti­Ciper .._sur le procJ:Iam chap1tr� consacré aux motifs, afin de conserver à notre expos., son caractere systématique.

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1 1 52 Les éléments de l'œuvre d'art/Les finalités

. d certaines conditions naturelles égyptiens, elle tlent compte e

ll rt désormais à séparer ou propres à l'œu�re (tect?nique)

t:.

e (�a

s�ête le cou, ia main) que la

à mettre en rebef certames par �es t ·se's en valeur mais d'une

· · d ''à éparees e rn1 •

nature à vra1 d1�e a eJ ,s · alité avec cette nature va

manière imparfaite, que 1 hom�e en r;�ndra désormais différentes déso_rmais corriger. Le vase ���sl

�::;� on ne trouve toujo� pas parties tel}es le �ol et le p

� à. ne finalité déterminée, objective, d'œuvre d art �u.l correspon � . u

rivalisant avec la nature. C'est c'est-à-dire extene�re à la c�tlo�

1 création artistique d'avant d'ailleurs à ce fait propre tou e, a

affirme ue les Grecs ne Alexa?dr� que l'on pe

diffn�

l:

q:n�! les arts �ppliqués et l'art

conna1ssa1ent pas la ren noble.

, nd t ·usqu'à Constantin le 3. L'antiquité apres (l lexa · re e

l 1er les reliefs de la Grand. L'art devient fin en sol. Il su�t ��ti�� d'animaux dont il fontaine des Grimani et d'autres repreS:oi servaient ces animaux ? a déjà été question pl�s haut p. 1

,3. A q

ion car ils ne font pas par­Sans dout� pas à 1� simple, re�re:���assique, étaient utilisés pour tie de:: ammaux qm. dan� 1 an�q

r· matérialité. Pas davantage à incarner des représentattons

� 1: servaient-ils à la décoration.

des fins utilitaires ; donc sans, ou.

1 prétexte . la véritable rai­Mais ce �·é�it visiblement qu �n

��� eréside da�s le fait qu'e�l�

son de 1 extste�ce �e ces œ�vr !ture éphémère. L'art devient alDSl . permettent de nvah�r avec

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t que désormais de telles œuvres, fin en soi et il s'ensmt nature emen

rati ues ne furent plus seu1e..

créées sans aucun doute à des fi�r� rai�n �ais tout particulière­ment considérées pour cette

6d�m

, ssite de créations en rivalité ment pour vérifier le degr e reu avec la nature.

L'art comme moyen de spiritualiser la nature 53

DEUXIÈME PÉRIODE

L'ART COMME MOYEN DE SPIRITUALISER LA NATURE

C'est contre la création rivalisant avec la nature éphémère que le monothéisme de toutes les observances dut lutter avec une extrême rigueur. L'Islam procéda d'une façon radicale. Il reconnut que la représentation comme finalité présentait le risque d'un renou­veau de faveur pour la nature éphémère en tant que telle ; c'est pour cette raison qu'il interdit à ses adeptes de satisfaire une telle fina­lité ; et pourtant, un tel commandement a souvent été détourné, notamment en Perse 13 et en Egypte à l'époque des Mamelouks. II ne restait donc à l'art de l'Islam au sens strict du terme qu'à se consacrer à l'ornementation et aux besoins utilitaires. L'art byzan­tin admettait la fonction de représentation, du moins dans des limites strictement circonscrites. Seul le Christianisme occidental accorda toute liberté à la représentation, dans la mesure où elle avait uniquement pour objet la puissance invisible de l'esprit et les manifestations de son pouvoir sur terre. Il apparut cependant que l'Islam avait raison de se méfier : car il fallut à l'art chrétien occidental beaucoup moins de temps que n'en prit l'antiquité pour faire de la rivalité avec la nature éphémère au nom d'elle-même, de nouveau l'objectif suprême de toutes les créations plastiques.

a. Le Moyen Age à ses débuts jusqu'au 12" siècle nous permet de constater Ulle rivalité avec la nature éphémère, bientôt caractéri­sée par une forte tendance vers l'amélioration de la nature, mais toujours à des fins pratiques. Les exemples les plus convaincants en sont les attributs et légendes que l'on voit accompagner les figures créées dans un but de représentation.

b. La phase gothique-giottesque désigne le stade de l'équilibre entre la fonction et la forme artistique à l'époque dominée par

13. La miniature persane constitue même un domaine séparé de l'art au contenu narratif et qui a développé son style propre ; une étude de ce style serait d'un grand intérêt, ne serait-ce que pour les relations qui existaient visible­ment entre cet art et l'art d'Asie orientale.

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54 Les éléments de l'œuvre d'art/Les finalités

la vision du monde chrétienne. On voit s'affirmer, au Nord comme au Sud, un effort pour adapter l'une à l'autre. On peut pren?re pour exemples les ogives et le remplage dans le Nord et le traite­ment allégorique de la fonction de représentation dans le Sud.

c. L'art des Van Eyck dans le Nord et, plus encore, la Renais­sance dans le Sud traduisent sans équivoque la joie qu'a retrouvée l'arti'Ste lorsqu'il rivalise avec la nature éphémère. En Italie o? ne formulait plus la question ainsi : quelle est la forme la plus ad�­quate pour un édifice à usage reli�ieux ? mais on se de�a?datt quelle était pour une maison de Dteu la forme la plus arttsttque, c'est-à.<Jire la forme qui selon les conceptions de l'époque corres­pondît le mieux à la nature d'une œuvre arc�tecturale. E� _l'on en vint ainsi à abandonner le système sacro-samt de la basthque du romain tardif pour adopter la construction centrale. De même la peinture de Van Eyck ne signifia-t�1le pour l'ess�ntiel .rien d'autre que l'abandon de la peinture de fresques - qm restait la décoration la plus adéquate pour les intérieurs d'églises " - en faveur de la peinture à J'huile, qui convenait mieux à une créatio� rivalisant avec la nature éphémère ; le retable à volets ne seratt jamai'S parvenu à lui seul à supplanter la fresque. Dans le Martyre des dix mille, de Dürer, l'art est déjà autant fin en soi qu'il l'est dans son auto-portrait, il l'est autant dans les madones de Raphaël que dans sa Galathée.

TROISIÈME PÉRIODE

L'ART RIVALISE AVEC LA NATURE POUR ELLE·M�ME

A l'époque de la Réforme et de la Contre-Réforme, les arts plastiques devinrent peu à peu fin en soi. Cette évolution ne fut pas entravée par l'approfondissement qu'avait connu récemme�t la foi en une religion révélée, ainsi que ce fut le cas à la fin de l'anti­quité lorsque le Christianisme triompha ; au contraire, pour des raisons que nous avons découvertes au chapitre précédent, cette

14. Les surfaces murales inférieures, telles qu'elles pouvaient entrer en ligne de compte pour des tableaux religieux, ont d'ailleurs également été conservées dans les cathédrales gothiques.

L'art rivalise avec la nature pour elle-même 55 émancipation se fit en toute liberté. Ce qui, après Alexandre et durant la Renaissance, n'avait été que ce que l'on pourrait appeler de la contrebande, apparaît en toute légitimité à partir de 1520 : l'art est désormai'S sa propre fin ; de nos jours il l'est d'ailleurs plus que jamais. Il ne semble guère possible de procéder aujour­d'hui à une subdivision des quatre derniers siècles de l'histoire de l'art en fonction de la relation qui s'instaura entre cet art et ses finalités au coui'S de cette période. Mais l'on pourra dire désormais qu'une histoire de l'art aux perspectives plus riches regroupera la période allant du 16" au 17., siècle en une seule phase et situera le début d'une nouvelle période à notre époque.

Les raisons d'une telle conception sont les suivantes : à partir du moment où l'art put s'affirmer sans réserve comme fin en soi, on vit aussi grandir le risque d'une menace pesant sur ses trois fina­lités - qui, jadis, l'avaient pourtant nourri et dominé. Si ce danger n'a pas fondu brutalement sur lui, c'est peut-être grâce à l'influence modératrice de la tradition. Rembrandt lui-même a encore peint des tableaux historiques avec, certes, une coloration fortement liée au genre, alorn que l'art hollandais protestant avait en principe rejeté la fonction de représentation religieuse. L'art italien enfin, jusqu'au 18" siècle, considère la figuration de la fonction de repré­sentation religieuse comme sa mission spécifique, même si cette fonction n'a souvent été qu'un simple prétexte depuis Michel Ange. Mais après que, pour des raisons purement artistiques - afin d'effectuer un retour à la nature comme on l'affirmait expressé­ment u - le classicisme se fût engagé dans une compétition avec la nature parfaite telle qu'elle n'avait jamais existé jusqu'alors dans l'art occidental, il apparut soudain clairement que tout art ayant une autre finalité que le plaisir esthétique avait été profondément ébranlé. Le résultat fut cet effort désespéré en vue de réanimer les secteurs d'un art aux fonctions précises, en nouant directement avec des périodes antérieures plus favorables à ces fonctions : ce fut le cas dans la peinture historique depuis Carstens et dans ce qu'il

15. On n'a guère tendance à prendre une telle affirmation à la lettre de nos jours, et l'on devrait pourtant le faire. Les portraits de l'époque impériale sont plus proches de la vérité éphémère de la nature que les instantanés impression­nistes. Aujourd'hui l'on pense que pour reproduire des têtes dans leur authen­ticité naturelle il faut les considérer à une certaine distance ; les têtes antiques (de même que celles des grands protraitistes des 16' et 11• siècles) étaient en revanche conçues pour la vision rapprochée, à laquelle on devait sans préjugé accorder le même droit à l'existence qu'à la vision éloignée.

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56 Les éléments de l'œuvre d'artfLes finalités

est convenu d'appeler la réforme des arts appliqués. Pendant quel­que temps l'art comme fin en soit fut même proscrit. Ce mouvement n'était pas né d'une profonde aspiration spirituelle des peuples civilisés modernes, mais de considérations purement esthétiques des classes cultivées : il ne put donc durer longtemps. Aujourd'hui il est pratiquement dépassé, l'art est redevenu une fin en soi comme ce fut le cas il y a cent ans. Mais qu'adviendra-t-il des formes d'art à fonction précise ? Pour ce qui est de la peinture historique qui semble une fois de plus tomber en désuétude, on pourra peut-être se passer d'elle en même temps que de toute illustration de fonc­tions de représentation. L'homme parviendra peut-être à se désha­bituer également du désir d'ornementation s'il accède à une spiri­tualité telle qu'il considèrera ce désir comme quelque chose d'animal. Il restera néanmoins la finalité utilitaire, qui permet à l'homme d'organiser son habitation et de répondre à mille nécessi­tés au fil des heures. Nous reviendrons dans le chapitre consacré aux motifs sur la voie d'issue que semble ouvrir cet aspect d'une incontestable nécessité.

Mais la finalité d'une œuvre d'art ne permet pas seulement une réflexion historique du fait de ses relations avec l'art en général, elle est également intéressante du point de vue des relations entre les différentes finalités qu'elle peut représenter, ainsi que nous l'avons déjà constaté plus haut (p. 49). Même si les trois finalités ont joué simultanément un rôle pendant toutes les périodes artis­tiques, elles n'ont pas toujours pris la même importance l'une par rapport à l'autre. La fin utilitaire est celle qui subit le moins de préjudices de la part de ses concurrentes, pour une raison évidente : la fonction pratique attribuée à chaque fois n'admettait pas aisé­ment de tels préjudices 15• La relation entre finalité décorative et finalité de représentation est en revanche soumise à de plus grandes variations : ou bien la seconde absorbe la première, ou bien il se produit l'inverse. Dans toutes les périodes où prédominent des finalités utilitaires et où la représentation joue le moindre rôle, elle prend toujours le pas sur l'ornementation. Ce n'est que lorsque la première disparaît complètement que se développe la seconde. Considérons les trois périodes dans la perspective d'une telle loi.

16. Les objets utilitaires grotesques, c'est·à·dire des objets aux formes inha­bituelles imposées par les fonctions d'ornementation ou de représentation, pro­viennent presque tous de périodes où prédominait le caractère fonctionnel de l'art et non de périodes où celui-ci était fin en soi.

L'art rivalise avec la nature pour elle-même 57

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, il est impossible de dire si l'activité artistique de l'homme est en premier lieu le fruit de ron désir de satisfaire son goût de la décoration. Le sauvage qui vit nu n'attend toutefois pas de trouver d'abord l'occasion de déco­rer quelque chose pour fabriquer les instruments qui lui serviront à cette fin, il commence par tatouer son corps, lui-même créé par la nature. Mais c'est là justement que l'on ne peut dire si le tatouage n'a pas eu tout de même à l'origine une signification liée au désir de représentation (apotropée). Même des éthnologues comme Grosse et des préhistoriens comme Hoernes tendent à penser que le désir de représentation fut le premier et que ses applications ne sont devenues des << ornements » que progressivement.

Mais plaçons-nous sur un terrain historique. L'art de l'ancienne Egypte satisfaisait son désir d'ornementation essentiellement à l'aide de motifs à fonction de représentation (figures de divinités, scara­bées, lotus, etc ... ). Les vases attiques offrent un exemple caractéris­tique de l'attitude de l'art grec avant Alexandre : le motif princi­pal de la décoration est toujours le combat entre des héros et des scènes de ce genre, donc des récits à fonction de représentation ; mais à certains endroits appropriés on trouve aussi de véritables motifs « ornementaux » : il se produit donc là aussi un équilibre entre les différentes finalités, comme nous avions pu constater pour la même période une recherche d'équilibre entre la finalité et l'art. En ce qui concerne l'antiquité après le règne d'Alexandre, il suffit de renvoyer à Pompeï : même la Renaissance italienne ne saurait rivaliser avec Pompeï dans la richesse des motifs purement décora­tifs des murs, du mobilier et des ustensiles domestiques. Des motifs ayant eu autrefois une fonction de représentation sont utilisés abon­damment, mais avec une intention uniquement décorative. Tout ce qu'un art devant servir la représentation avait accumulé pendant des siècles est bienvenu désormais - après que l'art est devenu fin en soi - afin de fournir des accessoires à la fonction décora­tive. L'art de Pompeï (notamment le second et le troisième style de peinture murale selon A. Mau peut être avec raison qualifié d'art décoratif ; mais les motifs qu'il utilise sont le plus souvent hérités des périodes antérieures. Il est difficile de dire comment les choses auraient évolué à l'époque de l'empire romain, car le mouvement monothéiste et social n'a pas tardé à intervenir, appor­tant une nouvelle vision du monde et un art nouveau.

Si les observations faites à propos de l'art pompéien amenaient

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à conclure que l'art décoratif n'a pu se développer à partir du moment où l'art est devenu fin en soi, une telle supposition serait aussitôt battue en brèche par le fait que l'art chrétien des quatrième et cinquième siècles, qui a manifesté le plus d'hostilité à l'art fin en soi, a réservé une grande place à la décoration. Cet art présente en effet le visage de Janus : en tant que produit historique il n'a pas pu se libérer d'un seul coup de tout ce qui avait précédé ; il s'en accommode donc dans la mesure où le permettent ses convic­tions nouvelles concernant les relations entre l'homme et la matière. La fonction spirituelle de représentation et l'art ornemental ont été rigoureusement 'Séparés dans l'art décoratif des Romains des 4• et 5• siècles : cela explique pourquoi l'intention de représentation n'a pas entièrement étouffé l'intention ornementale à cette époque où se constituait une période nouvelle de l'art aux finalités absolument déterminées, comme ce fut le cas pour l'art de l'ancienne Egypte, qui s'était par ailleurs formé d'une façon similaire. L'Islam n'a fait que tirer les ultimes conséquences d'un tel état de choses en libérant la fonction ornementale pour ainsi dire entièrement par rapport à la fonction de représentation. L'art byzantin en revanche a recherché entre les deux fonctions un équilibre qui rappelle à son tour celui réalisé dans l'art grec avant le règne d'Alexandre.

Le caractère authentique d'un art ornemental né de l'absence totale de fonction de représentation se retrouve dans ce que l'on appelle le style des grandes migrations des peuples germaniques aux 68 et 7., siècles : il est d'ailleurs issu directement de l'art ornemental de la fin de l'empire romain et enrichit son goût plus tard en lui adjoignant des éléments byzantins. L'art irlandais nous enseigne même que des œuvres consciemment représentatives durent se plier aux exigences de facilité de l'art ornemental. Jusqu'à la fin de la période giottesque-gothique, l'art chrétien occidental répond essentiellement à une fonction de représentation. L'opposition paléochrétienne entre fonction ornementale et fonction de repré­sentation semble disparaître à partir du 9" siècle dans le Nord comme dans le Sud. Tout art qui se ressent comme tel est créé pour honorer Dieu : si bien que la fonction de représentation sup­plante une fois de plus la fonction ornementale. La phase gothique réussit à réhabiliter en un certain sens la fonction ornementale : mais il faut attendre la phase de déclin pour constater un revire­ment compkt : l'art y redevient peu à peu une fin en soi. L'art italien du 15• siècle n'avait cependant pas à disposer de cette

L'art rivalise avec la nature pour elle-même 59 �ch�e. �e m?tifs à fonction de représentation que connut jadis 1 anttqmte apres Alexandre : dans la mesure où l'art chrétien avait créé de tels motifs ils ne pouvaient susciter - étant donné le carac­tère exclusivement spirituel de la vision du monde chrétienne -qu'un cc Noli me tangere ». De là l'enthousiasme avec lequel on s'empara des vestiges de formes décoratives antiques et des motifs mythologiques de l'époque impériale et l'impression non moins profonde que provoquèrent ces formes italiennes lorsqu'elles furent découvertes dans le Nord. Nous voyons donc une fois de plus l'art émancipé devenu fin en soi contribuer à l'essor de l'art orne-­mental.

En ce qui concerne l'évolution de la relation entre la fonction de représentation et la fonction d'ornementation durant la dernière période (à partir de 1520), il se passa quelque chose de décisif que nous avons déjà.relevé plus haut : au cours de cette phase où l'art �t _une fin en so� toutes les autres fins extérieures subirent des pré­JUdices, Y compns donc l'ornementation et la représentation. Dans le Sud, la représentation prend néanmoins résolument la première place à l'époque baro_que, ce qui eut naturellement pour consé­quence un recul senstble de l'ornementation. A la fin de l'ère baroque le recul d'une tendance faisant semblant de favoriser les fonctions de représentation eut pour conséquence un faible accrois­sement de l'activité ornementale. Le classicisme s'empara sans tar­der des form�s. dé�oratives antiques mais il ne sut plus en faire un usage aussi mdependant et révolutionnaire que le fit la Renais­sance e? son �emps � il se contenta cette fois surtout de copier les mot�s. Voilà 9m �o�tra clairement que Je sens naïf pour la créat1o� décorative s éta1t perdu. C'est pourquoi la réforme des arts appliqués fonda des écoles où l'on devait enseigner et COI�prendre d� façon r�tionnelle ce que certaines époques du passé avatent prodmt en smvant l'élan spontané de leur imagination. Dans le Nord, la Réforme, associée à la découverte simultanée des formes décoratives de la Renaissance italienne. eut pour consé­quen�e un fait u�ique dans l'histoire de J'art germanique avant le

. 19'" stècle : la natssance d'un art éminemment décoratif en Alle­magne, ce que l'on a appelé la Renaissance allemande. Ce n'est pas un hasard si les principaux foyers de cette Renaissance se trouvaient �ans des �égions protestantes : on y écarta les fins de rc;présentatton en meme temps que l'art religieux pour cultiver d autant plus résolument l'ornementation à J'aide des formes déco-

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ratives venues du Sud et ne représentant aucun danger en ce domaine. Dans les pays catholiques on peut en revanche parler d'une « Renaissance italienne en Allemagne » plutôt que d'une Renaissance allemande. Mais on continua à y cultiver la fonction de représentation avec l'aide de l'art religieux, en la soumettant entièrement à l'influence italienne. C'est ainsi que, dans les pays protestants, l'art allemand est resté essentiellement un art orne­mental jusqu'au milieu du 1 8" siècle, bien que ce fût en opposition avec ses tendances intellectuelles. Ce n'est qu'avec le classicisme qu'il s'est de nouveau rapproché du grand courant international de l'art ; en. Allemagne on a en effet ressenti les conséquences de plusieurs siècles de pratique artistique comme fin en soi beaucoup plus profondément qu'ailleurs, où l'on n'avait pas cultivé l'orne­mentation avec autant de soin ni durant si longtemps.

Dans les autres pays de population germanique, la fonction orne­mentale a été loin de jouer le rôle qui fut le sien dans l'Allemagne protestante : ni dans les Flandres, dont l'art baroque depuis Rubens étouffe sous la surcharge de motifs prétendument représentatifs, nj en Hollande où, en pleine période d'apogée de l'art, on traite l'orne­mentation de façon quasi puritaine, ni même en Angleterre où l'on ne s'engagea sur la voie d'une position autonome dans l'histoire de l'art qu'au moment de la réaction contre le néo-classicisme au nom de la nature, si bien que l'art anglais s'inscrit dans la phase moderne la plus récente. L'art français s'efforça passagèrement de s'en tenir à un juste milieu pour les relations entre fonctions ornementales et fonctions de représentation. Il y parvint dans une certaine mesure jusqu'à la fin du 18" siècle ; mais une fois achevée l'ère cla'SSique qui avait trouvé en France son incarnation la plus brillante, le goût pour l'ornementation s'assoupit également. Et comme l'art fran­çais moderne, fidèle à sa tendance fondamentale de mesure, ne voulait ni participer activement aux efforts de réforme tendant à revenir au passé, ni se décider à prendre la tête des novateurs exce&sifs, il dut momentanément céder à d'autres peuples le rôle de guide de l'évolution artistique en. Europe.

En conclusion, quelques remarques sur l'importance des finali­tés lorsqu'il s'agit d'apprécier les œuvres d'art. Il va sans doute de soi que les finalités reconnues à l'art doivent être absolument prises en ligne de compte. Mais une autre question est de savoir si ces finalités doivent jouer un rôle excessif lorsqu'il s'agit de juger les œuvres, comme ce fut le cas dans l'esthétique du 19• siècle qui

L'art rivalise avec la nature pour elle-même 61

fonda sur elles toute la classification des œuvres d'art (en archi­tecture, sculpture et peinture, à quoi vinrent s'ajouter plus tard les arts appliqués). Si les catalogues de ventes désignent une œuvre surtout par rapport aux finalités auxquelles elle répond, cela se justifie dans la mesure où l'acheteur, qui n'est pas forcément un amateur éclairé, veut avant tout savoir à quoi peut lui servir l'objet qu'il achète. Mais on peut se demander si l'histoire de l'art doit se satisfaire d'un tel point de vue. Il est certain que chaque œuvre d'art est créée en vue d'une fin déterminée, comme nous l'avons reconnu plus haut, mais il y a des œuvres pour le.squelles cette finalité objective n'est qu'un prétexte. Un tableau peut être créé au nom de buts représentationnels bien déterminés, mais il peut aussi être sa propre fin. Du point de vue du catalogue de vente, il reste, il est vrai, un objet sous forme de tableau qu'il faut accro-­cher au mur ; mais une définition aussi générale peut-elle être de quelque utilité pour l'histoire de l'art ? JI est difficile d'imaginer (même dans un catalogue moderne) les reliefs des Grimani qualifiés de « panneaux muraux » ou quelque chose d'approchant, mais on dirait des « reliefs » ; or, cela veut dire très précisément que, pour ces œuvres qui sont leur propre fin, le moyen artistique grâce auquel elles existent - la sculpture en demi-bosse qui permit la compétition avec la nature éphémère) est l'élément déterminant.

C'est ainsi qu'il y a des œuvres d'art auxquelles leur finalité - bien déterminée - ne suffit absolument pas à fournir une spéci­ficité parfaite. Mais lorsqu'on aura reconnu réellement ce fait, une histoire de l'art scientifique ne pourra plus utiliser la finalité comme leitmotiv suprême lui permettant de définir une œuvre d'art. Il faudra chercher autre chose, quelque chose qui soit beaucoup plus proche de ce qu'est chaque œuvre d'art - la compétition avec la nature - que ne l'est la finalité objective. Nous reviendrons sur cette question. dans notre dernier chapitre.

Qu'il nous ooit permis enfin de rectifier une erreur très largement répandue. On entend souvent dire que la création de notre art moderne se caractérise essentiellement par la séparation entre les arts appliqués (aux finalités déterminées) et l'art noble (qui est sa propre fin). On dit aussi que d'autres époques eurent la chance de ne pas connaître une telle séparation. Nos développements bis­toriques concernant l'évolution de la relation entre l'art et ses finalités objectives démontrent clairement que l'on est dans l'erreur lorsque l'on fait de telles suppositions. Les marines hollandaises du

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11• siècle étaient sans aucun doute déjà de l' « art noble » ; mais on peut dire la même chose des reliefs des Grimani et des portraits des empereurs romains. L'art moderne n'est donc pas le premier à avoir cherché sa finalité dans la compétition avec la nature ; il faut dire que c'est lui qui a le plus ouvertement manifesté cette tendance, repoussant sans le moindre égard tout prétexte fondé sur une finalité objective. L'art religieux ne produit plus guère que des copies d'œuvres de périodes plus anciennes et plus propices ou, lorsqu'il s'efforce d'inventer quelque chose de réellement moderne, il ne parvient pas à dépasser le caractère du tableau de genre. De ce point de vue aussi on serait parfaitement justifié de penser qu'avec l'art moderne l'on a atteint les hauteurs moyennes de la troisième période qui a commencé en 1520.

LES MOTIFS

Les motifs des arts plastiques étant créés pour rivaliser avec la nature, ils ne peuvent donc être pris ailleurs que dans cette nature. Or dans la nature les choses sont inorganiques ou organiques, c'est­à-dire qu'elles sont inertes comme les minéraux, ou animées, capables de se mouvoir, elles appartiennent alors au règne animal (hommes et bêtes) ou au règne végétal ; le mouvement peut se manifester dans le changement de lieu et dans la croissance (c'est le cas de l'homme et de l'animal) ou dans la croissance seule, pour les plantes. En vertu de ce qui vient d'être dit les motifs des arts plastiques ne peuvent donc être qu'inorganiques ou organiques.

L'homme puise les motifs inorganiques de la masse minérale que l'on désigne au&Si comme de la matière inerte. La nature forme des cristaux avec la matière inerte. Ceux-ci constituent des corps délimités par des surfaces qui se rejoignent en formant des angles ; ils ont pour particularité une coupure traversant leur axe médian - axe idéal mais toujours présent - qui divise le corps en deux moitiés absolument identiques ; chacune des surfaces limitées peut être divisée en deux moitiés égales. Les caractéristiques des cris­taux sont donc les suivantes : a. surfaces planes se rejoignant en formant des angles ; b. symétrie absolue, aussi bien stéréométrique, planimétrique et qui, dans certains cas, peut s'étendre à tous les côtés (ainsi dans le polyèdre régulier) ; il n'est pas nécessaire dans ce cas que la coupure passe par l'axe médian linéaire, il suffit qu'elle passe par le centre afin de constituer deux moitiés qui coïncident. Dès que l'homme éprouve le désir de former avec de la matière inerte une œuvre décorative ou utilitaire, il est naturel

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64 Les éléments de l'œuvre d'art

qu'il applique les mêmes lois que la nature lorsque celle-ci forme la matière inerte : ce sont les lois de la cristallisation. Pour le travail artistique de l'homme qui utilise exclusivement de la matière inorganique (à l'origine elle peut avoir été organique, mais il s'agit de matières devenues inertes, comme le bois ou des os, parce que leur processus de croissance a été interrompu), le motif cristallin est a priori le seul qui lui convienne et qu'il puisse utiliser parce qu'il est tout simplement naturel. L'homme primitif qui est sur le point de réaliser une pièce décorative ou utilitaire se pose chaque fois inconsciemment mais inéluctablement cette questton : comment procéderait la nature si elle avait à réaliser le même objet ? La forme symétrique de base, les surfaces planes qui se rejoignent en formant des angles et enfin l'immobilité, l'être au repos sont donc donnés par la matière inorganique à la main de l'homme qui crée. Celui-ci ne peut aucunement décider d'inventer un organisme pour un objet qui ne pourrait de toute façon pas exercer de fonction organique. C'est là que réside l'importance fon­damentale qu'ont les motifs inorganiques pour la création artis-­tique des hommes. Dans sa compétition avec la nature, l'homme créant à des fim décoratives ou utilitaires ne peut absolument pas avoir envisagé à l'origine une nature autre que la nature inorga­nique. Mais - constatons sans tarder l'importance fondamentale de ce point essentiel pour toute l'histoire de l'art - cela explique aussi la persistance avec laquelle les lois formelles de la nature inorganique - symétrie absolue des surfaces et des lignes - se sont maintenues jusqu'à nos jours dans les créations artistiques des hommes. C'est uniquement dans la création inorganique que l'homme est pleinement l'égal de la nature, qu'il crée sous l'impul­'Sion d'un désir profond et sans modèle extérieur ; dès qu'il dépasse cette frontière et se met à recréer des œuvres organiques de la nature tl devient dépendant de celle-ci, sa création perd toute autonomie et devient de la simple imitation. Un amateur d'art puriste serait en effet dans son droit s'il exigeait que toutes les créations des hommes aient uniquement des formes cristallines : de nos jours il n'est personne qui risquerait de formuler une ex i­gence aussi absolue, étant donnés les nombreux succès obtenus par les créations organiques des hommes : elle fut pourtant expri­mée à plusieurs reprises sous une forme atténuée : rappelons pa r exemple un critique réputé - Jakob Burckardt - qui, il n'y a pas si longtemps souhaitait que les lois de la cristallisation soient abso-

Les motifs 65

Jument respectées en architecture, mai•s aussi dans la peinture figu­rative - du moins en ce qui concerne la composition. Cela explique aussi pourquoi certains historiens comme Gottfried Sem­per ont attribué à certains peuples primitifs un sens artistique plus pur et plus développé que celui de nombreux artistes européens. Les hommes primitifs créent en effet avec une assurance dont ils n'ont pas conscience des formes inorganiques qui gardent éternel­lement leur valeur, alors que les peuples civilisés produisent le plus souvent des œuvres organiques qui se démodent souvent très vite.

Comment l'homme a-t-il pu être amené à renoncer aux œuvres inorga�ques qui sont les s�ules conformes à la nature, pour reprodrure les œuvres orgamques de la nature en une matière inerte ? II nous faudra sans doute chercher l'impulsion initiale en dehors d.e l'art et;t tant que tel et, dans ce cas, il ne peut s'agir que d'un déstr de tentr compte des finalités. Ni la finalité décorative, ni la finalité utilitaire n'incitaient à sortir des voies inorganiques de la création : - mais la finalité de représentation agit dans ce sens. �n ne pouvait imagine� les puissances surhumaines autrement qu'a­ntmées et mues orgamquement, car les bommes étaient justement impressionnés par leur vie et leur mouvement ; si donc l'homme, animé du désir vague de représenter clairement les puissances invi­sibles qui le menaçaient ou le protégeaient, voulait les reproduire sous u.ne forme corporelle, il ne pouvait le faire que dans des formes orgaruques et, de préférence, en façonnant des créations naturelles supérieurement organisées : des animaux et, progressivement, des figures humaines. Les choses ne peuvent s'être passées autrement : la finalité de représentation a introduit les motifs organiques dans les créations plastiques des hommes.

A ce point de notre étude, il nous faut avant tout écarter tout risque de malentendu. L'évolution que nous venons de décrire pourrait faire penser que nous sommes partis de l'hypothèse sui­vante : les motifs inorganiques auraient été introduits dans l'art en premier, à des fins de décoration ou d'utilité et, dans une phase ultérieu:e. de pl?s grande maturité, la représentation aurait appelé les motifs orgamques. Or nous avons déjà fait remarquer expressé­ment pp. 50-51 que nous n'avons aucune preuve nous permettant d'attribuer une place prioritaire à l'une des trois finalités. 11 est en effet possible que les ethnologues et préhistoriens aient raison lorsqu'ils reconnai'SSent, comme ils l'ont fait récemment, à la

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66 Les éléments de l'œuvre d'art

reproduction des motifs organiques la priorité sur le « ��le �� métrique » et je me suis moi-même exprimé dans ce sens c · « . 1 -fragen ») e� prenant pour exemple des objets trouvés lors de f�mlles en Dordogne. Mais je ne puis que m'opposer fermement U_?e autre conclusion qui serait de pense; que .les �gures s�ul�tees re résentant des rennes, dont j'ai parle, aurate�t eté le frutt d une litfre compétition avec la nature, qui serait ausst sa propre �n. Ce

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figures d'animaux répondaient bien plus à un but repr��ntatlânn� •

et leur choix dans ce sens correspond bien aux condttlons e v1.e

d'un peuple de chasseurs. Il faut r�connaîtr� qu� la sûreté dud�ra��

dans les éléments fortuits a de qu01 étonne� • ma1s l�s figures , �F maux de l'ancienne Egypte présentent auss1, en �éptt de ce �u e es ont d'inorganique, de tels éléments qu.i ne pa�a�ssent sans 1mpor: tance qu'à nos yeux, alors qu'ils pouva1ent av01r beaucoup compte pour leurs auteurs. . , ·t Il est donc possible que la création artistlqu� de 1 homme at débuté par une compétition avec la nature orgamqu� - et en vue de satisfaire une volonté de représentation. Il est vra1 �ue cela sup-

serait des hommes pratiquement dépourvu� de bes.o�ns corporel�. �i auraient cependant eu de grandes aspiratiOnS spmtuell�.s. �a�s il me semble que c'est là une contradicti?.n, même lo;sq� Il s agtt des zones les plus chaudes, si bien qu 11 me, para1t bten �lus vraisemblable aujourd'hui qu'une volonté d� creer � des fi�s d�o­ratives et utilitaires et à l'aide de motifs morgamques .�tt existé en premier lieu. Pourtant, même si l'on admet la premier� .

hypo­thèse, l'important est de constate: �n acc?�d avec les, expenences de l'histoire de l'art _ nous anticipons ICI s�r les resultats u�té-. que dans les périodes les plus anciennes dont certams neurs - l' · ·

monuments nous ont laissé des vestiges, la « sty Isat!on » morga-nique a été l'élément déterminant et fondam�ntal, meme pou� les formes organiques. Pour avoir une vue claue su: c�s que�t10ns fondamentales, il nous faut préciser d'abord ce. qm différencte les formes naturelles inorganiques des formes orgamq�es.

Ce qui distingue essentiellement les c�oses orga.mques des c�oses

inorganiques, c'est le mouvement qu� caracténse les premtères _ qu'il soit produit par leur seule cr01ssance ou par leur

. volonté

de se déplacer. Parallèlement à cette différence essentielle o� constate également une différence évidente da�s , le�r forme. St nous regardons un arbre ou un quadrup�e d� c�te, nen - à prer mière vue _ ne nous fait penser à la cnstalhsatlon. Nous consta-

Les motifs 67

tons l'absence de symétrie rigoureuse en même temps que celle de surfaces planes délimitant la forme. Pour ces corps organiques les masses de droite et de gauche ne sont nullement réparties de façon parfaitement égale, les contours extérieurs sont chantournés et n'apparaissent pas aux yeux comme une forme close. Telle est la première impression. Mais si l'on regarde de plus près, on s'aper­çoit progressivement que les lois fondamentales de la cristallisa­tion régissent ces corps organiques bien plus qu'on ne pourrait le penser en les considérant de l'extérieur. Nous découvrons ce fait dans la cellule, dans les cercles annuels, dans la formation des feuilles, voire dans la structure de l'arbre tout entier, - mais de façon dissimulée, masquée, imparfaitement visible. On peut dire la même chose du quadrupède : un anatomiste habile peut le découper suivant un axe médian en deux moitiés égales suivant les con.to�� exté.rieurs. La loi formelle matérielle de la symétrie agit donc lCl, mats elle est étouffée par l'influence d'autres lois qui effacent partiellement sa trace.

Quelles sont donc ces autres lois qui empêchent que la loi for­melle de la cristallisation se manifeste pleinement dans les choses organiques de la nature ? De toute évidence il s'agit uniquement des lois du mouvement propres aux choses organiques. Ce sont elles qui provoquent un déplacement constant des molécules, de telle sorte qu'elles ne peuvent se reconstituer en formes symétriques que pendant certaines pauses dans leur processus de mouvement. A cela vient s'ajouter leur relation avec les forces naturelles ambiantes. Le cristal immobile leur est livré et ne peut rien contre elles, c'est pourquoi on le trouve rarement dans la nature ; le plus souvent la masse minérale est dans un état amorphe dans lequel elle a été placée ou maintenue par la force destructrice des éléments. Les choses organiques de la nature en revanche savent se défendre contre ces forces hostiles grâce à leur faculté de mouvement mais celui-ci pr?�oque en ret�ur u� nouveau déplacement élastique de la �ompo�1hon moléc�laue qui rompt la structure symétrique cris­�llme ; c e�.t en ce romt que nous devrons chercher la cause prin­Cipale de l mcurvatton qui caractérise la plupart des choses orga­niques dans la nature.

Et voici que l'homme a pour tâche de reproduire en un matériau inerte une chose organique de la nature. Il faut surtout ne pas ou�lier qu'il ne s'agit pas d'une imitation, ni d'une reproduction, ma1s d'entrer en compétition avec la nature. Si la fonction de

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68 Les éléments de l'œuvre d'art

représentation imposait par exemple à l'homme primitif �e r��ro­

duire un quadrupède, cette tâche n�était pas �iée à un _m�I�Idu

déterminé et moins encore à une attitude fortuite de �t mdtvidu.

L'homme avait à reproduire un représe�tant d� l'espece en ques­

tion sans prétendre l'individualiser. Il lm donnatt donc autant �ue

po�ible la forme que requérait d'abord légitimemen� le maté�a�

inerte et telle qu'ensuite elle corresponde au quadru�de_ d�pomlle

de tout mouvement. En d'autres termes : c'est pour _am�l drre tout

naturellement que, dans ses premières tentatives. de nvahser _avec la

nature organique, l'homme fut contraint d'appliquer les lots de la

nature inorganique. . . Jusqu'où ce processus d'anorga

,nisa�io? _

(de styl!satton, comme

nous dirions aujourd'hui) est-il alle à 1 ongme ? Meme les peuples

les plus sauvages ne nous en apportent plus guère d'exemples suf­

fisants aujourd'hui. Un poteau de bois carré ay�nt �? haut �eux

points pour indiquer les yeux d'une idole pourrait deJà constitu�r

la reproduction d'une forme na�relle organique -:- l'ho�me ; �ais

entièrement créé suivant les l01s de la nature morgamque · U? corps symétrique sans forme arrondie et sans ��uve��nt.

, Ma1�

cet aspect de corps organique simplement esqm�e a ete depasse

très tôt, comme nous le montrent les œuv�es trouve� en Dord�gne

et les monuments égyptiens les plus anctens. Peu a pe� cer:tames

parties se détachèrent plus librement d� la masse _cnstallii�e et

reçurent pour finir l'incurvation caracténsant l��r vie ?�g�mq�e:

Mais on conserva encore la symétrie absolue et l m!"mobthte. yoict

un exemple : les figures de dieux égyptiens repr�sentés as�ts les

jambes croisées et les bras serrés contre le corps. Pms �n admtt ��­lement le mouvement, ce qui introduisit un élé�ent d'mstantane!té,

de fortuité dans l'art : un moment d'une portee énorme, �ut-etre

plus important encore q?e .l'intr�u�tion des motifs orgamqu�s e� tant que tels dans la creation artt�ttque ;. �ar tant que �ux-ci :es

taient liés en une symétrie et une Immobthté absolues, Ils restatent

essentiellement au même plan que les motif� inorga�qu�s d?nt les

distinguait seule l'incurvation qu� l'ino�gamque allatt bientot pré­

férer pour des raisons que nous d�co��n.rons en�ore. Le� Egyptiens

de l'ancienne Egypte avaient auss1 dejà mtrodmt dan� 1 art le m�>U­

vement des figures animales. Mais tou.te� l�s œuvres d art pr�uites

par ce peuple ont jusq�'à la fin hmtte ,le mouve_ment a un�

démarche calme, du morns dans les cas ou la fonction .de repre­

sentation n'exigeait rien d'autre. Mais cela ne permettait plus de

Les motifs 69

conserver la symétrie absolue. A l'incurvation que l'on avait déjà admise auparavant succéda désormais l'asymétrie. Mais que res­ta-t-il des éléments inorganiques ? Un nombre suffisant, mais ils ne sont plus aussi évidents.

Dans l'ensemble on choisira le mouvement de telle sorte que l'absence de symétrie absolue soit ressentie aussi peu que possible. Dans les différentes parties cependant on fera, en rivalisant avec la nature, ressortir la symétrie autant que possible chaque fois qu'elle se présente, même masquée, dans la nature vivante, ainsi particulièrement en créant le visage humain. C'est-à-dire les élé­ments organiques arrondis et mobiles ne sont donnés que dans la mesure où ils sont indispensables pour préciser la fonction idéelle, en revanche les éléments inorganiques, clos et symétriques sont rerûorcés à l'extrême, aussi loin que cela est possible sans effacer complètement la signification organique fondamentale du motif. La symétrie et un traitement compact des surfaces permettent ainsi de transférer le mouvement organique en une harmonie inorga­nique.

Cette recherche de création inorganique reçoit encore l'aide d'une seconde loi qui régit tout particulièrement les choses orga­niques de la nature, mais qui n'est pas moins inhérente aux motifs inorganiques que ne l'est la symétrie : la proportionnalité. De même que la symétrie désigne la relation entre la droite et la gauche, · la proportionnalité désigne la relation entre le ba'S et le haut. Mais tandis que la symétrie représente une relation absolue qui peut s'exprimer en une formule rigoureusement mathématique, la proportionnalité lai&se plus de latitude. Voici un exemple qui illustrera notre propos.

Un cristal de forme pyramidale coupé en deux dans le sens de son axe médian vertical se divi'Se en deux moitiés rigoureusement identiques. Mais si on le coupe horizontalement à mi-hauteur, il se déc?mposera en deux moitiés très inégales : en haut une petite pyramtde, en bas un large socle tronqué. C'est cette relation entre le haut et le bas qui constitue la proportionnalité. Tous les cristaux ne sont pas développés proportionnellement. Les polyèdres régu­liers. c'est-à-dire tous les cristaux qui, coupés en leur centre. se �rtagent en deux moitiés qui coïncident, se sont développés régu­hèrement de tous les côtés ; de même que la sphère ils n'ont ni haut ni bas. Or la pyramide a une base large et se termine en pointe ; la première représente la gravitation qui l'attire vers le

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70 Les éléments de l'œuvre d'art

centre de la terre (la stabilité). la seconde représente le mouvement qui l'attire loin du centre de la terre (c'est pour ainsi dire le mou­vement de la croissance sous son aspect le plus réfréné). Le rapport entre la largeur de la base et l'éloignement de la pointe (hauteur de la pyramide), nous le définissons comme la propor­tionnalité de la pyramide. Il n'existe pas de formule mathématique pour l'exprimer, mais elle connaît certaines limites : la pyramtde ne doit jamais être trop plate, mais elle ne doit pas non plus être trop élancée.

En conséquence, si la proportionnalité constitue déjà une gran­deur variable dans la nature inorganique - dans la mesure où elle y apparaît - elle l'est encore plus dans la nature organique. Les normes y sont encore plus difficiles à déceler ; mais on rencontre néanmoins partout certaines limites extrêmes et lorsqu'elles ne sont pas respectées dans une chose de la nature� nous la décl�rons laide. Aussi exacte que puisse être la symétne dans un VIsage humain, si le front est trop bas, le nez trop long et si les joues sont trop larges, nous disons que ce visage n'est pas beau et il est impossible qu'une opinion divergente se manifeste. Une telle opi­nion serait possible si les limites étaient juste atteintes ou dépas­sées de très peu, ce qui induirait une critique sévère à la suresti­mation ou une critique modérée à la sous-estimation.

Nous découvrons donc que la proportionnalité se manifeste comme la symétrie de la façon la plus évidente et la plus régulière dans les choses de la nature inorganique. Il paraît donc naturel que l'art, dans les premières phases de sa compétition avec la nature organique ait fait un. usage aussi large que possible non seulement de la loi inorganique de la symétrie, mais aussi de la loi non moins inorganique des proportions. Il subsiste pourtant une différence qu'un exemple concret nous permettra d'expliquer un peu plus tard.

C'est maintenant que nous allons être en mesure de comprendre ce qu'était l'amélioration de la nature telle qu'elle caractérise selon nous (cf. p. 8 sq.) tout l'art de l'antiquité et la vision du monde qui l'a fondée. Dans la nature tout ce qui est organique se manife6te par le mouvement ; celui-ci dissimule ou camoufle les lois éternelles de la symétrie et de la proportion ou. pour s'exprimer en termes plus généraux, de l'harmonie qui régissent sa forme ; si bien que la forme organique semble imparfaite, fortuite. Mais les mêmes lois se manifestent directement dans les motifs inorganiques : c'est

Les motifs 71

P?urquoi ces motifs sont parfaits. éternel-s. Le traitement inorga­mque ?u l'harmonisation des motifs organiques signifie donc un perfectiOnnement, une amélioration, un embellissement. Mais c'est là en même te�ps la seule mission de l'art en compétition avec la nature � une epoque telle que l'antiquité classique, où l'homme a � domt�e.r la nature. En rivalisant avec la nature, l'artiste, qui lui e�t s�peneur •

. ne p:�uit pas quelque chose d'éphémère, de �ortutt, d Imparfait, mats il crée des œuvres éternelles, parfaites,

nnmu�bles comme la matière inerte dont est faite l'œuvre d'art. Mats a-t-on réussi à fixer complètement et de manière durable

les éléments organiques - l'arrondi et le mouvement ? Ou bien s'est-on conten�� de laisser s'introduire des éléments rebelles qui, dans d.es conditions �lus favorables, tendraient à s'émanciper et à domm;r par eux-memes ? Ce sont là des questions qui devront no"'!s pre�uper e!l premier lieu. S'il y eut dans le processus de traitement morgamque que nous avons décrit un élément indocile que l'�n voulait avec raison exclure absolument, mais dont on ne pou.vatt

, enco�e se passer durablement dès l'instant que la nature

ava1t éte admtse dans le domaine de l'art en compétition avec elle, � fut le ,mouvement. Quels que fussent les efforts que l'on fit pour �er de 1 ?;uvre de la nature les manifestations latentes de l'harmo­rue afin d elaborer l'œu�re d'art à partir d'ellœ : en ce qui concerne le mouvement, les motifs, notamment ceux qui servaient à repré­senter d� animaux, semblaient tout de même manquer de quelque chose qUI leu.r permît de gagner le pari avec la nature (et lorsque toute expressiOn du mouvement manquait absolument la fonction �e repr�entatio� n'était finalement pas réalisée). Mais dès que l on déctda de ceder et d'adapter le motif organique à un mouve­m�nt m�mentané, on introduisit dans l'art un élément nouveau qUI confere � ce

,m?ment une telle importance : l'illusion. Jusqu'à

ce Amoment 1 art eta1t re�té authentique et en accord avec lui-même. Me�e la . s�tue égyptienne représentant une divinité assise et �re�ne .qUI n

, est pourtant plus une pure invention de l'homme mais

l lffiltatlon d une œuvre de la nature, ne trahit encore aucun conflit entre .la nature et. l'art : car l'attitude immobile de la statue est en parfaite conforrmté avec l'immobilité de la matière inerte Mais dès qu'une figure humaine est représentée en train de marcher Je �onfht écla�e : la figure semble vouloir avancer, mais la matière m�rte n� Iut permet pas de faire un pas de plus. Lorsque l'art nous fatt crorre au mouvement d'une figure c'est une pure illusion.

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1 I l 1 1 il I l 1 i I l I l

1 1 1 1

Les éléments de l'œuvre d'art

Les arts plastiques firent ce pas lourd de conséquences, ce sont déjà les Egyptiens de l'ancien Empire qui l'entreprirent. Quoi qu'ils aient tenté pour faire oublier ce que le mouvement a d'imparfait et de momentané en recherchant une harmonisation rigoureuse de la figure : l'illusion s'était introduite dans la création arti'Stique et devait avoir des conséquences importantes par la suite, plus encore sur ceux qui suivirent l'exemple des Egyptiens que sur eux-mêmes. On peut déjà prévoir où aboutira toute cette évolution : on simule de plus en plus le mouvement, d'abord involontairement et pour ainsi dire contre son gré, puis on éprouve plus de plaisir à envisager ce problème qui finit par conquérir toute la création artistique, l'entraînant dans son sillage. Ce serait pourtant une erreur de consi­dérer - comme on l'a déjà fait - que l'illusion, la simulation constituent l'essence même des arts plastiques. C'est plutôt le contraire qui est vrai : aussi longtemps que l'art a accordé la pre­mière place à la finalité, il a évité autant que possible de faire illusion. C'est seulement lorsqu'il est devenu fin en soi qu'il s'est consciemment tourné vers l'illusion, mais, il faut le dire, afin de la détruire à son tour.

La rondeur est la seconde particularité des chosœ organiques de la nature. Les angles et les arêtes extétieurs du cristal permettent de voir comment les choses de la nature ont été polies dans leur lutte pour l'existence. A l'origine l'arrondi et la cristallisation sont des choses très différentes qui s'opposent en quelque sorte. Dans un sens mathématique et abstrait il existe certes un pont qui les relie ; car la sphère n'est rien d'autre qu'un polyèdre ayant un nombre infini de côtés. Cela ne fournit pourtant encore aucune explication historique de ce fait étonnant : dès l'époque égyptienne la plus ancienne, l'arrondi organique a été également utilisé dans des œuvres d'art qui n'avaient rien à voir avec les motifs orga­niques, donc de·s œuvres à finalités décoratives ou à fonction utili­taire. Très tôt, le style géométrique présente des cercles et les céramiques les plus anciennes ont des formes rondes à l'époque la plus reculée de l'art égyptien. Cela frappe d'autant plus qu'un postulat important de l'art antique - que nous découvrirons avec plus de précision par la suite - fut irrémédiablement perdu avec l'introduction de l'arrondi : celui de la netteté, de la précision et de la compacité du cristal. C'est là sans doute la raison principale pour laquelle l'on n'a pendant très longtemps osé appliquer l'arrondi qu'à de petits objets d'usage courant, mais jamais au mobilier ni

Les motifs 73

même à des bâtiments ; ce fut le cas jusqu'au règne d'Alexandre le Grand. Par moments - en particulier dans les périodes où, comme nous le verrons, l'art était une fin en soi, cette dernière conquête se produisait finalement tout de même, mais les \...lvisons courbes des constructions ou les meubles arrondi'S étaient malgré tout des phénomènes passagers : jusqu'à nos jours c'est générale­ment le cristallinisme avec ses murs droits se rejoignant en angles qui prédomine dans les domaines que nous avons mentionnés.

Ce transfert précoce de l'arrondi à des motifs inorganiques s'ex­plique sans doute ainsi : les Egyptiens déjà ont fait jusqu'à un cer­tain point cette découverte : pour un art qui vise fondamentalement des créations inorganiques dans lesquelles il tient cependant à inté­grer la nature organique, l'arrondi est le moyen qui convient parfai­tement pour trouver un équilibre entre deux extrêmes. On peut en effet produire un objet d'usage courant, comme par exemple un vase, suivant des principes purement harmoniques et inorganiques sans susciter le moindre souvenir d'une chose de la nature organique et on peut néanmoins lui donner des arrondis. Mais cet arrondi - en l'occurrence celui du vase - est le mouvement de l'inorga­nique, il n'a rien de momentané, il est achevé, éternel parce qu'il revient toujours en lui-même ; c'est là un phénomène qu'il est facile d'observer avec les dimensions réduites d'un vase ou d'un bijou. Une telle constatation ne devait acquérir toute sa signification que dans un art qui s'est par principe fixé pour but d'élaborer un équi­libre harmonieux entre les facteurs qui furent jusqu'alors détermi­nants dans la création, - comme ce fut le cas dans l'art grec avant Alexandre. Un art obéissant à de telles intentions ne pouvait que faire de l'arrondi, de la ligne courbe, l'élément principal de son travail. Ce sont en effet les Grecs seulement qui découvrirent en la ligne courbe la véritable ligne de la beauté ; ils furent les pre­miers (et ce dès l'époque mycénienne) à trouver la vrille et ses ondu­lations ; les Egyptiens ne furent pourtant pas loin de découvrir la solution de ce problème d'ornementation qui allait désormais domi­ner le monde.

Le transfert de l'incurvation organique à des motifs originelle­ment inorganiques utilisés à des fins décoratives et utilitaires signifie sans aucun doute une conquête de la reproduction de l'organique. Il concerne le traitement formel des motifs ; mais il sera bientôt suivi par une conquête non moins lourde de conséquences, qui concernait les motifs en eux-mêmes.

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1 1 1 I l

1

1

74 Les éléments de l'œuvre d'art

Imaginons la finalité de représentation introduisant la nature organique en mouvement dans l'art, en même temps qu'un art ornemental et utilitaire obéissant aux lois purement inorganiques de la nature (au style géométrique). Il se peut que les deux se soient cotoyés pendant un certain temps en restant séparés mais à la longue il fut impossible d'éviter une étape nouvelle riche de conséquences : le transfert de la forme artistique organique créée à des fins de représentation à des objets décoratifs. Même ce qui avait été créé à des fins de représentation était une œuvre d'art et c'est pour cela qu'elle plaisait ; or le remplissage de vides par des formes qui plaisent, voilà justement ce qu'exige la finalité déco­rative. Il allait donc de soi que les motifs organiques introduits dans l'art plastique à des fins de représentation fussent utilisés désormais pour les œuvres décoratives. Cela représentait en effet un double avantage : les motifs plaisaient en ce qu'ils avaient de décoratif et ils suscitaient les représentations souhaitées. C'est pourquoi ils prirent le pas sur les œuvres purement inorganiques qui régressèrent à un niveau inférieur. Dans l'art de l'ancienne Egypte nous voyons déjà une large prédominance des motifs orga­niques. Mais ce sont toujours des motifs qui avaient en même temps exercé un but représentationnel : divinités, scarabées, uriius, lotus, papyrus. Avant l'époque hellénistique l'homme ne connaît pas de liberté dans le choix des choses de la nature organique lorsqu'il veut les reproduire artistiquement ". Tout au contraire, dès qu'il commence à utiliser à des fins ornementales les motifs organiques qui se sont introduits dans l'art à des fins de représentation, il tente des les priver si possible encore davantage de leur caractère orga­nique et animé et de leur imprimer une harmonie inorganique ou, comme l'on dit, de les styliser. Plus le motif paraissait stylisé, inor­ganique, plus il plaisait, car il paraissait d'autant plus harmonieux à l'œil. C'est ainsi que dans l'art décoratif les motifs organiques furent à ce point transformés en motifs inorganiques qu'aujour­d'hui nous parvenons difficilement à reconnaître la signification organique qui était la leur à l'origine.

17. Passage rayé dans le manuscrit : Les sculptures préhistoriques trouvées dans les grottes de Dordogne représentent des figures de rennes servant de manches de couteaux, etc. La signification que devaient avoir de tels animaux pour un peuple de chasseurs prouve déjà à elle seule que ceux-ci ont pénétré dans l'art de ce peuple par la voie de la fonction de représentation. (N.d.E.)

Les motifs 75

Il s'ensuit un autre effet d'une portée fondamentale pour toute l'évolution ultérieure. Les motifs organiques qu'un peuple intro­duisit un jour dans l'art à des fins de représentation, en en faisant des motifs inorganiques, surent ainsi plaire à d'autres peuples qui ignoraient tout des fonctions de représentation liées à ces motifs à l'origine. C'est ainsi que les Grecs adoptèrent la fleur et la pal­mette de lotus stylisées comme un motif ornemental qui leur parut supérieur aux motifs géométriques, et les conservèrent jusqu'à l'époque hellénistique comme seul motif décoratif à signification végétale. Même les types d'animaux dans l'art de l'ancienne Asie et de l'ancienne Egypte purent trouver ainsi jusqu'à l'époque de la Grèce primitive une utilisation uniforme parmi tout les peuples méditerranéens. Les anciens Egyptiens ne furent donc pas les seuls à ne jamais choisir à leur gré dans la nature organique leurs motifs ornementaux, mais à s'en tenir pendant des millénaires aux rares motifs inventés à des fins de représentation ; d'autres peuples d'un niveau artistique bien <Supérieur à celui des Egyptiens ne se sont pas soucié non plus pendant très longtemps de choisir dans la nature les motifs organiques nécessaires à leur création artistique. On peut déduire de tout cela une loi fondée sur l'expérience et d'une grande portée : à chaque période artistique où dominent les finalités c'est la tradition qui prédomine dans les motifs ornemen­taux. L'explication de cette loi, nous la trouvons dans le fait que la source du plaisir que procure l'œuvre d'art dam les périodes à finalités précises ne se trouve pas dans le motif organique en tant que tel, mais dans l'inorganique que l'art a permis de dégager de l'organique. Or un motif "Se prête aussi bien qu'un autre à une telle fin et si le hasard de l'art - le but représentationnel - entraînait le choix et l'élaboration d'un motif déterminé, il n'y avait absolu­ment plus aucune rai-son de chercher dans la nature un autre motif dont on n'aurait pas envisagé un usage différent de celui que l'on avait fait du premier déjà achevé. C'est ainsi que les Grecs d'avant Alexandre ont estimé que la fleur de lotus des Egyptiens qu'ils connaissaient par les objets d'importation convenait à leurs fins, mais ils en développèrent l'harmonie conformément à leurs propres goûts pour l'amener à son plus haut degré de perfection 1'.

18. L'évolution du motif ornemental grec utilisant des plantes représente un achèvement progressif du motif égyptien au moyen de l'arrondi et de la pro­portion : aujourd'hui il apparaît clairement sous cet aspect jusqu'à l'époque de Périclès et n'est en général contesté par personne dans la version que j'en pro-

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76 Les éléments de l'œuvre d'art

Comme nous l'enseignent donc les monuments les plus anciens de l'Egypte, l'homme a trouvé il y a plus de cinq mille ans accès au prodigieux domaine de la nature organique afin d'y rivaliser avec elle en se servant de la matière inerte et, dans certains ca-s, il a même tenté de simuler l'impression du mouvement instantané. Mais pendant des millénaires il n'a pas pour autant songé à faire un usage quelconque de ce domaine incommensurable, pas plus qu'il n'a tenté de dépasser de modestes et nécessaires limites en simulant le mouvement.

Il ressort de tout ce que nous venons de dire que la création artistique des hommes se meut entre deux pôles en ce qui concerne les motifs : l' harmonisme qui de tous les. motifs (y compris des motifs organiques), ne voudrait donner que les lois formelles éter­nelles de la cristallisation et l'organisme dont l'objectif suprême est visiblement la reproduction des motifs organiques dans leur manifestation instantanée, fortuite et éphémère. Si l'on rapproche cette remarque des influences exercées comme nous l'avons constaté par la vision du monde et les finalités sur l'évolution des arts plastiques, on peut faire les observations fondamentales suivantes :

a. Une vision du monde qui n'accorde d'importance aux choses de la nature que lorsqu'elles se retrouvent améliorées dans la repré­sentation corporelle, tendra en général vers l'harmonisme ; car la beauté du corps est harmonie (symétrie et proportions). Une vision du monde par contre qui ne vise que l'amélioration spirituelle de la nature et ne se préoccupe pas de sa structure physique, ou qui acceptera telles quelles les manifestations fortuites de la nature tendra dès le départ vers l'organisme.

b. Une période où la finalité de l'œuvre d'art est sa seule raison d'exister recherchera toujoUI'S de préférence l'harmonie ; en revanche une période où l'art est sa fin en soi tendra toujours vers l'organisme. Mais il faut rappeler que la compétition avec la nature pour elle-même n'a pas seulement en vue la nature éphémère ; dans les périodes de l'art fin en soi celle-ci fut le plus souvent l'enjeu de la compétition, mais nombreux furent aussi ceux qui rivalisèrent avec la nature améliorée, donc harmonisée, comme ce fut le cas

pose dans « Stilfragen » (1893), p. 212 sq. Je comprends mal comment l'on a pu néanmoins croire que, vers 430 avant Jésus Christ, les Grecs auraient entrepris soudain une imitation organique de l'acanthe sauvage. L'archéologie classique allemande me paraît avoir tendance à faire davantage confiance aux marottes savantes d'un artiste moderne qu'à son propre bon sens.

Les motifs 77

pour le classicisme. Mais si l'on songe aux finalités prises indivi­duellement, l'harmonisation conviendra en général mieux à la fonction décorative et utilitaire, tandis que la finalité de représen­tation entraînera naturellement des innovations appartenant à l'organisme.

c. Une troisième loi fondamentale nous est fournie par l'obser­vation même du rapport entre motifs organiques et motifs inorga­niques ; du fait de son importance nous allons la formuler une nouvelle fois : tout harmonisme renvoie à la tradition, tout orga­nisme conduit à la création de motifs nouveaux. Mais il faudra prendre garde et ne pas attribuer à l'harmonisme une place moins importante que celle attribuée à l'organisme, comme le font aujom­d'hui certains amateurs, mais aussi certains savants. Pas plus que l'organisme l'harmonisme n'est immobilité et c'est pourquoi la tradition n'est pas une simple copie (car sinon elle ne vaudrait pas mieux que la copie des choses mêmes de la nature), elle est une aspiration constante à la perfection, comme le démontre de façon frappante notamment l'histoire de l'évolution de l'ornement végétal, des Egyptiens à Alexandre le Grand. Le classicisme lui­même n'a pas été une simple imitation de l'antiquité ; aucun connaisseur ne confondra un sarrnant d'acanthe de l'Empire avec un sarment attique ou romain. On pourrait même être amené à se demander en quel cas l'art s'est trouvé le mieux et où la compéti­tion entre l'homme et la nature a trouvé son expression la plus digne : dans l'harmonisme ou dans l'organisme, - ou bien comme le laissent entendre des formules modernes : dans l'idéalisme (sty­lisation) ou dans le naturalisme (illusionnisme) ? Pour être juste dans les deux directions il suffit de considérer l'évolution de l'histoire de l'art et l'on reconnaîtra clairement le rôle que l'on y attribue à l'organisme. Les périodes où prédominait la tendance vers l'organisme ont toujours été relativement brèves et furent bientôt suivies de périodes tendant vers l'harmonisme qui ont tou­jours duré plus longtemps que les poussées révolutionnaires de l'organisme. Mais le fait que ces dernières n'aient cessé de sur­venir de temps à autre ne laisse aucun doute quant à leur néces­sité. Or leur néce&Sité était due au fait que les mutations qui se succédaient rapidement, notamment à une époque plus récente - dans les conceptions de l'art (les modes) exigeaient également une mutation des motifs artistiques qui y étaient liés ; c'est à une telle évolution que s'opposa l'harmonisme, avec tout le poids de

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78 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

la tradition qui était la sienne. Pour venir à b?ut de cc::tte r�sis��mce il fallut une intervention. violente de l'orgarusme, aujo�rd hu� elle est encore davantage nécessaire ; mais dès que ce dernter a mtro­duit ses motifs, l'harmonisme peut se remettre à l'œuvre pour trans­former à nouveau l'imitation en une compétition avec la nature qui soit digne de l'homme. Si l'on considère donc l'évo�ution de l'histoire de l'art telle qu'elle se déroule jusql!'à nos JOU�s,

, on

constate que l'organisme en constante progress10n est domme et orienté par l'harmonisme.

Il nous reste à corroborer les principes fondamentaux formu­lés plus haut par le déroulement de l'hist?ire de l'a�t dans .les différentes périodes, comme nous l'avons fatt au premier chapitre en nous fondant sur le changement des visions du monde. Il ne saurait être question dans cette étude qui se veut succint� comme une grammaire, d'étudier en détail ces innombrables motifs ; nous nous contenterons donc de constater les traits généraux et nous n'évoquerons les détails que dans la mesure où cela nous semblera nécessaire pour éviter les malentendus.

1. LA PÉRIODE DE L'EMBELLISSEMENT DE LA NATURE

L'antiquité toute entière, des débuts égyptiens qu� nous avons la possibilité de vérifier jusqu'à l'empereur Constantm, est placée sous le signe de l'harmonisme. De même que le polythéisme anthro­pomorphique et le postulat des finalit� ont toufours

,con.diti.onné

le droit à l'existence de chaque œuvre d art, de meme 1 asptrat10n à l'harmonisation de l'organique est-elle restée jusqu'au bout un principe fondamental, même si au cours de 1� dernière phase l�s trois perspectives ont été quelque peu obscurctes. Aucun connats­seur ne confondra une œuvre de l'antiquité tardive avec une œuvre moderne ; et si nous nous interrogeons sur ce qui constitue en définitive la différence entre les deux nous retrouvons toujours les critères d'harmonie comme les -signes évidents de l'origine antique.

La période de l'embellissement de la nature 79

1 . L'art de l'ancienne Egypte

c:et art gr,âce

. �u�uel n�us possédons les monuments les plus

anctens de 1 activite humame nous est venu en aide pour nous permettre d'émettre des hypothèses sur les stades de l'évolution de l'époque primitive du polythéisme qui le précèdent, car les s�urces. q�e peut nous fournir l'ethnologie sont trop incertaines. C est amsi que nous avons pu dégager les traits essentiels des moti�s artistiques tels que les traitaient les anciens Egyptiens. 11 est certam qu'après les figure·s rigides assises ou à la démarche mesu­rée de l'ancien Empire il se produisit maint développement au cours des deux millénaires qui suivirent. Si l'exposé que nous avons présenté plus haut est exact, cette évolution a dû aller d'un harmo­nisme. rigoureux à un traitement de plus en plus souple d'éléments ?rg�mques.

, C�rtaines manifestations pourraient cependant nous

mctter à dédUire de tout cela une démarche inverse et plus d'un aura sans doute succombé à une telle tentation. Etant donnée l'importance fondamentale que prend le problème de la constance de l'évolution de l'art égyptien ancien pour l'histoire de l'art en général, nous devons considérer de plus près les manifestations auxquelJes nous pensons afin d'en apporter une explication.

Dans les tombeaux de l'ancien Empire on a trouvé des statues de personnali�és histori9ue� d�n� l'attitude et l'aspect corporel pré­sentent parfois des tratts mdtvtduels, fortuits, rappelant de véri­�bles portrai�. �lors que les statues royales de l'époque plus tar­dtve, en partrcuher celles très nombreuses des Ramessides sont plus harmonie�ses, plus << belles ». On trouve également sur les �urs de ces memes tombeaux la représentation de travaux cham­pet:e�, de

.chasses, de travaux artisanaux dont certains traits sont

mdtvtdual,tsés au po�n! que l'on p�u?"ait se sentir autorisé à penser �?e ces

. scenes so�t tirees de la reahte, donc attribuer à leurs auteurs

l mtenbon de f�tre une .peinture de genre. Mais le portrait et le genre semblent mcompattbles avec un harmonisme rigoureux. Etant d?nné que plus tard le caractère << naturaliste » de certaines statues dtsparaît pour faire place à l' << embellissement », que d'autre part les << scènes de genre » font place aux innombrables scènes de sacri­fice •. tout pourrait. prêter à penser que l'art égyptien ancien est pa�t du << naturahs�e n �t n'aurait bifurqué vers l' « idéalisme » qu au cours de son evolution.

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80 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

Il est indéniable que les statues représentant des �rsonnag�s

historiques comme le « scribe » du Louvre ou le « mane de ':tl�

lage >> du musée de Gizeh constituent le J?lus haut d�_gré de « r��

lisme >> que l'on puisse rencontrer du m�)lns ava_nt 1 epoqu� �elle�

rustique. Mais ce réalisme n'est pas le fatt du trattement art�sttqu�,

il tient au motif en tant que tel. Dans tous ces cas le. mottf éta!�

sans aucun doute un individu � la raison pour laqu�lle tl fut recre_e

au moyen de l'art n'était pas l'intent�on �'en �atre u� portra�t

_ ce qui amènerait à conclure que 1 art egyptten ancten P!att�

quait déjà la compétition avec. la nature_ c_omme fin en sot -

mais un but représentationnel bten détermme. Conformément aux

conceptions des anciens Egyptiens d�ns. lesquell�s no� po�vons

reconnaître certains éléments d'un ammtsme rudtmentatre, 1 érec­

tion du portrait d'un homme dans son tombeau et la représenta: tion figurative des travaux que ses esclaves exéc�tent pour lm

(ou des personnifications des domaines ruraux qm en appor�ent

les produits) suffisent à lui garantir la jouissance de tous ces btens

après sa mort terrestre. La statue devait donc être un alter ego de

l'individu vivant et c'est cette finalité de représentation, et non le

plaisir artistique, qui exigeait des statt:tes présenta�t le.s traits �arac�

téristiques individuels de l'homme vtvant. On n avatt pas l t�ten­

tion de faire un portrait, ni de rivaliser avec la nature orgamque,

mais on procédait à une simpl� i_mitatio� de �t�e nature d�ns un

but très réaliste, nullement artJsttque. C est atnst que le scnbe est

assis sur le sol les jambes croisées sans doute intentionnellement,

afin qu'il ne rappelle pas de fa?on sacrilège 1� figures «,idéal� >� de divinités assises toutes drmtes sur leur trone. Et c est amst

que le « maire de village » fut pourvu de cette tête d'homme bien

nourri et d'une bedaine qui lui a valu le nom que lui donnèrent les

Arabes (Schêch-el-beled). Mais la même finalité de représentation

est à l'origine de ces soi-disant tableaux de genre, véritables

« fragments de réalité >> 19•

19. La meilleure explication pour les portraits étrusques, dont le caractère

fortuit et éphémère a fait si grande sensation que l'on a cru voir en eux le

produit d'une tendance naturaliste particulière chez les anciens Etrusques, se

trouvera peut-être dans leur ressemblance avec les portraits égyptiens anciens

(qui ne sont sürement pa� le fai� d'une race occident�le), c'est-.à-dire qu'ils sont

des tentatives de reprodmre ausst fidèlement que posstble les dtfférents alter-ego

afin d'omer les sépultures ; leur caractère emprunté à la nature éphémère était

dü au fait qu'ils devaient reproduire autant que possible l'identité entre l'individu

ji 1 '1 �'1

La période de l'embellissement de la nature 81

Si_ l:on s'a�mmode ainsi du « réalisme des figures, on rétablit au�ttot le deroul_ement normal de l'évolution de l'art égyptien ancten. Car le traitement de détail de ces figures individuelles est beaucoup plus inorganique que dans les statues des Ramessides Seule la rela�ve laideur des figures plus anciennes qui contrast� avec �a beau�e des statues plus tardives, pourrait nous tromper à �e SUJet. Mats l'har:nonisme de l'époque des Ramessides signifie J?Ste?Ient de . ce pomt de vue un progrès par rapport à l'art de 1 ancxen _Empxre, en ce qu'il s'oriente vers l'organique et l'arrondi. Les ancx�nnes ��tues d'individus présentent encore de larges sur­faces, qm re reJOignent en formant des angles relativement nets · o� decèle là une volonté déterminée de montrer même dans l'orga: ru�ue des surfa��s aussi précisément délimitées que possible, telles qu ell�s caractensent les cristaux. Les statues des Ramessides ne c?nnaxssent plus ces inégalités qui n'ont rien de naturel ni d'indi­vxduel co�me on pourrait le croire ; elles sont plutôt antinaturelles et prodmse�t don� une �pression de plus grand naturel. plus proche de 1 org�mque : 1 as�ct de portrait qui frappe dans les fig�es plus anctennes ne dott pas nous induire en erreur L'évo­lution s'�ffectue a��si indéniablement dans le sens qui abouÙt direc­t�ment _a la �a.mere propre à l'art grec. Ce que nous savons de 1 é:'olution ulténeure de l'art égyptien vient corroborer cette consta­tation. Les œuvres de la période saïte frappent par l'extraordinaire mollesse �e leurs contours et la perfection des lignes. C'est là que les Egypttens fu!ent tout près de la conception grecque de la c<;urbe comme hgne de la beauté. Mais, en ce point comme en b!en ?'autres dans le domaine de l'art, il ne leur fut pas donné d attemdre un stade ultime. , Qu�lques J?Ots e�c<;re sur le respect des proportions dans l'art egypt�en ancten. Amsx que nous l'avons déjà expliqué plus haut les lo!s d� la proportionnalité ne peuvent être fixées en formul� m�themahques comme celles de la symétrie. Alors que la symé­trie absolue est la même pour l'insulaire des mers du Sud et pour �s Grecs, ce que les uns et les autres définissent comme propor t�onnel est fortement influencé par le physique des races en ue; tion, et peut donc varier énormément. Or, de ce point de vue

qtout

porte à penser que les Grecs réussirent finalement à se libér�r de humain et son portrait. Sinon on ne verra't ·

Etrusques� tout comme celui des Egyptiens /esffs ��uàrquOI le na!urali�me �es

de portratts. ' •rn• un genre b1en determmé

} J

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82 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

l'influence des conceptions habituelles de la nature your parve� nir à une conception plus purement conforme aux regles. Ca_r s1 les Grecs modernes sont effectivement les descendants des anctens Héllènes - ce que tout semble démontrer - et s'ils représentent par conséquent l'ancien type racial, il faut dire que - sauf de rares exceptions - le type idéal de l'art grec ne concorde nulle­ment avec lui. C'est ainsi que les Grecs d'avant Alexandre ont prêté également aux sculptures représentant des hommes des pro­portions différentes, « plus belles » que celles qu'ils purent obser­ver sur eux-mêmes, au sein de leur peuple. On peut observer la même émancipation partielle à l'égard des proportions « natio­nales » pour les statues égyptiennes des Ramessides bien qu'elles aient conservé par exemple les lèvres relevées propres au type racial égyptien. Si nous trouvons en revanche que les statues de 1 'ancien royaume ont des proportions moins pures, nous ne pou­vons cependant pas en conclure que le progrès de l'époque des Ramessides est à considérer comme une régression de l'organique dans l'harmonique ; ce processus correspond au contraire au cours normal de l'évolution à la suite duquel la proportionnalité avec ses lois moins clairement formulées mit plus de temps à trouver une application claire et incontestée dans les créations artistique

_s

des hommes. La proportionnalité qui vise e&sentiellement un éqw­libre entre le bas et le haut, entre la base, le sommet et les éléments qui les relient, entre les jambes, la tête et le tronc, etc fut donc partie intégrante de la sphère de vie de l'art grec d'avant Alexandre, et c'est pour cette raison qu'elle n'a trouvé que là son développe­ment le plus accompli et une application sans réserve.

Etant donné que cet ouvrage ne se propose que de relever les points principaux de cette évolution nous avons renoncé à étudier de plus près les arts de l'ancienne Asie. Du point de vue du rap­port entre l'harmonisme et l'organisme, ils se situent à mi-chemin entre l'art égyptien et l'art grec avant Alexandre. C'est dans cette perspective que l'on peut, en cas de besoin, s'expliquer les mani­festations des arts de l'ancienne Asie.

La période de l'embellissement de la nature 83

2. L'art grec avant A lexandre

La meilleure façon de reconnaître les objectifs que poursuivait cet art et qu'il a atteints effectivement, est d'établir des compa­raisons avec les réussites de l'art qui le précéda dans la vallée du Nil. Les Grecs de la période d'apogée de l'art attique ne connurent ni les idoles rigides qu'étaient les colosses de Memnon, ni les por­traits réalistes comparables à celui du Schêh-el-beled du musée de Gizeh. Les sculptures grecques représentent des hommes aux mou­vements beaucoup plus libres, donc plus organiques que ne ten­tèrent de les réaliser les Egyptiens, mais dotés de membres propor­tionnés et de traits harmonieux comme l'exige la loi cristalline de l'inorganique. Les Grecs ont de plus considérablement restreint le nombre des motifs organiques qu'ils reprirent, notamment ceux empruntés au monde animal, par rapport à l'usage qu'en avaient fait les Egyptiens. Car les Grecs ignoraient la fonction de repré­sentation que les Egyptiens encore à demi prisonniers du culte ?es �nima�x attachaient à

_leurs créations artistiques organiques ;

Ils n adopterent pour en faire un usage permanent que ce qui, du fait de sa stylisation inorganique, convenait à la décoration : en particulier les plantes, alors qu'ils firent disparaître de plus en pl�s les animaux asiatiques vers l'époque de l'apogée de l'art attique. Ils transformèrent dans le sens de l'inorganique la colonne végétal� ?es Egyptie

_ns et abandonnèrent presque complètement

les canatldes. On voit à nouveau s'exprimer là la mission princi­pale des Grecs qui est d'équilibrer toute les oppositions présentes dans le-s arts orientaux anciens : les Egyptiens séparent le cristal­linisme rigide de l'imitation servile à laquelle aboutit l'organisme, l�s Grecs équ,i_librent �·un et l'autre, en introduisant l'arrondi orga­�:uque �ans 1 morgamque et en composant l'organique de façon morgamque.

Mais l'opposition entre l'art égyptien et l'art grec d'avant Alexandre apparaît le plus nettement dans les œuvres qui avaient pour but de

_ �at��ialiser un dé�ir d

_onné de représentation en pré­

se�tant le rectt, d e��nemen� histonques. C'est ainsi que l'on peut

votr sur une stele 1 IllustratiOn de la bataille que mena Ramsès II contre les H�ttites. L'artiste s'efforçait d'introduire le plus grand nombr� possible de figures dans son tableau et de caractériser les ennemis de façon naturelle et organique : ce sont là des traits

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84 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

résolument venus de l'organisme. Mais on n'en éprouve pas moins une impression très peu naturelle d�vant la dis�roportion que l'on peut observer entre la taille du rot des Egyptiens et celle de. ses ennemis, devant la juxtaposition et le pêl�mêle de fi�es q�t �e conviennent pas à l'espace utilisé, enfin le model.é de cer�ams det�tls qui ont le manque de souplesse des. œuvres

,morgaruques. L art

grec en revanche commence par dédatgner à 1 époque d� son ap<:­gée classique la représentation de combats c�ntemp�ra!ns. et :pre­fère les matérialiser par des combats entre heros qm n extg�atent naturellement au départ que de faibles références à l'orgamque ; lol"Sque par ailleurs il caractérise des races étrangères comme. pa_r exemple les Egyptiens, il ne va jamais aussi loin que ceux-c� ; �1 réduit enfin le nombre des combattants à quelques-uns ; mats tl les introduit dans une composition qui obéit aux lois de la symé­trie. Comparé à l'art égyptien, l'art grec présente ainsi unique�ent des traits propres à l'harmonisme ; il faut dire que les Eg?'Ptt�ns du nouvel Empire ne surent pas davantage

" que ceux de . 1 ancten

Empire (cf. p. 80) harmoniser pour eu�-memes les mot�s orga­niques que nécessitait une finalité préctse de rep�ésen.tatton. Le traitement des différents membres est en revanche mfimment plus empreint de liberté et de mouvement c�ez les Greos et, :par consé­quent, il est aussi plus proche d� la vte �t des c�:mcepttons

,..orga­

niques que ce que propose le rehef égyp��n. Mats la conquete la plus importante des Grecs fut la composttlon. .

La composition n'est rien d'autre que �e transfert des. l01s fon­damentales de l'harmonisme - la symétne et la proportiOn - de la figure individuelle au groupe. La composition la plus rigoureuse est celle qui offre une symétrie abs�lue, av�c �u s�ns la propor­tionnalité. Cette manière des plus stmples etatt déjà connue des Egyptiens qui l'utilisèrent souvent, notam�ent pour adapter des motifs organiques à des fins d'ornementatiOn <p

.ar

. exemple ?es

boucs qui s'affrontent ; particulièrement caracténsttques de 1 art ' mésopotamien). Eux-même.s avaie�t déjà tro�.vé ,tr�p �u natur�l ce schéma rigoureusement morgamque lorsqu tl s agtssatt de repr�­senter un événement à l'aide d'un grand nombre de figures ; mats ils ne surent s'en tirer autrement qu'en renonçant à tout harmo­nisme dans l'élaboration extérieure du motif. Nous retrouvons donc une fois de plus cette hésitation entre deux extrêmes si c�r.ac­téristique de l'attitude des Egyptiens .: d'une par.t la composttton la plus rigoureuse, d'autre part une hcence quastment totale. Les

La période de l'embellissement de la nature 85

Assyriens eux-mêmes ne surent pas encore organiser artistiquement les lourde,s . masses organiques, alors qu'ils furent pourtant nett� ment supeneurs aux Egyptiens dans ce domaine. Seuls les Grecs surent . respe,cter enfin le juste milieu. Ils évitèrent d'une part la confusiOn. d un tr�p . grand nombre de personnages, mais d'autre part ausst la symetne figée lorsqu'ils réunissaient quelques rares personnages pour en faire les acteurs principaux d'un événement �ue devait �at.éri�liser leur œuvre. C'est à cette fin qu'ils inven­terent la sy�etne �egèrement dissimulée par des contrastes nuancés. La proportiOnnalité en revanche ne fut respectée provisoirement que pour les figures individuelles ; c'est à l'époque de la Renais­s�nce seulement, qu:en� fut effectivement appliquée à l'ensemble ? une œuvre. L antiqmté donnait des proportions à ses figures tsolées,. �es groupes c�pendant étaient traités en une symétrie pas trop ngtde. Il faut dtre que la proportionnalité intervient égale­�ent pour les gr?upes après le règne d'Alexandre (cf. la bataille d Alexa,n�re) e� 1 on .assiste parallèlement à un assouplissement de la symetne q.m va Jusqu'à l'équilibre entre les masses ; mais la structu;e com9ue �vec une P.ointe en son sommet et une large base n apparatt qu � �a

, Renatssance, pour des raisons que nous �rons et;tcore amene� a evoquer. La composition est à un tel point 1 e.xpressJOn de l'e�pnt �rtistique spécifiquement grec que l'on pour­rait pre�dre les etapes de son évolution comme fil conducteur pour écnre toute l'histoi�e de l'art avant Alexandre. C'est ce que fit

. récemment avec sucees dans un domaine limité, celui de Ja pemture sur vases, Theodor Schreiber * .

3. L'antiquité après A lexandre

, Il n'y a pas encore si longtemps, l'on considérait l'art antique d a-près �le.x�ndre le Grand comme un art classique décadent. AuJ�urd hut 1 on semble pencher vers l'extrême opposé : on tente de: separer

_l'art .grec de l'art r�main et d'opposer le second au pre­mt�r

. en l?t attn.b�ant un espnt :otalement opposé. Aussi erronées qu atent eté les tdees de nos ancetres sur ce point ce serait tout de même aller un peu vite en besogne que de détacher complètement

• q�i publia dans le voluJ?e VII d7 ' 1 bhandlungen der philo/. histor. Klasse des Sachs. Gesel/sch. der Wzssensch ! Ote Wandbilder des Polygnotos. (N.d.E.)

' '

) 1

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86 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

l'antiquité tardive du reste de l'antiquité. Même les reliefs de la fontaine des Grimani, même les chevreuils et les �omards de la Sala degli animali du Vatican ont quelque chose qm nous rappelle plutôt les sculptures de l'art a�tique ,.à son. ap

_o�ée que ce�le du

Cinquecento ou du Seicento. Meme s Il est t�dema?le qu; _c �st la

compétition avec la nature organique éphémere qm_ a prestd; à la

création de ces œuvres, elles sont toutes pourtant tmprégnees de cette harmonie que n'aurait su atteindre une époque autre que celle du polythéisme anthropomorphique.

. . Par ailleurs, cette pha-se ultime de l'art antiqu� acqmert son caractère tout spécifique par le fait que le polythéts�e anthropo­morphique évoluait visiblement vers une désagréga!ton, qu� .

sous le prétexte de la finalité on produisit des œuvres �u le plaisir de rivaliser avec la nature avait sans aucun doute une bte� plus gra�de part que n'en avait la fin donnée, et qu'�nfin o� vtt a�parattre de nouveaux motifs organiques, alors que 1 morgamque .m�m� se�­blait menacé par l'organique là où traditionnelle��nt

_Il etait P:�­

dominant - dans les fonctions ornementale et utthta1re. Et _volla

que même les murs des grands édifices de pierre s'arrondtssent en cercles (Panthéon) et, qu'à l'intérieur, ils sont décorés de figures végétales alternant avec des motifs animaux.

, . , . Ces motifs organiques, dans la mesure ou tl s a�1t de figures

humaines, sont empruntés aux riches réserves qu'avatt accumulées la finalité de représentation durant la période qui avait précédé

.:

donc aux incarnations de la légende des dieux et des héros. Mats les plantes et les animaux qui n'avaient jamais été a.ssociés à des finalités de représentation sont également reprodmts avec une grande fidélité pour leur aspect orga�que et éphé�èr�. Et po.ur­tant si l'on réunissait les œuvres sélectionnées par 1 ancien ernpue, on relèverait un nombre relativement modeste de motifs réunis de plus par un lien commun. Parmi les plantes c'est le feuillage d� la vigne qui apparaît le plus souvent ; le nombre des autres especes botaniques que l'on a pu déceler jusqu'ici ne devrait guère_ �épasser la douzaine. Parmi les motifs figurés Eros est souvent utihse pour l'ornementation : cette fois sans doute pas pour sa signification mythologique, mais parce qu'il convient particulièr�ment � u?' _

art qui recherche l'harmonie. L'enfant est

. en effet mom� un tnd1v1du

que l'incarnation d'un concept génénque ; la Renaissance et le Baroque qui ont cherché également à accorder l'org�nisme avec l'harmonisme ont su cela. En outre les figures humames sur les

\

La période de spiritualisation de la nature 87

murs et les sols de mosaïque sont présentées de préférence planant dans les airs : il s'agit donc à nouveau de motifs organiques dans un mouvement qui ne leur est absolument pas naturel, mais qui est idéal. Ce choix effectué dans la profusion de motifs naturels organiques semble répondre à une intention très précise qui paraît être bien plus celle d'idéaliser, de désorganiser l'organique que de s'�ngager dans une compétition habile avec ces éléments orga­mques.

L'image que nous obtenons ainsi de l'antiquité après Alexandre est très éloignée de celles que nous offre la Renaissance, sans parler de l'époque moderne ou du Seicento. Parallèlement aux motifs organiques nouveaux que nous venons d'évoquer, la tradition d'avant Alexandre persiste dans toute sa splendeur avec ses très anciens motifs inorganiques et harmonisés. Par rapport à la pro­fusion d'oves, de denticules, de frises d'acanthes, etc ... ces branches couvertes de fruits représentent une infime minorité. Les artistes qui les ont produites, on aimerait les situer dans leur époque comme on situe certaines écoles de philosophie qui se sont ouvertement détachées de la croyance en des dieux anthropomorphes. Car ils rep;ésentent les �ourants

,intellectuels et spirituels de leur temps,

ma1s dans ce qu Ils ont d extrême et tels qu'il leur fallut attendre des phases ultérieures de l'évolution humaine pour s'imposer plei­nement

Il. LA PÉRIODE DE SPIRITUALISATION DE LA NATURE

Le monothéisme dont la victoire inaugure la seconde période en

, Occid�nt mé�rise généralement la nature en tant que telle,

qu ell.e �It �rgamque ou inorganique. Et si la nature est objet de mépns, nvahser avec elle ne peut avoir aucun sens. Or l'homme terrestre. e� vu�nérable ne peut cependant se passer entièrement de ce!l� a

_ctmté : Il a �es besoins corporels qu'il satisfait avec des objets

u�htaires ; la vue egalement refuse de s'habituer au vide absolu, si bien que - en dépit d'un rigoureux monothéisme - on se trouve con�aint de s'attacher à quelques restes d'arts plastiques, ne serait-ce qu'à des fins de décoration et d'utilité. La fonction de représentation n'est par contre plus considérée comme absolument

' '

l 1 1

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88 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

nécessaire. Notamment dans les pays où, comme en Orient, l'on

était habitué à la pensée spéculative sans le <Substrat de représen­tations concrètes. L'Islam a donc éliminé cette fonction. En Occi­

dent en revanche il fut impossible de réprimer totalement les exi­gences du « sens intérieur » qui réclamait des représentations concrètes même du divin. Si le Christianisme voulait s'assurer la domination il ne pouvait le faire qu'en cédant habilement : on laissa l'art libre de sacrifier à un désir de représentation. Une fois de plus nous pouvons constater une différence entre l'Orient et l'Occident : les Byzantins autorisèrent en principe un libre usage de la finalité de représentation, mais limitèrent rigoureusement son application dans l'art, les Occidentaux par contre laissèrent une entière liberté aux fidèles. De toutes les manifestations que l'art de l'antiquité après Alexandre avait proposées, il semble donc que le monothéisme n'en ait exclu par principe qu'une seule : la compétition avec la nature pour elle-même.

On peut logiquement déduire de tout cela la position que prirent les arts monothéistes à l'égard des motifs. La limitation de l'art aux buts ornementaux et utilitaires dans l'Islam implique en général l'inorganisme. Les Arabes n'ont pas créé de motifs nouveaux de cette espèce, ils se sont tout naturellement contentés d'adopter ce que leur fournissait la tradition historique. Ils choisirent surtout ceux qui étaient le moins organiques, c'est-à-dire les entrelacs de rubans, ils leur empruntèrent même l'arrondi organique pour le briser en angles cristallins. Ces entrelacs tels que les a publiés Bourgoin (Les éléments de l'art arabe) représentent l'idéal pro­prement dit de l'art sarrasin de la plus étroite observance. On trouve parallèlement une tendance plus modérée qui est de conserver l'an­tique ornement fait de vrilles végétales, donc un motif d'origine organique, mais qui en fait un motif inorganique en l'harmonisant bien au-delà de ce qu'avaient fait l'art romain tardif et l'art byzan­tin. C'est ainsi que naît l'arabesque qui se mêle à ces entrelacs de rubans. Mais lorsque l'on introduisit des figures d'animaux (excep­tionnellement même des figures humaines) dans la décoration (par exemple sur de nombreux tissus de soie), l'on n'omit rien de ce qui permettait de les débarrasser très clairement de leur significa­tion organique et de les faire apparaître sous leur aspect inorga­nique et décoratif ; l'on procéda notamment à une « décoration » des différentes surfaces du corps de l'animal à l'aide de vrilles. Mais les Arabes ont renoncé à représenter concrètement la puis-

La période de spiritualisation de la nature 89

sance suprême et à satisfaire le désir de représentation au moyen de l'art, et tous les Islamiques se sont tenus à cette attitude jus­qu'à

,aujourd'hui (en dépit de quelques concessions à l'expression

figu.ree) (c�. p. 2.1 �. Sans doute pour obéir à une tradition plus anctenne, tl� c�oi�trent. un seul symbole pour signifier cette puis­sance .et, fatt stgnificatif, ce symbole était une pierre : la Kaaba. Y a-t-Il symbole plus adéquat pour un peuple et une vision du monde qui s'attachèrent plus rigoureusement que tous les autres représentants de la civilisation humaine aux lois de la création inorganique dans l'art ?

. Il y eut un� C?nséquen�� !n�luc�ble à ces conceptions inorga­�uque

_s par pnnctpe et à 1 ehmmatton de la représentation : l'art

Islamique est resté plus que tout autre art prisonnier de la tradition. Le « conservatisme >> de l'art « oriental >> est d'ailleurs devenu pro­verbial.

Voilà ce que l'on peut dire de la sélection et du traitement de certains motifs dans l'art islamique. Pour ce qui est de leur utili­sation très particulière - qui révèle pleinement la véritable nature de cet art - nous y reviendrons ultérieurement lorsque nous parle­rons des motifs de l'art romain tardif et du christianisme primitif.

L'atti.tu�e des Byzantins à l'égard des motifs se caractérise par la contradtctt.on dans laque!le ils s'étaient trouvés par rapport au noyau soctal de la doctnne chrétienne en restant attachés à la conc:eption romai�e de !

_'Etat fondée sur le droit du plus fort. Cela

explique les marufestat10ns franchement extrêmes que l'on ren­c

.ontre dans l'art byzantin peu de temps après le règne de Constan­

tm. On tr�uve là en mê�e temps les entrelacs à demi inorganiques de.s Romatns d.e la derruère période du christianisme primitif, les vrtlles harmomsées dans la version même de l'art grec d'avant Alexandre, mai� �ussi de véritables imitations de choses organiques de la nature (raisins turcs, figues et autres fruits sur des chapiteaux comrn

,e. J?ar exemple à Spalato) où l'on trouve des traces de 1�

competition avec la nature pour elle-même. La clarification ne se fait que peu à peu : la conception romaine de l'Etat semble en �tre le plus puissant facteur et après l'iconoclasme les éléments m�rgamq

_ues dominent sans restriction. La fonction de représen­

tation �UI a été r�glementée crée des figures humaines qui ne sont pas -?JOms marquees du sceau de l'embellissement dicté par l'har­momsme.

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90 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

La conséquence ·naturelle du développement que connut finale­ment l'art byzantin est qu'il s'enlisa lui aussi dans la tradition : plus encore sam doute que l'art de l'Islam dont les Byzantins se sont d'ailleurs rapprochés de plus en plus. Si l'on a considéré en bloc la tradition de l'inorganique comme un obstacle à l'évolution artistique en général en lui faisant ainsi tort dans la mesure où il s'agit de l'art antique (cf. les développements à ce sujet p. 75)

ce jugement peut être appliqué à l'art byzantin après l'iconocla�Sme. L'avenir était donc du côté du Christianisme occidental. On

pourrait s'attendre à voir le but représentationnel qu'il admet intro­duire des motifs organiques dans les deux autres finalités comme cela s'était passé dans la phase de formation de l'art antique. Mais les conditions avaient changé fondamentalement. Le polythéisme anthropomorphe avait donné pour mission à l'art d'améliorer dans la beauté des corps les motifs organiques qu'il lui fournissait pour satisfaire au but de représentation ; de cette manière les motifs devenaient aussitôt applicables à d'autrœ finalités des arts plas­tiques. Le monothéisme spirituel en revanche réclamait une amé­lioration du contenu spirituel, ce qui ne pouvait s'effectuer à l'aide de moyens extérieurs permettant d'éveiller des associations d'idées (légendes, attributs). Au départ donc la tâche elle-même n'avait rien d'artistique ; comment son accompJi.ssement allait-il permettre au désir d'ornementation et à la finalité utilitaire qui exigeaient à tout prix des motifs - même les motifs inorganiques les plus aus­tères - de trouver leur compte ?

Cet état de choses avait ses fondements dans la nature même du monothéisme et ne dépendait donc pa<S de tous les changements qui se sont produits plus tard au sein du Christianisme dans une perspective dogmatique et éthique. C'est du côté justement d'où étaient venus les motifs les plus féconds de l'art antique - de la finalité religieuse - que l'art chrétien occidental n'avait absolu­ment plus rien à attendre. Tel est l'un des points qui jette une lumière particulièrement vive sur la situation préjudiciable dans laquelle se trouvaient les arts plastiques depuis le déclin du poly­théisme. Or les finalités ornementales et utilitaires exigeaient pour­tant des motifs bien à ellœ. La représentation ne réussissant pas à répondre à ce besoin au sein de l'art chrétien, il ne restait plus qu'une source possible : l'art comme fin en soi. C'est là le second point essentiel qui avait déjà ses fondements dans la nature du monothéisme chrétien : l'art delS peuples chrétiens devait parvenir

La période de spiritualisation de la nature 9 1

en un temps rela!ive�ent bref (d'ici le moment où serait dépassée 1�. conc�ption umlateral� et fanatique du christianisme primitif) à s e�anciper pour devenu sa propre fin et entraîner ainsi une sépa­ratlo? fondamentale entre l'art religieux et l'art profane. Il ne r�ta1t à l'art profane assumant une fonction ornementale et utili­tarre .qu'à chercher ses motifs ailleurs que là où l'art religieux à fonctiOn de représentation cherchait les siens. Nous considérerons le Nord et le Sud séparément.

L'art en Italie

l . - Les premiers siècles de l'ère chrétienne

C�tte époque méprisait autant les motifs inorganiques que les m?tifs orgamques. Pour des raisons que nous venon<S de décou­vnr, son attitu?e éta

,it très différente selon qu'il s'agissait d'un art

d? représentation d une part, d'un art ornemental et utilitaire d autre part.

P?ur la représentation, l'art chrétien primitif dut admettre le motif organiq�e �e� particuli�r la figure humaine). II procéda de telle so:t_e qu il evita à la fois d'organiser la figure humaine en ��pétition avec la nature éphémère et de l'harmoniser en compé­tition avec la nature améliorée par la beauté des corps (comme !e �rent les Byzantins) : l'un et l'autre procédé lui étaient également mddfére�ts et pou

,r . le�� échapper il forma des figures éphémères, i! est vrai, �ais del�berement laides. Mais seule une époque fana­tisée pouvait se

.�amtenir sur ces positions ; nous pouvons suppo­ser que •

. sous 1 mfiuence des Byzantins, l'enlaidissement évolua pr�ess1ve�ent vers u� tr�i�ement inorganique, très modéré toute­fOIS, .tel qll: 11 . �onvenait d a1lleul'S fort bien au caractère de J'art ohr�hen pnm1tJf dont les fins étaient rigoureusement déterminées. SI cet enlaid.issement s�s�ém.atique

,de la figure humaine repré­.ente un cas umque dans 1 h1sto1re de 1 art, il en est un autre compa­rable da�s la d�?ration �e l'art chrétien primitif des 4• et s· siècles. Les mottfs choisis parmi ceux qu'avait transmis la tradition histo­rique le fure�t dès le �ép�rt de telle sorte qu'ils expriment aussi pe.u . que po�tble une s1gmfication organique (entrelacs vrilles en lptr�les) .. Mats les Chrétiens primitifs voulaient aussi éviter la signi­ficatiOn morganique (amélioration de la nature), car ils la mépri-

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92 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

saient autant que la première. Ils se tro�vaient donc devan! la tâche suivante : utiliser un motif en répnmant son aspect meme de motif. Cela fut surtout possible en utilisant tous les moyens pour donner au fond sur lequel les motifs devaient se détacher une valeur autonome. Le motif se détachant nettement sur un fond neutre était - comme nous l'expliquerons en dé�ail. pl

.us

loin - un principe fondamental de l'a� antiqu�, pour a�nst dt�e l'incarnation du droit du plus fort. Or voilà que 1 art romam tardtf du christianisme primitif travaille le fond pour lui donner un� configuration bien à lui, au point que nous nous demandons. o� est le fond et où sont les motifs. L'œil du spectateur est amst contraint à trouver un attrait non dans la signification organique des motifs ou dans leur harmonisation inorganique, mais dans le scintillement régulier de parties éclairées et obscur.e,s (dans les reliefs) ou de surfaces juxtaposées aux couleurs vanees. Ce que l'on recherche, ce n'est pas une hannonie des corps et des lignes, mais une hannonie des lumières et des ombres ou des couleurs, et les motifs ne sont plus qu'un moyen inévitable en vue d'une fin précise. L'aspect le plus extérieur, le moi?� es:'e.ntiel, le moins saisissable de la chose de la nature - auss1 msatstssable pour les gens de l'époque que la puissance spirituelle qui régnait sur le monde et que l'on supposait derrière la chose de la nature dont elle constituait l'essence proprement dite - son apparence super­ficielle : voilà ce que l'art chrétien primitif a choisi comme moyen d'expression de sa volonté d'art (Kunstwollen) la plus profonde: Il trouva là non seulement l'expression la plus pure de sa fOI monothéiste - mépris de tout ce qui est naturel, que ce soit de l'organique ou de l'inorganique - mais il a aussi. ré!J?ndu de faç�n incomparable à ses tendances sociales : car au sem d une hannome de couleurs il n'y a pas de plus fort à qui le plus faible servirait de miroir, l'œil ne voit qu'un ensemble varié d'où aucun élément individuel ne peut ressortir pour dominer les autres.

Dans l'art italien ce principe de la coloration n'a guère dépassé le cinquième siècle. Pendant un certain temps il laisse des traces dans l'art byzantin, du moins dans ses premières phases si contra­dictoires d'avant l'iconoclasme. Mais il a trouvé un refuge durable et définitif dans l'art de l'Islam et cela nous a incité à revenir encore une fois sur cet art. Car le principe de la coloration (prin­cipe de coordination des formes et des couleurs) est considéré depuis Gottfried Semper et Owen Jones comme le principe fonda-

I l

La période de spiritualisation de la nature

mental spécifique de tout l'art « oriental ». C'est aller trop loin sans aucun doute : on le comprendra aussitôt en le comparant aux monuments de l'art chrétien primitif de l'époque romaine tardive qui lui sont apparentés. Il est vrai que chez les Islamiques la déco­ration a réprimé la signification organique des motifs, mais ils ont pris un plaisir évident à l'harmonisation inorganique. D'autre part les monuments de l'art islamique présentent presque toujours la dominante qui se dégage de l'harmonie uniforme. Il faut dire que cette dominante ne se signale pas comme un motif significatif à plusieurs parties sur un fond nemre, mais comme un motif uni­forme qui revient sans cesse sur un fond aux nombreux motifs colorés. Tout se passe comme si deux systèmes de coloration étaient superposés et que l'un, dominant nettement, attire le regard. La dominante elle-même représente l'élément le plus fort avec son droit naturel à la domination sur le plus faible ; mais ce plus fort n'est pas une aristocratie nombreuse ou une hiérarchie de fonction­naires dont le monarque serait simplement le sommet, c'est la puis­sance unique et absolue d u calife, et le plus faible n'est pas la masse obscure, c'est la société tout entière dans toute sa diversité qui, face au pouvoir suprême de ce seul homme, recule pour se trouver sur un niveau commun à tous, qu'il s'agisse d'un fonction­naire du palais ou d'un mendiant.

Ce trait apparaissait le moins nettement dans les débuts de l'Islam lorsque les Arabes étaient contraints à une cohésion sociale plus �troite.�ar. leur activité même de conquérants. Exemples de la fonction. utilitaire : la forme ancienne de la mosquée ; exemple de la fonction ornementale : les décorations de stuc de la mosquée d'Ibn Tulun ; c'est là aussi que la parenté avec la décoration en couleur de la fin de l'époque romaine est la plus évidente. Peu à peu le droit absolu d'un homme seul qui est le plus fort s'exprime de P!US en

)�lu,s ouvertement : ainsi dans les mosquées d'un type ulténeur denvees de la medresse et dans les tapis persans, les dal­lages, les marqueteries, les fermetures des fenêtres. Le résultat final est donc le suivant : l'Islam adopta l'harmonie des couleurs teile que

_l'avait fondée le Christianisme primitif de l'époque romaine �rd�ve, -!'our au�nt qu'elle lui paraissait utile pour refouler Ja

stgmficatiOn orgamque à la base des motifs. Mais il a rejeté le nivel­lement absolu (qui est l'incarnation des tendances sociales du Christianisme) et l'a remplacé par une organisation du rapport entre le dessin (motif dominant) et Je fond (motif utile) plus

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94 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

conforme à sa conception du droit du plus fort. Cette dernière solution correspond à la nature proprement dite de l'art islamiqu� et lui confère des mérites tout particuliers : mais il ne s'agit pas de l'harmonie des couleurs pour elle-même que les Islamiques n'ont ni inventée ni développée jusqu'à ses ultimes conséquences (les Chrétiens primitifs l'avaient déjà réalisée), pas plus qu'il ne s'agit de l'harmonisation des motifs organiques, hérités de l'antiquité, en quoi les Byzantins leur avaient considérablement préparé le ter­rain.

Revenons à l'art chrétien primitif en 1 talie. Quelles destinées lui étaient réservées ? L'art décoratif, en développant à l'extrême l'harmonie des couleurs, s'était trouvé dans une impasse qui n'of­frait aucune issue, les Islamiques s'en tirèrent en rétabliossant le principe de la subordination (droit du plus fort) de la manière qui était exclusivement la leur. Pour des raisons que nous avons égale­ment mentionnées, on ne pouvait pas davantage attendre que le but de représentation fournisse une moi.gson de motifs. Dans l'art représentatif, le traitement des éléments organiques ne pouvait entraîner aucune évolution tant que l'élément dynamique de la nouvelle vision du monde - le spirituel - ne devait s'exprimer qu'au moyen du langage non artistique de légendes et d'attributs, aussi longtemps que les figures n'auraient pas droit à l'embellise­ment harmonisateur et à la vérité d'une nature éphémère. Dans de telles conditions on peut estimer que ce fut une chance qu'en s'assouplissant l'observance rigide des Chrétiens primitifs permît à l'influence de la tradition antique, en particulier celle du Byzan• tinisme, de s'exercer progressivement en Italie. Il est vrai que ces influences n'étaient pas en mesure de provoquer une véritable évo­lution car, de par toute leur nature, elles ne pouvaient qu'agir à l'encontre d'une évolution normale de l'art chrétien occidental ; mais elles contribuèrent au moins à sortir cet art de l'immobilité et préparèrent le terrain à cette mission de compensation que l'art italien était destiné à accomplir plus tard de façon si glorieuse.

2. La phase giottesque

L'exploit qu'accomplit Giotto fut de libérer l'art représentatif d'une part du langage non artistique des légendes et attributs, d'autre part des modèles harmonisateurs et sans esprit des Byzan­tins. Et cette libération s'effectua lorsqu'on admit le fortuit et l'instantané dans les gestes des figures ; parallèlement on admit

La période de spiritualisation de la nature 95

aussi le récit d'événements contemporains. Mais l'art de Giotto n'oublia pas un seul instant qu'il n'était là qu'en l'honneur de Dieu, c'est-à-dire pour magnifier la toute-puissance spirituelle sur­

�atu�elle. L_orsqu'il s'agissait des éléments fortuits il ne dépassa

Jamats le stnct nécessaire et Se'S illustrations d'événements modernes se . r�fèrent uniquement à des événements ayant une signification spm�elle <Ia vie de Saint-François). Si bien que l'art giottesque constitue un sommet dans l'art chrétien italien (de la seconde période p:incip�le) et. une compensation : les éléments organique.g sont admts, mats umquement pour concrétiser le spirituel. Pour adoucir l'excédent d'organisme on a recours à l'organique qui a déjà fait ses preuves.

Il est évident que cet art qui justement s'épanouit dans la repré­sentation ne s'intéressera pour ainsi dire pas aux deux autres fina­lités. Cela explique pourquoi l'essor extraordinaire de l'art à fina­lité de représentation s'accompagna d'une période de passivité totale de l'architecture et de la décoration. Bien que l'on ait senti que le gothique du Nord s'opposait au génie local, on lui ouvrit les yortes, en hésitant certes et à contre-cœur. Mais pour la déco­ratio� on se contenta pour l'e&sentiel des motifs hérités de la phase anténeure.

3. La Renaissance

Les profondes et rigoureuses convictions guelfes des Toscans du 1�" siècl� se :e�âchèrent considérablement durant la période huma­mste qUI sutvtt. On put immédiatement constater ce fait dans l'expression artistique. �·a�t à fina

_lité de r�présen�tion prédomina comme par le passé.

Mats Il permtt de vorr combten Mahomet avait eu raison d'inter­�ire la co'?lpétition avec la nature organique même pour matéria­h

,ser 1� sp�ntuel. Or, dans l'art c'est le corporel qui l'emporte et

c est, mévttablement, le fortuit - une fois admis dans la création ar�i�tique - qui doit conquérir finalement la suprématie sur le spmtue� dépourvu �e forme. C'est ce qui se passa au 15" siècle en Itahe. On contmua a produire presque exclusivement des tableaux à contenu religieux, mais ce contenu devint de plus en plus le prétexte à la reproduction de choses et d'événements contem­porains. Même si les scènes représentées s'étaient déroulées à l'épo�u� _

de l'Anc�en Testament, leurs acteurs portaient le costume du 1 5 stecle, les evénements étaient transposés dans les rues de la

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96 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

Florence du Quattrocento. Chez Masaccio nous retrouvon\'> encore l'inspiration grave et élevée d'un Giotto ; il s'attachait sans aucun doute encore autant à la fonction de représentation spirituelle qu'à l'apparence extérieure conforme à la nature de ses personnages. Mais on relève déjà chez ses successeurs immédiats le plaisir de recréer le fortuit (Gozzoli est celui qui s'y abandonne le plus tota­lement). Si bien que l'on finit par représenter la vie de la Florence moderne sans avoir voulu le faire au départ. Mais puisqu'on en était arrivé là, il valait mieux préciser que l'art était bel et bien en train de devenir une fin en soi. Cela n'empêche pas qu'en dépit de tous lœ efforts entrepris pour reproduire de plus en plus fidèlement l'organique et le fortuit. une tendance harmonisatrice et modéra­trice persistait toujours. Elle représentait sans doute une part indé­lébile de l'héritage de la race toscane, telle qu'elle s'était encore constituée sous la domination de l'antiquité. Mais à cela vint s'ajouter un second élément : la stimulation reçue des monuments de l'art qui avait eu pour principe directeur l'harmonisation de l'organique, donc de l'antiquité. Pour apprécier à sa juste valeur ce phénomène qui avait incité à parler, au sens propre du terme, d'une Renaissance. il nous faut abandonner la finalité de représen­tation de l'art de la Renaissance et nous tourner vers ses fins orne­mentale et utilitaire.

Une incarnation de la finalité de représentation s'accompagnant d'une émancipation si déterminée de l'organique fortuit, ainsi que nous venons de définir ce trait caractéristique de la Renaissance, pouvait sans aucun doute être désormais pour les deux autres fonctions d'une utilité plus grande que ce ne fut le cas dans les phases exclusivement chrétiennes de l'art occidental. Mais ces fonc­tions n'étaient pas de cellœ qui allaient attendre que se produise une telle évolution. Dès le moment où, dans la finalité de repré­sentation, le fortuit commença à renforcer son pouvoir d'attrac­tion au détriment du spirituel, les autres finalités furent toutes prêtes à rattraper ce qu'elles avaient manqué pendant des siècles et à chercher leurs motifs là où s'offrait quelque chose qui corres­pondît à leurs objectifs. Et ce furent les vestiges de monuments de l'art antique dispersés en grand nombre sur le sol italien.

Mais que cherchait donc cette Renaissance, à ses débuts, qui pût servir à des fins d'ornementation et d'utilisation et qu'elle croyait avoir trouvé dans les monuments antiques ? Pour ses motifs, elle exigeait du naturel et du fortuit - et ceci à u:n degré beaucoup

La période de spiritualisation de la nature 97

plus élevé qu'il n'était propre aux motifs byzantinisants des phases précédentes de l'art chrétien en Italie. Mais en même temps elle exigeait un fortuit harmonisé - autant en raison des penchants profonds de la race toscane que pour être en conformité avec les conditions traditionnelles des objectifs en question. On trouvait les deux choses dans les monuments antiques de l'empire romain.

Quand on compare cette imitation des monuments antiques à ce que faisaient les artistes toscans sur le plan de la finalité de représentation. il apparaît clairement que l'imitation n'était qu'un moyen en vue d'une fin� Il n'est venu à l'idée de personne de copier l'un des nombreux reliefs remontant à l'époque des empereurs romains ; mais on reproduisait fidèlement les frises d'acanthes les guirlandes de fruits. les piliers de feuillage, les vases, c'est-à-dir� les motifs ornementaux et utilitaires. L'utilisation exclusive de modèles de l'époque des empereurs romains et non de ceux de la période où l'art attique était à son apogée n'était pas non plus un hasard. car la Renaissance recherchait effectivement le haut dearé d'élé­ments fortuits que l'on trouvait dans l'art romain et non 1� version fortement harmonisée de ces éléments telle qu'on la trouvait dans l'art attique et que l'on s'efforçait justement de surmonter dans le Byzantinisme. Mais l'attention ainsi suscitée pour les monuments antiques devait inévitablement avoir des retentissements sur la création consacrée à la représentation. Même alors le résultat ne f?t pas

_que l'on se mit .à copier les monuments antiques figuratifs ; 1 on utthsa pourtant librement leurs motifs créés à des fins de

repr�s:ntation. C'est ainsi que Botticelli peint pour la villa d'un Méd1c1s ces tabl�au.� mytholo�iques qui allaient par la suite pen­dant près

,de trots stecles constituer - à côté de l'art religieux _

un des themes les plus nobles des maîtres italiens. Ces tableaux illustrent de façon flagrante les transformations de la Renaissance qui s'effectuaient dans deux directions :

1. Ils signifient une compétition avec une nature certes améliorée da� la be�uté de�

-corps mais �on spiritualisée ; voilà qui aurait

été Impossible à 1 epoque de G10tto et qui prouve bien qu'un art profane renonçant à améliorer la nature à l'aide de motifs spiri­tuels est en train de se constituer sous toutes ses formes.

2. Comme des artistes chrétiens .n'ont pu réaliser cela dans un esprit païen, il ne reste qu'une explication possible : cette compé­tition est devenue fin en soi et ouvertement décJarée comme telle.

•t ............ .-s�s-..-.. s .......................... � ............................................ .

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98 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

La séparation entre art profane et art religieux et le droit à l'exis­tence d'un art devenu sa propre fin sont devenus ipso facto des réalités. La fiction que l'on tenta de maintenir .�ur faire co�me si les choses étaient différentes dura, il est vrat, Jusque vers l

_an­

née 1520 et elle était sans doute nécessaire pour permettre à 1·�rt italien de conserver la naïve sécurité lui permettant de produtre les œuvres caractérisant l'époque de Jules Il et de Léon X.

L'art germano-chrétien

1 . - Epoque de formation jusqu'au 12" siècle Nous pouvons distinguer ici trois phases nettement différentes.

a) Les débuts, de 476 à 768 après Jésus Christ Les motifs qui parvinrent en premier jusqu'aux �erma�s

venaient en grande partie de l'art chrétien primitif_du roma� tardif,

ce n'est que plus tard que s'y ajoutèrent des motifs byzant�ns. Les Germains étaient loin d'être assez mûrs pour comprendre 1 harmo­nie de couleurs de l'ornementation du romain tardif. Les plus anciem monuments de l'art germanique nous montrent nettement comment ce peuple s'efforça de comprendre les "?otifs ha�ilement dissimulés et camouflés. Sous l'influence byzantme on vlt appa­raître des entrelacs à partir du 6" siècle ; les Germains se servi�ent pour ce faire du zoomorphisme en créant des

. serpent� et, e� J?eme

temps, abandonnèrent complètement les mo�tfs en vnlles vegetales harmonisés de l'art romain tardif, à l'exception de quelques-uns.

C'étaient là des œuvres qui devaient servir à la décoration. �ais la finalité de représentation ne déplut pas non plus aux Germams. Bien plus, nous les voyons bientôt reproduire avec prédilection des figures humaines ou du moins des parties de telles figures. Ces tentatives aboutirent à des résultats assez grossiers, elles n'en sont pas moins caractéristiques de la tendance fondamentale de tout l'art germanique orienté vers la compétition avec la nature orga­nique.

b) Epoque carolingienne et ottonienne En ce qui concerne les motifs utilisés à des fins ornementales,

cette époque a sans aucun doute été entièrement dans la dépen-

La période de spiritualisation de la nature 99

dance de l'art byzantin. Pour ce qui est des motifs utilisés à des fins de représentation, il est possible qu'un certain nombre d'entre eux, venus de l'art romain tardif aient été transmis par la tradi­tion et aient peut-être même été développés par les Latins dans le royaume franc des Mérovingiens. Mais dans ce domaine aussi l'in­fluence byzantine est directement attestée en plusieurs points. D'un intérêt particulier sont les monuments où l'on peut voir clairement comment le copiste germain, estimant que les modèles de figures byzantines ou chrétiens primitifs étaient trop indifférents par rap­port au but envisagé, les a arrangés en prenant l'initiative d'exa­gérer leurs gestes jusqu'à la caricature. Tout aussi significatif, le soin extrême avec lequel les copistes germains ont transposé dans leurs copies les scènes de genre (étant leur propre fin) qui, par endroits, continuaient à suivre les voies de la tradition (par exemple dans la décoration des canons d'évangéliaires, mais aussi dans les bordures et les cadres).

c) Epoque romane

Dans tous les secteurs des arts plastiques elle se fonde sur des motifs empruntés, mais se comporte partout de façon autonome et parvient ainsi effectivement au 13" siècle à une claire expres­sion de la vision du monde germano-chrétienne dans l'art.

La finalité de représentation vise délibérément l'instantané dans les gestes ; lorsqu'il n'apparaît pas assez nettement, cela est dû aux motifs empruntés dont la tendance fondamentale est harmo­nique ; ils parai&Sent en effet grossiers et maladroits lorsqu'on les mesure suivant les critères d'un art harmoniste, comme on le fait &6néralement. Il s'agit finalement d'une compétition avec l'orga­nique aussi bien dans les motifs eux-mêmes que dans leur traite­ment et leur regroupement (sculptures de Naumbourg).

Dans le Nord (et en Lombardie) nous voyons donc dès l'époque romane 1� recherche de quelque chose que la Toscane n'a su exploi­ter énergtquement que vers la fin du 13" siècle. Mais l'avance des peuples germaniques n'est pas seulement temporelle. elle existe concrètement sur deux plans : ils se sont en premier lieu tournés uns nourrir de scrupules d'harmonie rétrospectifs vers les manifes­tai ions fortuites de la nature organique ; en second lieu. en ce qui gonceme leurs besoins d'ornementation et d'objets utilitaires, ils n'ont pas attendu que la fonction de représentation leur fournisse

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100 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

peu à peu ses motifs, ils ne se sont pas non plus contentés. de motifs que leur avait transmis la tradition ; ils ont tenté de réahser une version nouvelle adaptée au goût des chrétiens germaniques. Comme il s'agissait dans ce cas de travailler la matière inerte afin de répondre aux besoins du corps, les Germains se sont -servis logi­quement des lois inorganiques et ont souvent brisé même l'arrondi hérité des Romains et des Byzantins pour le transformer en sur­faces cristallines. Et à partir des mêmes éléments structurels l'art roman s'efforçait déjà de développer le motif décoratif inorganique qui devait trouver plus tard à l'époque gothique sa forme parfaite.

2. L'apogée de l'art germano<hrétien La libération de l'énergie créatrice des Germains à l'époque

romane avait donné naissance à des tentatives diverses, très dispa­rates ; la vic.toire de l'une d'entre elles - la solution française -créa une nouvelle unité. Nous avons déjà fait remarquer plus haut que la solution française ne fut nullement une solution extrême, qu'elle fut la plus modérée, mais aussi la plus accomplie dans toutes les directions et, de ce fait, la plus réussie. A cette époque il apparut pour la première fois que les initiatives radicales de l'organisme (sculptures de Naumbourg) ne parviennent jamais à évoluer et sont toujours suivies par une réaction dans le sens inor­ganique. L'idéal français, aussi différent qu'il ait été de �'idéal antique, vainquit même en Allemagne l'organisme sans frem. Le gothique nordique signifie une époque d'apogée et d'équilibre dans l'art germano-chrétien, au même point où l'art de Giotto le fut en Italie à la même époque.

Dans la finalité de représentation l'organique est dompté par une orientation vers le gracieux et le joli, autant dans les mouvements que dans les proportions. Lorsqu'il est utilitaire, le gothique fran­çais présente encore constamment des rudiments organiques de périodes anciennes proches de l'antiquité (colonnes, chapiteaux ornés de feuillage), tandis que le gothique allemand, plus radical, a développé aussitôt le motif fondamental inorganique dans un sens beaucoup plus exclusif et avec plus de détermination. Dans la fonction ornementale il -semble que la création d'un motif inor­ganique qui, notamment appliqué à la fonction utilitaire, répète et varie en plus petit le motif fondamental de ce dernier, trouve son aboutissement dans le remplage. Parallèlement s'effectue la

La période de spiritualisation de la nature 101

transformation organique de quelques anciens motifs empruntés aux Byzantins (folia graeca) auxquels le 13• siècle s'efforça de conférer une signification naturelle organique (feuilles de vigne, de chêne, etc ... ), comme on a pu l'observer déjà dans l'antiquité après Alexandre, voire plus tôt encore avec l'acanthe.

3. Le déclin de l'art germana<hrétien

Vers l'année 1400 le fil qui avait été coupé au 13• siècle fut renoué d'abord dans les Pays-Bas et, bientôt, en Allemagne du sud. Une fois de plus s'engagea une compétition déterminée avec l'organique fortuit, mais toujours au nom d'un désir de représen­tation spirituelle. Nous avions observé la même tendance dans le Quattrocento toscan ; mais rien n'est plus instructif que la diffé­rence entre le Nord et le Sud à cette époque, en dépit des tendances fondamentales qui leur sont communes. Dans les deux directions - l'organique fortuit et le spirituel - les artistes germaniques tendent vers les extrêmes ; alors que les Italiens s'efforçaient de trouver un juste milieu. Les Néerlandais sont vraiment décidés à illustrer les histoires saintes en partant de la vie moderne ; mais ils retrouvent là le sérieux d'un Giotto. Le spirituel n'est pas seu­lement pour eux un prétexte, mais il est l'essentiel en regard de quoi il importe peu que l'on habille une personnification d'un vête­ment rappelant vaguement celui des premiers chrétiens ou d'un vêtement résolument moderne. Etant donné que, pour répondre au sérieux de l'intention de représentation, l'on voulait être convain­cant, .le contemporain semblait se recommander davantage. Voilà qui semble se réaliser à tous points de vue : dans les motifs des �gures (portrait), dans l'environnement (paysage), dans les inté­neurs, dans les accessoires, etc ... Ce qui aidait les Italiens à res­pecter le juste milieu - l'harmonisation, l'amélioration corpo­relle - était absolument étranger aux artistes nordiques. Ni les traditions de leur race, ni la contemplation directe de monuments untiques ne les avaient rendus sensibles à cet aspect. Si en dépit de toutes ces différences le résultat final fut le même au Nord et au Sud vers 1520 : 'Séparation évidente, entre l'art religieux et l'art profane, même dans les œuvres à intention de représentation, - c:la n'était

_ pas dû à des aspirations conscientes des artistes ger­

mamques, mats cela tenait à la nature même de leur situation. De même que l'intérêt pour Je phénomène naturel éphémère devait

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102 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

avoir nécessairement pour conséquence un revirement dans la vision du monde, de même le plaisir trouvé dans le fortuit ne pouvait avoir d'autre résultat que la satisfaction de ce plaisir pour lui-même. Dès l'époque d'un Van Eyck l'art du portrait s'était séparé de l'art religieux : une création pour le plaisir que procurait une personnalité individuelle et non pour le plaisir de Dieu. On représente des événements contemporains : des actes accomplis par des hommes, non plus des actes accomplis par Dieu par l'inter­médiaire des hommes comme jadis dans le palais carolingien de lngelheim. L'œuvre de genre entreprend de donner des fragments de la réalité contemporaine et non plus, comme autrefois, des imi­tations de scènes de la vie quotidienne dans l'antiquité. Le goût pour toutes ces choses peut se vérifier chez les Germains presque jusqu'aux débuts de leur histoire ; de même, la volonté d'incarner la nature n'est-elle pas apparue soudain au 15" siècle, mais elle est devenue désormais un besoin impérieux de civilisation ; voilà qui posait immédiatement la question de savoir si la compétition avec la nature n'était admissible qu'au nom de Dieu ou si elle pou­vait l'être pour elle-même. Durant un siècle, on crut pouvoir igno­rer cette question ; la Réforme eut pour effet de révéler qu'une discussion était inévitable. Dans le Nord, la fin de l'art chrétien s'annonça également.

Mais quelles manifestations pouvait-on observer parallèlement dans la sphère des fins ornementale et utilitaire ? Là aussi l'inté­rêt nouveau pour le fortuit, l'organique, ne pouvait rester sans suite, en dépit du peu de place que leur accorde le gothique, au caractère inorganique. On sut en tous cas doter de mouvement les motifs utilitaires du gothique tardif (par exemple l'orfèvrerie), de tout le mouvement qu'étaient susceptibles de supporter ces créa­tions purement utilitaires, faites dans une matière inerte et fonda­mentalement inorganiques.

Il fut possible d'aller plus loin avec les motifs ornementaux. Le remplage fut animé d'un mouvement plus intense, si bien qu'il ne s'accordait plus avec un motif inorganique. C'est pourquoi l'on procéda à sa transformation en motif organique (les branches du gothique tardif qui s'entrecroisent). Les motifs décoratifs empruntés aux Byzantins et dont on continuait toujours de se servir fournirent la dernière version organique des vrilles d'acanthe pour le feuillage grimpant du gothique tardif. Et pour finir le dernier pas fut fran­chi : la rupture ouverte avec la tradition, même dans le domaine

1

La période qui commence en 1520 103

de l'ornementation. On prit des motifs de la nature éphémère orga­nique et l'on remplit les vides en les reproduisant. On n'avait nul­lement eu besoin des monuments antiques dont on ne disposait d'ailleurs pas dans le Nord : l'œil n'était-il pas formé par la création à des fins de représentation et prêt à tenir compte du plus petit détail. C'est ainsi que prirent forme ces fraises, ces fleurs. ces insectes, etc. sur les bords des pages de livres de prières, notamment en Bourgogne.

III. LA PÉRIODE QUI COMMENCE EN 1520

1. - Italie

Une fois instauré l'équilibre entre harmonisme et organisme dans la Renaissance italienne en plein épanouissement, l'avenir ne pou­vait appartenir qu'à un art qui, - du moins dans sa fonction de représentation - s'engagerait dans une compétition résolue avec les éléments organiques éphémères. Par suite de leurs traditions raciales, les ltalieilJS n'étaient visiblement pas en mesure de suivre fermement une telle voie. Ils renoncèrent ainsi au départ au rôle de guide qui semblait leur revenir vers 1 520 justement, même dans le centre de l'Europe, et prirent la seconde place du point de vue de l'importance qu'ils pouvaient conserver dans l'évolution artistique. Il ne faut néanmoins pas sous-estimer leur art après 1520 : il a non seulement continué à stimuler considérablement le Nord (Rubens !) en ce qui concerne la finalité de représentation ; lors­qu'il était utilitaire, il a même produit le seul résultat d'une réelle importance que l'on puisse noter après 1520, et auquel semble naturellement lié un résultat d'une importance équivalente dans le domaine de la décoration.

Pour l'art italien le principe essentiel est, comme par le pa&Sé, l'harmonie : aussi bien dans le motif pris individuellement que dans ses relations avec d'autres motifs. On a de préférence évité totale­ment le fortuit : c'est avec la même intention que Michel Ange se risque à représenter le surhumai01, en tentant d'exprimer les mouvements de l'esprit non par des traits fortuits mais en traitant dans le sens inorganique tout le corps humain. Ses successeurs

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104 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

durent. il est vrai, avoir recours à des éléments fortuits dans les gestes ; mais ceux-ci sont alors un mal nécessaire et s'attachent pour ainsi dire de l'extérieur au motif fondamental harmonisé. C'est pour cette raison que les mouvements intérieurs des sculptures du Baroque italien nous paraissent affectés, à nous autres Ger­mains qui ressentons les choses profondément ; pour être justes nous ne devrions pas oublier que les clients italiens ne deman­daient sans doute rien d'autre. Nous sommes bien plus satisfaits par les œuvres réalisées à des fins de représentation profane, qu'il vaut d'ailleurs mieux qualifier directement d'œuvres ayant leur fin en soi ; les motifs mythologiques. II s'agit là d'une pure exhibi­tion de la nature améliorée, en particulier du corps humain dans sa nudité. Les œuvres réalistes (tableaux de genre. paysages) répon­daient déjà à la même intention. si tant est que les Italiens en aient jamais réalisé. C'est pourquoi nous regrettons par exemple l'absence d'atmosphère dans les paysages italiens ; mais le client italien n'aurait même pas su que penser devant un paysage chargé d'atmosphère.

Lorsqu'il s'agit de regrouper des motifs la composition joue tou­jours un rôle déterminant. La structure pyramidale des Saintes Conversations est cependant toujours considérée comme trop empreinte d'inorganisme, et l'on tente de mieux y masquer la symétrie. C'est ainsi que dans La mise au tombeau du Vatican, le Caravage construit un triangle à angle droit : la symétrie y est présente autant qu'autrefois mais elle est pour ainsi dire à demi cachée et, par suite de la régularité des lignes, cela n'échappe à aucun spectateur. De même les contrappostos du Tintoret effec­tuent simplement un déplacement de la symétrie : à première vue ils 'Suscitent de l'émotion, mais le spectateur est bientôt rassuré, car il constate qu'en dépit de tous les contrastes il n'a devant lui qu'un tableau habilement composé. Il est intéressant dans cette perspec­tive d'observer les motifs exprimant la fortuité, que les artistes italiens utilisèrent avec une prédilection toute particulière. Ainsi ils aiment notamment représenter des figures planant avec un natu­rel très recherché sur les plafonds des salles. Elles planent effecti­vement comme le ferait un être humain ; mais un être humain ne plane justement pas dans les airs. Nou'S pouvons nous rappeler à ce sujet que nous avons rencontré la même option chez les ancêtres romains des artistes du Baroque italien.

Les créations de l'art baroque italien consacrées à la fonction

La période qui commence en 1520 105

décorative et utilitaire eurent une importance d'une portée plus univef'Selle et déterminante, même pour les populations germa­niques. De l'antiquité à 1520 seuls ces derniers avaient produit des œuvres vraiment originales dans ce domaine : avec le gothique ils créèrent en effet un « style architectural nouveau », ainsi que l'a défini en général la terminologie en cours jusqu'à présent. Ce que les · Italiens réalisèrent au Quattrocento ne peut pas être, en dépit de l'estime que cela mérite. considéré comme un style archi­tectural nouveau. Les Italiens s'attachèrent surtout à l'équilibre entre harmonisme et organisme. mais cet équilibre existait déjà de fait dans les monuments de l'empire romain que l'on prit pour modèles. Le mérite de la Renaissance italienne dans ce domaine est donc d'avoir su réaliser un équilibre harmonieux à l'aide de moyens étrangef'S et non d'avoir créé des moyens nouveaux comme sut en conquérir l'art romano-gothique des peuples germaniques. Après 1520 les Italiens entreprirent de résoudre le problème que le Nord avait depuis longtemps achevé de résoudre. Dès le départ il fut convenu qu'on ne devait pas toucher aux éléments harmo­niques du langage antique des formes : c'est ce qu'exigeait la tradi­tion harmoniste italienne. empêchant ainsi de dépouiller les colonnes, les arcs, etc ... de leur fonction de support ou d'élément porté comme l'avait réalisé le gothique. Mais un élément nouveau devait venir s'y ajouter, dont la spécificité ne faisait aucun doute. Là où tout demandait la fortuité et le mouvement à tel point que même la fonction de représentation de l'art italien dut s'adapter, du moins extérieurement, il ne pouvait être question d'autre chose, même dans les œuvres consacrées aux besoins du corps. Comme nous l'avons vu, le gothique germanique tardif avait fait le même constat et s'y était plié ; mais comme il voulait avant toute chose ôtre « vrai » et ne pas consacrer plus que nécessaire à l' « illusion », il s'enlisa et disparut progressivement vers le 18• siècle. L'art italien ne s'encombra pas de tels scrupules : il était au contraire fermement décidé à simuler le mouvement de la masse inorganique, tout comme il sut renforcer dans les figures les manifestations exté­rieures de l'esprit. au point même de les exagérer. Tout cela resta cependant extérieur : autant dans les œuvres ornementales et utilitaires que ce que nous avons pu observer dans les œuvres consa­crées à la représentation.

Là aussi ce fut Michel Ange qui innova. prenant une fois de plus une position d'exception qu'il réussit à affirmer. Mais chez

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106 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

ses successeurs déjà le caractère esquissé plus haut apparaît nette­ment. Le plus souvent dans l'architecture des églises : au lieu de suggérer le mouvement dans l'ensemble de l'édifice, comme il aurait été naturel de le faire pour u n corps, l'on s'en tient à une seule partie : la façade ; tout le reste est dissimulé. (Le gothique, lui, avait procédé de manière bien différente). La façade est donc largement empreinte de mouvement ; mais si nous pénétrons à l'in­térieur il n'y a plus de raison de percevoir le mouvement. Presque aucune trace de correspondance entre l'intérieur et le mouvement de l'extérieur : là aussi la différence par rapport au gothique rigoureux et vrai est flagrante. Mais on ne se contentera pas de cela dans la seconde phase de l'art baroque : tandis que le mou­vement perd les dernières traces de motivation spirituelle qui lui avaient au moins servi de prétexte jusqu'à présent, il gagne en richesse extérieure au-delà de tout ce que l'on a pu voir aupa­ravant : c'est l'apparition des façades aux lignes courbes et élan­cées. Il est vrai que l'art romain avait déjà appliqué l'arrondi à des murs, mais il s'agissait alors d'arrondis en forme de cercles, le cylindre du Panthéon est un prisme aux innombrables côtés. Les courbes du baroque tardif sont en revanche de l'ordre de l'irrationnel. Tout ce mouvement souvent débridé de l'inorganique est dominé par une volonté artistique supérieure : la recherche de l'harmonie. Les proportions sont toujours respectées scrupuleuse­ment, la symétrie est souvent simulée à l'aide de moyens énergiques et l'on attache en général une grande importance à l'aspect harmo­nieux de l'ensemble.

Il est donc naturel que la création de nouveaux motifs à des fins utilitaires entraîne inévitablement l'apparition de motifs à fonc­tiC?n décorative, comme le remplage était sorti du gothique. Et tout comme le remplage, l'ornement baroque dériva des motifs struc­turels organiques de la finalité utilitaire. Et si l'élément spécifique du premier fut l'arc en plein cintre ou même l'arc brisé, l'ornement baroq�e reçut dès le départ un élément de base beaucoup plus empremt de mouvement : la volute. Celle-ci trouve son origine dans la vrille végétale mais passa dans l'ornement baroque par l'intermédiaire d'éléments architecturaux : la console, le fronton. Désormais son évolution se déroula parallèlement à celle des élé­ments de la fonction utilitaire. On renonça bientôt à la courbe de la doucine pour accumuler notamment dans la deuxième phase de l'art baroque de nombreuses courbes irrationnelles au point que

La période qui commence en 1 520 107

dans le cadre, par exemple, le motif fondamental inorganique menaça de disparaître presque totalement.

On était arrivé au point où l'on estima devoir s'arrêter. Lorsque l'harmonisme risquait d'avoir à souffrir, il ne fallait pas que l'art italien s'engage plus loin. On se mit à ressentir le mouvement �e l'inorganique - qui est immobile au départ - comme co.ntradlc­toire, anti-naturel. comme les figures planant dans les airS. Les critiques modernes de nationalité germanique ont adopté pour eux­mêmes ce revirement de l'opinion publique italienne au milieu du 18" siècle. Mais ce serait retomber là da.ns les erreurs anciennes de l'esthétique. Il ne faut pas oublier que l'homme n'est pas contraint de procéder exactement comme la nature semble le faire. S'il semble que la nature soit incapable de rendre mobile l'inorganique, l'homme, lui, peut se permettre de le faire, - c'est là une liberté dont les anciens Egyptiens, par exemple, firent usage pour la céra­mique. S'il fut possible pe.ndant tout un siècle de voir dans la forme inorganique la plus empreinte de mouvement l'expression du sentiment artistique, une telle conception de la relation entre la nature et l'art pourra peut-être une fois de plus s'imposer et nous ne voulons pas nous priver à priori d'apprécier un tel revi­rement - qui n'a rien d'invraisemblable - en nous encombrant de préjugés esthétiques et en prenant un parti trop étroit.

Par ailleurs, le caractère d'ensemble de l'art italien d'inspiration harmoniste nous permet certes de comprendre pourquoi l'imitation de l'antiquité classique telle que la pratique un Canova fut appré­ciée et considérée comme une émancipation par rapport à ce qui n'est pas naturel, et un retour à la nature organique. Il faut reconnaître que les vrilles d'acanthes - même les plus solen­nelles - que produisit le classicisme ont un caractère plus orga­nique que les courbes les plus complexes du style baroque, alors que les premières révèlent une harmonisation plus nette et des lignes bien moins compliquées.

2. Les peuples d'origine germanique

En même temps que la Réforme qui creusa un abîme entre le Nord et le Sud, les peuples germaniques découvrirent la Renais­sance italienne qui leur fit pressentir ce que devait signifier l'har­monie dans les arts plastiques. Cela provoqua des contradictions

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. -�

108 Les éléments de l'œuvre d'artfLes motifs

qui s'exprimèrent sans ambiguïté, notamment dans l'art allemand qui fut le premier intéressé. L'évolution de l'art germanique avait suivi l'orientation - devenue déterminante depuis Van Eyck -vers la compétition avec l'organique tout en restant fermement attaché à ses intentions spirituelles ; la découverte de la beauté corporelle dans l'art italien vint soudain interrompre cette évolu­tion. Dürer sut encore se dérober aux tentations de l'harmonisation extérieure. Holbein s'est entièrement tourné vers le nouveau, en particulier dans les domaines de la création auxquels l'inorganique convenait au départ : les œuvres ornementales et utilitaires. Le gothique et son remplage apparaissaient par trop désavantagés quand on les comparait à la Renaissance italienne et à la richesse de ses formes. Si bien qu'en Allemagne du Nord comme en Alle­magne du Sud on se mit désormais à donner aux œuvres ornemen­tales et utilitaires les formes harmoniques néanmoins organiques de la Renaissance. Ce sont ces œuvres que l'on définit comme représentant la Renaissance allemande. Parallèlement se développa une Renaissance néerlandaise, française, anglaise et espagnole.

Mais le besoin d'une incitation spirituelle venue de l'œuvre d'art et que l'art italien ne parvenait pas à satisfaire suffisamment sub­sista chez les peuples germaniques. Jusqu'alors il avait trouvé son assouvissement dans l'art religieux, c'est-à-dire dans la maté­rialisation de la toute-puissance de l'esprit effectuée à l'aide de motifs organiques éphémères. La Réforme allait mettre fin à un prolongement naïf de cette habitude. Sous cet aspect il est intéres­

�nt de constater que même dans des pays a population germa­mque devenus protestants l'art religieux s'est encore maintenu pendant quelque temps et qu'il fallut l'iconoclasme pour l'évincer �éfinitive�ent. Il ne subsista finalement que dans les pays catho­liques ; meme dans ces pays les conceptions naïves du Moyen Age ne purent se maintenir et, répondant aux idées de la Contre Réforme, �es œuv:e.s religieuses furent essentiellement utilisées pour la décoration exteneure de locaux et d'édifices consacrés au culte. 1;fais_ la peinture r�li�euse avait perdu ainsi ce qui en son temps 1 ava

_1t rendue parti�.uhèrement précieuse aux peuples de race ger­

mam_que : sa fina�té de représentation spirituelle. Pour ce qui res�1t - 1� fonction ornementale - on reconnaissait que les I�h�ns ava1�nt tr?uvé d�. moyens meilleurs et plus beaux. C'est ams1 que meme 1 art religieux des peuples germaniques dans la mesure où il ne fut pas confié tout court aux maîtres' italiens,

1

La période qui commence en 1520 109

s'adonna inéluctablement à l'imitation de l'art harmoniste italien, constituant ce qu'il est convenu d'appeler la Renaissance allemande (néerlandaise, française, etc ... ).

Il restait donc toujours ce besoin d'un art à finalité de repré­sentation si profondément ancré dans l'esprit des peuples germa­niques. Comme dans la littérature, ce besoin s'attacha à des choses temporelles et, cette fois, dans une mesure toute différente de ce qui s'était déjà passé à partir de la seconde moitié du ISe siècle : à la sagesse toute terrestre qui s'exprime dans la poésie bouffonne, aux joies de la vie terrestre comme la ripaille et la chasse, aux innombrables manifestations de la vie quotidienne des hommes (scènes de marché), enfi11 aux phénomènes de l'environnement naturel de l'homme (paysages). On peut voir dans cette gamme de possibilités à quel point la volonté de représentation s'y dilue pro­gressivement : de l'incarnation d'idées philosophiques à la des­cription de manifestations actives, puis passives de la vie des hommes, jusqu'à ce qu'il ne subsiste que le paysage comme fin en soi. Mais pour les Germaniques cette fin en soi remplace la finalité de représentation, car l'état d'âme qu'elle crée ainsi en lui est spirituel au même titre que la représentation.

C'est dans de telles œuvres que l'esprit artistique spécifiquement germanique s'est exprimé à une époque où l'harmonisme italien exerçait sa domination étrangère aussi bien dans les œuvres orne­mentales et utilitaires que dans celles qui avaient pour fin la repré­sentation. Ces dernières s'imposèrent - du moins chez les Alle­mands : la preuve en est que l'on ne se risqua guère à appliquer à ces incarnations de l'esprit artistique national les exigences de l'expression propres aux peintures à l'huile ; la plupart furent d'ail­leurs reprises par les arts graphiques, ce qui leur assura, il est vrai, une plus grande popularité. Voilà qui est également très sig�ficatif : tout se passe comme si les Allemands avaient pres­senti que la nouvelle orientation prise par les arts plastiques dans le sillage d'une nouvelle vision du monde, devait nécessairement les éloigner du peuple, auquel ils avaient appartenu au Moyen Age. Pour éviter qu'ils ne deviennent un privilège réservé aux classes cul

.tivées, 1� meilleur. moyen était en effet le recours aux arts gra­

phtques ; SI, de nos JOurs, un tel moyen n'est plus guère efficace, c'est encore une pre�ve de ce que, dans la situation présente de la culture, les arts plastiques sont de plus en plus réservés à une élite ; ot ce processus paraît désormais irréversible. Avant le milieu du

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1 1 0 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

18e siècle, l'Allemagne ne tenta rien pour résoudre ces contradic­tions dans son art ; n'a-t-elle pas de même conservé deux confes­sions ? On a coutume d'imputer à l'influence destructrice de la Guerre de Trente ans cette longue stagnation, cette dispersion de dons apparemment très riches en une multitude de médiocrités. Mais cette guerre n'a pas été plus destructrice que la guerre d'indé­pendance en Hollande, qui n'a pourtant pas fait obstacle à l'ex­traordinaire floraison artistique de ce pays au 17" siècle. Non pas en tant que conflit proprement dit, mais à cause de son isosue, qui laissa toutes les questions en suspens, la Guerre de Trente ans a empêché que le pays s'éveille de cette léthargie : la division du peuple allemand a en effet duré encore un siècle après 1648 parce qu'aucune des deux confessions ne sut remporter une victoire qui lui eut permis de dominer seule. C'est seulement lorsque let rationalisme du 18" siècle érigea en un principe absolu la séparation entre la foi et le savoir - latente depuis l'humanisme - que la voie devint libre pour l'art allemand et qu'il put enfin suivre la pente qui était la sienne.

Les Pays-Bas connurent des circonstance'S plus favorables que n'en connut l'Allemagne après la Réforme. L'opposition entre les deux conceptions se fit si aiguë en si peu de temps, que le conflit qui ébranla . l'Allemagne pendant la Guerre de Trente ans éclata ici dès le 16" siècle. Les bourgeois aisés des villes flamandes, sans doute influencés aussi par leur héritage franc et roman, n'étaient pas disposés à laisser la Réforme gâcher le plaisir que leur pro­curaient les œuvres d'art religieux harmonisées à l'italienne : voilà qui explique l'iconoclasme. Les Hollandais d'origine purement germanique étaient a priori enclins à une plus stricte observance. Ce n'est donc sans doute pas un hasard si les armées espagnoles conservèrent le Sud à la religion catholique, alors que le Nord conquérait le droit de pratiquer librement la religion protestante. Mais une telle -séparation assura le salut à l'évolution de l'art.

L'art flamand s'engagea résolument vers un équilibre entre la manière organique et la tendance à la spiritualisation du Nord, d'une part, et la tendance à l'harmonie du Sud, d'autre part. Cela exigeait naturellement une puissante énergie artistique, et celle-ci se trouva au bon moment en Rubens. Comme en Italie, l'art reli­gieux conserve un rôle de guide, mais Rubens s'en sert d'une façon exactement opposée à celle des Italiens. Au lieu d'inventer un beau motif et de lui ajouter extérieurement un geste instantané

La période qui commence en 1520 1 1 1

ou un éclairage fortuit, Rubens choisit u n motif organique dans une attitude ou avec un geste instantané déterminé et procède à l'harmonisation surtout pour les éléments accessoires (vêtement, couleur, éclairage). Il obtient ainsi l'impression de vérité, de vie si totalement convaincante même lorsqu'il mêle des personnages contemporains et des personnages mythologiques, tandis que même les mendiants du Caravage nous rappellent que l'invention est pure intention. L'aptitude qu'avait Rubens à réaliser l'équilibre entre l'harmonisme et l'organisme n'a jamais faibli au cours des années, bien au contraire, elle s'est développée ; cela s'explique par le fait que parallèlement à son activité essentiellement consacrée à la fin de représentation (églises et tableaux mythologiques) Rubens a continué à travailler dans les disciplines réalistes. Il devint ainsi, mieux qu'on ne le tenta partout ailleurs, le miroir de la vision du monde de toute son époque, et oson école y parvint généralement aussi bien que lui. Son élève le plus doué, Van Dyck, suivit par contre trop docilement l'exemple des Italiens - surtout lorsqu'il entreprit d'extérioriser le fortuit dans les gestes, et créa des compo­sitions très étudiées - si bien qu'il s'éloigna de la sensibilité artis­tique germanique sans parvenir à celle des Italiens : une compa­raison entre ses portraits et ceux des Italiens permet notamment une telle observation.

On vit s'effectuer en même temps une transformation de la créa­tion flamande consacrée aux fonctions utilitaires et ornementales. Il semble que la Renaissance néerlandaise ait été remplacée assez vite, du fait qu'on suivit plus étroitement l'exemple du Baroque italien.

Les Hollandais furent par contre les premiers à tenter d'édifier un art sur des conceptions purement germaniques et protestantes. Le motif doit être organique, de même que tous ses rapports. Le spectateur doit être amené à penser quelque chose, même si ce n'est qu'un vague état d'esprit ; l'harmonisation est en revanche exclue par principe 20• Le grand nombre d'artistes que produisit ce petit pays en si peu de temps prouve clairement que le peuple tout

20. �1 e�t évident que _l'art hollandais, en tant qu'art devenu historique, ne

pouvatt lUI non plus réahser aucun principe dans son absolue pureté. C'est ainsi que, même chez Rembrandt, nous trouvons des contrapposto conformes au modèle italien ; le maître semble visiblement avoir été séduit par l'idée de s'�ss

.ayer dans cet a!t. Il ne faut jamais oublier dans de tels cas qu'aucune règle

n eXIste sans exception et qu'elle n'en reste pas moins la règle.

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1 1 2 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

entier participa à la recherche de solutions. Ce fut la dernière fois qu'un art germanique exprima l'âme de tout un pe�pleA et cela ne dura pas longtemps. Très tôt déjà Rembrandt lm-�em

,e eut à

lutter contre les penchants harmonistes des beaux espn� d Amster­dam à un moment où il n'avait pas encore effectue toute son évol�tion. Ces penchants trouvèrent bie�tô� l'approbatio? de tous les milieux cultivés de Hollande et c'est ams1 que fut scelle le terme de cet art qui, pour la première f?is, se

,vou�ait fonda��ntale�ent

anti-harmoniste (car l'art du 15• siècle n avait pas choiSI consciem­ment d'être non harmoniste). L'art flamand avait en même temJ?S perdu les impulsions les plus vivantes. qui �'animaient : la v�Ie était désormais libre pour l'art français qm, à sa maruère, tmt également compte de l'organisme et de l'harm��sme.

Il nous reste à jeter encore un coup d œil sur le compo�­tement des Hollandais à l'égard des fonctions ornementales et uti­litaires pendant cette courte période où le':lr art �ut à son apogée: Dans ce domaine la Renaissance néerlandaise avatt coupé le fil qw la reliait au gothique ; pourtant les motifs harmoni�nts du �aroque italien devaient aller à l'encontre de toutes les habttudes nationales. Il est donc intéressant, du point de vue de l 'histoire de l'art, de se demander en faveur de quels motifs les Hollandais, qui utili­saient uniquement des éléments organiques pour la fonction de représentation, allaient se décider en ce qui con�m� le� deux fi�a­lités pratiques. Le résultat fut en faveur de 1 anttqmté romame telle qu'elle avait été restaurée dans des traités et .des œ1;1vres par les théoriciens de l'école de Raphaël et les premiers smveurs de Raphaël. Les Hollandais rigoureusement attachés à l'organique (et. en même temps qu'eux, les Anglais) virent donc, plus de cent ans avant Canova, la nature dans les œuvres ornementales et utili­taires de l'antiquité romaine, une nature qui était pour eux la seule forme fondamentale inorganique et inanimée qui convienne à des œuvres utilitaires en matière inerte, et permettant une utilisation discrète du mouvement uniquement dans les motifs organiques. Le motif est constitué soit de façon rigoureusement cristalline, et sans mouvement - comme dans la construction des maisons -soit de façon organique et reçoit ensuite un mouvement modéré - comme dans les guirlandes de fruits et les vrilles d'acanthe. Mais cm ressent le mouvement de l'inorganique comme antinaturel et on l'exclut, du moins des œuvres d'une certaine dimension et d'une application plus large. C'est ainsi que l'on conçoit le « vrai »

La période qui commence en 1520 1 1 3

dans cet art rigoureusement germanique qui se retrouve pour la première fois depuis l'époque du gothique.

Au 16• siècle l'art français a subi la même influence que celle subie par l'art allemand et l'art néerlandais. Mais on retrouve sans peine dans les figures humaines de la Renaissance française l'idéal gothique avec son penchant évident pour la grâce et les silhouettes élancées. Au 178 siècle l'art français reprit de l'importance pour le monde germanique tout entier lorsqu'il assuma l'héritage de l'art flamand qui lui était en quelque sorte le plus proche. Il utilisa éga­lement comme élément fondamental le motif organique, mais n'en fit jamais un modèle absolu. La vivacité du regard, le mélange audacieux de réel et d'allégorique, telles sont les caractéristiques extérieures que Lebrun et ses confrères on:t en commun avec Rubens. Mais les. membres aux proportions surhumaines qui per­mettent à Rubens - à la suite de Michel Ange - d'harmoniser les mouvements imposants de ses personnages ont été abandonnés par les Français qui les remplacèrent par leur ancien idéal de grâce et d'élégance courtoise, dont la réalisation par les maîtres du 18• siècle comme Watteau a été préconisée par le simple choix de leurs motifs. Pour les fonctions ornementales et utilitaires ils suivent également la voie vers l'ir.organique animé dans laquelle se sont engagés les Italiens et les Flamands, mais là aussi ils restent plus modérés que leurs prédécesseurs. Dans la première moitié du 18• siècle, lorsque l'inorganique animé eut atteint son dévelop­pement maximal en Italie (dans les volutes), les Français suivirent, mais ils pensèrent - un peu comme les artistes du gothique tar­dif - qu'il serait bon d'y insérer des éléments organiques : il est significatif qu'ils aient choisi pour ce faire la coquille qui se situe naturellement entre l'organique et l'inorganique et dont la forme r�gulière est pourtant asymétrique. Même le retour au naturel (Inorganique) ne s'est pas effectué aussi brutalement en France qu'il le fit en Italie : le « style Louis XVI n permit de trouver une transition normale vers le classicisme plus strict de l'Empire. C'est dans ce classicisme que les Français ont pourtant prouvé à quel point leur sensibilité artistique était proche du génie de l'antiquité romaine. Seuls les Russes se sont encore abandonnés sans réserve à oe style, et pour des raisons analogues : n'avaient-ils pas trouvé dans l'antiquité romaine le style qui, d'un simple point de vue his­torique, était déjà le plus proche de leur byzantinisme consacré au c:ulte de l'Etat.

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1 14 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

Depuis le Moyen Age, l'art espagnol de son côté ne s'était pas engagé sur la voie italienne de l'harmonisme, mais sur celle de l'organisme germanique : au commencement, sous l'influence fran­çaise, et plus tard sous l'influence flamande. Cette simple progres-­sion qui va des modèles français aux modèles flamands permet de supposer que l'organi-sme français paraissait trop modéré aux Espagnols et que l'art ibérique cherchait à se rattacher plus net­tement à l'organique marqué de fortuit. A la vue des œuvres espa­gnoles du 1 7" siècle qui expriment la spécificité du « Kunstwollen »

espagnol dans toute sa pureté, une telle supposition devi�t certi­tude. En ce qui concerne le traitement purement orgamque des motif.s, les Espagnols rivalisèrent avec les Hollandais qu'ils surent vite dépasser. On trouve cependant des oppositions entre les deux nations : alors que les Hollandais visaient à créer un art protes­tant, les Espagnols recherchaient un art catholique où rien de ce qui aurait pu être incompatible avec la conception la plus rigou­reuse d'une religion révélée ne devait avoir sa place. L'art comme fin en soi avec -son atmosphère empreinte de panthéisme était donc a priori exclu à leurs yeux ; s'il arrive que l'on rencontre chez eux des œuvres réalistes, leur fonction - en général ornementale - est exprimée si clairement qu'elles en: perdent toute expressivité. Dans l'art religieux qui constitua le nec plus ultra de leur art du 17" siècle, les Espagnols ont conféré de l'authenticité à ce qui n'avait été pour les Italiens de la même époque qu'un prétexte à leur culte du beau : la glorification de la toute-puissance de l'esprit de Dieu comme unique norme de la fonction de représen­tation. Une seule discipline réaliste a suscité un intérêt réel pour elle-même : l'art du portrait. Le motif organique y est rendu avec autant de fidélité que chez les Hollandais, voire plus fidèlement encore, mais il est harmonisé par ce trait aussi cher au cœur des Espagnols que l'était l'élégance au cœur des Français : la gran­dezza.

Le mouvement des arts espagnols au 17" siècle ressemble égale­ment au mouvement des arts hollandais contemporains par le fait qu'il s'épanouit entièrement dans une création tournée vers le désir de représentation, si bien qu'il ne lui reste guère d'imagination pour les fonctions utilitaires et ornementales ; il se situait ainsi aux antipodes de l'art des Français à demi romans qui ont juste­ment eu l'intelligence de voir dans un équilibre harmonieux entre les différentes fonctions de l'art une des missions principales et

1

La période qui commence en 1520 115

�s .doute aussi un des moyens principaux de leur hégémonie artistique en Europe. Il faut dire que les Espagnols n'avaient aucune �ison d'adopter à l'égard du Baroque italien l'attitude de refus qui fut celle des Hollandais ; il est tout de même intéressant de �oter qu'à l'époque des grands maîtres du motif organique, les motifs baroques italiens étaient utilisés dans une version relative­ment plus rigoureuse. C'est seulement lorsque la grande époque fut révolue q�e se dév�loppa - parallèlement à la phase du Baroque tard1f en ltahe - le style churrigueresque avec sa dé�auche de volutes inorganiques. Mais lorsque le classicisme revmt à la nature pour les finalités ornementales et utilitaires l'on vit apparaître dans l'art consacré à la représentation le �aître qui devait dépasser même Velasquez dans la réalisation de l'appa­rence fortuite de l'organique : Goya.

Tout compte fait ce sont donc les Hollandais qui ont réalisé au 17: si�le 1� pous� décisive dans le sens qui, depuis 1520, signi­fiatt 1 ayemr. Au d�part, cette poussée brutale ne parvint pourtant pas à s'm�pos�r radic.a!ement. Les esprits étaient encore trop impré­gnés de 1 anCienne VISion du monde fondée sur la foi en la révéla­tion pour que la création artistique pût s'en libérer rapidement. II fallut le rationalisme du 18" siècle et notamment les nouvelles théo-­ries de la connaissance scientifique de Kant, Laplace et Gœthe pour préparer le terrain favorable à un art édifié sur des bases sci�ntifiques. ?� �t tenté de penser qu'au 19" siècle cet art ne pou­vait que se precipiter sur la multitude infinie de motifs organiques. Or ce fut tout le contraire qui se produisit pour commencer. Au moment même où tous les obstacles à une compétition avec la nature devenue définitivement fin en soi paraissaient éliminés on se souvint soudain que des périodes antérieures avaient ig�oré l'�ooence de fi

.�lité des œuvres d'art. On s'efforça donc de réta­

bhr cette finahte. Cet effort se manifesta surtout dans ce qu'il est convenu d'appeler la réforme des arts décoratifs : l'un des points l�s plus �portants de son programme a été la réhabilitation de l'•!lorg�mque. L'�m conç�t l'inorga�ique comme le produit néces­&atre d un maténau et d une technique, en quoi l'on se trompait ce�tes, a�nsi 9ue nous l'avons exposé en nous fondant sur une évo­luho� histonque dont les témoignages sont nombreux. Dans ce que 1 ?n appelle généralement .« l'art noble.», la finalité de repré­fiCI�tatiO,n fut replacée au premier plan. MaiS cet épisode ne signi­fiatt qu un mouvement à contre-courant : Ia preuve en est le fait

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1 16 Les éléments de l'œuvre. d'art{Les motifs

que l'on reprit les motifs de toutes les périodes antérieures �ur les utili�r à nouveau. L'Empire avait déjà représenté la premtere étape sur cette voie. Il était naturellement i�possibl� de se fixer sur une période déterminée, car il n'y en avatt pas qm fût suscep­tible de répondre parfaitement aux besoins de l'époque. Avec Vélasquez et Rembrandt l'on comprit souda�n �t l'on s'eng.agea de nouveau résolument sur la voie nettement mdtquée depms 1520, que l'on avait abandonnée à plusieurs reprises. . .. . Considérons encore un instant ce phénomène mout : un art q� n'a pas cherché ses motifs dans la natu�e •

. ni dans u� autre art. lm

paraissant représenter la nature avec evtdence, mats. �ns diffé­rentes périodes artistiques du passé concevant ��s differe�men� le caractère de la nature et sa reproduction arttstique. Voilà qut rend apparemment caduc un point essentiel de notre étude : la dépendance étroite de toute production artistique à l'égard de la vision du monde du moment. Mais ce n'est là qu'une apparence, car la production artistique moderne a toujours considéré les monu­ments de l'art ancien dont elle fit ses modèles comme une fin en soi. Qu'est-ce qui intéresse le collectionneur mode�� da� le P,or­trait d'un saint du Quattrocento ? Sûrement pas 1 mtention d en faire une représentation spirituelle qui motiva sa création, mais uniquement la compétition avec la nature qu'il représente, le degré de ressemblance avec le phénomène organique et la naïvet� avec laquelle ses différents aspects ont été .dépassés. Nous ,d�fin.tssons cette conception des dernières décenrues comme de 1 histone de l'art, on pourrait parler tout aussi légitimement d'histoire natu­relle. Mais le fait que les connaissances de l'histoire de l'�rt so�t nécessaires pour comprendre ces œuvres m�ernes prodmte� sui­vant des modèles anciens prouve à quel pomt les arts plastiques modernes sont devenus étrangers à la grande masse.

Tout récemment la compétition avec la nature organique sous toutes ses formes a été déclarée fin en soi. Les anciennes finalités de représentation sont considérées comme des anachronismes 21 ;

21. Cela est particulièrement net dans l'art religieux. Les tabl�aux religi�ux modernes sont ou bien de simples copies de tableaux plus ll?ctens, ou bten simple fin en soi ; dans la mesure où ils répondent à une fonctiOn de re�résen­tation, elle est simple propagande en . faveur de c�tte moder:te conc�ptlon du monde : le socialisme, pour lequel la vte et la doctnne du Chnst fourmssent. des points communs extrêmement féconds. Et nous découvrons là un parallèle mté­ressant. L'empire romain avait lui aussi vu na!tre la .co!lception d� 1:a� comme fin en soi d'une part et, d'autre part, la doctrme soc1ahste du christtamsme. Le

La période qui commence en 1520 1 1 7

on � livre à u n panthéisme voluptueux dans des tranches de nature plus ou moins chargées d'atmosphère ou bien, lorsque le tableau est fondé sur une certaine idée, celle-ci est enveloppée d'ombres mystiques dont l'imprécision se rapproche étonnamment de l'atmos­phère - surtout chez les Al1emands. Dans de telles œuvres la nature organique et la compétition engagée avec elle ne servent plus qu'à matérialiser des idées : nous sommes là aux antipodes de_s phases. primitives de l'art antique qui recherchait et produi­satt exclustvement le corporel. C'est ainsi que l'art fin en soi ab�utit de �ouveau à une création ayant une fonction à remplir : mats. celle-ci ne sert plus aucun besoin corporel ni spirituel, - ce de�er n'ayant pour ainsi dire jamais été qu'un besoin corporel dégmsé - elle sert désormais un désir réellement transcendantal dont la meilleure définition que nous puissions peut-être trouver serait la fusion dans le pressentiment d'une âme universelle.

Pour finir, l'art moderne déclare également que la compétition avec la nature devient fin en soi dans les œuvres ornementales et u�li�ir�. �i. dans. ce do�ine: l'ant�quité avait commencé par pnvtlégter l tnorgamque, et 1 avait rédmt quelque peu pour en faire finalement un usage de principe, si le Moyen Age était revenu dans cette . perspective à une plus grande rigueur, et si l'art plus récent ava!t �_>rogressé finalement vers un inorganique animé, l'art �odeme. s one nt� d�libé\ément vers une mise en valeur de l'orga­ruque arumé. Ma1s JUSqu à présent on n'en est pas encore venu à une. élimination complète de l'inorganique : l'architecture s'y refuse tOUJOUrs et, même pour le mobilier, on n'a pas encore réussi à « faire d'une �itrouille. un casier à tiroir >>, comme l'exigeait ironi­�uem_ent un VIeux routier des tendances réformistes dépa�ées. Cela tient-tl. à la pe�nteur de la tradition qui paralyse même aujourd'hui toute tmagmatton dans ce domaine, alors que demain elle sera pe�t-être dépassée comme elle l'est depuis longtemps dans la déco­ration et la. céramique ? Ou bien s'agit-il là d'une limite que l'homme qut élabore des compositions à partir de formes et de

résultat fin.al fut la dest�ucti?n de l'art fin en soi par la doctrine chrétienne. On pourrait ê�re tenté d �pphquer cette analyse à l'avenir des temps modernes et �e prophé!Jser là ausst un renversement en faveur d'une autre extrémité Mats '?n

. ne. peut ignorer ce qui différencie le présent du passé : le socialism�

du Ch1"_1s!Jamsm7 est �é �u désespoir et il a méprisé tout ce qui est terrestre - y compns donc 1 a!"l rtvahsant avec la nature terrestre - alors que le socialisme mo.derne, du moms dans cell�s de se:' manife�tations que l'on peut prendre au sc!neux, se présente avec le sohde esp01r d'améhorer la vie terrestre.

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1 1 8 Les éléments de l'œuvre d'art/Les motifs

surfaces serait incapable de dépasser ? La réponse à ces questions n'a toujours pas été trouvée et notre expérience de l'histoire nous commande d'éviter les suppositions. Mais il est un point sur lequel il faut être net dès aujcurd'hui : si l'émancipation de la produc­tion à des fins utilitaires et ornementales doit effectivement domi­ner l'art dans J'avenir, il faudra qu'intervienne d'abord une révo­lution radicale des conditions économiques.

Nous avons déjà fait remarquer plus haut que le.s périodes où la production artistique avait une finalité très stricte ne faisaient pas de différence entre l'artiste et l'artisan d'art. Celle-ci n'est apparue pleinement (après des étapes transitoires qui se dévelop­pèrent progressivement) que lorsque se fut constitué un art devenu fin en soi et destiné à des amateurs. Si par la suite les fonctionsi utilitaires et ornementales devaient également participer de la conception d'un art fin en soi, il leur fallait naturellement sortir des mains des esprits bornés pour passer dans celle d'artistes. Car les premiers .ne sont capables que de produire dans un esprit tradi­tionnel aussi dépourvu que possible de toute imagination ; et cela fut possible pour eux jusqu'au 1� siècle grâce à l'art à fonction ornementale et utilitaire, relativement pauvre en éléments inorga­niques et donc fidèle à la tradition. Mais si la compétition avec le phénomène éphémère des motifs organiques doit être étendue à ces fonctions, c'est la fin de la création traditionnelle et ceux qui satisfaisaient jusqu'à présent à ces deux fonction.s ne suffiront plus, des artistes devront désormais les assumer. Un tel changement œ serait sans doute possible qu'au moyen d'une extrême division du travail : l'invention serait entièrement réservée à l'artiste, l'exé­cution manuelle de série reviendrait aux esprits terre-à-terre. Dans certaines branches (telles que celles du textile) ce procès est d'ail­leur amorcé depuis longtemps, mais il s'ensuit que, dans le cas d'une évolution logique dans cette direction, même le travail le plus qualifié dans les soi-disants arts décoratifs doit aboutir progres­sivement à une production de série.

Aussi longtemps que l'homme resta aveugle et ignorant face aux puissances de la nature et aux lois qui les régissaient, il fut par­faitement indépendant à l'égard de cette nature dont il était l'égal dans l'art. Il appliquait certes les mêmes lois qu'elle lorsqu'il uti­lisait la matière inerte, mais il créait des œuvres vraiment nouvelles dont il ne devait le modèle à aucune créature organique. C'est alors que le pressentiment du spirituel dans la nature commença

La période qui commence en 1 520 119

à ébranler son sentiment de domination dont il était si sûr jusqu'à ce moment. Des représentations spirituelles l'incitèrent à recréer des motifs organiques et c'est ainsi que l'homme se trouva pour la première fois dans la dépendance de la nature. Il se sentait néan­moins encore supérieur à elle et produisait des œuvres organiques améliorées chaque fois qu'il créait. Mais ces œuvres mêmes semèrent le trouble dans son esprit ·l orsqu'il se consacra de plus en plus intensivement aux sciences physiques - après l'époque des diadoques - et l'homme se tourna progressivement vers les manifestations éphémères de l'organique ; il est probable que le triomphe de la vision du monde chrétien exerça alors une cer­taine influence, mais elle ne provoqua jamais de transformation fondamentale. De nos jours, nous considérons la nature avec le savoir très évolué dont nous disposons enfin, nous dominons dans une large mesure les lois qui la régissent et aucune de ses mani­festations ne pourra plus nous décontenancer. Mais en même temps que nous réalisions la conquête spirituelle de la nature, notre dépendance à son égard ne cessa de grandir dans notre art et nous sommes devenus ses esclaves. Si pour l'art antique la nature ne semblait mériter la représentation qu'à condition d'être amé­liorée, si pour l'art chrétien elle n'était encore rien de plus qu'un mal nécessaire permettant de matérialiser des puissances spiri­tuelles, de nos jours, même ses manifestations les plus éphémères lui ont assuré une place dans l'art. Ne nous dissimulons donc plus ce que notamment les artistes ne veulent toujours pas reconnaître : aujourd'hui, contrairement à ce qui fut le cas dans l'antiquité, on peut dire que la nature est de l'art amélioré. L'art n'est plus qu'un moyen de médiatiser la jouissance de la nature si caractéristique de la civilisation moderne, et de l'intensifier. Une tranche de nature encadrée par deux arbres ou par l'anneau que forment le pouce et l'index produit le même effet, sinon un effet meilleur que la reproduction dans un encadrement carré. Si l'état d'esprit souhaité se manifeste plutôt devant le tableau que devant la tranche de nature réelle, cela tient uniquement au fait que le tableau est beaucoup plus isolé de toutes les manifestation.s accessoires impor­tunes. Lorsque l'artiste met particulièrement en valeur - en les exagérant - certains traits éphémères comme l'éclairage ou la couleur, que l'on définit volontiers comme sa << conception subjec­tive » et la cause même du plaisir que procurent les tableaux modernes, cela ne signifie nullement qu'ils sont supérieurs à la

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!

120 Les éléments de l'œuvre d'artjLes motifs

nature comme on l'a souvent prétendu ; car au moment où l'exa­gération atteint la limite du faux, le tableau perd sa valeur éph� mère. Une telle conception disparaît d'ailleurs de nos jours et c'est une autre conception, celle qui ne considère la nature que comme l'interprète de l'âme universelle, qui s'impose de plus en. plus. Mais il est évident que la nature organique dans sa réalité est sa propre interprète, et la meilleure, et que l'art n'est qu�un

. suc­

cédané - bienvenu - pour celui qui désire par exemple JOmr de la solitude de la forêt dans une pièce chauffée. Or, une telle fin peut être atteinte d'autant plus sûrement que l'artiste parvient à se rapprocher davantage de la manifestation réellement éphémère de la tranche de forêt.

On pourra donc précioser de la manière suivante le point �e départ et le point d'arrivée de l'évolution d'ensemble des mot�s dans les arts plastiques : A l'origine la vision du monde concevait les choses de la nature uniquement comme des êtres physiques existant individuellement et élevés par l'art au rang d'êtres éter­nel6, par la voie de l'inorganique. Aujourd'hui les visions du monde ne voient plus les choses de la nature que comme des manifesta­tions de l'âme éternelle de l'univers ramenées par l'art - qui pro­cède de façon largement organique - au niveau de manifestations éphémères. On comprend donc que jadis un type ait pu s'imposer pendant des siècles, voire des millénaires, alors que de nos jours la mode donne naissance quotidiennement à de nouvelles manifes­tations artistiques. Entre ces deux pôles, les conceptions et l'art chrétien du Moyen Age occupent la place du centre ; entre ces deux pôles se déroule toute l'évolution de la production artistique de l'humanité, du passé le plus lointain à nos jours.

FORME ET SURFACE

Toutes les choses de la nature ont une forme, c'est-à-dire qu'elles s'étendent suivant les trois dimensions : hauteur, largeur et pro­fondeur. Seul le toucher nous permet cependant de nous assurer directement de cet état de fait. Par contre celui des cinq sens qui sert à l'homme pour recevoir les impressions que lui donnent les choses extérieures - la vue - est plutôt propre à nous induire en erreur sur les trois dimensions de ce que nous voyons. Car notre œil n'est pas en mesure de pénétrer les corps et n'en voit donc toujours qu'un côté qui se présente à lui comme une surface à deux dimensions. Ce n'est que lorsque nous avons recours aux expériences du toucher que nous complétons en esprit la surface à deux dimensions perçue par les yeux pour en faire une forme à trois dimensions. Ce processus s'effectuera d'autant plus aisé­ment et plus rapidement que l'objet contemplé présentera des aspects susceptibles de rappeler à la mémoire les expériences du toucher. Ce qui, vu de loin, ressemble à une simple tache de cou­leur ou de lumière d'une certaine hauteur et d'une certaine largeur peut, une fois que l'on s'est approché, se révéler être une alternance de parcelles de lumière et d'ombre qui nous signalent immédiate­ment la présence de renflements - d'un modelé - donc de la troisième dimension. Plus le spectateur se rapproche de la chose de 1a nature, plus cet effet s'intensifie naturellement jusqu'à ce que le souvenir des expériences du toucher domine à tel point que l'homme n'a plus du tout conscience des erreurs d'appréciation dues à ses yeux. Mais si l'on pousse ce processus jusqu'à des limites extrêmes. c'est-à-dire si l'on rapproche l'œil tout près de l'objet,

1

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122 Les éléments de l'œuvre d'art

l'effet produit est absolument contraire � l'œil qui n'est plus en mesure de percevoir les manifestations préparant les expériences du toucher ne voit plus qu'une simple surface.

La distance à partir de laquelle la vue perçoit les choses est donc d'une importance primordiale pour la réception des choses de la nature par le sens intérieur de l'homme et par conséquent aussi pour la compétition avec ces choses, dans laquelle s'engage l'homme lorsqu'il forme des œuvres plastiques. Si l'on rapproche complètement l'objet et l'œil - ce que nous définirons comme la vision rapprochée 22 - on a l'impression que procure simple­ment la surface à deux dimensions. Si l'œil s'éloigne un peu il a la possibilité de percevoir sur l'objet des aspects qui réveillent en lui le souvenir d'expériences du toucher. Cette possibilité s'accroît à mesure qu'il s'éloigne de l'objet jusqu'à un certain point à partir duquel il découvre le modelé sous son meilleur aspect et reçoit donc l'impression la plus claire et la plus convaincante des trois dimensions � pour plus de clarté dans la suite de notre exposé, nous parlerons ici de vision normale. Si l'éloignement entre l'œil et l'objet dépasse les possibilités de la vision normale, c'est à nou­veau le processus opposé qui se produit : le modelé disparaît de plus en plus derrière l'épaisseur croissante de la couche d'air entre l'œil et l'objet et, pour finir, la rétine ne perçoit plus qu'une sur­face uniforme de lumière ou de couleur, nous qualifierons ce pro. cessus de vision: éloignée.

Nous avons découvert ainsi un processus progressif et dégres­sif qui culmine dans la vision normale alors que le point de départ et le point d'arrivée paraissent identiques. Mais le fait même que la vision normale représente nettement un équilibre entre deux contraires nous révèle que ces points de départ et d'arrivée sont en réalité opposés en dépit de leur apparente identité. Si la vision éloignée nous donne l'illusion d'une surface plane là où existe en fait un modelé à trois dimensions, il s'agit sans aucun doute d'une illusion des 'Sens. La raison de l'apparition d'une telle surface est due à l'insuffisance de l'appareil optique humain : nous l'appellerons donc la surface subjective. Par contre la sur-

. 22. L!l distance à laquelle doit se trouver l'œil pour enregistrer une pure 1mpress1on de surface dépend naturellement de la dimension de l'objet qu'il contemple. Lorsqu'il s'agit du mur d'une maison, une distance d'un ou même de plusieurs pas suffit ; mais plus l'objet est petit plus il doit être rapproché de l'œil.

Forme et surface 123

face dont nous recevons l'impression par la VISIOn rapprochée n'est pas une illusion : elle exi-ste réellement et, par opposition à la précédente, nous pouvons l'appeler la surfaee objective. Or les corps à trois dimensions sont tous délimités par des sur­fa�s � deux dimensions. Par con-séquent, la surface que l'œil qUI vo1t de près transmet au sens intérieur est la partie d'un corps existant effectivement et dont l'œil dans ce cas préci�, ne peut percevoir autre chose que cett� surface qui en constitue une partie. Si l'on repère ainsi la partie - la surface ­et qu'on ne remarque pas le tout - la forme - il s'aoit d'une perception limitée, mais nullement d'une illusion. La surfa�e objec­tive existe dans les choses de la nature, tout autant que la forme dont �l�e est une partie intégrante et inséparable.

Vo1c1 donc ce que nous devons distinguer lorsque nous consi­dérons des objets :

. 1. � forme, qui est tout à fait e&Sentielle � 2. la surface objec­ttve q_tn. faisant partie intégrante de la forme, n'est pas moins �ntlelle : 3. la surface subjective qui n'est qu'une illusion pro. dutte par la vue.

En réalité les deux surfaces coïncident ; l'erreur d'optique réside seulement dans l'unification des deux dimensions dont la surface subjective nous donne l'illusion, tandis que la surface objective se décompose en surfaces partielles qui se détachent plus ou moins nettement les unes des autres et ne se trouvent pas toutes au même plan : en d'autres terme-s : les différentes surfaces partielles sont certes à deux dimensions, mais il n'en est pas de même pour toute la surface extérieure �·un objet que nous embrassons d'un regard. A laquelle de ces trOis surfaces l'art le plus ancien s'est-il attaché lorsqu'il entreprit d'améliorer la nature ? Sans aucun doute aux deux éléments essentiels : la forme à trois dimensions et la surface �bjecti�e qui 'Se décompose en surfaces partielles à deux dimen­Sions ; Il est p:ob�ble e� revanche que cet art a totalement ignoré la surf�ce �ubjectJve qUI n'est que simple apparence. Mais la sur­face; obJ�tlve se maniîeste par le modelé de ses surfaces partieJles ; il s ensuit prob:'lblem:nt �ue l'art le plus ancien, pour améliorer la natur�, a fait parttcuherement reossortir ces surfaces partielles des f!IOtlfs au;quels il donnait forme. Or, nous avons vu dans le chapitre précédent que toute la production artistique est dominée

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124 Les éléments de l'œuvre d'art

par l'opposition entre motifs naturels organiques et motifs naturels inorganiques. Nous avons donc à nous demander commen! �tte opposition reflète le divorce entre la forme et la surface objective (les surfaces partielles). Et voici que les motifs purement inorga­niques - les cristaux - présentent la forme extrême de .ce divorce. Chaque surface partielle est une forme compacte pnse dans sa configuration rigoureusement symétrique et les angles pré­cis qui la délimitent et se présente sur un plan absolument bidi­mensionnel. Dans les motifs organiques par contre les surfaces par­tielles ose fondent généralement les unes dans les autres du fait de l'incurvation, elles se délimitent donc de façon dissymétrique et peu nette et leur forte courbure les prive de l'absolue forme b�-di­mensionnelle qui reste souvent limitée aux surfaces les plus petites. Le résultat est donc que les motifs inorganiques qui, dans les débuts de la création artistique, ont joué le rôle le plus important du fait de leur harmonisme évident, ont également reproduit de la façon la plus parfaite le divorce entre la forme et les surfaces partielles si rigoureusement postulé dès le début. Il faut dire que l'homme, comme nous l'avons déjà constaté, se vit bientôt contraint de s'engager dans la compétition avec la nature orga­nique animée ; mais, de même qu'il s'est efforcé obstinément de donner l'expression la plus claire possible aux lois harmoniques de la nature inorganique, de même a-t-il sans doute tenté de faire ressortir autant que possible le divorce entre la forme et les sur­faces partielles qui la délimitent. Ce postulat est fondé sur la principale intention de l'art antique qui est d'améliorer la nature. Tant que cette intention prit le pas sur toute autre, le traitement artistique des motifs naturels dut également s'attacher à l'observa­tion de la forme et de ses surfaces partielles objectives. L'art antique n'a en effet généralement jamais réussi a dépasser le traite.. ment en bloc de la forme et de ses surfaces partielles, même si durant la période de décomposition bon nombre de symptômes sont apparus qui, comme nous le verrons, annoncent l'amorce d'un assouplissement de cet état de choses.

Mais la séparation rigoureuse des surfaces partielles dans les motifs organiques, telle que nous la trouvons dans les rondes­bosses égyptiennes de l'ancien Empire, s'appuie essentiellement sur les expériences tactiles et sa réalisation va à l'encontre des expé­riences visuelles. Etant donné que la vue joue cependant le rôle inévitablement le plus important dans la perception des choses de

Forme et surface 125

la nature autant que des choses de l'art, il est évident que, dans sa perception du motif naturel avec lequel il voulait rivaliser par l'art, l'homme antique choisit parmi les trois visions celle qui lui permettait en même temps de faire usage du toucher : et ce ne pou­vait être en aucun cas la vision éloignée, pas plus que la vision normale - du moins à l'origine - mais uniquement la vision rapprochée. Lorsqu'on observe avec attention des sculptures égyp­tiennes on est obligé de reconnaître qu'elles n'ont été réalisées que pour la vision rapprochée. Dès que le spectateur s'éloigne de l'œuvre le modelé disparaît et elles n'ont plus que l'apparence de formes assez plates.

Il Y a encore autre chose : la manière propre à la compétition avec la nature, qui est celle de l'art améliorant cette nature, se caractérise par la réalisation d'une forme délimitée par des sur­faces (ronde-bosse) telle qu'elle se présente justement dans la vision normale. Aussi bien la reproduction des motifs naturels tels que les donne la vision rapprochée comme formes vues d'un seul côté (�emi-bosse, relief) que celle de motifs vus de loin et perçus subjec­tivement comme une surface à deux dimensions (tracé, dessin, pein­ture dans le sens le plus large), sont strictement incompatibles avec la conception d'un art orienté surtout vers l'essentiel, la perfection, la compacité. Nous n'en rencontrons pas moins les deux manières parmi les monuments de l'ancien empire égyptien. Ce furent donc sans doute des raisons très contraignantes qui obligèrent si tôt les artistes voulant améliorer la nature à représenter dans certains cas la vision subjective des surfaces, c'est-à-dire l'apparence éphémère des choses.

PREMIÈRE PÉRIODE

L'ART AMÉLIORE LA NATURE

1 . Les Egyptiens

Avant de voir ce que sont ces raisons contraignantes, nous ten­terons surtout d'étudier jusqu'à quel point l'art égyptien le plus uncien a sacrifié à l'apparence <Subjective des surfaces. Que nous UJ>prennent à ce sujet les reliefs et les peintures murales de l'an­�lcnne Egypte ?

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126 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

Nous constatons que les Egyptiens ont procédé avec ce n;tal néce�­saire qu'est la vision des apparences exactemen� comme _Ils proce­dèrent avec ce mal nécessaire que sont les motifs orgamques. De même qu'ils s'efforcèrent d'améliorer ces derniers en � soume�tant autant que possible aux lois harmoniques de la na�u�e morgamqu�, de même tentèrent-ils d'appliquer les lois de la VISion rapp_:ochee objective aux visions subjectives. En d'autres. termes : .�erne le relief et la peinture murale sont conçus en fonctiOn de la _YISion. rap­prochée ; tout comme la forme de l'ancienne Egyp�e, Ils doi.vent eux aussi être regardés de près si l'on veut apprécier à sa J�St� valeur la réussite de la compétition avec la nature. C'est amsi que cet art améliorant la nature tenta de fa�e ress�rt�r

, l'essentiel

des choses même là où n'était donnée à vorr en reahte que leur apparence éphémèi:e de surfaces subj�ctives. Inve�se�en

,t,

, tout ce

qui pouvait trahir la recherche de 1 appar�nce etait �e���ement réprimé. Voilà qui se manifeste sans la momdre amb1gmte dans les peintures murales de l'ancienne Egypte qui sont dépourvues de tout modelé et se présentent pour ainsi dire comme de pures silhouettes. Le spectateur savait bien qu'il n'avait devant lui qu'une surface et l'artiste égyptien voulait non seulement éviter de �usci­ter chez lui l'illusion d'une forme qu'il aurait devant lui, il voulait - au cas où cette illusion risquait néanmoins de se produire - la lui retirer aussitôt. Lorsqu'un verger devait être représenté, on en dessinait le plan, puis on introduisait les arbres et la clôture vus de profil et couchés sur le sol : le tout dans une vue en plan direct c'est-à-dire une surface objective (vision rapprochée). Et le relief 'égyptien ancien n'a pas davantage dépassé la modeste élé­vation qui suffisait à donner à l'œil l'impression d'une forme vue d'un seul côté ; on évita également un modelé accentué, de même que les contours qui se chevauchent et d'autres. moyens artistiques à l'aide desquels des périodes ultérieures entrepnren1 de rappeler au spectateur l'incurvation de la demi-bosse dans l'éloignement.

Avec la demi-bosse et le trait la surface subjective est donc entrée dans les arts plastiques. Jusqu'alors la demi-bosse avait généralement été traitée en relation avec la forme obje�tive (r�nd�­bosse, sculpture) : la raison en est probablement qu elle n avait pas entièrement abandonné la spécificité de la forme - les trois dimensions. La demi-bosse se situe en effet entre la ronde-bosse et le dessin ; mais durant toute son évolution elle se rapproche bien plus du dessin que de la forme. Nous pouvons donc opposer la

L'art améliore la nature 127

demi-bosse et le dessin en tant qu'œuvres à surface subjective aux œuvres dont la forme est délimitée par des surfaces objectives. L'élément commun à la demi-bosse et au dessin est cependant le fond qui, pour les deux, est simple surface ".

La ronde-bosse n'a pas de fond car pour le spectateur crédule et en vision rapprochée chaque objet est en lui-même achevé au sein des trois dimensions - existant en soi dans l'espace vide. Aujour­d'hui nous savons certes que l'espace vide est rempli d'air mais, même si elle avait eu une connaissance précise et largement répan­due de ce phénomène physique, l'antiquité n'en aurait pas tenu compte. Dans la vision normale tout cela change déjà : l'objet se modèle vers le côté d'où le spectateur le voit et apparaît délimité à droite et à gauche par une surface d'où ressortent d'autres corps - unilatéralement et à certains intervalles. Lorsqu'enfin la vision normale devient vision de loin tous les corps et ce qui les entoure se fondent en une surface.

Chaque demi-bosse et chaque dessin possède un fond qui se présente comme de la matière vierge. L'œil du spectateur la reçoit sans réticence car il est habitué à voir à droite et à gauche des corps des surfaces vides. Mais le fond de la demi-bosse et du dessin doit-il effectivement représenter l'environnement plat des corps per­çus par la vision normale objective et la vision de loin ? Cela signifierait que dans l'art on admet quand même l'apparence au lieu de l'essentiel, qui ne connaît que les trois dimensions dans l'espace vide. Un art fondé sur la vision rapprochée devra donc s'efforcer à tout prix, au lieu de faire apparaître le fond comme un fond apparent perçu par les visions éloignées, de faire de lui le

23. La définition de la demi-bosse ne se fonde naturellement que sur des proportions moyennes. Dans les reliefs, la proportion dans laquelle la forme à trois dimensions dépasse sur la surface du fond varie entre environ 1/8 de la forme naturelle et la ronde-bosse presque complète. Dans l'antiquité, les reliefs les plus anciens (ceux de l'ancienne Egypte) sont les plus plats ; puis ils croissent do façon constante jusqu'aux rondes-bosses des sarcophages de porphyre de 1'6poque de Constantin, qui semblent collées sur le fond ; mais on assiste en meme temps à un revirement, qui aboutit à l'autre extrême. Le dessin ou le trncé désigne la peinture au sens le plus large du terme, il englobe donc, outre la peinture au sens étroit (dessin de couleur), le dessin, la marqueterie, la mosaïque, l'art des textiles, etc. Tous ces moyens d'expression ne sont pas des dessins au sens rigoureux du terme, où le motif et le fond se trouvent effecti­vement en une même surface. Cela est le cas pour la marqueterie et la mosaïque pnr exemple, mais non pour la broderie, pas même pour le dessin à la main ; rnnis dans tous ces cas le motif se détache si peu du fond qu'on peut sans hésiter no pns en tenir compte. Les exceptions telles que par exemple la broderie en rollef doivent naturellement être considérées comme des demi·bosses.

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128 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

complément matériel inévitable du motif, sépara�t les figures les unes des autres mais ne les reliant jamais. Une f01s de plus un tel effort apparaît le plus nettement dans l'art de l'ancienne E�pte.

Les exemples les plus anciens de demi-bosse (d� Negade, mamte­nant au musée de Gizeh) sont justement des reliefs en creux aux arêtes taillées en biseau ; on trouve parallèlement des monu?Ients au véritable relief en creux, avec des murs d'enceinte enfonces ver­ticalement. Dans les deux cas, le fond dépasse le relief (du moins sur sa plus grande partie), ce qui semble indiquer nettement que ce fond n'est pas le fond apparent et plat de la vision normale qui, dans la nature, se prolonge à droite et à gauche des bords des motifs modelés vus d'un côté. Nous trouvons certes dans cet art très ancien, outre les deux sortes de reliefs, une autre sorte dont le fond est en retrait (notamment dans les reliefs de bois qui ne semblent pas avoir jamais été peints) et que les Grecs re:J?rirei?-t plus tard ; fait significatif, ces derniers n'ont en revanche Jam

�us

utilisé l'�ncien relief égyptien sous aucune de ses formes, b1en qu'ils l'aient sans doute connu, car les Egyptiens - apparemment pour des raisons d'ordre hiératique et non artistique - ont pra­tiqué les trois sortes de relief en même temps jusqu'à l'ultime déclin de leur art.

L'étude des peintures mu;rales égyptiennes donne le même résultat. Chaque figure présente ici des contours très nets qui la délimitent donc avec précision, le fond qui l'entoure semble traité une fois de plus comme un mal nécessaire.

Dans l'art de l'ancienne Egypte le fond semble donc repoussé, l'importance qui devrait lui revenir naturellement suivant sa per­ception par la vision normale et la vision rapprochée lui est même retirée à l'aide de moyens artificiels. Mais pourquoi alors ne s'est-on pas limité à la ronde-bosse qui, nous l'avons déjà fait remarquer, aurait en effet le mieux convenu à un art améliorant la nature et percevant les objets de près ? Ce ne peuvent être que des rai­sons extérieures qui aboutirent à l'invention de la demi-bosse et du dessin. L'une de ces raisons fut peut-être le besoin de remplir le vide. Les rondes-bosses suscitaient nécessairement des surfaces objectives et lorsque celles-{;i étaient ressenties par l'œil c.ommc particulièrement larges et vides, on éprouva le besoin de le rem­plir, ce qui ne pouvait se faire que dans la demi-bosse et le dessin. L'exemple le plus frappant nous en est fourni par les larges surfaces extérieures des murs des temples de l'ancienne Egypte. Il se peut

L'art améliore la nature 129

que la finalité ornementale ait provoqué la première impulsion ; mais il est probable que la finalité de représentation soit venue s'y ajouter très tôt, telle qu'elle dicta par exemple les illustrations sur les cloisons intérieures des mastabas, qui sont plus anciennes que les intérieurs de tombeaux parvenus jusqu'à nous. Cela repré­sentait un avantage que l'on n'aurait jamais trouvé en s'en tenant à la ronde-bosse. La réalisation de certaines finalités de représenta­tion ne nécessitait pas un seul motif, mais toute une série de motifs (en particulier des figures humaines, mais aussi d'autres objets). Ainsi par exemple : le tableau représentant les jouissances ter­restres accompagnant le défunt et dont nous avons parlé précé­demment. Si l'on avait voulu représenter ces jouissances par des formes, l'on aurait été dans l'obligation de créer des groupes entiers uu.x nombreuses figures et dans des relations très diverses ; or tous les principes des anciens Egyptiens qui concevaient l'œuvre d'art comme une forme compacte et immobile, allaient à l'encontre d'une telle représentation. Avec la demi-bosse et le dessin la rupture du principe de la compacité c.omplète paraissait moins gênante ; la MOule raison d'une telle impression était sans doute le fait que. dans la demi-bosse et dans le dessin, les trois dimensions compactes n'6taient finalement plus qu'une apparence, en dépit des moyens artistiques mis en œuvre pour Je dénier.

Ainsi donc, la même fonction de représentation qui, comme nous Jo précisons plus haut (p. 80) avait abouti à l'adoption des motifs organiques animés, a également introduit la surface subjective d11ns la production arti'Stique humaine. Et de même que la compé­lltion avec la nature organique - en dépit de toutes les réticences du début - devait finalement revenir à simuler le mouvement. de meme fut-il inévitable - à partir du moment où l'on admit la 1urfuce subjective - que l'on s'oriente vers la simulation de l'appa­rence éphémère du corps.

Dès que plusieurs motifs purent être représentés les uns à côté dON uutres sur une surface qui leur était commune. l'art se trouva dovnnt deux nouvelles perspectives de la plus grande importance : d'une part une nouvelle relation des motifs entre eux, d'autre part la ralnlion de ces motifs avec le fond qui leur était commun.

L u relation des motifs entre eux ne devait en aucun cas être llcx:cntuée plus fortement que ne l'exigeait la stricte fonction de I'IJ'résentation. Chaque fois qu'une figure dépasse par exemple sa JM'Oprc sphère, elle fonde inéluctablement le caractère de l'instan-

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130 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

tané, du fortuit, de l'animé et se trouve donc �n. contradiction avec la tendance fondamentale de tout art améliorant la nature. C'est pour cette raison que, dans les œuvres planes de l'ancienne Egypte chaque figure se présente aussi isolée que po�sible dans sa position et son mouvement .. ; il semble inutile de �at�e remarq�er une fois de plus qu'à propos de cet art il ne sau�att etre. que�tton de références spirituelles. Ce n'est pas un hasard st les rehefs egyp­tiens sont accompagnés d'un osi grand nombre d'inscriptions ; dans un art où le langage des images devait rester aussi discret que possible il fallait bien que le langage des mots intervînt. En outre, chaque motif et chaque figure en général semblent avoir été repré­sentés tels que l'artiste les perçut dans un� vision rapproc�ée .. Le fait d'éviter ausosi rigoureusement que posstble tout accessotre mu­tile pour la fonction de r�présentation

, �·explique par le car

,ac�ère

d'utilité exclusive propre a cet art amehoram la nature et s onen­tant uniquement vers l'essentiel et la perfection.

Quant au rapport entre les motifs et le fond que, pour l'art à fonction ornementale, nous désignons habituellement comme le rapport entre le relief et le fond, l'art égyptien n'avait p�s encore réservé d'espace qui lui permette de se développer plus hbrement. Le fond était considéré comme un mal nécessaire pour séparer les motifs les uns des autres et non comme un facteur qui aurait droit à une existence effective même subordonnée au reste ; il ne devait donc en aucune manière recevoir un statut manifeste. Cela ressort nettement des reliefs présentant les batailles des Ramessides où le pêle-mêle des figur�s ne laisse prati�uement subsi

_ster aucun

fond, au point que meme la clarté de 1 ensemble habttuellement si recherchée en souffre considérablement. On pourrait carrément dire que l'art des surface-s de l'ancienne Egypte ne veut pas donner

24. (Cf. note p. 129). n existe cependant une exception : ce sont par exemple ces rangées de prisonniers à genoux sur les reliefs des Ramessides représent�nt des batailles dont seule la figure du premier plan présente une silhouette pleme et compacte: alors que. les figures derrière. elle sont en gé�éral dissimulée;> .et ne ressortent chaque fo1s que par une étro1te bande. Du pomt de vue de 1 his­toire de l'art cette exception est importante à un double titre : elle représente d'abord une 'atteinte au postulat selon lequel chaque figure doit être compa.cte et clairement visible · elle exprime ensuite une intention de simuler la dimensiOn de la profondeur. c� n.e sont là, il. fa�t le dire, que des symptô!Des qu'atténue et dissimule une certame harmomsatwn (le dépassement régulier des figures et l'absence de toute réduction ouvrant une perspective sur l'arrière-plan). Mais ils nous indiquent néanmoins le� orientations qui . devaient être ultéri

.eurement

celles de l'art, même si les Egyptiens se révélèrent mcapables de les su1vre réso­lument.

L'art améliore la nature 131

de fond, mais uniquement des reliefs et lorsqu'il n'y parvint pas entièrement cela n'était dû qu'à la difficulté de la réalisation. C'est ainsi que, dans les tombeaux de l'ancien Empire, le fond des sur­faces murales ressort plus nettement du fait qu'on représentait, en plus des figures, de nombreuses fleurs, des vases, etc ... et des hiéro­glyphes, ce qui permettait automatiquement de séparer plus nette­ment les différentos éléments. Il est probable que même le besoin de remplir absolument tous les vides a encore joué un rôle dans ce refus de principe de tout fond. Mais ce qui allait de toute façon mettre fin à ce refus ce fut la clarté et la compacité des différents motifs postulée par le polythéisme purifié, que reprirent plus tard les Grecs qui la réalisèrent résolument. De même que les Egyptiens n'avaient pas encore reconnu pleinement le poly­théisme purifié et étaient restés prisonniers d'éléments du culte des animaux qui avait précédé, de même se sont-ils arrêtés à mi-chemin dans tout ce qu'impliquait pour l'art une vision du monde fondée sur un polythéisme épuré : tout comme dans le rapport entre l'organique et l'inorganique, entre la forme et la surface objective, il n'ont pas su dépaosser les contradictions entre l'ancien et le nouveau dans le rapport entre le fond et le motif, laissant ainsi aux Grecs toute la place afin qu'ils accomplissent leur mission d'équilibre.

Un autre élément allait également faire irruption dans l'art dès qu'il eut accordé à la surface subjective une place même très limi­tée : la couleur. Il dut paraître évident dès le début qu'elle auossi ne se fondait que sur l'illusion à laquelle succombait la vue, puis­qu'on ne peut la saisir par le toucher. Si bien que la couleur n'est pas un élément essentiel et n'a pas à être prise en considération par un art ayant pour principe d'améliorer la nature. C'est pourquoi nous ne sommes nullement étonnés de trouver de nombreux monu­ments parmi les plus anciens de l'art égyptien qui n'ont visiblement jamais été peints. La création uniquement cristalline ne nécessite absolument aucune couleur ; mais les anciens Egyptiens produi­sirent également des motifs organiques sans coloration. A côté de cela nous trouvons néanmoins de nombreuses œuvres plus ou moins complètement recouvertes de couleur. C'est là sans aucun doute une concession à l'apparence organique, comme le sont la courbe et le mouvement. Mais de même qu'on entreprit de refouler et de dissimuler ces derniers par harmonisation, on le fit pour la couleur. Pour commencer on ne la fait pas passer pour quelque

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1 ! 1

132 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

chose de superficiel mais, conformément à la vision rapprochée, comme un élément essentiel qui fait partie de la forme au même titre que la surface objective. Elle semble toujours pénétrer la forme et ne pas être rajoutée à celle<i de l'extérieur. Lorsqu'elle est ainsi conçue, la couleur utilisée par l'art améliorant la nature paraît même parfaitement utilisable, étant donné qu'elle sert désor­mais à faire ressortir plus nettement la compacité de la forme dans son en,semble ou de chacune des parties pour elle-même. Ensuite, il n'importe guère que la couleur corresponde exactement à celle de la chose de la nature qui a servi de motif. Il ne pourrait de toute façon être question que d'une teinte moyenne, car les innombrables nuances que peut prendre une telle chose sous l'influence de la lumière directe ou de la lumière réfléchie ne peuvent être redon­nées par un art améliorant la nature qui, durant toute l'antiquité et jusqu'à ses phases les plus tardives. n'y a d'ailleurs guère pris garde. Les Egyptiens n'ont reproduit même la teinte moyenne des couleurs naturelles que lorsqu'elle ne s'opposait pas à leur senti­ment de l'harmonie. Ce sentiment pour l'harmonie dans la couleur tout comme l'aspiration à créer des formes harmonieuses cristal­lines, a ses fondements dans la constitution physiologique de l'homme et s'exprime comme l'on sait dans le choix de couleurs complémentaires. L'homme des civilisations modernes a perdu tout sentiment de nécessité pour un tel choix de couleurs, de même qu'il a perdu le sens des formes cristallines, ce dernier étant peut­être étroitement lié au premier dans sa base physiologique. Les Egyptiens et en général tous les peuples civilisés de l'antiquité qui les suivirent ressentent encore ces sentiments comme une contrainte ; la preuve nous en est fournie par les travaux de la fin de l'antiquité, les textiles égyptiens que l'on a retrouvés et dont les couleurs dominantes sont les mélanges de pourpre et de jaune. de rouge et de vert.

Cette manière d'utiliser les couleurs que nous qualifions de poly­chromie peut se caractériser comme suit :

1. Coloration uniforme sans nuance des différentes parties d'une forme ; 2. Subordination du ton moyen subjectif au postulat har­monique des couleurs complémentaires choisies. Ces caractéris­tiques ne valent pas seulement pour la polychromie des rondes­bosses, mais aussi pour celle de la demi-bosse et du trait. Pour la couleur il semble que la vision rapprochée soit appliquée, comme

L'art améliore la nature 133

pour le corps, aux perceptions en vision normale et en vision éloi­gnée.

Jusqu'à présent nous avons considéré le traitement de la forme et de la surface dans les motifs organiques de l'art égyptien ancien. Il nous reste à considérer le traitement de ces deux facteurs dans les motifs inorganiques. Le plus important et le plus élégant de · ces motifs est celui qui s'exprime dans l'architecture.

L'art égyptien est le seul à présenter un type architectural de pure conception cristalline, et ses réalisations constituent en même temps les monuments architecturaux les plus anciens de l'humanité que nous connaissions : les pyramides. Une forme absolument nette et des surfaces partielles absolument ·nettes, une symétrie absolue et les proportions les plus élémentaires : extrême élargis­sement dans le sens du centre de gravité, affinement progressif dans l'autre sens qui contrebalance le premier. Mais l'homme, créature organique, éprouve ce besoin spécifiquement organique de mou­vement, et une forme cristalline ne pouvait lui convenir que lors­qu'il fut devenu lui-même une masse inorganique : lorsqu'il n'était plus que la poussière de son cadavre. Les pièces dans lesquelles devaient évoluer des êtres vivants devaient contenir de larges espaces remplis d'air et de lumière et pas seulement un sarcophage avec tout au plus d'étroits couloirs y donnant accès. Il n'existe pas de vestiges de maisons d'habitation de l'ancienne Egypte 25, mais les savants ont sans doute raison lorsqu'ils estiment que la maison égyptienne ne devait pas être très différente de la cabane de torchis du fellah de notre temps : un tronçon pyramidal, des murs en pente dépourvus de fenêtre. On trouve la même forme dans les temples du nouvel Empire que nous devons d'ailleurs considérer comme la base de l'architecture de l'ancienne Egypte.

Le culte semi-mystique lié au polythéisme égyptien très peu épuré nécessitait de nombreuses pièces closes qui devaient consti­tuer un ensemble cohérent. C'est pour cette raison que l'on alignait autant de tronçons pyramidaux que nécessaire, sur un plan carré ou oblong. Nous trouvons donc dès l'époque des Ramessides une construction de masse, mais il semble qu'on n'ait jamais essayé de donner une unité à la masse globale, comme tentèrent de le

25. La chapelle funéraire de Ramsès III à Medinet-Habou, appellée pavillon de Ramsès III nous en apprend trop peu et se trouve de plus intégrée dans un temple ; c'est la raison pour laquelle on a souvent émis des doutes sur sa desti­nation première.

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134 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

faire plus tard les Romains et les Byzantins, qui y r�ussirent pa:­faitement. Le spectateur qui s'approche de l'exténeur ne vott devant lui qu'une surface ayant la forme d'un trapèze et qui, comme il le sait d'ailleurs, est réunie à trois autres surfaces semblables pour former une construction à base �yramidal�. Nous a�o�s de nouveau sous les yeux la surface objective, parfattement bt-dtmen­sionnelle et clairement délimitée de toutes parts et nous la complé­tons en une forme à trois dimensions en nous référant à nos expériences tactiles. Mais, en fait, la forme et la surface sont rigou­reusement séparées ; cette séparation saute particulièrement aux yeux du fait que, pour des raisons dues à la .finalité de rep.ré�en­tation, toute la surface est recouverte de rehefs figurés qm 1 en­vahissent complètement sans qu'on ait tenté d'utiliser le remplis­sage de la surface vide pour laisser ressortir celle-ci �mme une partie d'un ensemble plus vaste ; en d'autres termes : tl ma?-que encore ce que, dans l'art classique, nous nommons le tectomque, la référence à la structure interne, au « spirituel » . La forme et la surface apparaissen.t séparées et non pas liées. Mais le mur exté: rieur du temple égyptien contient tout de même un élément qut laisse deviner l'évolution ultérieure et l'inaugure même. La ligne suivant laquelle. on étayait l'édifice signifiait une coupure béante qui allait à l'encontre de la compacité des choses de. la nature. II fallait trouver là un procédé artificiel pour termmer. on le trouva dans la gorge concave. Une rangée de feuilles toutes droites y est peinte : on voit que l'on a choisi un modèle organique, qu'il s'agisse de plumeaux surplombant en forme de noue et couron­nant les palmes ou de parures de plumes dressées là. La gorge concave des Egyptiens a certainement été conçue en premier lieu comme élément couronnant et achevant un ensemble ; mais lorsque s'y joint la pente qui la continue dans la direction opposée (tour­nant vers l'extérieur) et la complète, le spectateur a l'impression que la surface dissimule une forme susceptible de se mouvoir. Mais cette expression de mobilité provient de la ligne courbe que dessine le profil de la moulure concave, qui produit également un effet d'ombre. Ainsi <ionc, un motif organique, une ligne courbe, du mouvement et un effet d'ombre, avec pour résultat une forme simulée : ce ne sont là que des éléments nouveaux qui s'introduisent dans l'art des formes à l'origine cristallines et inorganiques. L'op­position avec les surfaces des cloisons est d'autant plus brutale ; cette surface se déploie, lisse et sans forme, et les innombrables

L'art améliore la nature 135

reliefs qui la recouvrent de toutes parts menacent ?� fa_ir� oublier

la forme pour laquelle ces cloisons ont pourtant ete baties. . S'il n'y avait pas la gorge concave et la pente des murs qut

déterminent la forme trapézoïdale on pourrait commettre l'erreur de croire que l'art égyptien ancien n'a v<?ulu représente.r qu�. les surfaces dans l'extérieur des œuvres architecturales, mats qu tl a voulu entièrement réprimer la forme. Il suffit d'observer l'intérieur pour mesurer à quel point l'on est ?ans l'erreur. On s'atten�rait en effet à quatre cloisons plates ; au heu de cela on a tout fatt - du moins dans la salle intérieure close de toutes parts -, c'est-à-dire dans la salle hypœtyle (Karnak) - pour recouvrir les quatre sur­faces murales et présenter des formes à l'œil. Tout l'intérieur est une forêt de colonnes, chacune d'entre elles est une forme en soi, mais l'on retrouve là aussi le principe de la séparation de la forme et de la surface. Le tronc des colonnes est entièrement couvert de motifs et d'hiéroglyphes, de même que la face extérieure du mur du temple, avec tout aussi peu de référence à la forme que nous avons pu le constater pour celui-ci. Le traitement de l'inté­rieur clos nous enseigne donc aussi que la forme et la surface objec­tive furent toutes deux considérées comme essentielles, mais cha­cune indépendamment de l'autre et sans se faire référence réciproquement.

Il nous faut aussi consacrer ici quelques mots aux colonnes qui supportent le plafond et qui, dans les temples du nouvel Empire sont de formation entièrement organique : il s'agit d'une compéti­tion avec la forme de plantes (palmiers) ou avec la figure humaine (divine). Dans les tombeaux anciens comme celui de Beni-Fassan l'on trouve encore des piliers en forme de cristaux ; le fait que, dans les temples du nouvel Empire, ces piliers semblent trans­pos6s dans l'organique à l'aide de l'arrondi, ne peut être qu'un progrès naturel à nos yeux, car dans l'ancien Empire la céramique avait déjà adopté l'arrondi organique. Seule la volonté de rivaliser avec certaines espèces organiques peut étonner ; mais l'on pourra alors se rappeler que la fonction de représentation qui introduisit tous les motifs organiques dans la production artiostique, a pris une importance sans cesse croissante justement dans l'art du nouvel Empire, à la suite de l'influence grandissante du clergé.

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136 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

2. L'art grec avant A lexandre

Comme conséquence artistique du droit du plus fort, phénomène accompagnant inéluctablement la virsion du monde polythéiste, les Grecs trouvèrent le principe de la subordination. Ce qui est faible ne .doit .�s être. simplement nié comme le firent les Egyptiens, mais do1t etre m1s au service du plus fort, lui être subordonné. A la s�ite d� ce pri�cipe la forme et la surface ne pouvaient plus subsister 1 une à coté de l'autre. On renonce à la fiction qui veut que la surface objective rsoit autonome, essentielle (car sinon les Egyptiens n'aurai�nt pu l'admettre dans la compétition), on octroie à cette surface objective le rôle qui lui revient naturellement : celui d'un élé�ent �u service �e la forme 9ui sera désormais prédomi­nante, b1en qu elle ne puisse certes exister sans les surfaces qui lui sont subordonnées. '

Une fois arrivé à ce point, l'art ne pouvait plus s'en tenir à la rigoureuse vision rapprochée. L'œil devait s'éloigner du motif jus­�u'à ce qu'il échappât à la fascination irrésistible des surfaces par­tielles pour acquérir en échange la possibilité de dominer la forme comme un tout. Quiconque veut apprécier pleinement les œuvres de l'art grec d'avant Alexandre, doit reculer d'un ou de plusieurs pas de plus qu'il n'est nécessaire de le faire devant des œuvres d'art égyptien ancien. Mais il est bien certain que l'art grec n'est pas né d'un seul coup et qu'il faut par exemple contempler les sculptures d'Egine de plus prèrs que les sculptures du Parthénon. De. même ne peut-on affirmer carrément que l'art d'avant Alexandre � s1mpleme�t remplacé la vision rapprochée par la vision normale ; 11 ne peut etre question de cela qu'après Alexandre le Grand, l?rsque fut dépassé le moment où culmina la recherche de l'équi­�bre ?a�s l'a� grec. Car la vision normale dans toute son accep­t�on s1grufie déjà quelque chose de plus que le minimum de conces­sion à la forme nécessaire pour parvenir à exprimer sa domination sur la surface objective. La vision normale complète se situe déjà résolument en �eh�rs de 1� sphère du toucher ; c'est par conséquent la surface subjective qUI prend de l'importance chez elle. On comprend ainsi que l'art attique à son apogée - où la recherche d� l'équil�bre dans l'art grec a trouvé son expression la plus par­fait� - a1t certers �épassé la perception en vision rapprochée, sans avo1r pour autant mstauré la vision normale.

Il est une seule chose que l'on peut dire aujourd'hui à la suite

L'art améliore la nature 137

des expériences faites avec ce qu'il est convenu d'appeler l'art mycé­nien : dès ses débuts, aussi loin que nous puissions remonter dans son histoire, l'art grec a tendu avec une parfaite logiqu� vers une incarnation - austère certes, mais réunissant en un équilibre har­monieux les contradictions qui s'opposaient - de la vision du monde polythéiste. Ce but semble atteint dans les œuvres de la période d'apogée de l'art attique ; il nous faudra donc partir de leur observation pour étudier les relations entre la forme et la surface dans l'art grec avant Alexandre. Cette relation pourra s'exprimer sur un plan général au moyen de cette formule : abandon de la surface objective au bénéfice de la forme, mais pas au point que puisse se produire une impression subjective de surface.

Motifs organiques

Le plus important d'entre eux est la figure humaine qui a joué

chez les Grecs avant Alexandre un rôle plus important et plus

exclusif qu'en aucune autre période artistique. Il nous faut dis­

tinguer ici entre le nu et la statue habillée. Dans la figure nue les surfaces partiellers semblent se fondre les

unes dans les autres avec plus de souplesse grâce aux lignes et

aux surfaces arrondies construites à partir du demi-cercle, et dans

lesquelles l'équilibre grec entre l'inorganique et l'organique se mani­feste avec tant de bonheur. Les surfaces partielles elles-mêmes,

tout en .conservant rigoureusement leur existence particulière et

leur délimitation, se sont cependant enrichies : le front, par exemple.

ltuquel les Egyptiens avaient donné une large surface, se subdivise

nu moyen de plis - fortuits dans la nature - mais auxquels l'har­monie des creux et leur répartition symétrique souvent très rigou­

reuse confère ici l'aspect du nécessaire et de l'essentiel. Les che­veux, constitués en masse compacte et protubérante plate sur le haut du crâne par les Egyptiens, sont désormais divisés eux aussi : on mèches ondulées ou en touffes. Une chevelure telle que par exemple celle de l'Hermes de Praxitèle ne se rencontrera prati-4UOment jamais et pourtant nul ne prend conscience de ce que celui-ci a d'insolite - là encore grâce à cet heureux mélange d'élé­ments fortuits organiques dans le motif et de contrainte inorga­nique dans le traitement de l'ensemble. La multiplication des sur­filees partielles qui distingue au premier regard les sculptures Mrecques des égyptiennes n'est rien d'autre que la multiplication 1los subdivisions. Chacun de ces rajouts est au fond l'équivalent du

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138 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

mouvement et c'est pour cela que les Egyptiens l'avaient limité · à l'extrême. Les Grecs pensèrent n'avoir plus à craindre les subdivi­sions plus nombreuses et plus libres puisqu'elles recevaient désor­mais leur cohérence de la forme globale prédominante dans l'œuvre. C'est pour cette raison également que nous trouvons les figures aux postures très animées sans que nous choque le fait que leur mouvement soit interrompu. Malgré le caractère instantané de sa pose, le discobole n'apparaît à personne comme un orga­nisme figé, parce que nul ne peut souhaiter que la figure aban­donne sa posture parfaitement harmonisée. On peut affirmer là aussi ce qui vaut pour l'ensemble de l'art classique : l'intéressant n'est pas le motif pour lui-même, tel que l'a imposé la fonction de représentation, mais sa reproduction harmonique dans la créa­tion de l'homme rivalisant avec la nature.

Doter la figure humaine d'un vêtement ne devait guère convenir à l'art améliorant la nature, pour deux raisons : le vêtement était d'abord un élément éphémère et d'autre part il di&Simulait la forme. Mais à la longue l'art ne pouvait continuer à l'ignorer. Ne serait-<:e que pour tenir compte du sentiment très primitif de la pudeur qui l'incita à voiler au moins partiellement les figures féminines. C'est ce que fit déjà l'art égyptien qui là aussi ne parvint pas à dépasser le contraste. Lorsqu'il y a un vêtement, il présente de large sur­faces pour lui-même et s'impose en tant que tel au détriment de la forme humaine qui disparaît en-dessous. Quant aux plis, l'art égyptien les a pour ainsi dire entièrement ignorés.

Les Grecs ont par contre trouvé un équilibre dans les deux directions en se servant justement du pli fortuit méprisé par les Egyptiens. Ils brisèrent ainsi la surface du vêtement et, traitant harmoniquement les plis, donnèrent à l'éphémère un caractère de nécessité. Mais ils utilisèrent le vêtement comme un tout afin qu'il se mette au service de l'élément principal et révèle la forme de la figure humaine qu'il revêtait, pour en souligner les effets, là encore tout à fait à l'opposé de ce que firent les Egyptiens. Sur les statues archaïques les plis sont encore très plats, comme plissés, visible­ment parce que l'on voulait éviter les ombres : les plis ont certes pour fonction de subdiviser la surface globale, mais ils ne doivent encore en rien perturber l'effet d'ensemble qu'elle produit. Le vêtement et le corps sont donc encore relativement séparés ici, on n'a pas encore dépassé la vision rapprochée ; mais la tendance vers une telle modification existe déjà de manière indéniable. Le

L'art améliore la nature 139

processus paraît achevé dans les figures formées de l'apogée de l'art attique. Les plis s'inscrivent parfois profondément dans la ma<SSe du vêtement, produisant ainsi des ombres profondes qui constituent un élément nouveau d'une extrême importance pour l'art. La symétrie des plis archaïques disparaît désormais aussi : bien plus, le regard superficiel ne voit plus en eux que désordre et arbitraire. Ces plis répondent pourtant à une intention très sage : accroître l'effet produit par la figure en l'accompagnant de sou­ple<SSe. Sur le torse largement bombé, par exemple, les plis s'étirent horizontalement ; à partir des hanches ils tombent par contre verti­calement, semblables à des cannelures. Lorsque l'on se trouve devant la statue l'on n'imagine pas du tout qu'un drapé aussi har­monieux puisse jamais exister dans la réalité : nous sommes une fois de plus devant le mystère de l'harmonisation de l'organique. Combien plus lourd et plus artificiel est l'entonnoir formé par le vêtement qui ballotte autour des hanches et des jambes de Ti - une des figures réalistes des tombeaux de l'ancienne Egypte ! Il est probable pourtant que le vêtement de Ti reproduisait plus fidèlement la réalité que celui, par exemple, des Erinnyies de Scopas. C'est que le réel, c'est-à-dire le naturel dans la nature, ne doit pas forcément être également le naturel dans l'art.

Finalement l'art grec n'eut plus aucun scrupule à concevoir les figures en ronde bosse de l'apogée de l'art attique : une telle évolution ne pouvait qu'aboutir à la formation de groupes, même s'il ne saurait encore être question, dans l'art avant Alexandre, de tels groupes qui ne peuvent être produits que confor­mément à la vision normale ou éloignée. Nous voulons parler des sculptures sur les frontons des temples grecs. Chaque fronton comportait un certain nombre de figures humaines (ou divines) qui devaient incarner une action commandée par la fonction de repré­sentation. Aussi aucune de ces figures n'est-elle rigoureusement isolée ; la plupart d'entre elles révèlent clairement qu'elles n'au­raient aucune raison d'exister pour elles-mêmes et ne se justifient que comme parties constituantes d'un tout. Mais l'ensemble des figures n'est pas saisi par la vision normale, chacune d'entre elles est saisie individuellement. Si bien que les différentes parties, bien que subordonnées à l'ensemble, conservent néanmoins une valeur particulière. On ne saurait démontrer plus clairement que l'art grec d'avant Alexandre n'avait pas encore trouvé la vision normale. De plus, les figures se tiennent toutes au même plan tout comme dans

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140 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

la demi-bosse égyptienne ; la composition rigoureusement symé­trique de tout l'ensemble, séparée par le milieu, accomplit le reste afin d'harmoniser les éléments organiques fortuits dans le détail.

Avec les moyens dont nous disposons aujourd'hui il ne nous est pas encore posrsible de voir jusqu'à quel point la mission d'équi­libre des Grecs s'est exercée sur le terrain de la polychromie. Mais on peut remarquer que les têtes (à l'exception des cheveux, des sourcils et des lèvres) sont en général laissées dans la couleur natu­relle de la masse et que seuls les vêtements sont recouverts de couleur, alors que chez les Egyptiens ce sont inversement les parties de chair qui sont peintes et les vêtements conservent en général le blanc du calcaire. Il semble que s'élabore là une conception selon laquelle la couleur n'est plus un élément essentiellement intégré à la forme, mais un élément extérieur, c'est-à-dire purement lié à la surface.

C'est dans la demi-bosse que se manifeste le plus clairement l'étape de transgression de la vision rapprochée ; cela s'explique aisément du fait que cette manière de traiter la surface correspond au fond à la vision normale vers laquelle l'évolution de l'ensemble de l'art grec tend visiblement. La demi-bosse - du moins pendant la période d'apogée de l'art attique - ne se présente plus comme le bas-relief des Egyptiens, mais elle n'est pas encore le haut-relief de l'époque hellénistique ou même romaine. Chaque figure est encore saisie pour elle-même, quand bien même plusieurs figures sont réunies en un groupe. Pas encore de vision normale donc, mais de toute évidence la vision rapprochée est résolument aban­donnée.

Pour ce qui est du dessin, nous ne disposons aujourd'hui que de peintures de vases monochromes pour juger de l'utilisation des couleui'S. Parmi ces peintures, les figures noires produisent encore un effet de silhouettes qui nous rappelle beaucoup les peintures murales égyptiennes, même si un examen plus minutieux permet de déceler en elles une évolution sensible vers l'utilisation de surfaces subjectives. Cette évolution est encore plus nette dans les peintures de vases dont les figures sont rouges.

Cette direction avait elle aussi déjà son origine dans l'art égyp­tien. Dans les œuvres présentant des surfaces (demi-bosse et épure) les Egyptiens ont toujours formé leurs figures de profil pour éviter de réduire la perspective, c'est-à-dire pour ne pas donner de fausses impressions de la profondeur, ce qui se serait inévitablement pro-

L'art améliore la nature 141

duit s'ils avaient présenté les figures de face, notamment dans

l'épure (avec le nez, par exemple). Dans les figures vues de profil

elles-mêmes ils ont fait tout leur possible pour éviter l'apparence

d'une surface subjective et leur conserver la surface objective sans

profondeur. Pourtant, même les Egyptiens ne purent en rester à

la pure silhouette. Ils ont bien sûr présenté la poitrine de face

de sorte que les deux bras vinrent à se trouver au même plan, mais

tout spectateur savait que les cheveux tombaient le long des tempes

et que les yeux viennent avant le nez. Mais ceux<i se trouvant au

même plan dans l'épure, les choses qui se trouvaient à des prof�n­

deurs différentes se trouvèrent placées dans la même surface subJec­

tive. Cette illusion d'optique allait devenir encore plus sensible dans

les figures habillées. Une fois de plus donc les Grecs intervinrent dans une évolu­

tion qui s'était déjà amorcée ; à vrai dire ils ne proclamaient tou­

jours pas que la simulation de l'effet de profondeur dans l'épure

devait constituer un objectif à viser, mais ils l'acceptèrent comme

un mal nécessaire et tentèrent d'en réduire autant que possible les

effets au moyen d'autres procédés artistiques, en particulier l'har­

monisation. C'est ainsi que l'on trouve sur les figures des vases grecs avant

Alexandre un modelé des chevilles, des muscles et l'ébauche de

plis sur les vêtements. Ce modelé est réalisé exclusivement au

moyen de lignes qui ne représentent rien d'autre que les lignes déli­

mitant les différentes surfaces partielles de la forme complète, et n'indiquent pas des ombres qui finiraient par dissimuler et nier la 1urface objective.

A ce stade de l'évolution il est clair que l'on n'hésita plus à pré­Mmter de face des corps que les Egyptiens n'avaient osé présenter que de profil Ce fut surtout le cas pour les figures humaines. Les flaures rouges des vases en particulier connaissent de nombreux raccourcis, notamment dans les visages, les mains et les pieds. Mais Il faut tout de suite faire remarquer que ce raccourci n'est jamais all6 au-delà du strict nécessaire. Jamais dans toute l'antiquité il n'a été question d'exagérer le raccourci autant qu'il le fut dans l'art italien entre 1480 et 1580, car pour un art améliorant la nl\ture et répondant à des fonctions précises, un moment fortuit no pouvait jamais devenir l'objectif principal des intentions de l'artiste. Pour les Grecs d'avant Alexandre (et même après lui) le ruccourci n'a jamais été plus qu'un moyen inévitable permettant

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142 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

de réaliser certaines fonctions de représentation. Tout cela appa­raît encore plus clairement loPSqu'on observe comment cet art a traité dans le dessin la relation entre des figures faisant partie d'une même scène.

Dans les peintures sur vases d'avant Alexandre nous trouvons de nombreuses représentations dont les figures sont nettement grou­pées autour d'un centre thématique et spatial. On devrait donc trouver là la raison d'une séparation entre les figures de devant et celles de derrière en même temps que l'illusion de la profondeur qui lui correspond. Mais cela a été évité, car les figures ne se séparent que pour constituer un groupe du haut et un groupe du baos. On a su empêcher qu'une figure n'en cache une autre en évitant ainsi toute obscurité, même si l'on n'a pas toujours pu échapper à certains recoupements partiels. Il apparaît donc claire­ment ici que l'illusion de la profondeur dans la surface subjective, que l'on considérait comme un mal nécessaire pour la représenta­tion de figures humaines, n'est encore nullement transférée aux groupes. On a certes renoncé à la vision rapprochée dans une mesure suffisante pour que l'on voie mieux les surfaces objectives partielles de l'ensemble de chaque figure, mais pas au point que l'on pui&se voir en même temps plusieurs figures. En dépit des nombreuses relations spirituelles qu'établit la fonction de repré­sentation entre ces figures, elles restent isolées sur le plan artis­tique ; il leur manque le troisième élément corporel qui les relierait et qui, dans l'art, ne peut être que l'espace, c'est-à-dire pour le dessin et la demi-bosse, la surface. Tant que, dans le dessin comme dans la demi-bosse, la surface n'a constitué qu'un fond matériel, il ne pouvait être question de osaisir les œuvres par la vision nor­male. C'est pour cette raison que l'objectif suivant de l'évolution fut la matérialisation de l'espace ; mais l'art avant Alexandre n'a pas atteint ce stade. Les tendances y existaient pourtant déjà à l'état embryonnaire. Pour concrétiser aussi clairement que possible une fonction déterminée de représentation on voit apparaître un grand nombre d'acceg.soires. Il n'est pas rare que ceux-ci soient conditionnés par un certain espace (par exemple un lit ou une pièce intérieure close). Au début on laisse encore jouer les libres associations qui permettent au spectateur de prendre conscience de ce conditionnement ; mais il semble que l'on ait préparé là un moyen qui, lors d'un passage déterminé à la vision normale, pour­rait -servir à concrétiser le rapport spatial entre plusieurs figures.

L'art améliore la nature 143

Ce que nous venons de dire permettra de cerner aisément la relation entre le motif et le fond dans l'antiquité grecque avant Alexandre. Elle est identique à la relation entre la forme et la sur­face. Le motif constitue l'élément essentiel, mais le fond dont la fonction n'est que de faire ressortir le relief n'en est pas moins nécessaire et traité en conséquence. Ce fond doit toujouPS être suf­fisant pour que le motif y soit nettement mis en valeur. Mais il faut bien savoir que cette importance accordée au fond - dans la mesure où il s'agissait de fonctions de représentation - a préludé sans ambiguïté à toute l'évolution ultérieure : s'il n'est plus comme chez les Egyptiens un mal nécessaire qu'il est préférable de nier, s'il a fini par prendre de l'importance en tant que surface maté­rielle, il tend à signifier l'espace aérien délimitant les figures à droite et à gauche. Chez les Grecs il n'aurait plus été pensable d'imaginer un pêle-mêle de figures aussi « dépourvu de fond » que dans les bas-reliefs des batailles de Ramsès.

Motifs inorganiques

Nous parlerons d'abord de l'architecture qui a joué le rôle le plus important dans leur évolution. Les seuls vestiges dont nous disposons sont les monuments que constituaient les temples et même ceux-ci présentent des parties intérieures en si mauvais état do conservation que nous ne pouvons juger qu'à partir de leur aspect extérieur. Mais on peut dire que l'intérieur des temples grecs n'a été traité que comme un accessoire, ce qui ne veut certes pas dire que les Grecs auraient en général renoncé à une conception artistique de ces intérieurs, mais rien ne nous en a été conservé. L'aspect extérieur était en tout cas déterminant : cela s'explique par les particularités du culte qu'ils pratiquaient.

Or, même en ce qui concerne l'aspect extérieur des temples, on peut se demander si ceux-ci nous fournissent l'exemple le plus clair de ce que les Grecs avant Alexandre recherchaient dans l'nrchitecture. Le temple grec s'éloigne très sensiblement de la forme cristalline et présente dans certains détails des rudiments propres • ln cabane de bois et qu'on ne peut méconnaître ; il est donc très probable que les Grecs ont con-servé par pure tradition ou, pour 6trc plus précis, par égard à certaines fonctions de représentation juKqu'à l'apogée de l'art attique (et au-delà), une architecture qu'ils n'nuraient sans doute pas choisie s'ils avaient eu la liberté de d�f.lider en fonction de leurs désirs esthétiques. Si bien que le temple

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1 1

l '

144 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

grec n'apparaît nullement comme cette forme architecturale pure que l'on a généralement vue en lui depuis le classicisme. Mais il permet néanmoins de dégager assez nettement quelles étaient les intentions artistiques des Grecs du point de vue de la relation entre la forme et la surface.

Nous avons découvert que l'art grec d'avant Alexandre le Grand avait pour leitmotiv la suprématie de la forme sur la surface, même lorsque l'existence de cette dernière était déjà pleinement reconnue. Cela produisit un accroissement du nombre des surfaces et une disposition plus variée de la forme. Alors que le temple égyptien ne présentait qu'une surface murale en forme de trapèze terminée par une moulure concave et que son achèvement vers le haut (le plafond) n'apparaissait pas du tout extérieurement, le temple grec a réalisé une disposition très claire avec clôture laté­rale (murs) et clôture principale (plafond). Or, sur les côtés pris dans le sens de la longueur on peut dire que le toit représente un enrichissement peu convaincant d'un point de vue esthétique ; on y trouve de larges surfaces inclinées dont l'étendue ne présente certes aucun danger, mais qui était rendue perceptible aussi peu que possible. Sur la façade en revanche le fronton constituait un achèvement d'un harmonisme parfait. La raison pour laquelle on a sans doute conservé le toit incliné visible était qu'il offrait un motif pour faire disparaître les surfaces murales latérales. Même l'archaïque temple à antes est entouré, sur les côtés dans le sens de la longueur, de murs lisses et opaques qui. en dépit du toit, annullent par la monotonie de leurs surfaces toute l'impression que pourrait donner un ensemble formé. Il n'était pas possible de se passer tout simplement de ces mUf'S, car ils étaient aussi néces­saires pour l'édification de la forme d'ensemble que l'est en géné­ral la surface objective. C'est pourquoi on les conserva mais en les entourant de colonnes isolées qui soutenaient le toit. Le regard tombait désormais uniquement sur des formes qui n'étaient plus entièrement couvertes de décorations comme les colonnes égyp­tiennes, ni traitées en simples formes comme les colonnes baroques, mais ornées de cannelures neutres. La forme et la surface sont donc toujours séparées comme chez les Egyptiens, mais l'œil les découvre en même temps et l'impression est celle de la forme. C'est toujours la vision rapprochée qui prédomine, car les colonnes sont de véritables cylindres et non simulées contre la paroi sous forme de demi-bosse (demi-colonne), de même que les figures pla-

L'art améliore la nature 145

cées d�vant le fronton pour l'animer ne sont pas des reliefs mais de véntables figures rondes. Mais en abandonnant visiblement la surface objective on prépare d'autre part, comme avec les motifs org�niques, l'impression de surfaces subjectives. Cela est parti­cuhèrement net lorsqu'on se place en face du périptère à la dis­tance correspondant à la vision éloignée : on croit voir des demi­colonnes sur les murs. Ce n'est qu'en se plaçant à une distance encore toute proche de la vision rapprochée que l'on voit nettement les colonnes formées se détacher du mur derrière elles et le specta­teur découvre pleinement les intentions de l'artiste attique.

Tout comme sur les œuvres architecturales, on rencontre le rap­port entre la forme et la surface sur toutes les autres œuvres dont lu forme est basée sur un (ou plusieurs) motifs inorganiques. Il 1uffit pour cela de signaler le premier venu des vases attiques. De plus nombreuses articulations du pied, du ventre, du col et du bord de l'orifice qui se fondent les uns dans les autres en courbes circulaire� et produisent une forme compacte ; ces formes sépa­r6es et reliées sont bordées d'ornements qui les retiennent ensemble ; leM surfaces. notamment le ventre, portent des décorations indé­pc�dantes surtout faites d'images. Une importance particulière d01t être accordée aux ornements qui séparent ou qui relient. Ce 11ont eux qui

_marq�ent la di�érence avec l'art égyptien qui, hos­

tile à une arttculatton plus nche, n'avait pas besoin de tels orne­ments. Même les reliefs des parois des temples égyptiens sem­blaient n'être cernés que par les bords des murs eux-mêmes et non p&ar des bordures qui les auraient isolés en les reliant en même temps à la forme : comme nous l'avons déjà dit plus haut la forme Il hL surface sont nettement séparées chez les Egyptiens. Pour les ( Jrccs en revanche la séparation entre champ intérieur et bordure 1 6t6 un postulat fondamental au même titre que l'équilibre har­monieux entre le fond et le motif. Sa raison d'être est en définitive Il même rec

_her;he ?e cl�rté �ans l'am�lioration de la nature que

Ile que déjà 1 art egyptien VIsa. Tandts que ce dernier tentait de nllcr cette clarté en restan� craintivement attaché à l'inorganique. IN Oreos furent plus audacteux en tentant d'exprimer la clarté dans Il diversité.

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146 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

3. L'antiquité après Alexandre

Nous avons constaté plus haut qu'à l'époque qui suivit le règne d'Alexandre le Grand les peuples méditerranéens arrivèrent à des conceptions qui n'étaient plus guère conciliables avec une vision du monde rigoureusement polythéiste. A la suite d'une telle évo­lution nous avons vu naître des œuvres d'art dont le caractère essentiellement fonctionnel - propre à l'art d'avant Alexandre ­disparaissait sensiblement, nous avons d'autre part vu s'introduire dans l'art des motifs qui témoignaient d'un intérêt jadis très pro­noncé pour les manifestations organiques éphémères de la nature. Mais, d'autre part, chaque fois que nous avons évoqué ces trans­formations nous avons toujours expressément fait remarquer que ce serait une erreur de leur attribuer une portée par trop grande et décisive. Il faut bien plus osaisir ce processus ainsi : les lois ayant cours dans la vision du monde et dans l'art furent de moins en moins strictement observées, de plus en plus transgressées sans pour autant connaître la moindre modification formelle de ceos lois avant l'arrivée de l'empereur Constantin. Il ne faut pas inter­préter ce fait en pensant que ces lois étaient progressivement deve­nues lettre morte. Pour se persuader du contraire il suffit de se rappeler les persécutions de Chrétiens dont la plus cruelle se produisit juste avant l'effondrement définitif du culte polythéiste comme culte d'Etat. Si le culte de l'Etat païen fut encore en mesure de déployer une telle force sous Dioclétien, l'on ne peut que suppo­ser la même chose quant à l'art édifié sur ce culte. En d'autres termes : avec l'art améliorant la nature la vision rapprochée - en tant que son moyen de perception et d'expression le plus adé­quat - a gardé valeur de loi suprême jusqu'au règne de l'empe­reur Constantin. Mais depuis l'époque hellénistique cette loi connut de nombreuses transgressions ; en certains points offrant des ten­tations particulières, l'on est passé à la vision normale quand on n'a pas carrément abouti à la vision éloignée. Si l'on considère attentivement chacune de ces œuvres d'art comme un tout l'on constatera toujours que, malgré la perception réservée au specta­teur, on est toujours parti d'abord de la vision rapprochée et que l'artiste n'a succombé qu'en certains points aux séductions de l'ap­parence subjective des sudaces.

Avant d'examiner dans cette perspective les motifs de l'art après Alexandre nous découvrirons les différents éléments susceptibles

L'art améliore la nature 147

de donner à une œuvre dart une apparence de sudace subjective, c'est-à-dire de lui conférer l'illusion de la profondeur. N'entreront en ligne de compte que les œuvres qui, au départ, ont un rapport avec la sudace subjective, ce sont les œuvres que l'on appelle bidimensionnelles (demi-boose et dessin) et, parmi celles-ci, surtout le dessin. Il est vrai que plus tard, comme nous aurons encore à le démontrer, il put se produire un transfert de l'élément sudace subjective à la ronde-bosse elle-même : et ce fut pour remplacer la surface objective par la sudace subjective.

a) La perspective des lignes

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la surface objective et la surface subjective d'un objet coïncident, mais uniquement à la périphérie ; le contenu de la sudace objective est plus grand que celui de la sudace subjective. Car les surfaces partielles objec­tives d'un objet ne se trouvent pas absolument au même plan, elles se courbent vers l'intérieur ou vers l'extérieur ; or les sudaces par­tielles qui se trouvent dans ces incurvations échappent à la vision éloignée. Mais dans la vision normale elle-même qui permet pour­tant de déceler avec précision touteos ces incurvations de la super­ficie, l'œil ne perçoit pas les dimensions réelles du contenu de la sudace. Cela est dû aux particularités de notre appareil optique selon lesquelles les sudaces (en même temps que les corps) se rape­tissent suivant les trois dimensions à mesure qu'ils s'éloignent de l'œil humain dans une position donnée (point de vue). Même une sudace plane en forme de parallélogramme qui n'a donc pas besoin de la profondeur apparaîtra à l'œil comme un trapèze si sa largeur ou sa hauteur dépassent une certaine dimension. Le raccourcisse­ment des sudaces et le rapprochement de ses contours (lignes) deviennent encore plus sensibles lorsque leur extension dans le sens de la profondeur entre dans le champ de la vision.

Quand il s'agit de la figure humaine dont les dimensions sont relativement modestes, la réduction dans le sens de la largeur est NI insignifiante que l'art n'en tient en général aucun compte ; même la réduction dans le sens de la hauteur n'est prise en consi­d6ration que lorsque le point de vue est choisi volontairement très haut ou très bas. ce que l'antiquité a en principe évité de faire : non IICulement lorsqu'il s'agissait d'œuvres raffinées telles que. de Melozzo da Forli à Andrea del Pozzo. elles prédominèrent pen-

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148 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

dant trois siècles et demi, mais aussi dans des tentatives aussi modestes que l'Adam du polyptique de Gand, il n'y avait aucune place dans l'art antique à fonctions d�terminées et visan� à amé­liorer la nature. Par contre, le raccourct de la figure humame dans le sens de la profondeur est si important et frappant que le specta­teur moderne est choqué lonqu'il n'a pas été respecté, et ce d'au­tant plus lorsqu'il s'agit d'une composition ambitieuse et complexe. Mais les critères que nous autres modernes appliquons à la compé­tition avec la nature n'étaient pas ceux de l'antiquité.

L'antiquité considérait les choses de la nature qu'elle dev�it reproduire en rivalisant avec celle-ci comme appartenant par pnn­cipe à la sphère du toucher que perçoit la vision rapprochée. D.e tout ce que l'œil percevait, seul comptait ce que le toucher venatt confirmer. Les illusions du centre de perspective contredisaient les expériences du toucher ou de la vision rapprochée

, eng�gée da�s

la sphère du toucher et cela avait pour résultat qu on n en tenatt plus compte. C'est ce que firent les anciens Egyptie.ns, comme ?ous avons pu nettement le comtater. Les Grecs ausst commencerent par éviter tout raccourci. Il a fallu que leur v_ie c�l�r�lle ait se�­siblement basculé vers une observation plus mténonsee des phe­nomènes éphémères de la nature pour qu'ils se décident à repré­senter la réduction et, par conséquent, l'impression subjective de la surface. Pourtant même alors ils se contentèrent de respecter la forme la plus évidente de la réduction - celle qui s'effectue dans le sens de la profondeur - et même celle-ci, ils n'en tinrent compte qu'à demi. Ni les Grecs ni les Romains n'ont élevé au rang d'un principe le respect de la perspective des lignes . . Ils le prirent en considération, mais en hésitant et osans enthoust�s�e, tout en sentant obscurément qu'ils étaient ainsi en contradtctwn avec Je principe essentiel de leur art devenu historique.

Pour preuve il suffit de jeter un coup d'œil sur les vases à figur� rouges. Dans les figures prises individuellement les raccourcts semblent être observés dans le sens de la profondeur, comme nous l'avons déjà mentionné ; la composition traite par contre chaque figure pour elle-même comme si elles étaient uniquement saisies par la vision rapprochée. Nous osavons, il est vrai, qu� la rangée supérieure de figures doit signifier une rangée placée à l'arrière, mais c'est là un moyen conventionnel de comprendre l'ensemble, non un moyen artistique. A l'époque hellénistique on entreprit bien­tôt de placer les figures les unes derrière les autres ; la bataille

L'art· améliore la nature 149

d'Alexandre, déjà, présente de nombreuses figures dont la plupart sont cachées par celles qui sont placées devant elles. Cette étape Jourde de conséquences fut préparée par une nouvelle conception du fond qui s'était déjà amorcée à l'époque de l'apogée de l'art attique, comme nous l'avons précisé plus haut. Le fond des sur­faces (demi-bosse ou dessin) n'est désormais plus conçu comme un inconvénient matériel nécessaire pour séparer les figures, mais comme un espace servçmt à relier celles-ci entre elles. Lorsque l'espace est rempli d'accessoires ayant pour but de concrétiser avec . plus de prédsion ce que l'on doit à la fonction de représentation, mais devant naturellement céder devant l'élément essentiel - les figures humaines en action - l'arrière-plan se constitue �n motif artistique.

Figures alignées les unes derrière les autres dans le sens de la profondeur, surface du fond matériel conçue comme un espace, introduction d'un arrière-plan : toutes ces innovations ont eu pour ainsi dire comme condition préalable la reconnaissance de la sur­face subjective dans l'art. Seul l'œil est en effet en mesure de saisir en un instant plusieurs figures en même temps que l'espace qu'elles remplissent : le contrôle simultané au moyen du toucher ne serait plus possible dans ce cas. Devant un groupe qu'il doit reproduire, l'artiste devait, en bonne logique, reculer de plusieurs pas jusqu'à ce qu'il fût en mesure de l'embrasser du regard en vision normale. Mais durant toute l'antiquité rien de tel ne se produisit. Il n'existe 1\ucun relief ni aucun tableau de l'antiquité où le point de fuite unique soit rigoureusement respecté. Jamais on n'a sacrifié la loi fondamentale et essentielle de la vision rapprochée ; la perspective des lignes était considérée comme le fruit défendu dont on hésitait d'autant moins à goûter que les lois et convictions religieuses se relllchaient de plus en plus. Mais il n'est pas de cas dans l'antiquité ofl la vision normale ait été pleinement et fondamentalement appli­qu6e. Sinon H aurait d'ailleurs été impossible que l'on ignore si longtemps le caractère si « pittoresque » de l'art après Alexandre par rapport à l'antiquité classique, au point que Wickhoff ne le dkouvrit pour ainsi dire que très récemment. Il faut dire que m�me dans l'art de l'empire romain, le « pittoresque » n'a jamais représenté la loi, mais la transgression de ce1le-ci. Dans l'antiquité romaine, l'archéologue classique ne voyait naturellement que la tendance à l'amélioration de la nature, mais il 1a voyait dans une Altération que, de son point de vue, il comprenait comme un déclin.

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Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

Seul celui qui jugeait l'antiquité à partir de ce qu'il savait de l'évo­lution de l'art moderne était capable de déceler dans cette altéra­tion un élément nouveau promis à un avenir fécond. On ne devrait certes pas s'étonner de voir un savant moderne enclin - ':n peu comme jadis le savant classique, mais dans un sens oppose - à porter des jugements unilatéraux sur la nouveauté qui lui est 1� plus proche. Mais Wickhoff a lui-même reconnu qu'en ce qw concerne la perspective des lignes l'art romain n'a pas su aller au-delà de quelques tâtonnements et il a fait allusion aux causes qui lui semblaient avoir été déterminantes : le r�pect de la perspec­tive, estimait-il, ne se laissait « pas résumer en règles immuables ». Ces « règles immuables » que l'on souhaitait établir, l'antiquité ne parvint à les trouver que dans la sphère du toucher qui correspond à la vision rapprochée.

b) Lumière et :Jmbre L'art améliorant la nature considérait tous les corps pour eux­

mêmes isolément sans tenir compte de l'espace qui les entourait. Dès qu'e cette co�ception si rigoureuse se fut atté�uée, c'est-à-dire lorsque � du moins dans la demi-bosse et le d�ssm - la surfa� du fond eut pris l'importance d'un espace rehant les figures. tl devint possible de tenir également compte dans l'art des choses de la nature qui rempiissaient l'espace : l'air et la . lumiè�e. 11. est vrai que ni l'air de l'atmosphère en tant que tel, m ses vibratiOns ne possèdent une consistance physique suffisant� pour que ?otam­ment l'antiquité ait pu les utiliser .comme motifs. Mat� .des que l'on suivait l'œil au-delà des expénences du toucher, 1 atr et ses vibrations provoquaient dans les choses certaines modifications qu'il aurait certes fallu ignorer du .poin! de vu� fo�dame�tal de l'antiquité améliorant la nature, mais qm pouvaient etre pnses en compte de ces modifications à partir du moment o� l'on commença à accorder timidement il est vrai, quelque attentiOn aux surfaces subjectives: Les manifestations les plus importantes é�ient ��s modifications produites par la lumière. car elles étaient de]à perceptibles dans une plus grande proximité. voire dans la sph�re du toucher, même si ce dernier pouvait en déceler le caractere anodin et éphémère.

, , A la limite la lumière et l'ombre sont non seulement un ele­ment anodin par rapport aux choses de la nature, elles vont même à l'encontre du postulat principal d'un art améliorant la nature :

L'art améliore la nature 151

celui de la clarté e t d e la compacité absolue. La pleine lumière fait disparaître les contours dans le vague, l'ombre profonde conduit à la négation des motifs. car ce qu'on ne peut voir n'existe pas. C'est pour cette raison que l'antiquité n'a absolument pas connu la peinture de l'obscurité, elle ne pouvait donc en faire une fin en soi comme les disciples du Caravage. Mais la peinture de la lumière, si l'on entend par là une peinture s'efforçant de repré­senter les corps dans la pleine lumière naturelle du jour, leur a toujours été étrangère. Or. les motifs que l'antiquité avait choisis pour objectif de son activité de compétition devaient être clairs ; mais ce n'était pas pour permettre à la lumière naturelle éphémère de jouer autour d'eux, c'était uniquement parce que l'on cherchait par principe la clarté et qu'on ne pouvait l'obtenir qu'en évitant constamment l'obscurité.

Telle était la règle. Mais elle connut elle aussi de nombreuses transgressions après le règne d'Alexandre. Celles-ci sont symptô­matiques sans aucun doute, mais il faut néanmoins se garder de surestimer leur importance et de la généraliser. Ainsi trouve-t-on, sur une peinture murale de Pompeï représentant le cheval de Troie, un essai de clair de lune, c'est-à-dire l'irruption d'une lumière qui rompt la compacité de l'ensemble. Mais est-ce un hasard si de tels essais ne constituent qu'une exception dans la grande masse des fresques pompeïennes ? Imaginons une petite ville hollandaise du 17e siècle ensevelie sous un volcan et remise au jour actuellement : sur les tableaux que l'on trouverait là on releverait couramment ce qui n'est qu'une exception isolée à Pompéï. Inversement, on rencontre bien plus tôt l'ombre portée sur la mosaïque du Latran dite « du sol non balayé » ; mais c'est la fonction de représentation qui l'exigeait et, dans ce cas, elle n'était pas loin d'être une fin en soi : il n'était guère possible de faire saisir au spectateur l'impor­tance du sol autrement qu'en attirant son attention par les ombres qu'y projetaient les vestiges des repas.

Ce sont là des exceptions produites occasionnellement par la fonction de représentation ; elles sont néanmoins symptomatiques de la transformation de l'art et de la conception de la nature après Alexandre, car une telle tolérance à l'égard de la fonction de représentation aurait été tout à fait impossible tant dans l'art grec a va nt Alexandre que dans l'art égyptien ancien. Outre ce rôle d'exception, l'ombre a pourtant joué un rôle beaucoup plus important et plus contraignant dans l'art après Alexandre - mais

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1 52 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

sur une étendue des plus modeste et avec une intensité très réduite. Nous avons déjà fait remarquer que lorsqu'on contemple un

corps en vision normale le modelé de ses surfaces objectives par­tielles se trahit essentiellement par les ombres marquant la surface subjective apparemment uniforme. Cés ombres, l'art grec d'avant Alexandre aurait déjà pu en tenir compte lorsqu'il eut dépassé la perception en vision rapprochée absolue ; mais il restait encore trop rigoureusement attaché au postulat commandant de se limiter à l'essentiel pour pouvoir reconnaître à l'ombre quelque droit à l'existence. C'est pour cette raison qu'il forma le modelé au moyen de lignes servant de contours pour désigner les limites palpables des surfaces partielles. Mais les figures habillées, notamment celles dont les vêtements présentaient des plis profonds vers l'ourlet du bas, prouvent que l'on n'ignorait pas entièrement l'importance que pouvait prendre l'ombre dans le modelé des formes artistiques. C'est pourquoi l'art post-alexandrin admit assez couramment - au moins pour la figure isolée - l'ombre comme moyen de suggérer le modelé et renonça, finalement, même aux contours clairement mar­qués à la périphérie des figures.

Il semble que l'on ait eu là l'impression d'une insupportable contradiction : représenter d'une part les mouvements organiques les plus libres et même certains raccourcis, néanmoins toujours modérés, tout en s'en tenant au modelé des lignes correspondant strictement au domaine du toucher. On ne saurait pourtant nom­mer un seul dessin de l'antiquité impériale qui semble rechercher un modelé en utilisant la lumière et l'ombre, même en ne dépassant pas ce que firent des maîtres du Quattrocento comme Mantegna ou Verrochio. L' « absence de relief » du dessin de couleur de l'époque romaine pourrait même faire penser qu'à l'époque l'art avait dépassé la perception en vision normale pour aboutir à celle de la vision éloignée. Mais ce serait là une erreur résultant d'une confusion entre surface objective et surface subjective. Ce qui paraît plat dans les fresques romaines lorsqu'on les compare aux figures d'un Mantegna ne l'est pas parce que les artistes romains auraient, plus que ceux du Quattrocento, recherché l'apparence subjective, mais au contraire, parce qu'ils sont restés attachés aux surfaces objectives et ont eu pour principe d'éviter toute simula­tion de la profondeur.

L'art améliore la nature 153

c) La perspective aérienne L'expérience nous enseigne que les corps dont le volume peut

être réduit par la compression (encastrement) ressortent d'autant mieux dans leurs contours et leur coloration. On escompterait ainsi le même résultat en voyant comment se réduisent les dimen­sions des corps et des surfaces s'éloignant progressivement du point de vue, comme nous l'avons déjà observé en expliquant que ce phénomène était dû à la constitution de l'appareil optique de l'homme. Mais c'est exactement le contraire qui se produit : plus les corps et les surfaces qui les délimitent s'éloignent du point de vue, plus les contours s'effacent, plus les couleurs se brouillent, plus les oppositions entre la lumière et l'ombre deviennent incer­taines ; progressivement la forme perd toute netteté et il ne reste plus qu'une tache de couleur ou de lumière qui finit elle aussi par disparaître. Ce phénomène ne peut s'expliquer à partir de la consti­tution de l'appareil optique de l'homme. La cause en est plutôt un obstacle extérieur qui entrave les facultés visuelles : l'air de l'atmosphère. Tel un mur, cet air se glisse entre l'œil et l'objet qu'il contemple et, selon le pouvoir éclairant de ce dernier, il pro­voque tôt ou tard sa disparition progressive. C'est pour cela que l'on définit ce phénomène comme une perspective aérienne.

Si tout art améliorant la nature doit s'efforcer de saisir les corps comme l'essentiel des phénomènes naturels et de les reproduire comme tels, il s'ensuit logiquement qu'il doit non seulement ne tenir aucun compte de la perspective aérienne, mais qu'il doit tout faire pour l'éviter. Le contour précis et dense est le postulat de l'antiquité qui améliore la nature, et même lorsque ce contour n'est pas particulièrement mis en valeur par une ligne qui le suit mais est simplement délimité par les changements de couleur, l'œuvre antique ne laisse jamais subsister aucun doute sur le point où se termine un motif et où commence l'espace qui l'englobe. La forme est toujours nettement délimitée, comme si on pouvait la toucher ; elle ne se perd jamais dans une tache de couleur ou de lumière comme chez les Hollandais du 17e siècle. Il pourrait donc sembler que l'utilisation de la perspective aérienne tout comme la perception en vision éloignée - qui conditionne d'ailleurs la pre­mière - ne purent trouver de place dans l'art antique, pas même dans sa phase de décomposition. Et nous trouvons pourtant dans Jo dessin de couleur de l'époque romaine certaines manifestations

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que nous ne pouvons qu'expliquer par la vision aérienne. Il ne s'agit pas de disparition progressive des contours - nous venons de dire que l'antiquité ignorait ce procédé - ni de celle de la lumière et des ombres, mais d'un équilibre entre les couleurs qui n'a pas attendu la vision éloignée pour s'imposer, et qu'une vision rapprochée attentive avait déjà rendu nécessaire : cela sup­pose néanmoins une transformation fondamentale des conceptions concernant la fonction des couleurs dans les arts plastiques.

L'art le plus ancien, l'art égyptien, applique au dessin la même conception de la couleur que celle qu'il applique à la forme et à la demi-bosse. L'on osait qu'il ne considérait pas la couleur comme un élément essentiel, mais comme partie intégrante de la forme. L'art grec d'avant Alexandre semble avoir nourri une conception plus extérieure encore de la couleur ; il est cependant difficile de se faire une idée plus précise du fait que nous ne connaissons pas de vestiges du de&Sin de couleur remontant à cette époque. Après le règne d'Alexandre on semble avoir compris que la couleur n'est attachée qu'à la superficie des choses. Nous devons supposer qu'une telle découverte avait été faite chaque fois qu'un corps présentait un modelé de lumière et d'ombre, car si la chair était claire à cer­tains endroit'S et plus foncée à d'autres il devenait évident que cette modification de la couleur résultait d'une illusion optique, alors que la forme palpable - qu'elle fût éclairée ou couverte d'ombre ­restait identique à elle-même.

Or, une observation plus attentive de la superficie de couleur d'un objet devait montrer que, souvent, ce que le regard percevait à une certaine distance comme une couleur uniforme était en réalité composé de toute une gamme de nuances, - que l'apparence d'une coloration uniforme devait être en réalité le résultat des effets conjugués d'un grand nombre de couleurs différentes. Ce phéno­mè�e ne s'explique que partiellement par l'effet de la perspective aénenne ; il est bien plus fondé essentiellement sur des lois phy­siques différentes, notamment sur des lois optiques sur lesquelles

�ous ne pouvons nous étendre ici et qui d'ailleurs n'apporteraient nen à notre étude. Mais il est un point qui les rapproche étroite­ment de la perspective aérienne : leur action dépend essentiellement du degré d'éloignement de l'objet considéré par l'œil. Cet éloigne­ment ne doit en aucun cas être insignifiant au point de permettre à l'œil de déceler encore nettement les différentes taches de couleur · il ne doit plus les percevoir que globalement. Mais pour cela o�

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n'a pas toujours besoin de la vision éloignée et souvent même pas de la vision normale, en particulier lorsqu'il s'agit de ces têtes repré­sentant des portraits ou de ces natures mortes que nous a transmis l'art romain et où il semble avoir tenu compte de ces observations pour le dessin de couleur. Ce n'est certainement pas non plus un hasard si l'art antique a justement choisi ces deux domaines pour mettre en pratique ses observations concernant les couleurs : car c'est dans le portrait et dans la nature morte que la reproduction aussi précise que possible des phénomènes éphémères de la nature constituait une fin en soi. Les portraits égyptiens de l'époque impé­riale et les natures mortes pompéïennes n'en ont pas moins conservé assez de forme et d'harmonisme pour qu'on ne risque ni de les confondre avec des œuvres de Hals ou de de Heem ni de s'étonner de les trouver dans le trésor des monument'S antiques. On peut dire en tout cas que, pour ce qui est de l'équilibre entre les cou­leurs, même les artistes romains les plus avancés n'ont pas dépassé son application à la figure isolée. Selon Wickhoff, la caractéris-­tique la plus importante de la peinture antique - outre le traite­ment tâtonnant de la perspective des lignes - réside dans le fait qu'elle n'a pas tenu compte des reflets ; il faut sans doute entendre par ce terme non seulement les reflets de la lumière mais aussi ceux de la couleur.

Les trois éléments nouveaux que nous avons décrits, et qui ont marqué dans l'art post-alexandrin le déclin des anciens objectifs et la transition vers des objectifs nouveaux ont tout naturellement trouvé dans le dessin leur expression la plus évidente. Mais ils ont forcément laissé également des traces sur les œuvres en demi-bosse et finalement même sur celles en ronde--bosse ; il nous reste à leur accorder encore notre attention.

Pour la demi-bosse l'influence destructrice s'exprime essentiel­lement en deux points : 1 . Les différents motifs font saillie de plus en plus fortement par rapport au fond ; 2. Ces motifs se répartissent sur différents plans successifs.

Dès l'époque hellénistique (cf. l'autel de Pergame) l'art grec sembla nettement viser à dépasser la vision rapprochée bien plus résolument que ne l'avait fait l'art attique à l'époque de son apogée. Les figures voisines semblent placées dans une étroite relation les unes par rapport aux autres, mais restent toutes sur un même plan : le fond n'a pas encore le statut d'espace. Mais là aussi l'évolution se produisit peu à peu : l'exemple le plus connu se trouve dans les

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reliefs de l'arc de triomphe de Titus. Nous avons là des figures d'importance variable qui devraient donc être prises de différents points de vue. Mais ce n'est que très rarement le cas ; même les figures placées tout à l'arrière sont vues dans une perspective qui se situe à mi-chemin de la vision rapprochée et de la vision normale, comme les figures du premier plan qui sont néanmoins beaucoup plus en relief. Si bien que dans la demi-bosse, la perspective des lignes semble être traitée en tâtonnant sur le fond, tout comme dans le dessin. Peu à peu, grâce à la saillie de plus en plus marquée sur des fonds multiples, le relief comporta également des contrastes plus nombreux entre la lumière et l'ombre, que le relief égyptien n'avait pour ainsi dire pas connus. Mais lorsque l'ombre des motifs saillants tomba sur le fond il apparut que celui-ci était bien un fond et non un espace, comme on voulait le voir depuis l'époque hellénistique. L'on fut obligé d'éliminer complètement l'arrière­plan et de le remplacer par un espace vide - du moins en appa­rence - dans la mesure où l'on voulait se rapprocher de la réalité. Ce fut là la phase extrême, ultime, de l'art romain impérial : les motifs (par exemple le feuillage) sont tellement creusés que l'on n'aperçoit plus que les ombres des creux comme espace vide pré­sumé, et non les parois des creux que l'on a laissés dans les fonds. En allant jusqu'aux limites d'un tel procédé l'on revint à la ronde­bosse ; mais la ronde-bosse, en s'affirmant, tend en retour vers la surface objective et l'on peut dire la même chose des reliefs pro­fondément creusés. En même temps et parallèlement à ce mouve­ment, le processus de l'accentuation des saillies se poursuit ; il atteint son point culminant sur les sarcophages de porphyre du Vatican trouvés à Santa Costanza, dont les figures - du moins partiellement - ne ressemblent plus qu'à des ronde-bosses ajou­tées extérieurement, et ne constituent plus des demi-bosses.

C'est pourquoi la demi-bosse - qui avait eu pour point de départ un relief à peine perceptible se détachant sur le fond afin de mon­trer la surface objective des objets tournée vers le spectateur -aboutit dans la dernière phase païenne de l'empire romain d'une part au relief se détachant au maximum du fond et nie d'autre part carrément le fond lui-même. Devant l'impression. générale que produit la forme, l'œil ne remarque même plus les surfaces objec­tives. Mais le rapport entre le fond et le motif a lui aussi subi une modification fondamentale. Le fond qui n'avait été pour l'art éoyp. tien qu'un mal nécessaire et était rigoureusement isolé du ;otif

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(c�. p. 1 30)? qui s'était ensuite émancipé dans l'art grec pré-alexan­dnn au pomt d'acquérir un droit à l'existence tout en conservant une fonction purement auxiliaire, se libère désormais complète­ment. Il sembl� que cette libération soit plutôt négative ; mais lorsque nous decouvrons des monuments où le fond constitue un véritable dessin, cela signifie que le fond a obtenu de haute lutte l'égalité avec le motif. Ce phénomène ne se manifeste il est vrai

9ue dans la période du christianisme primitif W et 5" siècle) où � pre�� une ce�ine importance ; car il n'y eut pas de place pour 1 égahte de traitement et l'émancipation des élémentos auxiliaires aussi �ongtemps que la vision du monde polythéiste et, avec elle, le dr01t du plus fort, resta en vigueur. Mais nous voyons très bien comment les choses se préparent à partir de l'arrivée d'Auguste : ce pe�cement. d� la s1:1rface, très caractédstique déjà pour l'empire romam, ne signifie nen de plus que la reconnaissance des droits d� fond, car un �bjet ajo�� produit presque autant d'effet par le VIde des espaces mtermédiaires que par le modèle qui est resté en place.

L'ac�o?- à l'effet le moins destructeur pour la forme fut celle des tr01s cléments de la surface subjective. Il n'estguère de statue de la fin de l'époque romaine païenne sur l'origine antique de laquelle nous pourrions avoir quelque doute. L'abandon des sur­faces partielles objectives en faveur de la forme d'ensemble a été cer�es

. pou�sé

, plus loin qu'à l'�po�ue de I'at:ogée de l'art attique,

�1s J.amais 1 �rt .post-al�xandnn n est allé meme jusqu'à la simple

mtent10n de reahser plemement les surfaces subjectives telles que n?us les �o�vons dans les habiles raccourcis, les encadrements bien co�bm�s, etc . .. de l'art baroque d'un Bernin. On ne renonça en effet J�maiS à une forme conçue en fonction de la vision rappro­chée tou�ours su�ceptible d'être contrôlée par le toucher, et jamais en .fon�twn de .1 effet de

. surface subjective procuré par la vision

élo�gnee. Ce�mes ?art1es que la lumière atteignait davantage éta.Ient certes elaboree

,s �e plus en plus minutieusement, d'autres

t�aitées avec pll;ls de. neghg�nce devenaient en revanche la proie de 1 o�bre ; mais Jamais o.n n

. est ail� assez loin pour que des parties

enberes de surfaces obJectives s01ent dérobées intentionnellement eu regard du spectateur. 0?- �·a pas poli le marbre, comme le fit plus. tard Bemm, afin de reahser les transitions entre les surfaces partielles et le passage du modelé à l'arrondi ; mais l'on peut pen-

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ser que l'utilisation relativement fréquente du bronze est la preuve que les artistes ont compris à quel point le brillant naturel de ce matériau convenait à la réalisation de ces transitions.

La transgression la plus évidente qu'entreprit avec la forme l'art améliorant la nature est celle qui consiste à réunir plusieurs figures en un groupe. L'époque hellénistique avait déjà dépassé les concep­tions qu'avait l'art attique en cette matière : cela ne doit pas nous étonner lorsque nous pensons aux observations que nous avons pu faire à propos du dessin à la même époque. Désormais on réunit plusieurs figures - du moins leurs corps - en un véritable groupe si bien qu'il semble que l'on soit contraint de renoncer à la vision rapprochée dans sa conception la plus rigoureuse pour percevoir correctement cet ensemble que l'artiste a voulu réaliser. Mais ce qui subsiste toujours c'est l'unique surface commune à toutes les figures réunies dans le groupe : ainsi dans le Laocoon qui se pré­sente comme un relief libéré de son fond à la manière des reliefs de Pergame. Et même lorsqu'il ne fut plus possible de conserver ri�oureusement l'unité de la surface, comme pour le taureau Far­n.�e , on chercha � la remp_Iacer autant que possible par la compo­SitiOn. ?ans le Nll du Vatican c'est la figure principale qui prend trop d'Importance pour que nous puissions y voir un groupe libre­m<:nt compo�é. Mais ce qui est significatif c'est qu'en dépit de ce qut les atttratt vers les surfaces subjectives, les Romains n'ont tout de même pas progre9Sé sur la voie sur laquelle s'étaient engagés les Grecs de l'époque hellénistique. Cette voie aurai dû les mener vers la cré�tion de groupes entièrement libres comparables à ceux de

_Ma�zo?t et �e Begarelli au 16e siècle ; mais pour une telle évo­

lution tl n y ava1t pas de place dans un art améliorant la nature et percevant les objets en vision rapprochée.

Pour finir, �� nous re�te à considérer les transformations qui se sont produttes dans 1 art post-alexandrin avec la polychromie de la forme. De telles transformations étaient sans doute inévitables d'une part en _raison des modifications que nous avons pu consta­ter JX?Ur le trattement de la coule?r, d�ns le dessin et, d'autre part, en ratson de la !endance - !lloderee tl est vrai - que manifestait la, _forme �Ile-�eme à d�v_en1r une surface subjective. Nous avons deJà

_mentiOnne les cond1t1ons nécessaires à toutes les autres modi­�catJOns de la yoly��romie : la conception de la couleur comme

e,lém�nt attache ex�eneurement à la superficie qui vient remplacer

1 anctenne conception de la couleur comme élément intégrant de

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la forme. Comme nous l'avons vu, cette transformation dans le ·dessin a débouché sur le colorisme, c'est-à-dire la recherche d'un équilibre et d'une atmosphère. On pourrait donc s'attendre à ce que l'on soit également passé de la polychromie au colorisme lorsque l'on entreprit de couvrir la forme de couleurs.

Or, le fait que cette transition ne peut être attestée par des monu­ments ne doit paos nous inciter à le surestimer a priori. Dans toute l'évolution de l'art jusqu'à nos jours il n'existe pas un seul exemple démontrant que l'on aurait tenté de traiter une forme au moyen d'un colorisme absolu. L'on en a tenu compte dans une certaine mesure, en mettant des nuances de rose sur les joues par exemple (ainsi les bustes de l'Empire Romain dans les tombeaux égyptiens), mais jamais - ni dans l'antiquité ni à l'époque moderne - on n'a cherché à rendre l'apparence pleine de la réalité. Et moins que partout ailleurs lorsqu'il s'agissait de statues grandeur nature ; on fit plutôt des tentatives pour les petites figures dont le format excluait déjà toute po9Sibilité de les prendre pour autre chose que pour l'œuvre d'un homme. Et c'est là que l'on trouve l'explication de toutes les réserves que nous avons observées : l'art veut rivaliser avec la nature, mais il ne veut pas donner l'illusion qu'il crée les mêmes choses. Ce que la nature réalise en trois dimensions, l'homme prétend le reproduire comme par magie en deux dimen­sions ; et s'il y est parvenu, nul ne doutera que c'est l'œuvre d'un homme et non celle de la nature. Mais lorsqu'il s'agit de traiter les statues grandeur nature en couleur on court le risque de voir se produire une telle confusion que l'art s'efforce à tout prix d'évi­ter : cela explique le mépris de l'amateur d'art pour les figures de cire repeintes en couleurs. De tout cela on peut donc tirer les conclusions suivantes :

1 . La couleur appliquée à la ronde-bosse - et à la demi-bosse -ne peut en aucun cas dépasser de beaucoup les principes de la polychromie.

2. Un art qui ne semble plus pouvoir être en accord avec les principes de la polychromie doit renoncer à appliquer la couleur à la forme, et ce d'autant plus aisément que les moyens de rivaliser avec succès avec la nature organique éphémère semblent être désor­mais largement mis à sa disposition d'un autre côté.

Si, en dépit des rares vestiges dont nous disposons, Wickhoff a

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pu démontrer que dans l'art, du moins dans celui de la première phase de l'empire romain, la couleur appliquée à la ronde-bosse et à la demi-bosse était une pratique très courante, voire générale selon lui, cela ne prouve absolument pas que cet art visait systématique­ment à réaliser l'apparence de surfaces subjectives. Les vestiges existants attestent d'ailleurs plutôt un traitement polychrome que du colorisme ; c'est uniquement pour le choix des couleurs que l'on s'impose désormais des limites dictées par le motif naturel, alors que jadis l'on procédait souvent arbitrairement (par des choix complémentaires) en ne tenant compte que des exigences ornemen­tales. Mais il est également possible de démontrer que dans une phase plus avancée de l'empire, parallèlement aux demi-bosses sur fond creusé (apparemment ajoutées) dans l'art post-alexandrin, on a pour ainsi dire renoncé totalement à appliquer la couleur à la forme. Il suffit de rappeler la manière dont est traitée la pupille des yeux sur les bustes de l'époque romaine tardive, qui n'est plus mise en valeur au moyen de la couleur, mais travaillée au ciseau.

On ne saurait imaginer d'exemple illustrant davantage à quel point cet art s'oppose au point de départ de l'art égyptien ancien. Dans le dessin coloré en Egypte, le modelé n'avait aucun droit à l'exis­tence, la forme était ramenée à une silhouette absolument plate. Dans la sculpture de l'époque romaine tardive, même la surface objective de la prunelle n'est pas traitée comme telle mais unique­ment '!lat�rialisée. avec des moyens propres à la sculpture. A quoi pouvatt bten servtr la polychromie si la forme elle-même permet­tait de remplacer la couleur ?

Motifs inorganiques

Il nous faut aborder maintenant les motifu inorganiques afin d'y étudier l'évolution du rapport entre la forme et la surface comme nous 1'<. ·.rons fait précédemment pour les motifs organiques : renon­

�ment pr�gressif à la surface objective, accentuation de l'impres.. ston prodmte par la forme dans son ensemble jusqu'à l'apparition partielle de surfaces subjectives.

Pour des raisons qui ont été largement évoquées, l'architecture traditionnelle des temples grecs n'avait pas constitué un terrain d'expériences des plus favorables à une expression pure et directe des exigences esthétiques d'un art grec arrivé à maturité. La connaissance que nous avons de son évolution à l'époque qui suivit le règne d'Alexandre est d'ailleurs par trop lacunaire pour nous

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permettre de nous e n faire une idée précise. Mais l'on sait tout de même certaines choses et ce peu suffit à la rigueur pour dégager au moins la tendance fondamentale propre aux motifs inorganiques de l'art post-alexandrin. Le fait le plus important est celui-ci : les colonnes du périptère, ces surfaces partielles ayant leur forme auto­nome, sont désormais rapprochées des murs compacts de l'ensemble du temple et deviennent des demi-colonnes (nous avons affaire alors à un pseudo-périptère). Mais les demi-colonnes arrondies ne s'har­monisèrent pas avec les murs droits et c'est pourquoi l'architecture hellénistique, une fois arrivée à maturité, les remplaça presque par­tout par des pilastres (précisons toutefois que nous ne connaissons pas tellement de temples de cette époque). Ces pilastres soutiennent le toit exacteme·nt comme le faisaient auparavant les colonnes isolées. Entre ces pilastres l'on a laissé des espaces muraux qui constituent des surfaces partielles se subordonnant aux formes pré­dominantes des pilastres pour les faire ressortir. On peut résumer ainsi le résultat d'ensemble : du fait que les supports isolés sont rapprochés du mur, l'ensemble de l'édifice apparaît plus compact, plus impressionnant, mais les pilastres, en tant que demi-formes des piliers pleins, soutenant le toit, donnent au spectateur l'illusion de piliers pleins, donc une impression de surface subjective. Il semble que le temple de l'époque romaine tardive - que nous connaiswns bien trop mal - soit allé encore plus loin (cf. par exemple le temple de Venus et de Rome sur le Forum) : on s'est apparemment détaché complètement des traditionnels édifices à colonnes ; cela était effec­tivement devenu possible à partir du moment où l'art put jusqu'à un certain point être conçu comme fin en soi. Mais, bien plus que ces vestiges trh fragmentaires de temples, d'autres édifices de l'Empire Romain nous offrent des exemples beaucoup plus instruc­tifs de créations présentant cette originalité.

La période qui suivit le règne d'Alexandre vit naître de nouveaux besoins architecturaux qui permirent une libération à l'égard de la tradition et une réflexion sur des formes nouvelles susceptibles de convenir en particulier pour les thermes et les théâtres. Les solutions ne pouvaient naturellement se trouver qu'en faveur de la forme centrale cristalline ; mais le « cristallinisme )) avait par trop privilégié les osurfaces partielles au détriment de la forme entière et sa rigueur ne convenait plus au goût d'une époque orien­tée vers l'expression plus intense du mouvement organique. On fit donc disparaître les arêtes vives du prisme central cristallin et c'est

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162 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et sufface

ainsi que prit forme le mur cylindrique. Si l'on trouve ce mur dans les théâtres romains on peut se demander à juste titre si le besoin technique d'une forme centrale n'a pas donné quelque peu Je branle, ce qui n'expliquerait toutefois pas pourquoi J'on a justement donné une forme circulaire à la construction centrale. Mais en ce qui concerne le Panthéon, toute contrainte technique disparaît : il se peut qu'il ait servi à abriter des thermes mais il peut aussi avoir servi à de tout autres fins. Il doit donc sa forme en rotonde unique­ment à des inspirations esthétiques.

L'arrondi, dont nous avons vu qu'il s'était introduit très tôt dans les œuvres de petite dimension, notamment celles qui avaient une fonction utilitaire, conquiert désormais le dernier baostion du cris­tallinisme absolu : la forme architecturale. Le mur que, depuis l'époque égyptienne la plus ancienne, l'on n'a jamais pu imaginer autrement que comme une surface plane et droite, prend la forme d'une courbe circulaire et fond ainsi toutes les surfaces partielles dans la forme unique que constitue l'ensemble de l'édifice. Mais qu'advient-il du plafond, cette charpente plate couverte de che­vrons ? Même là on ira plus loin : le plafond sera lui aussi arrondi et deviendra une calotte centrale à voûte sphérique.

Dans toute l'architecture antique l'élément décisif du projet artis­tique est la forme extérieure. Vu de l'extérieur, le Panthéon est une forme compacte limitée par des arrondis dans le sens de la hauteur comme dans celui de la profondeur ; il n'est délimité par des droites verticales que dans le senos de la largeur. L'impression d'en­semble qui triomphe des détails n'est interrompue qu'à un seul endroit : aux corniches qui s'insèrent entre le bord supérieur du cylindre et le bord inférieur de la calotte de la coupole. Cela semble bien exprimer la division la plus courante de la forme telle qu'elle a été héritée du temple grec : le poids (iu plafond et les murs qui le soutiennent sont séparés de la même manière que l'étaient jadis le poids du plafond et les pilastres le soutenant. C'est sans doute pour cela que l'on a supposé avec raison que l'actuel cylindre de brique lisse avait été précédé jadis de pilastres de marbre ou de demi-colonnes ... Nous aurions alorn affaire au système du mur

26. Un cylindre de briques entièrement lisse semble impensable aussi bien à. l'époque d'Agrippa qu'à celle d'Hadrien. Ce n'est qu'après le règne de Constan­tm que l'on en vint à rejeter la surface objective partielle en faveur de la forme ce qui revient à une destruction esthétique pure et simple de la première. Nou� ne pouvons d'ailleurs que déplorer aujourd'hui l'absence du revêtement primitif du Panthéon lorsque nous tentons de le situer avec précision dans l'évolution de l'art de la forme.

L'art améliore la nature 163

droit articulé par des demi-bosses que nous avions rencontré pour la première fois dans Je pseudo-périptère. g:ec. tr�ns�éré à un mur aux lignes courbes. Un tel transfert étatt-11 adm1ss1ble ? Comme l'on sait, ce système fut inventé comme incarnation du support v�r­tical d'une charge horizontale. Mais, de même que l'arc en plem cintre, la coupole n'exerce pas une pression horizontale mais para­bolique, que l'on a convenu d'appeler poussée latérale. L� Romains savaient parfaitement tout cela mais crurent ne pas devorr en tenir compte ; nous nous contenterons ici de constater ce fait.

Ce que nous venonos de dire nous permet de deviner en partie seu­lement ce qu'était le rapport entre la forme et la surface tel que le spectateur le découvrait à l'origine à l'extérieur du Panthéon. D'autres édifices circulaires où l'on avait renoncé au départ aux incrustations de marbre parce qu'elles attiraient les pillards, ont en revanche conservé intacts leurs éléments extérieurs : les théâtres. Il faut dire qu'ils se distinguent du Panthéon en deux points : d'une part, les murs n'avaient pas à supporter le poids d'un pla­fond compact, d'autre part, ils n'avaient pas à constituer vers les côtés un ensemble absolument clos pour l'espace intérieur, comme c'était le cas pour Je Panthéon dépourvu de fenêtres et unique­ment éclairé par une ouverture dans la coupole. S'il semble donc que pour le Colisée ont ait utilisé le système hellénistique de la demi-bosse, ce ne peut être que pour articuler la décoration des murs et non pour soutenir le plafond - qui n'existe pas. Et si le cylindre que constituent les murs, contrairement au Panthéon, est percé de nombreuses ouvertures, on peut penser qu'il aurait sans doute été difficile de trouver une autre raison autorisant tant de brèches sur les murs extérieurs d'un édifice. On peut en tout cas constater deux signes caractéristiques de l'esprit nouveau dont s'ins­pire la création artistique : 1 . dans un simple but de décoration, il permettait l'utilisation d'un système aux structures symboliques rigoureuses même lorsque manquaient les conditions essentielles légitimant son existence ; 2. il a utilisé avec un zèle évident l'occa­sion - rare - qui lui était offerte de percer de nombreuses ouver­tures dans la forme extérieure. Or cela signifie, en d'autres termes : 1. que l'on s'orientait de plus en plus résolument vers la simulation de la forme complète moyennant la demi-forme, 2. que l'on tentait de faire disparaître complètement - à l'aide de percées - le fond

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164 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

qui subsistait entre les demi-bosses. Nous avons déjà rencontré ces manifestations précédemment dans les motifs organiques.

Il est intéressant de considérer de plus près le traitement des murs extérieurs du Colisée. Si l'on avait envisagé d'entourer le mur cylindrique d'une seule série de demi-étais, les demi-bosses et les corniches auraient dû comporter des dimensions énormes : de là une subdivision en quatre étages. Dans les trois étages principaux le système est d'ailleurs constitué de demi<olonnes, - et non de pilastres, car les premières convenaient mieux au cylindre constitué par les murs - grâce à une corniche ininterrompue ces demi­colonnes semblent toujours soutenir l'étage au-dessus d'elles. Les fûts des derni<olonnes ne sont pas cannelés : l'attention de l'artiste e3t déjà trop tournée vers l'impression produite par la forme dans son ensemble pour qu'il songe encore à la disperser en dévelop­pant et en affinant des surfaces et des formes partielles. Entre les demkolonnes, des arcades percent le cylindre et attirent autant le regard que les parties de murailles subsistant encore. En parfaite harmonie avec l'ensemble du cylindre auquel ils confèrent une sorte de dynamique et de rythme, et avec les demkolonnes qui s'in­sèrent entre eux, ils créent cette impression de mouvement parfait que produit même sur le spectateur d'aujourd'hui cette énorme masse de travertin.

Il nous faut encore considérer d'un peu plus près les arcades ; elles nous inspirent des réflexions de deux ordres, en tant qu'ouver­tures et en tant qu'arcades. Des deux points de vue, elles repré­sentent une nouveauté par rapport à l'évolution qui leur est anté­rieure.

Pour nous qui sommes habitués à voir des mUPS percés de fenêtres, mêmes les ouvertures des arcades du Colisée ne semblent être que des fenêtres. Mais l'antiquité classique n'utilisa prus de fenêtres pour les édifices monumentaux, pour des raisons qui se comprennent aisément : elles auraient nui à la netteté et à la compacité de la forme. Ni le temple de la Grèce antique ni la maison grecque à colonnes n'auraient permis de fenêtres, et le sys­tème hellénistique des murs articulés par des pilastres pas davan­tage : car dès qu'une fenêtre est percée dans la surface partielle, cette dernière acquiert une importance structurelle autonome qui serait contraire à l'esprit de ce système même. Cette loi fondamen­tale et essentielle de tout art améliorant la nature, ne l'aurait-oill

L'art améliore la nature 165

pas déjà entièrement abandonnée à l'époque des empereurs flaviens au lieu de se contenter de la transgresser de temps à autre ?

Si l'on observe les choses de plus près, l'on constate que les arcades du Colisée premièrement, reposent par leurs parties infé-­rieures droites sur les entablements, c'est-à-dire sur le sol, et deuxiè­mement, remplissent presque tout l'espace intermédiaire entre deux demi-colonnes. Cela démontre déjà clairement que les arcades ne sont pas des fenêtres, mais des portes, c'est-à-dire des espaces entre les colonnes comparables à ceux du périptère. Mais nous sommes aussitôt amenés à nous demander pourquoi les Romains n'en sont pas restés au système du périptère, c'est-à-dire à l'archi­trave reposant sur des colonnes ? L'obstacle était visiblement d'ordre technique : dans une répartition proportionnelle des colon­nes, l'espace entre celles-ci devait nécessairement devenir si large (ce qu'il est désormais effectivement) que l'architrave entre elles - par suite d'un excès de longueur - risquait de ne pouvoir supporter la charge au-dessus. Et nous arrivons ainsi au point essentiel : les prétendues arcades-fenêtres sont en réalité les supports structurels de l'édification des parties supérieures (et par conséquent également du plafond, quand il y en aurait eu). Les arcades sont en réalité ce que les demi-colonnes ne font que simuler. Les Romains savaient naturellement tout cela : c'est pourquoi ils introduisirent dans le cylindre de briques du panthéon des arcs de décharge dont les ouvertures furent cependant murées parce que le panthéon ne devait naturellement pas comporter de fenêtres. Nous nous trou­v� donc en face du même phénomène que celui que nous avions déJà observé à propos du Panthéon : de même que le poids de la coupole était destiné à produire un effet de verticalité, de même, pour le Colisée, la poussée latérale des arcades semble remplacée par la �ussée verticale des corniches sur les colonnes. Nous pou­vons mamtenant nous demander pourquoi les choses se sont pas­sées ainsi.

La discrétion esthétique n'y est sans doute pour rien. Même un enfant ou un individu très naïf savent que pour pratiquer une ouverture dans un mur il faut une poutre horizontale et deux mon­tants verticaux et que la première pèse verticalement sur les deux autres. Mais �·arc est d'une composition plus compliquée, il comprend plusteurs parties et le point où il supporte la charge n'est pas là où . l'on a pris �'habitude _de le chercher jusqu'à présent - aux pomts du sommter des états supportant l'arc - mais dans

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166 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

la flèche (la clef de voûte). Pour comprendre le jeu des forces agis­sant dans l'architecture d'un arc il faut donc plus que la simple compréhension d'un enfant qui construit son château de cartes sui- . vant les principes du cristallinisme. Mais il semble bien qu'à l'époque des Flaviens ont ait su s'accommoder de ce problème : on se déclara tout aussi ouvertement en faveur de la coupole et de l'arc en plein cintre que des murs en courbe et pour les raisons déjà évoquées. Pourquoi alors ces hésitations avant de franchir le dernier pas et de poser l'arc directement sur les étais (arcades) au lieu de le masquer en en faisant une ouverture de second ordre (une fenêtre) ? La seule raison semble être celle-ci : si l'on avait ouvertement admis l'arc on aurait abouti à une réha­bilitation esthétique de la surface murale, ce qui était contraire aux principes d'un art améliorant la nature. Nous retrouvons donc le phénomène que nous avions si souvent constaté à propos des motifs organiques : on se laisse entraîner sur des voies qui éloignent de la légalité, mais on ne trouve pas le courage de se débarrasser carrément de la loi. Ce n'est que peu avant l'abrogation de la loi par l'empereur Constantin que nous rencontrons les premières arcades à l'extérieur d'un édifice monumental : à Spalato. Les écoinçons triangulaires qui, au Colisée, étaient encore pour ainsi dire coincés et écrasés si soigneusement entre les demi-colonnes, la charpente et les arcs présentant les caractéristiques de poutres construites horizontalement, apparaissent désormais plus nette­ment comme des surfaces autonomes que rien ne délimite et qui produisent donc les effets propres à la vision subjective de loin. Mais nous sommes ainsi déjà arrivés au-delà des limites de l'art antique améliorant la nature. Il nous reste à considérer un aspect de l'art des formes tel qu'il se développa après le règne d'Alexandre : le traitement de l'intérieur des édifices.

L'intérieur fermé d'un édifice ne peut pas du tout éveiller l'im­pression d'une forme dans l'esprit du spectateur : les surfaces murales se succèdent sans discontinuité, nulle part on ne peut voir comment cette masse est délimitée à l'extérieur, du côté de l'air libre. Or l'art améliorant la nature vise des délimitations formelles précises qui isolent l'ensemble et dont l'effet est rassurant. L'art égyptien a réalisé ce projet en remplissant tout l'espace intérieur de formes, si bien que toutes les surfaces murales, divisées en tous sens, ne produisent plus aucun effet de surface (salle à colonnes). De même que celui qui regarde le périptère grec ne peut voir les

L'art améliore la nature 167 niurs extérieurs à cause des colonnes qui sont placées devant lui, de même lorsqu'il contemple l'espace intérieur clos d'un temple égyptien. Les vestiges de monuments que nous connaissons ne suf­fisent plus pour reconnaître comment l'art pr�alexandrin a procédé pour réaliser chaque fois cet équilibre de l'espace intérieur. Les édifices post-alexandrins permettent en revanche de très bien consta­ter ce qui s'est passé, du moins dans ses tendances fondamentales. Nous nous tournerons de nouveau surtout vers le Panthéon. Bien que l'intérieur ne corresponde plus entièrement à ce qu'il fut à ses débuts, on peut déceler comment se sont réalisés deux objectifs : l. Suppression de la forme isolée à l'intérieur des édifices, 2. répar­tition des niches et des édicules qui avancent entre elles dans la partie inférieure du mur cylindrique.

La suppression de toute forme isolée signifie une fois de plus un choix extrême qu'avait réussi cet art et que l'art égyptien ancien n'était pas parvenu à faire. Alors que ce dernier semblait ne pou­voir créer l'impression de la forme qu'en rendant résolument invi­sible toute surface, l'art romain admet absolument la surface, - sans doute parce que l'artiste était convaincu que c'était là le moyen le plus sûr pour rappeler au spectateur les aspects de la forme extérieure. C'était là une entreprise dangereuse qui, selon nos critères actuels, ne pouvait qu'aboutir à une débauche de surfaces subjectives ; mais dans le cas de la rotonde simple ce fut en effet un succès. Les parties inférieures qui opposaient la surface objec­tive trop directement au spectateur furent donc percées de niches qui complètent si efficacement les arrondis des murs et de la voûte que l'on a même pu se risquer à prévoir des effets de contraste en intercalant des niches carrées et des édicules. Pour le reste, le cylindre tout entier jusqu'à la base de la coupole semble s'articuler suivant le traditionnel système de la demi-bosse. Les caissons de la coupole sont des réminiscences atténuées du cristallinisme du plafond droit, au même titre que les revêtements des entablements le sont à l'égard des intrados de l'arc de plein cintre, et allègent l'ensemble ; mais le décalage concentrique que l'on peut observer dans les dimensions prouve aussi à quel point les Romains savaient que la voûte qui recule jusqu'à devenir imprécise devait prendre d'elle-même l'aspect des surfaces subjectives - ici dans le respect de la perspective des lignes. Un autre fait semble important dans ce contexte : les niches intérieures du Panthéon ne sont absolument

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168 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

pas visibles de l'extérieur : elles auraient sans doute nui à l'im­pression de compacité de l'ensemble, alors qu'à l'intérieur elles . contribuent à effacer l'impression de surface et à suggérer celle de la forme.

En réalité chaque voûte est une forme centrale et convient de ce fait particulièrement bien aux édifices rigoureusement centrés comme l'est justement la rotonde du Panthéon. Mais il était inévi­table que l'on tente de placer également une voûte sur des pièces carrées. Ce n'est sans doute pas un hasard si les plus importants des monuments de cette sorte qui nous ont été conservés ne remontent qu'à l'époque de Dioclétien et de Constantin. Ils ne font donc plus vraiment partie de l'art antique ; mais ils expriment un postulat fondamental de l'art améliorant la nature : celui de la clarté et de la limitation absolue ; c'est pour cela - et parce que les débuts remontent sans doute bien plus loin - (cf. les therme.s de Caracalla) que nous devons encore leur accorder notre attention.

Il s'agit notamment de pièces oblongues qui furent couvertes de voûtes en berceau ou de voûtes d'arêtes. Ces dernières posèrent les problèmes les plus compliqués et c'est pour cela que nous nous limi­terons à leur étude. Prenons pour exemple la grande salle des thermes de Dioclétien (l'actuelle nef transversale de Sta Maria degli Angeli). Les imposantes voûtes d'arêtes reposent sur d'énormes colonnes qui sont disposées en avant des murs : ainsi l'exige la règle de clarté. Il faut dire que l'ancienne demi-bosse n'aurait pas suffi pour remplir la fonction d'un arc-boutant, mais du fait que la forme qui sert de support se détache des murs, montre bien que l'on semble de nouveau être sur le point de dissocier la forme et la surface comme on le fit en son temps dans la salle à colonnes égyptiennes ou dans le périptère. Mais on ne peut méconnaître une différence fondamentale : alors que chez les Egyptiens la sur­face devait être dissimulée par les formes placées devant elle, la salle romaine à voûte d'arêtes la livre complètement au regard du spectateur. La surface murale acquiert désormais une importance autonome à côté de la forme. Il ne reste plus qu'à se débarrasser du postulat de clarté de l'art améliorant la nature et la surface murale pourra se fondre avec la voûte en une seule surface subjec­tive.

L'art spiritualise la nature 169

DEUXIÈME PÉRIODE

L'ART SPIRITUALISE LA NATURE

1 . - Revirement dans l'art romain tardif

Avec la victoire de la vision du monde monothéiste fut éliminé le dernier obstacle au passage définitif de la vision rapprochée à la vision éloignée. Mais avec cette victoire disparut également le mobile qui animait l'art post-alexandrin lorsqu'il tentait de dépas­ser la vision rapprochée : la compétition avec la nature en tant que telle, l'art comme fin en sot. Aussi l'art romain fit-il un usage si nonchalant, si peu convaincu de la liberté qui lui fut acquise après Constantin, que l'on n'a guère considéré ses œuvres pour ce qu'elles sont en fait - la continuation normale de l'antiquité romaine -, on y vit plutôt les symptômes d'un retour sans précédent à la barba­rie primitive. L'apparition de masses barbares à la fois au dehors et à l'intérieur de l'empire venait confirmer de telles assertions, et c'est pour cela qu'il y a peu d'erreurs aussi profondément ancrées dans l'histoire de l'art que l'idée de « l'art retombant dans la bar­barie sous l'influence des Germains ». De nos jours nous avons reconnu les différences entre l'art post-alexandrin et l'antiquité purement « classique » et nous pouvons donc entreprendre de cor­riger cette erreur fondamentale concernant l'art chrétien primitif du bas empire romain.

a) Motifs organiques

C'est dans la forme humaine que l'art améliorant la nature avait de tout temps trouvé son expression la plus parfaite. L'objet visible du culte était la statue de la divinité et non son image. C'est pour­quoi, jusqu'aux ultimes moments de la vision du monde païenne, la forme à trois dimensions fut considérée comme le moyen artis­tique convenant le mieux à l'expression des spécificités physiques d� la nature organique. Or, lorsque la nouvelle vision du monde en vint à déclarer que le corporel n'était rien d'essentiel, elle prononça du même coup la condamnation de la forme. La surface n'avait certes pas plus d'importance que la forme ; mais comme les païens .ne l'avaient pas non plus considérée comme telle, nul malentendu

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170 Les éléments de l'œuvre d'art{Forme et surface

n'était à craindre quant à elle, alors qu'il fallait absolument réduire l'importance de la forme jusqu'alors toute puissante afin d'éviter qu'elle ne devienne la source d'erreurs périlleuses au sens poly­théiste. Voilà qui explique surtout pourquoi la forme ne joue qu'un rôle tout à fait subalterne dans l'art romain tardif. Nous ne la trouverons représentée dans cet art que dans des domaines où une tradition culturelle profondément enracinée favorisait son maintien et où le risque d'erreur était très mince (par exemple sur des sacrophages ,des diptyques).

Les statues chrétiennes primitives de la fin de l'empire romain présentent deux caractéristiques : 1. Les surfaces partielles sont négligées. c'est-à-dire insuffisamment délimitées et mises en valeur ; 2. Certains détails sont privilégiés et exagérément mis en valeur. Ces deux caractéristiques marquent déjà l'enlaidissement des figures du romain tardif - déjà mentionné dans le chapitre sur les motifs - mais cette fois il porte sur le rapport entre la forme et la surface. De même qu'on le fit en ce qui concerne l'enlaidisse­ment, l'on a voulu voir dans ces caractéristiques des symptômes d'une nouvelle barbarie. Mais elles ne signifient rien d'autre que le passage à la vision éloignée, plus déterminé cette fois que ce n'aurait été possible dans tout l'art antique. Après tout ce que nous a enseigné l'étude de l'évolution antérieure, nous n'avons plus à en apporter la preuve quant à la suppre&Sion des surfaces par­tielles. Mais l'accent mis sur certains détails, notamment sur les yeux ou sur les profonds sillons de la chevelure, s'explique aussi par la place prise en considération de la vision éloignée. Car dans la nature aussi nous percevons de la même manière tous les élé­ments d'un objet lorsque nous le regardons de près, alors qu'en le contemplant de loin nous ne distinguons que certains détails reS'Sortant plus nettement, tandis que les autres se perdent dans l'impression de surface subjective produite par l'ensemble ; le spec­tateur les complète en esprit en se fondant sur son expérience de la vision rapprochée mais, par suite d'un entraînement constant, i l procède inconsciemment et pour ainsi dire mécaniquement.

Si l'on veut donc apprécier à leur juste valeur les statues de la dernière période de l'empire romain, il faut les contempler de loin. C'est alors qu'elles perdront une partie de leur rigidité et de leur inertie, si troublantes lorsqu'on les regarde de près. Cette absence de vie semble surtout avoir favorisé les thèses selon lesquelles. après 3 1 3 ou 476 après Jésus Christ, la plastique eut à reprendre

L'art spiritualisé la nature 171

tout du commencement. On pensait en effet pouvoir établir un parallèle avec l'art égyptien ancien qui avait également commencé en cr�nt des figures rigides et guindées. Mais en réalité les figures égyptiennes et les figures romaines s'opposent totalement. Si l'on place .son œil tou� près dè la surface d'une statue égyptienne, on ��çc:n� to�te la v1e que les Egyptiens mirent en elle et toute la ngtd1te qUI les caractérise vues de loin disparaît. Inversement, les figures romaines vues de près semblent grossières et rigides, mais à. �es�r� que l'on s'éloigne d'elles, elles acquièrent une sorte de VIe mteneure. En d'autres termes : les surfaces qui semblent être un élément commun aux deux catégories de figures sont en réalité quelque chose de très différent pour chacune d'entre elles : un élé­ment .objectif pour les figures égyptiennes, subjectif pour les figures romames. C'est pour cette raison qu'on ne trouvera jamais une figure « grossière » dans l'ancienne Egypte. L' « aspect grossier >>

des. �orll}es. d� romain tardif n'est en fait rien d'autre que la cc VISion elotgnee » , de même que dans leur « laideur » nous n'avions reconnu rien d'autre que de l' « organisme >>.

. La demi-bosse eut également à souffrir de l'hostilité des Chré­

tiens pri�itifs à,

l'éga;d de la forme. Mais lorsqu'elle apparaît, elle témotgne d une etonnante tendance à s'aplatir. C'est ainsi que les reliefs de l'arc de Constantin qui, à l'époque, avaient été m:llement �onçus pou� célébrer le triomphe de l'empereur (sur les Nocles), étatent de vé�ttables b�s-reliefs. Leur vue nous rappelle directement les bas-reliefs égypttens anciens et il n'y a rien d'éton­nant.à. ce que,ron en ait

, conclu que l'art avait régressé à un niveau

prlmttlf sous 1 effet du deferlement des Barbares, et devait reprendre au

,début tout le proce:ssus d'une évolution par étapes. Mais lors­

qu on compare attentivement ces bas-reliefs constan.tiniens avec loa bas-r�1iefs .égyptiens, on constatera aussitôt une différence entre o�x où s expnme �ette�ent toute l'évolution qui les sépare et qui 1 6te�d sur des mtllénaues. Les bas-reliefs égyptiens étaient des dom1-bosses perçues par vision rapprochée et dont les reliefs fal�les mais conformes à la perception par le toucher, se perdaieni rApidement dans la surface du fond, si bien qu'ils semblaient posés �mme �es morceaux �r ce fond. Les bas-reliefs de l'époque de <.:onsta�tm sont :- qu on nous pardonne cette expression _ des haut-rehefs aplatis, dont les contours ne se perdent pas comme doa morceaux d_ans la surface du fond, mais se détachent nette­mont de celle-ct. Or cela signifie clairement que les bas-reliefs

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Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

constantiniens étaient conçus pour la vision éloignée et que la surface qu'ils montrent n'est pas la surface objective confirmée par le toucher, mais simplement une surface subjective spéculant sur le parti-pris de notre vue, qui veut nous donner l'illusion d'une forme à trois dimensions vue de loin. Les diptyques d'ivo;re de la fin de l'époque romaine présentent le même aplatissement de la demi-bosse.

Si, à la suite de ce que nous venons de dire, nous observons dans la dernière phase de l'art romain un brusque revirement qui permet une fois de plus à la surface de prédominer, nous ne devons pa:s voir là un retour à la surface objective de l'ancienne Egypte, mais un progrès vers la surface subjective qui est la conséquence logique de toute l'évolution antérieure.

L'étude des portraits des derniers empereurrs sur les monnaies est également intéressante dans cette perspective. Outre la forme plate les nombreuses lignes permettant de composer le buste de l'empereur sont un élément caractéristique. Cela nous rappelle d'abord la manière dont sont traitées les lignes dans les peintures des vases pré-alexandrins. L'on remarquera bientôt que les lignes ne délimitent pas nettement les surfaces partielles comme dans l'art classique (par exemple pour les plis des vêtements) mais qu'elles se contentent de les ébaucher. Voilà qui traduit précisé­ment la même recherche de la surface subjective que celle que l'on trouve dans les reliefs constantiniens.

Pour finir, on peut dire la même chose à propos du dessin (repré­sentation à deux dimensions) dont les mosaïques nous apportent notamment le témoignage. Les mosaïques de la fin de l'empire romain se caractérisent par une absence de pureté des lignes qui semble délibérée. On a naturellement interprété ce fait comme un autre symptôme de l'influence barbare. Mais il est en réalité, comme tout autre phénomène de l'art romain tardif, un produit de l'évo­lution qui suivit la mort d'Alexandre et s'orienta progressivement vers la dissolution de la forme compacte en surfaces imprécises. et de l'hostilité du monothéisme envers toute amélioration de la nature par la « beauté » des corps.

De même que dans toutes les périodes artistiques, l'art de l'époque romaine tardive s'inspira des travaux les plus simples et les plus élémentaires des art·s appliqués, c'est-à-dire des décorations de surfaces d'œuvres ayant une fonction utilitaire. Certaines déco­rations de ceintures de bronze sont exemplaires à ce point de vue ;

L'art spiritualise la nature 1 73

on en a trouvé dans toute la partie occidentale de l'Empire jusqu'à la côte occidentale de la presqu'île des Balkans. On retrouve là la technique de la demi-bosse (taille cunéiforme) des anciens orne­ments en vrille hérités des Grecs, mais traités avec tant de raffi­nement que l'on éprouve d'abord quelque difficulté à distinguer le fond du motif et que J'œil ne perçoit finalement que de la lumière et de l'ombre, mais aucune forme. La tendance au nivellement, hostile au « motif » propre à l'art chrétien de l'époque romaine tardive s'exprime donc aussi directement que la tendance à utili­ser la couleur et les surfaces. Et nous avons une fois de plus l'oc­casion de procéder à une comparaison avec le point de départ de l'art égyptien ancien. Il nous avait lui aussi fait découvrir des reliefs où les motifs recouvraient le fond avec une telle densité que la clarté en souffrait considérablement. Le phénomène paraît donc en effet être le même dans les deux cas ; en réalité il s'agit pourtant de véritables oppositions. Les Egyptiens tenaient avant tout à assurer aux motifs une prédominance exclusive et à nier totalement le fond. L'effet fut manqué uniquement parce que, en même temps que le fond, il manquait le plus faible dont le plus fort a absolu­ment besoin pour pouvoir prouver sa force. Les Chrétiens primitifs de la fin de l'empire romain, en revanche, s'efforcèrent d'éman­ciper le fond, de lui accorder la même importance que celle dont jouissait le motif. C'est pour cette raison qu'ils ne choisirent pas lu figure humaine pour motif, mais des motifs organiques diffé­rents (les vrilles végétales) en les traitant de façon largement inor­aunique, - non pour les améliorer physiquement, mais pour leur ôter au départ le plus possible de leur « signification » organique pur comparaison avec les configurations insignifiantes du fond. Le rclio

_f

_égyptien repr�sentant des scènes de batailles était conçu pour la VISIOn rapprochee ; plus le spectateur s'en éloigne plus le pêle­

mete des figures lui paraît confus et désordonné. Le relief orne­mental bas-romain était en revanche conçu pour la vision éloignée ; dams la vision rapprochée l'œil ne voit que des motifs peu nets qui, pour eux-mêmes, sont dépourvus de tout attrait artistique.

h) Motifs inorganiques Dans les édifices à construction centrale comme le Panthéon ln forme avait fini par dominer tout l'extérieur au point d'éclipse;

&.�onsidérablement les surfaces partielles. Nous n'avons pu avancer &fUC des suppositions sur le traitement auquel ces dernières étaient

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1 74 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

soumises. Mais le Colisée - ainsi que toute l'évolution que nous avons pu observer jusqu'à présent - nous prouvent que les sur­faces partielles étaient encore respectées et qu'il ne pouvait en être autrement. Mais à l'intérieur, qui prenait progressivement plus d'importance qu'il n'en avait eu dans les anciens édifices consacrés au culte, on se mit à dépouiller les surfaces objectives de leur caractère de surface en plaçant des niches à leurs parties inférieures où le spectateur pouvait les voir dans une proximité correspondant à la perception tactile. L'étape suivante concernant l'extérieur ne pouvait aller que dans un sens : les. parties devaient elles aussi perdre leur aspect objectif, c'est-à-dire limité, et constituer la forme dans son ensemble en tant que forme d'un ordre inférieur. On franchit cette étape en laissant désormais avancer vers l'extérieur les niches que le Panthéon possédait déjà à l'intérieur où elles ser­vait à articuler plus clairement la forme. C'est là une des étapes les plus riches de conséquences et les plus décisives de toute l'his­toire de l'art des formes : car c'est elle qui inaugure l'art des grandes masses architecturales.

Imaginons la rotonde du Panthéon : sa forme d'ensemble restera nette même pour celui qui approche jusqu'à une distance de quel­ques pas seulement. Imaginons cette rotonde munie de plusieurs niches proéminentes : on ne pourra juger de la forme dans son ensemble que si l'on recule assez loin r;..�ur que toutes les parties - dans la mesure où elles peuvent être saisies d'un coup d'œil ­se trouvent dans le champ de vision. Il s'ensuit que la masse archi­tecturale ne s'accorde au départ qu'avec la vision éloignée. Et comme la vision éloignée n'avait pas de place dans l'art améliorant la nature, la masse architecturale ne parvint à s'imposer totale­ment que dans l'art chrétien primitif.

La masse architecturale ne produit d'effet que par sa forme vue de loin. Mais comme la forme vue de loin donne l'illusion d'une surface à deux dimensions, l'impression de cette masse architectu­rale est toujours celle d'une surface subjective. C'est cette impres­sion que l'on favorise désormais, en revanche on évite tout ce qui pourrait éveiller l'idée d'une surface partielle objective limitée. Les surfaces murales restent lisses, les pilastres, demi-colonnes, etc., disparaissent, le plafond en voûte se fond directement avec le mur qui le porte.

Ce processus s'est déroulé en partie encore à l'époque précédant le règne de Constantin, alors que l'art était jusqu'à un certain point.

L'art spiritualise la nature 175

une fin en soi, mais que par ailleurs le droit du plus fort avait encore force de loi dans l'art. Ce droit exigeait que les formes par­tielles soient subordonnées à la forme dans son ensemble, tout comme il avait exigé jadis la subordination des surfaces partielles. Cette exigence trouva son expression la plus évidente dans la pré­dominance de la coupole centrale accompagnée de demi-coupoles. Seuls les Byzantins ont réussi un peu plus tard la réalisation la plus parfaite de ce type ; mais nous rencontrons déjà ses premières représentations dans la Rome d'avant le règne de Constantin. Oui, on se sentait déjà si sûr de la nouvelle conquête que - pour l'amour des niches - on eut même le courage de briser le cylindre que formaient les murs pour en faire un polygone, sans s'inquiéter de la résurgence des surfaces partielles objectives provoquée par les aspects cristallins : ne savait-on pas que la vision éloignée fon­dait toutes les surfaces partielles en une unique surface globale aubjective.

Il nous faut encore attirer l'attention sur deux choses. Première­ment, que le motif le plus ancien attesté de la masse architecturale monumentale - accompagné de niches prééminentes - est apparu • l'intérieur d'abord. Il s'ensuit de toute évidence qu'en accordant une importance croissante à l'intérieur dans l'art romain, on allait forcément faire éclater tout le système traditionnel fondé sur la vision rapprochée améliorant la nature. Les surfaces objectives de l'lnt6rieur ne purent en effet jamais et en aucune manière être IOUmises à la forme, du fait que celle-ci ne put jamais se révéler ouvertement dans des limites évidentes. La seule issue était de transformer les surfaces objectives en surfaces subjectives, ce qui fat entrepris avec succès lorsqu'on re replia sur des courbes conte­nant des niches. Lorsque l'on eut ainsi progressivement préparé Il regard à la perception de surfaces subjectives, ce ne fut plus qu'une question de temps avant de pouvoir appliquer le même traitement à l'extérieur. Deuxièmement, il nous faut insister aussi IUr la différence qui existait par rapport au point de départ de l'art 'f!.ptien ancien, car une telle comparaison est pour nous riche d enseignements. Il semble bien que là aussi les deux expressions art llltiques présentent des liens de parenté : de même que pour le temple égyptien autrefois, la forme et la surface de l'architecture

ntrale du Romain tardif avec ses murs lisses, dépourvus de toute décoration murale aux structures symboliques, semblent se Mparer totalement. Mais en réalité nous observons aussi des

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176 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

contrastes : l'édifice égyptien vu de l'extérieur ne présente que la surface objective ornée de reliefs derrière laquelle la forme se mani­feste, proche et tangible ; l'édifice central bas-romain n'offre au regard qu'une forme sans relief qui, vue de loin, apparaît comme surface subjective.

L'édifice central romain est sans conteste le produit d'un art devenu fin en soi, si tant est qu'un tel art ait déjà été possible dans l'antiquité. II est probable qu'un art qui obéissait essentiellement aux impératifs de fonctions utilitaires n'aurait guère eu tendance à abandonner la forme cristalline pour donner, par exemple au Pan­théon, une forme rigoureusement circulaire. Comment, dans ce cas, allait se comporter l'art chrétien primitif de la fin de l'empire romain, si on lui donnait pour mission d'inventer une forme nou­velle en vue d'une construction précise ? C'est en effet la tâche que s'est vu imposer cet art, et cette tâche fut d'une telle impor­tance que ses solutions devaient pendant au moins un millénaire imposer ses perspectives aux formes artistiques de l'avenir : ce devait être la création d'un édifice pour le culte chrétien. Or, les Chrétiens primitifs ne se sont pas posé la question en ces termes : quelles est la forme la plus belle ? mais ils se sont demandé quelle était la forme la mieux appropriée. La première question aurait sans doute trouvé une réponse se référant à l'édifice central ; mais la beauté était, comme nous l'avons déjà montré, le dernier élément auquel les Romains occidentaux de l'époque aient attaché quelque importance. C'est ainsi que le choix néfaste s'arrêta sur la forme notoirement la mieux appropriée : la basilique judiciaire.

En tant qu'édifice utilitaire, la basilique était déjà connue depuis longtemps des Romains ; le fait que les Chrétiens l'aient choisie pour en faire le modèle de la maison de Dieu prouve déjà nette­ment à quel point leur intention était de s'humilier, de s'abaisser ; l'abandon de la voûte s'explique pour les mêmes raisons. Mais pour le reste, la basilique traduit parfaitement la conception de la forme et de la surface telles que nous les avons observée dans l'édifice central bas-romain. Elle reprend le cristallinisme non par aversion de principe pour une forme d'espace animée organique­ment ; on peut le constater dans le fait qu'elle conserve les arcades en plein cintre et l'abside dont la voûte comporte une demi-coupole. La basilique est avant tout une architecture de masse, mais elle renonce à tout élément dominant, car le Christianisme ancien. rigoureusement monothéiste, ne reconnaît absolument pas le droir

L'art spiritualise la nature 177

du plus fort. Même la notion de façade ne s'exprime pas encore nettement dans la basilique des Chrétiens primitifs, alors qu'elle y est déjà en germe. Et si la tour est placée de côté dès qu'elle existe, ce n'est pas pour une raison différente : ce qui importe dans ce cas c'est que chacune des quatre façades extérieures de la basilique, différentes les unes des autres, puissent être considérées séparé­ment sans contribuer à donner une impression de forme globale. Chaque côté présente à l'œil du spectateur une surface subjective car, comme nous l'avons dit plus haut, une architecture de masse ne peut être contemplée dans son ensemble que dans la vision éloi­gnée. Le résultat est le suivant : dans la basilique la surface sub­jective est devenue à ce point dominante que la forme disparaît complètement à son profit. La domination de la forme au détriment de la surface se trouve désormais abolie comme le fut la domina­t�on millénaire du motif sur le fond (cf. p. 175). n était enfin pos­aable de percer à volonté des fenêtres dans les murs car il n'y avait plus de pilastres articulant les murs extérieurs afin de soutenir les chevrons du toit au moyen d'une corniche, et le plafond droit enfoncé de la basilique fournissait dans ce cas une motivation esthé­tique plus valable que celui du Panthéon. Le mur de briques se donne clairement pour ce qu'il est effectivement : le support du toit. Depuis l'invention de la maison de rondins cela s'est déjà produit de nombreuses fois pour les constructions utilitaires : cela n'aurait pas été possible pour un temple destiné au culte d'un dieu tant que domina le polythéisme améliorant la nature. On a voulu voir dans ce phénomène le produit de la prétendue rusticité des Bas-Romains l moitié retombés dans la barbarie : aujourd'hui, où nous sommes on mesure de suivre l'évolution de l'art après le règne d'Alexandre, nous pouvons juger de quel droit on a pu faire de telles affirmations. On voit s'exprimer là sans aucun doute la même Indifférence à l'égard du beau constatée avec raison dans les sta­tues de l'époque, et il est certainement significatif que l'on se vit I&UHSitôt amené à articuler timidement les surfaces latérales au moyen de bandes lombardes et d'arcatures. Mais cette indifférence n'elit pas le fruit d'une barbarie que rien ne permet de prouver, elle llit le résultat logique d'une évolution qui se déroula pendant des millénaires et d'influences extérieures non artistiques très nettes, mnls nullement à mettre au compte de barbares innocents : elles vonnient d'une nouvelle puissance spirituelle qui s'étendit sur le monde et qui, dans sa lutte avec les puissances anciennes, dut sou-

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178 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

vent éliminer maints éléments bénéfiques et beaux afin de s'as­surer la victoire.

En ce qui concerne finalement l'intérieur de la basilique, on ne peut s'attendre qu'à un renforcement de l'impression de surfaces subjectives. On avait d'autant moins à craindre ici la prédominance de la surface objective que le regard n'était même pas en mesure de dominer - fût-œ dans une seule direction - toutes les parties de l'espace intérieur (bas-côtés, bras du transept). C'est pour la même raison qu'il était devenu impossible de se représenter nette­ment la forme extérieure comme un espace, ainsi que le permettait le regard lorsqu'on pénètre dans une basilique, c'est la réduction de la perspective linéaire des surfaces et des appuis en direction de l'abside qui la ferme. Cette tendance nettement orientée dans le sens de la profondeur allait assurer désormais la suprématie des surfaces subjectives dans la construction des basiliques ; la nef latérale et le transept devaient apporter leur contribution à une telle évolution.

Mais ce serait une erreur de croire que l'art romain tardif a utilisé et développé consciemment la perspective linéaire à l'inté­rieur de la basilique. La discontinuité introduite par le chancel et l'autel dans la nef principale ainsi que les ornements ajoutés aux surfaces murales au-dessus des grandes arcades démontrent le contraire. Elles sont ornées de mosaïques, c'est-à-dire de décorations planes (on évite en principe la demi-bosse) •• ; elles rappellent ainsi sans conteste les séries de tableaux muraux égyptiens tels qu'on les trouve par exemple dans les tombeaux de Beni-Hassan. Mais pour préciser nettement ce qui les en différencie fondamentalement, il suffit de faire remarquer que les figures de Beni-Hassan sont présentées de profil, tandis que sur les mosaïques des Chrétiens primitifs elles tournent généralement la tête vers celui qui les regarde. Il en est ainsi sur toutes les mosaïques des absides romaines ; mais la double proce9Sion de S. Appollinare Nuovo à Ravenne, que marque la tendance byzantine à la vision rapprochée, présente aussi des têtes qui, toutes, sont aux trois quarts tournées vers le spectateur.

La basilique, produit de la tendance au nivellement social propre au Christianisme romain occidental, ne s'est vraiment imposée

27. Des exceptions isolées comme celle que constitue le Baptistère des Ortho­doxes à Ravenne ne font que confirmer la règle lorsqu'on les examine de plus près.

L'art spiritualise la nature 179

que dans la moitié occidentale de l'empire romain. A partir du règne de Constantin, Rome n'utilisa la construction centrale amé­liorant la nature que pour les édifices funéraires ou les baptistères - du moins dans la mesure où il s'agissait d'édifices monumentaux destinés au culte ; parmi ceux-ci Santa Costanza, exemple d'une des tentatives les plus modestes de développement d'une construc­tion circulaire en masses architecturales, mérite qu'on lui accorde une attention particulière. Mais dans la partie orientale césaro­papiste de l'Empire, la basilique s'est souvent imposée aussi, sur­tout dans les premiers temps qui suivirent la victoire du mono­théisme ; dans certaines régions même, telle l'Egypte, où l'on n'aspi­rait pas moins fortement à se libérer du droit du plus fort qu'à l'ouest de la Méditerranée, la basilique semble avoir acquis une r6elle primauté. Ce n'est que progressivement que le byzantinisme sut s'imposer avec ses formes absolues au service du culte étatique pour influencer ensuite même les pays occidentaux, du moins tem­porairement lorsque les circonstances le permirent.

2) L'art byzantin

En confprmité avec ce qui différenciait le monothéisme romain occidental du monothéisme romain oriental, l'art byzantin obéissait A une conception de la forme et de la surface très différente de celle des Romains occidentaux. Alors que ces derniers, en accord avec l'Importance qu'ils reconnaissaient à l'idée centrale de libération IOCiale dans la doctrine du Christ, combattaient dans l'art essen­tiellement les éléments signifiants (donc la forme en faveur de la aurface, le motif en faveur du fond) et ne manifestaient que de l'Indifférence quand ce n'était pas de la tolérance envers la compé­tition avec la nature éphémère, les Romains orientaux, plus stric­tement monothéistes (notamment les Sémites, mais aussi les Grecs) oonsidéraient l'art fin en soi comme la pire des abominations, alors que leur qualité d'héritiers de la monarchie romaine universelle 6tablie sur le droit du plus fort éveillait en eux bien moins de aympathie pour la tendance au nivellement exprimée par l'art. Pour cette raison, les Byzantins ne pouvaient s'intéresser à la vision 61oignée représentant l'éphémère ; mais il leur était tout aussi Impossible de revenir carrément à la vision rapprochée qui aurait au pour résultat une réhabilitation de la forme, incompatible avec

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180 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

un art strictement monothéiste. Ainsi s'explique l'impression contra-. dictoire que produit en général cet art byzantin sur le spectateur ; cela explique aussi le fait de fixer ce qui a existé en vue de le cano­niser. Sur un plan général l'on peut dire ceci : les Byzantins ont utilisé la tendance à la vision éloignée que leur transmit l'évolution historique chaque fois qu'il ne pouvait être question d'une compéti­tion avec la nature organique. Mais lorsque intervenait une telle possibilité, ils revinrent à la vision rapprochée, dans les proportions imposées par chaque cas individuel (tout comme ils revenaient à l'inorganique pour les motifs).

En vue de citer les faits confirmant un tel résultat, nous devrons, pour des raisons d'opportunité, aborder en premier lieu les motifs inorganiques, car ceux-ci expriment forcément avec le plus de clarté ce qui relie cet art à l'art romain qui l'a précédé. En archi­tecture, par exemple, les Byzantins n'avaient aucune raison de renoncer à suivre la voie tracée par les Romains de l'Empire. L'ar­chitecture centrale de masse conçue pour la vision éloignée corres­pondait à leurs convictions attachées au droit du plus fort et c'est pourquoi ils ne l'ont pas seulement conservée, ils l'amenèrent même à son plus haut degré de perfection. Ils y parvinrent en adoptant la croix grecque avec la coupole centrale que connaissait d'ailleurs déjà l'époque impériale à ses débuts pour les espaces intérieurs (praetorium de Musmieh, 2e siècle), mais que seuls les Byzantins imposèrent définitivement en Orient La restitution des murs aux lignes cristallines brisées sur les quatre branches de la croix sem­blait déjà ne plus présenter aucune difficulté : ce contraste réussit même à faire triompher totalement la coupole centrale. C'est la forme architecturale la plus parfaite que l'homme ait jamais inven­tée, ce n'est pas sans raison que l'Occident lui-même y revint plus tard lorsque l'art fut redevenu fin en soi.

En ce qui concerne les motifs organiques, les Byzantins parta­geaient l'aversion des Chrétiens primitifs pour la forme pure consi­dérée comme l'incarnation la plus élégante de la foi en des divinités païennes qu'ils abhorraient. C'est pourquoi nous devons procéder à l'étude des œuvres constituées de surfaces, ce qui permet déjà de reconnaître que les Byzantins ne sont nullement revenus à la vision rapprochée de façon absolue. Ce qui caractérise ces œuvres à surfaces c'est que les Byzantins limitèrent autant que possible dans le motif organique le plus distingué, la figure humaine, l'élé­ment le plus intéressant pour la plastique : le nu. Il nous faut donc

L'art spiritualise la nature 181

observer les vêtements si nous voulons cerner avec précision le rapport entre la forme et la surface. Nous trouvons d'abord les vêtements sans pli des diptyques bas-romains qui expriment l'ac­cent mis sur la surface subjective, en corrélation directe avec la demi-bosse aplatie. Mais plus tard on voit se répandre les plis étroits et serrés, dont on constate aussitôt qu'ils imitent le modelé des lignes de l'art grec avant Alexandre, comme nous l'avions déjà constaté plus haut (p. 19, note 6) à propos de l'art ornemental. Cette imitation s'est sans doute produite effectivement si l'on tient compte de ces autres analogies ; mais ce qui importe, c'est que les Byzantins en firent tout autre chose que ce qu'avaient prévu leurs prédécesseurs grecs. Alors que ces derniers ont utilisé les lignes constituées par les plis pour diviser la forme globale en surface partielles aisément perceptibles, les Byzantins les utilisent pour découper autant que possible la forme du corps que l'on peut imaginer sous le vêtement et, par conséquent, rendre invisibles ses formes partielles. L'effet produit en dernière instance est donc une fois de plus celui de surfaces subjectives.

Une étude des émaux permet de voir très clairement comment s'exprime ce rapport dans le dessin byzantin. A première vue, l'on constate un retour à la vision rapprochée : il semble que le fond ait de nouveau perdu toute signification spatiale, que chaque figure soit saisie isolément, que le modelé soit réalisé au moyen de lignes et que même les couleurs soient de nouveau uniformes. Mais cela ne s'est produit que dans la mesure où la représentation directe d'une vie organique pouvait ainsi être évitée. Comme les figures sont tournées vers le spectateur, que les plis présentent nettement ce caractère d'esquisse que nous avons déjà observé dans les demi­figures, l'on peut estimer sans la moindre hésitation que les Byzan­tins n'eurent absolument pas l'intention d'empêcher la perception par la vision éloignée à laquelle ils avaient été rendus attentifs par la tradition romaine.

3) L'art de l'Islam

Il est le seul qui, non content de proclamer que la forme n'est pas essentielle, l'a pour ainsi dire éliminée par des lois. L'Islam n'a pas toléré la forme comme le firent les Bas-Romains, il ne l'a pas considérée comme un mal nécessaire comme elle le fut pour les Byzantins, il l'a carrément étouffée dans les motifs organiques.

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182 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

Cela concerne aussi bien la forme pure à trois dimensions et la demi-bosse que le traitement des motifs dans le dessin. Tout ce qui était susceptible de simuler ou de développer la forme fut réprimé : surtout les surfaces partielles. Il ne resta que la pure surface subjec­tive. On peut déduire de tout cela que l'art islamique ne fut lui aussi que la continuation logique de l'art post-alexandrin, voire celle qui se produisit avec le plus d'esprit de suite. Le circuit est ainsi réellement clos et l'art est revenu au point d'où il était parti : à la surface absolue. Pourtant, cette dernière qui, dans l'art égyptien ancien, ne constituait que la partie objective tangible d'un ensemble formel, est devenue désormais l'apparence subjective de cet ensemble.

L'aspect d'une palmette arabe aux contours précis et totalement dépourvue de modelé rappelle en effet directement les fleurs de lotus égyptiennes. Les contours précis en revanche sont le produit d'une plus grande maturité de l'art islamique qui tend en partie à établir un équilibre avec l'art byzantin. Celui qui veut cormaître avec précision les tendances du premier en trouvera des exemples très nets dans les ornements de stuc de la mosquée d'Ibn Tulun au Caire. Dans cet édifice les contours sont profondément creusés dans le stuc, certains sont communs à deux motifs voisins, de sorte que le fond disparaît entièrement entre eux. II semble se produire un nivellement semblable à ce que nous avons vu dans l'art bas­romain des Chrétiens primitifs, qui vise très nettement à priver la forme de son dernier élément - les contours - et à faire dispa­raître en même temps tout fond qui pourrait lui donner du relief.

Le destin de l'art islamique se reflète très clairement dans l'év� lotion des motifs inorganiques, en particulier dans ceux des formes architecturales. L'hostilité à l'égard de la forme exigeait que la mosquée évite d'attirer le regard par sa forme extérieure : c'est pour cela qu'elle n'est composée que d'un mur à quatre angles entourant une grande cour. L'édifice ne devait présenter qu'un espace intérieur et, conformément à des réalisation antérieures, cet espace ne pouvait produire que des effets de surfaces. II consti­tue donc une grande salle ouverte que plusieurs rangées de supports libres découpent de façon analogue à celle de la salle à colonnes égyptiennes ; mais à la différence de cette dernière son aspect ouvert élimine ce qui, en principe, conditionne l'existence d'une forme : la compacité. L'élément principal du décor - le Mihrab ­ne se manifeste ni par ses dimensions ni par ses proportions, seule

L'art spiritualise la nature 183

la décoration de mosaïque le fait ressortir. Seuls les fûts des colonnes, en général des remplois, introduisent un élément formel : en se multipliant avec monotonie et sans direction, ils produisent ainsi un effet de surface subjective.

Dans la deuxième partie de l'époque médiévale, cette conception si rigoureuse s'atténua progressivement, influencée de toute évi­dence par l'art byzantin arrivé à maturité, dont les Islamiques trouvèrent les monuments dam toutes les régions de l'Orient où ils pénétrèrent. La forme retrouva elle aussi une faveur nouvelle ; comme on pouvait le prévoir, ce fut la forme centrale aux surfaces subjectives, qui ne se divisait donc pas en surfaces partielles et dont les éléments décoratifs ne comportaient que des mosaïques. II faut distinguer ici deux types : 1 . La mosquée proprement dite qui avait de tous temps servi de tombeau : une rotonde surmontée d'une coupole ; 2. la medresse (école) : une cour carrée ouverte à laquelle sont contiguës - dans le sens des quatre branches d'une croix -quatre salles voutées ; on retrouve donc la croix grecque sans coupole centrale. Mais il faut relever une caractéristique essentielle : cette forme n'est clairement visible qu'à l'intérieur ; du côté exté­rieur, des constructiom surajoutées servent à la dissimuler. La forme ne doit pas se manifester à l'extérieur ; quant à l'intérieur, on n'y voit que des surfaces sur lesquelles des mosaïques attirent naturellement le regard, ce qui est d'un grand raffinement. La cour ouverte de la rnedresse accentuait encore l'impression des sur­faces.

Mais les Islamiques n'en sont pas restés là. Déjà les constructions de Saladin et de Kalaoun au Caire révèlent que l'on a tenté de constituer une façade en se référant à des expériences occidentales. Les propriétaires et architectes islamiques finirent par reconnaître que toute œuvre architecturale recevait son caractère et sa spéci­ficité essentiellement de la forme extérieure. On peut suivre nette­ment l'évolution vers une telle prise de conscience sur les torn­beaux du sultan Hassan et sur la mosquée de Caït-Bay. Après la chute de Coru;tantinople, les Turcs tirèrent enfin l'ultime consé­quence d'une telle démarche : ils transférèrent tout simplement la coupole sur croix des Byzantins dans leurs mosquées. Si l'on veut avoir une idée du changement d'opinion que connurent les Isla­miques depuis Hedjra jusqu'au 19" siècle il suffit de considérer deux exemples visibles au Caire : d'une part la mosquée d'Amru dissimulée dans les décombres de Fostat et dont l'extérieur insi-

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. 1

184 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

gnifiant rappelle les murs d'une forteresse ; d'autre part, sur la citadelle et visible de loin, la masse arrondie de la mosquée de Mehemet Ali avec ses deux minarets. Son aspect démontre - de façon plus convaincante que toutes les théories esthétiques - que l'œuvre architecturale est une forme et qu'aucune règle contrai­gnante ne saurait la priver de ce caractère tant que la création artis­tique des hommes aura pour but de rivaliser avec la nature, comme ce fut le cas jusqu'à présent.

4) L'art italien

On estime généralement qu'avant la venue de Giotto l'art ita­lien s'est libéré plus lentement que le Nord de la barbarie dans laquelle l'avaient plongé les grandes invasions. Nous avons pour­tant décelé dans la prétendue barbarie une pratique fondamentale de la vision éloignée quant au rapport entre la forme et la surface. Il faudra donc formuler autrement la thèse évoquée plus haut et dire que l'Italie mit plus de temps que le Nord avant de renoncer à la vision éloignée dans les proportions qu'elle avait atteintes dans l'art bas-romain. Nous ne comprendrons vraiment pourquoi le Nord a devancé le Sud de ce point de vue que lorsque nous aurons consi­déré de plus près les conditions dans lesquelles les choses se pas­sèrent dans le Nord.

Lorsqu'en Toscane l'on envisagea enfin de se dégager de la vision éloignée du bas-romain, on se trouva devant deux possibi­lités : accroître davantage cette vision éloignée ou au contraire revenir à la vision rapprochée. Les Toscans se décidèrent en faveur de la seconde solution. On avait déjà pu deviner plus tôt qu'ils procéderaient ainsi, au moment où ils accueillirent le byzantinisme qui ne signifiait lui aussi rien d'autre qu'un retour à la vision rapprochée et au droit du plus fort. Les Toscans se révélèrent ainsi les héritiers des Italiques antiques et entraînèrent par la suite sur cette voie les autres Italiens qui, s'étant mélangés davantage à d'autres peuples, avaient tourné le dos plus résolument à la concep­tion fondamentale de l'antiquité. C'est ainsi que la civilisation des Italiens et celle des peuples germaniques devinrent de plus en plus antagoniques, - et elles le sont toujours à notre époque. Même aujourd'hui l'Italien maintient essentiellement le point de vue du plus fort face à la nature : seul l'homme est à ses yeux ce que la nature a créé de plus important et digne qu'on l'honore, les plantes

L'art spiritualise la nature 185

et les animaux ne sont que de simples objets utilitaires ; mêm�

aujourd'hui il entoure de murs sa propriété à la camp�gne, Amép�­

sant le « parc naturel » et les << fleurs naturelles », et 1 mtéret.

qu tl

porte aux habitudes culturell:s des étra.J?gers d� nord .- stmple

source de profit pour lui - _n y change_ n_en .. Il n est q� une c_hose

dont l'ait définitivement déhvré le christiarusme romam occtden­

tal : la soumission au concept abstrait d'Etat et, par cons�uen�.

l'esclavage. C'est pour cela aussi que les To�an� J?e puren� Jamats

se contenter du byzantinisme. Il faut que 1 mdtvtd';l parvte�e à

s'imposer ; mais il doit aussi s'intégrer dans une uru� su�neure: La loi à laquelle il doit se soumettre da� ce. e3:s n est �u aUS6�

catégorique que le droit du plus fort d� 1 antiqutt� classtque, m

aussi abstraite et insaisissable que le dr01t à la fidéhté des peuples

germaniques. L'individu dispose d'une certaine �iberté dans son

action, mais au-delà il doit se soumettre à la lot commune à la

collectivité. . Si l'on applique ce qui vient d'être dit à la plastiqu

_e

_toscane on

peut dire ceci : l'art toscan ;evie�t en gé�éral à la VlSlOn ra��ro­

chée mais il ne cherchera Jamats à attemdre le degré de vtston

rapp�ochée que l'art antique �'.était fixé pour_ <;>bjectif. Il s'effor­

cera donc d'arriver à un équthbre entre la VISton rapprochée et

la vision éloignée : il imposera des limites à la vis�on éloi�ée là ?ù

l'art bas-latin est allé trop loin {dans la forme tsolée), tl élargua

la vision rapprochée là où l'art antique - s'appuyant sur son

principe fondamental du groupement des motifs dans le dessin -

l'a trop obstinément figée. Ce processus s'amorce de faç� nette­

ment perceptible au 1 1" siècle et s'achève au début du 16" stecle.

1. - La période romane

Les édifices de Pise sont les premiers à révéler clairement la

nature de ce revirement. Constatons pour commencer un penchant

résolu pour la construction centrale : le Baptistè�e et 1� Tou� ne

sont pas les seuls construits suivant ce système ; il a éte appltqué

également à la Basilique, dan� la coupole sur le carré du transept,

où s'exprime nettement un déstr nouveau de con�entrer la cons�ruc­

tion massive pour lui donner une unité supéneure. _Le . détatl le

plus important est la dissimulation des surfaces sub]�ttves exté­

rieures derrière des nefs basses à colonnes, donc dernère des ran­

gées de formes isolées. Ce système est parallèle à celui du périptère :

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186 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

tous deux expriment sans ambiguïté le même individualisme déter­miné correspondant à une conception aristocratique.

Mais on ne peut ignorer d'autre part une différence fondamen­tale : le périptère grec porte le toit au moyen d'une corniche : les nefs à colonnes extérieures de Pise n'ont pas de corniche et, par conséquent, pas de toit : ces nefs ne sont que des murs percés, qu'ils soient pourvus d'arcs ou d'un entablement. Si bien que les colonnes ne sont plus des étais libres supportant une charge pesante, mais des restes d'un mur dont ne subsistent d'ailleurs plus que les élé­ments de communication horizontaux entre les colonnes. Un tel percement des murs ne suffirait pourtant pas à supprimer suf­fisamment l'impression de surfaces subjectives : il faut pour cela l'infinie répétition de la même forme, le rythme très simple des fOts des colonnes qu'aucun contraste au&si modeste soit-il - grou­pement par exemple - ne semble interrompre. La clarté absolue ainsi produite agit comme la vision rapprochée : celui qui se tient juste devant une des ouvertures des nefs voit autant que s'il les contemplait de loin.

La cathédrale, qui est l'un des trois grands édifices romans de Pise, frappe surtout par la division résolue en façades, dont il ne pouvait être question à l'époque du christianisme primitif à cause de la tendance au nivellement qui l'accompagne. Voilà qui exprime nettement la différence par rapport aux surfaces objectives par­tielles qui évolue parallèlement à la tendance inverse centralisatrice de la coupole et illustre sans ambiguïté la lutte menée afin de trouver un équilibre.

La ronde-bosse et la demi-bosse de cette époque, telles que nous les trouvons sur la chaire de Pise de Nicola Pisano, donne une impression analogue. Le haut relief prouve à lui seul qu'il ne s'agit pas d'un commencement ab ovo. Les figures des sarcophages romains utilisés ici comme modèles ne démontrent pas moins que c'est durant cette phase de déclin de l'antiquité classique, où l'on tendait vers tout ce qui produisait un effet de surfaces, que l'on crut pouvoir se rapprocher le plus de ce que rechercha l'art roman en Toscane. Mais, par rapport aux figures du bas-romain, on constate un net retour à la vision rapprochée : la tête est de nouveau modelée en surfaces objectives nettes dans lesquelles les détails jadis exagérés disparaissent comme il convient : les che­veux ondoyants forment des boucles qui doivent être vues de près ; le vêtement tombe de nouveau en plis individuels, longs et pro-

L'art spiritualise la nature 187

fonds mais qui dissimulent encore le corps qu'ils recouvrent (comme pour les figures byzantines) au lieu de le laisser deviner de surcroît comme un élément qui va de soi. Cette conception du vêtement produit le même effet que les édifices revêtus de nefs à colonnes : c'est l'amorce de la division en surfaces partielles dans les deux cas, mais ce qui manque encore, c'est l'harmonie entre le vêtement et ce qu'il dissimule, qui fondrait le tout en une unité supérieure parfaitement satisfaisante. . .

Pour ce qui est du traitement auquel fut soulTils le dessm à l'époque romane, nous sommes obligés de nous en tenir aux minia­tures. Dans ces œuvres planes dont l'évolution ultérieure allait être primordiale, les modifications sont d'abord à peine perceptibles. Notamment lorsqu'il s'agissait de groupes, la vision rapprochée était restée si prédominante - même dans l'art romain - que pour aboutir à une évolution compensatrice il eut mieux v�lu conti­nuer à développer la vision éloignée. C'est pour cette ra1son que les principales conquêtes de l'art impérial romain n'ont jamais été abandonnés dans le de&Sin : ni le raccourci, ni le modelé au moyen de la lumière et de l'ombre, ni même la perspective linéaire - qui ne s'était d'ailleurs jamais développée davantage chez les Romains. Le fond a lui aussi toujours été considéré comme un espace : même lorsqu'il est doré, car le choix de cette couleur précieuse prouve justement que les figures saintes placées sur ce fond devaient être vues transposées dans un espace transfiguré leur correspondant. Un art chrétien engagé n'avait pas besoin d'autres accessoires : mais lorsque ceux-ci semblaient néanmoins nécessaires, on savait les intégrer sans hésiter dans le fond comme dans un espace.

2. - L'art giottesque Il a continué ce qu'avait commencé la phase précédente dans la

mesure où cela pouvait s'accorder avec un art chrétien engagé. La forme est encore davantage ramenée à la vision rapprochée. Cela s'exprime entre autres dans le fait que les façades d'œuvres architecturales sont pourvues de reliefs présentant des figures (Sienne, Orvieto, Campanile de Florence) : on pourrait également citer dans ce contexte les tentatives renforcées visant à unifier la basilique au moyen d'un élément dominant la couronnant (projet pour la coupole de la cathédrale de Florence). La forme organique, c'est-à-dire la figure humaine, révèle une harmonie croissante entre le vêtement et le corps, du moiœ au-dessus des hanches. On peut

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188 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface

dire la même chose de la demi-bosse si l'on s'en tient au nu et aux vêtements ; le rapport entre les formes et le fond de l'espace semble par contre tendre sensiblement vers la vision éloignée (Andrea Pisano). Dans le dessin, ce revirement en faveur de la vision éloi­gnée apparaît encore plus nettement : Giotto et son école intro­duisent là des innovations qui indiquent résolument un goût accru pour cette vision, ainsi l'effort entrepris pour réunir en une unité spatiale de grandes compositions aux nombreuses figures dont le contenu réoond à la fonction de représentation, telles que Je ...

légendes des saints en fournirent notamment le sujet aux artistes. De ce point de vue il est propable que l'art giottesque est allé beaucoup plus loin que les Romains : assez loin en tout cas pour qu'il ne fût plus guère possible de le dépasser, dans la mesure du moins où l'art ne devait plus devenir une fin en soi.

3. - La Renaissance

C'est la Renaissance qui mènera à son terme le processus abou­tissant à l'équilibre. Parmi les formes organiques la figure humaine nue reprendra une importance qu'elle n'avait plus connue depuis le règne de l'empereur Constantin. A elles seules les études qui furent nécessaires à cette réalisation exigeaient la vision rappro­chée. La figure portant un vêtement permet de dégager trois étapes : 1. Conquête de l'unité constituée par le corps et le vêtement, mais on continue à respecter les plis longs traditionnels (Donatello). 2. Evolution vers un traitement plus libre avec des plis plus courts et transversaux (Verrochio). 3. Traitement entièrement libre de la draperie qui, par des modelés mous et ventrus provoque à nouveau l'illusion de la vision éloignée (Andrea Sansovino).

Pour ce qui est des formes inorganiques, du moins les plus impor­tantes d'entre elles comme la forme architecturale, on devra choi­sir désormais entre les formes religieuses et les formes profanes.

Formes architecturales religieuses : L'extérieur. L'édifice central constitue désormais l'objectif déclaré de l'aspiration des artistes, même si le travail artistique, conservant son caractère de finalité, privilégie toujours le plan basilical, du moins au début de cette période (Brunellesco). Mais celle�i. au lieu d'être une construction simple, devient un édifice central de masse - même le petit temple de Bramante en fut un. De ce point de vue la Renaissance concorde avec le Byzantinisme ; mais elle se sépare

Vart spiritualise la nature 189

de lui lorsqu'elle postule résolument la dubdivision de l'ensemble en surfaces partielles objectives. On trouva sans peine le moyen de la réaliser : n'avait-on pas les vestiges de constructions antiques ? L'on estima que le système antique de revêtement des surfaces murales permettait justement de faire ce dont l'époque avait besoin. On l'adopta donc, aussi bien les supports (pilastres, demi�olonnes) que ce qu'ils soutenaient (charpentes, corniches). Mais les concep­tions que l'antiquité avait liées à ce système étaient devenues impos-­sibles : à cause des fenêtres dont on ne pouvait se passer dans la basilique. Or, le système antique de revêtement des murs ne per­mettait pas de percer les murs. Pour la Renaissance cela ne signifie nullement que la structure symbolique indiquerait la séparation entre les éléments portants et ce qu'ils soutiennent, mais une simple articulation de la surface murale. Les pilastres et autres supports remplissent à l'égard de cette surface la fonction de fond et de motif, deux notions qui reviennent en force pendant la Renais&aince. Mais outre ces articulations des murs provenant de l'antiquité, il faut toujours tenir compte des fenêtres lorsqu'il s'agit d'une répartition proportionnelle ; celle�i avaient été supprimées dans l'Antiquité. Voilà déjà une raison suffisante pour rendre impossible une simple copie des modèles antiques chaque fois que la proportionnalité devait représenter le postulat suprême.

L'intérieur : L'art roman avait déjà tenté d'atténuer l'aspect de surfaces subjectives qui était celui de l'intérieur des basiliques à l'origine, en le faisant précéder de galeries à colonnes comme nous l'avions observé à l'extérieur. De ce point de vue l'époque giottesque s'était rapprochée des voies suivies par le gothique du Nord ; mais dès qu'au début de la Renaissance on se fût emparé du système antique de revêtement des murs, on le transféra éga­lement dans l'intérieur de la basilique. La tendance à la forme centrale était toutefois si forte au 15• siècle que le système basilical des surfaces longitudinales ne posait aucun problème intéressant. C'est sans doute ainsi que l'on pourra expliquer le fait qu'après Brunellesco, auclllne église de plan basilical réellement imposante et originale ne fut construite à Rome ou à Florence et que même pour la basilique St Pierre tout ce qui avait été construit avant Jules li fut à nouveau démoli. Mais la nouvelle basilique de St Pierre appartient déjà pour l'essentiel à la période suivante.

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190 Les éléments de l'œuvre d'art/Forme et surface Formes architecturales profanes. L'extérieur. En Italie les débuts d'une conception monumentale de cette architecture r�mont�nt au 14" siècle et plus loin encore. Ce qui la caractérise c est qu au départ on !le .table pas sur une forme, mais uniquement sur une �u��e. II �rnvait que les palais fussent isolés, mais le plus souvent Ils s mséraient délllJs une rangée de maisons. L'on imagina donc un mur pourvu de plusieurs rangées de fenêtres suivant le nombre des étag�s. La Renaissance sépare les étages p�r une série de bandeaux (qUI ne sont pas des corniches) et répartit les fenêtres de chaq�e étage conformément aux règles de la proprotionnalité. �s fenetres sont toutes semblables (à Venise elles sont toutefois d!fférentes, . mais l'�x�mple toscan resta déterminant), encadrées �.arcs ou. bien subdivisées par des colonnettes. L'uniformité donne ! ImpressiOn de la vision rapprochée ; mais le caractère d'un ens�mble de �urfaces est largement prédominant Le système antique .de re�e!ement des murs fut tenté dans certains cas <Palais Rucellai), mais Il ne �ut en général pas retenu ; la principale raison en es� sans doute qu au nom de la proportionnalité les fenêtres se �ouverent trop écartées ; sans doute aussi craignait-on de simuler es formes alors qu'un ensemble formel ne pouvait s'exprimer ouvertemen�. Bra�ante �t �e premier à reprendre le système dans la constructi?n � un palais Imposant et isolé _ la Cancelleria _ dont le Palais

A

Giraud représente une partie en plus petit Mais la �n�sse du revetement mural conçu pour une vision éloignée plus �!�ttée --:- que l'on a cou�me de considérer comme le sommet de . a:morusme de la Renarssance - se trouva justement en contra­diction avec l'effet m�ssif de surfaces, alors qu'on avait pourtant �noncé a? rythme antique et à sa simplicité pour doter la construc­ti�n ?1assive d�éléments c?ntrastés regroupés en un certain rythme (amsi �es fenetres de tailles différentes réunies chaque fois par deux pilastres) ; de sorte que Bramante dut se décider à donne sous forme d'avant co:tJS. un ?1ouvement aux masses des angle�� Bramante fut le premrer à farre l'expérience que les architectes baroques devaient ,ex�loiter par la suite : seuls des ressauts vigou­re� permette�t d artrculer de puissantes masses architecturales Mars la Renaissance avec son goOt pour l'équilibre et son pen� chant pou� la ?1esure dans l'expression et l'individualisme d31ns la plura� Ité n avait pas encore beaucoup de place pour de telles consi­dé.ratrons, auxqu.elles �ramante lui-même n'a cédé que cette seule fois pour des raisons Impératives.

L'art spiritualise la nature 191

· L'intérieur : il ne s'agit ici que des cours et non des différents espaces intérieurs. Il semble que le système consistant à percer les murs comme nous l'avons trouvé dans les édifices de Pise, ait été créé pour ces cours. On ne se soucia plus de savoir si elles étaient en harmonie avec la forme intérieure, puisqu'on n'avait devant soi que des surfaces et non des formes et que, de plus, les galeries étaient nécessaires pour la communication. Le recours aux colonnes d'un rythme simple comme à la Cancelleria produit également ici l'effet de la vision rapprochée. Mais Bramante a donné aussi un exemple de groupement (cf. la cour près de Sta Maria della Pace) : cela prouve une fois de plus que l'équilibre réalisé par la Renais­sance au moment de son plein épanouissement ne représente qu'un brillant sommet : tous les grands maîtres le dépassèrent dès qu'ils l'eurent atteint, ainsi Raphaël et surtout Michel Ange.

Demi-bosse : dans le traitement du détail elle participe au mou­vement régressif de la forme ; en revanche pour ce qui est des éléments de liaison ayant le caractère de surfaces - notamment la perspective linéaire et même la perspective aérienne - �Ile �va­lise avec le dessin dès l'époque de Donatello et de Ghtbertr. Il conviendrait de présenter ici bien des choses auxquelles nous avons déjà fait allusion à propos du revêtement mural de la forme inor­ganique.

Le dessin s'efforce de créer un modelé à l'aide de la lumière et de l'ombre, de la perspective linéaire et de la perspective aérienne, sans pourtant jamais faire de ces éléments des fins en soi. Ces pro­blèmes séduisent les artistes et les préoccupent, mais ils ne semblent pas encore repousser au second plan le contenu défini par la fonc­tion de représentation. C'est la couleur telle qu'elle apparaît à l'œil dans la vision rapprochée, une couleur aux tonalités claires, gaies et vives, qui fournit ici le critère le plus précis. De ce point de vue on est encore très éloigné de l'unité optique supérieure qui intervient uniquement au moment de la perception en vision éloi­gnée à une certaine distance ; il en est de même pour les autres éléments de surfaces subjectives. Mais tout cela était encore exclu à l'époque de la Renaissance, du fait que l'on tendait fondamen­talement vers un équilibre entre la perception uniquement optique et la perception uniquement tactile de la nature dans toute œuvre plastique rivalisant avec celle-ci.

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ESQUISSE D'UNE CONCLUSION INACHEVÉE

L'architecture du Moyen Age a produit des œuvres originales au Nord des Alpes, en particulier dans des régions où la population germanique s'était installée si nombreuse que la population latine qui se trouvait là fut pratiquement écrasée : dans le nord de la France et en Allemagne. Dans les régions où prédominait la popu­lation latine comme dans le sud de la France. on adopta les formes centrales ; mais c'est tout de même la basilique qui triompha en dernière instance. Nul n'affirmera plus aujourd'hui que l'apport germanique introduisit au départ un élément nouveau dans l'ar­chitecture de la basilique. Ce qui est important, c'est que cette archi­tecture passa alors des mains des peuples antiques qui cultivaient les arts à celles de peuples nouveaux, et qu'elle eut la possibilité de bifurquer au cours des temps pour suivre des voies entièrement différentes. Pendant des siècles après 476 après Jésus Christ, les basiliques du nord de la France et de la Rhénanie furent construites par des Latins et non par des Germains ; mais lentement et imper­ceptiblement ces derniers - devenus d'abord fondateurs, grâce aux moyens matériels qui tombaient entre leurs mains - devinrent également architectes. Les conceptions spirituelles raffinées des Chrétiens primitifs et des Islamiques concernant tout ce qui rele­vait de l'art et de la science - seuls des peuples à la civilisation très ancienne pouvaient avoir atteint un tel niveau au terme d'une évolution longue et mouvementée - étaient totalement étrangères aux Barbares. Ils surent d'instinct percevoir en l'œuvre architec­turale ce qu'elle est : une forme. Pour commencer il faut dire que la basilique fut pour eux ce qu'elle avait été pour les Romains

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194 Esquisse d'une conclusion inachevée

qui la leur avaient transmise : un édifice sacré et inviolable. Mais ils eurent bientôt pour elle un regard plus objectif.

On a coutume de présenter toute l'évolution de l'architecture médiévale comme l'histoire du voûtement de la basilique. Voilà qui ne peut être tout à fait exact pour la simple raison que la basilique à toit plat présentait déjà les amorces de l'évolution future et que celles-ci n'ont pu être le fait d'un effort tendant à surmonter aussi bien que possible les difficultés techniques. Il est vrai que, par la suite, la voûte devint un élément déterminant, pour­tant elle n'est jamais suprême fin en soi, mais uniquement un moyen d'atteindre l'objectif que visèrent déjà les innovations de la basilique à toit plat dont avons parlé. Cet objectif est simple­ment la création d'une forme pour la masse architecturale de la basilique : cela ne pouvait se faire que si l'on évinçait en même temps la surface jusqu'alors toute-puissante.

Pour les Chrétiens la maison de- Dieu devait - par sa finalité même - consister essentiellement oo un espace intérieur : c'est pourquoi les tentatives entreprises pour lui donner de nouvelles formes commencèrent à l'intérieur. Dès le départ l'on eut conscience d'avoir affaire à une architecture de masse pour laquelle les prin­cipes de l'harmonie entre des corps de bâtiments simples et uni­formes ne pouvaient plus suffire. C'est pour cette raison que la colonne ou le pilier simples cèdent la place au pilier articulé. Cette forme d'appui compliquée ne tarde pas à étendre son influence à la voussure de l'arc qui lui est proche et qu'une subdi­vision adéquate met aussitôt en nette relation avec le support, même lorsque la corniche de l'imposte existe encore et les sépare. Si bien que piliem et arcs devenus éléments structurants grâce à la forme qu'ils prennent, se séparent nettement et en quelque sorte uniformément du mur qui s'élève au-dessus d'eux. Ce sys­tème se transmet ensuite aux autres couvertures des murs : aux fenêtres et portails, les nombreuses subdivisions et archivoltes de ces derniers faisant ressortir très fortemnt cette innovation. On ne cherche pas d'équilibre avec la surface ; on la laisse subsister sans l'encadrer et sans l'emprisonner, mais la forme se détache résolu­ment du fait que l'on semble avoir fait porter tous les efforts sur les parties formées structurantes. Il s'agit donc une fois de plus d'établir le droit du plus fort, mais d'une manière toute différente de celle de l'antiquité. Dans l'art classique, la forme s'était donné l'illusion d'une fonction fictive et avait de ce fait complètement

Esquisse d'une conclusion inachevée 195

emprisonné le mur. Dans l'art médié�al g��a.nique, la forme

représente aussi le mérite réel, authentique, �teneur, car les arcs

sont les éléments porteurs véritables, on peut simplement �onsta!er

que l'arc en plein cintre ne fait pas suffisamment ressortir le role

décisif de la poussée exercée par la clef et que la fonction du sup­

port perpendiculaire sous la corniche de l'imposte. paraît encore

exagérée outre mesure. L'ogive viendra �eméd1er, à �ela et

constituera de ce fait l'élément le plus authentique de 1 architecture

germano-chrétienne. Ce qui a un mérite a�thent!q�e apparaît

dûment souligné, à part cela on accorde drmt à 1 existence aux

larges surfaces qui subsistent. . C'est alors que la voûte viendra s'ajouter à cette conception fon-

damentale. Tant que durera la période romane, l'attention conti­nue à se porter sur la décoration de l'intérieur de l'édifice. On

cherche l'équilibre avec la masse, l'équilibre entre,

les �omb�euses masses partielles, on s'efforce de coordonner les energtes agissant

à distance pour créer une harmonie à un niveau supérieur transcen­

dant la pluralité. Relier les formes du plafond à celles des a�cad.es : c'était l'œuf de Christophe Colomb. Les arcs-doubleaux n étaient d'ailleurs rien d'autre que les arcs de séparation de la voûte d'arêtes

et c'est ainsi que l'on laissa monter les articulations des piliers du grand côté jusqu'au départ ?u sommier, r�li�nt

, d�nc les for_m�s

inférieures aux formes supéneures : pour 1 œil, 1 édifice acquerait

de ce fait, de la base au sommet, une certaine unité, du moins dans son espace intérieur.

Comme dans l'antiquité classique, cette unité se fondait une fois de plus osur le rapport entre les appuis �rt�urs et la charge de la couverture. Mais il existe cependant des differences fondamentales.

D'une part, la couverture ne pèse pas unique�ent vertic�lement

en angle droit comme la poutre sur le fût, maiS ell� de.�

me une

courbe compliquée qui exerce une poussée vers 1 ex teneur. de

sorte que le meilleur moyen de résister à la pression (latérale) serait

un étai incliné. D'autre part, la fonction des supports muraux était

une fonction purement usurpée dans l'antiquité classique, étant

donné que le plafond droit est porté par le m�r tout entier et que la où interviennent des arcs - comme au Cohsée - les supports muraux relégués à un emplacement osubordonné du point de vue esthétique, portent des arcs, tandis que les appuis du mur - pré­dominants - jouent le rôle des faux bourdons. Dans la basilique romane à voûte, la bande murale plate qui descend de l'amorce de

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196 Esquisse d'une conclusion inachev�

la voûte jusqu'au pilier des arcades n'est, à vrai dire, qu'un sup­port apparent ; mais derrière lui, à l'extérieur, il y a un ar�boutant qu'il se contente de symboliser à l'intérieur ; ou bien lorsqu'on ne connaissait pas encore cette manière de renforcer les murs, la partie murale signalée par cette bande dont nous venons de parler était en effet celle que la pression venue d'en haut menaçait le plus. Mais ce qui est décisif dans ce cas, c'est que l'art n'aura de cesse tant qu'à cet emplacement même il n'aura pas nettement distingué le véritable mérite de la masse du mur obscur. C'est pour cela que ses piliers monteront de plus en plus vers le plafond, que la masse des formes deviendra de plus en plus importante par rapport au mur. Il paraît naturel qu'au cours d'une telle évolution - consi­dérée suivant les critères de l'antiquité - toutes les proportions des détails ne pouvaient que se perdre. Si l'architecture nordique s'était liée à de telles considérations sur l'harmonie pour différents détails, elle aurait fait comme l'architecture italienne et, durant la période où l'art avait des finalités précises, elle ·n'aurait jamais trouvé un style architectural nouveau qui devait dominer durant des siècles. L'œuvre architecturale romane veut elle aussi déjà être considérée comme un tout ; mais ce n'est qu'à l'intérieur de l'édifice qu'elle révèle les avantages qui la caractérisent dans ce sens.

Nombreuses furent pourtant les tentatives pour remettre en valeur - même à l'extérieur d'un édifice - l'idée de la forme qu'avaient parfois réussi à éclipser les conceptions du christianisme primitif, sans pourtant parvenir à la réprimer totalement. Nous avons déjà attiré l'attention sur de tels symptômes dans le détail (fenêtres, portails). Les bandes lombardes trahissent une volonté d'articuler la vaste surface murale, et l'arcature qui les relie prouve que l'on a bien reconnu dans l'arc l'élément principal et dynamique de ce style que, d'autre part, l'on était bien décidé à le faire valoir, même s'il ne devait avoir qu'une fonction d'encadrement et non celle de support. Les remplages, que l'on trouve plus tard, ont pour élément précurseur l'arcature. Mais la série constante de petits arcs produit également une impression de mouvement bien plus forte que ce que l'on attendrait d'un simple motü ; cela vaut surtout pour les arcatures des absides semi circulaires - on pense aussitôt au Colisée - d'autant que l'on a utilisé ici, au lieu de bandes lombardes, des demi-colonnes, afin d'articuler l'espace mural.

Mais certaines écoles recherchèrent également l'unité d'ensemble

Esquisse d'une conclusion inachevée 197

pour l'architecture extérieure de la basilique romane, notamment de l'école Rhénane. L'on tente d'obtenir une unité supérieur� à l'aide d'un motif dominant. La tour du tranrept accompagnée d un certain nombre de tours de moindre importance parut fournir un motü convenable. L'édifice produit une impression de richesse, mais les masses inférieures ne paraissent pas motiver ces nom­breuses tours. Bien que l'on soit saisi à première vue, tout cela n�a pas cet air de naturel, si évident lorsqu'on contemple la croiX grecque avec sa coupole centrale.

LE GOTHIQUE

Le gothique a trouvé sa spécificité �� son impo�nce en donn�n� à l'architecture extérieure de la basthque sa véntable harrnome •

mais cette harmonie n'est pas celle de l'ensemble de l'édifice, elle s'est attachée aux détails ; c'est dans la partie que se reflète le tout. Il semble que les Français aient été plus aptes à trouver cette solution artistique purement extérieure que ne le furent les Al�e­mands ; ils n'ont pas seulement inventé le sy�tème ad�uat ; ils sont a\lS'Si les seuls à l'avoir utilisé en toute hberté. Des que les Allemands entreprirent de le faire, le résultat fut tout différent.

La définition courante du gothique est à elle seule la preuve des solutions qu'il apporta à l'architecture extérieure : on estime qu'il consiste surtout en . arcs �risés e�. ar�-boutan�. �n trouv� certes aussi des arcs en tters-pomts à 1 mténeur des édtfices, mats le système des arcs-boutants ne trouve place qu:à l'extérie�. Plus que le contrefort, c'est en effet l'ar�boutant qm entre en hgne de compte ; car c'est lui qui parvient à relier le sommet de 1� voûte et la base de la surface la plus extérieure des contreforts. L arc en tiers-point a remplacé l'arc en plein cintre tout simplement parce qu'il est plus authentique et correspond d'une façon plus

, naturel!e

à sa fonction · il faut dire qu'entre-temps les concepts d harmome avaient du se' transformer radicalement, car l'antiquité classique qui avait découvert l'arc brisé en Asi� n: l'aurai_t _jamais utilisé. L'arc brisé atteint son plus haut degre d authenttctté lorsque les chapiteaux disparaissent et, avec eux, les colonnes qui sembl_ent porter les cintres, si bien que la tension de l'arc semble effective-

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198 Esquisse d'une conclusion inachevée

ment s'exprimer à partir de la base inférieure. Fait caractéristique : ce oont les Allemands qui retinrent surtout une telle conséquence, alors que les Français reculèrent devant la dernière étape et ne renoncèrent jamais à certa�ns vestiges de simulation. Et dans ce sens, le gothique a quelque chose d'organique qu'on ne peut empri­sonner dans les règles de l'harmonisme. Les Germains connaissent certes la symétrie, mais ils n'ont aucune notion de proportions plus affinées.

Le gothique trouva une fois de plus une solution pour régler le rapport entre la forme et la surface : il élimina le mur. Voilà qui n'aurait certes pas été possible Ru sens littéral du terme ; mais le temple germano-chrétien n'aurait pu aller jusqu'à mentir comme le temple grec, où la forme simulée d'un mur cachait la véritable surface murale. Toutefois, la surface murale jusqu'à présent cohé­rente fut remplacée par des formes isolées, les arcs-boutatnts ; mais l'espace qui les séparait ne fut pas laissé libre comme dans le temple grec, il fut rempli de meneaux. Ces remplages sont tout simplement une arcature formée et tous les rapports qui se jouent entre les pointes des arcs n'en sont pas moins le fait de l'arc lui­même. Nous voyons donc un mur qui n'est plus qu'un ensemble rythmé de grands arcs-boutants et de groupes de petits arcs brisés qui, surmontés une ou plusieurs fois de grands arcs brisés, semblent chaque fois constituer un arc brisé unique. Cet ensemble rythmé de motifs simples et composés (unité dans la mul­tiplicité - clarté que seule la réflexion découvre) est très parti­culier à l'art médiéval et le distingue nettement de l'art antique.

Les remplages furent généralement pourvus de vitraux et l'on obint ainsi ces immenses fenêtres qui ne laissent que peu de surface murale effective entre les écoinçons et les fondements. Le mur existe donc effectivement mais, sauf de rares exceptions, il n'est plus une surface inerte ,il est une forme ; les dernières ouvertures sont couvertes de vitraux qui n'effacent pas l'impression d'une percée, mais isolent tout de même l'espace intérieur de l'extérieur aussi bien que le ferait un mur de pierre. Cette utilisation d'une matière première en vue de créer une forme qui ne montre pas la forme (ce qui tend à lui donner un aspect aérien) est un phéno­mène entièrement nouveau. L'antiquité a parfois utilisé des tissus pour revêtir des ouvertures (arcades du bas-empire, par exemple à S. Apollinare à Ravenne) mais on ne laissa jamais subsister aucun doute sur le caractère temporaire de cette dissimulation d'une

Esquisse d'une conclusion inachevée 199

ouverture existant réellement. Or, le vitrail gothique simule constamment une percée qui n'existe pas. L'art chrétien ne s'en est donc pas non. plus tiré sans simulation ; mais l'on s'efforça par ailleurs honnêtement de bien montrer - en colorant les vitraux et en les réunissant par des plombs - qu'il s'agissait effective­ment d'une fermeture consistante et non d'une percée dans les murs.

Mais la cathédrale gothique ne se distingue pas seulement du temple grec au rythme simple par les formes regroupées en ensembles rythmés, elle diffère aussi par la manière dont les séries de formes isolées sont reliées entre elles. Au-dessus des colonnes du temple grec la position des poutres réunit celles-ci en une unité harmonieuse. La cathédrale gothique ne connaît pas la position horizontale ; les différentes formes (arcs-boutants) ne portent pas d'architraves, mais une voûte qui s'élève de biais en plan incliné et que l'on ne pouvait pas laisser voir de l'extérieur. On cherche une fois de plus l'unité dans la multiplicité en donnant à celle-ci une orientation commune et résolument unilatérale : la verticale. C'est en elle que vont se fondre les arœ-boutants - par l'intermédiaire des pinacles -, alors que les fenêtres se fondent entièrement avec les ogives et les gâbles au-dessus d'elles. Cela ne contredisait en rien la vérité, car toutes les formes visibles de l'extérieur, surtout les arcs-boutants, ont en effet pour fonction de tendre vers le haut pour répondre à une poussée biaise venue du haut ; cela explique aussi le profil incliné des corniches. Ce système composé d'innom­brables verticales pouvait en fait se passer de dominante. C'est la raison pour laquelle les tours des cathédrales gothiques sont plutôt un hommage à la tradition ; leur présence sur la façade de l'édifice n'a vraiment rien d'indispensable. Au-dessus de la croisée du tran­sept, où un motif central serait bien plus à sa place, le gothique français s'est justement contenté de placer le lanternon, pratique­ment nécessaire, mais insignifiant du point de vue esthétique. Mais ce serait une erreur de croire que le gothique était hostile à la construction centrale : au contraire, il est bien plus issu de cette construction centrale - de la clôture du chœur avec déambu­latoire et absidioles effectuée par les Français. Il suffit de voir la clôture du chœur de Notre-Dame pour imaginer ce que serait un.e construction centrale en des formes gothiques. Mais la construction oblongue de la cathédrale - à la manière de la basilique --

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200 Esquisse d'une conclusion inachevée

n'avait pas de place pour une véritable dominante. Chaque pinacle constitue plutôt un motif central en soi dans lequel la masse finit par se fondre en s'effaçant pour tendre au verticalisme.

Il arrive que les contreforts dépassent l'alignement de toute leur masse et s'imposent au regard comme de véritables murs. C'est pour cela qu'on choisit un revêtement de meneaux : il s'agit cette fois à coup sûr d'une simulation que l'on n'a pu éviter en procédant à la décoration. Mais les petits côtés des contreforts sont ornés de tabernacles aux points de recoupement, les figures de saints qui y sont placées doivent susciter des associations d'idées au contenu religieux.

Pour ce qui est de l'intérieur, le gothique n'a pas apporté de modifications essentielles par rapport à l'art roman. La preuve la plus significative du projet gothique : créer une forme extérieure et rien d'autre - se trouve dans le fait que les Français on maintenu le mur intérieur, en lui adjoignant toutefois les formes de détail que sont les galeries et les triforiums. Les Allemands, avec leur esprit scrupuleux, procédèrent tout autrement. Lorsqu'ils se furent décidés en faveur du gothique, ils développèrent le système jusqu'à ses ultimes conséquences. Le mur dut disparaître également à l'inté­rieur : cela explique les nombreuses églises du type dit Hallenkir­chen du gothique allemand. A l'extérieur c'est la tour qui leur permit de représenter inlassablement la quintessence du vertica­lisme, alors que les Français craignaient avec raison que les tours ne constituent une concurrence démesurée pour les autres éléments verticaux et n'hésitèrent donc pas à écourter les deux tours en pré­voyant des lignes horizontales à une hauteur réduite au-dessus du pignon. Pour finir, le toit, élément inévitable que les Français traitaient comme un mal nécessaire - fut intégré par les Alle­mands dans le sens de la hauteur, si bien qu'on trouva bientôt des toits monstrueux tels que celui de Saint-Etienne à Vienne, objet dé graves soucis pour les actuels administrateurs. Cet échaffau­dage d'immenses toitures au-dessus de l'enchevêtrement de formes délicates est d'une grandiose naïveté, mais c'est aussi une preuve frappante de ce que, pour les peuples germano-chrétiens qui étaient allés jusqu'au bout de leur réflexion, le sentiment de la différence entre forme et surface était devenu bien plus flexible qu'il ne le fut jadis pour les peuples antiques, dont l'assurance à l'égard de la nature, et donc de la création artistique, n'avait été entamée ni

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Esquisse d'une conclusion inachevée 201

par des considérations rétrospectives ni par des scrupules d'ordre transcendantal.

L'ARCHITECTURE DE LA RENAISSANCE ITALIENNE

Durant tout le Moyen Age les Italiens sont restés attachés au principe selon lequel une proportionnalité évidente et convaincante constitue une caractéristique indispensable de toute œuvre archi­tec�rale. C'est pour cela qu'ils hésitèrent tant à adopter l'art gothique : pour eux, la voûte fut toujours un mal nécessaire. Ils se sont certes habitués pendant un certain temps à l'arc brisé, mais ils n'ont jamais abandonné pour autant l'arc de plein cintre. Tant que prédomina la tradition de la finalité de l'art, ils s'associèrent à contre-cœur aux inventions étrangères, incapables de faire autre chose. Mais le début du 1 5" siècle marqua l'arrivée d'une ère nouvelle : l'art redevint fin en soi ; on ne demandait plus : quel est le st�le consacré �r l.a tradition ? mais : quel est celui qui répond le rmeux aux aspirations esthétiques de l'époque ? La voie était désormais libre pour redonner un essor à l'architecture et la r�prendr� 1� .où elle avait été abandonnée à l'époque du christia­rusme pnrmtif.

La Renaissance italienne voulait faire revivre la « bonne » archi­tecture� �·est-à-dire l'architecture classique. Mais elle considéra que les basiliques des Chrétiens primitifs étaient classiques elles aussi et c'�st a�si qu'en plus de _l'articulation des murs propre aux débuts de 1 Emprre, elle adopta egalement la pose d'arcs immédiatement au-d�ssus des colonnes, au lieu de les masquer par une ordonnance contmue de motifs architecturaux, ainsi que l'aurait exigé l'archi­t�cture classique. Ce dernier fait devait avoir une conséquence iné­VItable : la surface conserva durant la Renaissance une autonomie bien plus grande que celle que lui avait accordée l'architecture clas­si.que. Même là où la Renaissance utilisa le système antique des pilastres sans arc, celui-ci suggère plutôt une décoration des sur­fa

,ces �u'une maîtrise acquise sur celles-ci au moyen de 1a forme.

L a:chitecture �e I.a �enais�nce n'est donc pas tant ce qu'eUe avait été dans l anttqmté classique : domination de la forme servie par les surfaces, mais inversement une domination des surfaces servies. par la forme. La Renaissance recherche l'harmonie ct elle Y parvient avec succès ; mais elle se contente d'atteindre cette har-

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202 Esquisse d'une conclusion inachevée

monie à l'intérieur de surfaces données ; au départ elle ne tenta même pas d'articuler harmonieusement les masses au moyen de la forme. Elle savait par ailleurs fort bien que c'est cette dernière qui recelait le véritable idéal de l'architecture et était en général sûre de la voie qui permettrait de l'atteindre : de là cette constante représentation de constructions centrales sur les tableaux du Quattrocento. Mais on n'en vint jamais à des essais pratiques sur une grande échelle. Les édifices de Bramante représentent les réussites les plus complètes de la Renaissance. La cour de la Chan­cellerie représente le système d'arcs masqués que nous avons vus au Colisée ; c'est la construction extérieure romaine, mais elle est prise dans l'espace d'une cour carrée ; l'impression pittoresque est due plus à la cour qu'au système lui-même. Sur la façade de la Chancellerie l'articulation des murs suit la règle de la section d'or : c'est la forme la plus parfaite de la décoration proportionnelle des surfaces, mais ce n'est que cela. Nul ne peut ignorer la contra­diction entre ce traitement harmonieux des murs dans le détail et l'effet de masse grossière produit par l'ensemble de l'édifice. Bra­mante connaissait, il est vrai, le moyen de casser efficacement cette masse : de là les deux ressauts d'angle ; mais ils sont si peu marqués qu'ils ne comptent guère. Bramante montrait ici la voie .à suivre dans l'avenir ; mais toutes les tendances du siècle, dont il représeme la réussite parfaite, le poussaient tellement dans le 'Sens du traitement des surfaces qu'il en resta à cette timide amorce. On voit quelle énorme portée il accordait lui-même à cette initia­tive, en ce qu'il ne la prit qu'en hésitant. Durant tout le 16" siècle, nul ne songea plus à traiter le palais que comme une surface (celle du seul mur visible), jamais comme une forme.

Les travaux que Bramante consacra à la construction centrale donnent la même impression. Il a parfaitement compris qu'en appli­quant ce système à la construction massive tout en recherchant une articulation des surfaces. on ne pourrait s'en tirer sans le raffi­nement d'artifices et de simulations (San Satiro à Milan). A Saint Pierre de Rome il a enfin tenté de réaliser la croix grecque sur­montée d'une coupole centrale ; mais les passages qu'il conçut pour relier les branches de la croix montrent de toute évidence qu'il tentait toujours d'atténuer la domination de la forme au moyen de surfaces ouvertes. Seuls ses derniers essais d'articulation des murs ·extérieurs à Saint Pierre semblent exprimer un choix résolu

Esquisse d'une conclusion inachevée 203

en faveur de la domination de la seule forme : si cela est exact, il aura également effectué dans son esprit la révolution décisive.

ARCffiTECTURE BAROQUE

Les exigences de l'époque étaient claires : nette mise en valeur de la forme à l'intérieur et à l'extérieur des édifices, lutte contre la surface, au début à l'aide de moyens antiquisants, mais en renonçant aux derniers liens par lesquels on estimait encore être lié à la conception classique pendant la Renaissance. Mais, si possible, création de nouveaux moyens pour une forme de nature organique ou inorganique, surtout dépourvus de tout caractère de surface. Tout ce que l'on voit sur l'édifice doit être forme et non demi-bosse sur la surface, ni motif sur fond plat.

Pour que l'architecture redevienne à nouveau un art de la forme il ne suffisait pas de savoir nettement ce dont elle avait besoin, il fallait aussi un esprit ne se souciant guère d'avoir des égards et ayant le courage de se situer au-delà de tous les préjugés hérités de l'époque glorieuse de la Renaissance, pour trouver ainsi la force de convaincre. L'homme capable de faire preuve d'une telle force était Michel Ange. Dès l'époque où il réalisa la Laurenziana il s'at­taqua au problème de manière si approfondie qu'il fallut attendre longtemps avant qu'un autre se risque aussi loin que lui. Etant do�ées les hésitations de Bramante, on peut dire que c'est grâce à Mtchel Ange que commenca une période nouvelle de la forme architecturale, où de grandes choses purent être réalisées, car tout ce qu'avait créé la Renaissance ne dépassait pas l'art de la demi­bosse décorative. Les Italiens s'attaquent désormais au problème que le gothique avait résolu dans le Nord. Mais üs souhaitent autant que possible rester fidèles aux traditions reçues de l'anti­quité : d'une part la proportionnalité, d'autre part un rapport clairement perceptible entre la force et la charge. Par conséquent aucun accroissement unilatéral de la hauteur, ni aucune division des forces e� d.es charge� en forces et charges perceptibles unique­ment pour 1 œil et en d autres que le spectateur devrait combiner par la réflexion. Il est un troisième point où les Italiens suivent une yoie di:ff�rente de celle suivie par les gothiques du Nord. Ces dermers avatent tenté de sauvegarder l'unité de l'édifice même dans la basilique en donnant à tous les éléments visibles une orien-

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204 Esquisse d'une conclusion inachevée

tation verticale uniforme, unilatérale mais très fortemen! n:tarquée. On pense que les Italiens auraient dans tous tes c�s mep.nsé c�tte unité dans la dispersion ; ils ne surent pourtant lm substttu,e� nen de mieux. Ils décidèrent donc de renoncer au Mpart. à une, ventable unité, mais de la simuler partout où le regard pouva1t pé.netrer. Une fois prise cette décision, la construction centrale - qm représente la véritable unité - dut d'un seul coup perdre une gran�e part .de son importance. C'est ce qui permit de transformer me�e Sau�t Pierre de Rome en une construction oblongue. C'est auss1 la rai­son pour laquelle l'histoire de l'architecture de;s é�li.ses bar��ue,s sera essentiellement celle de l'édifice oblong. IJ exteneur .et 1 m�­rieur d'un édifice sont plus que jamais séparés ; chacun dmt consti-tuer une unité en soi. " L'extérieur : t•r stade : Uniquement la façade. Les �nds �otés, à Rome souvent barrés par des constructions, sont tra1t6s habituel­lement comme un mal nécessaire. Mais là aus�i l'on tente de pro­voquer l'impression d'une rupture de masse en subdivisant les murs (profilage). Le mur tout entier doit produire l'effet d'une forme, c'est-à-dire que le pilastre ne doit pas être placé ?evant la surface murale il doit constituer une masse rnurale qui dépasse quelque peu. De même un pilastre ne doit pM être . seul à. dépas­ser · la masse toute entière doit être brisée, cass6e. s01t en pilastres, soit' en d'autres formes. Autrefois la masse murale était pour ainsi dire dissimulée derrière la surface lisse ; maint�nant elle se met à bouger et les différentes parties qui se détachent .alors que d'autres s'effacent, brisent la surface originellement contmue, elle est rem­placée par une série de formes. Les motifs utili�s pour ces !ormes sont des éléments antiques : pilastres, demi-colonnes, architrav�s, frontons. Mais on n'hésite pas à les briser en detlX en cas de besom ou à les arranger autrement ; on n'hésite pas non �lus à do�ble! ou tripler les pilastres, même si les conception� antiques ne JUStt­fient en rien un tel procédé (quand les pilastres n'ont pas à porter une charge correspondante).

L'unité est réalisée 1. par des frontons qui, compacts .. au début, participent bientôt à la brisure des lignes ; 2. par une enti�re .subor­dination des parties latérales. La masse s'articuje en tro1s mv�aux horizontaux qui s'élèvent les uns au-dessus d�s autres. Ma1s. la brisure ne peut être que verticale, elle doit tra.v:rser 1� tout JU� qu'en haut. C'est ainsi que le Baroque ne peut qtu about�r au verti­calisme, du moins à l'extérieur (c'est là une analog1e avec le

Esquisse d'une conclusion inachevée 205

Gothique). Premier exemple : porche de la Laurenziana ; extérieur : Santa Maria in Campitelli.

2• étape. a) La brisure à angle droit est interrompue par les ren­flements de murs courbes dans la masse (Sant'Agnese in Piazza Navona). Cela n'a en fait rien de si monstrueux ! Les murs à ren­flements se trouvaient déjà dans l'architecture romaine, ils n'ont jamais disparu de la construction centrale. Seule leur utilisation est nouvelle, sans rapport central.

b) Le mur tout entier reçoit des renflements en anfractuosités et en saillies, au lieu d'être brisé en saillies et en renforcements (Bor­romini).

c) Le mur tout entier est carrément ouvert (Pietro da Cortona ; Galilei), ce qui ramène toutefois au caractère de surfaces. Pour le peintre Cortona il est significatif qu'il revient aussi dans la peinture à la manière « plastique » claire.

L'unité obtenue par un encadrement simulé, le plus souvent par le contraste de murs courbes : Sta Maria della Pace, Sant Andrea du Bernin. On est donc rendu attentif à l'unité par l'isolement de l'environnement (c'est déjà le cas à Santa Susanna). Au 18• siècle c'est Galilei qui, à la suite de Cortona, suscita le retour à la sur­face.

L'Empire : disposition des pilastres avec un fronton unique. Mais la brisure de la masse murale est maintenue.

Intérieur de l'édifice baroque : 1 . L'unité fut ici l'élément le plus important : élimination des nefs latérales ; plafond : voûté mais en berceau pour sauvegarder l'unité. Les étais deviennent invisibles (à l'extérieur ils se trouvent entre les chapelles) ; à l'inté­rieur le berceau s'appuie sur les entablements portés par des piliers à doubles pilastres entre les arcs des chapelles. On a donc repris le système romain ; mais les arcs portent en commun avec les piliers de sorte que le mur est de nouveau éliminé. Les fenêtres pénètrent le berceau pour éviter un mur supérieur. La voûte est une forme artistique en soi, à la première étape elle est interrom­pue d'images neutres portées par des anges sculptés ; il ne s'agit donc que de cc rideaux » tenus par des figures (Cortona) ; à la seconde étape la voûte s'ouvre et devient ciel, c'est-à-dire que là aussi on renonça à la surface close. Un exemple d'extrême raf­finement : les architectures peintes de Pozzo. Lorsque près des

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206 Esquisse d'une conclusion inachevée

piliers, entre les écoinçons, le mur devient visible, on y place des figures (comme on le fit déjà dans le temple grec).

2• étape : enrichissement du plan horizontal par addition de nefs latérales, insertion d'éléments centraux ou ovales, afin d'obtenir un éclairage raffiné. Rupture de l'unité. On ajoute des colonnes, on enrichit l'impression de perspective. En se détachant de la masse murale, les colonnes détruisent à nouveau l'unité d'une manière qui leur est propre.

Archîtecture profane : Première étape : 1) Elle ne permet pas à la masse de bouger. Pourquoi ? Peut-être à cause des fenêtres, on entrevit en tous cas des difficultés faisant obstacle.

2) On méprise les pilastres et les demi-colonnes, car ce serait revenir à la Renaissance (du Palais Rucellai à Raphaël).

3) On suit la voie tracée par l'architecture romane du Nord en donnant aux points où l'on peut utiliser les formes le plus d'impor­tance et d'autonomie possible (fenêtres), afin de couvrir le mur autant que possible. C'est le palais romain typique avant Bernin. Deuxième étape : Brisure des corps muraux (retour à la Cancel­/eria) et, parallèlement, application de pilastres (Bernin), mais est-ce déjà un retour à la surface ? Bernin pensait visiblement que la brisure permettrait de simuler la forme de telle sorte qu'il puisse traiter richement les détails. Forme pour l'ensemble, sur­faces pour le détail. Encadrement de plus en plus développé des fenêtres, la surface est de plus en plus recouverte. Ne serait-ce pas là que les voies du Bernin se séparent de celles de Valvassori ? Car le palais romain typique durera jusqu'au 18e siècle. Le palais à ruptures d'un Bernin trouvera plutôt des imitateurs dans le Nord (France, Allemagne). Ce qui est certain, c'est qu'avec Bernin on en revient aux surfaces. L'Empire, lui, utilisera les ruptures grâce aux ressauts.

TABLE DES MATIERES

Note liminaire par L. Brion-Guerry . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII

Aloïs Riegl par O. Pacht . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX

Introduction par O. Pacht et K.-M. Swoboda . . . . . . . . . . . . xxvn

GRAMMAIRE HISTORIQUE DES ARTS PLASTIQUES

LA CONCEPTION DU MONDE

Première période. - L'Art corrige la nature à travers la beauté des corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8

1 . - Le devenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 2. - L'apogée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1

3. - Le déclin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 2

Deuxième période. - L'Art corrige la nature en spirituali-sant la beauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 6

A . Les prolongements de l'art corrigeant la nature dans la représentation des corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

a) L'Art byzantin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

b) L'Art de l'Islam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

B. Le déroulement proprement dit de la seconde période en Occident . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

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208 Table des matières

Italie 26

1) Naissance d'un Art représentant une nature spi-ritualisée en Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

2) L'apogée de l'Art représentant une nature spiri-tualisée en Italie au XIV" siècle . . . . . . . . . . . . . . 28

3) Le déclin de l'Art représentant une nature spiri-tualisée pendant la Renaissance . . . . . . . . . . . . 29

Les Peuples Germaniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1

1) Naissance de l'Art représentant une nature spiri-tualisée chez les peuples de race germanique . . 3 1

a) Les Germains subissent pour la première fois l'influence de l'art du Bas-Empire romain (et de l'art byzantin) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

b) L'Art carolingien-ottonien . . . . . . . . . . . . . . . 35

c) La phase de l'Art roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 6

2) L'apogée de l'Art chrétien-germanique aux XIII'" et XIV" siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

3) Le déclin de l'Art chrétien-germanique . . . . . . . . 38

Troisième période. - L'Art vise à recréer la nature· éphé-mère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

LES ÉLÉMENTS DE L'ŒUVRE D'ART

- LES FINALITÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Première période. - l'Art améliore la nature . . . . . . . . . . 5 1

1 ) L'Art de l'ancienne Egypte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1

2) L'Art grec d'avant Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1

3) L'Antiquité après Alexandre et jusqu'à Constantin le Grand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . 52

Deuxième période. - l'Art comme moyen de spiritualiser la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Troisième période. - l'Art rivalise avec la nature pour elle-même . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

Table des matières 209

- LES MOTIFS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

I. La période de l'embellissement de la nature . . . . . . . . . . 78

1) L'Art de l'Ancienne Egypte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

2) L'Art grec avant Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

3) L'Antiquité après Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

II. La période de spiritualisation de la nature . . . . . . . . . . 87

L'Art en Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 1

1 ) Les premiers siècles de l'ère Chrétienne . . . . . . . . 9 i 2) La phaose giottesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94

3) La Renaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

L'Art germano-chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

1) Epoque de formation jusqu'au XII" siècle . . . . . . . . 98

a) Les débuts de 476 à 768 après J.-C. . . . . . . . . 98

b) Epoque carolingienne et ottonienne . . . . . . . . . . 98

c) Epoque romane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

2) L'apogée de l'Art germano-chrétien . .. . . . . . . . . 100

3) Le déclin de l'Art germano-chrétien . . . . . . . . . . . . 101

III. La période qui commence en 1520 . . . . . . . . . . . . . . . . 103

Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

Les peuples d'origine germanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

- FORME ET SURFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

Première période. - l'Art améliore la nature . . . . . . . . . . 125

1) Les Egyptiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

2) L'Art grec avant Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136

- Motifs organiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137

- Motifs inorganiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

3) L'Antiquité après Alexandre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146

a) La perspective des lignes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147

b) Lumière et ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150

c) La perspective aérienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

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- ----

210 Table des matières

Deuxième période. - l'Art spiritualise la nature . . . . . . 169

1) Revirement dans l'Art romain tardif . . . . . . . . . . . . 169

a) �otifs organiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

b) �otifs inorganiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

2) L'Art byzantin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179

3) L'Art de risiam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 1

4) L'Art italien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

1 - La période romane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

2 - L'Art giottesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

3 � La Renai�ance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188

* Formes architecturales religieuses . . . . . . . . . 188

* Formes architecturales profanes . . . . . . . . . . . 190

EsQUISSE D'UNE CONCLUSION INACHEVÉE

- Le Gothique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

- L'architecture de la Renaissance italienne . . . . . . . . . . 201

- Architecture baroque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

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