Richard Moyon, Barta

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Richard Moyon BARTA Né à Buhusi en Roumanie dans une famille de petits commerçants juifs, David Komer [19 octobre 1914 - 6 septembre 1976], le futur Barta (Albert ou A. Mathieu), suit le parcours de ceux des intellectuels de cette génération qui, à peine sortis de l’adolescence, se consacrent à la lutte révolutionnaire. " Création du Traité de Versailles, dominée par le capital français, la Roumanie semi-féodale, semi-coloniale de l’entre deux guerres vivait la répression policière, l'antisémitisme, la misère et l'analphabétisme, la chasse aux communistes. Le " cordon sanitaire " l'isolait à l'est de l'URSS, mais les idées d'Octobre exerçaient une forte attraction sur l'élite intellectuelle et sur une petite minorité du prolétariat ”3. En 1931-1932, vers la fin de ses études secondaires, le jeune David Komer commence à militer avec le Parti communiste roumain, à Bucarest. Même s'il ne vit en Roumanie que jusqu’en 1936 - il a alors 22 ans -, ses origines et les conditions dans lesquelles il a commencé à militer ont eu, de son propre aveu, une influence sur sa formation et sur ses conceptions ultérieures : 3. Louise, Notes sur l'histoire de l'UC II, p.l. Il s’agit de deux séries de notes sur l’histoire de l’UC et la vie de Barta. Nombre de documents cités, (les Notes de Louise, les Entretiens et la correspondance de Barta avec JP. B., la Contribution à l’histoire de l’UC de Jacques Ramboz, les Compte-rendus de réunions de l’UC, entre autres), appartiennent aux archives de militants de l’époque et n’ont encore jamais été publiés.

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Biography of David Korner, the leader of the French Trotskyist group that later gave rise to Lutte Ouvrière

Transcript of Richard Moyon, Barta

  • Richard Moyon

    BARTA

    N Buhusi en Roumanie dans une famille de petits commerants juifs, David Komer [19 octobre 1914 - 6 septembre 1976], le futur Barta (Albert ou A. Mathieu), suit le parcours de ceux des intellectuels de cette gnration qui, peine sortis de ladolescence, se consacrent la lutte rvolutionnaire.

    " Cration du Trait de Versailles, domine par le capital franais, la Roumanie semi-fodale, semi-coloniale de lentre deux guerres vivait la rpression policire, l'antismitisme, la misre et l'analphabtisme, la chasse aux communistes. Le " cordon sanitaire " l'isolait l'est de l'URSS, mais les ides d'Octobre exeraient une forte attraction sur l'lite intellectuelle et sur une petite minorit du proltariat 3.

    En 1931-1932, vers la fin de ses tudes secondaires, le jeune David Komer commence militer avec le Parti communiste roumain, Bucarest.

    Mme s'il ne vit en Roumanie que jusquen 1936 - il a alors 22 ans -, ses origines et les conditions dans lesquelles il a commenc militer ont eu, de son propre aveu, une influence sur sa formation et sur ses conceptions ultrieures :

    3. Louise, Notes sur l'histoire de l'UC II, p.l. Il sagit de deux sries de notes sur lhistoire de lUC et la vie de Barta.Nombre de documents cits, (les Notes de Louise, les Entretiens et la correspondance de Barta avec JP. B., la Contribution lhistoire de lUC de Jacques Ramboz, les Compte-rendus de runions de lUC, entre autres), appartiennent aux archives de militants de lpoque et nont encore jamais t publis.

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    " Je suis le produit de deux pays. J'ai eu cet avantage norme d'tre n dans un pays o des rvolutionnaires peuvent exister psychologiquement. Une socit qui tait prcapitaliste l'poque. Il y avait des rapports humains qui seuls peuvent donner quelquun la dtermination, une haine vritable des possdants "4.

    En outre, l'intransigeante fidlit l'internationalisme qui marque son action s'enracine peut-tre dans le souvenir des ravages que le racisme, le nationalisme et les micro-nationalismes occasionnaient dans son pays natal.

    Enfin, le fait d'tre " le produit de deux pays ", la Roumanie et la France - dont l'un vassalisait l'autre - a peut-tre contribu lui rendre plus naturelle la perception de la dimension internationale des vnements.

    Barta fait son premier sjour Paris en novembre 1933, sous le prtexte de s'inscrire l'universit et c'est l, selon toute vraisemblance, qu'il devient trotskyste.

    Pendant trois ans, de novembre 1933 octobre 1936, date de son tablissement dfinitif en France, son temps et son activit se partagent entre Bucarest et Paris. On ne connat gure de son activit roumaine que ce qu'il en dit dans un rapport intitul "Comment s'est form le groupe B.L. de Roumanie " publi Paris dans le Bulletin intrieur de la Ligue des Communistes Internationalistes5 de novembre 1935 et dans deux lettres qu'il adresse Trotsky en 1936.

    Les conditions dans lesquelles doit militer notre groupe sont trs dures : aux perscutions policires il faut ajouter celles des socio-dmocrates6 et des stalinistes 7 crit-il en 1935. Il prcise l'adresse de Trotsky en janvier 1936 : Si du point de vue conspiratif nous avons une ducation parfaite, (vous l'avez vu daprs nos publications), au point de vue politique, nous avons besoin de votre aide soutenue. Sans elle, notre chemin sera extrmement difficile, nous sommes tous des jeunes 8

    Elargissement de l'audience du groupe, recrutement et ducation de militants, traduction et diffusion de brochures paraissent avoir t l'essentiel de l'activit des B.L. roumains. On ne peut cependant pas ne pas tre frapp au travers de ce que mentionne Barta, la fois de son attention l'ducation politique et de son

    4. Entretiens II p. 9. Transcription dactylographique littrale de l'enregistrement de deux entretiens (nots ici Entretiens I et II) de Barta avec J.P. B., un ancien militant de Lutte Ouvrire qui, en 1975- 76 avait entrepris un travail universitaire sur l'UC. La forme de la discussion explique le caractre parfois dcousu du propos de Barta.5. Barta, "Comment s'est form le groupe B.L. de Roumanie", Bulletin intrieur de la Ligue communiste internationaliste, dit par le Secrtariat international, N4, novembre 1935, pp. 3-4.6. dont Barta affirme que leurs mthodes, en Roumanie, n'avaient rien envier celles des staliniens7. Barta, "Comment s'est form le groupe B.L. de Roumanie", novembre 1935, op. cit. pp. 3-4.8. Barta, lettre Trotsky, 13 janvier 1936

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    souci des " liaisons avec des couches ouvrires "9. Affirmes l'aube de son action politique, ces proccupations imprgnent toute sa vie politique.

    A Paris, Barta mne l'existence des militants rvolutionnaires. Il participe aux journes de fvrier 1934, vit la monte ouvrire qui les suit. Ces vnements le marquent profondment, ainsi qu'il lcrit en 1976 (parlant de lui la troisime personne, en rponse une question qui appelait cette forme). Si Barta " s'est form quant aux mthodes d'organisation, en Roumanie dans la clandestinit (1932-33), politiquement il a eu la plus grande cole possible pendant une longue priode avant la guerre : la lutte des travailleurs en France, anti-fasciste donc politique d'abord, en 1934 et 35, conomique ensuite, de 1935 1939 (naturellement ces deux aspects s'entremlent !). Il a particip directement la lutte anti-fasciste non seulement au Quartier Latin, mais aussi dans les meetings des quartiers populaires (13, 14 et 15 arrondissements) o il lui est mme arriv de prendre la parole ct de militants communistes et socialistes - sans parler de sa participation aux immenses manifestations de masses !"10.

    En mai 1936, Barta est en Roumanie. Les nouvelles l'y atteignent. D'abord celles de la grve gnrale de juin 1936 en France. Puis, surtout, lcho de la riposte rvolutionnaire de la classe ouvrire espagnole la tentative de coup d'Etat de Franco en juillet 1936. " On sentait l'air vibrer jusqu' Bucarest " dit Louise. La dcision de rejoindre la rvolution espagnole est prise.

    Au nombre des trotskystes sur le dpart figure Louise, 16 ans. Ne en 1920, fille d'un militant socialiste juif autrichien, elle a suivi le mme parcours que Barta. Proche du PC roumain, elle rompt en aot 1936, rvolte par les premiers procs de Moscou. Prsente un militant trotskyste par une camarade de classe, elle dcide aussitt de les accompagner en Espagne. Sous le nom d'Irne, elle sera de toute l'aventure de l'Union communiste. "Sans elle notre organisation naurait pas exist" dit Barta11.

    Pourtant, en octobre 1936, date laquelle les quatre jeunes trotskystes roumains (Barta, Louise, Marcoux et sa compagne) arrivent Paris, Trotsky fonde des espoirs sur lvolution de la situation en France o le mouvement trotskyste a une force relative. Les Roumains y demeurent, militant au POI, la tendance reste fidle Lon Trotsky aprs la scission de Raymond Molinier et Pierre Frank qui crent le PCI.

    Malgr l'envergure de nombre de ses militants (Pierre Naville, Jean Rous, Marcel Hic, Yvan Craipeau, David Rousset), le POI souffre de ce que Trotsky

    9. Barta, lettre Trotsky, 22 mai 193610. Barta, lettre J.P. B., 16 mars 1976, Note 111. Barta, lettre J.P. B., 16 mars 1976

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    appelle le " mal franais ", son incapacit mener une activit organise et suivie. Barta et Louise le ressentent.

    " Autant le mouvement ouvrier franais, de 1934 1938 ma impressionn profondment, - j'ai vu ce que a pouvait tre une rvolution -, autant les militants qui se rclam aient du trotskysme mont paru quelque chose dabsolument bizarre. Cela aboutissait ceci, que normalement une organisation a veut dire qu'on est dix, et a donne cent, mille. Comme rsultat a multiplie les forces. Mais ici, ctait exactement linverse "12 dplore Barta.

    Outre leur participation aux activits du POI, Barta et Louise passent des heures en bibliothque. "Il y avait aussi la nourriture quotidienne, riche et irremplaable, des crits du Vieux, l'apprentissage thorique et politique, les heures consacres l'tude"13, se souvient-elle.

    Malgr les conseils et les exhortations rpts de Trotsky l'organisation franaise ne parvient ni s'implanter parmi les travailleurs, ni corriger son mode de fonctionnement, ni surmonter ses divisions. Elle demeure marginale alors que la guerre approche.

    Une dernire occasion de gagner de l'influence parait s'offrir avec la cration du PSOP, aprs que la SFIO, prparant l'Union sacre dans ses rangs, ait, en 1938, exclu Marceau Pivert et ses camarades de la Gauche rvolutionnaire. Trotsky encourage ses partisans en France rejoindre le nouveau parti qui compte plusieurs milliers de membres et au sein duquel la tendance de Daniel Gurin dfend des positions internationalistes. Ils ne le font qu'avec des mois de retard et en ordre dispers.

    Barta, associ la direction de la fraction trotskyste du PSOP, collabore sa revue La Voie de Lnine14.

    Mais, sans laisser le temps l'activit des militants trotskystes de produire ses fruits - si tant est que la possibilit en ait exist -, les vnements se prcipitent.

    Le Pacte germano-sovitique est sign le 23 aot, la presse communiste interdite le 26. La Pologne est attaque le 1er septembre et la guerre dclare le 3 septembre.

    Les diverses tendances trotsky stes, sans parler du PSOP, ne rsistent pas au choc politique et la rpression policire, puis la mobilisation qui suivent la dclaration de guerre. Les groupes sont disperss. Le 1er septembre 1939, la suite

    12. Barta Entretiens II, op. cit. p.213. Louise, Notes I, op. cit. p.l14. Il y signe deux articles, le premier, intitul Les travailleurs de France et d'Algrie devant limprialisme attaque la politique des partis de gauche l'gard des peuples coloniaux, le second, "Centre marxiste et IVe Internationale dnonce la vllit du PSOP de crer, avec le POUM, un nouvel avatar d'internationale.

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    d'un incident (dont Barta lui-mme dit quil " ntait pas du tout politique 15) lors d'une runion de leur Comit central, il coupe les ponts avec les Comits pour la IVe Internationale (la fraction internationaliste du PSOP), dont les moeurs illustrent ses yeux le manque de srieux. La dispersion gnrale du mouvement trotskyste fait que la question de recontacter tel ou tel dbris de lorganisation ne se pose mme pas.

    Coups des trotskystes "officiels", Barta et Louise entreprennent, grce aux liens que cette dernire a conserv avec des jeunes de la JSOP, la publication d'un petit journal internationaliste intitul l'Ouvrier, organe " de lutte contre le daladirisme, la guerre et le rle des social-dmocrates dans la destruction des syndicats ", selon les termes d'une lettre de Barta Natalia Sedova16 en 1947. Trois numros paraissent fin 1939 et dbut 1940. Si la diffusion de cette feuille est faible, elle permet Barta une expression publique de ses conceptions politiques dont il est intressant de remarquer la concordance avec celles de Trotsky la mme poque (alors que, depuis le dbut de la guerre, ses crits ne sont pas connus en France).

    Cette publication est interrompue par l'arrestation de Louise sur qui reposait l'essentiel de la diffusion du journal. Elle est emprisonne trois mois la Petite Roquette, en compagnie de Fanny, la future Lucienne de lUnion communiste. Toutes deux sont libres la veille de la dbcle.

    La droute de l'arme franaise de juin 1940 et l'exode ayant jet sur les routes des millions de gens, Barta et Louise n'ont plus rien faire dans une ville dserte. Ils traversent tout le pays, puis, l'armistice sign, ils remontent en passant par l'Isre o un cousin de Barta est mdecin. Ils y retrouvent un ancien JC cur par le nationalisme du PC, Jacques Ramboz, (le futur responsable lgal de toutes les publications de l'UC), qu'ils avaient connu dans les Auberges de jeunesse avant la guerre. Tous trois dcident de rentrer Paris o ils sont de retour en octobre 1940.

    Barta dcouvre les positions des trotskystes " officiels " vis--vis de la guerre. Pour les Comits pour la IVe Internationale, issus du POI, loccupation militaire du pays place la France dans une situation doppression nationale comparable celle des pays coloniaux et ouvre la possibilit dalliance entre la classe ouvrire et les fractions de la bourgeoisie " pensant franais ". Pour d'autres, proches de l'ancien PCI moliniriste, Hitler sera peut-tre l'unificateur de l'E u ro p e17. Face ces positions, qui constituent des reniements de

    15. Entretiens II, op. cit. p.l16. Barta, lettre Natalia Sedova du 20 fvrier 1947, David Komer [Barta]-Natalia Sedova, Correspondance (1946-1949), publie par les Quaderni del Centro Studi Pietro Tresso, Serie : Dagli archivi del bolscevismo, n8, Foligno (Italie), mai 1991, pp.8-917. Voir J. Pluet-Despatin, Les trotskistes et la guerre 1940-1944, ed. Anthropos, Paris 1980, pp.50-64

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    l'internationalisme et la ngation des perspectives rvolutionnaires, Barta entreprend la rdaction d'une brochure La Lutte contre la deuxime Guerreimprialiste mondiale1* raffirmant les positions trotskystes face la guerre.

    Mme si Barta ne le sait pas encore, ce texte constitue, en mme temps que le seul manifeste authentiquement internationaliste de l'poque, le vritable acte de fondation de sa tendance. Ajoutons, mais ce n'est peut-tre qu'un sous-produit de sa fidlit aux analyses de Trotsky, qu'il y prdit le retournement de Hitler contre Staline et la dfaite de l'Allemagne.

    Le groupe comprend alors quatre militants, Barta et Louise ainsi que Jacques Ramboz et Lucienne, que Louise a retrouve au dbut de l'Occupation.

    Dbut 1941, Jacques Ramboz gagne l'un de ses anciens condisciples du lyce Michelet, Mathieu Bucholz. Il a 19 ans. La recrue savre de premier ordre. Pamp -son pseudonyme- choisit rapidement la vie de militant rvolutionnaire professionnel et devient la cheville ouvrire du groupe. Il est le " contact " du Groupe communiste, comme il s'intitulera en 1942, avec la " rsistance ", contact vital pour des clandestins.

    Pendant toute la guerre, il pourvoit ses camarades des faux papiers indispensables, de cartes d'tudiants pour permettre aux plus jeunes d'chapper au STO, de cartes dalimentation, de tickets de rationnement. Bref, c'est dans une grande mesure lui que le groupe doit sa survie physique.

    D'autre part, Pamp amne quelques renforts. Celui de son frre cadet Michel, puis celui de Pierre et de Jean Bois, ses anciens camarades d'cole, ex-Jeunes Communistes.

    Dcrivant la politique de recrutement du groupe, Jacques Rambozcrit :

    " L'isolement fait que les premiers contacts tablis sont ceux d'anciens amis ou connaissances de jeunesse qui sont soigneusement observs, sonds, et ne sont " accepts " que lorsque leur srieux, leur capacit de travail et le choix qu'ils font de consacrer leur vie la rvolution semblent assurs. Alors commence pour eux l'tude du marxisme et des crits de Trotsky. Cette tude se mne sous le contrle du noyau primitif, qui contrle galement les frquentations et " contacts " de la nouvelle recrue, avec laquelle il dfinit la stratgie appliquer pour faire pntrer en milieu communiste le besoin de rflexion et y faire assimiler ce qui alors lui parat essentiel : la permanence de la lutte des classes, l'internationalisme et la ncessit d'une activit ouvrire autonome " 1^ .

    18. Il s'agit de la brochure dont le texte figure en deuxime partie de ce CLT. Les rfrences de pages renvoient, ici, la rdition de Lutte Ouvrire, supplment au n1010. Le nom de lauteur, curieusement baptis M. Barta, se trouve, dans cette dition, en petits caractres, en page 3.19. Jacques Ramboz, Contribution l'histoire de l'Union communiste (trotskyste) (1940-1950), si, 1988 pp.7-8

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    L'tude a une part prpondrante dans les activits du Groupe communiste. A la Bibliothque nationale, que la sympathie d'employs du bureau des cartes leur permet de frquenter, les ouvrages marxistes interdits ailleurs sont encore consultables. Barta et ses jeunes camarades y sont assidus.

    La guerre continue. Dbut 1941, l'Allemagne hitlrienne est au znith, dominant pratiquement toute l'Europe. Pourtant, son incapacit dbarquer en Grande-Bretagne et son chec la briser par les bombardements ariens condamnent Hitler se retourner contre l'URSS, comme l'avait annonc Barta en novembre 1940:

    " Tout revers, ou mme le pitinement sur place, menace de faire exploser leur machine de guerre : ils [Hitler et Mussolini] sont contraints l'offensive permanente ; ils doivent briser cote que cote leur encerclement europen. Cette situation stratgique poussa autrefois Napolon sa campagne de Russie ! " .

    Le 22 juin 1941, Hitler attaque son alli de la veille, lURSS stalinienne. La guerre bascule. Le PCF se dbarrasse du langage pseudo-internationaliste qui avait t le sien depuis le pacte germano-sovitique et renoue ouvertement avec le chauvinisme.

    Misant tout la fois sur les insurrections proltariennes dans les pays imprialistes - qui, dans l'esprit des rvolutionnaires de l'poque, ne pouvaient manquer de natre du second conflit mondial comme elles lavaient fait du premier (1917 en Russie, 1918 en Allemagne mais aussi en Hongrie, en Finlande puis en Italie, en France, etc.) - et sur la reconqute par la classe ouvrire sovitique du pouvoir usurp par la bureaucratie stalinienne, le Groupe communiste rdige, dite et distribue 2 000 exemplaires un tract intitul " Vive l'arme rouge " :

    La rsistance de l'Arme rouge doit permettre aux forces rvolutionnaires du monde entier d'entrer en lutte. La stratgie communiste a pour but de coordonner la lutte de l'Arme rouge avec le dveloppement de la lutte de classes dans les pays capitalistes 21.

    Aprs les catastrophiques reculs des premiers mois, l'Arme rouge parvient, au prix de pertes normes, contenir l'avance allemande devant Leningrad et Moscou tandis que l'entre en guerre des Etats-Unis et du Japon porte le conflit au "stade suprme o tous les peuples du globe sont devenus les victimes directes du carnage imprialiste"22.

    20. Barta, La lutte contre la deuxime guerre imprialiste mondiale, op. cit. p. 11.21. Tract, Vive l'Arme rouge des ouvriers et des paysans, 30 juin 1941 Publi en annexe La Lutte de Classes (1942-1945), La Brche, Paris, 1992.22. Compte-rendu de runion, janvier 1942. Il s agit le plus souvent de la transcription dactylographique de notes prises par Louise au cours des runions et destines fournir la matire des articles de La Lutte de Classes.

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    Dans ce contexte, le renforcement du groupe donne Barta et ses camarades les moyens techniques d'entreprendre la publication de La Lutte de Classes partir d'octobre 1942.

    Evoquant cette priode dans une lettre Natalia Sedova, Barta crit :" C'est en 1942, aprs avoir pu duquer et instruire un certain nombre de jeunes

    camarades venant du PCF ou sans pass politique, que nous avons sorti notre journal La Lutte de Classes. Le choix du titre tait dtermin par notre volont dopposer une propagande rvolutionnaire et internationaliste au courant d'union nationale et gaulliste justifi par la lutte contre l'occupant"23. " Le but de notre activit p ra tiq u e tait d'entrer en contact avec des ouvriers et de donner des lments proltariens la possibilit de s'instruire dans l'esprit et selon les mthodes d'une formation rvolutionnaire professionnelle "24. Trente-quatre numros de cette feuille ronotype paraissent sous l'Occupation d'octobre 1942 aot 1944.

    L encore, le "talent d'organisateur et l'imagination inventive de Pamp"25 jouent un rle dcisif. Il russit, malgr les restrictions et les interdictions, se procurer du papier, les moyens de fabriquer de l'encre et un appareil polycopier.

    Publication d'un internationalisme sans concession, La Lutte de Classes dnonce les avatars de l'ordre europen dfendus, avec la peau des peuples, par chacun des camps en prsence et met systmatiquement en avant le thme des Etats-Unis socialistes d'Europe, seul remde aux continuels dchirements du Vieux continent. Abordant la question par tous les angles, - ceux de la stratgie des puissances impliques dans le conflit mais aussi ceux, (parfois les plus quotidiens), du sort des opprims - elle s'efforce de renouer le fil de la tradition internationaliste rompu par la social-dmocratie et le stalinisme.

    Refus d'identifier l'occupation de la France une oppression coloniale (loccupation nest, finalement, quun sous-produit du dplacement des fronts dans le cadre du conflit mondial). Refus dassimiler le " travailleur-soldat " allemand ses dirigeants (et, en particulier, dnonciation du terrorisme aveugle qui aboutit solidariser les simples soldats avec leurs officiers et, par l, renforce Hitler), La Lutte de Classes s'attache dcouvrir dans chaque situation les ressorts cachs, les forces sociales loeuvre et les perspectives du point de vue du proltariat.

    Analysant les effets du STO, Barta explique :" Prendre le mouvement ouvrier europen comme un tout signifie que ce qui

    constitue, un moment donn, un moins pour la classe ouvrire d'un pays peut constituer un plus pour l'ensemble du mouvement. Ainsi, la dportation en Allemagne a priv la classe ouvrire des pays occups de ses lments les plus jeunes et les plus actifs. En revanche, 8 millions de ces lments transports en Allemagne sous la pression des

    23. Barta, lettre Sedova, 20 fvrier 1947, op. cit. p.924. Idem25. Louise, Notes I, op. cit. p.2

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    ncessits militaires ont cr dans ce pays une situation sans prcdent pour la lutte rvolutionnaire. En cas de conflit ouvert entre la bourgeoisie et le proltariat en Allemagne, la faveur de la crise militaire par exemple, les ouvriers dports se retrouveront tout naturellement souds la lutte mene par les ouvriers allemands contre leur bourgeoisie (...) Ainsi l'union de tous les pays dans une lutte commune peut tre facilite par les mesures mmes qui doivent T'anantir "26.

    Paralllement ses buts de propagande, La Lutte de Classes se livre une activit d'agitation, dnonce la dtrioration du sort de la classe ouvrire en France, mne campagne contre le STO et la dictature ptainiste.

    Mais, rappelle Jacques Ramboz, "cette agitation, rduite du fait des forces du groupe, contre le STO et la guerre n'est, pendant toute la guerre, quun aspect secondaire de l'activit du Groupe communiste, activit qui consiste essentiellement en l'ducation marxiste des militants et de leurs liaisons, en la recherche systmatique de contacts en milieu ouvrier, et en propagande dans la ligne des crits de Trotsky, pour la cration d'une IVe Internationale et la constitution des Etats- unis socialistes dEurope27.

    Le Rapport sur l'Organisation de juillet 1943 marque une tape dans le dveloppement du Groupe communiste qui, jusqu'alors, n'existait pas formellement. Il explicite ses principes organisationnels. Ils n'ont, dire vrai, rien d'original par rapport ceux exposs par Lnine dans Que faire ? Toute la valeur de cette courte brochure tient dans son rappel de ce qu'est rellement le centralisme dmocratique lniniste dont beaucoup se rclament pour n'en retenir que le centralisme (et encore...). Justifiant l'existence autonome de sa tendance par les moeurs petites- bourgeoises et la politique ambigu vis--vis du nationalisme des autres groupes trotskystes, Barta dfinit ses objectifs :

    " Le bolchevisme implique, avec une politique juste, un contact rel et tendu avec la classe ouvrire, la participation quotidienne ses luttes"28, la "slection des lments rvolutionnaires " en vue de "dclencher ou prcipiter un regroupement sur la base communiste de tous les militants vraiment rvolutionnaires de la classe ouvrire franaise "29.

    Il prsente une sorte de condens de sa morale militante :" Ce qui caractrise le militant, c'est qu'il n'attend de son activit qu'une seule

    rcompense, c'est la reconnaissance tt ou tard que celle-ci a t conforme aux intrts vritables de l'humanit. C'est pourquoi il peut rsister toutes les preuves : sil est relativement facile de donner sa vie d'un seul coup, il faut aussi savoir la donner peu peu dans la lutte opinitre que ncessite le renversement de la bourgeoisie. Ce type d'individu

    26. Compte-rendu de runion, mi-avril 1943,27. Jacques Ramboz, Contribution, op. cit. p. 1128. Barta, Rapport sur lOrganisation, juillet 1943, rdit par les Quaderni del Centro Studi Pietro Tresso, Serie : Dagli archivi del bolscevismo, n12, Foligno (Italie), mai 1992, p.1029. Idem p. 10

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    nest pas rare. Le parti dgage ce sentiment de sacrifice total, de dignit et, si l'on veut, de flicit

    Dbut 1943, le cours de la guerre s'inverse. Les Allis ont dbarqu en Afrique du Nord en novembre 1942 et l'arme de von Paulus capitule Stalingrad (31 janvier 1943).

    La situation en Italie o, la suite du dbarquement alli en Sicile de juillet 1943, grves et meutes ouvrires ont chass Mussolini et ouvert les prisons, fait dire Barta, dans un rapport du dbut aot 1943 :

    " Les vnements qui ont lieu en Italie ne sont pas la rvolution proltarienne, mais c'est le dbut de la rvolution 30.

    Mais les Allis russissent juguler la monte ouvrire. Les Anglo-amricains chargent Staline de dsorienter le mouvement ouvrier italien en pleine renaissance en reconnaissant le premier le gouvernement de Badoglio (fidle de Mussolini frachement reconverti l'anti-fascisme). Ils utilisent d'autre part leur matrise des oprations militaires pour briser la population et se livrent des bombardements terroristes systmatiques des villes italiennes, (prfiguration de ceux qui frapperont massivement l'Allemagne avec les mmes objectifs).

    Pourtant, rien n'est assur :" L'Europe est un immense dpt de poudre o il suffit d'une tincelle

    rvolutionnaire sur n'importe quel point du continent pour que la rvolution proltarienne s'tende aux endroits les plus favorables cette lutte "3* crit Barta.

    Face aux chances ouvertes par l'ouverture annonce d'un second front l'ouest, le CCI et le POI, les deux principales organisations trotskystes franaises entament les pourparlers qui aboutissent en fvrier 1944 leur unification au sein du PCI.

    La proposition qu'ils adressent, en dcembre 1943, au groupe Lutte de Classes de les rejoindre donne lieu un change de correspondance et la rdaction par Barta d'un deuxime Cahiers du Militant.

    Le premier de ces Cahiers, rdig en dcembre 1942, avait dj t consacr l'analyse de la politique du POI et la confusion entretenue par sa formule des " Comits de vigilance nationale avec des bourgeois " pensant franais ". " Le bourgeois ne pense ni "franais ", ni " allemand ", ni " anglais ", etc. ; le bourgeois pense march "32 rplique-t-il en montrant que, loin d'tre " transforme en semi- colonie ", la France demeure une puissance imprialiste " qui n'a pas cess un seul

    30. Compte-rendu de runion, dbut aot 1943.31. Compte-rendu de runion, mi-avril 194332. Barta, Cahiers du Militant, nl, 12 dcembre 1942, p. 1. Reproduit dans ce CLT.

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    instant d'exploiter non seulement la France, mais encore les quatre coins du monde "33.

    Lchange de correspondance avec le Comit d'unification POI-CCI, fin 1943- dbut 1944, conduit Barta prciser ses critiques. Il tire le bilan de son exprience du POI (1933-1939) :

    Les milieux de recrutement, les mthodes organisationnelles, politiques et dducation ne pouvaient et n'ont pu faire sortir les "B.L."34 de France de l'tat de groupes politiques dessence petite-bourgeoise et de ce fait, malgr toute une srie dvnements exceptionnellement favorables (...) dans les annes qui ont prcd la guerre, celle-ci a provoqu l'effondrement des organisations de la IVe, et aprs quatre ans de guerre, rien ne laisse voir effectivement qu'un changement vritable se soit produit "35-

    Sil reconnat, dans le second Cahiers du Militant (15 fvrier 1944) que formellement, l'attitude du POI " a chang, il dnonce le tour de passe-passe des participants la runification s'absolvant mutuellement de leurs errements du dbut de la guerre:

    " Un parti qui se rclame de l'internationalisme n'est garanti contre les errements social-patriotiques que s'il dcouvre, par une critique inexorable, les sources mmes de ses erreurs passes 36.

    Il est hors de question dans ces conditions que le groupe Lutte de Classes rejoigne le nouveau PCI.

    Les ponts ne sont pourtant pas rompus et, tout au long de son existence, l'Union Communiste s'adressera aux militants trotskystes dans l'espoir de favoriser le regroupement des rvolutionnaires sur les bases politiques et organisationnelles quelle estime saines.

    Le dbut de l'anne 1944 est domin par la perspective du dbarquement." On nattend plus que le signal pour que les proltaires d'Europe, d'Amrique et les

    soldats amens des quatre coins du globe s'empoignent dans une dernire treinte mortelle. La raison humaine vacille quand elle tche de saisir l'immensit du crime, l'horreur des convulsions qui se prparent !"37

    La Lutte de Classes qui crit cela le 31 dcembre 1943, rappelle" La tche historique du proltariat d'Europe est de btir les Etats-Unis socialistes

    d'Europe et non de tracer avec leur sang des frontires pour les capitalistes. 1944 doit sonner le glas du capitalisme en Europe et dans le monde ' .

    33. Idem, p.234. Bolchviks-Lninistes, nom que se donnaient les trotskystes avant-guerre.35. Groupe communiste-Lutte de Classes, lettre au Comit d'unification, 24 janvier 194436. Cahiers du Militant, n2, 15 fvrier 1944, p.l. Reproduit dans ce CLT.37. Barta, La Lutte de Classes, N1 au N49 (octobre 1942-juillet 1945) La Brche, octobre 1992, n22, Au seuil de l'anne sanglante, 31 dcembre 1943, p.99.38. Idem

  • BARTA 19

    Le 6 juin 1944, devant le nouvelle tournure prise par la guerre, dans une circulaire destine aux militants, Barta crit :

    " Avec l'invasion des forces imprialistes anglo-amricaines l'Ouest, nous entrons dans une priode au cours de laquelle la bourgeoisie tentera par tous les moyens, bombardements, paniques, chmage, famine, de disperser nouveau la classe ouvrire et de la dmoraliser compltement afin de pouvoir liquider la guerre sans danger rvolutionnaire "39.

    Si, du fait de leur importance numrique et de leurs traditions, les classes ouvrires des trois principaux pays d'Europe continentale subissant le conflit (Italie, Allemagne et France) reprsentent le danger principal aux yeux de l'imprialisme, les Allis manifestent la plus grande vigilance sur tous les fronts. Ils savent que, mme allum dans une rgion priphrique, (Balkans, Pays-Bas, Belgique, etc...), l'incendie rvolutionnaire pourrait s'tendre tout le continent dans le contexte de misre gnralise et le brassage gnral des populations.

    En Italie, la conjugaison des bombardements allis et de la rpression fasciste ainsi que la politique des partis social-dmocrate et stalinien ont, pour l'heure, contenu l'offensive ouvrire.

    En Allemagne, le 20 juillet 1944, des officiers tentent d'assassiner Hitler. Barta ne s'y trompe pas :

    Les gnraux de la Wehrmacht ont voulu se dbarrasser de Hitler, de mme quen Italie le roi et Badoglio s'taient dbarrasss de Mussolini pour se sauver eux-mmes et sauver le rgime capitaliste de la vague populaire qui montait "40.

    Le coup dEtat ayant chou, les officiers sont excuts par centaines." La rvolte des gnraux contre Hitler, c'est le coup de tonnerre qui avertit le

    peuple allemand et les soldats qui se battent sur tous les fronts, qu'il n'y a plus aucun espoir, ni chez Hitler, ni chez les gnraux, que ce soit pour la guerre ou pour la ; paix " C'EST LE SIGNAL POUR LES MASSES DE SE SAUVER ELLES-MEMES"41 analyse-t-il. "

    Mais, crase sous les tapis de bombes, la population allemande est menace de toute part des pires " punitions ". C'est l'acculer la guerre et la condamner " se dfendre et nous suivre jusqu'au bout " comme l'y invite Goebbels. " Quand le peuple allemand nentend nulle part une voix anti-imprialiste " s'indigne La Lutte de Classes, " quand, au contraire de prtendus communistes ont pris comme devise suprme " Mort aux Boches ", cela ne fait-il pas le jeu de Goebbels ? 42.

    39.Circulaire nl, 6 juin 194440. La Lutte de Classes, op. cit. n33, 22 juillet 1944, Que se passe-t-il en Allemagne ? Voir deuxime partie de ce CLT.41. Idem42. La Lutte de Classes, op. cit. n36, 19 septembre 1944, Les auxiliaires de Goebbels... Article reproduit dans ce CLT.

  • 20 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    De fait, la classe ouvrire allemande courbe l'chine, subit jusqu'au bout le joug hitlrien et se prpare ployer sous celui des vainqueurs.

    En France, le risque de leffondrement de l'Etat est rel. Aprs cinq annes de guerre, quatre annes d'occupation et de ptainisme, l'arme est trs amoindrie et divise, la police unanimement hae, la justice mprise. Le problme est si rel que les Etats-Unis ont prvu l'administration militaire directe.

    Grce au Parti communiste, de Gaulle russit pourtant restituer l'Etat les apparences de la lgitimit. Barta en tire la leon le 2 septembre 1944 :

    " Ainsi l'effort des ouvriers pour s'arracher au billon de l'Etat bourgeois n'a abouti une fois de plus qu' tirer les marrons du feu pour leur ennemi, la bourgeoisie. La police qui, pendant cinq ans avait martyris la classe ouvrire redore son blason l'avant- garde de " l'insurrection nationale ". L'arme permanente imprialiste de la bourgeoisie franaise qui s'tait brise dans les vnements se reconstitue par un nouvel afflux de chair canon : les travailleurs dups. Les " comptences , c'est--dire la haute bureaucratie qui a organis savamment la famine pour les masses et le march noir pour la bourgeoisie, reste en place sous prtexte d'organiser le ravitaillement.

    Comment cela fut possible ? Cette tromperie nouvelle fut possible parce qu' la rescousse de la bourgeoisie volrent les social-patriotes, notamment les communistes "43.

    Mis au service de la bourgeoisie par son matre Staline, le PCF lui apporte son savoir-faire : le dvoiement de l'nergie de la classe ouvrire, la prostitution des idaux communistes et l'assassinat de militants rvolutionnaires.

    Pendant l'occupation un certain nombre de militants communistes se sont trouvs livrs eux-mme. Le petit groupe trotskyste, qui avait nou des contacts avec certains d'entre eux, publie plusieurs tracts s'adressant la conscience rvolutionnaire de ces ouvriers et signs Un groupe de communistes "44. Ces contacts avec des militants communistes se multiplient.

    En septembre la direction du Parti communiste reprend le contrle de ses troupes et, sentant le danger, traque plus que jamais les trotskystes. Chacun de leur ct, Pierre et Jean Bois sont "arrts" par des FTP. La chance aidant, ils s'chappent. Mathieu Bucholz est, lui-aussi, " arrt " au cours d'une runion avec des jeunes communistes. Tortur, il est ensuite assassin comme l'avaient t, avant lui, dautres militants internationalistes dont le dirigeant trotskyste italien Pietro Tresso (Blasco) disparu dans un maquis stalinien en 1944. Le corps de Mathieu Bucholz est retrouv dans la Seine. La police refuse de mener une enqute.

    La collaboration du PCF et la participation des ministres communistes au renforcement de l'Etat et de l'ordre bourgeois prsentent l'incomparable avantage

    43. La Lutte de Classes, op. cit. n35, 2 septembre 1944, De la " Rvolution nationale 1'" Insurrection nationale", p. 16144. Deux des ces tracts (dats d'aot 1944) sont reproduits dans ce CLT.

  • BARTA 21

    pour la bourgeoisie de museler peu prs pacifiquement la classe ouvrire en une circonstance o le recours la manire forte ne lui laisserait peut-tre pas le dernier mot.

    Le dsarmement des Milices patriotiques est, ses yeux, une urgence. Elles sont, en effet, explique La Lutte de Classes, " composes en majorit douvriers, d'exploits qui bien que prisonniers de la politique d'union sacre des social-pa- triotes, aspirent quand mme labolition de l'injustice et de lingalit 45. Or, l'Etat bourgeois " ne peut tolrer aucune force arme qui soit indpendante de lui, sauf les groupements directement aux ordres de la bourgeoisie (fascistes, briseurs de grves, gardes du corps, etc,)1,46. La dcision de de Gaulle dincorporer les Milices patriotiques aux forces rgulires provoque un rel mcontentement mais, cautionne par Thorez son retour de Moscou (" un seul Etat, une seule arme, une seule police "), elle est applique.

    En Belgique, o la bourgeoisie rencontre des difficults analogues, les Allis recourent aux fusillades en novembre 1944 pour obtenir le dsarmement des milices.

    La Grce, bien que pratiquement libre de loccupation allemande par la gurilla anime par les staliniens, a t place dans lorbite britannique. Face aux manifestations populaires, " nhsitez pas agir comme si vous vous trouviez dans une ville conquise o se dveloppe une rbellion 47, cble Churchill au gnral Scobie. La guerre civile durera jusquen 1949 mais le partage du monde entre Grands sera respect.

    Se fondant sur les maigres informations qui filtrent, La Lutte de Classes analyse la situation dans les rgions places sous lautorit sovitique :

    " Comme ctait prvoir, l'apparition de l'Arme rouge sur les frontires des Etats que le trait de Versailles avait crs pour former un rempart de scurit contre la rvolution proltarienne, a exaspr la tension et les luttes entre exploiteurs et exploits dans l'Est de l'Europe et les Balkans. (...) Devant l'assurance nouvelle des exploits, la bourgeoisie des Balkans et de l'Est tremble pour sa domination. Mais elle trouve des allis non seulement du ct de l'imprialisme anglo-amricain, mais aussi du ct des dirigeants sovitiques, CE QUI EST BEAUCOUP PLUS g r a v e 48.

    Dans un Rapport dorganisation, Barta est plus explicite encore :" Croire d'une faon purile que l'Arme rouge n'acceptera pas nimporte quelle

    tche de la part de la bureaucratie, c'est se faire des ides fausses. (...) La propagande

    45. La Lutte de Classes op. cit. n38, 5 novembre 1944 Devant le coup de force gouvernemental, Dressons nos comits ouvriers ! Formons les milices ouvrires ! p. 17346. Idem47. Cit par Constantin Tsoucalas, La Grce de l'indpendance aux colonels, Petite collection Maspero, Paris, 1970, p.7448. La Lutte de Classes, op. cit. p.117, n26, 16 mars 1944, La situation en Europe

  • 22 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    internationaliste pour dsagrger l'Arme rouge est plus facile que vis--vis de larme imprialiste, mais la rvolution proltarienne ne pourra pas se dispenser de conqurir l'Arme rouge 49.

    L'Union communiste tire la consquence de l'attitude de Staline en fvrier 1945 en rclamant son retrait de Pologne :

    La IVe Internationale soutient le droit du peuple polonais disposer de lui-mme non seulement contre les imprialistes de Berlin et de Londres, mais aussi vis--vis de la bureaucratie sovitique "50.

    En mars 1949, Barta en tirera les conclusions : Nous avons abandonn (la position traditionnelle de dfense de l'URSS) au

    moment o en avanant hors du territoire de l'URSS, la bureaucratie a inaugur une politique de pillage dans les pays occups ; c'est en 1944, en exigeant le retrait de toutes les troupes d'occupation que nous avons marqu la rupture avec la dfense de lURSS "51.

    LAllemagne vaincue, les hostilits continuent en Asie. Mme si son sort est scell, le Japon poursuit la guerre faute de pouvoir faire la paix sans mettre en mouvement des forces sociales explosives.

    " Aprs avoir engag le peuple dans une aventure o il eut supporter toutes les consquences des apptits de conqutes des capitalistes, les dirigeants japonais devaient trouver une raison "imprvisible" leur dfaite, pour sauver leur domination de classe. Ce souci (...) tait partag dans une gale mesure par les capitalistes allis. (...) Ce fut la bombe atomique, "intervention divine", qui servit dexcuse aux dirigeants japonais vis-- vis de leur peuple "52.

    Planche de salut de la bourgeoisie japonaise, la bombe atomique constitue en mme temps une dmonstration de puissance face lURSS et, sur un autre plan, face aux opprims du monde entier.

    Ainsi, les imprialismes des deux camps, la bureaucratie sovitique et les partis social-dmocrates et staliniens sont parvenus conjurer la monte rvolutionnaire redoute.

    Le proltariat d'Europe, malgr ses annes de luttes et d'expriences, a t devanc par la bourgeoisie dans ce combat. La catastrophe du continent a t consomme. Une des forces essentielles de la lutte socialiste en Europe, le proltariat allemand, a t enseveli sous les ruines causes par la bourgeoisie 53.

    Pourtant, poursuit Barta au lendemain de la reddition allemande,

    49. Compte-rendu de runion, probablement mi-mars 194450. La Lutte de Classes, n44, 21 fvrier 1945, La Pologne entre la tombe et la prison. Reproduit dans ce CLT.51. Compte-rendu de runion, 5 mars 1949, pp. 1-252. La Lutte de Classes, n50-51, 3 septembre 1945, Pourquoi le Japon a-t-il capitul ?53. La Lutte de Classes, op. cit. p. 228 n47, 21 mai 1945, Les morts ensevelissent les vivants.

  • BARTA 23

    " Malgr les terribles ravages et le recul de la civilisation, il reste au proltariatassez de forces vives capables de prendre le dessus 54.

    L'illusion d'un retour rapide la normale est vite dissipe. En effet, partout en Europe la classe ouvrire, endurcie par les preuves, est misrable, souffrant du rationnement alimentaire, travaillant des semaines de soixante heures, manquant de vtements, de chauffage, de logements.

    Barta a plusieurs fois rappel les analyses de la situation nationale et internationale sur lesquelles lUC se fondait alors.

    " Nous pensions" crit-il en 1972, "que le principal danger tait l'instaurationd'un pouvoir fort gaulliste, (...) nous esprions que la lutte anticolonialiste jouerait un rle dcisif dans la chute du capitalisme mondial, (...) nous tions convaincus que, sans rvolution socialiste, une troisime guerre mondiale tait invitable plus ou moins bref dlai "55.

    Il insiste en 1976 :" La rvolution avant la fin de la deuxime guerre mondiale et encore jusqu' la fin

    de la guerre de Core (parce que jusqu' la fin de la guerre de Core nous ne savions pas si nous allions dboucher sur une troisime guerre mondiale ou pas), la rvolution tait une question de vie ou de mort, immdiatement. Et il y avait, ou progression rvolutionnaire, ou recul vers le fascisme jusqu' la guerre "56.

    L'action de 1UC de 1944 1950 sinscrit dans cette perspective.Dbut 1945, lautorit de l'Etat rtablie avec la caution du Parti communiste,

    le dbat sur les futures institutions de la IVe Rpublique s'ouvre. Au-del des pripties politiciennes qui lmaillent, c'est en ralit la nature mme du rgime qui est en question, de Gaulle, le chef du gouvernement provisoire, prtend au " pouvoir fort ". Les partis de gauche, prisonniers volontaires du mythe de " sauveur " qu'ils lui ont forg ne s'meuvent que ds lors que de Gaulle souhaite rduire les prrogatives du Parlement en recourant aux " rfrendum-ptainistes ". Sous le prtexte d'une "constitution ", de Gaulle sexerce au " coup dEtat "57 prvient La Lutte de Classes.

    A l'extrieur, la bourgeoisie rencontre des difficults reprendre en main ses colonies.

    En dvoilant la faiblesse des vieilles puissances coloniales, la guerre a donn un coup de fouet aux aspirations nationales. La Lutte de Classes se fait l'cho de la situation dans les colonies, aussi largement que les informations le permettent.

    54. Idem55. Barta, Mise au point concernant lHistoire du Mouvement trotskyste en France [de Jacques Roussel], adresse au directeur de Spartacus, aot 1972, p. 156. Entretiens I, op. cit. p.257. Barta, La Lutte de Classes, op. cit. p.232 n48, 11 juin 1945 Sous le prtexte d'une "constitution, De Gaulle s'exerce au coup d'Etat,

  • 24 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    Ainsi le numro du 18 janvier 1945 consacre-t-il un long article au sort des peuples dAfrique du Nord58 et celui du 8 mai un autre la situation de ceux d'Indochine59.

    L'organe de 1UC affirme sa solidarit aux dizaines de milliers de victimes de la rpression coloniale du 8 mai 1945 Stif et Guelma60. En Afrique du Nord, comme en 1947 Madagascar, les officiers franais manifestent une ardeur qu'on ne leur connaissait pas en juin 1940.

    " Avec une frocit toute capitaliste, la rpression s'est abattue sur les masses nord-africaines et a transform le pays en un vaste Oradour-sur-Glane "61.

    crit Barta qui fustige la complicit du PCF : l'Humanit " demande au gouvernement de punir comme ils le mritent les chefs pseudo-nationalistes "62.

    La dnonciation des exactions colonialistes et le soutien aux peuples opprims ne sont pas seulement un lmentaire devoir de solidarit. Pour Barta et ses camarades, la rvolte des coloniss appartient au processus mme de l'affranchissement de l'humanit :

    " Dans le rveil des peuples coloniaux, nous saluons laube de la rvolution proltarienne mondiale triomphante 63.

    La Lutte de Classes fait paratre de nombreux articles consacrs la situation dans les colonies ou reproduit les textes de militants anti-colonialistes tel celui sign " Les Tirailleurs indochinois en France "64 s'levant contre la " rpression coloniale ".

    Les tensions entre imprialismes rivaux resurgissent (conflit franco-britannique en Syrie par exemple), les fissures entre les grandes puissances, allis de la veille, se font jour.

    Ds fvrier 1945, au lendemain de Yalta o les trois " Grands " (Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne) entrinent leur partage du monde et s'efforcent de prserver les apparences de l'unit, La Lutte de Classes avertit :

    " Cette union est tellement chancelante, que chacun des trois tient en rserve un systme d'alliances avec des moyennes et des petites puissances, systme qui, en cas de conflit entre les trois, divisera automatiquement le monde en blocs antagonistes "65.

    58. La Lutte de Classes, op. cit. p. 191 n42, 18 janvier 1945, Que se passe-t-il en Afrique du Nord ?59. La Lutte de Classes, op. cit. p.221 n47 (n spcial), De qui l'Indochine doit-elle se librer ?60. La Lutte de Classes, op. cit. p.225 n47, 21 mai 1945, Le sang coule en Afrique du Nord. Reproduit dans ce CLT.61. Idem62. idem63. La Lutte de Classes, n53, 24 octobre 1945, Le soleil luit de lOrient64. La Lutte de Classes, n56, 24 dcembre 194565. La Lutte de Classes, op. cit. p.203 n44, 21 fvrier 1945, Quand le "Nouvel ordre europen" devient la "dclaration de l'Europe libre"...

  • BARTA 25

    En effet, si les imprialismes anglais et amricain ont bien atteint leurs buts de guerre en brisant lAllemagne et le Japon, la question sovitique reste pendante. Les projets caresss par Churchill de poursuite de la guerre contre lURSS ont d tre abandonns : leur ralisation aurait conduit tout droit l'explosion rvolutionnaire que les Allis n'ont vite qu'avec l'appui de Staline. Mais dans les mois qui suivent les alliances se lzardent et le spectre d'une troisime guerre mondiale se prcise.

    La reconstruction exige de remettre la classe ouvrire au travail. Pour la bourgeoisie, la reconqute de ses marchs, de son influence future, de ses possessions coloniales, en dpend. Il faut mobiliser et produire, vite et beaucoup. C'est--dire, pressurer la classe ouvrire.

    Le Parti communiste y prte la main, avec ardeur. Avec l'aval de Staline, il met son influence sur la CGT et travers elle sur la classe ouvrire, au service de la bourgeoisie. Quelques Grands chefs " communistes deviennent ministres. Dans les usines, les dlgus et les petits bureaucrates se font petits chefs, nouvelle matrise qui dpasse lancienne par son arrogance et son zle productif. " Produire d'abord, revendiquer ensuite " devient son matre mot.

    Pour la premire fois d'une faon aussi cynique le PCF se range ouvertement au ct de la bourgeoisie contre la classe ouvrire. Pour la premire fois chaque ouvrier peut en faire lexprience, quotidiennement, des mois durant. Situation difficile pour les travailleurs. Mais aussi, situation riche de possibilits.

    " Ce qui fait notre force," affirme Barta en juillet 1945, dans une Lettre ouverte aux militants et sympathisants du PCI, "cest notre politique nergique de dfense des intrts des masses, poursuivie sans hsitation et sans quivoque " .

    Au-del de son but immdiat (dfendre la politique de l'UC devant les membres du PCI), cette Lettre ouverte prsente le programme d'action de lUC. " L se rsument tous les problmes de notre travail. Comment faire bien comprendre la situation une centaine douvriers, les gagner corps et me la politique rvolutionnaire, en faire des cadres de la classe ouvrire et du trotskysme ; cest par eux que nous pourrons apparatre aux masses comme leurs seuls dfenseurs, dans ce monde o elles nont que des ennemis 67.

    Sur cette base, lUC dveloppe son activit de propagande, dagitation et dimplantation dans la classe ouvrire. Depuis la Libration ", un certain nombre de jeunes sont venus renforcer le groupe, qui doit, ce moment-l, compter une vingtaine de membres, et, surtout " les liaisons ouvrires staient accrues 68.

    66. Lettre ouverte aux militants et sympathisants du PCI, pour combattre la contrebande pivertiste au sein du mouvement de la Quatrime Internationale, p. 10. Reproduite dans ce Cahier.67. Idem p.968. Jacques Ramboz, Contribution, op. cit. p.34

  • 26 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    L'UC rdite des brochures comme celle d'Andr Marty, on croit se battre pour la patrie... on meurt pour les industriels et les banquiers, qui dnonait, en 1926, la guerre coloniale du Rif ou La catastrophe imminente et les moyens de la con jurer de Lnine (en octobre 1945), proposition dun plan ouvrier de reconstruction.

    Pour n'avoir pas arguer des faits de " rsistance " (exigs pour obtenir lautorisation de parution et du papier), comme Barta reproche au PCI daccepter de le faire, La Lutte de Classes continue de paratre illgalement. Une modeste imprimerie clandestine a t installe en banlieue, les caractres sont fournis par un ouvrier de lImprimerie nationale.

    Mais, en dcembre 1945, le dveloppement de l'activit militante permet la publication dune adresse, impasse du Rouet, dans le XIVe. Ce local devient une permanence pour les cercles dducation et les runions de travail.

    LUC publie des tracts signs " Un groupe d'ouvriers " dans les entreprises o elle a des militants ou des contacts, la Thomson, au LMT, chez Citron, Levallois, Clichy et Grenelle, chez Gnome et Rhne, adresss aux travailleurs de la radio, ceux des ascenseurs, etc. Les conditions de travail, les salaires, lattitude de la matrise, le gouvernement et le patronat y sont dnoncs mais aussi les staliniens qui poussent la production.

    L'accueil favorable rserv ces feuilles montre que l'opposition sans concession au gouvernement et au PC correspond une volont des ouvriers.

    Au cours de l'anne 1945, apparait sur les tracts la signature " Opposition syndicale Lutte de classes " et, en octobre 1945 sort La Voix des Travailleurs, Bulletin inter-usines de l'Opposition syndicale Lutte de Classes-CGT " Lditorial dfinit ses buts : " duquer de nouveaux cadres et [...] permettre la coordination de leur travail Elle se propose dtre le porte-parole des ouvriers "69. " Il faut briser la barrire de silence qui entoure actuellement les abominables conditions de travail de la classe ouvrire. Nous demandons aux ouvriers de nous signaler de partout ces conditions. La Voix des Travailleurs les exposera et mnera campagne contre les abus capitalistes 70. Douze numros paraissent, d'octobre 1945 avril 1946.

    Ce journal trouve une incontestable sympathie parmi les ouvriers. A ct des articles affirmant la solidarit internationale des travailleurs et rendant compte des luttes ouvrires l'tranger et de ceux dfendant les revendications (augmentation des salaires, chelle mobile, diminution de la dure du travail, le contrle ouvrier sur la production et le ravitaillement, etc), la multiplicit des

    69. La Voix des Travailleurs, nl, octobre 1945, Notre but,70. La Voix des Travailleurs, n2, 6 novembre 1945, En poursuivant notre but

  • BARTA 27

    chos d'entreprises, dnonant les faits, petits et grands de lexploitation et la morgue des bureaucrates, tmoigne de la sympathie des travailleurs.

    Dress depuis des annes la chasse aux trotskystes, et dcid plus que jamais empcher la constitution d'une opposition sur sa gauche au moment o il assume directement la responsabilit d'une politique anti-ouvrire, le PCF ragit violemment. A partir de l'automne 1945, les bagarres sont frquentes aux portes des entreprises o lUnion communiste veut imposer la libert d'expression.

    La disproportion des forces est en apparence crasante. Mais les chiffres ne disent pas tout, comme l'explique Barta, propos d'une vente devant Gnome et Rhne, boulevard Kellerman, Paris (devenue par la suite la SNECMA) :

    " Des camarades ont fait la remarque que le rapport des forces tait en notre dfaveur, tant donn que la cellule stalinienne Gnome et Rhne a six cents membres. Une telle faon de poser la question n'est pas juste. 1) Les camarades connaissent le mode de recrutement de ce parti parlementaire. 2) Tous les ouvriers adhrents au PCF sils ont des sentiments communistes sont loin d'tre tous staliniens. (...) Si on pouvait dnombrer les staliniens de G.R., on en trouverait une trentaine "71.

    De fait," A la vente, la bagarre clate, mais les ouvriers prennent notre dfense 72.

    Mme si l'indignation des travailleurs ne va pas jusqu intervenir physiquement, leur dsapprobation freine les staliniens. Le PCI, par contre, loin de marquer la moindre solidarit, condamne catgoriquement lattitude de IUC o il ne voit que provocation.

    Mais la sympathie recueillie par La Voix des Travailleurs ne dbouche que peu sur un soutien actif. Dans sa manire directe, sans mpris mais sans concession, Barta lexprime le 30 avril 1946 :

    " L'effort matriel des ouvriers qui approuvent La Voix des Travailleurs est de beaucoup en retard sur la sympathie quils lui manifestent. (...) [Ils] nont pas eu suffisamment conscience des difficults qu'un tel journal avait vaincre. Devant en assumer nous-mmes toutes les charges, il s'est cr un dsquilibre dangereux au dtriment de notre organe politique 73.

    Assurer ldition de deux journaux est au-dessus des seules forces de lUC. Or, et cest indispensable aux yeux de Barta, La Lutte de Classes, lorgane politique du groupe, doit continuer sa parution. La Voix des Travailleurs disparat comme organe autonome et son contenu parait au verso de La Lutte de Classes.

    Le " dsquilibre " soulign par Barta entre lcho favorable recueilli auprs des ouvriers et leur soutien concret a dautres consquences que ces difficults

    71. Compte-rendu de runion, 18 dcembre 1945, pp. 1-272. Louise, Notes I, op. cit. p. 473. La Voix des Travailleurs, n12, 30 avril 1946, Un recul ncessaire

  • 28 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    matrielles qui conduisent la suppression de la La Voix des Travailleurs, il entrane une scission en 1946. Quelques militants et sympathisants, mens par Goupi, un militant de chez Renault, s'lvent " contre cette priorit accorde un travail ouvrier qu'ils estiment sans but clair et dont les rsultats tangibles tardent apparatre "74. Ils voulaient, crit Barta "revenir en arrire, l'poque o notre principale activit tait des runions de groupes tudiant la Rvolution "75.

    Tandis que sur la scne internationale les antagonismes entre les deux blocs en voie de constitution s'aiguisent, l'anne 1946 est marque par l'chec des tentatives de conciliation de Ho Chi Minh qui multiplie les concessions l'imprialisme franais sans parvenir le satisfaire jamais. Au bout du compte, les armes parlent. Le 23 novembre 1946, l'amiral d'Argenlieu fait bombarder Haphong l'artillerie de marine, tuant plusieurs milliers de civils et donnant le coup d'envoi de la guerre d'Indochine.

    Le soutien de 1UC la lutte des peuples coloniaux trouve s'exprimer d'une faon plus concrte. Une trentaine de milliers de Vietnamiens ont t dports en France en 1939 pour remplacer des ouvriers mobiliss. A la fin de la guerre, ils ont t parqus dans des camps, avec les rescaps des Tirailleurs indochinois. Leur refus de senrler dans le coips expditionnaire franais en Indochine et de travailler la production d'armement suscite de frquents et violents incidents. Ils ont lu des dlgus parmi lesquels des trotskystes proches du groupe rvolutionnaire vietnamien La Lutte. Entre en contact avec eux par l'intermdiaire d'un dserteur de ces camps travaillant chez Citron, l'Union communiste apporte son aide aux indochinois, participant des runions, tirant des tracts ou diffusant leurs communiqus. Les listes de souscription publient plusieurs reprises les sommes verses par des indochinois La Lutte de Classes.

    En France la rupture entre de Gaulle et ceux qu'il nomme avec mpris " les partis " est consomme. Il dmissionne le 20 janvier 1946.

    " La preuve est donc faite que la crise mortelle du capitalisme franais ne peut tre matrise par l'unanimit nationale de tous les Partis autour d'un arbitre au-dessus d 'eux "76 crit La Lutte de Classes qui prdit : " Maintenant qu'il n'est plus au gouvernement, de Gaulle veut utiliser la situation catastrophique, rsultat de sa propre politique dans le but de discrditer le rgime des Partis, en faveur d'un homme poigne s'imposant tous par la force "77.

    74. Jacques Ramboz, Contribution, op. cit. p.3475. Barta, lettre J.P. B., 16 mars 1976, p.376. La Lutte de Classes, n58, 14 fvrier 1946, O va la France ?77. Idem

  • BARTA 29

    Rapprochant le discours de de Gaulle appelant un Etat fort " Bayeux le16 juin 1946 du sac du sige du PCF par des gaullistes deux jours plus tard, Barta montre la ncessit d'une riposte.

    " Cette riposte, ce nest pas la grve dune heure et une manifestation symbolique auxquelles le PC a appel, "c'est la g r v e G n r a l e ayant pour objectifs : 1) Le salaire minimum vital, l'chelle mobile et le contrle ouvrier. 2) Le dsarmement des bandes fascistes par les piquets de grve et l'armement des travailleurs. 3) La rupture de la collaboration des partis se rclamant de la classe ouvrire avec les partis bourgeois, et la formation d'un pouvoir la fois fort et dmocratique, parce qu'appuy sur l'activit et le contrle direct des millions de travailleurs organiss dans leurs partis, leurs syndicats, le gouvernement ouvrier et paysan "78.

    Fin 1945 clatent les premires grandes grves de l'aprs-guerre qui tmoignent de la monte de la combativit ouvrire. En janvier 1946 la grve des rotativistes traits de " privilgis " par le PCF a un fort retentissement. D'autres mouvements suivent, en particulier, en juillet la grve des PTT. " Le rsultat que les postiers ont obtenu, ils pouvaient lavoir sans grve " dit Frachon le dirigeant de la fraction stalinienne de la CGT.

    " La grve n'est pas une arme dont on use tort et travers" poursuit-il, "Il est des gens qui sont pris dune subite et violente passion de retour d'ge pour la grve (...) Nous demandons nos militants de faire chec toutes les tentatives des excitateurs pour qui les revendications ne sont qu'un prtexte "79.

    Comme il le rappelera dans la Mise au point de 1972, Barta, analyse la situation en terme de crise :

    " L'histoire cette poque-l faisait de la rvolution une question de vie ou de mort non seulement pour l'Asie, l'Afrique et l'Amrique latine, mais aussi pour toute l'Europe y compris occidentale, o la situation de l'crasante majorit des travailleurs tait misrable et sans espoir "80.

    Au moyen de ses tracts comme au travers de La Lutte de Classes et de ses militants dans les entreprises, l'Union communiste explique inlassablement aux ouvriers la ncessit de la grve gnrale pour dfendre " leur droit la vie

    La recherche de l'efficacit dans l'action conduit l'organisation oprer un regroupement de militants chez Renault.

    " La grve fut prpare de longs mois l'avance, par le travail d'un petit nombre de militants ouvriers groups autour du journal La Lutte de Classes 81 dira Barta un an aprs le conflit des usines Renault.

    78. La Lutte de Classes, n64, 1 juillet 1946, D'une manifestation une vritable riposte79. Benot Frachon dans l'Humanit du 28 aot 1946, cit par La Lutte de Classes n66, 6 septembre194680. Barta, Mise au point, op. cit. p.381. Barta (A. Mathieu), Il y a un an... La Voix des Travailleurs, n44, 21 avril 1948

  • 30 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    Au dbut 1947, le mcontentement ouvrier cherche s'exprimer. Chez Renault, des dbrayages se produisent : dans l'Ile Seguin, l'Entretien, au Modelage-Fonderie, l'Artillerie, ainsi qu' la Trempe et dans le secteur Collas o travaille Pierre Bois. Depuis fvrier parat La Voix des Travailleurs de chez Renault. Une petite quipe s'est constitue qui organise des runions qui rassemblent bientt quelques dizaines de travailleurs et de militants et fait circuler des ptitions contre la mauvaise rpartition des primes au rendement. Mme s'ils n'osent pas le dire haute voix, le contenu de cette agitation, comme antrieurement celui des tracts signs " Un groupe d'ouvriers ", correspond ce que souhaitent les travailleurs. " Quand les camarades de l'UC ont pu se montrer au grand jour, un ouvrier de la fonderie, ancien communiste, a racont que ne sachant qui sadresser, il avait recopi lui-mme la main, en sept exemplaires, un de ces tracts signs Un groupe d'ouvriers qu'il approuvait entirement 82.

    En mars dans le secteur Collas, un premier dbrayage a lieu. Prs de la moiti des 1200 travailleurs dbrayent mais les dlgus, qui taient en runion et qui ont appris la chose, reviennent en hte, remettent les moteurs en route et engagent leur campagne de dnigrement, de dmoralisation et de calomnies "83. Cet chec ne dcourage pas les ouvriers. Des ptitions rclamant 10 francs d'augmentation sur le taux de base (et non sous forme de prime) recueillent de nombreuses signatures. Le17 avril, au cours d'une assemble, la revendication des 10 francs d'augmentation sur le taux de base est adopte et un Comit de grve lu. Il est charg de dposer cette revendication auprs de la direction qui ne rpond pas. Un nouveau meeting se tient le mercredi 23. Pierre Bois prvient les quelques 700 travailleurs prsents :

    " Il ne sera plus question de jouer de laccordon ou de rester les bras croiss attendre que a tombe, mais il faudra s'organiser pour faire connatre le mouvement dans toutes les usines, faire des piquets de grve et dfendre les issues de lusine au besoin. (...) Quant aux " lacrymognes " de la police, pendant plus de six ans nous avons reu des bombes sur la gueule et on na rien dit. (...) Et aujourd'hui, nous n'aurions pas la force et le courage d'en faire au moins une infime partie pour nous ? Appuyant ces paroles de cris bruyants, les ouvriers marquaient leur approbation 84.

    Malgr l'opposition des responsables syndicaux, la grve " dans les dlais les plus courts " est massivement vote et la confiance au Comit de grve renouvele.

    Aprs s'tre renseign sur l'tat des stocks de pices (le secteur Collas produit, entre autres, les pignons) les onze membres du Comit dcident la grve pour le vendredi 25 avril, lendemain de la paye et aussi des lections la Scurit Sociale qu'ils ne veulent pas tre accuss d'entraver.

    82. Louise, Notes I, op. cit. p.683. Pierre Bois, La grve Renault d'avril-mai 1947, supplment Lutte Ouvrire n143, 25 mai 1971, p .1984. La Lutte de Classes, n89, 26 avril 1947, "Rcit d'un participant l'assemble 23 avril"

  • BARTA 31

    Le vendredi 25 au matin, un piquet secrtement constitu la veille, distribue 1 " ordre de grve ", sign de chacun des membres du Comit et rappelant les revendications, 10 francs d'augmentation et le paiement des heures de grve. L'lectricit est coupe, les transformateurs gards.

    " Le mouvement tait donc parti. Mais le plus difficile restait faire. Personne n'avait la navet de croire qu'une augmentation de 10 francs sur le salaire de base et le paiement des heures de grve pouvaient tre obtenus par douze cents grvistes ! (...) Pour renverser la vapeur, pour mettre un frein la rapacit capitaliste, il fallait, comme en juin 1936, une action grviste de la majorit de la classe ouvrire 85.

    Ds le dmarrage de la grve, ceux de Collas se rpandent dans l'usine pour tenter de rallier les autres secteurs. " Les moteurs sarrtent ; les dlgus syndicaux les remettent en route 86.. Plaisance, secrtaire de la CGT, accuse : " Ce matin, une bande danarcho-hitlro-trotskystes a voulu faire sauter lusine 87. Il prtendra par la suite que " faire sauter lusine " signifiait dans son esprit la mettre en grve... Le vendredi soir, la grve est installe Collas mais elle ne sest pratiquement pas tendue." Un tract des ouvriers du secteur Collas appelle un meeting de toute l'usine le lundi 28 avril. Les staliniens y ont amen trois voitures sono. Pas de chance, les Jeunesses socialistes (en voie de rupture avec la SFIO) en prtent une, plus puissante, aux grvistes. Le soir, malgr les incidents provoqus par les staliniens, 10 000 ouvriers (sur 30 000) sont en grve et 12 000 le lendemain matin. Pour tenter de rcuprer le mouvement la CGT appelle une heure de grve (sur ses revendications) le 29 avril de 11 12 heures. L'usine dbraye massivement mais, midi, le travail ne reprend pas. La grve est gnrale Billancourt. Le Comit de grve Collas est submerg. Un Comit Central de Grve de 105 membres est constitu mais, dit Barta en 1948, " les ouvriers qui viennent reprsentent leur propre bonne volont mais n'ont pas d'appui srieux parmi leurs camarades d'atelier "88.

    Les commandos cgtistes multiplient les incidents et, le 30 avril au soir, en prvision du dfil du 1er mai o le PC redoute lintervention de grvistes, se prsentent plusieurs centaines, barres de fer la main, pour vacuer Collas. La dtermination des grvistes (" caisses de boulons, de pignons, air comprim pour pulvriser de lacide 89) les calme.

    Le lendemain, 1er mai, un tract (tir gratuitement 100 000 exemplaires par les ouvriers de limprimerie Raumur) sign " Comit de grve gnral des Usines Renault " est distribu dans le cortge cgtiste.

    " La revendication que nous formulons est une revendication gnrale qui intresse tous les ouvriers. Camarades, nous faisons appel vous parce que vous tes dans

    85. Barta (A. Mathieu), Il y a un an... La Voix des Travailleurs, n44, 28 avril 194886. Pierre Bois, La grve des usines Renault, article paru dans La Rvolution proltarienne, 25 mai194787. Cit par le tract du Comit de Grve du 28 avril 194788. Barta (A. Mathieu), Il y a un an... La Voix des Travailleurs, n45, 28 avril 194889. Pierre Bois, La grve Renault..., op. cit. p.34

  • 32 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    la mme situation que nous et que personne ne peut se rsigner la situation actuelle. Par consquent, puisque la lutte est invitable et ncessaire, il faut que nous nous mettions tous ensemble en mouvement, car seule l'union de tous les travailleurs assurera la victoire pour tous. (...) Notre usine a commenc le mouvement. Nous appelons tous nos camarades de la mtallurgie, tous les ouvriers de la rgion parisienne, se joindre nous. (...) VIVENT LES 10 FRANCS ! VIVE LE MINIMUM VITAL GARANTI PAR L'CHELLE MOBILE ! "90 .

    Comme lcrit Barta plus tard :" Nous l'avons [la grve Renault], considre comme le dbut d'une grve

    gnrale. Aussitt la grve tendue toute l'usine (le 29 avril), j'ai rdig (le 30 avril) un tract, au nom du Comit de grve, appelant les travailleurs de toute la mtallurgie suivre l'exemple de Renault. Et dans cette perspective, j'y posais une revendication nouvelle : l'chelle mobile des salaires, bte noire, l'poque de la CGT et du gouvernement. Car, pour nous, tout largissement de la grve devait se traduire par un approfondissement des revendications"91. "Inversement, quand au bout de deux semaines, la grve Renault s'est trouve rduite aux dpartements 6 et 18, j'ai limit son objectif au paiement des heures de grve 92 prcise-t-il dans une note.

    Pourtant, si la grve de chez Renault est regarde avec espoir par la classe ouvrire du pays, elle ne stend pas. La faiblesse du mouvement, analyse Barta,

    " C'est le manque d'une organisation vritablement ouvrire. De ce fait les ouvriers sont sans dfense devant l'action rpressive de l'appareil bureaucratique cgtiste, aussi bien dans la majeure partie des usines Renault que dans les autres usines. Le Comit de grve voit ainsi diminuer considrablement ses chances de dclencher un mouvement gnral comme en juin 1936 93.

    Ayant circonscrit le mouvement, les dirigeants CGT entreprennent de le rduire chez Renault mme. Ils organisent, ds le 2 mai, un vote sur la reprise avec 3 francs de prime... que la direction n'a pas encore cds. Proposition repousse par 11 354 voix contre 8 015.

    Jusqu' ce vote, le PCF a pu esprer parvenir touffer la grve Renault comme il l'avait fait de celles des rotativistes et des postiers. Le vote du 2 mai le dtrompe. Les ouvriers ne se rsignent plus. La CGT et le PC risquent dtre dbords.

    Or, l'volution de la situation internationale, lexacerbation des tensions, de plus en plus ouvertes, entre les blocs occidental et sovitique o chacun resserre les

    90. Tract, Travailleurs de la mtallurgie de la rgion parisienne, les Ouvriers des Usines Renault en Grve sadressent vous, 30 avril 194791. Barta, Mise au po in t, op. cit. aot 197292. Idem. Lemploi rpt de la premire personne dans ce passage ne correspond pas un quelconque narcissisme chez Barta mais sa volont de rappeler, en rponse la brochure de Lutte Ouvrire sur la grve Renault (Pierre Bois, La grve Renault d'avril-mai 1947, mai 1971), qui ngligeait cet aspect, le rle dcisif de l'organisation et de sa direction politique dans la prparation et la conduite de la grve Renault.93. Barta (A. Mathieu), Il y a un an... La Voix des Travailleurs, n45, 28 avril 1948

  • BARTA 33

    rangs, condamne, terme, le parti stalinien quitter le gouvernement. 11 choisit de ne pas sacrifier son audience ouvrire au pige que lui tend le chef du gouvernement, le socialiste Ramadier. Lorsque ce dernier rclame le 4 mai l'Assemble un vote de confiance sur sa politique de blocage - thorique - des prix et - bien rel - des salaires, les dputs et les ministres communistes la lui refusent. Ils sont mis la porte. " Un petit ouvrier de 25 ans a forc Auriol rvoquer Thorez 94 clame, la une, France-Dimanche.

    Chez Renault, la grve continue. Le 9 mai, la direction est autorise par le gouvernement donner satisfaction la CGT en accordant 3 francs de prime. Le syndicat sempresse de crier victoire et de faire voter les travailleurs.

    " Nous avons commis - j'ai commis95- la lourde faute daccepter, aprs deux semaines de grve, un second vote demand par la CGT alors quune semaine auparavant les ouvriers avaient vot une trs forte majorit la poursuite du mouvement jusqu satisfaction de leur principale revendication dit, a posteriori, Barta.

    Cette fois le PCF a gain de cause, la majorit de lusine se prononce pour la reprise. Mais sa " victoire " nest que partielle : le secteur Collas, lui, ne reprend pas. " Partout o il y a une direction (secteur Collas, dpartement 88), une forte majorit se prononce pour la continuation de la grve 97 jusqu'au paiement des heures de grve.

    Aprs presque une nouvelle semaine de grve, le 15 mai au soir, la direction et le ministre capitulent. Ils tentent certes de sauver la face. Ils ne concdent que 1600 francs pour la reprise et une avance de 900 francs (qui ne sera jamais rclame aux travailleurs). Mais personne ne s'y trompe, cela revient au paiement des heures de grve.

    " C'est bien grce vous, les gars des pignons, si on les a eu, les 1600 et les 900 balles 98 dit un ouvrier. Collas reprend le travail, la tte haute.

    Dans le secteur Collas, le problme de lorganisation des ouvriers qui, aprs trois semaines de calomnies et daffrontements, ne veulent plus entendre parler du Parti communiste et de la CGT stalinienne se pose immdiatement. Une nouvelle Commission Excutive de la section CGT est lue. Les bureaucrates refusent de la reconnatre. Place devant l'alternative, sincliner et dmoraliser les travailleurs ou persister les organiser, cette C.E. provisoire se transforme en Comit d'action puis en syndicat, le SDR (Syndicat dmocratique Renault) que rejoignent plusieurs centaines d'ouvriers d'autres secteurs.

    94. France-Dimanche, n36, 11 mai 194795. Voir note 9296. Barta, Mise au point, op. cit.97. Pierre Bois, La Rvolution proltarienne, op. cit.98. Rapport par Pierre Bois, La grve Renault davril-mai 1947, op. cit. p.40

  • 34 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    Il ne sagit pas de crer une nouvelle tendance syndicale comme l'avaient fait des anarchistes en mai 1946 avec la CNT".

    " Le problme que nous posons n'est pas de faire un nouveau syndicat oppos la CGT. Ce que nous voulons, c'est RECONSTRUIRE LE SYNDICAT LA BASE 100 .

    crit Barta sous la signature de Pierre Bois, en juin 1947 dans La Voix des Travailleurs de chez Renault, sous le titre Comment s'organiser ". " Il fallait fournir l'avant-garde ouvrire surgie par et avec la grve, un point d'appui organisationnel pour poursuivre la lutte contre le stalinisme et le rformisme 101 rappelle Barta en 1952.

    Les vnements ne laissent pas de rpit. A peine cr, le SDR doit affronter les lections de dlgus. Malgr l'influence que la grve vient de lui donner, CGT et direction lui interdisent de prsenter des candidats au nom de la loi Croizat qui, alors, n'autorise pour les deux premiers tours de scrutin que les candidatures prsentes sur des listes sans possibilit de ratures ni de surcharge par les syndicats " patriotiques " (CGT, CFTC et CGC l'poque). Un amendement ultrieur cette loi la limitera au premier tour. Le SDR appelle l'abstention dans l'espoir que le quorum ntant pas atteint, il pourra tre prsent au troisime. 6 696 travailleurs boycottent les lections, la CGT n'obtient que 12 683 suffrages mais elle rafle tous les siges.

    Les deux dizaines de militants de l'UC se trouvent devant des responsabilits et des tches dmesures.

    Sans doute, la grve des usines Renault na pas atteint ses objectifs. Sans la grve gnrale, contenue par le Parti communiste, la revendication des 10 francs sest avre inaccessible.

    Mais les 3 francs obtenus ne l'auraient pas t sans lutte et la quasi-totalit des heures de grve de la majorit des ouvriers ont t payes (mme si ceux de Collas, partis avant et rentrs plus tard, perdent quelques jours de salaire). Mais, surtout, - et c'est le plus important politiquement - cette grve prouve avec clat que la classe ouvrire a conserv ses capacits de combat. Elle a, de plus, impos la libert dexpression face au totalitarisme des dirigeants de la CGT.

    Du point de vue de l'Union communiste, la grve est un succs. Elle est la preuve, par les faits, de la possibilit de militer dans la classe ouvrire et d'y gagner de l'influence sur la base d'une politique rvolutionnaire. Enfin, prcise Barta, si la

    99. Voir Barta (A. Mathieu), Une nouvelle organisation syndicale, La Lutte de Classes, n62, 27 mai 1946100. Pierre Bois, Comment s'organiser, La Voix des Travailleurs de chez Renault, n8, 3 juin 1947. "Les ncessits de la lutte mont oblig signer des articles Pierre Bois, nom qui tait devenu pour les ouvriers le symbole de l'organisation rappelle Barta dans la Mise au point, op. cit. p.4101. Barta, Efficacit et limites de l'initiative rvolutionnaire, p.7

  • BARTA 35

    grve a t dirige par l'organisation politiquement, c'est Pierre Bois que reviennent toutes les initiatives pratiques dans lusine o il fallait, la grve dclenche, se comporter comme un capitaine sur un bateau voiles dans une tempte "102

    Mais ce succs est crasant pour l'UC. Ds la grve, elle a sacrifi la parution de La Lutte de Classes celle de La Voix des Travailleurs de chez Renault. Toute l'nergie de l'organisation se concentre sur Renault et l'UC finit par se fondre dans le SDR qui absorbe toutes ses forces.

    Sur le plan politique, le tournant de l'anne 1947 s'accuse. Aux yeux de Barta, le trait dominant de la priode est l'invitabilit d'un troisime conflit mondial.

    La rupture entre Allis est consomme. Etats-Unis et Union sovitique assurent leur emprise sur leur camp tandis que le ton monte. La deuxime guerre mondiale nest pas termine depuis deux ans que l'on considre partout la troisime comme proche et invitable "103 crit La Voix des Travailleurs en octobre 1947. " Nous voyons les Etats-Unis imposer leur volont en change de leur aide conomique partout o ils ne limposent pas encore par la force "104 poursuit-elle, ajoutant propos de l'URSS : " Il ne s'agit pas, du ct de Moscou, dune lutte contre la guerre, mais d'une politique de guerre, tout comme celle de Washington "105\

    En 1948, la tension entre blocs croit encore : " coup de Prague " et " suicide " de Masaryk en fvrier, adoption du plan Marshall en mars, dbut du blocus de Berlin et rupture Tito-Staline en juin, exacerbation de la crise de Berlin lautomne.

    Les articles de La Voix des Travailleurs contre la guerre se multiplient jusqu constituer une rubrique rgulire. Confirmant sa rupture avec la dfense de lURSS, l'UC renvoie pratiquement dos dos les fauteurs de guerre. Les travailleurs ne veulent pas tre les victimes dun bloc contre lautre 106 crit La Voix des Travailleurs en 1947. Elle prcise, la veille de la crise de Berlin, " les travailleurs du monde entier ne seront des jouets sans dfense soumis aux intrts et aux caprices des militaristes de Washington et de Moscou que sils le veulent "107.

    " Peut-on s'attendre ce que la rvolution puisse prvenir la guerre ? " s'interroge Barta dans un rapport d'organisation du 1er octobre 1948. Depuis 1945, les soulvements des peuples coloniaux ne font que renforcer et peuvent mme embraser

    102. Barta, lettre J.P. B., 30 juin 1975103. Jacques Ramboz, Lutte contre la guerre ou prparation de la guerre, La Voix des Travailleurs, n24, 22 octobre 1947104 idem105. idem106. idem107. Les colosses aux pieds d'argile, Ixi voix des Travailleurs, n41, 7 avril 1948.

  • 36 CAHIERS LEON TROTSKY 49

    l'Asie et lAfrique entire. Dautre part, la classe ouvrire dItalie, de France, dAngleterre, de Belgique et partiellement dAllemagne, continue se manifester. Mais le mouvement ouvrier et colonial, sans parti rvolutionnaire, en proie au parti stalinien, la social- dmocratie ou au nationalisme, est toui--fait incapable de se dresser dune faon efficace contre la guerre. Cependant [du fait de] leur existence, (...) on peut affirmer avec certitude que le nouveau conflit saccompagnera ds le dbut de vastes guerres civiles et soulvem ents des peuples qui offriront des possibilits immenses au travail rvolutionnaire 108.

    En Indochine la reconqute coloniale a commenc.Toujours en liaison avec les Indochinois interns en France, lUC continue de

    leur apporter son soutien. Paralllement lintensification des combats en Indochine, les provocations se multiplient et la tension monte dans les camps. Dans ces conditions lUC propose de faire dserter un certain nombre de dlgus, pour prserver les meilleurs cadres ; ceux-ci refusent dabord 109. Quand ils sy rsignent enfin, il est trop tard. A la suite dune nouvelle provocation, une rvolte clate en juillet 1948 au camp de Mazargue. La police ouvre le feu, tuant cinq dlgus. 300 " meneurs " (s'ajoutant aux centaines qui ont t arrts au cours des mois prcdents) sont transfrs dans des bagnes Indochinois o, dnonce La Voix des Travailleurs, ils ont 90% de probabilit de mourir. Le mouvement des Indochinois en France est dcapit. Il lavait t ds aot 1945, en Indochine mme par l'assassinat du dirigeant du groupe La Lutte, Ta Tu Thau. Les nationalistes- staliniens ont le champ libre pour cantonner la rvolte du peuple indochinois aux objectifs nationaux.

    Les tensions de la scne internationale se rpercutent sur la situation intrieure. Aprs avoir encore combattu la grve des cheminots et celle de Peugeot de l't 1947, le Parti communiste fait volte-face et prend la tte du mcontentement ouvrier. La grve gnrale que l'UC avait tent de dclencher partir de Renault, le PCF la dvoie en une srie de manifestations violentes et de grves dures, dans les transports parisiens, EDF, chez Citron, dans les mines en 1948, insuffisantes pour faire triompher les revendications ouvrires mais attestant sa puissance aux yeux de la bourgeoisie.

    Face ces difficults, la bourgeoisie est plus que jamais tente par un pouvoir fort. De mai 1947 au dbut des annes 50, le centre de gravit des gouvernements se dplace vers la droite tandis que leurs mesures, rarmement acclr, intensification de la guerre d'Indochine et, sur le plan intrieur, blocage des salaires, restriction des droits ouvriers, rpression de plus en plus brutale contre les ouvriers font crire

    108. Compte-rendu de runion, 1er octobre 1948, Rapport sur la situation internationale109. Jacques Ramboz, Contribution, op. cit. p. 30

  • BARTA 37

    Barta " comme en 1939 celle de Daladier, cette politique mne la gaullisation de la France , avec ou sans de Gaulle l0..

    Prenant la tte des grves, au besoin les suscitant sans mme leur avis, la CGT et le PC cessent dtre, aux yeux des travailleurs, les agents directs de la bourgeoisie dans leurs rangs. Chez Renault, certains de ses militants qui avaient rejoint le SDR aprs la grve rintgrent la CGT. Pour ceux de l'UC, la situation devient infiniment plus complexe.

    " Avant 1947, notre situation tait simple " explique Barta, " il fallait se dvouer, pouvoir rsister, mais c'tait facile de fixer lobjectif parce que ce moment l les ouvriers avaient contre eux toutes les organisations, tout ce qui tait officiel. Mais depuis la grve de mai, la situation est beaucoup plus complique ; il faut savoir garder l'initiative 111.

    Dans lusine, le SDR propose aux autres syndicats dagir en commun, sur la base des revendications et des souhaits rels des travailleurs. Mais traduire cette politique de Front unique dans la ralit quotidienne de lusine, ladapter la multiplicit des situations, requiert toutes les forces de lorganisation et de sa direction.

    Mme privs du statut de dlgu, les militants du SDR interviennent sur tous les sujets qui proccupent les ouvriers : salaires, rapports avec, la matrise, scurit, ravitaillement, cantine.

    Ils poursuivent, dautre part, une lutte, politique et juridique, pour obtenir la reprsentativit de leur syndicat et le droit de prsenter des candidats aux lections professionnelles. En janvier 1948 des lections partielles sont organises dans le secteur Collas, la suite de la dmission de dlgus CGT passs Force Ouvrire. Le SDR appelle labstention et, au second tour au dpartement 6, obtient exactement le mme nombre de voix que le candidat CGT qui est proclam lu au bnfice de l'ge. Ce rsultat " inattendu" - et infrieur celui espr - commente Barta, est le produit " d'une maladie qui n'a pas fini de causer le plus grand mal la classe ouvrire : le scepticisme 1,112 qui fait dire aux travailleurs des discussions entre organisations, " qu'ils se dbrouillent entre eux

    Malgr ces conditions difficiles, le SDR parvient exercer une influence durable. " Pendant trois ans le SDR a t le facteur dcisif dans lusine "113.L'audience dont il bnficie n'est " pas un reste d'influence de 1947, mais

    110. Compte-rendu de runion, 29 octobre 1948. La grve des mineurs et les perspectives du mouvement ouvrier.111. Compte-rendu de runion, 14 avril 1949112. Barta (A. Mathieu) Rsultats des lections au dpartement 6 la RNUR, La Voix des Travailleurs, n38, 10 mars 1948113. Barta, Mise au point, op. cit.

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    le fruit dun travail acharn et d'une tactique nouvelle labore de 1947 1949 1,114 En effet, " L'influence ne de la grve [disparat] pratiquement par le tournant stalinien d'octobre-novembre 1947 "ll5 constate Barta qui, pour dcrire l'histoire du SDR, rcuse " l'image d'une flambe "ll6.

    Lanne 1949 voit le SDR remporter deux succs importants. Suite un arrt de la Cour de cassation, il obtient sa reprsentativit en mai 1949 et le droit de prsenter des candidats aux lections de dlgus. En juin, il recueille 1283 voix (contre 17 368 la CGT) et a sept lus. Les ouvriers, analyse le Conseil syndical en reconnaissant qu'il en esprait davantage, " sentent que cela va mal et aussi la ncessit dune opposition au gouvernement, ils ont vot pour la CGT qui fait opposition sur le papier. (...) Ils ont vot gauche sans engager leur responsabilit 117. Mais linfluence relle du SDR reste bien suprieure ces rsultats lectoraux.

    Confirmation en est donn lautomne 1949 o, cette fois, le SDR obtient sa reconnaissance politique officielle des staliniens. A loccasion d'une grve dans le secteur de la 4 CV, la CGT est, en effet, contrainte d'accepter officiellement la prsence du SDR dans le cartel constitu par les organisations syndicales. " Nous avons impos aux staliniens une unit d'action sans prcdent : un meeting commun o chaque organisation a exprim librement, la mme tribune, son point de vue sur la grve en cours. Ceci le 24 novembre 1949, en plein stalinisme ! 118.

    " Nous avons impos la libert dexpression face au totalitarisme des dirigeants de la CGT 119.

    Pourtant, au moment o le SDR connait ces succs, son existence mme est menace. En ralit, lUnion communiste se trouve aux prises des difficults qui la broient. Rorganisations, discussions, rsolutions se succdent mais rien ny fait, le malaise persiste et s'exacerbe. Depuis des mois, sur des questions de tactique syndicale, sur les mthodes de lorganisation ou encore sur labondance du matriel diffuser quelques militants, dont Pierre Bois, s'opposent Barta.

    Les militants de chez Renault ont, par la force des choses, la tentation dinterprter la situation partir de lusine, l o Barta impose une vue lchelle nationale et internationale. La question est dautant plus sensible que " lorganisation se confond avec une fraction dusine "120.

    Lorganisation tente de trouver des solutions :

    114. idem115. Barta, Efficacit et limites de l'initiative rvolutionnaire, op. cit.116. idem, p.l117. Procs verbal du Conseil syndical du 15 juin 1949, p.l118. Barta, Mise au point 1972, op. cit.119. Idem120. Compte-rendu de runion, 14 juillet 1948

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    " Il faut reprendre le systme de sorties priodiques des camarades de l'usine afin quils puissent reprendre leur esprit et voir la situation en gnral"121 dcide-t-elle en aot 1948. Mais huit mois plus tard, en avril 1949, l'UC en est toujours au mme point : il faut " trouver des lments qui puissent se consacrer l'activit rvolutionnaire dune faon permanente et efficace. En mme temps nous devons faire ce travail sans mettre en danger le syndicat et les possibilits de notre activit chez Renault. (...) Il faudra qu'on arrive sortir quelques camarades de l'usine, progressivement, en vrifiant l'exprience pas pas "122+.

    Dans les faits, les circonstances interdisent le remde. Impossible au moment o le SDR est enfin reconnu de faire sortir quiconque de l'usine. Les diffrends saccusent, les rapports se tendent. Deux fractions se constituent en septembre 1949. La scission intervient fin novembre 1949.

    Malgr la scission, dans un premier temps, les deux fractions collaborent au sein du SDR. Mais, rapidement le conflit s'envenime et devient public entre " la majorit des dlgus SDR " (quatre sur sept sont rests avec Barta) et le reprsentant officiel du syndicat, Pierre Bois. Aux lections de juin 1950 le SDR ne recueille plus que 500 voix. Il disparat dans les annes qui suivent.

    Quels que soient les griefs personnels - et comme dans toute scission ils ne manquent pas -, aux yeux de Barta, la disparition de l'UC a des causes autrement profondes que l'attitude de tel ou tel. Elle tient avant tout l'isolement de l'UC qui la condamne choisir entre deux morts. La sortie des militants [de l'usine] tait en fait un renoncement 123. Y demeurer conduisait limpasse.

    En effet, le regroupement des " lments authentiquement rvolutionnaires " ne s'est produit ni l'occasion de la grve de 1947, ni aprs. Les tendances d'extrme- gauche campent sur leurs positions, en particulier le PCI. Chez Renault ses militants ont particip au mouvement en 1947 mais, par crainte de s'opposer radicalement au PC, leur organisation se refuse voir en quoi il est le produit d'une politique consciente.

    " Si nous navons pas ralli lopposition aux staliniens, ce nest pas que nous tions incapables" commente Barta en 1952, "mais parce que celle-ci nexistait pas dans les actes 124.

    Mais, plus fondamentalement, explique-t-il, l'isolement dans lequel est reste lUC malgr sa politique juste est l'illustration de l'impossibilit pour la classe ouvrire franaise de l'poque de secrter une avant-garde. Un point de vue quil rsume dune faon lapidaire en 1972 :

    121. Compte-rendu de runion, 25 aot 1948122. Compte-rendu de runion, 2 avril 1949123. Barta, Efficacit et limites de l'initiative rvolutionnaire, op. cit., p.6124. Idem p.3

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    " Nos forces, de la grve la