Richard Lacombe, ACELF

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Transcript of Richard Lacombe, ACELF

CoordinationRichard Lacombe, ACELF

Aide à la coordination Maude Lafleur et Étienne Ferron-Forget, ACELF

Rédaction (1re et 2e éditions)Michèle Matteau

Illustration (2e édition)Thomas B. Martin

Recherche historique (1re édition, 2004)Pauline Matteau

Validation historique (1re édition, 2004)Jean-Pierre Charland, professeur, Faculté des sciences de l’éducation, Université de MontréalGilles Lesage, directeur général, Centre du patrimoine, ManitobaLéon Thériault, professeur, Département d’histoire et de géographie, Université de Moncton

L’ACELF remercie les membres de son Comité des outils d’intervention ainsi que les autres collaborateurs au projet : Ronald Boudreau, Paule Buors, Alexis Couture, Simon de Jocas et Raymonde Laberge.

© Association canadienne d’éducation de langue française

Dépôt légal 2014 (2e édition)Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN 978-2-923737-48-5 (en ligne)ISBN 978-2-923737-49-2 (imprimé)

Financé par le gouvernement du Canada et par le Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes du Québec

Voyage en francophonie canadienne - ACELF Table des matières

Avant-propos : Bon voyage ! 4

1. S’ENRACINER La Nouvelle-France : avant 1604 6 Le temps des compagnies : 1604 à 1663 7 Une colonie royale : 1663 à 1701 12 Une Amérique française : 1701 à 1760 17 La fin d’une étape 28

2. NÉGOCIER LE VIRAGE L’attente : 1760 à 1763 30 En mode survie : 1763 à 1774 32 Un choix à faire : 1774 à 1791 36 L’heure des combats : 1791 à 1841 40 La résistance : 1841 à 1867 52 Le temps d’un relais 61

3. BÂTIR UN PAYS Nouvelles frontières et nationalisme : 1867 à 1918 64 Entre deux guerres, une crise : 1918 à 1945 80 De nouvelles réalités : 1945 à 1960 88 Le parcours vers la modernité 96

4. S’AFFIRMER Le Canada français, un pays à redéfinir : 1960 à 1970 98 L’affirmation francophone : 1970 à 1982 108 De luttes en victoires : 1982 à 2000 118 La poursuite du voyage : depuis 2000 127

Quatre cent ans d’histoire ne peuvent être facilement résumés ! Ce document ne prétend donc pas être exhaustif. Pas plus qu’il ne cherche à remplacer les manuels d’histoire. Son originalité est cependant de présenter une vue d’ensemble des francophonies canadiennes et des liens qui les unissent.

En jetant une lumière sur les réalités d’autrefois et d’aujourd’hui, il cherche à permettre une meilleure compréhension des événements qui ont vu naître les diverses francophonies canadiennes depuis le début du XVIIe siècle, les ont profondément liées et les rendent, encore de nos jours, interdépendantes.

Les faits relatés s’appuient sur une abondante documen-tation. L’analyse des faits historiques présentés a été validée par des historiens, des éducateurs et des éducatrices des différentes régions du Canada.

Voyage en francophonie canadienne - ACELF Avant-Propos

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Au milieu du XVe siècle, en Méditerranée, des événements politiques et militaires rendent précaire et coûteux le commerce européen des produits de luxe avec l’Orient. De multiples intermédiaires profitent d’une position géographique avantageuse pour faire grimper les prix. Une solution s’impose : commercer directement avec la Chine et l’Inde.

Le Portugal contourne le continent africain et parvient en Asie. L’Espagne cherche vers l’ouest : elle trouve l’Amérique du Sud, les richesses des Aztèques et celles des Incas. L’Angleterre entre dans la course : Jean Cabot explore les côtes de Terre-Neuve et en prend officiellement possession en 1497 au nom du roi. Le Portugal s’aventure lui aussi vers l’ouest et s’empare du vaste territoire brésilien et de ses mines. Une expédition sous les ordres de Magellan réussit à compléter le premier tour du monde en dépassant la Terre de Feu et en traversant le Pacifique en 1522. Ce passage vers l’Orient est long et dangereux. Existerait-il une route plus courte pour rétablir le lucratif commerce des épices et de la soie ?

Ce n’est qu’en 1524 que la France organise des expéditions vers l’ouest et demande à Giovanni da Verrazzano de trouver un passage vers l’Asie. Le marin remonte la côte américaine depuis la Caroline du Nord actuelle jusqu’à Terre-Neuve. En 1529, sur la carte du monde connu, apparaît pour la première fois le nom de Nova Gallia qui signifie Nouvelle-France. Quelques années plus tard, le roi François Ier charge Jacques Cartier d’entreprendre des voyages d’exploration (1534, 1535, 1541) et, en 1543, il confie cette tâche à La Roque de Roberval. Leur mission : découvrir un passage vers l’Orient, en ramener des richesses et fonder des établissements de commerce pour bien signifier le droit de possession sur les terres explorées par la France. Ces voyages officiels ne rap-portent guère les résultats escomptés. Les diamants trouvés ne sont que du mica, et l’or, de la pyrite de fer. C’est la désillusion à la cour de France et chez les marchands. On oublie un peu ces terres lointaines. Du moins en haut lieu…

Toutefois, depuis le XVe siècle, des pêcheurs européens fréquentent le Grand Banc de Terre-Neuve et d’autres bancs aux eaux généreuses situés plus au sud, aujourd’hui en Nouvelle-Écosse et aux Îles-de-la-Madeleine. Portugais, Espagnols, Anglais, Hollandais et Français – Bretons et Basques – y pêchent la morue, alors abondante. Pour être conservé jusqu’au retour en Europe à la fin de l’été, le poisson doit être salé ou séché sur place. Les équipages se divisent : une équipe travaille au large, une autre demeure à terre, construit des vigneaux, prépare le poisson et le fait sécher au soleil et au vent de la mer. Ce travail dure plusieurs mois chaque année. Les pêcheurs entrent en contact avec des groupes autochtones. Des relations s’établissent et des échanges ont lieu : on troque contre des objets de métal d’utilité courante des fourrures que l’on revend de retour au pays et pour lesquelles la demande peu à peu grandit. Un nouveau commerce est né.

À partir de 1580, alors que les guerres de religion ensanglantent la France, des marchands de Normandie envoient à leurs frais des expéditions dans le golfe du Saint-Laurent pour troquer avec les Amérindiens. Les résultats sont surprenants : en France, les fourrures rapportent du 10 pour 1. Le marché devient lucratif. Le nombre des navires augmente et, en 1600, un comptoir est établi à Tadoussac comme lieu d’échange avec les Montagnais. Ainsi s’établit, loin du pouvoir royal, le commerce qui fera croître et vivre la Nouvelle-France.

1 La Nouvelle-France comprend des régions distinctes qui connaîtront de 1604 à 1760 des histoires à la fois parallèles et complémentaires : a) l’Acadie : Maritimes d’aujourd’hui et une partie du Maine, b) le Canada qui s’étend du golfe Saint-Laurent aux Grands Lacs, puis aux Rocheuses et c) la Louisiane.

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1604 À 1663

BALISES1604 : premier établissement français à l’île Sainte-Croix (Maine)

1605 : établissement français à Port-Royal (Nouvelle-Écosse)

1607 : abandon de Port-Royal

1608 : fondation d’un poste de traite à Québec; construction de l’Abitation de Champlain

1610 : retour des Français à Port-Royal

1613 : début des explorations françaises dans la région des Grands Lacs

1634 : ouverture d’un poste de traite à Trois-Rivières

1639 : fondation de la mission jésuite Sainte-Marie-au-pays-des-Hurons

1640 : rivalités de La Tour et d’Aulnay en Acadie; attaques des Hollandais

1642 : fondation de Ville-Marie (Montréal)

1649 : destruction de la Huronie par les Iroquois

1654 : attaque des Bostonnais contre l’Acadie qui passe aux Anglais

1661 : prise en mains du royaume de France par le jeune Louis XIV

Au tournant du XVIIe siècle, la situation politique se stabilise en France et le roi Henri IV s’intéresse aux terres d’outre-Atlantique. Les raisons qui amènent le roi de France à s’intéresser à l’Amérique sont de trois ordres : politique, économique et religieux. Les richesses du nouveau continent améliorent les finances du royaume soutenant ainsi la croissance industrielle et agricole alors que les territoires acquis rehaussent le prestige politique, servent de positions stratégiques en cas de conflits avec d’autres nations européennes et de monnaie d’échange dans leurs traités, protégeant ainsi l’intégrité territoriale du royaume. Une autre raison s’ajoute aux deux premières : l’autorité papale impose des devoirs d’évangélisation aux souverains catholiques et le roi de France ne veut pas encourir les sanctions de Rome. Les missionnaires suivent donc les explorateurs en terre d’Amérique.

Selon le système courant à l’époque, c’est à des compagnies privées qu’a recours le roi. En échange d’un monopole exclusif sur la traite des fourrures, les actionnaires d’une compagnie – armateurs et marchands – assurent le peuplement du territoire à même leurs bénéfices. Une charte royale établit les règles de fonctionnement et, bien que jouissant d’une grande autonomie sur les territoires qui lui sont dévolus, la compagnie demeure sous le contrôle d’un commissaire du roi. Ces compagnies se livrent une compétition serrée, parfois déloyale, et leurs intérêts premiers sont d’abord axés sur leurs bénéfices. Ces compagnies ne sont trop souvent qu’éphémères et la colonisation en souffre.

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Après avoir pris part au choix du site de Port-Royal en 1605 (aujourd’hui en Nouvelle-Écosse), Samuel de Champlain fonde la ville

de Québec en 1608.

LES PREMIERS ÉTABLISSEMENTSEn 1603, le capitaine François Du Pont Gravé est envoyé en mission de reconnaissance sur le fleuve Saint-Laurent. Un géographe l’accompagne qui observe, note et interroge les Amérindiens qu’il rencontre : il se nomme Samuel de Champlain. Quand, l’année suivante, Pierre du Gua de Monts explore l’Acadie dans le but d’exploiter un monopole de traite des fourrures, Champlain est de l’expédition; il cartographie les lieux, de sorte que le littoral atlantique, du Cap-Breton au Cap Blanc (Cape Cod) affiche une toponymie française sur les cartes de l’époque.

Champlain prend part au choix du site de Port-Royal en 1605, après un hiver difficile à l’île Sainte-Croix au cours duquel 35 hommes meurent du scorbut, et joue un rôle de premier plan dans l’organisation de la vie de la petite communauté, surtout dans les relations avec les autochtones de la région. En 1606, arrive en Acadie une cinquantaine d’artisans et de laboureurs. Mais, en France, les rivalités entre marchands mènent à la révocation du monopole accordé à de Mons. En 1607, Port-Royal doit être abandonné.

L’année suivante, de Mons s’associe avec des marchands de Rouen et délègue son titre de lieutenant général de la Nouvelle-France à Samuel de Champlain qui choisit Québec pour fonder un poste de traite. Il favorise des rapports commerciaux avec les Amérindiens basés sur le respect, l’égalité et sur de solides alliances militaires. Le Saint-Laurent ouvre la voie vers l’intérieur du continent ce qui permet de garder bien vivant chez cet homme l’espoir de trouver un passage vers l’Asie. Les autochtones ne parlent-ils pas de mers salées à l’ouest et au nord ?

Le site naturel de Québec offre un emplacement de choix pour la défense et il est situé au carrefour des tribus avec lesquelles le commerce des fourrures est

déjà engagé : Montagnais, Etchemins, Algonquins et Hurons. Les alliances signifient par contre que les Français doivent prendre parti contre les ennemis de leurs alliés. Commence ainsi une période d’exploration effervescente. Avec leurs guides amérindiens, les Français, qu’ils soient missionnaires, marchands, voyageurs, interprètes ou représentants du pouvoir officiel s’aventurent jusqu’au lac Supérieur et de la baie d’Hudson à la pointe sud du lac Michigan.

Les bases sont ainsi jetées de ce qui tissera l’histoire de la Nouvelle-France : des explorateurs toujours à la recherche d’un passage vers la Chine; d’anciens conflits entre tribus amérindiennes ravivés par la convoitise du marché de la fourrure et soutenus d’un côté par la France et de l’autre par l’Angleterre, ce qui prolonge sur le continent américain les rivalités européennes; des stocks de pelleteries qui s’épuisent et qu’il faudra aller chercher de plus en plus loin, au nord, au sud et à l’ouest.

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LE PEUPLEMENT DE L’ACADIE Avec ses 15 millions d’habitants, la France est, à cette époque, le pays le plus peuplé d’Europe. Pourtant, le taux d’immigration dans la colonie reste embryonnaire surtout si on le compare avec celui des colonies anglaises qui prennent de l’essor au sud de l’Acadie.

En 1610-1611, le commerce est rétabli à Port-Royal et quelques colons et deux jésuites arrivent sur les lieux. Les espoirs sont rapidement détruits par une invasion anglaise en 1613.

En 1632, Isaac de Razilly est nommé gouverneur d’Acadie. Il fait venir 300 personnes dont quelques familles. En 1636, en 1640 et en 1642, de nouvelles familles et des célibataires s’installent en Acadie. On ignore le lieu de naissance exact de la majorité de ces gens. Un peu plus de la moitié d’entre eux serait originaire de la province du Poitou, et les autres viendraient d’une dizaine de provinces du nord et de l’ouest de la France, en particulier de la Saintonge et de l’Anjou. C’est à partir d’un noyau de 40 à 50 familles que l’Acadie prend son essor démographique. En Acadie comme au Canada, les naissances permettent l’accroissement de la population de Nouvelle-France, ce que l’immigration ne suffit pas à assurer.

LE PEUPLEMENT DE QUÉBECLe premier hiver à Québec a été destructeur : 20 des 28 habitants sont morts. Pour mieux établir la colonie naissante, il faut des colons. Champlain a l’écoute du roi Henri IV, mais lorsque ce dernier est assassiné en 1610, le lieutenant de la colonie perd, un temps, ses appuis à la cour. À Québec, à l’hiver 1620, l’ensemble des hommes, des femmes et des enfants se chiffre à une soixantaine de personnes tout au plus ! Les célibataires travaillent pour la plupart au commerce des fourrures pendant que les familles assurent, de par leur labeur

agricole et leur travail d’artisans, les besoins quotidiens de la colonie. C’est en 1621 que débutent les registres paroissiaux où sont consignés les baptêmes, les mariages et les funérailles de la colonie.

Peupler un territoire, c’est l’occuper, c’est être en position de le revendiquer de droit et de le défendre. Les Anglais, quant à eux, ont commencé la colonisation du littoral atlantique des États-Unis actuels et poussent vers le nord. Certains territoires sont réclamés à la fois par la France et l’Angleterre. Il est urgent de prendre possession des terres et de les coloniser. À chaque retour en France, Champlain réclame des colons au nouveau roi et aux actionnaires de la compagnie qui l’emploie. Mais ses demandes ne sont guère entendues. En 1629, il n’y a toujours que 80 colons au Canada. Lorsque Champlain meurt en 1635, toute la colonie de Nouvelle-France – Canada et Acadie – compte moins de 200 personnes !

LA COLONIE EN DANGERAvec la mort de Champlain, la Nouvelle-France perd un dirigeant consciencieux, un défenseur acharné à la cour de France et un fin diplomate qui avait su gagner la confiance des chefs amérindiens et maintenir avec eux et entre eux un équilibre favorable au commerce.

Les alliances militaires qui assurent le maintien des ententes commerciales avec les Hurons et les Algonquins entraînent bientôt la colonie dans une guerre sanglante avec les Iroquois. Les Hollandais et les Anglais établis plus au sud cherchent à commercer avec ces derniers. Mais les terres iroquoises sont plus pauvres en fourrures que celles des Hurons et ceux-ci ont su établir un vaste réseau commercial avec d’autres tribus vivant au nord et à l’ouest des Grands Lacs.

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La convoitise rallume les rivalités ancestrales entre Amérindiens. Les Français, les Anglais et les Hollandais s’affrontent par tribus autochtones interposées. Les attaques iroquoises se multiplient contre les Français qui, en 1641, ne sont toujours que 240 sur le territoire.

C’est alors que Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, arrive à Québec bien décidé à fonder une bourgade sur l’actuelle île de Montréal, lieu stratégique du commerce des fourrures, situé au confluent des deux voies principales de la traite : la rivière des Outaouais et le fleuve Saint-Laurent. L’animosité des guerriers iroquois contre les Hurons et les missions jésuites des Pays-d’en-Haut atteint un point culminant vers 1648 et entraîne la destruction de la Huronie et la dispersion des survivants. Le commerce des pelleteries est presque interrompu à cause des hostilités. Les cargaisons de fourrures parviennent sur les bords du Saint-Laurent au prix de la vie de ceux qui cherchent à intercepter les guerriers iroquois.

Durant la même période, en Acadie, les tensions grandissent sans cesse entre le responsable de Port-Royal et celui de La Hève. Charles de La Tour et Charles de Menou d’Aulnay ne cessent de s’attaquer mutuellement, en plus de devoir répondre aux assauts des Hollandais qui commercent dans la région de la Nouvelle-Amsterdam (New-York) et à ceux des Anglais établis dans la région de Boston. La rivalité commerciale s’aiguise entre les deux gouvernants d’Acadie et se poursuit même après la mort d’Aulnay en 1650 quand son bailleur de fonds cherche à contrôler le commerce de la pêche et des fourrures. En 1654, les Bostonnais s’emparent de Port-Royal, pillent les postes de traite et de défense et réclament l’ensemble des territoires qu’on nomme de nos jours les Maritimes et la Gaspésie. Les 350 hommes et femmes établis en Acadie se retrouvent sous domination anglaise. En 1663, la population des colonies françaises du Canada s’élève à 2 500 âmes. La Nouvelle-Angleterre, elle, compte déjà 80 000 habitants.

LES FREINS À L’IMMIGRATIONPlusieurs raisons expliquent la faiblesse de l’immigration française en Amérique : l’instabilité causée par la guérilla iroquoise, les invasions venues de Nouvelle-Angleterre et les récits concernant les us et coutumes des Amérindiens tels que propagés en France. À cela, il faut ajouter la peur de l’inconnu, la dureté du climat, la durée du voyage et les risques qu’il comporte, l’éloignement de l’Europe, la politique qui interdit l’immigration des non-catholiques et le peu de disposition d’une majorité de Français pour l’émigration. Ainsi la colonie française est-elle privée de la venue de beaucoup d’artisans et de paysans qui trouveraient au Canada une vie meilleure que celle à laquelle ils ont droit, à cette époque, sur le Vieux continent.

Les Français des premières décennies de la colonie ont tendance à compter uniquement sur le ravitaillement venant de la métropole pour hiverner alors que les transports maritimes sont fort aléatoires. Ils payent souvent de leur vie ou de leur santé, le peu de connaissances qu’ils ont du climat, de la forêt et des cours d’eau. Ce sont les autochtones qui enseignent aux nouveaux venus la manière de voyager, de s’habiller, de se nourrir, de se soigner et de guerroyer pour survivre aux situations extrêmes du pays. Sans eux, la colonie n’aurait jamais pu prendre son essor.

Étienne Brûlé, premier Européen à se rendre dans les Pays-d’en-Haut (aujourd’hui l’Ontario) et à voir les Grands Lacs.

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- c’est « à cause de la beauté de ses arbres » que Verrazzano avait nommé Arcadia la région de la côte atlantique qui est probablement le Maryland d’aujourd’hui ? Le nom est tiré de la mythologiegrecqueetsignifie:paysdubonheur. Les cartographes laissèrent tomber le R et, ne connaissant pas les lieux qu’ils dessinaient, attribuèrentcenomàdesterritoiresplusaunord: lesMaritimes.

- la première représentation théâtrale en français sur le continent nord-américain a eu lieu en Acadie en 1606? Le « Théâtre de Neptune » a été joué surunbateau,enfacedePort-Royal.

- Étienne Brûlé n’avait que 18 ans quand Champlain l’a envoyé vivre chez les Algonquins pour apprendre leur langue en 1610? Il a été le premier Européen à se rendre dans les Pays-d’en-Haut et à voir lesGrandsLacs.

SAVAIS-TU QUE...

- Jean Nicolet, éminent interprète, est mort noyé, en 1642, après avoir parcouru en canot d’écorce, des années durant, le Saint-Laurent, les rivières et les Grands Lacs des Pays-d’en-Haut ? Comme la plupart de ses contemporains européens, incluant le grand voyageur Champlain lui-même, il ne savait pas nager! Au XVIIe siècle, les noyades font trois fois et demi plusdemortsquelaguerre.

- le premier ouvrage décrivant le territoire qui deviendra plus tard l’Ontario a été écrit en 1613 ? Son titre est Quatriesme Voyage du Sr de Champlain, capitaine ordinaire pour le Roy en la Marine, et lieutenant de MonseigneurlePrincedeCondéenlaNouvelle-France.

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1663 À 1701

BALISES1663 : nouveau statut de la Nouvelle-France qui devient une colonie royale

1664 : concession à la Compagnie des Indes occidentales du Canada, de l’Acadie, de Terre-Neuve et des terres plus au nord et plus au sud jusqu’à la Virginie et la Floride

1665 : arrivée de Jean Talon et du régiment de Carignan-Salières

1666 : répression militaire de tribus iroquoises

1667 : début d’une paix de 17 ans avec les Iroquois; traitédeBréda:retourdel’AcadieàlaFrance.

1670 : fondation, à Londres, de la Hudson’s Bay Company

1671 : traité avec 14 nations autochtones des Pays-d’en-Haut, à Sault-Sainte-Marie

1672 : Louis Jolliet et le père Marquette se rendent jusqu’au Mississippi

1682 : Cavelier de La Salle descend le Mississippi jusqu’à son embouchure

1683 : garnison permanente à Michilimakinac (détroit entre les lacs Huron et Michigan)

1689 : série d’attaques iroquoises en Nouvelle-France

1690 : représailles françaises contre les Iroquois et les Anglais de la Nouvelle-Angleterre

1696 : abolition des permis de commerce de pelleteries; abandon des postes de l’Ouest

1698 : mort du gouverneur Frontenac à Québec

1701 : Grande Paix de Montréal

En 1663, le roi Louis XIV, âgé de 23 ans, décide de faire de la Nouvelle-France une colonie royale dépendant directement de lui. Il entreprend un programme de développement et subventionne largement des politiques d’émigration vers l’Amérique. Un contingent de 159 nouveaux colons et artisans débarque à Québec avec les nouveaux représentants du roi.

L’intendant Jean Talon reçoit pour mission de développer l’industrie et le commerce et de faire de la Nouvelle-France une colonie largement autosuffisante. Il favorise l’élevage, l’agriculture, la culture de plantes textiles. Il encourage la confection de tissus, de chaussures et de chapeaux et cherche à développer la pêche et la construction navale. Il promeut la prospection du charbon au Cap-Breton, du fer dans la région de Trois-Rivières et des mines de cuivre au lac Supérieur.

Le roi désire que les colons soient dorénavant protégés contre les Iroquois que les Anglais de la Nouvelle-Angleterre arment dans le but de s’emparer du commerce des fourrures. En 1665, il envoie donc en Amérique le régiment de Carignan-Salières composé de 1 300 soldats. Une fois la paix conclue avec les tribus iroquoises, on invite les soldats à demeurer dans la colonie en échange de terres : 762 individus acceptent l’offre royale.

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QUI SONT CEUX QUI S’EMBARQUENT ? L’émigrant type qui s’embarque à cette époque pour le Canada est un homme jeune, célibataire et... pauvre. La moitié de ces gens habite des villes; ils sont plus souvent artisans qu’agriculteurs; ils viennent de partout en France, mais principalement de la région ouest, c’est-à-dire de La Rochelle et de ses environs, de Rouen, du Perche et de la ville de Paris. Une majorité s’engage par contrat pour trois ans. L’employeur (marchands, colons, communautés religieuses) doit leur assurer un salaire minimum, les nourrir, les loger durant leur séjour en Nouvelle-France et payer leur passage de retour. Il est interdit à ces hommes de se marier durant la durée de leur contrat. À la fin de leur engagement, la moitié d’entre eux choisit de rester. Ces hommes fondent une famille et deviennent colons ou entrent au service des marchands de fourrures et vivent dans les bois de longues périodes chaque année.

LES VOYAGEURS ET LES COUREURS DES BOISPour marchander, les voyageurs doivent posséder un permis qu’on appelle congé. Ils sont soumis à des règles précises et doivent payer un pourcentage de la vente des fourrures qu’ils ramènent des Pays-d’en-Haut. Leur nombre est limité dans la colonie.

Parallèlement aux voyageurs, d’autres individus partent, mais sans permis officiel et vendent leur marchandise à des commerçants qui les font parvenir clandestinement en Europe. Ceux-là sont appelés coureurs de bois.

Si l’on fait abstraction de l’aspect purement légal, la vie quotidienne des uns et des autres se ressemble. Ces hommes sont épris de liberté, préfèrent une vie sans contrainte sociale, vivent parmi les autochtones une partie de l’année, ne défrichent pas de terres, ne contribuent pas à l’accroissement de la population française. En 1666, sur une population d’environ 3 500 individus, on ne compte que 538 familles au Canada !

En 1642, Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance fondent Ville-Marie (aujourd’hui Montréal).

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PEUPLER LA COLONIEÀ cette époque, commencent cependant quelques décennies fort propices au peuplement dans la colonie du Saint-Laurent. En 1668, la population a presque doublé : elle se chiffre maintenant à 6 282 âmes. En 1680, elle passe à 9 719 et à la fin du XVIIe siècle, elle atteint 15 355 hommes, femmes et enfants.

Que s’est-il donc passé ? L’intendant Talon a favorisé l’immigration féminine. Entre 1665 et 1672, près de 1 000 jeunes filles ou jeunes veuves arrivent dans la colonie. Talon a aussi poussé les célibataires de la colonie à prendre femme sous peine de perdre leurs privilèges de pêche, de chasse et de traite des fourrures. Mesures draconiennes, mais efficaces. Les filles du roi trouvent rapidement à se marier !

Au fil des ans, les différences s’amplifient entre la vie que mènent les paysans en France et celles des familles de colons en Nouvelle-France. Les habitants d’ici ne sont généralement pas riches. Mais la misère et des disettes de l’importance de celles qui sévissent en Europe chez les paysans et les petits artisans n’existent ni au Canada, ni en Acadie.

À la fin du XVIIe siècle, 80 % des hommes établis dans la vallée du Saint-Laurent gagnent leur vie comme agriculteurs. L’accès à la terre est relativement facile en Canada. Les terres partent du fleuve ou de la rivière et forment de longs rectangles en s’éloignant du cours d’eau. Les colons reçoivent une terre, la défrichent, en tirent leur nourriture et une bonne partie de leur habillement. Les villes sont fort peu peuplées et le trafic maritime avec l’Europe n’est pas encore très dense. Contrairement au Vieux continent, les épidémies se font assez rares dans les villes portuaires de la Nouvelle-France. Lorsqu’un bateau apporte des maladies, tel le typhus – comme ce fut le cas en 1685 à Québec – les soins prodigués aux malades sont prompts et efficaces et l’infection est vite circonscrite.

FAIRE SON NIDUn jeune couple de la vallée du Saint-Laurent qui se voit concéder une terre se construit d’abord une hutte faite de troncs d’arbres. C’est ordinairement un simple rectangle de 4 à 5 mètres sur 6 mètres dont le plancher est fait de terre battue et le toit de branchages et d’écorce. Pour « faire de la terre », il faut abattre la forêt. On prépare une petite clairière. On garde les arbres débités en rondins : ils serviront plus tard à construire une maison. Le travail d’un long été permet d’éclaircir un lopin et de travailler le sol au pic pour y semer quelques produits indigènes : maïs, courges et haricots. Une partie du bois débité sert au chauffage et à la cuisson des aliments et le reste est vendu en ville. Un poulailler rudimentaire est construit et, comme le jeune ménage a habituellement reçu une vache en guise de dot, sur la table apparaissent bientôt du lait, du beurre et des œufs. Du gibier, du poisson ou de l’anguille abondent en certains endroits le long du Saint-Laurent. On réussit ainsi à survivre aux premiers hivers et à fonder une famille.

Après deux ou trois ans d’un travail acharné, la famille réussit à mettre de côté une somme d’argent suffisante pour verser le paiement initial sur une paire de bœufs. Grâce à cette traction animale, le lopin jonché de souches et de grosses pierres peut enfin devenir un champ propre à la culture du blé et à d’autres cultures plus européennes. Au moulin banal, les céréales sont converties en farine. Après cinq ans environ, la hutte est laissée aux animaux et la famille érige une maison de bois équarri dite pièce sur pièce, plus confortable, plus chaude et plus spacieuse.

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LES DÉFRICHEURS D’EAUEn 1667, par la signature du traité de Bréda, l’Acadie redevient française et acquiert, elle aussi, le statut de colonie royale. Elle est dirigée par un gouverneur qui a à peu près les mêmes responsabilités que celui en place à Québec et un commissaire qui joue le rôle d’intendant. Le système administratif de l’Acadie est beaucoup moins lourd que celui de Québec et il demeure sous la tutelle du gouverneur de la Nouvelle-France.

Le vicaire général d’Acadie est nommé par l’évêque de Québec. Le clergé est composé de prêtres formés au Séminaire de Québec qui assurent le service dans les paroisses acadiennes et de Sulpiciens envoyés comme missionnaires auprès des Micmacs.

Les colons acadiens sont des agriculteurs. On les appelle les défricheurs d’eau parce qu’ils ont adapté une technique d’assèchement des terres marécageuses utilisée dans leur région d’origine. Grâce à la construction de digues et d’aboiteaux sur les terres basses de la côte, ils arrachent à la mer des sols fertiles et d’excellents pâturages pour le bétail. En Acadie, la vie est relativement bonne. Les terres sont fertiles. Les vergers abondent. Un commerce s’établit avec les colonies voisines.

L’Acadie se développe rapidement. Les villages se multiplient. Au recensement de 1671, la population acadienne compte environ 500 habitants d’origine européenne. D’abord concentrées dans la région de Port-Royal, les familles acadiennes fondent d’autres établissements jusqu’au fond de la Baie française (Baie de Fundy) et du Bassin des Mines, à Beaubassin et Memramcook (Nouveau-Brunswick), traversent même à l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard). Mais l’Acadie, coincée entre les colonies de deux grandes rivales – France et Angleterre – reste à la merci des conflits armés et de leurs traités de paix.

Louis Hébert, premier apothicaire (pharmacien) en Nouvelle-France et chef de l’une des premières familles au Canada.

VIVRE AU QUOTIDIENL’entraide est importante entre colons, dans la vallée du Saint-Laurent et le long de ses affluents, aussi bien qu’en Acadie. Les corvées entre voisins font partie de la vie. Autant pour les gros travaux de construction de bâtiments de ferme et de défrichage des terres que pour la protection commune en temps de guerre ou l’entraide lors de

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catastrophes. La communauté villageoise se charge de relier les fermes par un chemin et de l’entretenir. Les Acadiens font aussi équipe pour la construction et l’entretien des digues et des aboiteaux, un travail qui exige de créer des barrages aux endroits où la mer pénètre dans les marais et qui ne peut être exécuté qu’à marée basse.

Tous les membres de la famille participent à la vie domestique. Les hommes et leurs jeunes fils se chargent de poursuivre le déboisement et de clôturer la ferme. Les femmes et leurs filles en âge d’aider s’occupent de la maison, du potager, des animaux, de la fabrication du beurre, de la transformation de la laine et du lin pour le tissage des vêtements. Elles prennent également part avec les hommes aux récoltes de céréales et de fourrage ainsi qu’à la cueillette des fruits dans les vergers.

Après une vingtaine d’années, si la famille a survécu aux catastrophes et aux maladies, la femme, à une quinzaine de grossesses, et le mari, aux accidents de la ferme et aux dangers de la guerre, le couple possède deux à quatre vaches laitières, des porcs et des poules. Des chevaux ont peut-être même remplacé les bœufs comme bêtes de somme. Le couple se remet alors à l’ouvrage pour aider ses enfants à s’installer à leur tour !

- vers 1660, en Nouvelle-France, l’âge moyen dupremiermariagedesjeunesfillesestde15ans? qu’un nouveau-né sur cinq meurt avant sa première année ? - la longévité dans la colonie est meilleure qu’en France à la même époque ? Le climat, contrairement à ce qu’on croyait au début, rend la population vigoureuse; l’alimentation est mieux équilibrée et lesmaladiesendémiquesplusrares.

- Louis Hébert, apothicaire venu à Port-Royal en 1607, puis installé comme colon à Québec, fut le chef d’une des premières familles au Canada ? SafilleGuillemette,quandellemeurten1684, laisseunedescendancede143personnes.

- les vignes poussaient dans la région du Niagara bien avant le XXe siècle? En effet, au XVIIe siècle onytrouvaitdesvignessauvagesenabondance. Un texte de deux Sulpiciens – René Bréhant de Galinée et François Dollier de Casson daté du 14 octobre 1669 – parle de raisins « aussi gros etaussidouxquelesplusbeauxdeFrance».Les prêtres en font même du vin de messe qu’ils jugent « aussibonquelevindeGrave».

- Cavelier de La Salle et son lieutenant, Henri de Tonty, font construire, en 1679, au Fort Niagara, untrois-mâtsdestinéautransportdespelleteries. Le Griffon est le premier navire à naviguer au-delà deschutesduNiagara.IltraverselelacÉrié jusqu’au Détroit, rejoint le lac Huron par le lac Sainte-Claire, et se rend à Michilimakinac prendre cargaisondepeaux.Malheureusement,ilcoulera surlarouteduretour.

SAVAIS-TU QUE...

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1701 À 1760

BALISES1700 : début de la crise du castor; formation de la Compagnie de la Colonie du Canada

1701 : Grande paix de Montréal entre nations amérindiennes; promesse de neutralité dans lecasdeconflitsentrelaFranceetl’Angleterre

1710 : Port-Royal attaqué; capitulation du gouverneur

1711 : campagnepourconquérirleCanada:13000 soldats et marins anglais se dirigent vers Québec; expédition annulée par le naufrage de huit navires en aval de Québec

1713 : traitéd’Utrecht:l’Acadieetlabaied’Hudson deviennent britanniques 1717 : début de la construction de la forteresse de Louisbourg

1726 : politique d’expansion vers l’ouest au Canada

1731 : établissement du premier poste français à l’ouest des Grands Lacs par l’équipe de La Vérendrye

1734 : construction du fort Maurepas entre la Fourche et le lac Winnipeg

1738 : La Vérendrye atteint l’embouchure de la rivière Assiniboine (Winnipeg) et les lacs Winnipeg et Manitoba

1743 : arrivéedesfilsLaVérendryeauxcontreforts des Rocheuses

1744 : nouvelle guerre entre la France et l’Angleterre

1745 : prise de Louisbourg par les Anglais

1748 : traitéd’Aix-la-Chapelle:Louisbourgrevient à la France

1752 : expéditionmilitairefrançaise:2000soldats sontenvoyésdanslavalléedel’Ohio.

1755 : début de la déportation du peuple acadien 1756 : début de la guerre de Sept ans entre l’Angleterre et la France

1759 : invasion de la Nouvelle-France; capitulation de Québec

1760 : capitulation de Montréal

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Au début du XVIIIe siècle, la Nouvelle-France s’étend de Terre-Neuve au lac Supérieur et de la Baie d’Hudson au golfe du Mexique. En 1706, elle compte 16 417 individus. L’économie du Canada repose en grande partie sur le commerce des fourrures. Les colonies anglaises ont, quant à elles, une population de 300 000 âmes.

Une grave crise économique sévit alors : la mode des chapeaux et des produits de feutre fabriqués à partir des peaux de castors du Canada a passé. Les prix négociés avec les fournisseurs amérindiens deviennent trop élevés. Les stocks s’accumulent. Pour leur part, les Anglais offrent de meilleurs prix pour les fourrures. Le réseau d’approvisionnement de la France est menacé. Le dilemme : continuer à acheter des peaux aux Amérindiens au prix fort pour garder intactes les relations commerciales établies avec eux et, de ce fait, augmenter encore les surplus ou baisser les prix et voir les tribus traditionnellement alliées à la France passer du côté des Anglais.

La crise dure une dizaine d’années, mais passe bientôt au second plan, car une nouvelle série de conflits éclate en Europe, entre la France et l’Angleterre. Les campagnes militaires se portent aussi sur la côte atlantique de l’Amérique du Nord. Pour se venger de raids français à Terre-Neuve, les Anglais de la Nouvelle-Angleterre occupent Port-Royal. La guerre prend fin en 1713. Le traité d’Utrecht ratifie la perte des postes français nouvellement conquis à la baie d’Hudson, celle de la colonie de Plaisance (Terre-Neuve) et celle de l’Acadie, qui passent sous domination britannique. La France conserve des droits de pêche et de séchage du poisson sur le littoral terre-neuvien et garde l’île du Cap-Breton et l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard). Elle invite les Acadiens à s’y reloger. La majorité refuse, même devant l’intimidation, et demeure sur les terres de la Baie française (baie de Fundy). Pour survivre à la domination anglaise, les habitants de l’Acadie retournent au travail agricole, se déclarent neutres dans les conflits entre la France et l’Angleterre et commercent... avec les deux ennemis !

LA VIE REPREND...En ce début du XVIIIe siècle, la France encercle les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Le marché s’ouvre de nouveau aux pelleteries. Aux peaux de castors s’ajoutent maintenant celles des visons, des ours, des orignaux et des chevreuils. Si la mode des chapeaux de castor a passé, celles des parements de fourrure et des vêtements de cérémonie prennent de l’essor. Il faut aller chercher ces produits de plus en plus loin, au nord, au sud ou à l’ouest.

La vie des voyageurs change. Ils sont engagés désormais par un marchand enregistré et reçoivent un salaire déterminé selon la fonction qu’ils occupent dans le canot. Les contrats – ou engagements – sont d’un an ou plus, selon la destination. Ces engagés sont souvent des agriculteurs qui cherchent ainsi un supplément de revenu. En vue de protéger le commerce, des postes de traite sont construits et fortifiés dans les Pays-d’en-Haut (Ontario) et ces lieux deviennent des relais pour les explorateurs. Le vieux rêve du passage vers le Pacifique par voie terrestre reprend vie.

LE TEMPS DES SEIGNEURSAu Canada et en Acadie, les terres sont divisées en seigneuries. Ces domaines sont achetés ou attribués en guise de récompense. Le gouvernement de la métropole cherche à attirer ainsi des membres de la noblesse française pour créer en Nouvelle-France une aristocratie locale capable d’encadrer l’immigration paysanne. Le stratagème ne réussit guère. Les seigneuries sont, la plupart du temps, achetées par des marchands de fourrures et d’anciens officiers militaires qui décident de s’installer au pays.

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sont alors tenus de payer la dîme. Les marguilliers, qui représentent les paroissiens, administrent les dépenses annuelles de la fabrique. Des corvées communautaires permettent d’ériger l’église et le presbytère.

Il arrive que le sentiment de propriété des paroissiens soit très vif pour ces édifices dont ils ont assuré la construction. Ils leur appartiennent en tant que paroissiens et ils comptent bien s’en servir. L’église devient une sorte de salle commune pour les gens du lieu. De la même manière, et avec le même sans-gêne, le presbytère sert aux réunions villageoises et aux discussions entre hommes. Le sentiment d’appartenance à la communauté se développe à partir de la paroisse et se fortifie jusqu’à devenir essentiel aux gens. La paroisse est le ciment de la communauté; elle assure une homogénéité fondamentale qui est l’une des caractéristiques de la Nouvelle-France.

Au début du XVIIIe siècle, contrairement à ce que l’on verra plus tard, les relations entre les paroissiens et leur curé sont loin d’être des rapports de soumission. Les archives diocésaines conservent le souvenir de quelques cas remarquables, où les habitants ont fait comprendre sans équivoque à leur curé, et même à leur évêque, qu’ils désiraient être consultés au regard de leur paroisse. Ainsi, en 1749, Monseigneur de Saint-Vallier, qui avait décidé de changer les limites d’une paroisse sans demander l’avis des intéressés, voit sa décision déclencher une révolte à Saint-Léonard sur l’île de Montréal. Les femmes auraient été, paraît-il, les plus menaçantes !

UNE COLONIE HOMOGÈNE ?À l’époque, la religion est plus importante que la langue parlée. En 1598, le roi de France, Henri IV, avait, par l’Édit de Nantes, opté pour la tolérance dans la mesure où la religion catholique conservait sa prédominance. Les huguenots (protestants français) avaient donc pu participer largement à la fondation de l’Acadie et de Québec, soit par leur présence dans la colonie, soit par leur aide financière et commerciale.

Les rapports entre les seigneurs et leurs censitaires n’ont rien à voir avec ceux qui existent en France à la même époque. Bien sûr, ces censitaires sont des vassaux, mais ils le sont... à la mode d’ici. Ils jurent hommage à leur seigneur, évidemment. Toutefois, contrairement au système féodal, les vassaux de Nouvelle-France possèdent leur terre. Ils sont indépendants et peuvent vendre leur propriété s’ils le désirent. L’habitant est tenu de verser une redevance annuelle, fixée au moment de la concession de la terre, mais la nature et le montant en sont inchangeables une fois déterminés. Pas d’augmentation possible, quelles que soient les circonstances. Cette redevance est payable de trois manières : en argent, en produits et en corvée pour le seigneur.

En Acadie, le système seigneurial n’a pas l’emprise qu’il connaît dans la vallée du Saint-Laurent. Bien que théoriquement en vigueur, il n’est que très partiellement mis en pratique. La redevance n’est pas exigée. La noblesse ne joue aucun rôle important dans cette colonie, contrairement à ce qui se passe au Canada. Même la dîme, cet impôt paroissial annuel, est perçue de manière intermittente, car l’Église ne peut s’appuyer sur une institutionnalisation solide, comme c’est le cas dans le diocèse de Québec. Le village paroissial sert de cadre.

Quand l’Acadie passe définitivement aux mains des Anglais en 1713, l’administration est confiée à un gouverneur – d’abord militaire, puis civil – qui désigne des représentants dans les villages acadiens. Ceux-ci servent d’intermédiaires entre les habitants et l’autorité politique.

LE JOUR DU SEIGNEURLa seigneurie et la paroisse catholique se confondent souvent l’une et l’autre en ce qui a trait à leurs limites territoriales. C’est toutefois sur la paroisse catholique que repose et s’organise la vie communautaire. Quand le nombre d’habitants est suffisant pour faire vivre une paroisse, l’évêque nomme un curé. L’habitant et sa famille

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militaires rangées ou lors des raids amérindiens dans les colonies anglaises, expéditions soutenues par le gouvernement de la colonie. Les prisonniers sont en majorité des soldats. Mais il arrive que des civils – hommes, femmes et enfants – soient capturés par les Amérindiens dans l’espoir d’obtenir une rançon de leurs proches. Certains d’entre eux, rachetés et accueillis par des familles catholiques, choisissent de rester au pays. Les autorités tolèrent leur présence sans exiger leur conversion.

En outre, les villes de Louisbourg et de Québec connaissent une activité portuaire très importante au XVIIIe siècle. Les bateaux transportent discrètement bien des choses et bien des types de gens. Le commerce est très actif entre la Nouvelle-France et le port français de La Rochelle. Or, cette ville est un des bastions du protestantisme français.

Il arrive que des membres d’équipage tombent malades durant la traversée. Ils sont alors soignés par les religieuses hospitalières. Quand il faut prolonger les soins, ces marins « manquent le bateau ». Certains décident, une fois remis sur pied, de demeurer dans la colonie. On ferme les yeux sur leur religion.

Les équipages des navires sont souvent très cosmopolites. On affuble rapidement ces marins étrangers d’un surnom qui rappelle leur pays d’origine comme l’Anglais, l’Italien ou le Portugais, ou l’on francise simplement la prononciation et l’orthographe de leur patronyme. Peu à peu, l’individu s’assimile et son nom aussi.

Les cargaisons en provenance des Antilles n’apportent pas que du sucre et du rhum. Des esclaves d’origine africaine sont amenés en Nouvelle-France. Si la colonie ne connaît pas l’esclavage institutionnalisé comme fondement d’une économie tel que c’est le cas dans les colonies plus au sud, des esclaves – de race noire ou amérindienne – font parfois partie, dans les villes, de la domesticité de maisons nobles ou bourgeoises, ainsi que des communautés religieuses. Leur vie quotidienne n’est pas très différente de celle des serviteurs et servantes librement engagés. Par contre, ces esclaves n’ont pas le choix de quitter leur maître, de se marier et de vivre selon leurs désirs comme peuvent le faire les serviteurs à contrat quand celui-ci prend fin.

Mais sous le règne de son fils, Louis XIII, et devant l’insistance des missionnaires récollets et jésuites, les choses commencent à changer : il devient alors défendu aux non-catholiques de s’établir dans les colonies françaises. Sous Louis XIV, les huguenots et les juifs sont même interdits de séjour en Nouvelle-France.

Toutefois, entre les lois officielles et la vie quotidienne d’une lointaine colonie, il y a un écart. Des huguenots et des juifs s’établissent au Canada, en petits nombres et sans toujours s’identifier comme tels. Dans la mesure où ces non-catholiques restent discrets dans leur pratique religieuse, on ne leur cherche pas querelle. Souvent, ils s’assimilent à la population locale, parfois même se convertissent.

L’homogénéité religieuse de la colonie est aussi brouillée par d’autres circonstances. À cette époque, il est coutume de faire des prisonniers de guerre lors de batailles

L’intendant Jean Talon a reçu du roi français Louis XIV la mission de faire de la Nouvelle-France une colonie autosuffisante. Une tâche pleine de défis !

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LES VOYAGEURS ET LES TRAPPEURSDepuis la venue des Européens en Amérique, les peuples autochtones ont été en relation constante avec eux. Les deux groupes humains se sont mutuellement et profondément influencés. Les alliances dépassent largement l’entente purement commerciale. Les Acadiens ont appris à survivre aux premiers hivers grâce aux conseils des Micmacs et des Malécites. Les explorateurs n’auraient pu traverser le continent sans être accompagnés de leurs guides amérindiens. La traite des fourrures et l’immense réseau d’alliances commerciales et diplomatiques qu’elle sous-tend sont essentiellement fondés sur les relations soutenues entre voyageurs français et trappeurs autochtones.

Les voyages des uns et des autres les amènent de plus en plus loin. Il en est ainsi depuis l’arrivée des Français en Amérique du Nord. Interprètes, voyageurs, explorateurs, missionnaires sont accueillis dans les villages amérindiens et certains s’y trouvent rapidement chez eux. Les Européens de la colonie circulent sur les territoires autochtones, apprennent les langues indigènes, adoptent l’habillement, l’alimentation, les méthodes thérapeutiques et les techniques de guerre des Amérindiens, épousent des Amérindiennes « à la mode du pays ». Ce comportement fait sourciller les autorités ecclésiastiques. Mais ces hommes sont les piliers de la stabilité économique de la colonie; leurs connaissances du territoire et des us et coutumes des peuples amérindiens sont précieuses autant pour l’organisation du commerce que pour la protection et la défense de la colonie. On tolère donc leur conduite dans la mesure où ils respectent leur contrat avec leur employeur.

LES CONVERTIS ET LES ALLIÉSUne fois convertis au catholicisme, les membres des tribus autochtones résident souvent près des missions. Celles-ci sont d’abord situées au cœur même des territoires amérindiens comme ce fut le cas de celles des Jésuites chez les Hurons des Pays-d’en-Haut au siècle précédent. Après la destruction de la Huronie en 1649, plusieurs survivants se sont installés aux environs de Québec. D’autres missions accueillent des convertis et plusieurs villages amérindiens apparaissent et grandissent aux abords d’un poste de traite ou d’un fort français. Le phénomène s’étend le long du Saint-Laurent depuis le village huron de Lorette, en passant par les bourgades iroquoises de la région de Montréal et de Kingston, jusqu’aux lointains territoires de la colonie du Détroit et autres points stratégiques des Grands Lacs comme Michilimakinac. Ces Amérindiens convertis conservent cependant beaucoup d’autonomie culturelle et économique.

Le métissage existe dans la colonie. Champlain avait d’ailleurs encouragé cette pratique dès la fondation de Port-Royal et celle de Québec. Certains colons acadiens ont pris des Amérindiennes comme épouses dans les premières années de la colonisation. Le métissage a même été une politique établie dans la vallée du Saint-Laurent entre 1660 et 1670, par mariage ou par adoption. Ce fut un échec. Les mariages mixtes sont restés rares. L’adoption a mieux réussi. Pas dans le sens voulu par les fonctionnaires royaux : il y a eu plus d’adoption d’enfants illégitimes ou de jeunes orphelins français par des familles amérindiennes que le contraire ! C’est à l’ouest, dans les Prairies, que les voyageurs assureront la réussite du métissage. Un succès qui ira bien au-delà des espérances des représentants du roi de France, un siècle plus tôt !

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UN PORTRAIT DES COLONIESAu début du XVIIIe siècle, la Nouvelle-France jouit de sa plus longue période de paix depuis sa fondation, une paix qui dure 30 ans ! Grâce aux explorateurs, la colonie en vient à s’étendre de Terre-Neuve aux Rocheuses et de la baie d’Hudson au golfe du Mexique. Sa population connaît une importante poussée démographique due, pour une large part, à la natalité. Un couple marié a en moyenne 9 enfants au Canada, 10 ou 11 en Acadie. Mais, si la Nouvelle-France atteint une population de quelque 85 000 personnes au moment de la conquête, la Nouvelle-Angleterre, elle, compte alors 1 485 634 habitants.

AU CANADA

Dans la vallée du Saint-Laurent, la culture céréalière s’accroît, car de nouveaux débouchés apparaissent : les garnisons militaires, les nouvelles colonies et les navires qui assurent un trafic de plus en plus important avec les colonies françaises des Antilles. De nouvelles cultures prennent aussi place : le tabac et le ginseng... L’agriculture s’intensifie, les prix grimpent. On peut croire à la prospérité. Le roi concède de nouvelles seigneuries, ce qui signifie que des terres sont à nouveau disponibles pour les colons. À l’été 1749, un finlandais du nom de Pehr Kalm, de passage en Canada, se rend en barque de Montréal à Québec. Voici ses impressions (rapportées par Allan Greer, p. 45)

« Le pays que nous côtoyons est partout assez beau et c’est un plaisir de voir comme il est joliment habité, et de façon si dense, sur les deux bords du fleuve; on pourrait presque dire qu’il forme un village continu qui commence à Montréal et se prolonge jusqu’à Québec, soit sur une distance d’au moins trente milles suédois (400 kilomètres); c’est un assez long village ! »

Au Canada, plus de 20 % des gens habitent les villes. Québec a fière allure et n’a rien à envier à certaines villes portuaires d’outre-Atlantique. Elle compte 6 000 habitants et jouit d’une vie commerciale aussi bien qu’aristocratique. Montréal garde encore un peu ses allures de poste de traite malgré ses remparts de pierre et ses nouveaux édifices de maçonnerie. De graves incendies l’affectent en 1721 et en 1734. L’élite de cette société urbaine et coloniale est composée des représentants du roi, de dignitaires de l’Église catholique, d’officiers militaires et de hauts fonctionnaires en mission coloniale. Elle ne manque nullement de raffinement et d’élégance et représente 40 % des citadins. La bourgeoisie marchande s’affirme aussi de plus en plus et s’ancre au pays.

EN ACADIE

Quoiqu’oubliée par la France entre deux conflits avec l’Angleterre, durant le siècle qui va de 1650 à la déportation, l’Acadie vit une période assez heureuse et prospère, malgré deux passages sous domination britannique. Acadiens et Micmacs vivent en bonne entente et sont souvent compagnons d’armes dans les luttes contre les colonies de la Nouvelle-Angleterre.

Les villages acadiens ont toujours été moins nombreux et moins peuplés que les communautés de la vallée du Saint-Laurent et de ses affluents. Toutefois, l’accroissement de la population y est rapide, proportionnellement plus importante que celle du Canada. En 1710, on compte environ 2 000 individus, tous issus de quelques centaines d’immigrants. En 1755, la population se chiffre à près de 12 000 personnes.

De Port-Royal, les villages acadiens ont essaimé. Au traité d’Utrecht en 1713, la France a pu garder l’île Saint-Jean2. Des familles acadiennes s’y installent pour demeurer sous la protection française. Quand, en 1717, la France rebaptise l’île du Cap-Breton « Île Royale » et y entreprend la construction de la puissante forteresse de Louisbourg, des artisans acadiens s’y rendent pour travailler.

2 L’Acadie qu’a perdue la France par ce traité est l’« Acadie selon ses anciennes limites ». Une commission bipartite est formée pour les préciser, mais ne réussit pas à s’entendre. Ce sera longtemps un sujet de controverse entre la France et l’Angleterre.

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Les communautés acadiennes sont assez éloignées les unes des autres; l’accès à certaines d’entre elles est difficile et les communications sont rares. Elles vivent donc forcément repliées sur elles-mêmes. À Grand Pré, par exemple, entre 1727 et 1755, deux couples mariés sur cinq ont eu besoin d’une dispense de consanguinité. Il faut dire, qu’à l’époque, on remontait plus loin dans la généalogie pour établir les liens consanguins.

Les Acadiens cultivent le blé et diverses sortes de légumes, font de l’élevage pour eux-mêmes et, à partir de 1720, exportent le reste. Leur alimentation est saine et abondante d’autant qu’ils y ajoutent le gibier, les fruits des vergers, les baies sauvages et le sirop de sève d’érable dont ils doivent la technique de fabrication aux Micmacs. En général, les familles jouissent d’une solide santé. Les épidémies sont presque absentes. L’isolement a parfois des avantages.

L’esprit d’indépendance du peuple acadien est notoire. Qu’ils s’adressent aux dirigeants français ou au commandant britannique, les représentants de ce peuple font preuve d’autonomie et d’un profond sentiment d’égalité. Le gouverneur Cornwallis y voit même quelque tendance « républicaine » et réprimande les délégués acadiens, leur reprochant de se croire libres de tout gouvernement. Ce qui n’est peut-être pas loin de la vérité !

Vivre en Acadie dans la première moitié du XVIIIe siècle peut ressembler à un rêve lorsque l’on compare les conditions d’existence de cette population à celle des classes paysannes d’Europe. Où, dans le monde d’alors, trouve-t-on des agriculteurs qui travaillent à leur compte, jouissent d’une bonne santé et ne servent ni seigneur ni percepteurs d’impôts, sinon en Acadie ?

À L’ÎLE ROYALE

La construction, puis l’entretien et la réparation du port et de la forteresse de Louisbourg rassemblent soldats, marins et artisans. La forteresse vit largement des revenus de la pêche, un commerce plus lucratif que celui des

fourrures à cette époque. Les navires chargés de morue séchée exportent ce produit vers la France et vers les Antilles. Les pêcheurs travaillent de la mer à la grève où ils salent et sèchent le poisson selon les techniques éprouvées depuis plus de deux cents ans. L’activité qu’on retrouve à Louisbourg est essentiellement celle d’une ville de garnison et d’un port. Le mouvement de marchandises – sucre, café et rhum des Antilles, étoffes et produits de France – est continuel. On commerce même avec la Nouvelle-Angleterre et avec l’Acadie alors sous domination anglaise. Pendant ce temps, les autorités françaises ferment les yeux.

La culture du sol n’est qu’accessoire et n’a jamais pu être développée sur ces terres rocailleuses. L’île Saint-Jean aurait pu devenir un lieu agricole de prédilection, mais seules quelques communautés s’y sont installées et la colonisation n’a pas pris l’essor souhaité. À Louisbourg, pas de clergé régulier, à peine quelques missionnaires et quelques religieuses qui enseignent aux enfants. Pas non plus de noblesse, sinon des officiers de passage. La forteresse, entourée du plus complexe système de fortifications de la Nouvelle-France, est la capitale de l’Île Royale et abrite 2 000 des 5 000 habitants de l’île.

DANS LES PAYS-D’EN-HAUT

La région des Grands Lacs reste le carrefour de la traite des fourrures et devient peu à peu, au cours des premières décennies du XVIIIe siècle un ensemble fortifié destiné à la protection et à la défense militaire du réseau commercial de la Nouvelle-France. On y circule beaucoup et cela, depuis les débuts de la colonie. Cet immense territoire a toujours été un lieu de passage pour les explorateurs et les postes de traite, des points de rencontre pour les voyageurs et les trappeurs amérindiens. L’un de ces postes de traite, Michilimakinac, situé au point de jonction des lacs Huron et Michigan, est un centre de ravitaillement et d’observation militaire important.

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Autour des postes fortifiés s’établissent des missionnaires qui assurent le service religieux aux habitants du fort et veillent aux besoins des Amérindiens convertis. Parfois, quelques artisans s’installent : des menuisiers, des tailleurs, des armuriers, des forgerons. Certains y vivent avec leur famille. Dans les forts abritant une garnison plus importante, s’ajoutent un médecin et un ingénieur, comme c’est le cas au fort Frontenac (Kingston). Dans les environs du poste ou du fort, il arrive qu’on trouve des champs cultivés, un moulin, une forge, de quoi répondre aux besoins des habitants de l’endroit. Mais cela n’a rien à voir avec l’installation permanente d’agriculteurs que l’on constate en Acadie ou au Canada. Les femmes d’origine européenne sont très peu nombreuses dans ces lointains Pays-d’en-Haut.

Aucune colonisation durable et planifiée ne prend place à l’ouest du fleuve Saint-Laurent avant 1701 alors qu’une colonie française s’installe au Détroit sous l’autorité de Cadillac, s’enracine et prend lentement de l’expansion. Elle grandit autour du fort Pontchartrain, poste commercial d’importance cruciale situé dans la région clé qui relie les lacs Érié, Sainte-Claire et Huron. Au moment de la Conquête, les Pays-d’en-Haut comptent une population française qui ne dépasse pas 7 000 âmes.

À L’OUEST

Depuis les expéditions de La Vérendrye et de ses fils, la France possède plusieurs forts à l’ouest du lac Supérieur. Construit en 1753, le fort La Corne est l’établissement français le plus à l’ouest en Amérique du Nord. Il est situé à la fourche de la rivière Saskatchewan. Les Français qui circulent dans cette région prennent comme épouses des femmes des tribus des Cris et des Saulteux.

EN LOUISIANE

En 1682, Cavelier de La Salle avait descendu le Mississipi jusqu’à son embouchure. Quelques années plus tard, venu fonder une colonie, mais à partir du golfe du Mexique, il se perd dans le delta complexe de ce fleuve et doit abandonner sa mission. En 1698, la colonie de la

Louisiane est fondée près de Biloxi par Pierre Lemoyne d’Iberville. Elle compte une trentaine de familles en 1713. Elle est reliée au Canada par une série de postes fortifiés. La Nouvelle-Orléans, elle, est fondée en 1722.

Les cultures – tabac et indigo, maïs et riz – de cette région doivent se faire sur une grande échelle pour être rentables, car elles sont essentiellement des cultures commerciales destinées à l’exportation. Elles exigent une main-d’œuvre importante et peu chère pour demeurer lucratives. Pour exploiter ces plantations, assurer le service domestique et artisanal des propriétés, les planteurs français ont recours à l’esclavage. En 1744, la population d’origine européenne se chiffre à 4 000 individus. Le nombre d’esclaves – africains et amérindiens – de cette colonie française s’élève presqu’à 5 000 individus.

LE « PROBLÈME » ACADIEN... DES ANGLAISÀ la fin des années 1740, la colonie anglaise de la Nouvelle-Écosse se transforme rapidement. Halifax et Dartmouth sont fondées respectivement en 1749 et en 1750. Troupes, colons et représentants gouvernementaux s’établissent à Chibouctou. En peu de temps, 4 000 colons émigrent. Mais les terres de la région sont pierreuses et loin d’être aussi propices à l’agriculture que les terres ancestrales des Acadiens.

Le gouverneur Charles Lawrence ne croit pas en la neutralité des Acadiens, car ce peuple refuse toujours de prêter le serment d’allégeance3. Il s’inquiète de leur présence. Il les accuse d’encourager les Micmacs à attaquer les colons anglais. Il voit en eux une menace pour la colonie naissante mise sous sa responsabilité. Et les terres acadiennes lui apparaissent de plus en plus enviables ! La décision de déloger les Acadiens est prise à l’unanimité par le conseil exécutif de la colonie anglaise et exécutée avec une rapidité étonnante. La marine marchande est mobilisée. On fait embarquer hommes, femmes et enfants

3 Par ce serment d’allégeance, la personne reconnaît l’autorité royale d’Angleterre.

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à bord de bateaux en partance pour les colonies anglaises de la côte atlantique, les côtes françaises, les îles de la Manche, etc. On brûle les villages. En quelques mois, l’Acadie de la Baie française a cessé d’exister.

En 1758, Louisbourg tombe aux mains des Anglais. Les populations acadiennes de l’Île Royale, puis de l’île Saint-Jean sont déportées à leur tour. On estime que, de 1755 à 1762, entre 7 000 et 8 000 personnes sont arrachées à leurs villages et amenées en Nouvelle-Angleterre, vers des possessions britanniques, et en France. Quelques milliers d’individus réussissent à échapper à la déportation et à survivre, durant des années, cachés dans les bois.

Ce ne sont pas tous les exilés qui parviendront à la destination ordonnée par le gouverneur. Naufrages, faim et maladies contagieuses ont raison de centaines et de centaines de vies. Les survivants ne sont pas pour autant au bout de leur peine : ceux qui arrivent à bon port sont souvent victimes d’ostracisme et de discrimination de la part de la population locale. Un quart des déportés reviendra sur le territoire acadien au cours des décennies suivantes.

Au début de la déportation, en 1755, la France et l’Angleterre ne sont pas en guerre. Toutefois, cela ne saurait tarder.

LA CONQUÊTEDepuis 150 ans, les guerres qui sévissent dans les colonies d’Amérique – anglaises et françaises – font écho aux conflits qui ont lieu sur le Vieux continent. C’est le cas, une fois encore, avec la guerre de Sept Ans.

La population des colonies anglaises est imposante par rapport à celle de la Nouvelle-France, mais cette dernière est mieux préparée à la guerre telle qu’elle se pratique en Amérique. Le régime français étant très encadré, il est plus facile et rapide de lever des troupes de milice4 locale; les habitants connaissent bien le pays, ses cours d’eau et ses forêts. Les Français sont devenus

les spécialistes des attaques surprises et des escarmouches, et la France peut s’appuyer sur ses alliances avec plusieurs peuples amérindiens et sur la neutralité des autres.

Les victoires françaises sont nombreuses au début de ce nouveau conflit. Cependant, les luttes ne se font pas qu’entre nations en guerre. Des conflits ruinent la bonne entente entre les responsables de la colonie française. Ces dissensions internes pèseront lourd dans le résultat final. Le dernier acte de cette pièce qui fera bifurquer l’histoire de la France en Amérique, avant de se jouer entre deux généraux ennemis, se construit autour de deux personnages : Pierre Rigaud de Vaudreuil et Louis-Joseph de Montcalm. Un troisième homme profite en coulisse de la situation pour s’enrichir personnellement : l’intendant François Bigot qui contrôle le ravitaillement de la colonie.

Vaudreuil est le premier gouverneur de la colonie à être né au Canada. Il connaît le pays et les méthodes guerrières qui lui conviennent. Le marquis de Montcalm, quant à lui, est un général renommé, vétéran des campagnes militaires européennes, imbu de lui-même, de sa noblesse et de ses victoires passées, qui dédaigne avec mépris les conseils du gouverneur colonial. En fait, deux mentalités, deux points de vue, deux expériences s’affrontent avant même que les armées ennemies ne se rencontrent : l’expérience traditionnelle française et la connaissance du terrain des gens d’ici.

Montcalm remporte avec ses régiments d’éclatantes victoires en 1756 et en 1757, ce qui le confirme dans sa manière de voir les choses. Hélas ! Quand les paysans sont occupés à faire la guerre, la moisson pourrit sur le champ. À l’hiver 1758, la disette se fait sentir sérieusement. Les prix des denrées grimpent. Le rationnement s’ensuit. L’armée confisque le bétail des paysans, des vaches aux chevaux. L’état de famine se généralise. Des émeutes éclatent à Québec et à Montréal. La petite vérole se répand rapidement chez une population affaiblie par les privations. Malgré tout cela, les gens gardent le moral.

4 Milice : ensemble des civils appelés à combattre lors de conflits armés.

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L’Angleterre dépense une fortune pour envoyer soldats et armes en Amérique tout en combattant en Europe. On prévoit qu’elle ne pourra pas longtemps soutenir financièrement de telles manœuvres et de telles dépenses. La population canadienne tient bon. Mais le territoire à défendre est immense…

Bientôt, le conflit devient ouvert entre le chef des armées et le gouverneur. Montcalm obtient du roi le plein contrôle de l’armée et des décisions militaires alors que Vaudreuil est laissé dans l’ombre. La résistance française faiblit à l’ouest. Certains forts tombent dans la région de l’Ohio et autour des Grands Lacs. À l’est, Louisbourg est conquis et vidé de ses habitants et de ses troupes. Au centre, sur le lac Champlain, Montcalm remporte l’éclatante victoire de Carillon. On s’encourage : quelques mois encore de ces coûteuses campagnes militaires auront sûrement raison des Anglais ! Quelques forts perdus sont repris à l’ouest. On espère toujours.

Les forces françaises comptent 3 700 membres de la marine et de l’armée terrestre, et une milice locale de presque 10 000 hommes défend Québec. Les forces anglaises qui regroupent 8 000 militaires de carrière

Bataille des Plaines d’Abraham en 1759.

sont repoussées à quelques reprises durant l’été de 1759. Le commandant anglais James Wolfe fait bombarder Québec : une partie de la ville est bientôt en ruines. Il envoie des troupes incendier des villages des rives du Saint-Laurent. Rien n’est encore perdu pour la France et rien n’est encore gagné pour l’Angleterre.

Les querelles internes ne sont pas un privilège des Français : les tensions montent aussi dans le camp anglais et Wolfe, malade, songe de plus en plus à retirer ses troupes. Il décide de faire une dernière tentative avant d’effectuer ce retrait. C’est la bataille des Plaines d’Abraham. Les deux chefs ennemis y trouvent la mort. Quelques poches de résistance subsistent durant quelques mois, mais une reconquête du territoire tiendrait davantage du miracle que du fait d’armes.

Au Canada, la guerre se termine par la capitulation de Montréal en 1760. Les Français voyageant et commerçant dans les Pays-d’en-Haut sont rappelés dans la vallée du Saint-Laurent. Certains refusent d’obéir, se cachent dans les bois et s’assimilent aux autochtones. En Europe, la guerre se prolonge jusqu’à la fin de 1762.

Sonne alors, au Canada, la fin du régime français.

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- la première paroisse catholique de l’Ontario date de 1767 et qu’elle était installée à la Pointe de Montréal (Windsor) ? Une mission huronne yexistaitdéjà.Àpartirde1749,l’arrivéede plusieursfamillesdecolonschangeladonne. La mission devient la paroisse Notre-Dame de l’Assomption et le père Potier, le premier curé enOntario.

- le jésuite Pierre Potier était non seulement un prêtre, mais aussi un linguiste ? Outre des récits devoyage,destextesphilosophiquesetscientifiques, il a laissé un Vocabulaire huron-français, des Façons de parler proverbiales et un Lexique delalangueparléeenNouvelle-France.

- en majorité, les artisans et les paysans de France ne parlentpas...françaisavantledébutduXXe siècle ? C’est lorsque l’école devient obligatoire et le français, langue d’usage scolaire, qu’il se répand danstoutlepays.Jusque-là,chacunparlait lepatoisrégional.Parcontre,lesarrivantsen Nouvelle-France, étant issus de différentes provinces françaises, étaient, eux, forcés d’échanger dans une languecommune:lefrançais.

SAVAIS-TU QUE... - on croit qu’environ un tiers des exilés acadiens meurt de maladies infectieuses sur les navires qui les emportent et qu’un dixième périt dans des naufrages ? - la disette sévit à quelques reprises en Nouvelle-France, mais qu’elle reste moins fréquente qu’en Europe à la même époque ? De mauvaises récoltes surviennent en 1737; en 1742 et 1743, puis une invasion de chenillesravageleschampsen1751.

- c’est au cours de l’hiver 1727-1728 que La Vérendrye rencontre le jésuite Nicolas Flavien Degonnor à Michilimakinac? Ensemble, ils rédigent le premier mémoiresurladécouvertedelamerdel’Ouest.En 1730, l’autorisation est donnée à l’explorateur d’établir «unpostepourlatraiteaulacOuinipigon».Delàdate laprésencefrancophoneauManitoba.

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Les descendants des Français établis dans les Maritimes depuis le début du XVIIe siècle se sont sentis, durant les décennies qui ont suivi, laissés pour compte par la France qui semblait se servir de leurs territoires comme monnaie d’échange dans ses traités avec d’autres nations européennes. La France a négligé son commerce avec l’Acadie agricole. C’est avec la Nouvelle-Angleterre que les Acadiens du milieu du XVIIIe siècle font le plus de commerce extérieur. Les habitants ont peu à peu développé une attitude d’indépendance d’esprit impressionnante à l’égard de l’autorité en général, française ou anglaise. Ils pratiquent, avec diplomatie, une neutralité politique qui leur permet de rester eux-mêmes et de survivre. Ils ne se perçoivent plus comme des Français, mais se définissent clairement comme Acadiens.

Un phénomène parallèle a lieu dans la vallée du Saint-Laurent et chez les voyageurs et marchands qui fréquentent la région des Grands Lacs et les abords des Plaines. Les hommes et les femmes nés au Canada se sont parfaitement adaptés au mode de vie propice en ces terres. Ils ne vivent pas comme les Européens de l’époque car ils ont appris très tôt des Amérindiens, non seulement à survivre à l’hiver, mais à vivre avec lui en développant un style de vie adapté au rythme des saisons nordiques. Ils sont des êtres fort différents de ceux qui arrivent de France. Pour s’en différencier nettement, ils se disent Canadiens.

Acadiens et Canadiens ont en commun une grande souplesse face aux événements, un sens aigu de l’adaptation aux conditions de leur environnement et un instinct sûr en ce qui concerne la diplomatie et la coexistence avec les populations amérindiennes avec lesquelles ils commercent et vivent. Acadiens et Canadiens sont débrouillards et astucieux. Ils savent conserver précieusement leurs traditions, mais ne craignent nullement de s’en créer de nouvelles au besoin. Ils vivent en contact profond et essentiel avec la nature d’ici, qu’ils ont graduellement apprivoisée. La rigueur

du climat, la précarité de leurs conditions de vie, les dangers encourus, l’inconnu qui recule toujours et les distances qu’ils ont appris à franchir dans l’incertitude et la précarité leur ont permis de développer une solidarité communautaire intense, un sens profond de l’hospitalité et de l’accueil.

Toutefois, le nombre de Français qui passent au Canada au cours des 150 ans du régime français se chiffre à peine à 27 000 personnes. Les deux tiers de ces artisans engagés, de ces soldats et fonctionnaires retournent en France au terme de leur contrat sans laisser de descendants en Amérique. C’est à partir d’un creuset de 10 000 hommes et femmes qu’a été peuplée la Nouvelle-France et à partir d’une cinquantaine de familles qu’a été créé le peuple acadien.

La Nouvelle-France a été perdue pour la France. Mais, malgré la Conquête, des milliers de Canadiens choisissent de demeurer en terre d’Amérique et, peu à peu, des milliers d’Acadiens ayant survécu au Grand Dérangement prennent le chemin du retour. Vaillamment, ils s’accrochent à leur appartenance et s’enracinent dans ces contrées devenues pleinement les leurs.

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1760 À 1763

BALISES

1761 : une portion de la population française quitte le Canada; lente reprise de la traite libre des fourrures

1762 : findeladéportationdesAcadiens

1763 : signature du traité de Paris qui met finàlaguerredeSeptAns.

Au Canada, en attendant le traité qui déterminera les nouvelles conditions de vie des habitants, c’est l’occupation militaire de la vallée du Saint-Laurent. Les habits rouges se répandent dans les villes et les campagnes pour assurer l’ordre et voir à ce que la population rende les armes.

Des ordres de Londres enjoignent les soldats et les ressortissants britanniques5 à bien traiter les habitants français du pays. Le secrétaire du roi précise que seront jugés inacceptables les comportements insultants ou les remarques désobligeantes par rapport à l’habillement, au langage, à la religion ou aux coutumes des Canadiens6.

Dans la colonie, la situation financière est catastrophique. Ce que les escroqueries de l’intendant Bigot n’ont pas eu le temps d’accomplir, la guerre l’a achevé. La dépréciation de la monnaie ruine marchands, seigneurs et colons. La guerre, avec les bombardements et les incendies de fermes qu’elle a provoqués, a fini d’appauvrir familles et commerces. La famine menace.

DES DÉPARTS ET DES ARRIVÉESQuelque 10 000 personnes ont succombé aux combats et aux maladies durant la guerre ou ont décidé rapidement de quitter la colonie. Ceux qui partent d’emblée sont pour la plupart les membres de l’élite française en poste au Canada, c’est-à-dire des nobles, des officiers militaires et des fonctionnaires. La majorité des habitants de la Nouvelle-France demeure, elle, en Amérique. Ces gens vivent dans l’angoisse. Tout n’est-il pas possible ? La déportation du peuple acadien se poursuit toujours. À preuve, on vient d’assister au rapatriement forcé des habitants de l’Île Royale.

Durant cette transition politique, des centaines d’aventuriers et de commerçants britanniques arrivent au Canada et tentent de faire fortune par tous les moyens, y compris les moins recommandables. Le général Murray, chef du gouvernement militaire, se scandalise de leurs méthodes peu orthodoxes et s’en plaint à son souverain.

Le chef militaire admire le peuple canadien. Il le qualifie de « brave et de courageux ». Il va même plus loin dans un compte-rendu adressé au roi d’Angleterre : le départ de telles gens serait, selon lui, « une perte irréparable pour l’Empire ». Afin de s’assurer la sympathie de la population canadienne, il lui permet d’être régie par les lois civiles alors en vigueur en France, ce qui permet de poser des assises stables aux structures de cette société en changement.

5 Le terme « britannique » désigne les habitants de la Grande-Bretagne : l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande.

6 Le terme « Canadien » désigne essentiellement, à cette époque, les habitants d’origine française du Canada.

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LE TRAITÉ DE PARISLe traité de paix est signé le 10 février 1763. De l’immense Nouvelle-France, la métropole ne conserve que les îles Saint-Pierre et Miquelon et un droit de pêche et de séchage sur les côtes de Terre-Neuve et du Labrador.

L’entente permet aux Canadiens qui désirent demeurer dans la colonie conquise de rester en possession de leurs biens. Ceux qui veulent quitter le territoire peuvent vendre leurs biens à la condition que ce soit à des sujets britanniques. Le traité permet, d’autre part, le retour des exilés acadiens, à condition qu’ils ne s’établissent que par petits groupes.

Une clause du traité de Paris accorde à la population d’origine française la liberté de culte « selon le rite de l’Église romaine ». Un ajout cependant fait craindre le pire car il pose une condition : « en tant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne ». Ce bout de phrase porte en soi une audacieuse contradiction puisque la religion catholique est interdite de pratique dans le royaume britannique.

La population canadienne, en décidant de demeurer chez elle, et la population acadienne, en prenant la route du retour, prouvent leur enracinement au pays. Canadiens et Acadiens prennent alors un risque énorme : celui de s’assimiler, de perdre leur langue et leur religion. Mais l’attachement au pays devenu le leur s’avère plus fort que leurs craintes. L’important, à leurs yeux, c’est de se réinventer une patrie, d’entreprendre la reconstruction de leurs fermes, de reprendre le chemin de la traite des fourrures ou leur métier d’artisan et de commerçant. En un mot, reprendre leur vie. Ces gens fougueux apprennent la patience et graduellement développent une nouvelle force : la résistance...

- en Acadie, un regroupement de gens et de villages se nommait Cadie ? Les habitants d’un village se disaientCadiens.Àcetteépoque,le«d»se prononçaitunpeucommele«j»anglaisdejeans. C’est ainsi que les Cadiens établis en Louisiane sont devenuslesCajuns. - l’exil forcé du peuple acadien a été le sujet d’un rapport de l’abbé Raynal et qu’il constitue une partie de l’Histoire de la Nouvelle-Écosse, œuvre publiéeàHalifaxen1829parT.C.Haliburton?

- les amoureux acadiens séparés Évangéline et Gabriel sont des personnages inventés par l’Américain HenryW.Longfellow?Quatre-vingt-douzeans après la déportation, en 1847, cet auteur a publié unlongpoèmesurledrameacadien.Lesnomssont fictifs,maislenœuddel’histoireestbienréel. Etlecontextetristementhistorique.

SAVAIS-TU QUE...

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BALISES

1763 : James Murray devient gouverneur; révolte des Amérindiens avec Pontiac

1766 : signature de la paix avec les Amérindiens; Murray recommande la nomination de Jean-Olivier Briand comme évêque à Québec

1767 : fondation de la Pointe-à-Rocco en Nouvelle-Écosse par des Acadiens revenus d’exil

1768 : Guy Carleton remplace James Murray comme gouverneur

1769 : l’Île-du-Prince-Édouard devient une colonie à part entière

1773 : début de la révolte dans les colonies de Nouvelle-Angleterre avec le Boston Tea Party

Aussitôt le traité de paix signé, le mécontentement des tribus amérindiennes se fait entendre. Pendant la guerre, le commerce des fourrures a périclité, un blocus empêchant l’entrée des marchandises dans les ports d’Europe. Les Amérindiens s’inquiètent : certains regrettent la fin des alliances avec les Français, d’autres constatent que la rivalité franco-britannique ne pourra plus leur servir. Ils ont surtout l’impression que les nouveaux maîtres cherchent à s’emparer de leurs territoires de chasse. Le chef outaouais Pontiac prend la direction d’une révolte en mai 1763. Trois cents Canadiens répondent à l’appel des autorités britanniques et s’enrôlent dans l’armée. Cette aide encouragera les nouveaux dirigeants à croire en la loyauté du peuple canadien et les disposera en leur faveur.

Suivant le traité, la colonie de la Nouvelle-Écosse comprend un territoire qui correspond aux Maritimes d’aujourd’hui. The Province of Quebec est constituée à l’automne de 1763. Elle comprend les terres de la vallée du Saint-Laurent et de l’ensemble de son bassin hydro-graphique et s’étend de la péninsule gaspésienne et de l’île d’Anticosti à l’Outaouais.

Le général Murray assume, à titre de gouverneur, les responsabilités civile et militaire de la colonie britannique. Il dirige avec un conseil dont les Canadiens sont exclus car, pour tenir un rôle officiel dans cette colonie britannique, il faut prêter le Serment du Test7. La population, quant à elle, doit prêter le serment d’allégeance qui consiste en une promesse de fidélité à la Couronne britannique. Murray maintient les lois françaises au civil et instaure le code anglais au criminel. Une mesure de transition...

Le roi enjoint le gouverneur de la colonie de faire rapidement de ces catholiques français de bons citoyens britanniques et... protestants. Le nouveau gouverneur connaît le peuple canadien. Il vit auprès d’eux depuis plus de trois ans. Il reste prudent et exécute avec réalisme et respect les consignes royales. Il croit en la patience. Les Canadiens aussi !

1763 À 1774

7 Ce serment contenait des articles qui reniaient des croyances fondamentales de l’Église catholique romaine.

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LA VIE REPRENDLe peuple canadien compte alors 60 000 personnes environ contre 500 familles britanniques seulement. La vie reprend son cours chez les paysans, les seigneurs, le clergé, l’élite, les commerçants et les voyageurs.

Les familles canadiennes continuent à vivre selon leur mode de vie agricole. Elles sont soutenues, sinon sauvées, par ces habitudes d’autosuffisance qui ont été au cœur de l’économie coloniale depuis un siècle. Les récoltes permettent de vivre et même d’acquérir un petit surplus. Les obligations de base du colon restent les mêmes : la dîme, à laquelle il est tenu en tant que paroissien catholique, et les redevances payables au seigneur. En 1769, une mauvaise récolte de blé amène la pire disette en 28 ans.

Les domaines seigneuriaux, quant à eux, connaissent quelques modifications. Les seigneurs demeurés en terre canadienne se recyclent dans le commerce ou vendent leurs droits à des officiers anglais. Les maîtres changent, mais pour le colon qui travaille sa terre et se rend chaque semaine au marché de la ville, pour sa femme qui s’occupe des enfants, du potager et du poulailler, la vie quotidienne n’a guère été modifiée.

C’est pour les membres du clergé catholique que le changement s’avère marquant. La colonie est devenue officiellement protestante : l’Église catholique de Rome n’est plus que tolérée. Elle a perdu les privilèges dont elle jouissait sous le régime français : elle se situe maintenant en dehors du gouvernement de la colonie et n’a plus droit aux subventions royales. Elle s’accommode toutefois de la situation, se fait habilement discrète et tisse des liens d’un nouveau genre avec le pouvoir. C’est le gouverneur Murray lui-même qui recommande, en 1766, la nomination d’un évêque catholique.

Les membres de l’élite canadienne se sentent ostracisés puisqu’ils sont tenus à l’écart des fonctions officielles dans le gouvernement et dans la magistrature. Leurs enfants peuvent toutefois reprendre leurs études : en 1765, le séminaire de Québec devient un collège classique pour les garçons et, deux ans plus tard, les Ursulines de la ville ouvrent de nouveau des classes réservées aux filles. À Montréal, les Sulpiciens ouvrent un collège pour garçons.

Le commerce, quant à lui, a lourdement souffert de la guerre et de la Conquête. Surtout la traite des fourrures. En 1766, la paix étant revenue avec les tribus amérindiennes, les marchands de fourrures de Montréal reprennent contact avec elles et le réseau commercial est rétabli. Malheureusement, après quelque temps, les commerçants francophones manquent de fonds et surtout ne possèdent pas, dans la métropole anglaise, les contacts qui peuvent assurer des débouchés à l’exportation. Par contre, des immigrés de Grande-Bretagne, récemment arrivés au Canada, possèdent ces contacts et commencent à s’ingérer dans ce commerce. Peu à peu, ils en prennent le contrôle. Ils engagent toutefois des Canadiens parce que ce sont eux qui connaissent le réseau et l’environnement particulier des bois et des rivières, eux qui savent mousser les échanges avec les trappeurs amérindiens.

Le chef amérindien Pontiac fut l’un des chefs à diriger une révolte contre les Britanniques en 1763.

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L’exportation de produits céréaliers, qui existait déjà avant 1760, est stimulée par l’ouverture des marchés de la métropole anglaise et des colonies du littoral atlantique. Les surplus agricoles trouvent rapidement preneurs.

Les lois civiles n’ont pas changé. Les propriétés matrimoniales et les droits de succession restent les mêmes. Théoriquement, ces lois françaises considèrent la femme comme une mineure qui nécessite la protection de son père et de son mari. Dans la pratique, toutefois, il ne faut pas imaginer les épouses s’inclinant silencieusement devant toutes les volontés masculines. Les femmes d’alors savent gérer non seulement la maisonnée, mais la ferme ou le commerce quand les hommes combattent ou partent faire la traite des fourrures durant des mois. Des visiteurs de l’époque soulignent le caractère indépendant et presque dominateur des femmes d’ici. Ce qui ne semble pas rebuter les officiers anglais, car plusieurs d’entre eux épousent de jeunes Canadiennes.

LE SOLEIL SE LÈVE À L’ESTDe 1755 à 1762, les Maritimes ont été vidées de leurs ressortissants acadiens et sont devenues des colonies franchement britanniques. De nouveaux immigrants s’installent dans la région et des colons venus de la Nouvelle-Angleterre les y suivent.

Le traité de Paris permet implicitement aux Acadiens qui se sont enfuis et cachés durant les années de déportation de sortir de leur retraite. Les déportés peuvent rentrer en Nouvelle-Écosse à condition de prêter le serment d’allégeance. La grande majorité d’entre eux ne retrouvent pas les terres fertiles arrachées à la mer par le travail soutenu de leurs ancêtres. Ces terres ont rapidement été cédées à quelque 12 000 colons d’origine britannique. Les Acadiens doivent s’établir en d’autres régions des Maritimes, sur des terres rocailleuses qui obligent bientôt bon nombre d’entre eux à tirer leur subsistance de la mer plutôt que du sol. Ces experts en agriculture deviennent pêcheurs.

Comme il leur est interdit de s’établir en nombre au même endroit, ils sont contraints de se disperser en petits groupes isolés, au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse actuelle, à Chezzetcook, au Cap-Breton et à l’île Madame. D’autres familles s’installent dans ce qui est aujourd’hui le Nouveau-Brunswick : dans la vallée de Memramcook, le long du détroit de Northumberland, dans le bas de la rivière Saint-Jean et au Madawaska. Certains rejoignent des Acadiens réfugiés dans la Province of Quebec. D’autres encore se rendent aux Îles-de-la-Madeleine et dans la partie ouest de l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard). En 1769, l’île est politiquement détachée de la Nouvelle-Écosse. Le gouvernement britannique fait arpenter la nouvelle colonie et divise les terres disponibles en 67 lots de 20 000 acres chacun qu’il concède à des amis du régime qui n’habitent pas les lieux. On les appelle les « propriétaires fonciers absents ». Ils seront au cœur d’un grave problème dans l’île.

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SAVAIS-TU QUE...

- le Serment du Test ne s’adressait pas uniquement aux catholiques d’ici ? C’était, à cette époque, une pratique couranteetofficielleenGrande-Bretagne,unemanière d’éloigner les catholiques des charges publiques et politiquesduroyaume.

- lepremierouvrageimpriméàQuébecdatede1765? Il s’agit d’un manuel scolaire sur les éléments de base dufrançais:AlphabetsouABCfrançaiscomplets.

- le feu est une source de dévastation fréquente dans les villes et les campagnes ? Au début de 1768, une loi oblige, d’octobre à mai, les propriétaires de maisons à faire ramoner leur cheminée chaque mois et à garder deux seaux d’eau, une hache et une échelle près de chaquecheminéedelamaison.En1773,lestoits debardeauxdeboissontinterditsdanslesvilles.

- la première véritable école française en Ontario a été ouverte en 1786, près de la paroisse de l’Assomption ? Ce sont les demoiselles Adhémar et Papineau qui la fondentgrâceausoutienfinancierducuréFrançois Dufaux.Cetteécoleaccueillehuitpensionnaires etcinqdemi-pensionnaires.Elleneconnaîtraqu’une courteexistence.

En 1772, un recensement révèle que 1 249 Acadiens vivent en Nouvelle-Écosse, colonie qui comprend encore le Nouveau-Brunswick actuel.

Bon nombre d’Acadiens déportés en France sont loin d’y être heureux. Le grand projet d’établissement sur des terres du Poitou n’a pas réussi. Une offre leur est faite de s’installer en Louisiane. Beaucoup l’acceptent  : ils y retrouvent des compatriotes qui, déportés en Nouvelle-Angleterre, ont pris la route du sud. Ces Acadiens coloniseront les bayous du delta du Mississippi.

LES RETROUVAILLESDans la colonie britannique, de nouveaux points de colonisation apparaissent, mais ils n’attirent pas tous les Canadiens. Le commerce des fourrures reprend et s’étend. Beaucoup d’hommes retrouvent avec bonheur le chemin des rivières et des lacs vers les Pays-d’en-Haut, les tribus amérindiennes et leur style de vie. Le goût de l’aventure et le sens de la liberté renaissent chez plusieurs.

Ceux que les bois n’attirent guère agrandissent leurs fermes et cherchent à les rendre plus productives. On apprend à cohabiter avec les représentants du nouveau régime. Et tout doucement, en silence, on résiste à l’assimilation voulue et souhaitée par les dirigeants et on porte de plus en plus loin, vers l’ouest, la langue française.

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BALISES

1774 : promulgation de l’Acte de Québec

1775 : début de la guerre d’indépendance américaine; invasion du Canada par les révolutionnaires

1783 : traité de Versailles qui reconnaît l’indépendance des 13 colonies américaines; création officielledelaCompagnieduNord-Ouest

1784 : arrivée des premiers Loyalistes; séparation duNouveau-BrunswicketduCap-Breton de la colonie de la Nouvelle-Écosse

1787 : reprise du commerce du bois de construction pour les navires

1789 : droit de vote accordé aux Acadiens de la Nouvelle-Écosse sans obligation de prêter le Serment du Test

Les colons de la Nouvelle-Angleterre veulent se libérer de la métropole anglaise. Ils constatent avec dépit qu’ils travaillent d’arrache-pied pour enrichir la mère-patrie et que c’est Londres qui décide de leur gouvernement. Ils jugent que leurs intérêts commerciaux ne sont guère protégés. Ils veulent avoir leur mot à dire. Londres ne partage nullement leur point de vue! Les actes violents se succèdent dans la région de Boston. La révolution fomente. Les révolutionnaires de la Nouvelle-Angleterre cherchent à s’allier les vaincus de 1760.

1774 À 1791

D’UNE INVASION...L’Angleterre est consciente que le régime administratif de la Province of Quebec ne satisfait personne, pas plus qu’elle n’ignore ce qui s’est enclenché plus au sud. Elle comprend les dangers d’une alliance des révolutionnaires et du peuple canadien d’autant plus que des civils et des militaires français arrivent du continent européen pour se joindre aux forces révolutionnaires.

Londres décide d’offrir aux Canadiens un régime gouvernemental qui les satisfasse mieux afin de pouvoir compter sur leur loyauté en cas de conflit ouvert avec les colonies de la Nouvelle-Angleterre. En 1774, l’Acte de Québec est promulgué. Le Serment du Test est supprimé, ce qui donne aux Canadiens accès aux charges publiques8. Leurs us et coutumes sont remis à l’honneur et les lois françaises redeviennent en vigueur, non plus uniquement au civil, mais aussi au criminel. Si ces mesures réjouissent les Canadiens, les Anglais de la colonie, quant à eux, se sentent lésés. Le nouveau régime politique entre en vigueur le 1er mai 1775, quelques jours seulement avant que les révolutionnaires des colonies américaines n’envahissent le Canada. En six mois, les Américains sont parvenus à faire capituler Trois-Rivières, puis Montréal où ils ouvrent leur quartier général au château Ramesay, en plein cœur de la ville. Québec est assiégé, mais la ville et ses habitants résistent. Benjamin Franklin, émissaire du Congrès américain, cherche à convaincre les Canadiens de se révolter. Il échoue. Bien que quelques centaines d’hommes se joignent à la révolution, la majorité canadienne demeure neutre.

8 Il demeurera toutefois en vigueur dans les colonies des Maritimes jusqu’à la fin des années 1820.

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Cette neutralité ne convainc pas le gouverneur britannique Guy Carleton. Il se méfie de ces miliciens canadiens qui, bien que braves et combatifs, quittent soudain les rangs sans autorisation lorsqu’arrive le temps des moissons. La situation politique et militaire s’aggrave pendant l’hiver. Heureusement, des forces britanniques arrivent au printemps 1776 et aident les troupes et les miliciens à chasser les Américains du territoire.

... À L’AUTREDes milliers de colons et de bourgeois des colonies révolutionnaires ne sont pas d’accord avec la tournure que prennent les événements chez eux. Les partis se radicalisent. Ceux qui désirent demeurer fidèles au roi d’Angleterre sont menacés, dépossédés de leurs biens, maltraités et chassés. Ils montent vers le nord. La Nouvelle-Écosse, la province de Québec et, plus tard, la région des Grands Lacs voient l’arrivée de ces gens persécutés qui s’imposent dans les colonies britanniques du nord, forts de leur loyauté, et réclament avec beaucoup d’assurance la reconnaissance du roi d’Angleterre et... ses terres.

On estime qu’environ 50 000 de ces Loyalistes traversent la frontière. Avec eux, quelques milliers d’esclaves affranchis, d’esclaves en fuite ou d’esclaves accompagnant leur maître dans son exil. On compte aussi des Amérindiens s’étant battus contre la révolution et des soldats étrangers. Au début des années 1780, près de 35 000 de ces Loyalistes débarquent en Nouvelle-Écosse9, s’installent dans la région de Shelburne ou se dispersent dans la vallée d’Annapolis, la région de Halifax et la pointe nord-est de la colonie. Les Loyalistes n’hésitent pas à se plaindre aux autorités britanniques : ils se disent mal reçus, déplorent la pauvre organisation du logement et de la nourriture à leur arrivée. Ils demandent finalement que le territoire au nord de la baie de Fundy soit détaché de la colonie de la Nouvelle-Écosse et devienne une colonie distincte. C’est ainsi qu’en 1784, ce territoire devient le Nouveau-Brunswick et voit ces immigrants insatisfaits s’installer dans la région de Saint-Jean et dans la vallée du fleuve du même nom.

D’autres Loyalistes se rendent à Terre-Neuve et à l’Île-du-Prince-Édouard. Quelque 10 000 d’entre eux reçoivent des terres dans la province de Québec qui, à cette époque, englobe une grande partie de l’Ontario actuel. Les nouveaux venus prennent possession de terres fertiles, offertes généreusement, au nord des lacs Érié et Ontario, dans la région du Niagara, le long de la rivière Détroit, sur les rives du Saint-Laurent et jusque dans la baie des Chaleurs en Gaspésie.

Les animaux à fourrure ayant quasiment disparus de la Vallée du Saint-Laurent, les voyageurs sont engagés par les compagnies

de traite de fourrures pour aller chercher des peaux dans l’Ouest canadien.

9 Colonie qui comprend aussi le Nouveau-Brunswick actuel.

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LA ROUTE DE L’OUESTEn 1783, l’Angleterre signe le traité de Versailles avec les treize colonies révolutionnaires. Les États-Unis d’Amérique sont nés. Les dirigeants de ce nouveau pays ne songent qu’à une chose : agrandir leur territoire vers l’ouest, puisque le nord et le sud leur sont interdits.

La riche Compagnie de la Baie d’Hudson traite de plus en plus loin à l’ouest. Isolées, les petites compagnies de Montréal ne peuvent plus survivre à cette concurrence. L’année 1783 voit la création officielle de la Compagnie du Nord-Ouest qui regroupe plusieurs des marchands anglais et écossais. La nouvelle compagnie finance la reconstruction des anciens postes de traite; la Compagnie de la Baie d’Hudson, quant à elle, en ouvre de nouveaux dans le nord des Prairies.

Les deux compagnies ont besoin de gens sur place et embauchent beaucoup de jeunes Canadiens qui partent ainsi sur les traces de leurs ancêtres. Ils travaillent soit comme commis dans les postes de traite, soit comme voyageurs. Les vieilles chansons du folklore français font bientôt entendre leurs échos à travers toutes les contrées de l’Ouest. Les coureurs de bois se rendent maintenant jusqu’au cœur des Prairies. Beaucoup sont célibataires et fondent là-bas des familles avec des Amérindiennes cries. Ils sont à l’origine de la nation métisse.

À partir de 1784, afin de demeurer fidèles à la Couronne britannique, les « loyalistes » des Colonies américaines fuient

la révolution et s’établissent au Canada.

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- le Benjamin Franklin de la révolution américaine est celui-là même qui a inventé le paratonnerre ?

- Shelburne, en Nouvelle-Écosse, est, durant les dernières années du XVIIIe siècle, la ville la plus peupléed’AmériquedunordaprèsNew-York? Quelques50000Loyalistesydébarquent. Beaucoup d’entre eux se font construire d’élégantes demeures.Desfilms,dontl’actionsepasseauXVIIIe en Nouvelle-Angleterre, ont même été tournés dans le centre historique de cette ville devenue aujourd’huifortmodeste.

- un certain Laurent Leroux, né à l’Assomption, au Québec, est d’abord commis à Michilimakinac (auMichigan)pourlafirmeGregory,Macleodand Cie ? Quand la compagnie oriente ses activités vers le nord-ouest, Leroux établit un poste au Grand Lac desEsclaves(T.N.-O.).En1787,ilquittelacompagnie, continue son aventure et fonde le Fort Providence danslabaiedeYellowknife.Unehistoirequin’arien departiculier,àl’époque,pourunCanadien.

SAVAIS-TU QUE...

- l’année 1780 voit naître, à Maskinongé (au Québec) unepetitefilledontl’histoireserépercuterasurtout l’Ouest canadien ? Marie-Anne Gaboury épouse, en 1806, Jean-Baptiste Lagimodière, un voyageur qu’elle décidedesuivredansl’Ouest.Elledonneranaissance aux premiers enfants blancs des territoires qui deviendront plustardleManitoba,laSaskatchewanetl’Alberta. En 1811, le couple s’installera dans la colonie de la Rivière-Rouge.Julie,lasixièmedeleurs10enfants, épousera Louis Riel, père, et sera la mère du fondateur duManitoba.Marie-Annevivrajusqu’àl’âgede95ans!

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1791 À 1841

BALISES1791 : promulgation de l’Acte constitutionnel

1792 : premières élections législatives dans les deux Canadas; début de l’arrivée des Loyalistes tardifs

1796 : Détroit passe aux mains des Américains

1798 : début de l’émigration irlandaise au Canada

1812 : début de la guerre anglo-américaine et invasion du Canada

1814 : Louis-Joseph Papineau est élu chef duParticanadien:illedemeurera jusqu’en 1838

1818 : délimitation d’une nouvelle frontière entre l’Amérique britannique et les États-Unis

1821 : fusion de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de la Compagnie du Nord-Ouest; le Cap-Breton est rattaché à la colonie de la Nouvelle-Écosse

1827 : abolition du Serment du Test pour les Acadiens des Maritimes

1830 : droit des Acadiens de se porter candidats aux élections

1832 : droit de vote accordé aux catholiques à Terre-Neuve

1835 : changement de statut du Conseil d’Assiniboia, qui devient une assemblée législative et exécutive

1837 : révoltes dans le Bas-Canada et dans le Haut-Canada

1838 : répressions dans les deux Canadas

1839 : parution du rapport Durham

1840 : promulgation d’une nouvelle constitution

UNE NOUVELLE DONNE DÉMOGRAPHIQUELes Loyalistes ont un poids démographique et politique important dans leurs colonies d’adoption. Ils le savent, en usent... et parfois même en abusent.

Ceux qui sont venus s’installer en Nouvelle-Écosse y ont changé la donne politique, économique et culturelle. La colonie a été fracturée par la création du Nouveau-Brunswick et les familles loyalistes se sont approprié les meilleures terres de la vallée du fleuve Saint-Jean. Les Acadiens vivent dans l’incertitude, bouleversés par l’éventualité d’un possible déplacement géographique. Ils sont maintenant encerclés par des protestants de langue anglaise, puristes et souvent très royalistes.

Les Loyalistes arrivés au Québec sous le régime de l’Acte de Québec sont soumis aux lois françaises en vigueur, puisque ratifiées après la Conquête et rétablies avec le régime en cours. Si cela va de soi pour les Canadiens, cette situation s’avère inacceptable pour des protestants, puisque que les registres civils sont liés aux sacrements catholiques. Par exemple, seul le baptême catholique officialise la naissance d’un nouveau-né, même s’il est protestant.

Mécontents, ces immigrants entament rapidement des pressions politiques pour que les lois françaises soient rejetées et fassent place aux lois anglaises. Ils obtiennent gain de cause en 1791 lorsqu’est mis en place le régime politique de l’Acte constitutionnel.

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LES DEUX CANADASDepuis quelques années, Canadiens et Britanniques, qui divergent sur tant de points, s’entendent toutefois sur une idée : obtenir un gouvernement représentatif avec une chambre d’assemblée. Ils ont gain de cause avec le nouveau régime politique.

La province de Québec est sectionnée en deux provinces distinctes. Le Bas-Canada comprend la vallée du Saint-Laurent et ses affluents (sensiblement la partie sud du Québec actuel) et est à majorité de langue française. Le Haut-Canada, quant à lui, recouvre le territoire autour des Grands Lacs, et les Canadiens qui y habitent se trouvent noyés dans une majorité anglaise qui ne cesse de croître. Une situation fort semblable à celle où sont plongés les Acadiens des Maritimes.

La nouvelle constitution comprend, outre le Conseil législatif déjà en vigueur, une Assemblée législative composée de députés élus. Le régime politique ne donne aucun statut légal à la langue française. La première élection législative a lieu au Bas-Canada en 1792. Quoique l’usage n’en n’ait pas été garanti, le français a eu libre cours devant les tribunaux jusqu’alors, et les documents officiels ont été publiés dans les deux langues. Un débat orageux a lieu à ce sujet dès l’ouverture de la session parlementaire et mène à la proclamation de la langue anglaise comme langue officielle aux deux Parlements. Les traductions françaises sont toutefois admises dans le Bas-Canada.

L’année suivante, un conseil exécutif, nommé par le roi, est ajouté. Il assure le rôle d’un cabinet ministériel, mais n’est toujours pas imputable devant l’Assemblée des élus. Ce point constitutionnel devient vite litigieux entre certains députés et les représentants de Londres. Il conduira à des débats de plus en plus violents dans les deux Canadas. Les députés de langue française apprennent les règles du jeu parlementaire britannique et certains d’entre eux se révèlent rapidement de fort brillants élèves.

LA NAISSANCE D’UNE BOURGEOISIEÀ cette époque, une bourgeoisie commence à poindre au Canada. Elle se recrute parmi les professions libérales, la classe marchande et les artisans aisés, tant chez les immigrants britanniques que les Canadiens. Ces gens se font peut-être concurrence au travail durant le jour, mais ils se fréquentent socialement en soirée.

La ville de Québec se crée peu à peu une élite dont les membres se rencontrent dans les réceptions mondaines, au concert et au théâtre. Ainsi, un petit orchestre de sept musiciens donne 24 concerts à l’hiver 1791 et les Jeunes Messieurs Canadiens de la Société dramatique présentent deux pièces de Molière devant un auditoire composé aussi bien de Britanniques que de Canadiens. À l’été 1792, une fanfare donne ses concerts sur l’esplanade. Des mariages consolident parfois cette connivence sociale.

Gouverneur de toutes les colonies britanniques d’Amérique du Nord, Lord Durham rédige un rapport sur les causes des rébellions

et propose des solutions controversées.

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LE RETOUR DE LA FRANCE ?La fin du XVIIIe siècle est une période mouvementée dans l’histoire occidentale. Depuis 1789, la France vit une révolution sanglante. À Paris, le roi est décapité en janvier 1793 et la reine, en octobre de la même année. Les gouvernements républicains se succèdent à une allure folle, semant la terreur chez les nobles et le clergé et tout autant chez le peuple et les révolutionnaires qui s’entredéchirent. À Paris, au cours de l’année 1793, un projet est présenté devant les représentants du peuple pour la reconquête du Canada. La rumeur atteint les rives du Saint-Laurent et la nouvelle d’une attaque imminente se répand. Un Français en poste aux États-Unis lance un appel, Français libres à leurs frères les Canadiens. Ce texte est distribué dans le Bas-Canada et en fait rêver certains! Mais l’affaire n’a pas de suite...

DES FRONTIÈRES À FIXEREn 1796, de nouvelles frontières sont délimitées entre les États-Unis et les deux Canadas. La région des Grands Lacs connaît des changements importants : Niagara, Détroit et la région de Michilimakinac deviennent des territoires américains. Deux communautés à large majorité française doivent choisir leur pays.

Plusieurs familles et individus, parmi les habitants de la colonie française du Détroit, quittent leurs terres et leurs propriétés, traversent le détroit et s’installent dans le Haut-Canada aux environs de l’actuelle ville de Windsor. Il en est de même en ce qui concerne les familles francophones qui vivent à l’île Mackinac – au confluent des lacs Huron et Michigan – et qui décident d’aller vivre sur l’île Drummond. Il leur faudra repartir quelques 20 ans plus tard car les frontières seront, une fois encore, redéfinies en 1818.

En 1827, 288 Canadiens s’établissent dans la région de Penetanguishene à la baie Georgienne afin de demeurer en territoire canadien. Longtemps difficile à déterminer dans la région des Grands Lacs, la frontière canado-américaine est clairement établie au 49e parallèle du lac des Bois aux Rocheuses.

En 1805, le journal de langue anglaise The Mercury ridiculise les Canadiens, leurs coutumes et leurs revendications parlementaires.

L’année suivante, le journal de langue française Le Canadien est créé pour répondre aux attaques.

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LES LOYALISTES TARDIFSAu cours des années 1790, des colons américains insatisfaits des promesses de la révolution quittent en grand nombre le nord du Vermont et s’installent dans le Bas-Canada. Ainsi sont fondés les Eastern Townships (actuels Cantons de l’Est au Québec). En 1812, ils sont quelque 9 000 individus à vivre dans cette région. Leur présence n’est pas sans incidence sur la vie des Canadiens du Bas-Canada. Cependant, la majorité française de la population fait contrepoids.

De son côté, le gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, est bien déterminé à faire de son territoire une colonie protestante anglaise. Comme les hauts fonctionnaires de Londres, il veut accélérer l’assimilation des Canadiens. Il semble que les événements jouent en sa faveur. Des émigrés français de petite noblesse, réfugiés en Angleterre au début de la révolution de 1789, arrivent dans la région de York (Toronto) avec l’intention de devenir colons. Mais leur installation échoue après quelques années; un seul individu demeure avec sa famille et fait fortune dans le commerce. Par ailleurs, quand Simcoe cherche à attirer de nouveaux immigrants américains en leur offrant gratuitement des terres, ce sont des milliers de personnes qui répondent à son invitation.

Résultat : en 1812, plus de la moitié des 94 000 habitants du Haut-Canada sont des anglophones originaires des États-Unis ou ont transité par ce pays.

LES JOURNAUX ET LA VIE POLITIQUELe parlementarisme est une tribune de discussion. Mais une autre source d’éveil politique prend de plus en plus d’ampleur au cours de cette période : les journaux.

En 1805, est publié dans le Bas-Canada un journal unilingue de langue anglaise, The Mercury. Il ridiculise les Canadiens, leurs coutumes et leurs revendications parlementaires. Cette même année, le Parti canadien est fondé et, l’année suivante, est créé un journal unilingue de langue française, Le Canadien, qui répond avec panache aux attaques du Mercury. Ces deux publications deviennent les organes de pensée des Canadiens et des Britanniques et nourrissent, chez les uns et les autres, les idées politiques et les antagonismes.

Le gouverneur James Henry Craig s’acharne contre le Parti canadien, car il craint le pouvoir qu’il exerce auprès de la majorité francophone. Il déclenche trois élections en trois ans. Dans le Bas-Canada, les Canadiens sont deux fois et demie plus nombreux que leurs concitoyens anglophones, mais le gouverneur garde la mainmise sur les débats parlementaires. En 1810, les presses du journal Le Canadien sont saisies, son imprimeur et les individus associés au journal, arrêtés. Le gouverneur recommande au roi d’unir les deux Canadas pour amoindrir la présence des Canadiens. Il n’est pas entendu. Du moins pas encore.

L’ÉDUCATION ET LA RELIGIONLes stratégies d’assimilation ne se limitent pas à l’immigration. L’éducation et la religion s’avèrent aussi des domaines de choix.

En 1766, lorsque Mgr Briand obtient le siège épiscopal de Québec, son titre d’évêque de Québec n’est pas reconnu par les Anglais du Bas-Canada. On remet même en cause son droit de nommer les curés de ses paroisses. Les anglicans craignent que l’autorité de l’évêque de Québec ne devienne trop grande par rapport à celle de leur propre évêque. Ainsi, seul l’évêque anglican a le droit de se faire appeler « évêque ». Son confrère catholique, dont la juridiction et la responsabilité

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ecclésiastiques s’étendent alors, non seulement sur les catholiques du Bas-Canada, mais aussi sur les Acadiens et les Canadiens du Haut-Canada, porte le titre de surintendant de l’Église romaine. Le statut de l’épiscopat catholique restera le même jusqu’en 1817 quand Londres autorisera enfin Mgr Plessis à porter officiellement le titre d’évêque de Québec.

En 1801 est proclamée la première loi scolaire dans le Bas-Canada. C’est l’Institution royale qui a pour mandat de créer des écoles gratuites, mais de langue anglaise. L’opération échoue plus ou moins, car les familles canadiennes boycottent ces écoles. Plus tard, en 1824, une loi permettra l’ouverture des écoles de fabrique, placées sous l’égide de la paroisse catholique, mais non subventionnées par le gouvernement.

UNE NOUVELLE GUERREL’indépendance des 13 colonies américaines n’a pas mis fin à leurs différends avec la Grande-Bretagne. Les questions de commerce et d’expansion territoriale sont à l’ordre du jour, car l’Angleterre est en guerre avec la France de Napoléon Ier. Les États-Unis reprochent à l’Angleterre d’appuyer une révolte amérindienne dans l’Ohio et, dans le but de maintenir son blocus naval contre l’Empereur de France, d’arraisonner les navires américains qui se rendent en Europe. Les Américains rêvent toujours d’éliminer les Britanniques d’Amérique du Nord.

Dans les deux Canadas, on compte alors 5 600 soldats réguliers. Sur ce nombre, 1 200 sont éparpillés dans des garnisons de forts et de postes de traite du Haut-Canada. La milice de cette province totalise 11 000 individus. Mais il n’est pas garanti qu’il soit facile de lever cette petite armée, car une partie importante de la population anglophone est d’origine... américaine et, quoique

loyalistes, plusieurs hésitent à prendre les armes contre d’anciens compatriotes. Heureusement pour la défense du Haut-Canada, les Amérindiens entrent dans la bataille en 1812.

De son côté, la milice du Bas-Canada compte en théorie 60 000 hommes, mais ils sont mal ou pas armés et n’ont nullement l’entraînement d’une armée régulière. En fait, les miliciens canadiens sont surtout reconnus pour leur indiscipline ! Le gouverneur craint qu’ils ne changent de camp lors d’une déclaration de guerre. Pour se les concilier, il cherche l’appui du clergé catholique : il permet donc au représentant de l’Église catholique romaine de porter enfin le titre d’évêque et de nommer ses curés et augmente son traitement annuel. L’évêque exige de plus qu’on lui permette de faire venir de France des prêtres chassés par la révolution de 1789. Le gouverneur accepte.

La guerre contre les Américains est déclarée le 18 juin 1812. Elle sévit durant deux ans. Des batailles épiques rassemblent Canadiens, Amérindiens et Britanniques. Cette guerre n’est gagnée ni par les États-Unis ni par la Grande-Bretagne. Le seul résultat ? La fin des projets expansionnistes américains au nord des Grands Lacs. Les Américains poussent alors leur expansion vers l’ouest au détriment des territoires amérindiens.

Dans les colonies britanniques, d’autres genres de guerres se poursuivent. Les colonies entrent en effet dans une phase d’expansion économique et démographique qui les transforme radicalement. La Grande-Bretagne met de l’avant des politiques commerciales protectionnistes en renforçant ses tarifs préférentiels sur les produits coloniaux. De graves crises économiques ravagent la Grande-Bretagne et ouvrent la porte à une émigration britannique importante vers ses colonies d’Amérique.

Par ailleurs, l’usage de la vapeur commence à transformer le transport terrestre et la vie économique. Les modes de vie traditionnels ne suffisent plus.

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UNE GUERRE COMMERCIALE DANS L’OUESTLa traite des fourrures reste pour l’instant un secteur important de l’économie des deux Canadas. La Compagnie du Nord-Ouest (CNO) emploie 1 200 voyageurs et interprètes dans l’ensemble de son réseau. Il s’agit d’une main-d’œuvre canadienne, car la compagnie reconnaît à ces gens les connaissances mises au point depuis deux cent ans. La réputation des voyageurs canadiens n’est plus à faire. En 1808, l’explorateur Simon Fraser reçoit de la CNO mission de descendre la rivière de la Paix. C’est en compagnie d’une vingtaine de Canadiens qu’il s’exécute et qu’il construit les premiers forts sur le territoire de l’actuelle Colombie-Britannique. La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), quant à elle, requiert les services d’une main-d’œuvre plus diversifiée, souvent d’origine britannique.

La rivalité entre la CNO et la CBH pousse cette dernière à établir un nouveau système commercial. Comme il faut aller chercher les peaux de plus en plus loin vers l’Ouest, il devient impossible aux voyageurs d’accomplir un aller-retour entre Montréal et l’Ouest en une seule saison. Deux équipes sont donc mises sur pied. À la fin du printemps, l’une se rend de Montréal à Grand Portage sur la rive nord du lac Supérieur avec des produits d’échanges et en revient avec les pelleteries au début de l’automne. L’autre équipe, composée de voyageurs qui se sont fixés dans l’Ouest, achète les fourrures aux trappeurs amérindiens et viennent les vendre au comptoir du Grand Portage à l’été. Les deux équipes se rencontrent en août, se reposent un moment et repartent chacune dans une direction opposée.

Les Métis travaillent en grand nombre pour la CNO et développent peu à peu une attitude méfiante envers les employés de la CBH. La direction de la CNO exploite habilement ce sentiment encore vague d’une identité métisse. Les deux compagnies entretiennent une rivalité qui évolue vers une bataille impitoyable à partir de 1804.

Il ne s’agit au début que d’une série d’escarmouches, puis surviennent des incidents de plus en plus violents. En 1814, la rivalité dégénère : accrochages, évacuations forcées de colons, prise de forts, incendies, destructions. De provocations en attaques, la rivalité commerciale se transforme en une véritable guerre de nations. Le 19 juin 1816, un affrontement sanglant a lieu entre des représentants de la CBH du fort Douglas et des Métis à l’emploi de la CNO. La victoire des Métis du cam-pement de la Grenouillère marque la naissance du nationalisme de cette nation.

Cette guerre commerciale se poursuit jusqu’à la fusion des deux compagnies en 1821. Mais la pression aura été grande sur l’environnement.

L’ÉCONOMIE DE L’ESTAu tournant du XIXe siècle, dans les colonies britanniques de l’Est, la pêche constitue l’activité économique de base de la population. Le poisson est au premier rang des produits d’exportation.

À partir de 1810, ce commerce semble plafonner à Terre-Neuve. En Nouvelle-Écosse, la construction navale, le transport maritime et l’exploitation du charbon alimentent l’économie, en plus de la pêche. Le Nouveau- Brunswick rivalise avec sa voisine en ce qui a trait à la construction navale et au transport maritime. L’exploita-tion forestière commence à gagner en importance. À l’Île-du-Prince-Édouard, l’agriculture reste l’activité économique de base. Les communautés acadiennes de ces colonies participent peu à l’essor commercial. Elles vivent de la pêche, de l’agriculture et forment la base de la main-d’œuvre forestière. Leur économie reste à l’échelle locale.

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TOUCHER DU BOISLe déclin de la traite des fourrures laisse de nombreux hommes sans travail. Plusieurs d’entre eux se font alors bûcherons. L’exploitation forestière se développe sur une grande échelle, au début de ce siècle, et croît rapidement.

Un marché international s’ouvre. En 1807, 340 « trains de bois10 » arrivent de l’Outaouais à Québec. En 1810, sur les 661 navires qui quittent le port de Québec vers l’Angleterre, 500 sont remplis de pin blanc. Les revenus que rapporte ce secteur économique permettent à de nombreux fermiers canadiens de joindre les deux bouts. Les métiers du bois sont à l’origine de l’émigration, plus à l’ouest et plus au nord, de centaines de familles cana-diennes. Comme les voyageurs, les forestiers quittent les villages de l’est du pays et s’aventurent de plus en plus vers l’ouest.

L’arrivée de la vapeur change profondément la vie éco-nomique du pays. En 1809, le premier bateau à vapeur se rend de Montréal à Québec. Il effectue ce parcours en 2,7 jours! Tout un progrès par rapport à la goélette qui prend jusqu’à 4 jours pour le même trajet lorsque le vent est favorable et près de 15 jours pour remonter vers Montréal quand les vents sont contraires! Un second bateau à vapeur est lancé en 1812.

Ces années voient aussi l’aménagement de canaux tant pour favoriser le commerce que pour la défense militaire. En 1824, c’est l’ouverture du canal Lachine à Montréal. À la fin des années 1820, le canal de la rivière Rideau re-lie l’Outaouais au fleuve Saint-Laurent et le premier ca-nal Welland permet la navigation entre les lacs Ontario et Érié. Les produits du Haut-Canada se rendent facilement à Montréal, puis à Québec, point de départ vers l’Europe.

UNE GUERRE DÉMOGRAPHIQUEUne crise économique sévit en Grande-Bretagne à cette époque et provoque plusieurs vagues d’émigration après 1816. Au recensement de 1821, le Bas-Canada compte 360 000 habitants de langue française et 80 000 d’origine britannique. Le Haut-Canada compte 125 000 habitants et les Maritimes, environ 200 000. Ce recensement apporte une surprise de taille aux peuples canadien et acadien : pour la première fois de leur histoire, les Britanniques les dépassent en nombre. Cette constata-tion ravive des craintes qui ne sont pas près de s’éteindre.

En 1825, la population du Bas-Canada atteint 479 288 habitants et celle du Haut-Canada, 157 923. L’immigra-tion de Grande-Bretagne ne cesse d’augmenter surtout au moment de la grande famine qui dévaste l’Irlande. Entre 1820 et 1850, on estime à presque trois millions le nombre de Britanniques qui s’embarquent pour les colo-nies d’Amérique : 60 % sont des Irlandais catholiques, 27 % des Anglais protestants, et 12 % des Écossais.

Quelques centaines d’immigrants proviennent du conti-nent européen. Ces gens traversent l’Atlantique dans des conditions pitoyables; ils sont souvent démunis, affamés, épuisés et malades. Plus de la moitié d’entre eux meurt pendant la traversée, lors de la quarantaine à la Grosse Île près de Québec ou sur l’île Partridge au large de Saint-Jean (N.-B.). L’épidémie de choléra qui sévit en Europe en 1831 se répand parmi les immigrants et, en 1832, elle dévaste la population locale.

Les colonies de l’Atlantique voient, elles aussi, leur population augmenter considérablement grâce à l’immi-gration. Elle passe de 84 500 en 1800 à 515 000 en 1841. La population acadienne est dispersée loin des villes et les communautés n’ont que peu de contacts entre elles. En 1840, on évalue à 5 000 personnes la population acadienne de l’Île-du-Prince-Édouard; à 15 000, celle de la Nouvelle-Écosse, et à 25 000, celle du

10 Méthode de transport du bois par flottage. Les « trains de bois » sont composés de radeaux rudimentaires chargés de billots qui descendent les cours d’eau à la suite les uns des autres. Ce travail est effectué par ceux qu’on nomme cageux ou draveurs.

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Nouveau-Brunswick. Ce nombre diminuera de quelques milliers lorsque cette dernière colonie sera amputée d’une partie de sa population acadienne à la suite d’une nouvelle délimitation frontalière avec le Maine.

DIRECTION OUESTLes terres disponibles se raréfient dans la vallée du Saint-Laurent et elles se vendent de plus en plus cher. De surcroît, durant quatre années, les conditions clima-tiques et les parasites ravagent les récoltes. Les fermes ne sont plus rentables et les campagnes du Bas-Canada vivent aux limites de la misère.

Plusieurs familles se déplacent à l’ouest du Bas-Canada et colonisent des terres de l’Est ontarien, de la région de Windsor et des rives de la baie Georgienne. Vers 1840, des familles du Québec s’établissent dans le canton de Tiny dans le Haut-Canada : les terres y sont bon marché et fertiles. Penetanguishene devient ainsi le carrefour de trois cultures : amérindienne, francophone et anglophone.

En 1812, plus de 300 Canadiens s’établissent dans les vallées de l’Ouest, territoires actuels de la Colombie- Britannique. D’abord coureurs de bois, ils se font agricul-teurs. En 1838, le territoire qui regroupe la Colombie- Britannique et les États américains de Washington et de l’Oregon compte une population d’origine européenne qui atteint 6 900 personnes. Soixante pour cent sont francophones, mais ils vivent dispersés, ce qui les empêche de former une communauté solide.

En 1812, la Compagnie de la Baie d’Hudson octroie au comte de Selkirk 100 000 acres de terres sur le terri-toire qui comprend aujourd’hui le sud du Manitoba et une partie du Dakota du Nord. Des colons irlandais et écossais s’établissent à la fourche des rivières Rouge et Assiniboine, au milieu des territoires métis. Cette dernière nation, bien qu’elle parle plusieurs langues amérin-diennes, est majoritairement francophone. Elle s’installe, se développe et surtout, s’organise.

La colonie est administrée par un conseil, le Conseil d’Assiniboia, qui devient, en 1835, une assemblée dont les fonctions législatives et exécutives sont consolidées. Il assure l’application des lois et le fonctionnement de l’administration par des comités, des tribunaux et une force policière. Des Canadiens et des Métis exercent des fonctions dans la magistrature et la police. En 1837, Mgr Provencher est nommé au Conseil : il est le premier francophone à siéger au gouvernement de la colonie de la Rivière-Rouge.

La communauté francophone de Saint-Boniface grandit : en 1829, Angélique et Marguerite Nolin ouvrent la première école pour jeunes filles. En 1833, est fondé le Collège de Saint-Boniface, premier établissement de paliers secondaire et universitaire de l’Ouest voué à l’éducation des jeunes Canadiens.

VERS LES VILLESParallèlement à l’immigration agricole, un vaste mouve-ment d’urbanisation s’amorce dans cette première partie du XIXe siècle. Les fermes des anciennes régions rurales ne suffisent plus à nourrir une population qui s’accroît rapidement, alors que la demande de main-d’œuvre augmente dans les villes. Les marchés interna-tionaux s’ouvrent, on rationalise la production, les denrées deviennent plus chères, la spéculation foncière se répand dans les campagnes changeant les rapports entre humains et faisant basculer la vie traditionnelle des habitants. La ville est perçue par beaucoup comme la voie de l’avenir, mais ce n’est pas l’avis du clergé catholique.

En 1824, une loi encourage dans le Bas-Canada l’ouver-ture d’écoles de paroisses. Les collèges classiques pour garçons se multiplient dans la province : chaque siège d’un évêché acquiert le sien et, de leur côté, les commu-nautés religieuses féminines ouvrent des couvents pour jeunes filles.

Bien que les villes soient encore peu nombreuses, la vie s’y structure résolument. C’est au Bas-Canada que se situent les plus importantes. Grâce à l’essor de son commerce

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et de ses industries, Montréal continue de se développer. L’année 1803 voit l’ouverture de la première usine de pâtes et papiers dans la région de la métropole. La ville de Québec, qui compte 30 000 habitants, assure chaque année le transit sur son territoire d’un nombre presque égal d’arrivants européens. Dans le Haut-Canada, la ville de York – qui n’est pas encore Toronto – se développe elle aussi. Mais, dans les colonies de l’Atlantique comme dans les territoires des Prairies, il n’existe alors aucune ville à majorité francophone de l’importance commerciale de Montréal et de Québec. Les nouveaux immigrants choisissent de plus en plus souvent de demeurer dans les villes ou vont grossir les rangs de la main-d’œuvre dans les industries naissantes comme celle du bois. À cette époque, plusieurs villages se transforment en petites villes grâce à ce lucratif commerce. Bytown, située à la frontière des deux Canadas, est l’une d’elles. Fondée en 1826 avec la construction du canal Rideau, elle devient presque aussitôt le centre du commerce du bois. C’est là que sont engagés les hommes à l’automne et c’est de là qu’ils partent vers les forêts de la Gatineau pour y passer l’hiver. Irlandais et Canadiens se livrent une lutte serrée pour obtenir de l’emploi, et cette concurrence dégénère souvent en conflits raciaux dont tous les habitants de Bytown souffrent, qu’ils soient anglophones ou francophones.

UNE GUERRE POLITIQUE... ARMÉELes idées de la révolution américaine ne se sont pas arrêtées aux frontières. Un nouveau genre de rapport entre Londres et ses colonies d’Amérique du Nord devient nécessaire selon de nombreux députés, aussi bien francophones qu’anglophones. Ils demandent un gouver-nement imputable de ses agissements devant les élus : un gouvernement responsable.

DANS LE BAS-CANADA

En 1826, le Parti canadien devient le Parti patriote. En 1834, au Parlement de Québec, ce parti présente 92 résolutions. On exige que les membres des conseils législatif et exécutif soient élus et que les ministres soient choisis parmi les députés et deviennent responsables devant l’Assemblée législative. On y réclame le contrôle du budget par une assemblée qui aurait les pouvoirs, les privilèges et les immunités qu’a le Parlement britannique à Londres. En octobre, le parti remporte la victoire élec-torale. Les Résolutions sont adoptées. Ces élections donnent lieu à des actes de violence. C’est dans cette foulée patriotique que naît, à Montréal, la Société Saint-Jean-Baptiste.

Les anglophones du Bas-Canada ont soudain très peur de se retrouver dans une république à la française. Ils font appel à leurs compatriotes des Maritimes et du Haut-Canada pour faire pression auprès de Londres : les 92 résolutions sont refusées. La nouvelle parvient en mars 1837. Londres rappelle aux représentants du Bas-Canada leur statut de colonie. Les journaux de langue française réagissent avec véhémence et appellent la population à protester. Certains vont jusqu’à proposer la mise en place d’une république.

Louis-Joseph Papineau et ses partisans fustigent la clique du Château, c’est-à-dire les conseillers qui entourent le gouverneur. Les assemblées populaires se multiplient à l’automne et dégénèrent vite en violents échanges entre les Fils de la Liberté, association de défense des droits des Canadiens, et le Doric Club, un groupe armé qui défend les droits des Britanniques. À Montréal, plusieurs maisons de patriotes sont saccagées au début de novembre. La révolte armée éclate. La famine menace. Pour aider les gens dans le besoin, les paroisses puisent dans les fonds de la fabrique. L’hiver 1837-1838 se passe dans la terreur.

Victoires et défaites se succèdent pour les Patriotes. Des raids ont lieu le long de la frontière américaine. Bientôt les chefs sont arrêtés, mais Papineau réussit

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à fuir aux États-Unis. En mars 1838, le Parlement britan-nique suspend la Constitution du Bas-Canada. Le général Colborne arrive du Haut-Canada à la tête de 1 300 hommes et vainc les patriotes retranchés dans l’église de Saint-Eustache. Il brûle les villages des rebelles et fait des centaines de prisonniers. Une autre vague d’insurrection a lieu à la fin de l’automne 1838. Elle est aussitôt réprimée par Colborne. Plus sauvagement que la première. Près de 1 000 personnes sont incarcérées. La loi martiale est décrétée.

DANS LE HAUT-CANADA

Les discussions de nature politique vont bon train aussi chez certains députés anglophones du Haut-Canada. Le Parti réformiste de Robert Baldwin exige, lui aussi, de Londres, la responsabilité ministérielle. La résistance de la bourgeoisie d’affaires de York est féroce. Londres refuse les demandes des élus du Haut-Canada, comme elle le fait pour les 92 Résolutions du Bas-Canada. Le Parti réformiste s’incline, mais une faction plus extré-miste choisit, comme au Bas-Canada, la révolte armée.

Au moment où les troupes anglaises sont envoyées dans le Bas-Canada pour mâter la révolte à l’hiver 1838, William Lyon Mackenzie donne le signal de l’insurrection dans le Haut-Canada et ses hommes cherchent à s’emparer de l’hôtel de ville de York. Des volontaires orangistes11 viennent à bout des révoltés. Les chefs fuient vers Buffalo.

11 Association protestante originaire d’Irlande

Les milices du Haut-Canada et du Bas-Canada sont mal équipées et ne possèdent pas l’entraînement d’une armée régulière.

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LES LENDEMAINS DE L’INSURRECTIONDans le Haut-Canada, deux réformistes sont exécutés. D’autres réformistes réfugiés aux États-Unis se permettent, sous les ordres de Lyon Mackenzie, des incursions violentes sur le territoire du Haut-Canada et sèment un climat de terreur le long de la frontière. Ces attaques auront pour conséquence des exils et près de 20 autres exécutions.

Dans le Bas-Canada, plusieurs centaines de prisonniers sont amnistiés, mais huit chefs sont condamnés à l’exil. Une cour martiale est constituée et juge 108 accusés, dont 99 connaîtront une condamnation. Une soixantaine seront déportés et 12 seront exécutés à Montréal, au début de l’année 1839.

Toutefois, ce combat pour l’obtention d’un gouvernement responsable ne s’éteint pas avec la fin des rébellions. Au contraire, il apparaît de plus en plus comme une nécessité. Par ailleurs, déjà recommandée quelques décennies plus tôt par le gouverneur Craig, l’idée d’une union des Canadas qui assurerait la concentration des forces anglaises fait son chemin dans l’esprit des politi-ciens anglophones des deux Canadas. L’assimilation des francophones serait plus facile. Plus rapide. Le pays serait ainsi plus facile à gouverner.

LONDRES RÉPONDEnvoyé par Londres, Lord Durham devient gouverneur de toutes les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Il est chargé de faire rapport sur les causes des rébellions, mais aussi sur les problèmes politiques qui pointent dans les colonies de l’Atlantique. Car, si les incidents survenus dans les deux Canadas sont dramatiques, l’agitation politique a aussi cours dans les colonies de l’Est.

En Nouvelle-Écosse, le journaliste Joseph Howe se fait l’avocat du gouvernement responsable et dénonce les cliques locales qui sévissent. Notamment, celle de l’Église anglicane. Élu à l’Assemblée en 1834, son parti prend le pouvoir deux ans plus tard; il poursuit sa lutte pour un gouvernement responsable. Au Nouveau-Brunswick, un parti réformiste fait la lutte aux riches terriens et aux détenteurs de larges concessions forestières. En 1837, il a gain de cause. Un pas a été franchi vers la responsabilité ministérielle. À l’Île-du-Prince-Édouard, les terres appartiennent toujours aux propriétaires fonciers absents qui les louent aux paysans. Cette pratique a ouvert la porte aux abus et à l’exploitation. Les communautés acadiennes sont particulièrement touchées par ce système archaïque : le droit de vote n’appartient qu’aux proprié-taires, et les Acadiens sont presque tous des locataires... Ce problème persistera jusqu’en 1873 quand la colonie deviendra province canadienne. En 1832, Terre-Neuve obtient une Chambre d’assemblée. Dans les années qui suivent, les réformistes de cette colonie réclament, à leur tour, des changements dans leurs institutions.

Après quatre mois en Amérique, Lord Durham constate que le problème colonial présente deux facettes. En premier lieu, il blâme le mode de fonctionnement du gouvernement : dans toutes les colonies, les élus du peuple n’acceptent plus d’être dominés par de petits groupes de non-élus qui servent d’abord leurs intérêts. Durham recommande donc que soit implantée la responsabilité ministérielle dans toutes les colonies. En second lieu, son enquête sur les rébellions l’amène à constater qu’il existe un conflit racial sous-jacent aux problèmes d’administration politique. Il recommande de le régler au plus tôt car « il serait vain d’essayer d’améliorer les lois ou les institutions avant d’avoir exterminé la haine mortelle qui, maintenant, sépare les habitants du Bas-Canada en deux groupes hostiles ».

Sa recommandation : l’assimilation de toute la popula-tion d’origine française en la noyant dans une majorité anglophone. Le moyen : unir les deux Canadas.

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- danslavilledeQuébec,en1795,lesmembresdes professions libérales sont à 63 % des Britanniques ? Les Canadiens sont principalement de petits commerçants, des artisans, des ouvriers nonspécialisés.

- l’épidémie de choléra a fait, entre le 9 juin et le 15juillet1832,2500mortsàMontréal,et2700 à Québec ? Ces épidémies sont souvent propagées parlesbateauxd’immigrants.

- leNouveau-Brunswickest,luiaussi,auxprisesavec de ravageuses épidémies ? En 1847, l’une d’elles fait2500morts.ÀSaint-Jean,en1854,lecholéra fait1500victimessurunepopulationd’àpeine 30000habitants. - c’est en 1837 que, pour la première fois, des Acadiens deviennent députés en Nouvelle-Écosse ? Simon d’Entremont de Pubnico est élu dans Argyle etF.ArmandRobichaud,dansDigby,leSerment duTestayantétéabolidixansplustôt.

SAVAIS-TU QUE...

- 10 ans après que sa tête eut été mise à prix, Lyon Mackenzie est amnistié et devient député du Canada-Uni ? Louis-Joseph Papineau, exilé lui aussi, rentre au pays après un séjour aux États-Unis et en France.IldevientdéputéduCanada-Uni,avantde seretirerdanssaseigneuriedelaPetiteNation.

- les Métis de l’Ouest ont élaboré une langue qui leur est propre, le michif ? Autrefois largement répandue dans les provinces de l’Ouest, cette langue n’est parlée de nosjoursqueparquelquescentainesdepersonnes. Elleposeundéfiauxlinguistes.Lesnomssontd’origine française tandis que les verbes sont issus de la langue crie.Ainsi«Lapetitefillealesyeuxbleus»setraduit par«Lap’chitfélézeuxbleuayow»

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1841 À 1867

BALISES1841 : entrée en vigueur de l’Acte d’Union

1842 : arrivée au pouvoir du ministère Lafontaine-Baldwin

1847 : immigration massive en provenance d’Irlande; mise en pratique de la responsabilité ministérielle en Nouvelle-Écosse

1848 : obtention de la responsabilité ministérielle au Canada-Uni; ruée vers l’or en Californie

1857 : choixd’Ottawacommecapitale du Canada-Uni

1858 : découverte d’or dans la rivière Fraser etsesaffluents

1860 : ruée vers l’or de la Cariboo

Le nouveau régime gouvernemental se nomme l’Acte d’Union et ses intentions assimilatrices sont sans équivoque. Les deux provinces du Canada sont rassemblées sous le nom de Canada-Uni. Le Bas-Canada devient le Canada-Est et le Haut-Canada, le Canada-Ouest. Bien qu’il compte quelque 200 000 habitants de plus, le Canada-Est n’a pas droit à plus de députés. La dette du Haut-Canada, quoique beaucoup plus élevée que celle du Bas-Canada, est répartie également dans la nouvelle entité politique. L’anglais devient la seule langue officielle des débats parlementaires, et seuls les textes anglais ont valeur légale.

Une grande déception attend les réformistes, aussi bien francophones qu’anglophones : la responsabilité mini–stérielle, pourtant recommandée par le gouverneur enquêteur Lord Durham, n’est pas autorisée par Londres.

Le Conseil exécutif continue d’être nommé par le gouver-nement londonien et n’est toujours pas imputable de ses actes devant l’Assemblée des élus ! Le mécontentement grandit. Des jours difficiles s’annoncent.

La première session parlementaire s’ouvre à Kingston, nouvelle capitale du pays, en juin 1841. Rapidement, les protestations se font entendre. Des copies unilingues de textes parlementaires sont déchirées par des Canadiens12. Le gouverneur craint que la violence des années 1837-1838 ne refasse surface. Les élections sont fixées en plein hiver 1842, et les bureaux de vote sont placés, dans bien des cas, à des endroits à concen-tration anglophone ! La campagne électorale est marquée d’altercations violentes entre partisans. Le candidat Louis-Hippolyte Lafontaine encourage la création ou la réouverture de journaux de langue française à Québec et à Montréal en vue de rejoindre la population et de faire passer son message. Mais, devant la véhémence des propos, il retire sa candidature dans le comté de Terrebonne au Canada-Est, de peur que les esprits ne s’échauffent davantage et que ne s’allume une nouvelle révolte. C’est un candidat anglophone déjà en lice qui accepte de se retirer pour faire place à Lafontaine, qui se retrouve ainsi député de la circonscription de York. Une nouvelle élection est déclenchée à l’automne. Le réformiste Robert Baldwin perd cette élection et un député francophone du Canada-Est choisit de lui rendre la politesse en cédant sa place. Tout semble promettre la bonne entente entre les deux groupes linguistiques.

Dès 1842, Louis-Hyppolite Lafontaine et Robert Baldwin assument chacun le rôle de premier ministre, l’un du Canada-Est, l’autre du Canada-Ouest. Leur ministère réclame des réformes. Lafontaine réaffirme le droit des Canadiens à voir le français devenir langue parlementaire; Baldwin et ses partisans l’appuient, et ensemble ces deux hommes continuent d’exiger un « gouvernement respon-sable ». La métropole, craignant de voir l’arrivée au pouvoir de réformistes plus radicaux, maintient son refus.

12 Le terme « Canadiens » signifie toujours alors les habitants de langue française du Canada.

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LES TEMPS CHANGENTLa Grande-Bretagne évolue cependant d’une économie protectionniste à un système de libre-échange qui fait en sorte que les colonies n’ont plus, dans son système commercial, l’importance qu’elles avaient jusqu’alors. La nature des liens entre la métropole et ses colonies change. Le refus de Londres d’accepter les demandes des députés du Canada-Uni et des autres colonies appa-raît de moins en moins justifié.

En 1846, le gouvernement britannique accorde la respon-sabilité ministérielle à sa colonie de Nouvelle-Écosse qui la met en vigueur dès 1847, sous le gouvernement de Joseph Howe. En 1848, le Canada-Uni obtient, à son tour, son premier gouvernement responsable et le Parle-ment britannique légalise l’usage du français en Chambre et dans les documents officiels de la colonie. Au cours des années suivantes, les colonies de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve obtiennent elles aussi la responsabilité ministérielle. Mais les francophones de ces colonies ne participent que bien peu à la vie politique.

LES VOYAGES FORMENT... LES PARLEMENTAIRESC’est un parlement ambulant que celui du Canada-Uni. Pour tenter de faire plaisir à tout le monde, le parlement se promène entre Kingston, Montréal, Toronto et Québec qui sont, à tour de rôle, la capitale du pays. Ce système demeure en place jusqu’en 1857.

Entre deux déplacements parlementaires, il n’est guère facile de diriger ce Canada-Uni. Il faut mettre en place des coalitions entre le Canada-Est et le Canada-Ouest et apaiser les ailes radicales des partis. Ces coalitions sont précaires. L’instabilité politique règne. En 1849, quand est votée la Loi sur l’indemnité qui dédommage les citoyens

du Canada-Est ayant perdu des biens et des propriétés au moment de la rébellion de 1837-1838, des mani-festants envahissent les rues de Montréal et les édifices du Parlement sont incendiés.

La lassitude gagne les députés qui doivent se déplacer d’une place à l’autre selon les années. Le coût élevé de ces déplacements d’archives et de fonctionnaires pousse finalement le gouvernement à demander un amendement à Londres. En 1857, la reine Victoria fixe le lieu d’une nouvelle capitale, dont l’emplacement est jugé central et neutre puisqu’à cheval sur le Canada-Est et le Canada-Ouest. C’est ainsi que Bytown, l’ancienne ville forestière qui a récemment pris le nom d’Ottawa, devient la capitale du Canada-Uni.

John A. MacDonald, premier Premier ministre du Canada.

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L’ÉCONOMIE ÉVOLUEL’économie coloniale traverse des temps difficiles. Londres a abandonné les tarifs préférentiels qu’elle accordait à ses colonies : leurs produits sont traités comme ceux de tout autre contrée du monde. Par contre, l’économie des États-Unis s’avère, quant à elle, en pleine croissance. En 1854, la Grande-Bretagne signe avec les États-Unis le Traité de réciprocité qui abolit les droits de douane entre ses colonies d’Amérique du Nord et leur voisin du sud. Le traité accorde la libre navigation sur le Saint-Laurent et les Grands Lacs et établit des zones communes pour la pêche côtière. Le développement de centres sur la côte atlantique américaine et la poussée colonisatrice vers le Midwest ouvrent de nouveaux débouchés aux produits des colonies. La demande en produits agricoles – blé, grains et farine – et en ressources naturelles fait plus que tripler entre 1854 et 1866.

Le commerce du bois s’intensifie et emploie dans le Canada-Uni une main-d’œuvre à bon marché, canadienne et irlandaise. L’exploitation forestière ne s’arrête pas au travail des bûcherons et des draveurs. Les billots doivent être traités et transformés en matériaux exportables destinés à la construction et à la fabrication du papier. Le long du Saint-Maurice et de l’Outaouais, des moulins s’ouvrent et recrutent des ouvriers. L’offre déclenche un exode des travailleurs des centres ruraux vers ces nouveaux lieux d’embauche.

UNE INVENTION QUI FAIT SON CHEMINL’économie change rapidement avec le chemin de fer qui permet un transport rapide et efficace des produits. Au Canada, la construction des chemins de fer reste bien modeste. En haut lieu, on se rend bientôt compte qu’il est important de développer ce mode de transport, d’en étendre le réseau et de le relier au réseau américain qui ne cesse de se développer.

En 1860, chaque colonie, sauf celle de l’Île-du-Prince-Édouard, possède au moins une ligne ferroviaire sur son territoire. Les coûts de telles constructions sont élevés et les gouvernements soutiennent largement l’entreprise privée. L’endettement est généralisé. Certains politiciens et hommes d’affaires rêvent d’un vaste réseau ferroviaire reliant toutes les colonies britanniques d’Amérique du Nord, de l’Ouest jusqu’aux Maritimes. L’idée fait peu à peu son chemin.

Une fois raccordés au système ferroviaire, des villages deviennent de petites villes et ces villes accueillent de plus en plus de gens. L’urbanisation prend de l’ampleur. En 20 ans, la population d’une ville comme Saint-Jean (N.-B.) passe de 27 000 à 39 000 personnes. Que dire de Montréal, de Québec, d’Halifax, de Toronto, d’Ottawa ?

Liée intimement à l’urbanisation, le secteur manufacturier prend son essor et annonce l’avenir. Certains secteurs, comme celui de la chaussure, se convertissent entière-ment grâce aux machines fonctionnant à la vapeur.

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À LA RIVIÈRE-ROUGEPendant que l’économie des colonies du Canada-Uni et des Maritimes évolue rapidement grâce au transport ferroviaire, les Métis de la Rivière-Rouge, dont la popu-lation se chiffre à quelque 2 500 individus, continuent d’approvisionner la CBH en fourrures. Toutefois, la fusion des deux compagnies rivales (CNO et CBH) n’a pas empêché l’épuisement des ressources dû à la chasse abusive. Le coût élevé de l’entretien de ce vaste réseau commercial commence à avoir raison du mode de vie qui, pendant 250 ans, a été celui des Français d’Amérique.

À la faveur de ces grands changements commerciaux, les Métis s’organisent politiquement. En 1849, ils obtiennent le droit au libre-échange, ce qui leur permet de vendre leurs produits ailleurs qu’aux comptoirs de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Pourtant, cette année-là, la compagnie fait arrêter quatre Métis dont Guillaume Sayer, sous prétexte qu’ils ont commercé avec des Américains. Louis Riel, père, et une centaine de ses compatriotes armés traversent la Rivière-Rouge vers le fort Garry, demandent la libération de leur concitoyen et l’obtiennent. Cette victoire confirme le statut d’hommes libres des Métis. En 1851, les Métis francophones remportent une autre importante victoire : à la suite de pressions répétées, le Conseil d’Assiniboia nomme un magistrat en chef bilingue. En 1857, plusieurs Métis de langue française sont nommés au Conseil. Tous les espoirs sont permis.

DES MOUVANCESÀ partir de 1850 commence l’exode des Canadiens vers les États de la Nouvelle-Angleterre où plusieurs indus-tries, principalement des filatures, ouvrent leurs portes. Des familles du Canada-Est, dont les terres ne suffisent plus à la survie de leurs nombreux enfants, et de jeunes célibataires sans travail quittent la vie traditionnelle et rallient le monde de l’industrie. On parle de quelque 6 000 départs au cours de la décennie de 1850. Le phéno-mène s’amplifie encore et, entre 1860 et 1871, le nombre de ces départs atteint 200 000.

On émigre aussi des Maritimes. Dans les années 1880, ces provinces perdent 12,5 % de leur population. Entre 1860 et 1900, plus de 200 000 habitants de cette région émigreront en Nouvelle-Angleterre, dont un grand nombre d’Acadiens.

Beaucoup parmi ces gens s’établiront définitivement aux États-Unis et deviendront des Franco-Américains alors que d’autres rentreront au pays après quelques années. Pour certains, toutefois, ce séjour en terre américaine n’est qu’une étape vers l’ouest.

La découverte d’or en Californie, puis dans la vallée du Fraser (C-B.) et plus tard dans l’actuel Yukon attire des milliers d’hommes à l’esprit aventurier ou de jeunes paysans sans terre. D’autres se rendent là-bas pour obtenir un travail temporaire et décident finalement de prendre racine dans leur nouvel environnement. Des Français, émigrés en Californie, mettent le cap vers le nord et viennent grossir les rangs des francophones de Colombie-Britannique.

Les ouvriers, qui émigrent vers le Canada-Ouest pour répondre à l’embauche dans les moulins de coupe de bois ou les usines de production de pâte à papier, déménagent souvent avec leur famille. Des villages se créent et des paroisses catholiques se fondent. Chacun recherche une vie meilleure, tout en travaillant à conserver les traditions, la religion, la langue et les institutions de son lieu d’origine.

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Parallèlement, l’immigration européenne s’accentue. Quelque 352 000 Européens arrivent dans les colonies britanniques entre 1851 et 1861. Parmi eux, très nombreux sont les Irlandais. Depuis 1847, une grande famine ravage l’Irlande. Des milliers de personnes meurent de faim. Le gouvernement du Canada-Uni ouvre ses frontières à quelque 54 000 Irlandais réduits à l’extrême misère. Le typhus fait 20 000 morts parmi eux. Beaucoup d’orphelins sont adoptés par des familles canadiennes et ces enfants, aux noms irlandais, s’intègrent à la commu-nauté francophone.

L’ENTRAIDE MUTUELLEEn ce milieu du XIXe siècle, les autorités catholiques s’intéressent de plus en plus aux sociétés mutuelles d’entraide afin de contrer les doctrines socialistes qui commencent à se répandre en Europe. Les catholiques canadiens forment un peu partout des mutuelles de soutien de tout genre. Ce mouvement demeure pour l’instant embryonnaire, mais il se développera et sera à l’origine des grands mouvements de soutien canadiens- français du début du XXe siècle.

Par exemple, en 1860, sur la côte ouest, est créée la Société française de bienfaisance et de secours mutuel de Victoria. Ce groupe fonctionne comme un système d’assurance-maladie. En payant une cotisation annuelle, chaque membre peut obtenir les services médicaux dont il a besoin : consultations et soins à l’hôpital de la société. En 1863, une société semblable se forme à Ottawa. L’Union Saint-Joseph offre, contre une cotisation mensuelle, un régime de pension aux familles des membres dans le besoin. Cette société mutuelle d’Ottawa sera, dans les décennies qui suivront, au cœur même du réseau institutionnel de l’Ontario français et s’avèrera un des centres d’animation nationaliste.

LES COMMUNAUTÉS RELIGIEUSESChez les Canadiens de cette époque, il est difficile de dissocier la langue de la religion. Pour eux, école française est synonyme d’école catholique. Durant ces années de l’histoire canadienne, on constate une véritable effervescence en matière d’éducation grâce à la grande disponibilité des communautés religieuses qui vont travailler en régions éloignées et dans les territoires qui se situent hors des frontières du Canada-Uni.

Des communautés de prêtres arrivent de France, fondent des paroisses francophones et assurent un service de missionnaires auprès des Amérindiens. Des religieux enseignants répondent à l’appel des évêques des nouveaux diocèses et se rendent aux confins du pays. Des membres de communautés hospitalières quittent le Canada-Est et se rendent au Canada-Ouest, puis dans les Prairies. Ces femmes ouvrent des hôpitaux et, lorsque le besoin s’en fait sentir, elles qui ont pourtant choisi une vocation d’hospitalière, ouvrent des écoles. À cette époque, plusieurs communautés religieuses d’ensei-gnants et d’enseignantes sont également fondées dans le Canada-Est : leurs membres n’hésitent pas à partir vers des villages francophones, métis et autochtones à l’autre bout du continent.

Prêtres, religieux et religieuses se consacrent au service des paroisses, à l’éducation des jeunes, aux soins des malades, au ministère auprès des forestiers et des Amérindiens. Les hôpitaux, les couvents pour jeunes filles, les écoles primaires pour enfants des deux sexes et les collèges pour garçons se multiplient sur l’ensemble du territoire qui est aujourd’hui le Canada.

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L’ÉDUCATION ET LA SANTÉ

AU CANADA-UNI

En 1841 est proclamée la Loi de l’instruction publique qui crée les écoles primaires dans le Canada-Uni. Des surin-tendants sont nommés, des commissions ou des conseils scolaires s’organisent. On assiste à la construction de nombreuses écoles catholiques dans le Canada-Est. En 1852, à Québec, l’Université Laval, première université de langue française en Amérique du Nord, ouvre ses portes.

Le réseau catholique se développe aussi dans le Canada- Ouest pour répondre aux besoins des enfants irlandais et canadiens. Le diocèse de Bytown est constitué en 1847. Dès l’année suivante, on assiste à la fondation du Collège Saint-Joseph, qui deviendra l’Université d’Ottawa en 1866. En 1856, le Conseil des écoles séparées d’Ottawa est créé et il sera ratifié par la Loi des écoles séparées de 1863.

DANS L’OUEST

L’année 1844 marque l’arrivée des Sœurs Grises à Saint-Boniface. Ces religieuses établissent un hôpital général et une école pour les enfants et les jeunes filles. En 1858, le nouveau collège de Saint-Boniface peut héberger une cinquantaine de pensionnaires. En 1859, les Sœurs grises fondent, au lac Sainte-Anne, sur le territoire actuel de l’Alberta, l’Asile d’Youville et œuvrent auprès des Métis, des Amérindiens et des Canadiens. En 1860, elles s’installent aussi à l’Île-à-la-Crosse en Saskatchewan.

Les dernières années de cette décennie voient la fondation d’écoles catholiques de langue française jusqu’en Colombie-Britannique. Les congrégations religieuses suivent l’élan migratoire francophone et ouvrent des écoles pour les Canadiens et les Métis à Victoria, à

Kelowna, à Williams Lake, à Kamloops, à Vancouver et à Cranbrook. En 1858, le Collège Saint-Louis de Victoria est fondé. En 1859, le père oblat Charles-Marie Pandosy établit une mission à l’Anse au Sable (Kelowna), dans la vallée de l’Okanagan. Des colons français et canadiens se joignent à lui. Certains sont d’anciens trappeurs, d’autres, des chercheurs d’or. Le père y ouvre une école pour les jeunes. Bientôt, la petite communauté plante les premiers arbres fruitiers qui font aujourd’hui la richesse et la renommée de la vallée.

DANS L’EST

Les Maritimes ne sont pas en reste. En 1854, est fondé le Séminaire Saint-Thomas de Memramcook qui offre une éducation aux jeunes Acadiens dans le but avoué de les voir former une élite capable de défendre ses droits. En 1862, il doit fermer ses portes, laissant l’Acadie sans institution supérieure d’enseignement. Les Pères de Sainte-Croix reprennent les locaux abandonnés et inaugurent, en 1864, le Collège Saint-Joseph, une institution bilingue qui se consacre à l’éducation des garçons des communautés catholiques francophones et anglophones de la région. Ainsi sont formés ceux qui dirigeront les institutions nationalistes du mouvement de la renaissance acadienne. Ce collège obtiendra, en 1868, une charte universitaire et sera, près de 100 ans plus tard, l’une des institutions mères de l’Université de Moncton.

L’année 1864 voit aussi la fondation d’un couvent à Miscouche à l’Île-du-Prince-Édouard, lequel accueille des Acadiennes et des jeunes filles d’origine britannique. Cette même année, sous le gouvernement Tupper, la Nouvelle-Écosse adopte le Free School Act. Le système scolaire public subventionné par l’État devient obliga- toirement non confessionnel. Des pourparlers sont entamés entre le gouvernement et le clergé catholique pour que les écoles tenues par des catholiques puissent offrir l’éducation religieuse en dehors des heures de classe. La proposition est acceptée mais, pour recevoir les subventions de l’État, ces écoles doivent suivre le programme de l’instruction publique.

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LES ARTS ET LA CULTUREDans plusieurs centres urbains apparaît une élite francophone. Les arts et les lettres de langue française prennent de l’essor. On met sur pied des maisons d’édition comme les Éditions Beauchemin de Montréal en 1842. On voit paraître des œuvres littéraires qui marquent le nationalisme des Canadiens, telle l’histoire écrite par François-Xavier Garneau et des romans de mœurs, fort populaires à l’époque. On ouvre des librairies, telle la librairie Crémazie à Québec en 1844. On assiste aussi à la fondation d’organismes qui encouragent les lettres et les sciences comme la Société des Amis, l’Institut canadien de Montréal, puis celui de Québec, qui deviennent rapidement des centres d’animation culturelle et artistique dans la communauté canadienne.

En 1847, un événement des lettres américaines a des répercussions inattendues sur les Acadiens. En effet, c’est cette année-là que l’écrivain Henry Wadsworth

Longfellow publie son long poème épique : Évangéline : A tale of Acadie. Bien que les personnages principaux soient nés de l’imagination fertile du poète, ils s’inscrivent dans le drame de la Déportation. Ce livre agit fortement sur l’imaginaire acadien et devient un jalon de l’éveil de la conscience nationaliste et culturelle de ce peuple.

En 1852, l’Institut canadien-français d’Ottawa est fondé. Il recrute ses membres surtout dans les professions libé-rales et dans les rangs des fonctionnaires. C’est à l’Institut que se discutent les idées politiques et sociales et que couve le nationalisme communautaire. L’Institut est à la base de multiples initiatives culturelles, comme des concerts et des représentations théâtrales. Il a au programme des conférences, des débats littéraires et scientifiques, et offre des services à la communauté francophone en général grâce à une bibliothèque bien fournie et aux séances de lecture publique des journaux locaux et de publications de Montréal et de Québec.

L’année 1858 voit la fondation de l’hebdomadaire Le Progrès d’Ottawa, premier journal d’expression française dans le Canada-Ouest. Bien que son existence ait été

Le Canada-Uni n’ayant pas encore de capitale, le parlement se promène entre Kingston, Montréal, Toronto et Québec.

Ce système demeurera en place jusqu’en 1857.

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de courte durée, ce journal est le précurseur des 28 autres journaux qui seront créés dans les cinquante années suivantes, tel Le Canada, dont le premier numéro sera publié en 1865.

La même année paraît, pour la première fois, Le Courrier de la Nouvelle-Calédonie13, premier journal francophone de Victoria. Ce journal qui publie trois numéros par semaine affirme l’identité canadienne dans ce coin éloigné des concentrations de francophones. Il ne dure malheureu-sement que bien peu de temps.

VOIR GRANDL’économie, l’éducation et la culture traversent une période de transition cruciale vers la modernité. Le monde politique des colonies britanniques ne peut se permettre d’aller à contre-courant et n’en a d’ailleurs nullement l’intention.

Vers 1854, les partis du Canada-Uni se réalignent. On voit apparaître au Parlement du Canada-Uni les figures qui deviendront les chefs de file des grands mouvements à venir. Une coalition se forge entre les Tories du Canada- Ouest et les Bleus du Canada-Est : le gouvernement Macdonald-Cartier. Dans l’opposition, se retrouvent le parti des Rouges et les Clear Grits.

Ces partis ont des visions bien différentes du pays et leurs intérêts divergent. Le nombre des représentants élus devient un point litigieux, car, à la faveur des nouvelles vagues d’immigration anglophone, la population du Canada-Ouest dépasse maintenant celle du Canada-Est, et le nombre de députés n’a pas suivi ce mouvement. Les revendications du chef des Clear Grits, George Brown, prennent la forme d’un slogan : Rep.by Pop., c’est-à-dire que le nombre de députés devrait être au prorata de la population. De grandes décisions doivent être prises concernant l’avenir politique et économique de cette colonie où l’instabilité ministérielle est chronique et paralyse constamment le gouvernement.

Les idées bouillonnent aussi dans les colonies des Maritimes. Ces années-là, les dirigeants des provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard se réunissent pour discuter d’une possible union législative, sorte de fédération des Maritimes qui leur donnerait plus de force de négociation face au Canada-Uni.

John A. Macdonald et George-Étienne Cartier s’invitent à Charlottetown où, du 1er au 9 septembre 1864, a lieu la rencontre des colonies des Maritimes. Les deux hommes exposent leur propre projet : créer une grande confédération des colonies britanniques de l’Amérique du Nord. Selon eux, le développement ferroviaire, qui seul permet le développement économique, doit se planifier à partir d’une vision large qui englobe tous les territoires britanniques. Un autre point est à considérer. Depuis 1861, les États-Unis sont déchirés par une guerre civile entre les États du Nord et ceux du Sud : la guerre de Sécession. Les journaux yankees suggèrent d’annexer les colonies britanniques pour compenser une perte éventuelle des États du Sud. Il faut prendre au sérieux cette menace.

En 1869, Louis Riel met sur pied le Comité national des Métis qui désire faire valoir leurs droits sur le territoire.

13 Nom donné à une section de la Colombie-Britannique par l’explorateur Simon Fraser. Ce nom étant aussi celui d’une possession française de l’Océanie, la France proteste et, bientôt, l’appellation canadienne disparaît.

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Cet automne-là, les discussions entamées à Charlottetown se poursuivent à Québec, et on élabore un plan en 72 propositions. Les négociations sont difficiles. Le projet est loin de faire l’unanimité dans le Canada-Est. Des groupes francophones veulent conserver une assemblée législative pour défendre leurs droits et s’inquiètent des pouvoirs accordés au Parlement central. Ils jugent dérisoire ceux des provinces. On voudrait que le peuple soit consulté sur un projet de cette envergure. On s’inquiète des conséquences à long terme. Une campagne prend forme contre le projet. Toutefois, les partisans de Cartier, soit la bourgeoisie marchande et le clergé, sont en faveur de cette possible association. En 1865, le Canada-Est adopte finalement le projet de confédération, par 91 voix contre 33.

La population néo-écossaise reproche, elle aussi, à son gouvernement de l’engager dans une voie nouvelle sans la consulter. Au Nouveau-Brunswick, deux élections portent sur la Confédération. Les fédéralistes perdent la première, puis remportent la seconde. Les Acadiens de cette région votent contre les fédéralistes, mais il est difficile d’établir les véritables raisons de leur choix.

Entre-temps, les États-Unis mettent fin à l’entente commer-ciale du Traité de réciprocité. Cette annonce fait en sorte que les représentants des colonies regardent soudain les choses bien autrement. Comme il faut compenser les exportations perdues avec les États-Unis, les échanges commerciaux entre colonies britanniques sont portés à l’ordre du jour et deviennent un argument de poids en faveur du projet de confédération.

De son côté, la Grande-Bretagne, qui cherche depuis quelques temps à faire payer à ses colonies les sommes qu’elle engage pour leur défense, voit d’un bon œil un regroupement colonial qui serait en mesure d’assurer sa propre défense.

Tout est en place pour l’implantation d’un nouveau régime politique.

SAVAIS-TU QUE...

- le droit de vote n’est pas universel à cette époque ? Seuls les hommes propriétaires d’une terre ou d’une habitationàrevenuspeuventvoter.Lesfemmes avaient obtenu ce droit en 1791, mais il leur a été retirédès1849.

- dans les années 1840, la ville de Montréal est majoritairement anglophone ? La ville de Québec reste « canadienne » mais sa minorité britannique prendbeaucoupd’importance. - en 1843, commence la construction du fort Victoria, surl’îledeVancouver.DesdizainesdeCanadienssont engagéspoureffectuerlestravauxet,àlafindeleur contrat,laplupartchoisissentdes’établirsurplace.La ville naissante compte, dans les années suivantes, une population francophone quatre fois plus nombreuse que la population d’origine britannique !

- lepremierdéputéacadienduNouveau-Brunswick senommeArmandLandry?Ilestéluen1846.À l’Île-du-Prince-Édouard,c’esten1854qu’estélu l’AcadienStanislasPoirier.

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Les Canadiens ont appris l’attente, la survie. Ils ont dû faire des choix, combattre et résister. Leur prise de posi-tion non équivoque lors de l’invasion américaine de 1775, leur courage au combat, leur habileté et leur rapport avec les Amérindiens, qui s’avèrent une aide précieuse et décisive, rassurent quelque peu les diri-geants et leur donnent confiance en la loyauté de ces descendants de Français.

La guerre de 1812-1814, quant à elle, change à tout jamais les relations internes au Canada.

Les anglophones se sont battus pour sauvegarder le territoire sur lequel ils se sont installés. Commence alors à se développer, chez eux, un profond sentiment d’appartenance au Canada. Différent, sans doute, de celui qui anime les Canadiens depuis deux cent ans. Mais l’appellation Canadien doit dorénavant se partager... les anglophones revendiquant eux aussi ce nom.

Les Canadiens d’origine française réagissent mal au fait que le terme qui leur était jusqu’alors réservé qualifie maintenant d’autres citoyens. Mais l’histoire ne recule pas. En vue de se différencier, chaque groupe apprend à préciser son appartenance linguistique. On s’identifie maintenant comme Canadiens français et Canadiens anglais.

Les principes politiques des deux groupes se ressemblent souvent. Les chefs révolutionnaires des années 1830, Mackenzie et Papineau, demandaient tous deux, d’abord et avant tout, un gouvernement représentatif et responsable. Les alliances parlementaires que furent les ministères Lafontaine-Baldwin et Macdonald-Cartier ont permis au pays d’être gouverné dans une période de transition et de grande instabilité politique.

Les Canadiens de langue française se répandent dans l’ensemble du territoire sur le point de devenir le Canada. L’exploitation forestière succède au commerce de la fourrure. L’avènement du chemin de fer permet un trans-port plus rapide et ouvre des régions éloignées à l’immi-gration et au développement. L’agriculture, ou la coupe, le transport et la transformation du bois, la construction,

l’aventure et parfois le rêve de gisements d’or amènent les francophones vers de nouveaux horizons. On voit l’émergence de communautés de langue française de plus en plus loin à l’ouest de la vallée du Saint-Laurent.

Un fait est à souligner cependant : les membres de la communauté canadienne-française servent presque essentiellement de main-d’œuvre en région, dans les petites villes et en zones rurales. L’urbanisation ne les attire pas encore en grand nombre. Sauf dans les filatures américaines.

Une élite de langue française importante, aussi bien marchande que professionnelle, se forme dans les grosses villes comme Montréal et Québec. Et, en même temps que s’élèvent les édifices du nouveau Parlement, une élite francophone se forme à Ottawa. Ce centre du commerce du bois devenu la capitale du Canada-Uni attire des fonctionnaires instruits qui se rassemblent et s’organisent socialement. Dans les petites villes et les villages francophones de tout le territoire, des noyaux sont actifs et mettent sur pied des associations locales qui deviendront les embryons des mouvements nationalistes et des groupes d’entraide économique qui s’épanouiront dans les décennies à venir.

Le peuple acadien, quant à lui, a dû d’abord survivre. Pour ce faire, il n’a eu d’autres choix que de se replier sur lui. D’ailleurs, pendant les premières décennies suivant son retour d’exil, il n’existe même pas politiquement, n’ayant pas obtenu le droit de vote avant 1789. Mais le feu couve sous la cendre. Ce peuple, quoique blessé, n’a pas dit son dernier mot... français. Au cours de ces années d’avant la Confédération, plusieurs événements ont discrètement attisé sa foi dans l’avenir. Il a commencé à élire ses propres représentants et des institutions d’éducation ont été fondées, lesquelles donneront sous peu à leurs diplômés la force et les mots pour exprimer ce qu’ils sont.

Dans l’immense territoire qu’est alors l’Ouest, les Canadiens français se rallient aux groupes métis francophones qui contrôlent l’activité commerciale. Dans la colonie plus

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ancienne de la Rivière-Rouge, la communauté s’organise de mieux en mieux. Mais la majorité des regroupements de l’Ouest sont alors isolés, et cette situation entrave le développement de larges centres francophones, comme ceux du Canada-Est. La vie est difficile. Les familles survivent de peine et de misère, du moins dans les premières années de leur installation dans la région. Une des conditions essentielles à la survivance leur fait la plupart du temps défaut : la concentration de la popu-lation qui facilite la sauvegarde de la langue maternelle et des traditions.

Heureusement, l’Église catholique favorise la vie commu-nautaire dans le cadre de la paroisse. Elle rend possible l’éducation en français là où les lois ou l’organisation sociale ne le permettent pas encore. Le modèle paroissial moule les communautés qui partagent ainsi religion, langue, culture, institutions d’éducation et de santé. Les congrégations religieuses servent souvent de lien entre les différents groupes francophones du pays, éloignés par la géographie, la rareté et la précarité des communications.

Ainsi naît un Canada français qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Un pays qui existe par-delà les frontières coloniales et qui demeure la patrie incontestable des Acadiens, des Canadiens français, des Métis franco-phones et des immigrants européens qui se sont récem-ment joints à eux.

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1867 À 1918

BALISES1867 : adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique

1870 : entrée du Manitoba dans la Confédération

1871 : entrée de la Colombie-Britannique dans la Confédération

1873 : entrée de l’Île-du-Prince-Édouard dans la Confédération

1875 : création des Territoires du Nord-Ouest

1880 : annexion au Canada des territoires et des possessions britanniques d’Amérique du Nord, sauf Terre-Neuve 1885 : résistance des Métis à Batoche; condamnation et mort de Louis Riel

1890 : décret sur l’unilinguisme anglais au Manitoba

1895 : création des districts provisoires d’Ungava, deFranklin,deMackenzieetduYukon

1896 : élection du premier francophone au poste depremierministreduCanada: Wilfrid Laurier

1898 : créationduterritoireduYukon

1905 : adhésiondelaSaskatchewanetdel’Alberta à la Confédération

1912 : adoption du Règlement 17 en Ontario et début de la crise scolaire

1914 : début de la Première Guerre mondiale

1916 : abolition de l’enseignement en français au Manitoba

1917 : conscription et affaire Francœur à Québec

1918 : findelaPremièreGuerremondiale

L’Acte de l’Amérique du Nord entre en vigueur le 1er juillet 1867. Il réunit au départ quatre provinces : le Nouveau- Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario et le Québec. Le chef du Parti conservateur, John A. Macdonald, devient premier ministre du nouveau pays.

Cette confédération laisse en plan les colonies de l’Ouest. Quant aux colonies de l’Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve, elles se sont retirées des discussions avant la signature du nouveau régime politique. Les réactions ne sont pas unanimes devant la nouvelle forme de gouvernement.

Pour les nouveaux dirigeants du Canada, la partie n’est nullement gagnée, même dans les provinces signataires. La colère gronde chez les populations de trois des quatre provinces confédérées. De nombreux électeurs du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et du Québec ont l’impression d’avoir été tenus à l’écart d’une décision cruciale pour leur avenir. Seul l’Ontario semble y trouver son compte.

Au cours de ce mois de juillet 1867, paraît à Shédiac (N.-B.) le Moniteur acadien, dont la devise est « Notre langue, notre religion, nos coutumes ». Le fondateur Israël Landry invite ses compatriotes à tirer le meilleur parti possible de cette association politique malgré leur opposition majoritaire aux élections des années précédentes. Par contre, au cours de l’année suivant la mise en vigueur du nouveau régime, la Nouvelle-Écosse, sous Joseph Howe, parle sérieusement de se séparer. Dans la province de Québec, le doute persiste sur les garanties accordées aux Canadiens français. Les dirigeants répondent que l’article 93 de la constitution garantit les droits scolaires des minorités. Cette reconnaissance de droits linguistiques s’avèrera rapidement une pomme de discorde.

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L’ÉTAT DES LIEUXEn 1871, la population totale du Canada est de 3 689 257 âmes. Cette population est rurale à 80,4 %. Les provinces de l’Ontario et du Québec regroupent plus des trois-quarts (76 %) des habitants du nouveau pays. Ceux d’origine française représentent 31,1 % et ceux d’origine britannique, 60,4 %. Dans les quatre provinces fondatrices, le catholicisme est la dénomination religieuse professée par le plus grand nombre, soit 41,5 % des habitants mais, regroupées, les religions protestantes se partagent 51,6 % de la population d’origine européenne. L’agricul-ture et l’industrie forestière représentent près de 43 % du produit national brut, les services, un peu plus de 20 % et le secteur manufacturier, moins de 20 %. Le Canada demeure économiquement un pays préindustriel.

La province de Québec compte alors 1 150 000 habitants, dont 75 % sont de langue française. C’est la province la plus urbanisée. Deux villes sont dignes de ce nom : Montréal, avec 90 323 habitants, et Québec, qui en

compte 58 319. Deux autres villes sont en croissance : Toronto en Ontario et Halifax en Nouvelle-Écosse.

Globalement, les francophones demeurent des ruraux. La zone de peuplement dans la province de Québec s’étend le long des rives du Saint-Laurent et les terres ne suffisent plus. L’exode vers les États-Unis s’amplifie. Le gouvernement et le clergé catholique cherchent à trouver des solutions pour garder la population à l’inté-rieur des frontières du pays. On ouvre de nouveaux points de colonisation. Commence alors, dans la province de Québec, l’occupation lente et difficile des hautes terres de la rive sud et des Laurentides, des rives de l’Outaouais, du Saint-Maurice et du Saguenay. On déborde dans les Cantons de l’Est, haut lieu loyaliste.

Les autorités vantent aussi les terres fertiles de l’est de l’Ontario où s’installent rapidement des familles du Québec, où elles créent des paroisses catholiques. En quelques décennies, deux comtés de cette région acquièrent une majorité francophone.

George-Étienne Cartier fut l’un des principaux instigateurs du projet de création d’une grande confédération des colonies de l’Amérique du Nord, présenté pour la première

fois à Charlottetown en 1864.

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LA CRÉATION DU MANITOBAUn autre facteur déclenche des réactions gouvernemen-tales : l’expansionnisme américain. Les Américains ont des visées de plus en plus nettes sur les terres au nord du 49e parallèle. Les dirigeants canadiens veulent donc arpenter ces terres et les revendiquer au plus tôt. Les négociations sont entamées pour le transfert de la Terre de Rupert au Canada qui, une fois acquise, est renommée Territoires du Nord-Ouest.

Malheureusement, cette prise de possession territoriale se fait sans tenir compte de la réalité des habitants de la région. Amérindiens et Métis ont déjà divisé ces terres et les cultivent depuis de nombreuses années. Une grande partie des Métis est catholique et attachée à la langue française. En 1869, le Métis Louis Riel, fils, met sur pied le Comité national des Métis et demande que ceux-ci soient consultés avant l’arrivée du lieutenant- gouverneur William McDougall, car ils désirent faire valoir leurs droits sur le territoire. Des factions anglo-protestantes voient d’un mauvais œil cette résistance des Métis francocatholiques et s’opposent violemment à leurs demandes, semant ainsi le désordre dans la colonie de la Rivière-Rouge. Soudain, les événements se bousculent.

Le 2 novembre, les Métis prennent possession du Fort Garry et, le 8 décembre, instaurent un gouvernement provisoire. Leurs revendications sont exprimées dans une liste des droits envoyées à Ottawa, où sont exposées les conditions relatives à l’entrée du Manitoba dans la Confédération. L’agitateur orangiste Thomas Scott est emprisonné. Cet aventurier complote contre le gouver-nement provisoire et menace à plusieurs reprises d’assassiner Louis Riel. Après une tentative d’évasion, Scott est jugé en cour martiale et exécuté, au début de 1870, sous les ordres du gouvernement provisoire que dirige Riel.

Le Canada, qui n’a que quelques années d’existence, se divise : Thomas Scott devient le martyr de la cause angloprotestante, surtout en Ontario. Riel, que l’on juge responsable de cette exécution et dont la tête est mise à prix, devient le héros des francocatholiques. Pris entre deux feux qui menacent d’allumer un incendie sans précédent, le gouvernement canadien accepte de garantir les droits religieux et les propriétés des Métis, mais refuse officiellement l’amnistie promise à Louis Riel qui doit fuir aux États-Unis.

Le 15 juillet 1870, le Manitoba devient la cinquième province canadienne. Il s’agit alors d’un territoire qui occupe une superficie d’environ 25 600 km carrés, soit 160 km sur 160 km. La Loi sur le Manitoba accorde à la nouvelle province un gouvernement responsable, des institutions bilingues, un statut égal au français et à l’anglais, des droits scolaires garantis aux catholiques comme aux protestants, ainsi que la garantie des droits de propriétés en ce qui concerne les terres autochtones.

Mais les engagements fédéraux ne sont pas respectés, car une émigration anglophone ontarienne change rapidement la donne. Les Métis sont envahis. La majorité d’entre eux quitte la province qu’ils croyaient la leur et partent vers les territoires plus à l’Ouest. Ceux qui restent fondent, en 1871, l’Association Saint-Jean-Baptiste du Manitoba dans le but de maintenir les traditions canadiennes-françaises, de conserver la foi et la langue qui sont les leurs et de développer chez eux la fierté et la volonté de demeurer ce qu’ils sont.

DEUX NOUVELLES PROVINCESIsolée de l’autre côté des Rocheuses, la Colombie- Britannique recherche la sécurité économique et politique. L’annexion aux États-Unis semble la solution : les Américains viennent d’acheter l’Alaska à la Russie (1867) et ne demanderaient pas mieux que de relier phy-siquement ce territoire à l’ensemble de leur pays. Mais

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ce n’est pas l’avis de tous. Une partie de la population demeure loyale à ses origines britanniques. À cela s’ajoutent les promesses fédérales non négligeables d’assumer les dettes encourues par ce territoire et d’achever le chemin de fer jusqu’au Pacifique en 10 ans. Marché conclu ! Le 20 juillet 1871, la Colombie- Britannique devient la sixième province canadienne. Un temps majoritairement francophone, la nouvelle province devient peu à peu largement anglophone. Mais les Canadiens français y défendent leur identité, leur langue et leur culture et s’organisent en communautés sur l’île de Vancouver et dans la vallée du Fraser.

Le 1er juillet 1873, l’Île-du-Prince-Édouard entre à son tour dans la Confédération canadienne, devenant la septième province du pays. Endettée par la construction de son chemin de fer, la colonie voit maintenant certains avantages à faire partie du Canada. La fédération lui accorde quelque 80 000 $ pour acheter des terres des propriétaires absents, système qui ralentit considé-rablement son développement agricole. En plus de pouvoir entrer en possession de son chemin de fer, la nouvelle province bénéficiera d’un service de traversier avec le continent, ce qui aura une incidence positive sur son économie.

LES TERRITOIRES DU NORD-OUESTÀ cette époque, les Territoires du Nord-Ouest couvrent une région qui comprend les Territoires du Nord-Ouest actuels, le Yukon, le Nunavut, l’Alberta, la Saskatchewan, la plus grande partie de l’actuel Manitoba et le nord actuel des provinces de l’Ontario et du Québec. Cette terre immense a d’abord pour capitale Battleford puis, à partir de 1882, Regina. Le Parlement fédéral applique sur ce territoire la législation du Manitoba, permettant l’établissement d’écoles séparées, avec taxation à cet effet. Les catholiques de langue française se bâtissent

des écoles. En 1877, le bilinguisme officiel est instauré aux délibérations du Conseil des Territoires et devant les tribunaux. Les documents officiels sont rédigés dans les deux langues.

En 1880, les îles de l’Arctique, qui appartenaient à la Couronne britannique, sont concédées au Canada. En 1882, c’est la formation, par décret, des districts provisoires d’Assiniboine, de Saskatchewan, d’Alberta et d’Arthabaska. En 1905, à même la superficie de ces districts, sont créées la Saskatchewan et l’Alberta qui deviennent ainsi les huitième et neuvième provinces canadiennes. En 1898, le Yukon devient officiellement un territoire du Canada. Terre-Neuve, quant à elle, refuse toujours d’entrer dans la Confédération.

LE CHEMIN DE LA TERRE PROMISELa promesse de relier l’Atlantique au Pacifique par un chemin de fer doit être rapidement tenue pour assurer la stabilité du gouvernement. Mais il est bientôt révélé que la compagnie privée qui a obtenu le lucratif contrat

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique est signé le 1er juillet 1867. Par la suite, d’autres provinces s’ajoutent à tour de rôle

dans la confédération.

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de cette construction verse de fortes contributions à la caisse électorale du parti au pouvoir. Le scandale éclate en 1872 et, en janvier 1874, le gouvernement conser-vateur de John A. Macdonald perd l’élection au profit des libéraux d’Alexander Mackenzie.

Le nouveau gouvernement opte pour une construction par étape pouvant servir les régions et répondre à leurs besoins immédiats. L’Intercolonial permet, dès 1876, des échanges intensifiés entre l’Ontario, le Québec et les Maritimes.

Par ailleurs, la Colombie-Britannique rappelle au fédéral la condition de son entrée dans la Confédération en 1871 : un chemin de fer dans 10 ans. En 1880, des hommes d’affaires montréalais fondent le Canadien Pacifique et promettent qu’une voie ferrée atteindra le Pacifique dans la prochaine décennie. Le 7 novembre 1885, la plus longue ligne ferroviaire du monde est réalisée. Ce chemin de fer ouvre de nouveaux secteurs de colonisation et de développement minier.

Le Moyen-Nord ontarien se développe. Des familles canadiennes-françaises migrent de la vallée laurentienne et établissent des villages le long de la voie ferrée. Les hommes se livrent à l’agriculture l’été et travaillent aux chantiers l’hiver. En 1881, le chemin de fer relie Ottawa à Sault-Sainte-Marie en passant par Mattawa. En 1883, la découverte d’importants gisements de cuivre et de nickel à Sudbury provoque un véritable boom dans le Moyen-Nord ontarien. La commu- nauté canadienne-française des quartiers ouvriers de Sainte-Anne et du Moulin-à-Fleur crée un réseau d’institutions autour du noyau de la paroisse Sainte- Anne-des-Pins. En 1884, la communauté bâtit une école primaire et, en 1888, est fondée la Commission des écoles séparées. En 1903, la découverte d’un gisement d’argent à Cobalt, près d’Haileybury, ouvre le Grand Nord ontarien, de Cochrane à Hearst. Les Canadiens français travaillent dans les mines et dans l’industrie forestière alors en plein essor, et fondent des paroisses catholiques.

En 1906, le National Transcontinental, qui va de Moncton à Winnipeg, est raccordé à l’axe nord-sud du Temiscaming and Northern Ontario. Les terres du Nord ontarien devenues ainsi accessibles attirent d’autres colons canadiens-français et, situé à la jonction des deux voies ferrées, le village de Cochrane grossit rapidement. Le chemin de fer se prolonge, les colons se regroupent dans d’autres villages agricoles qui sont fondés peu à peu, tels Moonbeam, Val-Rita, Hearst. L’exploitation forestière dans la région de Kapuskasing et les mines de Timmins et de Porcupine entraînent un peuplement qui suit le plus souvent la voie ferrée. De 1880 à 1910, la population francophone double en Ontario !

Le passage du chemin de fer encourage aussi l’ouverture de nouveaux lieux de colonisation en Acadie. Dans les années 1910, les terres fertiles de la Restigouche attirent des colons acadiens et des familles du Québec. Dans la région de Saint-Quentin-Kedgwick, au Nouveau- Brunswick, Mgr Melanson joue un rôle semblable à celui tenu, trente ans plus tôt à Saint-Jérôme, au Québec, par le curé Labelle, l’ardent défenseur de la colonisation des Basses-Laurentides.

LES GRANDS DÉPARTSÀ la fin des années 1870, s’amorce une vague d’immigra-tion de francophones du Québec vers les Prairies, principalement vers le Manitoba, mais aussi dans les Territoires du Nord-Ouest qui englobent encore alors les terres allant jusqu’aux Rocheuses. Plusieurs familles arrivent directement de leur milieu d’origine, d’autres le font après avoir travaillé quelques années aux États-Unis. Une élite se forme, fonde des journaux, émet ses opinions politiques et promeut la colonisation. Ces francophones se regroupent autour des paroisses catholiques, aussi bien dans les milieux ruraux que dans

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les petites villes, et ce sont les paroisses qui encadrent la vie quotidienne et sociale de ces gens et assurent l’éducation des jeunes. Grâce à cette forme de regroupe-ment, les institutions francophones se solidifient et serviront, quelques décennies plus tard, au développe-ment économique de ces centres qui pourront ainsi prendre en charge leur avenir.

L’année 1898 sonne une nouvelle ruée vers l’or, cette fois dans la région de la rivière Klondyke au Yukon. Beaucoup de francophones y prennent part. Ils ont laissé leurs noms à des lacs, à des montagnes et à de petites rivières. Toute une toponymie témoigne de leur venue.

En 1909, la Canadian Western Lumber Co. – future Fraser Mills – décide de recruter une main-d’œuvre canadienne-française, réputée pour son expérience du métier de bûcheron. Plusieurs familles signent des contrats avec la compagnie et quittent le Québec pour s’installer aux environs de Coquitlam en Colombie- Britannique. La vie y est difficile : un train sert d’habitation aux arrivants pendant que se construit leur quartier de Maillardville. En 1910, un nouveau contingent de francophones vient agrandir le village. D’autres familles se joignent bientôt à ces premiers colons, attirées par la présence d’une communauté francophone et catholique et par la possibilité de travailler dans l’industrie du bois. La paroisse Notre-Dame-de-Lourdes est bientôt formée.

L’industrialisation ne cesse de se développer dans les États du Nord-Est américain. Les filatures engagent de plus en plus d’ouvriers. Pour beaucoup de Canadiens français, les villes américaines déjà constituées semblent plus alléchantes que l’aventure vers des terres inconnues à des milliers de kilomètres plus à l’ouest. Malgré les exhortations du clergé et les efforts des gouvernements fédéral et provinciaux, l’exil se poursuit : quelque 900 000 Canadiens français s’expatrient.

LES APPORTS DE L’EUROPEEntre 1897 et 1914, on assiste à l’arrivée au Canada d’immigrants venus de partout dans le monde. En 18 ans, plus de 3 millions de personnes venant des îles Britanniques, des États-Unis, d’Europe continentale et d’Asie s’installent au Canada. L’immigration asiatique est si nombreuse qu’à partir de 1904 le gouvernement se voit dans l’obligation d’imposer des mesures pour la ralentir.

Un grand nombre d’immigrants de langue anglaise s’installent dans les Prairies. Leur venue change la répartition linguistique de la région, et forte de cette constatation, la nouvelle majorité pousse le gouverne-ment à faire de l’anglais la seule langue officielle au Manitoba. De plus, dans les années 1880, les terres du Midwest américain deviennent rares. Beaucoup de fermiers franchissent la frontière et se joignent à ceux qui se sont déjà installés dans les Prairies canadiennes.

Au cours de l’année 1913, un record est atteint : 400 000 personnes s’ajoutent à la population du pays. Les raisons d’une telle popularité du Canada auprès des Européens sont simples : le fédéral a lancé une campagne de publicité en vue d’attirer des immigrants non catholiques dans les Prairies : on y offre gratuitement des terres et la traversée est payée. La réponse dépasse les attentes.

L’immigration francophone en provenance de l’Europe n’est pas très nombreuse. Elle existe toutefois, grâce au travail des missionnaires colonisateurs. Des colons belges, suisses et français se regroupent en petites commu-nautés dans les provinces de l’Ouest, principalement au Manitoba, et se joignent aux contingents de Canadiens français déjà sur place. Beaucoup de membres du clergé catholique de France, aux prises alors avec des lois draconiennes sur la laïcité, arrivent au Canada travailler auprès des populations métisse et autochtone et

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cherchent à favoriser la colonisation. On constate aussi que de plus en plus de familles originaires de la province de Québec décident, après quelques années passées aux États-Unis, de s’installer dans les Prairies et de reprendre la vie rurale. Ces familles s’intègrent aux francophones déjà établis dans les paroisses catholiques.

Il est à noter que les populations canadienne-française et acadienne augmentent, partout au pays, grâce à une natalité élevée. Les maisonnées de plus de 10 enfants sont la norme aussi bien dans les Maritimes et au Québec qu’ailleurs au Canada.

DU RÊVE À LA RÉALITÉLes Métis et les Amérindiens des Prairies doivent s’adapter aux nouvelles réalités créées par l’accroisse-ment, chez eux, de la colonisation d’origine européenne et canadienne de l’Est. Beaucoup de ces terres, données gracieusement aux nouveaux arrivants, font partie de leurs territoires. Les Métis qui avaient quitté la province naissante du Manitoba se sont retrouvés nombreux dans la région de Batoche (Saskatchewan). Ils se voient obligés de revivre un scénario semblable à celui vécu, quelques décennies auparavant, dans la colonie de la Rivière-Rouge. Ils demandent que l’on respecte leur façon de vivre et la division territoriale qu’ils ont établie. Ottawa cherche à gagner du temps et reporte son action. À bout de patience, les Métis recourent à Louis Riel.

L’exilé rentre des États-Unis et vient au secours de ses compatriotes. Avec eux, il formule des demandes précises, mais elles ne semblent pas être entendues. En 1885, la résistance s’organise. Louis Riel et Gabriel Dumont la dirigent. La dernière bataille a lieu près de Batoche. Dumont réussit à s’enfuir aux États-Unis. Riel est fait prisonnier, jugé, et reconnu coupable de haute trahison. L’annonce de sa pendaison, le 16 novembre 1885, déclenche des émeutes dans nombre de villes et villages canadiens-français du pays. Cette condamnation alimente

chez eux un vif sentiment d’injustice. Elle polarise la com-position ethnique du Canada et, à peine une quinzaine d’années après l’entrée en vigueur du régime confédéral, la majorité anglophone, partout au pays, cherche à miner les garanties linguistiques offertes par la Confédération. L’éducation est le secteur le plus souvent visé.

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique a déterminé des secteurs de compétence fédérale et d’autres de compétence provinciale. Ainsi, la santé, les affaires municipales, les lois civiles et l’éducation sont du ressort des provinces. La Constitution de 1867 garantit le droit à l’éducation dans la religion catholique ou protestante. Non à des écoles françaises ou anglaises ! Beaucoup, parmi les Canadiens français et les Acadiens, associent toujours écoles catholiques et écoles de langue française.

Au début du XXe siècle, les journaux de langue française se multiplient pour desservir la population francophone du pays.

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Ce qui était le cas jusqu’alors. Mais l’immigration irlandaise des dernières décennies a fait croître une population de langue anglophone, mais catholique. La majorité protes-tante accepte mal que les fonds publics servent aux catholiques. Habituée à la diversité des congrégations religieuses dans ses rangs, elle croit que c’est aux parents que revient la tâche de l’éducation religieuse des enfants et que le système scolaire, comme l’État, doit rester neutre en cette matière.

Tour à tour, les gouvernements du Nouveau-Brunswick, du Manitoba, des Territoires du Nord-Ouest et de l’Ontario votent des lois qui vont à l’encontre des droits linguistiques des francophones. Ces lois n’ont qu’un but : ne payer que pour des écoles de langue anglaise. Par exemple, en 1871 au Nouveau-Brunswick, une grave crise scolaire est amorcée par la promulgation de la Loi des écoles communales qui interdit les écoles confes-sionnelles. Un compromis intervient après quatre longues années de tensions et de discussions. Il permet aux membres des communautés religieuses d’enseigner, mais n’accorde le droit à l’instruction religieuse qu’après les heures de cours. C’est un épisode important de l’histoire acadienne en matière d’éducation.

En 1890, le gouvernement manitobain abolit le carac-tère bilingue de la province et fusionne les systèmes scolaires français et anglais. Une contestation judiciaire s’ensuit, qui est menée jusqu’au Conseil privé de Londres. Ce dernier juge que l’éducation est du ressort des provinces, mais que le fédéral peut adopter une loi pour clarifier cette situation. Les négociations aboutissent en 1896 au Compromis Laurier-Greenway. Cette loi permet l’enseignement de la religion après les heures de classe, pendant une demi-heure, si 10 chefs de famille le demandent. Elle permet aussi l’embauche de personnel enseignant catholique s’il y a au moins 10 enfants catho-liques, en milieu rural, et 40, en milieu urbain. Cette loi introduit officiellement deux notions : la distinction entre la langue et la religion, et le nombre minimal d’élèves requis pour offrir l’enseignement dans une autre langue. Cette loi manitobaine demeure en vigueur jusqu’en 1916. À la même époque, en 1892, le Conseil des Territoires du Nord-Ouest centralise le système scolaire et fait de l’anglais la seule langue d’enseignement.

Minoritaires, Acadiens et Canadiens français sont tenus de s’incliner, du moins pour l’instant. Isolés les uns des autres, ils ne possèdent souvent ni les moyens financiers, ni la force du nombre pour s’organiser, réagir et faire face. Mais cela est sur le point de changer.

Le gouvernement ontarien suit ce courant d’empiètement sur les droits des francophones, nourri par les principes orangistes de plusieurs de ses membres, et encouragé par un allié pour le moins surprenant : le clergé catholique irlandais qui a pourtant lui-même largement souffert des interventions de l’Ordre d’Orange. En 1885, on impose l’enseignement DE l’anglais dans les écoles de langue française, pour ensuite, y imposer l’enseignement en anglais en 1890. On cherche l’assimilation pure et simple de la population francophone de l’Ontario dont l’accroissement rapide inquiète au plus haut point les anglophones. Le couperet d’une nouvelle loi tombe en 1912. La réaction qu’elle provoque dans la population de langue française n’aurait jamais pu être imaginée.

L’ÉGLISE ET LA NATIONAu Canada français, le nationalisme se répand. Il s’inscrit dans une démarche européenne qui, à partir de 1830 et jusque vers les années 1870, favorise l’unification de petits royaumes en pays. C’est au cours de ce siècle que naissent – en tant que pays – la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, et l’idée fleurit que chaque nation a droit à un territoire propre. Une nation, un pays. Telle est la devise du nationalisme.

Parallèlement, la seconde moitié du XIXe siècle est la grande période de l’industrialisation, de l’expansion et de la multiplication des lignes de chemins de fer en Europe. L’urbanisation est en plein essor. On croit à la modernité et à la science qui apportera des solutions aux problèmes humains. Les journaux se répandent... et les idées aussi. Le nombre des ouvriers augmente

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constamment. Les syndicats nés de la pensée socialiste réclament un meilleur traitement pour ces ouvriers devenus de véritables bêtes de somme pour les industriels capitalistes. La classe ouvrière s’organise et devient une force montante. Les idées socialistes font leur chemin. La condition des enfants qu’on fait travailler très jeunes en usine et l’exploitation qu’on fait de leur santé et de leur énergie à des fins économiques éveillent les consciences morales.

Le pape Léon XIII est alerté et dénonce dans son encyclique de 1891 Rerum novarum le traitement que subissent les ouvriers de tout âge. Mais il met aussi les catholiques en garde contre les théories d’un certain Karl Marx. Pour contrer le socialisme, il jette les bases d’un catholicisme social et propose le coopératisme économique.

L’élite canadienne-française de cette époque se nourrit, d’une part, des écrits des nationalistes de France et, d’autre part, des idées émises par le pape dans son encyclique. Nationalisme et coopératisme trouvent des échos favorables chez les intellectuels, les professionnels et les membres du haut clergé catholique. L’affaire Riel et les crises scolaires vécues dans plusieurs provinces entretiennent le ressentiment nationaliste. Les Canadiens français prennent conscience de leur identité propre et du fait qu’ils vivent dans une grande famille catholique et francophone dont les ramifications s’étendent dans l’ensemble du Canada. Si les ténors nationalistes œuvrent dans la province de Québec, la chorale chante partout au pays !

LES PRISES DE POSITION NATIONALISTESEn 1881, à Memramcook, au Nouveau-Brunswick, a lieu la première Convention nationale des Acadiens. Près de 200 délégués officiels se réunissent au Collège Saint-Joseph. Les discussions portent sur l’éducation, l’agriculture, la colonisation, l’émigration, la presse et le choix d’une fête nationale. Le 15 août – fête de l’Assomption – est adopté comme date. On fonde alors la Société nationale l’Assomption (SNA) qui se donne comme mission de canaliser les énergies des nationalistes dans le but de revendiquer les droits du peuple acadien. Les délégués sont appuyés par quelque 5 000 Acadiens venus célébrer ces retrouvailles. Cette société devient l’organisme officiel de défense des droits des Acadiens. En 1884, la seconde Convention a lieu à Miscouche à l’Île-du-Prince-Édouard. C’est là que sont adoptés l’hymne Ave Maris Stella, la devise « L’union fait la force », un insigne national et le drapeau tricolore étoilé.

À partir des années 1890, les Acadiens entreprennent aussi des démarches pour la nomination d’un évêque acadien dans les Maritimes. Ils obtiendront gain de cause en 1912 quand Mgr Édouard LeBlanc sera nommé évêque du diocèse de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick.

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Dans la province de Québec, le nationalisme se cristal-lise autour de ce que beaucoup appellent « la trahison » des ministres francophones à Ottawa, qui n’ont pas su protéger Riel, et il s’attaque à la Confédération en plaidant le bilinguisme dans les institutions fédérales. Des personnages flamboyants, comme le journaliste Henri Bourassa, animent les foules. Orateurs chevronnés et écoutés, ces individus savent expliquer leurs idées, argumenter, défendre leurs opinions et attirer des disciples. Le militantisme grandit et prend force dans toutes les classes de la société francophone. En Acadie, au Québec et en Ontario, les francophones se réunissent en grandes assemblées publiques à résonance politique et religieuse sur fond nationaliste.

LE DROIT DE PAROLECette prise de conscience a besoin de moyens bien orga-nisés pour se manifester. On se munit donc de nouvelles associations et de nouvelles institutions. Trois secteurs principaux sont mis de l’avant : la culture, l’éducation, l’économie. Dans le domaine de l’éducation, d’autres col-lèges ouvrent leurs portes et plusieurs associations sont mises sur pied en ce tournant du XXe siècle. Elles auront une portée à court et à long terme en milieu minoritaire.

Des associations culturelles, patrimoniales et d’études linguistiques sont créées. En 1902, par exemple, des pro-fesseurs de l’Université Laval établissent la Société du parler français au Canada à laquelle on doit les premiers travaux sérieux consacrés à l’étude du français en usage au Canada français. Cette société regroupe l’élite intel-lectuelle de l’époque. En 1912, elle organise le premier congrès de la langue française, vaste rassemblement de francophones de tous les coins de l’Amérique qui vise à améliorer la langue parlée, en tout temps et en tout lieu.

L’année 1902 voit aussi la création de la Société histo-rique de Saint-Boniface, dont le mandat est de conserver et de promouvoir le patrimoine francophone dans l’Ouest canadien et, plus précisément, au Manitoba.

L’Union des Canadiens français, un organisme socioculturel de Vancouver cherche, dès 1905, à réunir les franco-phones de la région. En 1912, est fondée l’Association catholique franco-canadienne de la Saskatchewan. En 1913, le Cercle Jeanne-D’Arc assure des représen- tations théâtrales à Edmonton. En 1871, les jésuites prennent en charge le Collège de Saint-Boniface qui deviendra, en 1877, l’un des collèges fondateurs de l’Université du Manitoba. En 1890, la communauté des Pères Eudistes ouvre le Collège Sainte-Anne de la Pointe-de-l’Église en Nouvelle-Écosse, au cœur de la région acadienne. En 1893, c’est la fondation de l’Association des instituteurs

En 1916, à Ottawa, des femmes armées de leur épingle à chapeau se mobilisent pour défendre deux enseignantes expulsées pour avoir

enseigné en français. Cet événement devient le symbole de la lutte des francophones contre le Règlement 17.

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acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard qui encourage et soutient l’enseignement de la langue française dans les écoles publiques de la province. En Alberta, en 1908, est fondé le Juniorat Saint-Jean à Pincher Creek. Cette institution sera transférée à Edmonton en 1910 et deviendra, en 1942, le Collège Saint-Jean, d’abord affilié à l’Université d’Ottawa. En 1918, c’est au tour du Collège Mathieu de Gravelbourg, en Saskatchewan, d’ouvrir ses portes et de s’affilier, lui aussi, à l’Université d’Ottawa. Ces institutions se donnent comme mission de former une élite canadienne-française.

En Ontario, le Grand congrès des Canadiens français d’Ontario a lieu en 1910. Son but ? Travailler à améliorer l’enseignement en français dans la province. Une asso-ciation est fondée : l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO) qui prendra la tête d’un immense mouvement de contestation en 1912.

En 1911, a lieu le premier congrès pédagogique franco-phone acadien à Saint-Louis-de-Kent. Instituteurs et institutrices se réunissent en cercles pédagogiques pour traiter de problèmes relatifs à leur profession et innover dans leur pratique éducative.

En 1916, avec la loi Thorton, le gouvernement du Manitoba instaure l’école obligatoire et supprime les écoles bilingues, abolissant de ce fait l’éducation en fran-çais dans la province. Les institutrices imaginent divers stratagèmes pour continuer d’enseigner en français. Cette situation entraîne la fondation de l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM) qui deviendra très active dans la sauvegarde de l’enseignement du français dans cette province. En 1917, l’attitude rébarbative de la Saskatchewan School Trustees Association pousse les commissaires de langue française à fonder l’Association des commis-saires d’écoles franco-canadiens (ACEFC). Cette asso-ciation jouera un rôle important dès l’année suivante quand le gouvernement limitera le droit d’enseigner en français à une heure par jour, sauf dans les classes de première année.

À Ottawa, en 1914, lorsque commence la Première Guerre mondiale, Almanda Marchand recrute quelques dames de la ville et fonde avec elles un groupe de soutien qui s’occupe des familles de soldats canadiens-français partis au front en Europe. Ce groupe devient la Fédération des femmes canadiennes-françaises (FFCF) qui évoluera constamment au cours des décennies suivantes afin que ses objectifs reflètent les changements politiques, sociaux et culturels qui s’opèrent dans la vie des femmes canadiennes-françaises.

La population canadienne-française prend aussi conscience du pouvoir que peut avoir la prise en main de sa propre économie. Le 6 novembre 1900, à Lévis, au Québec, Alphonse Desjardins et son épouse Dorimène fondent la première caisse populaire. Leur idée est d’organiser le crédit sur la base de l’épargne populaire et d’en faire un instrument d’émancipation économique des Canadiens français. Une décennie plus tard, en 1910, c’est au tour de l’Ontario d’ouvrir sa première caisse populaire. En 1913, déjà 17 de ces établissements coopératifs servent des communautés canadiennes- françaises de l’Ontario. La Saskatchewan n’est pas en reste. En 1916, à Albertville, s’ouvre la première caisse populaire de l’Ouest.

« FAIS CE QUE DOIS »Dans une société qui ne connaît ni la radio ni la télévision, les journaux revêtent une importance qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Grâce au chemin de fer qui permet une distribution plus rapide, une ville frontalière comme Ottawa peut recevoir quotidiennement les journaux de Montréal et de Québec et, dans les Maritimes, un journal peut circuler dans plusieurs régions d’une même province.

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Souvent, les journaux se présentent d’abord comme des hebdomadaires pendant leurs premières années d’existence et, graduellement, ils deviennent des quoti-diens. Le journal est un instrument d’échange d’idées. Dans leurs éditoriaux et leurs articles d’opinions, les journalistes utilisent un vocabulaire riche, mais virulent. On ne connaît pas alors les règles de la recti-tude politique. Le sarcasme est courant. On appelle un chat, un chat. Parfois même, un chat, un tigre !

Les journaux alimentent les débats politiques et culturels aussi bien dans l’arène locale que dans les arènes provin-ciale et nationale. Ils sont les instruments inégalés de l’éveil et de l’éducation politique des Canadiens français. À Ottawa, les lectures publiques de journaux pour les gens qui lisent peu ou pas sont devenues très fréquentées.

Beaucoup d’hebdos apparaissent et disparaissent chaque année. Peu d’entre eux survivent plus de deux ou de trois ans. Un journal coûte cher à publier. Il est souvent ouvertement financé par un parti politique, une association, un groupe de professionnels ou d’hommes d’affaires. Les opinions du journal sont celles de ses propriétaires. Les éditoriaux en font foi. Chacun le sait. Personne ne s’en offusque. Les journaux d’alors s’op-posent aux opinions qu’émettent les uns et les autres, les commentent, se répondent, se provoquent.

Au tournant du XXe siècle, les journaux de langue française se multiplient pour servir la population francophone du pays :

1871 : Joseph Royal fonde Le Métis, premier journal de langue française au Manitoba, qui deviendra plus tard Le Manitoba.

1884 : Le 20 octobre est fondée La Presse à Montréal, quotidien qui reste encore de nos jours un des journaux les plus importants du Québec.

1885 : 1885 : À Bathurst (N.-B.) est fondé Le Courrier des Provinces maritimes, hebdomadaire d’idéologie nationaliste, qui s’adresse aux élites acadiennes. Il durera jusqu’en 1904.

Partout, des journaux sont fondés. Certains n’ont qu’une existence éphémère, quelques mois ou quelques années, tels Le Trappeur et L’Ouest canadien, premier journal de langue française en Alberta (1898-1900), tandis que d’autres durent plusieurs années, comme L’Écho du Manitoba (1888-1903), Le Soleil de l’Ouest (1911-1916).

Quelques-uns auront une longue carrière d’information :

1887 : L’Évangéline paraît à Digby, en Nouvelle-Écosse, le 23 novembre. Les thèmes en sont l’agriculture, l’éducation, la religion, la politique, la langue et le nationalisme acadien. En 1905, ce journal sera transféré à Moncton. D’hebdomadaire, il deviendra quotidien en 1949 et disparaîtra en 1982.

1893 : L’Impartial est fondé à Tignish, à l’Île-du-Prince-Édouard. C’est le premier journal francophone de cette province. Il a pour objectif l’avancement de la cause acadienne sur les plans social, intellectuel et moral. Il se veut impartial politiquement – d’où son nom – et sert d’agent de liaison entre les collectivités acadiennes de la province. Il suspend ses activités en 1915.

1910 : À Montréal, Henri Bourassa fonde le journal Le Devoir. Sa devise est sans équivoque : « Fais ce que dois ». Il est toujours publié aujourd’hui.

1910 : Le Patriote de l’Ouest publie son premier numéro à Duck Lake dans le nord-ouest de la Saskatchewan. En 1915, il devient l’organe de l’Association catholique franco- canadienne de la Saskatchewan, fondée en 1912, et défend la langue française et le catholicisme. Il sera publié jusqu’en 1941, où il se fusionnera avec le journal La Liberté, un hebdo indépendant de tout parti politique, fondé en 1913 par l’archevêque de Saint- Boniface (Manitoba), Mgr Adélard Langevin.

1913 : Le Madawaska est fondé à Edmundston. Le nord-ouest du Nouveau-Brunswick a maintenant son hebdomadaire en français.

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Mais il est un journal dont il faut souligner particulière-ment la fondation au cours de ces années-là parce qu’il paraît à l’occasion d’un affrontement sans précédent en Ontario. Le 27 mars 1913 est publié à Ottawa le premier numéro du quotidien Le Droit dont la devise s’affiche avec résolution comme une promesse : « L’avenir est à ceux qui luttent ».

On ne saurait mieux résumer la crise du Règlement 17.

« L’AVENIR EST À CEUX QUI LUTTENT »L’accroissement de l’immigration francophone suscite, chez de nombreux groupes anglophones, la peur de la French Domination. Particulièrement en Ontario où l’Ordre d’Orange devient vociférant. Les orangistes sont en position forte au gouvernement de la province et la pression s’accentue sur lui pour qu’il enquête sur le système des écoles séparées (catholiques). Le clergé irlandais catholique devient leur allié contre leurs coreli-gionnaires de langue française.

Le système des écoles séparées de l’Ontario, qui s’est développé rapidement pour répondre à la croissance démographique des Canadiens français, est jugé ineffi-cace. Selon le rapport d’enquête, les maîtres sont sous-qualifiés, mais l’enquêteur ajoute que l’enseigne-ment qu’ils donnent est bon! En 1912, le gouvernement impose un système de double inspectorat aux écoles séparées et limite l’enseignement du français aux deux premières années du primaire. C’est le Règlement 17 dont la promulgation débouche sur une crise scolaire qui durera 15 ans.

Les membres de l’élite canadienne-française d’Ottawa, dont Samuel Genest et Napoléon-Antoine Belcourt, en appellent au gouvernement fédéral et aux tribunaux civils pour faire invalider la loi ontarienne sur un plan constitutionnel. La bataille se transporte d’une part au Conseil privé de Londres et, d’autre part, au Vatican.

Dans l’attente des jugements, la communauté canadienne- française d’Ottawa entraîne les communautés franco-phones de toute la province dans une campagne de désobéissance civile. Des conseils scolaires refusent de renvoyer les instituteurs réfractaires au règlement, des institutrices occupent des établissements scolaires, d’autres ouvrent des écoles parallèles. Des marches de protestations, auxquelles participent professeurs et élèves, sont organisées dans la capitale canadienne. Les inspecteurs gouvernementaux voient les écoles qu’ils doivent visiter se vider de leurs écoliers et de leurs enseignantes à leur arrivée. Ailleurs, l’entrée de l’établis-sement leur est carrément interdite! Le Conseil des écoles séparées d’Ottawa est enjoint par l’État provincial de se conformer sous peine de se voir couper les subven-tions. Il refuse. Durant le jour, des mères montent la garde devant l’école Guigues qu’occupent des dissidents. Des équipes masculines prennent la relève à la nuit.

Les Canadiens français de partout au pays se révoltent contre le traitement réservé aux leurs en Ontario et voient cette situation comme une violation flagrante du pacte de 1867. Les manifestations de solidarité se multiplient. Les nationalistes du Québec dénoncent vertement ce Règlement 17 dans leurs journaux et prennent la défense de ceux qu’ils nomment les « Blessés de l’Ontario ». Ils font pression sur leurs députés pour qu’ils proposent une motion sur le respect des droits des minorités. Les écoles parallèles de l’Ontario français survivent grâce aux dons de différentes associations francophones du Canada, dont la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, les gouvernements municipaux et les commissions scolaires de la province de Québec, à ceux de particuliers et de commerçants des provinces canadiennes et, bien sûr, grâce au courage et à la détermi-nation des institutrices et des instituteurs de l’Ontario qui continueront d’enseigner durant des années en dépit du fait qu’ils ne sont que peu ou pas du tout rémunérés.

Fondé par le père oblat Charles Charlebois, Le Droit est l’instrument de ce combat. Il tient la population au fait des développements de la crise scolaire. En 1916, le Conseil privé de Londres statue en faveur de la validité

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du Règlement 17, puisque l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique garantit le droit à recevoir l’instruction selon sa foi religieuse et non selon sa langue maternelle. Dans plusieurs régions de l’Ontario, les parents et les commissaires se plient alors au règlement ou en arrivent à certains compromis avec les représentants du gouvernement. Dans l’Est ontarien, cependant, la mobilisation se poursuit.

La crise du Règlement 17 n’empêche nullement la création, en 1913, d’un collège classique à Sudbury : le Collège du Sacré-Cœur, qui deviendra plus tard l’Université de Sudbury et l’une des institutions mères de l’Université Laurentienne. De plus, la principale critique de l’enquêteur gouvernemental étant la qualifi-cation des maîtres d’école canadiens-français, une école de pédagogie ouvre ses portes à Ottawa avec le concours de l’université de la ville et de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO). Cette école de pédagogie deviendra la faculté d’éducation en 1969.

Ce n’est qu’en septembre 1927 que le gouvernement d’Ontario fera une série de concessions aux parents francophones. Les enfants recevront dorénavant un programme d’enseignement bilingue au primaire et, dans les écoles secondaires privées, on tolérera l’enseignement de certaines matières en français. Le Règlement sera finalement abrogé en 1944.

Cette crise marque profondément la population de langue française de l’Ontario et force tous les Canadiens français à se prendre en main. Plusieurs institutions créées dans la foulée de ces événements deviendront des bastions d’affirmation canadienne-française et serviront de base à toute la structure socioculturelle francophone de la province, qui s’épanouira dans les décennies à venir.

LA GRANDE GUERREEn 1914, après des années de tension et de provocations de part et d’autre, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. D’autres pays d’Europe entrent dans le conflit qui devient vite une tragédie mondiale. Cette guerre de 1914-1918 sera l’une des plus meurtrières de l’histoire de l’humanité.

Les événements qui se déroulent en Europe font vite entendre leurs échos au Canada. Le Dominion du Canada demeurant sous tutelle britannique, certaines mesures sont immédiatement prises telle La Loi sur les mesures de guerre. Cette loi accorde au gouvernement des pou-voirs exceptionnels pour assurer la défense et la sécurité du pays. Par exemple, elle interdit les lock-out et les grèves aussi longtemps que dure la guerre. Les immi-grants venus de pays maintenant ennemis sont fichés. Certains sont même placés en détention. Le droit de vote est retiré à tous ceux qui sont arrivés au pays après 1902. Une armée est levée : le Corps expédition-naire canadien. L’enrôlement débute peu après. Il reste volontaire. Mais le nombre des répondants est rapidement jugé insuffisant.

En 1916, le premier ministre du Canada décide de doubler l’effort de guerre du pays en faisant passer le nombre de soldats envoyés au front de 250 000 à 500 000 hommes et, en 1917, il institue la conscrip-tion. Les hommes appelés sous les drapeaux sont âgés de 20 à 45 ans. Les agriculteurs, habituellement exemptés, sont eux aussi conscrits. Chez les Canadiens français, les hommes de ce créneau d’âge représentent 40 % de la population. Or, les volontaires enrôlés jusqu’alors ne représentent que 4 % des effectifs possibles. Les journaux anglophones s’interrogent... et s’indignent, car ces chiffres reflètent, selon eux, un grave problème d’allégeance des francophones à la Couronne britannique.

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Le pays se retrouve divisé. Le Parti libéral du Canada se scinde en deux sur la question de la conscription. Après la réélection du conservateur Robert Laird Borden, un nouveau cabinet est constitué et aucun Canadien français n’en fait partie. Au Québec, on traduit ce fait comme une preuve de plus qu’il est impossible pour les francophones de décider de leur sort en temps de crise et qu’on les oblige à s’incliner devant le désir d’une majorité anglophone. Les discussions deviennent enflammées au Parlement de Québec et prennent bientôt des allures de révolte. Le député Joseph-Armand Francœur propose la séparation du Québec de la Confédération. La foule manifeste dans les rues. La Gendarmerie royale ne peut la contenir et fait appel à l’armée. C’est la répression... puis l’amertume.

Un bon nombre de francophones de l’Ouest partagent la position du Québec contre la conscription, surtout en ce qui concerne l’envoi au front des agriculteurs. Mais l’ensemble du milieu dans lequel ils évoluent est davantage en accord avec la loi, et les Canadiens français sentent cette pression de la majorité. Plusieurs colons français récemment immigrés dans les Prairies choisissent de rentrer en France et de se battre pour leur mère patrie. Des communautés agricoles entières sont mena-cées par le départ de ces hommes. Beaucoup d’entre eux ne reviendront jamais dans l’Ouest. Ceux qui rentreront au Canada vivront un choc terrible : ils n’auront pas le droit de réintégrer leur homestead. Comme ils ne se sont pas enrôlés dans l’armée britannique, leur départ est considéré comme un abandon, et leur propriété a été cédée à d’autres. Le développement de la colonisation est largement compromis dans les Prairies.

La conscription n’atteint pas son objectif militaire : il n’y aura que 125 000 conscrits. Parmi eux, 24 000 Canadiens français se rendent sur les champs de bataille. Au moment de l’Armistice, le 11 novembre 1918, environ 15 000 Canadiens français sont encore à l’entraînement. Cette conscription a avivé les tensions ethniques au pays. Elle marque cruellement la mémoire collective des communautés françaises de l’Ouest, car l’élan de la crois-sance y a été arrêté, et elle laisse des traces indélébiles dans la mémoire des nationalistes québécois.

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SAVAIS-TU QUE...

- lorsque la tête de Louis Riel fut mise à prix après la création du Manitoba, le fugitif a été protégé et soigné par ses compatriotes francophones du Manitoba, mais aussi par des francophones de l’Ontario et du Québec ? Il a même reçu secrètement une somme d’argent du premierministreJohnA.Macdonaldpourqu’ilpuisse fuirauxÉtats-Unis.

- parmi les Canadiens français établis aux États-Unis, certains ont anglicisé leurs noms? C’est ainsi que des Aucoin sont devenus des O’Quinn, des Cloutier des ClutteretqueBessettaremplacéBessette.D’autres onttraduitleurpatronyme:desMeuniersontdevenus desMiller;desBoisvert,desGreenwood;desLeblanc, desWhite;desRoy,desKing,etc.Leursdescendants secompteraientparmillionsaujourd’hui. - que la première femme blanche à franchir le col de Chilkoot, à la frontière de l’Alaska, fut une francophone ? À15ans,ÉmilieasuivisafamilleauxÉtats-Unislors del’exodeverslesvillesmanufacturières.C’estdans l’ÉtatdeNew-Yorkqu’ellerencontre,puisépouse NolasqueTremblayen1893.Leur«voyagedenoces», c’est un parcours de 8 000 kilomètres en direction du Yukonoùilsarriventen1894.Leurpremièrehabitation estunecabaneenrondinsavecuntoitenterre.Au printemps, Émilie sème des radis et des laitues sur le toit ! L’école de langue française de Whitehorse porte aujourd’huisonnom.

- les femmes prennent amplement part à l’effort de guerreentre1914et1918:lesusinesdemunitions emploient30000femmes,payéesgénéralementà50% du salaire d’un homme ? Elles sont aussi forcées de remplacerleshommessurlaplupartdesfermes. Quelque3000infirmières,anglophonesetfrancophones, fontpartieduCorpsexpéditionnairecanadien.

- quelques Canadiennes ont voté pour la première fois aux élections fédérales de 1917? Le droit de vote a été accordéauxinfirmièresmilitairesainsiqu’auxépouses, auxmères,auxsœursetauxfillesmajeuresdes hommesenrôlésdansl’armée.

- le 6 décembre 1917, une large partie de la ville d’Halifax a été détruite ? Deux navires sont entrés en collisiondansleport.L’unétaitchargédemunitionset depétroleetaprisfeusousl’impact.L’explosionasemé laterreuretlamort.

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1918 À 1945

BALISES1918 : Armistice; début de l’épidémie de grippe espagnole

1919 : grève générale à Winnipeg

1927 : Terre-Neuve se voit octroyer le territoire du Labrador

1929 : krachdelabourseàNewYorketdébut de la Grande Crise

1933 : aggravation de la crise économique; Hitler arrive au pouvoir en Allemagne

1939 : déclaration de la guerre à l’Allemagne 1942 : premier débarquement des Alliés en France

1944 : débarquement de Normandie

1945 : findelaSecondeGuerremondiale

La Grande Guerre est terminée, l’Armistice, signé. Mais la mort n’a pas dit son dernier mot... Une nouvelle tragédie touche l’ensemble de la planète : la grippe espagnole.

Sur le terrain des opérations militaires, la population et les soldats ont été affaiblis, mal alimentés pendant des années, et ils ont vécu dans des conditions d’hygiène lamentables. Les premiers cas de la terrible maladie contagieuse apparaissent sur le continent européen et la contagion se répand dans le monde entier avec le retour des soldats. C’est bientôt l’épidémie. Terrible, elle frappe toutes les classes de la société, mais davantage les pauvres puisqu’ils vivent dans des conditions d’hygiène insuffisantes et que leur système immunitaire est souvent

affaibli par la malnutrition. La grippe espagnole est dévas-tatrice : en quatre ans, elle fera des millions de morts.

En plus de faire face à l’épidémie, le gouvernement canadien doit assumer les soins des vétérans, handica-pés lors des combats ou atteints de tuberculose à la suite de leur séjour prolongé dans les tranchées humides du front. Il faut aussi redonner son élan à la colonisation de l’Ouest et trouver des emplois aux soldats démobilisés qui reviennent sur le marché du travail après des années d’absence.

Les lendemains de la guerre sont difficiles. On espère que la vie reprendra son cours, mais la chaîne des jours a été rompue. Les changements économiques et sociaux amorcés dans le monde depuis le début du siècle forcent toutes les classes de la société à s’adapter à un rythme de vie fort différent.

LE BOUT DU TUNNEL ?Au cours de la première moitié des années 1920, on ressent soudain une grande libération. La population qui a survécu aux privations, à la guerre et à l’épidémie de grippe célèbre la vie. L’économie prospère. On croit de nouveau à l’avenir. Une transition se dessine entre l’état de survie, auquel sont habituées de grandes strates de la population, et le confort relatif qui s’avère maintenant possible.

Tout se transforme : les villes, les campagnes, l’économie, la technologie, les transports et les communications. Les mentalités aussi. On espère pouvoir adhérer à la vie moderne qui lance ses néons éclatants dans les villes et dont les scintillements jettent des lueurs jusque dans les campagnes reculées.

La société canadienne, jusque-là presque essentiel- lement rurale, devient plus urbaine. Le pourcentage des citadins qui habitent les petites et les grandes villes passe de 47,4 % en 1921 à 52,5 % en 1931. Les grands

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centres sont Montréal, Toronto et Vancouver. Les principaux secteurs sur lesquels repose l’économie demeurent les mines et les pâtes et papiers. Les villes mono- industrielles, où presque tous les hommes travaillent pour la même compagnie, se multiplient. La communauté humaine qui se forme alors devient complètement dépendante de la structure économique de son lieu de résidence. Les ressources financières se concentrent par des prises de contrôle ou des fusions. On ne voit pas alors le danger inhérent à de telles entreprises ou l’on se refuse à l’examiner.

Par ailleurs, deux secteurs économiques prennent dou-cement leur essor : l’automobile et l’hydroélectricité. Ce dernier secteur implique la construction de barrages et de centrales. Les communications évoluent. Les tech-niques, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, trouvent peu à peu leur utilisation dans l’économie et la vie domestique. De petits avions commencent à transporter des marchandises sur de longues distances et facilitent ainsi l’exploration et la prospection. Le téléphone permet une communication plus directe dans les milieux économiques. Le transport automobile se répand graduellement dans les villes et, quoique plus modeste-ment, dans les campagnes. Ces innovations techniques et mécaniques transforment les mentalités autant que les habitudes. La vie s’accélère.

Les idées sociales aussi évoluent. La classe ouvrière doit se battre. Le coût de la vie augmente sans cesse et les salaires ne sont pas ajustés en conséquence. Le surplus de main-d’œuvre et les changements de techniques de production rendent certains patrons arrogants dans leur rapport avec leurs employés. La grève apparaît souvent comme la seule solution possible.

En 1919, à Winnipeg, quelque 30 000 hommes entrent en grève. Ils sont soutenus par d’autres gens de métier. La grève devient générale. La ville est paralysée. Cette grève est finalement réprimée dans la violence. D’autres grèves, telles celles des mineurs ou des travailleurs du fer et de l’acier du Cap-Breton sont aussi réprimées par la force. Les syndicats perdent jusqu’à 33 % de leurs

membres dans certains secteurs. Deux raisons à cela : l’offre par les grands patrons de services alimentaires, médicaux, économiques aux employés non syndiqués, ce qui contrecarre l’action des mouvements ouvriers, et la tension qui existe entre les syndicats de métier et les syndicats d’entreprises.

La politique économique du gouvernement fédéral ne se fait pas que des alliés. Certaines provinces semblent profiter plus que d’autres de la Confédération. Les Maritimes perdent en six ans 40 % des emplois manufac-turiers. Les Prairies se sentent défavorisées par les tarifs douaniers qui font monter les prix des produits dans l’Ouest. L’insatisfaction gagne du terrain et de la force et se traduit bientôt par la fondation de mouvements de défense des droits ou celle de nouveaux partis politiques : le Parti progressiste et le Parti des Fermiers unis.

En 1927, le Conseil Privé de Londres attribue le Labrador à Terre-Neuve qui devient en 1949 la 10e province canadienne.

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L’AFFIRMATION PUBLIQUE DE SOIDepuis quelques années déjà, les nationalistes ont pris la parole. Ouvertement. Ils possèdent l’éloquence, les tribunes et l’écoute du peuple canadien-français catholique.

L’abbé Lionel Groulx, par exemple, enseigne l’histoire à l’Université de Montréal, publie des romans histo-riques comme L’Appel de la race et dirige la revue L’Action française qui exerce une influence déterminante sur les journalistes, notamment ceux du journal Le Devoir de Montréal. Il forme ainsi une génération de lecteurs et de disciples qui se servent du passé pour réclamer leurs droits et mettre en cause la viabilité de la Confédération.

En Ontario, la crise du Règlement 17 n’est pas encore résolue. Cette crise scolaire aiguillonne les francophones de partout au pays. Le Québec aide toujours financière-ment les dissidents. Les autres provinces cherchent à prévenir l’adoption de telles lois chez eux et à manifester leur intention de résister. On se regroupe, on s’entraide, on prend la parole, on fait en sorte que les associations de défense aient pignon sur rue. Si les gouvernants cherchent, par des lois scolaires draconiennes et injustes, à assimiler les Canadiens français, ceux-ci s’organisent, s’affirment, répandent leurs idées et clament leurs droits linguistiques, culturels et économiques en prenant les moyens qui s’imposent.

Dans les Prairies, on manque d’instituteurs et d’institu-trices bilingues. En 1916, l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM) est fondée pour assurer la promotion de l’enseignement en français. En 1917, l’Association interprovinciale, qui regroupe le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta, est mise sur pied pour recruter des maîtres afin d’éviter la fermeture d’écoles. Des enseignants viennent du Québec et de l’Ontario, alors que des jeunes de l’Ouest partent étudier au Québec. L’Association poursuivra son travail jusqu’en 1925 quand l’Association catholique franco-canadienne de la Saskatchewan (ACFC) prendra en main l’enseigne-ment du français en Saskatchewan.

En 1919, à l’occasion du congrès de l’Association des insti-tuteurs acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard, tenu à Bloomfield, est fondée la Société Saint-Thomas d’Aquin. Cette société, qui veut permettre à de jeunes Acadiens de poursuivre des études supérieures, devient le porte-parole officiel des Acadiens de la province.

Entre 1916 et 1967, au Manitoba, l’AECFM organise un concours annuel de français, envoie des inspecteurs dans les écoles, s’occupe du programme d’enseignement, de la formation et de la sélection du personnel ensei-gnant. Dans les faits, elle joue le rôle d’un ministère de l’Éducation de langue française. En Saskatchewan, ce rôle est assumé par l’Association catholique franco- canadienne de la Saskatchewan (ACFC) jusqu’en 1968. En 1925, Saint-Boniface voit la création du Cercle Molière. Cette troupe de théâtre existe toujours aujourd’hui et demeure la plus ancienne troupe de théâtre de langue française au Canada. À partir de 1935, l’Association des éducateurs bilingues de l’Alberta (AÉBA) soutient les programmes de français et des concours d’expression française, ce qu’elle poursuivra durant plusieurs décennies.

En 1925 commence un temps difficile pour les Canadiens français dans les Prairies : le Ku Klux Klan (KKK), un mouvement américain dont l’objectif est la suprématie angloprotestante, traverse la frontière et s’organise dans plusieurs villes canadiennes de l’Ouest. Les franco-phones de Saskatchewan connaissent des années sombres, surtout à partir de 1927. Les campagnes contre la religion catholique se multiplient et se cristallisent autour de l’enseignement en français. De plus, en 1929, l’échange de brevets d’enseignement avec le Québec étant supprimé, le recrutement d’institutrices et d’insti-tuteurs francophones devient fort aléatoire. En 1931, le gouvernement interdit l’enseignement du français en première année. Trois ans plus tard, le français peut reprendre la petite place qu’on lui avait consentie en 1918.

En 1926 est fondée l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) qui unifie plusieurs sociétés patrio-tiques de la province. L’Association travaille à la conser-vation de la langue, des traditions, des mœurs et des coutumes des francophones de la province. En 1928, l’ACFA publie un hebdomadaire dont le nom est en soi un objectif : La Survivance.

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En 1935, Maurice Duplessis, qui siège à l’Assemblée législative de la province de Québec depuis 1927 et qui est devenu chef du Parti conservateur provincial en 1933, fonde l’Union nationale. Il deviendra premier ministre de sa province de 1936 à 1939, lors d’un premier mandat.

Les Acadiens aussi continuent à s’affirmer. En 1936, au Nouveau-Brunswick, est fondée l’Association acadienne d’éducation (AAE). Elle se donne comme mission d’amé-liorer la qualité de l’éducation en français, la formation pédagogique des maîtres et les conditions de travail. En 1937, le journal Le Petit Courrier est fondé à Pubnico. Il relie les communautés acadiennes de la Nouvelle- Écosse. Il sera publié jusqu’en 1972, puis renommé Le Courrier de la Nouvelle-Écosse.

Du 27 juin au 1er juillet 1937, a lieu à Québec le 2e Congrès de la langue française. Lors de cette importante rencontre est fondé le Comité permanent des congrès de langue française, qui deviendra, en 1956, le Conseil de la vie française en Amérique (CVFA).

UN SECRET BIEN GARDÉDans la foulée de la crise du Règlement 17, qui s’est enfin terminée en 1927, plusieurs membres de l’élite canadienne-française d’Ottawa se rendent compte de l’importance politique que peuvent avoir des regrou-pements comme les orangistes et les francs-maçons. L’Ordre d’Orange et la Franc-Maçonnerie sont des sociétés secrètes qui, grâce aux fonctions officielles que tiennent leurs membres, travaillent en coulisses à influencer les politiques gouvernementales et à faire en sorte que soient réalisées leurs idées et atteints leurs idéaux. Un groupe de fonctionnaires francophones, qui ont pu observer ces gens à l’œuvre dans les officines du pouvoir fédéral et du pouvoir provincial décide de se battre contre elles à armes égales.

Une société secrète canadienne-française et catholique est formée à Ottawa en 1926. L’Ordre de Jacques- Cartier (OJC) regroupe vite des fonctionnaires fédéraux et provinciaux, des professionnels et des commerçants de la ville. Ces gens se réunissent pour promouvoir les intérêts des Canadiens français, principalement en matière d’éducation et d’économie, et ils agissent en exerçant une influence sur ceux qui ont le pouvoir décisionnel.

Très vite, l’OJC, que les membres appellent « La Patente » par souci de discrétion, s’organise, recrute et franchit la frontière de l’Ontario vers le Québec où il s’épanouit rapidement, avant de se répandre sous diverses formes dans tout le pays. Les milieux nationalistes sont mûrs pour accueillir un pareil instrument d’action. Les membres noyautent les associations, les commissions et les conseils scolaires, les chambres de commerce, les conseils municipaux, les institutions universitaires et collégiales et les regroupements économiques comme les Caisses populaires. L’influence de l’OJC grandira jusqu’au milieu des années 1960 quand le nationalisme d’une partie de l’aile québécoise prendra un autre visage, créant des factions qui aboutiront à une criante scission dans l’Ordre, puis à sa dissolution officielle en 1965.

Au début du XXe siècle, les Canadiennes ne peuvent devenir sénatrices, car il est nécessaire d’être une «personne» et, selon la loi, les femmes

ne le sont pas. Cinq femmes présentent en vain une requête à la Cour suprême. Elles se rendent alors au Conseil privé de Londres qui leur

donne raison en 1929.

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VOUS ÊTES À L’ÉCOUTE...C’est au cours des années 1920 que la radio prend de l’ampleur et commence à faire partie de la vie des gens au Canada. Elle est d’abord un divertissement familial, une occasion de s’asseoir ensemble autour de l’appareil et d’écouter des chansons, des discours, des histoires, des sketches humoristiques. La radio sera, comme plus tard la télévision, soit une source de conscientisation et d’identité culturelle pour les francophones quand ils jouissent d’une programmation française dans leur milieu, soit une avenue invitante vers l’anglicisation.

Le 2 octobre 1922, la station de radio CKAC émet pour la première fois à Montréal. C’est le début de la radio- diffusion en français dans la province de Québec. En 1933, c’est à New Carlisle, en Gaspésie, qu’un poste de radio commence à servir dans leur langue les Acadiens du nord et du nord-est du Nouveau-Brunswick et que la station CKY diffuse la première émission en français à Winnipeg.

Une nouvelle force surgit ainsi au Canada français. En effet, si on les compare à leurs compatriotes anglo-protestants, les Canadiens français de l’époque lisent bien peu. La raison en est simple : la lecture obligatoire de la Bible chez les protestants donne la priorité à l’appren-tissage et l’habitude de la lecture, ce qui crée un lectorat de choix pour la littérature et surtout pour la presse écrite. Ce n’est pas le cas chez les catholiques. Mais l’arrivée de la radiodiffusion permet enfin aux gens qui ne peuvent lire, ou lisent avec difficulté, de savoir ce qui se passe dans le monde et de prendre part de manière plus éclairée aux débats politiques de leur province et de leur pays.

LA GRANDE CRISEL’économie a repris sa course au cours des années 1920. Cet élan a fait renaître l’espoir dans les communautés francophones. Mais la journée du 24 octobre 1929 sonne le glas des espérances : c’est le krach à la bourse de New York. La population s’alarme. Avec raison. L’effet domino ébranle rapidement les économies de tous les pays d’Occident. Bientôt le commerce international

s’effondre. Comme des millions de gens sur la planète, les Canadiens français s’apprêtent à vivre l’une des périodes les plus noires de leur histoire. Le taux de chômage passe de 4 % en 1929 à 26 % en 1932. Il se maintient à ce niveau jusqu’en 1934 avant de se stabiliser aux environs de 14 %.

La nature s’en mêle. Dans les provinces des Prairies survient une grande sécheresse, suivie d’une invasion de sauterelles. L’érosion du sol pousse des milliers d’agri-culteurs à abandonner leur ferme qui ne suffit plus à assurer leur survie. Dans le sud de la Saskatchewan, certaines communautés sont pratiquement dépeuplées.

Développée dans les années 1880, la pensée nationaliste ressuscite. On prêche de nouveau le retour à la terre comme moyen de faire face à la crise et de contrer le chômage et la misère des villes. On invite les familles à se déplacer vers de nouveaux lieux de colonisation. Certaines tentent leur chance dans la région de la Rivière- de-la-Paix en Alberta ou se rendent plus au Nord dans la région du Lac des Prairies (Meadow Lake). D’autres tentent même un retour au Québec. En Abitibi- Témiscamingue, dans l’arrière-pays de la Gaspésie et du Bas-du-fleuve, au Lac-Saint-Jean, de nouvelles terres sont ouvertes à la colonisation, et l’espoir de trouver enfin de quoi subsister attire de nombreuses familles de chômeurs. L’Acadie connaît, elle aussi, un mouvement migratoire de ce genre : des paroisses, comme celle de Saint-Sauveur dans le comté de Gloucester, sont fondées à cette époque.

Ces départs à grande échelle détruisent rapidement le tissu social et culturel d’une région. Sans moyens financiers, les parents ne peuvent faire instruire leurs enfants. Les collèges et les couvents privés survivent avec difficulté. Les membres des professions libérales, qui constituent l’élite socioculturelle francophone, quittent eux aussi les communautés affaiblies pour chercher ailleurs leur subsistance. Sans abonnés, les journaux cessent d’être publiés. Il en est ainsi pour certaines troupes de théâtre, certains cercles littéraires et certaines associations. Une chaîne interminable de conséquences néfastes marque lourdement les communautés francophones.

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Lorsque les industries ferment leurs portes, la ville qu’elles faisaient vivre en fait tout autant. Le fardeau de la survie de milliers de gens retombe souvent sur les paroisses qui aident de leur mieux. Des familles vivent dans des logements insalubres, dans des abris de fortune, parfois dans la rue. Pour survivre, ces pauvres n’ont d’autre choix que de fréquenter des œuvres charitables comme la Saint-Vincent-de-Paul et les soupes populaires, où elles peuvent trouver de quoi se vêtir et se nourrir. L’aide gouvernementale n’est pas organisée à cette époque. Pour recevoir le secours de l’État, les hommes doivent participer à des travaux publics. Mais, au cœur de cette crise, le coût des matériaux requis pour ces travaux devient trop cher. En 1932, l’État se décide enfin à offrir une aide matérielle et des coupons de ravitaillement aux gens sans emplois : c’est le Secours-direct qu’admi-nistrent les municipalités.

La Grande Crise provoque ou accélère la création de nouveaux partis politiques : Parti communiste du Canada, le Crédit social et la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) qui sera à l’origine du Parti néo- démocrate. On assiste aussi à la formation de syndicats affiliés et de syndicats de métier qui flirtent avec le com-munisme. Cette période voit cependant l’émergence d’institutions qui joueront plus tard un rôle essentiel dans l’affirmation, l’émancipation et l’essor des commu-nautés de langue française au pays, ainsi que dans l’adop-tion de lois comme en Saskatchewan la Loi sur les coopé-ratives (1936). Mais pour l’instant, la crise dure et perdure. Les solutions préconisées s’avèrent inefficaces pour sortir du marasme économique les pays d’Occident et leurs habitants.

Pendant que les effets du krach se font de plus sentir au pays, le Statut de Westminster est promulgué. Le Canada, comme d’autres anciennes colonies britanniques, possède dorénavant la souveraineté sur le plan international. Il s’agit d’un pas politique important, mais que ne remarque guère une population aux prises avec sa survie.

LA PRISE EN MAIN ÉCONOMIQUELes familles canadiennes-françaises, n’ayant souvent que peu de ressources, font partie des classes les plus affectées par cette épouvantable crise. Mais, encore une fois, l’entraide mutuelle joue un rôle des plus positifs dans la communauté francophone du pays. Le projet coopératif des caisses populaires s’est répandu. Il coïncide avec le vaste mouvement de retour à la terre qui, seul, croit-on alors, peut pallier les ravages économiques du moment. Les coopératives prennent de l’expansion et élargissent leur champ d’action pour englober, selon les lieux d’implantation, la vente des produits de la pêche et de la ferme, le crédit, les assurances, etc. À partir de 1935, les caisses mettent sur pied des magasins coopé-ratifs et des coopératives agricoles dans presque toutes les régions du Canada.

Il faut souligner aussi la fondation en Nouvelle-Écosse, en 1928, du Mouvement d’Antigonish. Mis sur pied par des professeurs de l’Université St. Francis Xavier, il cherche à éduquer la population en vue de son émanci-pation économique. Au Nouveau-Brunswick, la Caisse populaire acadienne de Petit Rocher ouvre ses portes en 1936 et, dès 1938, on compte 25 caisses de ce genre dans les paroisses catholiques de la province.

Durant la crise économique de 1929, le gouvernement invite les familles à se déplacer vers de nouveaux lieux de colonisation,

notamment dans la région de la Rivière-de-la-Paix, en Alberta.

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En Alberta, en 1935, s’ouvre la première caisse populaire à Calgary dans la paroisse Sainte-Famille. En 1937, à Saint-Malo au Manitoba, la première caisse populaire de la province est mise en place. En 1938, la Saskatchewan ouvre, à Laflèche, la première caisse dans cette province depuis la fermeture de celle d’Alberville. Il faut toutefois attendre l’année 1946 pour assister à l’ouverture d’une caisse populaire en Colombie-Britannique.

LA SECONDE GUERRE MONDIALELa crise financière a eu des effets désastreux en Europe. L’Allemagne, qui a perdu la Première Guerre et dont l’économie s’est complètement effondrée, a élu en 1933 un certain Adolf Hitler qui lui a promis de lui faire retrouver prestige et dignité. Une fois installés au pouvoir, les Nazis proclament une série de lois draconiennes contre les Juifs, prélude à l’ouverture des camps d’extermination, et envahissent militairement leurs voisins.

En septembre 1939, le Canada, la France, l’Angleterre et maints autres pays du monde déclarent la guerre à l’Allemagne et à son Führer. Le conflit prend vite des dimensions planétaires. Au Canada, c’est à nouveau la promulgation de la Loi des mesures de guerre qui permet de décider par décret, c’est-à-dire sans l’appro-bation du Parlement.

Pendant la guerre qui dure de 1939 à 1945, les effectifs syndicaux s’accroissent, le nombre des syndiqués double et quelque 1 500 grèves ont lieu. Les femmes arrivent massivement sur le marché du travail, prêtes à prendre part à la production de guerre pour hausser leur niveau de vie et celui de leurs familles. La population du pays se chiffre alors à près de 11 500 000 individus.

La guerre déclarée et l’enrôlement commencé, une nouvelle crise de la conscription pointe à l’horizon avec ses relents de scission ethnique, et cela malgré les promesses du premier ministre libéral Mackenzie King de garder l’enrôlement volontaire. Cette conscription, les conservateurs la réclament à grands cris. Pour se libérer de sa promesse, le gouvernement libéral décide d’un plébiscite. La campagne préréférendaire est turbulente.

Les nouveaux ténors nationalistes du Québec se nomment Jean Drapeau, Michel Chartrand, Paul Gouin, André Laurendeau, Gérard Filion. Ils parcourent leur province afin que leurs concitoyens répondent NON à la conscription. Le référendum a lieu le 27 avril 1942. Les Québécois refusent cette conscription à 71,2 %, alors que les huit autres provinces canadiennes votent majori-tairement OUI. Il est difficile de déterminer le choix global de la population canadienne-française qui vit en dehors du Québec. À cette époque, l’analyse des votes est rudimentaire et n’a rien à voir avec les recoupements et les précisions que l’ordinateur permet aujourd’hui d’établir. Toutefois, le pouls de certaines localités à large concentration francophone a pu être enregistré : les comtés acadiens de Gloucester, de Kent et de Restigouche- Madawaska au Nouveau-Brunswick; ceux de Russell et de Prescott dans l’Est ontarien, et ceux de Provencher au Manitoba ont tous voté majoritairement NON.

Les nationalistes québécois fondent le Bloc populaire canadien, un parti politique qui poursuit la lutte anti-conscription. Mackenzie King, de son côté, cherche à en retarder le plus possible l’application. Il y parvient jusqu’en 1944. Entre-temps, le Bloc s’est fissuré, et Maurice Duplessis, reporté au pouvoir dans la province de Québec à la tête de l’Union nationale, se présente comme l’intrépide défenseur des droits des Canadiens français par un slogan : « Coopération, OUI. Assimilation, JAMAIS ». Ce parti restera au pouvoir jusqu’en 1960.

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On évalue à plus d’un million le nombre de Canadiens, anglophones et francophones, qui servent leur pays durant cette Seconde Guerre mondiale. Les régiments canadiens combattent en Asie, en Afrique et en Europe où ils jouent un rôle majeur dans l’invasion de l’Italie et le débarquement en Normandie. Le Canadian Women’s Army Corps (CWAC) a recruté, pour sa part, 44 000 Canadiennes, en plus de celles qui se sont engagées comme infirmières dans la Croix-Rouge.

Le 8 mai 1945, c’est la victoire des Alliés en Europe. Canadiennes et Canadiens se joignent aux réjouissances populaires pour marquer la fin d’un autre mauvais rêve.

SAVAIS-TU QUE...

- au tournant du XXe siècle, l’analphabétisme des Canadiens français est de deux à trois fois supérieur à celui de leurs compatriotes de langue anglaise ?

- entre1851et1901,lapopulationfrancophone de l’Ontario se multiplie par six ? Elle double de 1901 à1931,etdoubleencorejusqu’en1961.

- en 1881, les francophones constituaient 72 % de la population du Manitoba ?

- en 1901, les francophones de Colombie-Britannique représentent 17 % de l’ensemble de la population ?

- en 1921, la population francophone qui vit sur les territoiresactuelsdel’AlbertaetdelaSaskatchewan atteint58%?

- la grippe espagnole aurait tué, au Canada, quelque 50000personneset21millionsdanslemonde? Elleafaitplusdemortsquelaguerrede1914-1918.

- que les femmes ont obtenu le droit de vote en 1916 auManitoba,enSaskatchewanetenAlberta;en1917, en Colombie-Britannique et en Ontario; en 1918, en Nouvelle-Écosse et au fédéral; en 1919, au Nouveau Brunswick;en1922,àl’Île-du-Prince-Édouard; en1925,àTerre-Neuveeten1940,auQuébec?

- avant 1929, les Canadiennes ne peuvent pas devenir sénatrices ? Il faut, pour ce faire, être une « personne » mais, aux termes de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, les femmes ne le sont pas ! En 1927, cinq femmes présentent une requête à la Cour Suprême quilesdéboute.EllesserendentalorsauConseilprivé deLondresquirenverseladécisiondelaCoursuprême.

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1945 À 1960

BALISES1945 : findelaSecondeGuerremondiale;création de l’ONU; premières bombes atomiques

1947 : régime d’assurance hospitalisation enSaskatchewan

1949 : entrée de Terre-Neuve dans la Confédération; création de l’OTAN

1950 : début de la guerre de Corée

1951 : instauration du régime de pensions de vieillesse au Canada

1952 : avènement de la télévision au Canada

1953 : inauguration de la chaîne de langue française deRadio-Canada;findelaguerredeCorée

1958 : grève des réalisateurs de Radio-Canada

En 1945, les Alliés créent l’Organisation des Nations unies (ONU) dans l’espoir de maintenir la paix et la sécurité sur le plan international. On ne veut ni répéter l’erreur des dernières années, ni en revivre les horreurs. La guerre se poursuit quelques mois encore sur le front asiatique jusqu’à ce que les bombes atomiques américaines lancées sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki forcent le Japon à capituler. Le monde ne sera plus jamais le même.

Une autre sorte de guerre fomente aussitôt : la guerre froide. En 1947, deux blocs idéologiques s’affrontent : le pays capitalisme à l’Ouest et le communisme à l’Est. En 1949 est mise sur pied l’Organisation du traité de

l’Atlantique Nord (OTAN) qui veut assurer une stabilité dans cette région du globe. En 1950, une guerre civile commence en Corée. Les pays occidentaux, sous l’égide de l’ONU, tentent pendant trois ans de freiner l’avance des communistes. Le pays est finalement divisé : la Corée du Nord, communiste, et la Corée du Sud, prooccidentale.

Les soldats sont rentrés chez eux. Les femmes qui ont travaillé en usine et assumé le rôle de chefs de famille durant les années de guerre reprennent leur rôle tradi-tionnel, souvent à regret. L’économie poursuit son essor. Et cet après-guerre connaît un boom sur le plan de la natalité, ce qui changera la société en profondeur, 20 ans plus tard, quand les baby-boomers atteindront l’adolescence, puis l’âge adulte.

Au Canada, une nouvelle province se rallie à la Confédération en 1949 : Terre-Neuve devient la dixième province du pays à la suite de l’obtention d’une très faible majorité lors d’un référendum sur la question.

UN AVENIR SOURIANT...Au tournant des années 1950, la population devient très optimiste face à l’avenir. Le taux de chômage se main-tient à moins de 5 %. La prospérité favorise la demande de produits de consommation nouveaux, ce qui entraîne l’exploitation de nouvelles ressources et la planification de projets d’envergure, comme la construction de l’auto-route transcanadienne et celle de la voie maritime du Saint-Laurent. On fait appel pour ces travaux à une main-d’œuvre bien rémunérée qui, à son tour, entre dans la chaîne de la consommation.

L’essor économique se poursuit, se nourrissant de lui-même. L’industrie minière produit à la hausse de la potasse, de l’uranium, du fer et du nickel. L’industrie pétrolière quadruple sa production; les pâtes et papiers demeurent une industrie importante; l’industrie manu-facturière croît surtout dans les villes de Calgary, d’Edmonton, de Montréal et de Toronto.

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On entre dans la modernité et on installe toutes les commodités récentes dans des maisons unifamiliales d’un nouveau genre, ces bungalows construits dans les secteurs récemment ouverts de la banlieue des grandes villes.

Toutefois, le progrès économique ne profite pas uniformé-ment à tous les habitants du pays. Cette modernité se fait attendre encore dans les campagnes où 87 % des maisons restent sans eau courante en 1951. La disparité entre la ville et la campagne est flagrante comme l’est celle entre anglophones et francophones, entre hommes et femmes et entre Canadiens et immigrants.

La société canadienne passe en 15 ans (de 1946 à 1961), de 12 à 18 millions d’habitants. L’urbanisation entraîne des changements sociaux et culturels profonds pour les francophones. La mécanisation, qu’elle s’applique aux pêches ou à l’agriculture, force les gens à changer leurs méthodes traditionnelles de travail ou à s’orienter vers d’autres secteurs de l’économie. Les villes d’accueil n’ont pas toujours les infrastructures culturelles qui favorisent la cohésion des francophones. L’isolement géographique et la concentration des populations avaient jusqu’alors favorisé la survie de la langue française dans maintes régions éloignées du pays. La paroisse catholique encadrait la vie quotidienne et assurait la vitalité communautaire. La poussée économique change rapidement la situation : les francophones du Canada doivent s’adapter une fois encore à la nouvelle donne.

LES MOUVEMENTS MIGRATOIRES INTERNESLa mise en œuvre de projets dans les infrastructures, l’essor de certains secteurs économiques et l’attrait des villes provoque des mouvements migratoires importants à l’intérieur d’une même province et entre les régions du pays.

Dans les années 1950, de nouvelles familles du Québec s’installent à Maillardville (C.-B.). En 1960, la communauté compte un millier de familles réparties sur deux paroisses. L’exploitation forestière en Colombie- Britannique attire bientôt d’autres familles francophones du Québec et des Prairies. Ainsi sont créées des villes telles que Nanaïmo et Port Alberny. Par ailleurs, pour contrebalancer la désertion des terres déclenchée par la Grande Crise et la Seconde Guerre mondiale, on cherche à aider les communautés francophones de l’Ouest au moyen du Mouvement d’établissement rural.

Dans les Maritimes, les transformations sociales et économiques amènent beaucoup de gens vers les petites villes. L’écart se creuse rapidement entre la popu-lation qui glisse vers l’assimilation et celle qui résiste et parle toujours le français. On cherche à freiner ce mouvement, mais ce n’est guère facile, la concentration francophone devenant de moins en moins dense.

L’Ontario connaît une sérieuse remise en question de son identité dans la foulée de l’urbanisation. Les syndi-cats du pays s’organisent et prennent une place de plus en plus importante dans la vie ouvrière. Le refus d’accepter la formation d’un syndicat à l’usine Ford de Windsor en 1945 dégénère en un conflit violent qui devra finalement être réglé par l’arbitrage. Mais le gouvernement de l’Ontario reste traditionnel dans le développement social et économique de la province.

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En 1949, c’est au tour du Québec de vivre une situation semblable : la grève déclarée illégale des 5 000 travailleurs de l’amiante d’Asbestos marque un moment charnière qui aura des répercussions à long terme sur l’histoire de la francophonie au pays. La tension monte entre les ouvriers et les patrons. Soutenue par le premier ministre Duplessis obsédé par les dangers du communisme qui selon lui s’infiltre partout et menace la sécurité écono-mique et sociale de la belle province, la répression policière s’avère brutale. Parmi les journalistes et les chefs syndicaux qui prennent fortement position lors de ces événements, certains choisiront, moins de 20 ans plus tard, l’arène politique pour défendre leurs idées : Gérard Pelletier, Jean Marchand et Pierre Elliott Trudeau.

LES MOUVEMENTS MIGRATOIRES EXTERNESDans les années qui suivent la fin de la guerre, c’est par centaines de milliers que les Européens quittent leur patrie pour s’installer au Canada. La formation récente du bloc communiste en rebute beaucoup. Les réfugiés politiques se font nombreux, ainsi que les gens qui, bouleversés par deux guerres meurtrières en 25 ans, cherchent à recom-mencer leur vie ailleurs, loin de leurs contrées dévastées.

Les nouveaux arrivants viennent principalement de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Italie, des Pays-Bas et de Pologne. C’est vers les grandes villes de Toronto et Montréal qu’ils se dirigent le plus souvent. Quelques dizaines de milliers de Français s’installent aussi au pays durant cette période. Dans la plupart des cas, ils optent pour le Québec. Chaque année voit arriver entre 2 000 et 3 000 d’entre eux et, au cours de la seule année 1951, plus de 8 000 y seront accueillis. Ces immigrants ont une influence culturelle importante sur l’évolution du Québec, au moment où justement la télévision fait son apparition et que se développe le théâtre.

Les années d’après-guerre sont marquées par une forte augmentation du taux de natalité partout au pays.

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LA DÉFENSE DES DROITSLes organismes nationaux canadiens-français deviennent très actifs. Les grands rassemblements, devenus monnaie courante depuis le début du siècle, persistent et permettent une affirmation des francophones publique et… publicisée. La Société Saint-Jean-Baptiste, le Conseil de la vie française en Amérique, l’Action catholique, les clubs Richelieu, les chambres de commerce et, discrètement, l’Ordre de Jacques-Cartier, agissent de multiples façons pour protéger les droits des franco-phones isolés à cause de la géographie et pour les aider à se développer culturellement et économiquement.

Le Canada français s’affirme. L’Association canadienne- française d’éducation d’Ontario exprime les besoins de la communauté francophone et sait revendiquer ses droits. On milite entre autres pour la création d’écoles secon-daires de langue française dans le système des écoles subventionnées. Dans l’Ouest, les revendications se multiplient pour l’obtention de la radio de langue française, car on comprend l’importance que ce moyen de communication peut avoir pour créer un sentiment d’appartenance. Les regroupements comme ceux de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), de la Jeunesse étudiante catholique (JEC) et de la Jeunesse agricole catholique (JAC), très active à partir des années 1930 dans maints villages de l’Ouest, recrutent des jeunes, les forment à l’action et soutiennent la vie française au cours de ces années d’après-guerre.

La fondation de l’Association canadienne des éducateurs de langue française (ACELF) survient au moment où l’éducation est perçue comme étant la priorité des gouvernements occidentaux. Dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, le Canada commence à s’affirmer sur la scène internationale et communauté éducative du

pays compte bien le voir jouer un rôle de premier plan au sein des deux nouvelles organisations en formation, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).

De son côté, l’élite francophone s’inquiète de la possibilité de voir les établissements d’enseignement catholique de langue française être tenus à l’écart des grands débats et des enjeux déterminants. Répondant au départ à un appel de l’épiscopat canadien lancé en 1944 pour organiser une association canadienne d’éducateurs catholiques, le Comité permanent de la survivance française en Amérique, qui prendra le nom de Conseil de la vie française en Amérique en 1956, met sur pied un comité provisoire qui mènera à la création de l’ACELF14 le 23 novembre 1947.

Les milieux canadiens-français se servent de plus en plus des symboles pour affirmer leur identité et développer leur sentiment d’appartenance. Les Acadiens, quant à eux, s’étaient déjà munis d’un drapeau les représentant symboliquement. L’Union nationale de Maurice Duplessis, qui défend l’autonomie du Québec devant le fédéral dans maints dossiers, donne au Québec son drapeau fleurdelisé, le 21 janvier 1948.

En Ontario, dès 1939, est fondée l’Association de l’ensei-gnement bilingue de l’Ontario. En 1943, cette association obtient sa charte provinciale et, en 1963, elle changera son nom pour l’Association des enseignants franco- ontariens (AEFO). En 1949, l’Association de la jeunesse franco-ontarienne (AJFO) est créée et véhicule les valeurs linguistiques, culturelles, religieuses et nationalistes des jeunes qu’elle cherche à former pour en faire des leaders capables de reprendre le flambeau. Elle est en quelque sorte l’ancêtre de la FESFO qui réunit aujourd’hui la jeunesse franco-ontarienne.

14 En 1968, l’ACELF devient l’Association canadienne d’éducation de langue française pour rallier toutes les personnes œuvrant en éducation de langue française.

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Il devient crucial de se regrouper et de collaborer entre artisans de l’éducation. En 1955, c’est l’incorporation de la Fédération des associations de parents et d’instituteurs de langue française de l’Ontario. En 1957, au Nouveau- Brunswick, la Société nationale l’Assomption devient la Société nationale des Acadiens (SNA). Elle se dote d’un secrétariat permanent et d’un conseil général, regroupe graduellement différents mouvements et devient une fédé-ration d’organismes provinciaux à la fin des années 1960.

LE SOUTIEN ÉCONOMIQUELe mouvement coopératif a fait son chemin depuis l’année 1900. Les caisses populaires se sont multipliées dans les paroisses francophones de tout le pays, jusqu’en Colombie- Britannique où s’ouvre, en 1946, la Caisse populaire de Maillardville. Encadré, publicisé et soutenu par l’Église catholique, ce mouvement prend un essor sans pareil au tournant des années 1950. Rares sont les paroisses canadiennes-françaises du pays qui ne jouissent pas d’une coopérative de production ou de consommation.

En 1945, au Nouveau-Brunswick, est fondée la Fédération des caisses populaires acadiennes dont le siège social se situe à Caraquet. La Fédération devient omniprésente dans les années subséquentes. Incorporée en 1946, elle favorise la solidarité et préconise chez les Acadiens la prise en charge de leurs propres affaires, montrant ainsi une intention bien concrète d’affirmation. Une autre institution importante en Acadie est la Financière l’Assomption qui joue un rôle prépondérant dans l’auto-nomie économique de ce peuple.

Dans l’Ouest, les communautés francophones cherchent elles aussi à prendre en mains leur économie. Par exemple, en 1947, est créé le Conseil de la coopération de la Saskatchewan.

LA LUTTE POUR L’ÉDUCATIONLes associations de défense des droits francophones travaillent dur à de grands combats. Elles luttent, entre autres, pour obtenir l’éducation en français à tous les paliers. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, dans beaucoup de régions canadiennes, l’école secondaire de langue française non privée n’existe pas encore. Les jeunes qui veulent poursuivre leur éducation sont forcés de le faire en anglais. Ils fréquentent nécessairement des anglophones, parlent de plus en plus souvent en anglais entre eux, et parfois même à la maison, et forment éven-tuellement des foyers interlinguistiques. Ainsi en est-il en Saskatchewan, sous le gouvernement de T.C. Douglas, lorsque la centralisation scolaire est encouragée et mène à la fermeture des écoles de campagne. Dans ces nouvelles écoles centrales, les élèves francophones se retrouvent en minorité, ce qui rend plus difficile l’usage de leur langue maternelle.

Pendant que le combat pour obtenir des écoles secondaires se poursuit, les collèges privés se dévouent à l’éducation de la jeunesse francophone qui n’a pas accès aux écoles publiques dans sa langue.

En 1946 est formée l’Association des instituteurs acadiens (AIA) du Nouveau-Brunswick. À l’automne de cette même année, le Collège Saint-Louis pour garçons ouvre ses portes à Madawaska (N.-B.). Quelques mois plus tard, au printemps 1947, il se voit octroyer une charte universitaire. En 1943, à Memramcook (N.-B.) est fondé le collège pour jeunes filles Notre-Dame d’Acadie. La communauté religieuse Notre-Dame-du-Sacré-Cœur qui en a la charge le déménage à Moncton en 1949. Une autre institution de niveau supérieur pour jeunes filles, le Collège Maillet de Saint-Basile (N.-B.), est fondé cette même année.

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Au cours de l’année 1947, la Société Saint-Pierre de Chéticamp au Cap-Breton s’organise. Cette société qui veut conserver l’héritage francophone de la population et désire promouvoir les intérêts intellectuels, culturels et socioéconomiques de la communauté acadienne, aide financièrement les jeunes désireux de poursuivre des études supérieures. Elle organise aussi des concours littéraires dans les écoles. En 1949 est fondée l’Associa-tion d’éducation de la Nouvelle-Écosse qui revendique aussitôt l’amélioration de l’enseignement en français dans les écoles de la province. Elle pousse à la création d’une radio communautaire de langue française dans les écoles acadiennes.

Une modeste mais prometteuse victoire dans le domaine de l’éducation s’annonce au Manitoba en 1955 : l’ensei-gnement du français est de nouveau permis à l’école primaire, à partir de la 4e année.

LES ARTS ET LA CULTUREAprès la Seconde Guerre mondiale, l’art et la culture s’affirment de maintes manières. Les communications s’étendent, se perfectionnent et permettent tout à coup la rapidité et la régularité des échanges. Comme autrefois les journaux, le cinéma, la radio et bientôt la télévision deviennent des instruments culturels merveilleux, éloquents et efficaces entre les mains des artistes.

En 1948, dans la société conservatrice québécoise d’alors, de jeunes artistes se révoltent et font paraître, à Montréal, un manifeste intitulé Refus global. Paul-Émile Borduas et son groupe y dénoncent le conformisme artistique et moral de la province, son étroitesse de vue et l’emprise du clergé. Ce texte est alors peu connu du grand public, mais il marque un pas de géant dans le milieu artistique car il sonne la naissance d’un courant de pensée qui aboutira, une douzaine d’années plus tard, à des changements sans précédent dans la société du Québec.

Au cours de la période d’après-guerre, les activités culturelles reprennent leur élan dans l’Ouest. En 1941, l’Association canadienne-française de Vancouver est créée. Cinq ans plus tard, elle encourage et soutient des représentations théâtrales d’une jeune troupe qui prend le nom de Troupe Molière de Vancouver. Le nom de Molière sert ainsi à maintenir un lien avec deux autres troupes francophones de l’Ouest : le Théâtre Molière d’Edmonton et le Cercle Molière, toujours actif à Saint-Boniface. Les collèges et les couvents sont les lieux de prédilection des événements culturels et dans toutes les communautés francophones des Prairies, on encou-rage le théâtre et le chant. En Saskatchewan, les festivals de la Bonne chanson connaissent un franc succès jusqu’à la fin des années 1960.

En 1953, l’Office national du film (ONF) fondé en 1939 crée une section française qui permet à des cinéastes francophones de différentes régions du pays de tourner des documentaires sur la vie et les coutumes des gens de leur milieu, exposant ainsi sur grand écran une société en mutation. Ces cinéastes présentent les situations qui affligent leur milieu d’appartenance ou cherchent à saisir les derniers moments de traditions qui se meurent.

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LA RADIO ET LA TÉLÉVISIONLa radio est devenue de plus en plus influente. Elle a su démontrer durant les années de guerre sa force de rallie-ment et son pouvoir de cohésion. Les francophones de partout au Canada veulent obtenir une diffusion en français dans leur région et insistent pour que ce droit leur soit accordé. On assiste donc, à la fin des années 1940 et durant toute la décennie 1950, à l’entrée en ondes de plusieurs nouveaux postes de radio de langue française, tel CKSB au Manitoba. Souvent, les associations obtiennent d’abord quelques heures en français dans la program- mation d’une station de langue anglaise déjà existante puis, quand le public répond avec intérêt, elles font pres-sion pour l’ouverture d’une station entièrement franco-phone. Mais cette stratégie n’est pas toujours féconde. Le bureau des gouverneurs de Radio-Canada s’oppose longtemps à l’octroi de licences dans l’Ouest. L’élite canadienne-française des Prairies travaille de concert avec Radio-Ouest français et reçoit l’appui de la province de Québec. Une première station française dans l’Ouest ouvre ses portes au Manitoba en 1946, tandis que l’Alberta obtient la sienne en 1949 et la Saskatchewan, en 1952.

En Ontario, la station de radio bilingue CHNO-Sudbury entre en ondes en 1947. En 1952, c’est au tour de la première station de radiodiffusion d’expression française : CFCL-Timmins. Le 20 février 1954, la station radiopho-nique CBAF du réseau français de Radio-Canada commence sa diffusion à Moncton. Elle aura vite une influence grandissante sur la langue et la culture françaises en Acadie.

À la radio s’ajoute maintenant un nouveau média de communication : la télévision. Le 25 juillet 1952, on célèbre les débuts de la télévision de Radio-Canada à ses studios de Montréal. La programmation régulière est prévue pour septembre. Il s’agit d’une chaîne bilingue,

jusqu’à l’ouverture en 1955 de CBOFT-Radio-Canada, la chaîne de langue française. Au début, cette station ne rejoint que la population francophone du Québec et de la région d’Ottawa. Mais la demande se fait de plus en plus pressante dans d’autres régions du pays.

À Moncton, le 21 décembre 1959, CBAFT du réseau Radio-Canada entre en ondes. La chaîne sert le sud-est du Nouveau-Brunswick et quelques secteurs de l’Île-du-Prince-Édouard. En 1960, c’est au tour du Manitoba de bénéficier d’une programmation en français grâce à CBWFT. Certaines régions du pays devront cependant attendre près de deux décennies pour avoir droit elles aussi à la télédiffusion en français.

En 1952, avec l’ouverture de la station francophone CBFT à Montréal, Radio-Canada débute la diffusion d’émissions de télévision.

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Fascinés par cet instrument de divertissement et d’appren-tissage, bien des francophones du pays syntonisent les seules chaînes disponibles dans leur région... des chaînes de langue anglaise. C’est ainsi que la télévision, qui aurait pu être un formidable outil de maintien de la langue française, accélère au contraire l’assimilation d’une large partie de la francophonie, forcée d’apprendre et de se divertir dans la langue de Shakespeare... de Brooklyn ou d’Hollywood.

LA FIN D’UNE ÉPOQUELa télévision en français fait vite partie de la vie familiale et sociale au Québec. En servant de miroir aux téléspecta-teurs, elle sert aussi de ciment aux différentes strates sociales et favorise l’éveil d’un fort sentiment d’identité. En quelques années à peine, elle conquiert cette société conservatrice et lui ouvre de nouveaux horizons.

Dans les derniers jours de décembre 1958, les réalisateurs de télévision du réseau français de Radio-Canada déclenchent une grève. Les associations de journalistes et l’Union des artistes appuient leurs confrères réalisateurs. Un journaliste renommé prend la tête de cet affrontement syndical. Il s’appelle René Lévesque. Le conflit perdure et, pendant trois mois, les Québécois auront un avant-goût de ce que seront les années 1960.

Le 7 septembre 1959, Maurice Duplessis, chef du parti de l’Union nationale, meurt subitement. Un de ses ministres, Paul Sauvé, hérite du pouvoir, mais il meurt moins de quatre mois plus tard. L’année 1960 s’ouvre sur des changements majeurs dans la province de Québec, changements qui influeront sur l’ensemble des franco-phones du pays.

SAVAIS-TU QUE...

- en 1947, une institutrice de Saint-Boniface gagne le Prix Fémina, prestigieux prix littéraire de France ? Gabrielle Roy est l’auteure de Bonheur d’occasion dont l’actionsepassedansunquartierouvrierdeMontréal. Ellepublieen1950Lapetitepouled’eau,qui,cette fois, fait découvrir les larges horizons de son Manitobanatal.

- Pierre Elliot Trudeau et Gérard Pelletier fondent en 1950larevueCitélibre?Cetterevued’idéess’oppose fermementaurégimedeDuplessis.Cesontdansles articles de cette publication que sont établies les assisesidéologiquesdecesfutursministresfédéraux.

- le17mars1955,uneémeuteéclateàMontréal? Lesmanifestantssaccagentdenombreuxmagasins. La raison ? La suspension discutable par Clarence Campbelld’unjoueurdehockeydesCanadiens: MauriceRichard.Lechampiondel’équipeestsoudainement devenu le symbole du Canadien français soumis à l’injustice d’un Anglais !

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Entre 1867 et 1960, des événements majeurs et déchirants ont changé à maintes reprises le cours de l’Histoire occidentale et celle de la planète. Ces décennies marquent profondément le Canada, particulièrement le Canada français.

La Grande Crise économique des années 1930, les deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939-1945), la crise du Règlement 17 en Ontario (1912-1927) et celles des conscriptions (1917 et 1942-1944) ont donné d’autres couleurs au paysage canadien.

Le fossé s’est creusé entre les deux groupes linguistiques.

Durant ce siècle, le pays passe du conservatisme religieux et politique à une modernité oscillante, mal définie, qui ébranle les institutions humaines, déboussole la société en lui laissant entrevoir des jours meilleurs qui se dérobent sans cesse. On ne peut comprendre ce qui se passe au cours de ces années-là, au Canada, et en particulier au Canada français, sans jeter un regard sur les enjeux mondiaux de l’époque.

La guerre froide crée une solidarité entre les alliés de chacun des deux camps : le communisme et le capitalisme. Mais une atmosphère de suspicion plane constamment sur les espoirs.

L’image devient toute puissante. On dit qu’elle vaut 1 000 mots. Certains dirigeants craignent qu’elle ne vaille plutôt… 1 000 maux. On pressent l’influence insidieuse de cette invention qui fait rêver et qui montre le monde au lieu de le raconter. À travers les dialogues d’un simple téléroman, les blagues d’une émission d’humour ou les informations d’un téléjournal, elle change subtilement et irrémédiablement la vision de son univers qu’avait jusque-là une population en évolution.

Entre deux marées d’immigrants qui, en se fondant le plus souvent dans la société anglophone dominante, changent la donne démographique de leur région, les Canadiens français cherchent à s’affirmer. Ils doivent répondre aux constants changements qui les bousculent. Depuis 200 ans, ils ont résisté héroïquement à l’assimi-lation linguistique. Toutefois, l’urbanisation galopante, l’immigration, les lois scolaires et maintenant la télévision anglophone sont en train de l’accélérer dangereusement dans certaines régions stratégiques du pays. Il leur faut réagir. Et vite !

Au Québec, la mort de Maurice Duplessis sonne la fin d’une époque. La province s’échappe de son cocon. Cet envol, associé aux idéologies qui se répandent partout sur la planète, aura bientôt des conséquences politiques et sociologiques sur l’ensemble des francophones du pays.

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1960 À 1970

BALISES1960 : début de la Révolution tranquille au Québec; fondation du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN); Louis Robichaud élu premier ministreauNouveau-Brunswick

1962 : réélection des libéraux de Jean Lesage au Québec; création de la Commission royale d’enquêteLaurendeau-DuntonparOttawa

1963 : électiondeLesterB.Pearsoncommepremier ministre du Canada

1964 : arrivée du French PoweràOttawa;samedi de la matraque à Québec

1965 : dépôt du rapport préliminaire de la commission Laurendeau-Dunton

1967 : exposition universelle Terre des Hommes à Montréal

1968 : Pierre Elliott Trudeau élu premier ministre du Canada; fondation du Parti Québécois 1969 : promulgationàOttawadela Loi sur les languesofficielles; fondation de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT)

Bien que toujours en opposition, les deux blocs idéo-logiques que sont le communisme et le capitalisme s’influencent mutuellement. Dans les deux camps et dans les pays non alignés, qu’on nomme alors le Tiers-monde, le temps est à la libération politique, culturelle, sociale et religieuse. On assiste à un bouleversement des valeurs dans tous ces domaines.

C’est à ce moment que s’entame le mouvement de déco-lonisation. Des pays comme la France, l’Angleterre, la Belgique et le Portugal, qui conservaient encore un empire colonial sur les continents africain et asiatique, accordent de bon gré ou poussés par les événements, l’indépendance à leurs colonies. Certaines décolonisa-tions se font dans un climat de calme relatif, mais ailleurs le départ de l’administration européenne engendre des conflits ethniques qui ne sont pas près – 50 ans plus tard – d’une résolution pacifique. Une cinquantaine de nouveaux pays prennent ainsi place sur l’échiquier mondial et sont invités à participer à l’alignement est-ouest (commu-nisme vs capitalisme). Ce mouvement de libération suscite l’admiration et n’est pas sans influencer les mentalités jusqu’au Canada.

À cette époque, un début de détente perce entre les deux blocs. L’accession de John Fitzgerald Kennedy à la présidence des États-Unis en janvier 1961 semble donner lieu à un autre style de gouvernement, à une approche de conciliation. Les chefs communiste et capitaliste se visitent, créent un lien grâce au téléphone rouge. Cependant, l’illusion ne dure guère : Kennedy est assassiné en novembre 1963. Mais son passage a laissé dans le cœur de la génération montante le sentiment que tout est possible.

Les valeurs changent. La révolution dite « culturelle » commence dans la Chine de Mao. Elle fascine les jeunes du monde entier. Dans la foulée de ce rejet des anciennes valeurs, on parle partout, ou presque, sur la planète de culture populaire et non plus de Culture. On rejette même cette dernière, souvent avec ressentiment. La culture se définit désormais par ce que vit une population dans son quotidien et elle couvre les préoccupations et les combats de la classe ouvrière, et non plus celles de l’élite intellectuelle. La langue populaire s’avère le véhicule de choix de cette nouvelle mentalité.

Les cadres de la religion catholique évoluent eux aussi. En 1962, quatre ans après son élection, le pape Jean XXIII proclame l’ouverture du Concile Vatican II qui veut renouveler l’esprit du catholicisme dans le monde moderne.

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Le latin est abandonné au profit des langues parlées par les populations. Les laïcs sont invités à prendre davantage part aux rites de l’Église. Des traditions millénaires tombent. Un vent de renouveau souffle sur toute la catholicité et atteint profondément les francophones du Canada qui restent majoritairement d’allégeance catholique romaine.

Ces changements de valeurs culturelles et religieuses sont soutenus par une montée démographique jeune et dynamique : les baby-boomers arrivent aux études secondaires, collégiales ou universitaires. Grâce à la télé-vision, ils sont au courant des événements mondiaux. Ils sont témoins des tensions politiques qui se manifestent dans les pays de l’Est contre la présence soviétique, de l’horreur des interventions militaires américaines au Viêt-Nam, de la violence des luttes d’indépendance sur le continent africain. Ils réclament pour eux et pour tous le pouvoir du Peace and Love.

Leur musique et leurs idoles deviennent omniprésentes. Cette culture se propage. Des courants révolutionnaires, d’influence marxiste et socialiste, se répandent aussi dans les universités américaines, canadiennes et euro-péennes. Par ces mouvements de contestation, les jeunes et les adultes qui rapidement leur emboîtent le pas s’attaquent à l’ordre social – libération sexuelle et libération de la femme – et à l’ordre politique et militaire – guerre au Viêt-Nam et montée du Black Power.

On remarque bientôt l’émergence de maints regroupe-ments internationaux de professionnels et d’entreprises : médecins, professeurs, compagnies de navigation maritime et aérienne, etc. et d’associations d’entraide bilatérale dans les domaines des communications, des sciences et technologies et de l’éducation. Ces contacts engendrent un climat d’ouverture aux autres et d’affirmation de soi.

Dans la foulée de ces rencontres internationales est fondée, le 17 février 1969, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Les représentants de

23 États francophones se retrouvent à Niamey au Niger. L’ACCT veut maintenir un lien d’entraide entre les pays francophones de la planète et devenir un instrument de dialogue et de solidarité.

LES REVIREMENTS POLITIQUESEn 1960 commence une période décisive sur le plan politique au Canada français. Coup sur coup, deux événements majeurs surviennent.

Au Québec, le 22 juin, les libéraux de Jean Lesage sont portés au pouvoir après que l’Union nationale de Maurice Duplessis eut monopolisé la scène politique pendant 20 ans. Les libéraux entreprennent alors cette réforme hardie et rapide de la société québécoise qu’on appelle la Révolution tranquille.

Au Nouveau-Brunswick, quelques jours plus tard, soit le 27 juin, Louis J. Robichaud arrive au pouvoir. Il est le premier Acadien à être élu premier ministre de sa province15. C’est un moment crucial et déclencheur pour tous les Acadiens. Les réalisations du gouvernement Robichaud seront nombreuses : la Loi sur les langues officielles de 1969, la réforme fiscale, les réformes du système de santé, les réformes dans l’éducation, etc.

Le 10 septembre de cette même année est fondé au Québec le Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (RIN). Ce groupe est, depuis l’éphémère Alliance laurentienne de 1957, le premier qui parle ouvertement de l’indépendance politique du Québec. La pensée politique et nationaliste bouillonne. Le règne politique de Duplessis est qualifié de dictature et un vent de liberté souffle sur le Québec, faisant écho à celui qui secoue maints endroits de la planète. D’étape en étape, les politiciens québécois nourrissent et entretiennent la démarche d’affirmation. Le 24 mars 1961 est créé l’Office de la langue française. La campagne électorale

15 L’Acadien Pierre-Jean Véniot avait assumé le poste de premier ministre du Nouveau-Brunswick, de 1923 à 1925, en remplacement de Walter Foster, mais sans élection.

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de 1962 s’amorce avec le slogan « Maîtres chez nous ». Le Parti libéral de Jean Lesage qui est reporté au pouvoir s’engage à nationaliser l’électricité et à former un ministère de l’Éducation. Le temps est aux réformes dans tous les domaines.

Le fédéral répond bientôt aux revendications de plus en plus précises des francophones du Québec, des Maritimes et d’ailleurs. Le 14 novembre 1962, la Commission royale d’enquête Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme reçoit son coup d’envoi. Quelques mois plus tard, en 1963, le libéral Lester B. Pearson, initiateur de la force de paix de l’ONU, est élu premier ministre du Canada. Il pose aussitôt un geste qui aura des répercussions sur la francophonie de tout le pays. Il appelle à Ottawa trois personnes que l’on désignera très vite comme le French Power : le chef syndical Jean Marchand, le journaliste Gérard Pelletier et le professeur Pierre Elliott Trudeau. Ce dernier devient ministre de la Justice et fait passer des lois qui donnent à chaque citoyen canadien une plus grande liberté d’expression de soi. Ces réformes sociales permettent une évolution rapide de toute la société.

En 1965, la Commission royale d’enquête Laurendeau- Dunton dépose son rapport préliminaire. Les recom-mandations sont sans équivoque : déclarer le français langue officielle aux Parlements du Canada, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, ainsi que dans l’administration fédérale et devant ses tribunaux, créer des districts bilingues là où les francophones sont en nombre suffisant et faire adopter par les législatures une loi sur les langues officielles au Canada.

L’AFFIRMATION DU QUÉBECPendant que se poursuit l’enquête Laurendeau-Dunton, des éléments extrémistes se manifestent au Québec. En mars 1963 éclatent les premières bombes de l’armée de libération du Québec (ALQ) et du Front de libération du Québec (FLQ). Ces attentats ciblent ce qui apparaît, aux yeux des membres de ces groupes, comme des symboles

de la domination britannique : les casernes militaires et les boîtes aux lettres d’un quartier anglophone huppé de Montréal.

En 1964, une manifestation organisée par le RIN tourne à la violence. Les manifestants expriment pacifiquement leur opposition à la visite de la reine Élizabeth II dans la capitale provinciale du Québec. Sans qu’il y ait eu provocation de la part des manifestants, la police les charge et exerce une répression brutale. Des dirigeants du RIN sont arrêtés et des gens, matraqués. Ce « Samedi de la matraque » laisse un goût amer chez la population.

Toutes les occasions sont bonnes pour s’affirmer politiquement, socialement et linguistiquement. En 1964, Jean Lesage, premier ministre libéral de la province et fédéraliste convaincu, déclare pourtant : « Le Québec cherche à obtenir tous les pouvoirs nécessaires à son affirmation économique, sociale et politique. Dans la mesure où les provinces ne poursuivent pas ce même objectif, le Québec se dirigera, par la force des choses, vers un statut particulier qui tiendra compte à la fois des caractéristiques propres de sa population et du rôle plus étendu qu’elle veut conférer à son gouvernement. » Le fédéral cède à la pression en votant une loi qui permet le retrait d’une province canadienne d’un programme fédéral avec compensation financière.

Un événement crée une effervescence dans tout le pays et met le Québec en vedette sur le plan international. En 1967 a lieu l’exposition universelle de Montréal. Toute la planète a les yeux tournés sur cette fête des nations qu’on dit la plus importante tenue jusqu’alors. D’avril à octobre, les chefs d’État étrangers se succèdent au Canada. Selon le protocole établi, ils visitent d’abord Montréal et le pavillon de leur pays, puis se rendent à Ottawa rencontrer le premier ministre Pearson. Le président de la France est alors le Général De Gaulle. Quand, au soir de son arrivée à Montréal, il lance à la fin de son discours officiel « Vive le Québec libre ! », il provoque un incident diplomatique. En une minute, les problèmes politico-linguistiques qui agitent le Canada sont connus dans le monde entier.

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LA RUPTUREÀ l’automne 1967, du 23 au 26 novembre, les États généraux du Canada français tiennent leurs assises nationales à Montréal, regroupant plus de 2 300 délégués de toutes les provinces canadiennes, nommés ou élus par leurs associations, afin de discuter de l’avenir consti-tutionnel de la nation canadienne-française et la définir. Pour ce faire, il est important de déterminer les pouvoirs essentiels aux Canadiens français habitant à l’extérieur du Québec. Les délégués de ces provinces n’acceptent pas le statut que se donne le Québec, c’est-à-dire celui d’État national des Canadiens français. Les délégués de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario provoquent la rupture en refusant de participer à la poursuite des discussions. Soudain, le Canada français tel que vécu depuis la Confédération n’existe plus.

VERS DE NOUVELLES IDENTITÉSSi le Canada français s’efface en tant que composante du pays, les Canadiens de langue française continuent, eux, d’exister, et ils sont plus conscients que jamais de leur pouvoir et de la nécessité de défendre leurs droits.

Les Canadiens français du Québec ayant choisi de s’appeler dorénavant Québécois, ceux du reste du pays sont forcés de s’identifier à leur tour en se référant à leur province d’appartenance : Franco-Terre-Neuviens, Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, Franco-Albertains, Franco-Colombiens, Franco-Yukonnais et Franco-Ténois. Quant aux Acadiens des Maritimes, ils conservent l’appellation qui les désigne depuis des siècles, se contentant de préciser, au besoin, la province où ils habitent : Acadiens de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard. En 1975, ces francophones du Canada se regroupent sous le nom de Francophones hors Québec (FHQ), qui devien-dra l’actuelle Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA).

Les combats que se livrent le Québec et le Canada mettent à l’ordre du jour la réalité des francophones de partout au pays. Les provinces doivent faire face aux demandes de leur population. Certaines le font en prenant les devants, d’autres en attendant les protestations officielles. Souvent après de longues revendications, d’importantes victoires sont gagnées, Par exemple, en 1968, l’usage du français est autorisé à l’Assemblée législative de l’Ontario. L’année suivante (1969) est signée la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. Elle n’entrera cependant en vigueur qu’au milieu des années 1970, après qu’aura été complétée la traduction des lois de la province.

En pleine Révolution tranquille, le président français Charles de Gaulle visite le Canada dans le cadre de l’Expo 67.

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L’année 1969 marque l’adoption de la Loi sur les langues officielles au Canada. Désormais existent officiellement deux langues au Canada : l’anglais et le français. Toutes les institutions fédérales doivent devenir bilingues. Ce bilinguisme obligatoire concerne les institutions et non des individus. L’objectif est clair : permettre aux franco-phones de recevoir des services dans leur langue, où qu’ils se trouvent au Canada.

Par conséquent, les institutions fédérales ont un pressant besoin de traducteurs pour que les documents admini- stratifs soient disponibles dans les deux langues et de professeurs, pour permettre aux membres de la fonction publique qui le désirent de parler les deux langues offi-cielles du pays. Jusqu’alors, en effet, les membres bilingues de la fonction publique canadienne étaient généralement des francophones. Le bilinguisme devenant maintenant un atout, plusieurs fonctionnaires unilingues anglais voient dans l’apprentissage du français une chance d’avancement professionnel.

L’ENVERS DE LA MÉDAILLEEn 1969, le gouvernement du Québec dépose une loi pour promouvoir l’enseignement de la langue française. La loi 63 vise à ce que les Québécois anglophones acquièrent une bonne connaissance du français à l’école et à ce que les nouveaux immigrants puissent, dès leur arrivée, apprendre la langue de la majorité. Cette loi donne toutefois le choix aux parents.

Un tollé suit le dépôt de la loi, car une partie de la popula-tion québécoise n’accepte pas qu’il y ait choix. Le Front commun du Québec français réclame rien de moins que l’unilinguisme français puisque l’unilinguisme anglais reste la norme dans presque toutes les provinces et territoires du Canada. Diverses manifestations font éclater la violence. Le 31 octobre 1969, une intervention de la police tourne au vinaigre. Les débats parlementaires

s’enveniment à Québec et débordent largement du domaine de l’éducation auquel est liée la loi en question. Des députés s’activent pour que des changements soient apportés. La loi est renommée Loi pour promouvoir la langue française au Québec. Le 20 novembre, elle est adoptée à 67 contre 5, avec deux abstentions.

UNE NOUVELLE VOIELe 18 novembre 1967, René Lévesque, journaliste et ancien député libéral à Québec, fonde le Mouvement Souveraineté- Association (MSA), Le 20 avril 1968, le Canadien français Pierre-Elliott Trudeau entame le premier de ses mandats en tant que premier ministre du Canada. Cette année-là, le défilé de la Saint-Jean, à Montréal, tourne à l’émeute. La présence du premier ministre du Canada est perçue comme une provocation et exacerbe les mouvements indépendantistes. Des cocktails Molotov éclatent près de l’estrade où ont pris place les invités d’honneur. Violence. Arrestations. Le 12 octobre suivant, René Lévesque fonde le Parti Québécois. Les pièces du jeu politique qui animera les prochaines décennies sont maintenant en place.

Toutefois, si les années 1960 voient éclore une révolution politique plus ou moins tranquille au Québec, toutes les régions francophones du Canada évoluent, de leur côté, avec une rapidité sans précédent dans les secteurs clés de l’éducation et de la culture. L’heure est à la prise de parole.

QUI S’INSTRUIT S’ENRICHITDans la francophonie canadienne, l’accent est mis sur l’éducation secondaire et supérieure. Les méthodes pédagogiques ont évolué, laissant plus de place à l’indi-vidu et à son expression personnelle, au travail en petits

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groupes suivi de mise en commun, aux émotions, au ressenti plutôt qu’au développement d’ordre purement rationnel. On crée donc des institutions d’enseignement d’un nouveau genre pour s’intégrer au grand mouvement qui secoue le monde. Dans les provinces où les franco-phones sont minoritaires, ces derniers exigent d’apprendre dans leur langue maternelle, et ce, du primaire à l’université.

AU QUÉBEC

En 1961 est mise sur pied la Commission Parent qui a pour mission de se pencher sur l’état de l’éducation au Québec. Le 11 mai 1966, elle présente son rapport qui recommande la création d’un ministère de l’Éducation et la mise au point d’une structure qui permettrait de faire le pont entre le niveau secondaire et l’université. En 1967, cette recommandation mène à la création des Collèges d’enseignement général et professionnel : les cégeps. Douze d’entre eux ouvrent leurs portes au début de l’année scolaire 1967-1968. Cette même année, le gouvernement du Québec inaugure Radio-Québec, un service de radio, de télédiffusion et de production de documents audiovisuels, et adopte la loi qui permet la fondation de l’Université du Québec, une institution de haut savoir répartie en campus dans des villes importantes de la province dont certaines, jusque-là, étaient sans université. Dès 1969, trois campus offrent des cours à Montréal, à Trois-Rivières et à Chicoutimi.

EN ACADIE

En Acadie, les années 1960 marquent un temps de turbu- lence dont les répercussions se font encore sentir de nos jours. Une commission royale d’enquête sur l’enseignement supérieur au Nouveau-Brunswick ayant reconnu que le nombre de francophones de la province justifiait la création d’une université qui dispenserait ses cours en français, on assiste à la création de l’Université de Moncton, le 19 juin 1963. Cette institution d’enseignement supérieur est constituée à partir d’institutions universitaires de langue française déjà existantes qui suspendent leur charte pour devenir les collèges affiliés de la nouvelle

université. Divers campus se forment dans les années qui suivent et servent non seulement la population de Moncton, mais l’ensemble de la province.

De conception moderne, cette institution joue un rôle de premier plan dans la prise de conscience et l’affirmation de l’Acadie contemporaine et dans l’épanouissement de sa culture et de sa langue. Le 27 avril 1967, une école normale de langue française ouvre ses portes sur le campus de l’Université de Moncton et devient, en 1973, la faculté des Sciences de l’éducation. Les associations des professionnels de l’enseignement se modernisent elles aussi : l’Association des instituteurs acadiens du Nouveau-Brunswick devient l’Association des enseignants et enseignantes francophones du Nouveau-Brunswick (AEFNB).

EN ONTARIO

Au milieu des années 1960, les francophones de l’Ontario ne bénéficient toujours pas d’écoles secondaires de langue française dans le système public d’éducation. Pour poursuivre des études en français, les jeunes doivent fréquenter des institutions privées. Celles-ci sont en pleine expansion à cause de la natalité d’après-guerre et de la migration de familles québécoises et acadiennes dans la province. En avril 1965, les écoles secondaires privées franco-ontariennes se regroupent en une association. Une enquête provinciale est instituée et le rapport rendu à la fin de l’année. La principale recommandation de la commission est le droit à l’éducation secondaire en français dans le système public.

Le ministre de l’Éducation charge un comité d’examiner la situation. Le rapport Bériault de 1968 conduit aux lois 140 et 141 qui consacrent l’établissement d’écoles secondaires de langue française ou de classes franco-phones au secondaire dans le système public partout dans la province, « là où le nombre le justifie ». Le besoin de telles écoles est évident : plus de 20 000 jeunes s’inscrivent dans les écoles secondaires françaises en septembre 1969. La formation de maîtres compétents

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est assurée par un programme de la faculté d’Éducation de l’Université d’Ottawa qui accueille ses étudiants à la rentrée de cette même année.

L’Ontario se donne des véhicules éducatifs d’éveil culturel et d’affirmation linguistique, telle l’Université Laurentienne. Le Collège du Sacré-Cœur fondé par les Jésuites à Sudbury en 1913 devient en 1957 l’Université de Sudbury. En 1960, le gouvernement provincial constitue l’Université Laurentienne, une fédération bilingue de collèges ontariens. En 1963, le Collège de Hearst s’affilie à cette fédération. En 1964, la construction du campus est complétée. Au cours des années 1960, plusieurs collèges et écoles supérieures se joignent à la fédération et, à partir de 1969, des programmes de maîtrise sont offerts.

DANS L’OUEST

Les bouleversements de cette décennie touchent profon-dément les Canadiens de langue française des provinces de l’Ouest, car ils ébranlent le réseau d’institutions qui assuraient jusque-là leur survie culturelle et éducative. Les collèges classiques, fleurons de l’éducation française et catholique, abandonnent dans certains cas leurs affiliations et s’associent aux universités de leur province. D’autres, tels le Collège Saint-Jean en Alberta et le Collège de Saint-Boniface au Manitoba, qui possèdent déjà des chartes universitaires, continuent d’assurer l’éducation supérieure aux francophones de ces provinces. Le Collège Mathieu s’affilie en 1968 à l’Université de Regina qui met sur pied le Centre d’études bilingues. Ce centre deviendra en 1988 l’Institut de formation linguistique.

Certaines provinces de l’Ouest amendent leurs lois scolaires et permettent l’enseignement en français. En 1968, en Saskatchewan, la Loi scolaire est modifiée pour permettre la création d’écoles désignées où jusqu’à 80 % des cours peuvent être offerts en français. Une loi de ce genre est promulguée la même année en Alberta.

UNE CULTURE À PORTÉE POLITIQUEL’enquête Laurendeau-Dunton fait son œuvre. Le carac-tère biculturel du pays est mis en lumière. Le nationalisme pancanadien et les associations nationales francophones doivent être redéfinies et leurs objectifs précisés.

Les jeunes francophones veulent s’affirmer comme groupe et comme individus. Dans plusieurs régions, ils sont maintenant en mesure d’accéder à l’éducation supérieure dans leur langue maternelle. Les universités entretiennent un bouillon de culture et favorisent une prise de conscience linguistique et politique. Des mouvements

Dans les années 1960, les Canadiens français du Québec ayant choisi de s’appeler dorénavant Québécois, les francophones « hors-Québec »

développent des identités liées à leur propre province ou territoire.

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de revendication s’amorcent en leur sein, tel celui contre le maire de Moncton, en 1969, lorsque de jeunes Acadiens descendent dans la rue et réclament haut et fort le droit de cité du français dans cette ville.

Garçons et filles trouvent dans ces lieux de haut savoir une force collective qui les pousse à se définir et à se donner une identité au moyen de diverses formes d’expression artistique et culturelle. Les productions collectives de nature artistique commencent à se déve-lopper et, au fur et à mesure qu’elles prennent corps, elles marquent, non seulement la jeune génération, mais l’ensemble de la population à qui elles donnent ainsi la parole. L’art et la culture ne sont plus affaire d’élite, mais s’adressent à toutes les couches de la société. On organise des ateliers et des expositions et on offre des cours d’histoire de l’art pour les adultes. L’art s’affirme comme une réalité vivante. L’élan est donné.

Des associations culturelles se forment, se regroupent ou réorientent leurs interventions et deviennent les instruments de frappe sur les scènes politiques provin-ciales. L’Association catholique franco-canadienne de la Saskatchewan devient en 1964 l’Association culturelle franco-canadienne de la Saskatchewan (ACFC) et poursuit sa mission de défense de la communauté de langue fran-çaise. En 1968, l’Association acadienne d’éducation (AAE) se fusionne à la Société nationale des Acadiens (SNA) alors que l’Association d’éducation de la Nouvelle- Écosse (AENE) fait place à la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE). L’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM) devient en 1968 la Société franco-manitobaine (SFM) et travaille à l’épanouissement de la communauté francophone dans les domaines vitaux de la culture et de l’éducation.

Les mouvements de jeunes prennent un essor sans précédent. Par exemple, en mai 1968, est fondée l’Assemblée provinciale des mouvements de jeunes de l’Ontario français. Elle a pour but de promouvoir le mieux-être culturel des mouvements membres et met sur pied divers services dans ce but. Elle représente la jeunesse franco-ontarienne auprès de différents organismes et même auprès du gouvernement ontarien.

LES JOURNAUX ET LES AUTRES MÉDIASDans ce monde qui s’ouvre aux médias, les journaux, la radio et la télévision en langue française s’avèrent essentiels au soutien des mouvements en cours. De nouveaux journaux apparaissent ou se redéfinissent. Ainsi, en 1967, le journal La Survivance devient Le Franco- Albertain et plus tard, en 1979, Le Franco.

De nouvelles stations de radio entrent en ondes et les groupes francophones exigent que la télévision atteigne aussi les régions éloignées du pays. Les luttes sont souvent longues et ardues. Au cours des années 1960, la télévision de Radio-Canada commence à servir l’ensemble de l’Ontario français, mais bien d’autres communautés francophones du pays doivent toujours attendre.

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DÉFENDRE SON IDENTITÉCe désir de renouveau, de dire autrement les choses et de défendre ce qu’on est se développe grâce à la présence dynamique de centaines de jeunes étudiants conscients de leur pouvoir politique et culturel. En ce milieu des années 1960, un phénomène illustre parfaite-ment l’époque : les boîtes à chanson.

La chanson n’est plus uniquement un divertissement, elle devient un engagement. Les poètes expriment, sur de la musique nouvelle ou à saveur folklorique, leur senti-ment d’appartenance, ils chantent leur coin de pays avec des expressions peu populaires jusqu’alors. Ils mettent des mots sur l’affirmation d’être. Ils sont au centre de tous les rassemblements. Les célébrations francophones donnent lieu à des fêtes qui réunissent des milliers de jeunes et d’adultes. C’est ainsi que la langue acadienne, le joual montréalais, le français tel que parlé par les fran-cophones de l’Ontario et des provinces de l’Ouest commencent à occuper la scène artistique, musicale et culturelle francophone. À la fin des années 1960, la langue populaire est devenue un instrument identitaire.

Louis Robichaud, premier Premier ministre francophone élu du Nouveau-Brunswick. La population le surnomme

affectueusement «P’tit Louis».

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SAVAIS-TU QUE...

- le symbole de l’opposition des deux blocs communiste et capitaliste est la construction en 1961 du Mur de Berlin qui coupe l’ancienne capitale allemande en deux, séparant ainsi familles et amis ?

- « Qui s’instruit s’enrichit » fut le slogan électoral du Parti libéral du Québec qui voulait promouvoir l’éducation des jeunes ? L’enrichissement que donne le savoir s’est aussi traduit, dans la majorité des cas, par un revenu supérieur à celui des jeunes moinsscolarisés.

- la création des Belles-Soeurs de Michel Tremblay au Théâtre du Rideau Vert de Montréal fut l’événement majeur de la saison théâtrale de 1968 ? Bien que le langage de la classe ouvrière ait déjà été utilisé dans des revues de cabaret, jamais encore il n’avait été employéparlespersonnagesd’unepiècedethéâtre.

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1970 À 1982

BALISES1970 : crise d’octobre et mise en vigueur de la Loi des mesures de guerre

1972 : fondation du Parti Acadien

1974 : adoption de la loi 22 au Québec

1975 : fondation de la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ); début de l’Affaire Forest au Manitoba

1976 : électionduPartiQuébécois,le15novembre

1977 : adoption de la loi 101 au Québec; adoptionofficielledudrapeaufranco-ontarien

1979 : jugement de la Cour suprême du Canada ausujetdelaloi101;adoptionofficielle du drapeau fransaskois 1980 : premier référendum sur la souveraineté auQuébec;adoptionofficielledudrapeau franco-manitobain

1981 : débutdel’affaireMercureenSaskatchewan

1982 : rapatriement de la Constitution canadienne parOttawa

LA CRISE D’OCTOBREAu Québec, la situation sociopolitique s’envenime. Des cellules révolutionnaires utilisent les techniques de la guérilla urbaine. Le 5 octobre 1970, le diplomate britannique James Richard Cross, en poste à Montréal, est enlevé par une cellule du Front de Libération du Québec, le FLQ. Le 10 octobre, le ministre de la Justice, Jérôme Choquette, refuse de négocier avec les felquistes. Quelques minutes plus tard, une autre cellule de ce groupe enlève le ministre du Travail, Pierre Laporte.

À 4 heures du matin, dans la nuit du 15 au 16 octobre, le premier ministre Trudeau décrète la Loi des mesures de guerre qui suspend l’habeas corpus16. L’armée cana-dienne prend le contrôle de points chauds au Québec à la demande du premier ministre, Robert Bourassa. Elle s’installe dans les quartiers anglophones de Montréal et devant les édifices gouvernementaux dans le but de les protéger et procède, sans mandat, à des centaines de perquisitions et à 457 arrestations de citoyens. Ces derniers sont le plus souvent des comédiens, des chanteurs, des poètes, des journalistes, des écrivains et des syndicalistes considérés suspects pour avoir mani-festé de la sympathie ou de l’indulgence envers le FLQ.

Le 17 octobre, dans le coffre d’une auto abandonnée, la police trouve le cadavre de Pierre Laporte. Ce n’est qu’au mois de décembre que le diplomate James R. Cross est retrouvé vivant. Les felquistes sont arrêtés, empri-sonnés ou exilés. Les événements ont pris une tournure violente que la population est loin d’approuver, mais il devient évident que le mouvement d’affirmation enclenché, lui, ne peut être endigué.

16 Droit qui garantit à une personne arrêtée de passer rapidement devant un juge afin qu’il établisse la validité de son arrestation. Le délai est habituellement de 48 heures.

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L’AFFIRMATION DES FRANCOPHONIESLe 31 juillet 1974 est votée la loi 22 qui stipule que le français devient la seule langue officielle au Québec et la langue de travail de sa fonction publique. Par cette loi, les élèves qui désirent fréquenter une école anglaise doivent passer des tests d’aptitude linguistique. On veut s’assurer ainsi que seuls les jeunes de langue maternelle anglaise fréquentent ces écoles. En janvier 1976, le gouver-nement précise la loi 22 en décrétant que le français doit dorénavant apparaître sur toutes les étiquettes et les affiches publicitaires.

Le soir du 15 novembre 1976, le Parti Québécois est porté au pouvoir : il a réussi à faire élire 71 députés sur 110. Cette arrivée au pouvoir d’un parti indépendantiste sidère bien des gens, en affole d’autres et rend la majorité euphorique. L’unanimité se fait autour d’une chose : la surprise! Tous sont sous le choc : les anglophones et les francophones de partout au pays, tout autant que les partisans et les dirigeants du Parti Québécois eux-mêmes !

Ces derniers se mettent rapidement et vaillamment au travail et, le 26 août 1977, sanctionnent la Charte de la langue française, dite la loi 101, qui fait du français la seule langue officielle au Québec et la seule permise dans l’affichage publicitaire. En novembre 1979, le livre blanc sur la souveraineté-association D’égal à égal : La nouvelle entente Québec-Canada est déposée à l’Assemblée nationale. Le 13 décembre, la Cour suprême du Canada déclare anticonstitutionnels trois des chapitres de la loi 101.

Pour agir, les diverses francophonies canadiennes n’avaient pas attendu l’arrivée des indépendantistes à la tête du gouvernement du Québec. En 1972, le Parti acadien est fondé par de jeunes intellectuels du nord-est du Nouveau- Brunswick qui proclament leur mécontentement et pensent créer une province entièrement acadienne en divisant le Nouveau-Brunswick. Ils acceptent bien mal l’idéologie des vieilles élites. Ils se veulent les porte-parole de la nouvelle communauté acadienne et offrent une solution de rechange aux partis traditionnels. Ils cherchent à éduquer et à politiser la société acadienne. Actif durant une quinzaine d’années, ce parti disparaîtra en 1986.

Même aux prises avec la loi 101 nouvellement votée au Québec, la situation de la minorité anglophone ne peut se comparer à celle des minorités francophones des autres provinces. En effet, dans la plupart des régions du Canada, l’assimilation menace, malgré les lois sur le bilin-guisme officiel et la promesse de services en français. Les francophones qui vivent en dehors du Québec sentent le besoin de faire front commun, de se regrouper et de se munir d’une force de frappe en créant des fédérations pancanadiennes de défense des droits des francophones.

POUR ALLER DE L’AVANTDans la foulée de ces débats, l’Association canadienne d’éducation de langue française (ACELF) s’avère être l’organisme capable de faciliter la coopération et la concertation. Cette association possède déjà la particula-rité de réunir à une seule table des représentants de toutes les provinces, y compris le Québec, et des territoires canadiens en vue d’établir des passerelles de communi-cation entre les ministères de l’Éducation et les associa-tions francophones du pays. Elle prend donc part à la formation de plusieurs regroupements tels que la Fédé-ration des jeunes canadiens-français (FJCF) en 1974 et la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ) le 26 novembre 1975. Ses objectifs sont d’élaborer un cadre de planification d’actions qui servira de guide aux associations provinciales, d’établir des mécanismes de consultation auprès d’organismes et d’individus, de véhiculer les besoins locaux et de soutenir les associations provinciales dans leurs actions. En 1978, la FFHQ poussera plus loin ses stratégies en donnant aux franco-phones hors Québec une association d’information, de développement et d’élaboration de projets pour atteindre des objectifs fixés en commun. L’ACELF collabore en 1979 à la fondation de la Commission nationale des parents francophones (CNPF) qui jouera un rôle déterminant dans les combats juridiques de la décennie suivante.

De son côté, l’Association canadienne-française d’éduca-tion d’Ontario (ACFEO) élargit son mandat et s’engage dans l’action et le développement communautaires. Pour illustrer pleinement ce changement, elle prend le nom d’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO).

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En 1975, à l’Université de Sudbury, l’historien Gaétan Gervais et ses étudiants élèvent au mât de leur institution un drapeau. Sur fond blanc et vert, un trillium côtoie une fleur de lys. En 1977, l’ACFO adopte cet emblème qui devient ainsi officiellement le drapeau franco-ontarien.

L’année 1973 marque la fondation de la Société des Acadiennes et des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SAANB). Au cours de cette décennie, l’association s’avérera le principal porte-parole de la population aca-dienne et revendiquera haut et fort des services en français. Presqu’en même temps, les associations francophones de Terre-Neuve-et-Labrador telles que l’Association francophone de Saint-Jean, l’Association francophone du Labrador, l’Association régionale de la Côte-Ouest et Franco-jeunes de Terre-Neuve et du Labrador se regroupent et deviennent la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (FFTNL). La nouvelle fédération intervient principalement dans les dossiers de l’éducation, de l’économie, de la culture et du tourisme, des communications et des services gouvernementaux. En 1978, c’est au tour des francophones des Territoires du Nord-Ouest de se regrouper en association. La Fédération franco-TéNOise apparaît. L’année d’après, l’Association franco-yukonnaise (AFY) devient active à son tour.

AU TOURNANT DE LA DÉCENNIEAprès une absence de moins de neuf mois, le Parti libéral du Canada revient au pouvoir. À sa tête, Pierre Elliott Trudeau. Le 21 avril 1980, les premiers ministres de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan et de la Colombie-Britannique rejettent le concept de souveraineté- association du gouvernement du Québec et refusent même d’en négocier les modalités. Toutefois, ils en profitent pour émettre un avertissement clair au premier ministre du Canada : le statut quo constitutionnel est inacceptable.

Le 20 mai 1980 a lieu le premier référendum du Parti Québécois. Les électeurs du Québec doivent dire si, oui ou non, ils donnent à leur gouvernement le mandat de négocier la souveraineté-association avec le gouvernement canadien : 59, 56 % répondent NON !

Ce tournant des années 1980 marque dans les commu-nautés francophones, plusieurs victoires qui feront jurisprudence au pays.

L’AFFAIRE FOREST ET L’AFFAIRE BILODEAUL’affaire Forest commence par un incident banal : des contraventions pour stationnement illégal. Le Manitobain Georges Forest les reçoit à Winnipeg en mars 1975 et en février 1976. Les contraventions sont rédigées uniquement en anglais. Georges Forest, niant la validité de l’Official Language Act de 1890, décide de les contester en vertu de l’article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870, loi constitutive de la province. Il fait face à un véritable barrage d’actions juridiques du gouvernement et à des refus répétés des cours de justice locales. Persévérant, il porte sa cause à la Cour d’appel du Manitoba où il obtient gain de cause, puis il se rend à la Cour suprême du Canada. En décembre 1979, la plus haute cour du pays proclame l’inconstitutionnalité de la loi de 1890 sur l’unilinguisme du Manitoba. L’application du jugement exige de longs débats politiques et de pénibles démêlés juridiques. Une entente intervient en décembre 1982 et est entérinée en mai 1983.

La province du Manitoba est alors tenue « d’établir le caractère officiel du français et de l’anglais, de traduire un nombre déterminé de lois et de reconnaître le droit aux services en français dans certains bureaux gouver-nementaux. » Les répercussions politiques sont graves. Une crise s’ensuit au gouvernement. Finalement, en juin

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1985, la Cour suprême du Canada rend son verdict final : toutes les lois passées au Manitoba sont déclarées inconsti-tutionnelles et doivent être traduites en français ! Toutefois, pour assurer l’ordre public, elles sont dites valides jusqu’à ce que leur traduction soit complétée.

Une affaire parallèle commence en 1980. Après avoir reçu une sommation en anglais seulement, le Franco- Manitobain Roger Bilodeau conteste à son tour la validité de toutes les lois de sa province en raison de l’unilinguisme de la Loi sur la circulation routière (Highway Traffic Act). En 1986, la Cour suprême du Canada tranche dans cette affaire : la délivrance de sommations, qu’elles soient unilingues ou bilingues, ne découle pas d’une exigence constitutionnelle. L’article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870 garantit des droits au personnel judiciaire – avocats, juges, témoins – mais pas aux personnes à qui l’on donne une sommation.

L’AFFAIRE MERCUREEn Saskatchewan, en 1981, le père André Mercure reçoit une contravention rédigée exclusivement en anglais, comme ce fut le cas au Manitoba pour Georges Forest. Invoquant l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest amendé en 1877 et plaidant la nullité de l’ordon-nance du Conseil des Territoires de 1892 qui faisait de la langue anglaise la seule langue officielle, le père Mercure conteste le document. Un tribunal de première instance rejette la position de Mercure. En 1985, la Cour d’appel de la Saskatchewan en fait autant. La situation s’embrouille. Certains tribunaux jugent en faveur de la validité de l’article 110, mais l’affaire n’est pas terminée pour autant.

SUR LE FRONT DE L’ÉDUCATIONÀ partir de 1970, le fédéral établit des ententes avec les provinces et accorde des subventions à l’éducation dans la langue de la minorité et à l’enseignement d’une langue

seconde. Depuis la proclamation de la Loi sur les langues officielles, un changement d’attitude à l’égard de la langue française commence à poindre chez une portion de l’élite anglophone. Au cours de la décennie 1970, plusieurs écoles d’immersion française ouvrent leurs portes dans les grands centres urbains du pays sous l’égide de l’asso-ciation anglophone Canadian Parents for French.

Le bilinguisme officiel permet à de nombreux francophones du pays d’accéder à des emplois au gouvernement d’un océan à l’autre. Un exode important de francophones s’ensuit vers Ottawa et vers plusieurs capitales provin-ciales. Aux emplois fédéraux s’ajoutent ceux qui sont offerts dans les écoles d’immersion. Ce mouvement migratoire, qui s’étend et grossit, change la dynamique francophone au Canada.

En Ontario, la loi sur les écoles secondaires de langue française n’a pas été accueillie avec ouverture d’esprit et enthousiasme dans certains milieux anglophones. Le flou de la formule « là où le nombre le justifie » des lois 140 et 141 donne lieu à bien des interprétations. À maints endroits, les conseils scolaires font traîner les choses en longueur ou s’opposent carrément à l’ouverture d’écoles de langue française. Au tournant des années

Georges Forest et Roger Bilodeau au Manitoba ainsi qu’André Mercure en Saskatchewan reçoivent des contraventions rédigées

uniquement en anglais. En décidant de les contester, ils deviennent des symboles de la lutte des francophones dans l’Ouest canadien.

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1970, plusieurs conflits s’amorcent à North Bay, à Penetanguishene, à Cornwall, à Elliot Lake, à Windsor et à Sturgeon Falls. Les parents intensifient leurs pressions auprès des conseils scolaires et font du lobbying auprès des politiciens. Finalement, ils obtiennent gain de cause. Mais la vigilance s’impose.

En 1979, Penetanguishene devient la scène d’un nouveau conflit scolaire. Les services éducatifs offerts en français sont loin de satisfaire un groupe de parents. Certains d’entre eux retirent leurs adolescents de l’école secondaire et, avec l’aide de l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) et de l’Association d’éducation franco- ontarienne (AEFO), ouvrent un établissement parallèle dans les locaux du centre culturel. Les tensions s’avivent entre les groupes linguistiques. Le gouvernement provincial reconnaît finalement la création de l’école de la Huronie qui offre aux élèves du secondaire un programme d’enseignement en français.

PRENDRE LA PAROLELe militantisme est l’arme la plus courante. Il entraîne une action directe des gens concernés. On n’hésite plus à en appeler aux tribunaux, à recourir au boycott et à s’allier l’opinion publique. On a saisi le rôle que peuvent jouer les médias dans la lutte pour l’égalité et l’on apprend à travailler avec eux. Durant ces années 1970, les jeunes, surtout ceux du monde étudiant, se mobilisent avec force et détermination. Les universités, notamment celles qui se sont formées au cours de la décennie précé-dente, constituent d’ardents foyers d’éducation à la vigilance et à la prise de position.

En Ontario, à la suite de la publication du rapport La vie culturelle des Franco-Ontariens par un comité d’études que préside Roger Saint-Denis, on assiste à la création de centres culturels. Les étudiants de l’Université Laurentienne à Sudbury vivent une affirmation identi-taire et rompent avec la culture issue de France ou du Québec. Le parler franco-ontarien devient l’instrument de leur prise de parole. La Coopérative des artistes

du Nouvel-Ontario (CANO) est créée et encadre la vie socioculturelle de toute une génération. En mars 1973, à l’occasion du congrès Franco-Parole, a lieu à Sudbury la première Nuit sur l’Étang. Chansonniers, poètes, comédiens, musiciens se réunissent cette année-là et le feront chaque année par la suite.

En Acadie aussi, on prend la parole. La langue vernaculaire devient un cri de ralliement autant qu’un cri de colère et de joie d’être. L’essor de la chanson acadienne reflète la montée de son nationalisme. On chante l’Acadie et on s’affirme aussi bien dans la repossession de son passé que dans des projets d’avenir. La danse et la musique sont intimement liées. Les accents folkloriques deviennent un signe d’appartenance. Après les petites boîtes à chansons des années 1960, on passe aux grands rassem-blements, aux fêtes gigantesques, aux démonstrations d’affirmation avec une force sans équivoque.

Au cours de ces années 1970, maintes associations de jeunes sont créées dans les provinces de l’Ouest. On met sur pied des festivals de théâtre, des ateliers de musique, d’arts visuels et de danse. En 1979, les quatre provinces de l’Ouest convoquent leurs associations de jeunes à un grand rassemblement de trois jours, à Saint-Laurent, en Saskatchewan. L’événement « On s’accroche à Batoche » permet à plus de 1 000 jeunes de découvrir leur histoire, de vivre leur culture, de discuter et de s’amuser en français.

En 1977 est fondé, à Saint-Boniface (Manitoba), le Conseil culturel des francophones hors Québec (CCFHQ). Il réunit des intervenants qui travaillent à l’évolution culturelle des Canadiens français. Au cours de ses premières années d’existence, le conseil organise des spectacles et permet aux artistes de se faire connaître, non seulement dans leur communauté, mais aussi dans d’autres régions du pays.

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LES MOTS POUR SE DIRELes pièces de Michel Tremblay jouées à Montréal dé-clenchent une révolution de la dramaturgie francophone. Le théâtre ose enfin faire parler les gens ordinaires comme ils parlent tous les jours ! Ce choix linguistique devient en soi une affirmation et fait vite des émules. Au cours des années 1970, une pièce de théâtre qui n’est

pas écrite en joual n’a pas grande chance d’être montée dans certains cercles artistiques du Québec. Certains comédiens trop identifiés à une parfaite diction et à un français « de France » attendront en vain qu’on fasse appel à eux pour la saison théâtrale qui s’annonce… et les suivantes.

En Acadie, le théâtre devient palpitant... La Sagouine, de l’auteure acadienne Antonine Maillet, dont le personnage est interprété par Viola Léger, est créée en novembre 1971 en Acadie. Mais cette pièce s’avère aussi un grand moment de la saison théâtrale montréalaise de 1974. Ce triomphe prouve que la langue d’Acadie est exportable. Les Productions de l’Étoile sont fondées en 1974 à Caraquet et deviennent, deux ans plus tard, le Théâtre populaire d’Acadie (TPA). Le TPA cherche d’abord à promouvoir la dramaturgie acadienne, mais il veut aussi faire connaître le théâtre d’ailleurs. Il tisse des réseaux de tournée structurés qui lui permettent d’être reconnu dans d’autres régions du pays. Parallèlement à cette évolution du théâtre, la littérature acadienne fleurit. En 1972, les Éditions d’Acadie sont mises sur pied et ont comme objectif de promouvoir la culture acadienne et de développer la création littéraire17. En 1979, un grand honneur échoit à l’Acadie et confirme la valeur de sa littérature : Antonine Maillet reçoit le Prix Goncourt, prix littéraire de renommée internationale, pour son roman Pélagie-la-Charette.

L’effervescence théâtrale anime aussi la francophonie de l’Ouest. Le Cercle Molière est de plus en plus actif à Saint-Boniface. Il embauche, dès 1967, son premier directeur à plein temps, Roland Mahé, qui n’hésite pas à monter des pièces avant-gardistes d’auteurs de partout. La littérature n’est pas en reste : en 1974, toujours à Saint-Boniface, naissent les Éditions du Blé. En 1969, Ian Nelson fonde l’UniThéâtre à Saskatoon. Il s’agit d’un théâtre universitaire qui se produit aussi à Regina. En Alberta, les troupes de théâtre évoluent autour des collèges et universités. En 1970, naît la compagnie du

17 Les Éditions d’Acadie ont, depuis, été remplacées par les Éditions de la francophonie.

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Théâtre français d’Edmonton (TFE). À Vancouver, en 1973, est créée la Troupe de la Seizième. Ces compagnies suivent le mouvement moderne, montent des pièces de dramaturges d’ici. Après avoir surmonté le choc de la langue, les spectateurs francophones reconnaissent la vérité profonde de personnages qui parlent d’eux, dans une langue qui est la leur.

En Ontario, le Théâtre du P’tit Bonheur, qui existait depuis 1967, devient une troupe professionnelle en 1974 et prend le nom de Théâtre français de Toronto. Une entreprise difficile, car il n’est guère évident de servir le public francophone de cette ville, un public mouvant d’origines diverses. À Sudbury, en 1971, le Théâtre du Nouvel-Ontario présente sa première production et devient un des piliers de l’émergence d’un espace culturel franco-ontarien. Dans la région d’Ottawa, on cherche à se démarquer de l’identité québécoise si proche. On crée des troupes qui mettent l’accent sur la différence : le Théâtre de la Vieille 17, le Théâtre d’la Corvée et Théâtre Action qui se veut un instrument d’animation communautaire. Le magazine culturel Liaison est mis sur pied et on voit aussi apparaître des maisons d’édition, telle Prise de Parole à Sudbury.

De nouveaux journaux sont fondés, comme Le Soleil de Colombie qui sert la région de Vancouver. En 1971, l’entente entre le Manitoba et la Saskatchewan qui permettait la publication de La Liberté et Le Patriote prend fin. L’Eau vive commence alors à s’adresser à la population francophone de la Saskatchewan et La Liberté, à celle du Manitoba. En juin 1975, La Voix acadienne publie son premier numéro à Summerside à l’Île-du-Prince-Édouard. Ce journal devient le porte-parole de la commu-nauté, sa conscience et sa source d’idées nouvelles. Il s’agit d’un tabloïd bimensuel et le seul journal des commu-nautés francophones de l’Île.

DES MICROS ET DES CAMÉRASÀ cette époque, plusieurs institutions, dont l’Office national du film, changent d’optique. Le Programme français de l’ONF réunit des créateurs qui accordent une large part à l’expression personnelle au cinéma et à la prise de position sociale dans l’esprit du cinéma vérité. En promenant leur caméra et leur micro jusque dans les communautés éloi-gnées du pays, de jeunes cinéastes révèlent des facettes inconnues de la vie des francophones, leurs besoins, leurs déchirements et leur grandeur.

La radio et la télévision de langue française se répandent : la télévision de Radio-Canada arrive à Vancouver à l’automne 1973 et en Saskatchewan, en 1976. En 1978, la station CBON affiliée à la Société Radio-Canada sert les communautés francophones du nord de l’Ontario et devient active dans la création d’un imaginaire nord-ontarien. Au tournant des années 1980, toutes les régions acadiennes des Maritimes ont accès à la radio communautaire en langue française.

Au Québec, la saison télévisuelle 1972-1973 apporte un changement : Radio-Québec ne se contente plus de concevoir, de produire et de réaliser des documents éducatifs. La station inaugure un service de télédiffusion, à Québec et à Montréal, d’une durée de deux heures chaque soir. Le 19 janvier 1975, le réseau de Radio- Québec est inauguré et, à partir de 1977, il prendra de l’expansion avant de devenir, le 12 septembre 1996, Télé-Québec.

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LES NOUVEAUX VOYAGEURSDans la population étudiante, les échanges d’étudiants s’intensifient entre provinces canadiennes. Plusieurs voyages sont organisés entre l’Ouest, le Québec et l’Acadie. Par exemple, le Saskatchewan Étudiant Voyage (SEV) permettra, de 1968 à 1979, à plus de 600 jeunes fransaskois de partir à la découverte de la culture franco-phone du pays. Cette expérience enrichissante poussera nombre d’entre eux à devenir des leaders dans leur communauté.

L’animation culturelle qui règne au Québec attire des ressortissants de toute la francophonie canadienne. Certains membres des communautés acadienne et fran-cophones de l’Ontario et de l’Ouest ne peuvent résister au rêve, fort légitime, de vivre complètement en français. Ils optent donc pour le Québec. Un temps... ou définitive-ment. Plusieurs artistes sont attirés par la possibilité d’épanouir leur art dans un environnement de plus de cinq millions de francophones.

Parallèlement, des centaines de Québécois trouvent de l’emploi en dehors de leur province natale ou la quittent pour partir à l’aventure. Plusieurs jeunes gens, en quête d’un contact différent avec la nature ou d’un retour à la terre, voyagent à la recherche de lieux reculés pour vivre selon leurs idéaux. D’autres sont mus par un désir bien tranché de vivre en marge de la société établie et de son matérialisme. C’est ainsi que commence un grand brassage démographique. De jeunes francophones s’installent dans des coins reculés des provinces ou se rendent vers le lointain Yukon, en Colombie-Britannique ou aux Territoires du Nord-Ouest. Parfois, ils s’y établissent à demeure, s’intègrent à la communauté d’accueil, exigent le respect de leurs droits linguistiques et viennent grossir les effectifs francophones de la région, lui apportant du sang nouveau.

L’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976 en a effrayé plusieurs dans le monde des affaires et de l’économie. De grandes institutions financières et industrielles décident alors de déménager leurs usines ou leur siège social ailleurs au Canada. Leurs employés francophones se voient forcés

de quitter le Québec pour conserver leur emploi. D’autres familles se déplacent pour combler les postes vacants dans les bureaux de traduction du fédéral, les écoles de langues destinées aux fonctionnaires, les nou-velles stations de radio, les chaînes de télévision et les écoles d’immersion. Dans l’Ouest, au moment des booms économiques, des travailleurs sont attirés par les offres des compagnies pétrolières et celles qui assurent l’exploitation des sables bitumineux.

Ces nouveaux arrivants demandent que leurs enfants profitent d’une éducation en français et exigent des services et des informations écrites et télévisuelles dans leur langue. Ces francophones traversent le pays avec l’enthou-siasme de leurs ancêtres : ils deviennent en quelque sorte les nouveaux voyageurs !

S’OUVRIR AU MONDELes contacts culturels s’accentuent aussi entre les nations. L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT)18 regroupe alors 28 États francophones du monde dont le Canada et des gouvernements dont ceux du Québec et Nouveau-Brunswick. Cet organisme francophone propose une entraide internationale dans les domaines de l’économie, du développement de la technologie, de la santé, de l’éducation et de la culture. Elle tient à tous les deux ans des Sommets qui avivent les échanges entre pays et parmi les jeunes du monde francophone.

Depuis la visite remarquée du général De Gaulle à l’Exposition universelle de Montréal en 1967, des liens culturels étroits se sont tissés entre la France et le Québec. L’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ) est créé en 1968. Au fil des ans, quelque 100 000 jeunes professionnels ou universitaires participent à des échanges entre la France et le Québec. Dans le même esprit, à la fin des années 1960, la Société nationale des Acadiens développe des liens avec la France et la Belgique et devient progressivement une fédération qui

18 L’ACCT est devenue en 1996 l’Agence de la Francophonie internationale (AFI).

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regroupe les associations et fédérations acadiennes de Terre-Neuve et des Maritimes. De nombreux étudiants d’Acadie et du Québec bénéficient de ces échanges internationaux et de bourses d’études en Europe.

Si les francophones se déplacent en plus grand nombre qu’auparavant vers d’autres pays du monde et s’ils partent travailler en Afrique française ou en Asie dans les domaines de l’éducation et de la santé, beaucoup de ressortissants d’Asie, d’Amérique du Sud, d’Afrique et des Antilles arrivent au Canada. Les lois de l’immigration changent : le pays ouvre ses portes, non plus à des ressor-tissants de telle ou telle origine, mais à des compétences. La société se diversifie. Le multiculturalisme s’accélère.

UNE NOUVELLE CONSTITUTIONLe 2 octobre 1980, Pierre Elliott Trudeau annonce son intention de rapatrier la Constitution du Canada avec ou sans le consentement des provinces, d’adopter un mode de révision et d’inclure dans ce document une Charte canadienne des droits et libertés qui aurait préséance sur toute loi fédérale ou provinciale19.

L’Ontario et le Nouveau-Brunswick lui donnent leur appui. Il n’en est guère de même dans les autres provinces. Certains articles de la future Charte sont loin de plaire à tous, notamment l’article 23, dite Clause Canada, qui prévoit pour les minoritaires de langue officielle le droit à l’école dans leur langue maternelle. Si elle ouvre la porte aux francophones désireux d’obtenir des écoles françaises, elle permet aussi à tout enfant anglophone habitant le Québec de recevoir une éducation en anglais. Cet article contredit la Clause Québec de la loi 101 qui prévoit que seul l’enfant dont l’un des parents a reçu l’enseignement en anglais au Québec a le droit de fréquenter l’école anglaise dans la province.

Le 18 septembre 1981, la Cour suprême du Canada donne son aval à Trudeau « bien que la résolution ne res-pecte pas les procédures normales en matière constitu-tionnelle ». La Cour suprême incite le premier ministre à entreprendre des pourparlers en vue de s’allier les provinces avant de pousser plus avant son action.

À Ottawa, le 2 novembre 1981, commence une ronde de négociations. Les provinces et le gouvernement fédéral jouent dur. Les alliances se font et se défont. Le Québec cherche à se rallier d’autres provinces, y réussit presque, mais le vent tourne subitement et, le 5 novembre 1981, les représentants de neufs provinces et le fédéral en viennent à un consensus qui va à l’encontre des demandes

19 L’article 33 de ce document est appelé « clause nonobstant ». Il stipule que le Parlement d’une province peut adopter une loi qui va à l’encontre de certains articles de la Charte canadienne. Il s’agit des articles 2 et 7 à 15 seulement.

En 1982, Pierre Elliott Trudeau rapatrie la Constitution du Canada et y inclut une Charte canadienne des droits et libertés sur laquelle

s’appuieront les francophones pour faire valoir leurs droits.

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du Québec. La nouvelle Constitution contiendra des dispositions qui diminueront les pouvoirs du Québec en matière de langue et d’éducation.

Au Nouveau-Brunswick, le premier ministre Richard Hatfield continue l’œuvre de son prédécesseur, Louis Robichaud, et son gouvernement adopte la loi qui reconnaît l’égalité des deux communautés linguistiques de la province. Cette loi sera enchâssée dans la Constitution du Canada en 1993 à la demande des organismes acadiens.

Le 25 mars 1982, la Chambre des Lords de Grande- Bretagne adopte le Canada Bill qui autorise le rapatrie-ment de la Constitution. Le texte reçoit la signature de la reine le 29 mars 1982. Dorénavant, le Canada n’a plus besoin du consentement de Londres s’il veut amender un article ou apporter des changements à sa constitution. À ce jour, le Québec n’a jamais entériné cette Constitution.

SAVAIS-TU QUE...

- la première Francofête remonte à 1974 ? Elle s’appelait laSuperfrancofêteetaeulieuàQuébec.

- la première Nuit sur l’Étang à Sudbury a attiré plus de 1 200 personnes ? Ce premier rassemblement de l’imaginaire et de l’identité franco-ontarienne s’articulait autourdetroisdisciplines:lachanson,lapoésie etlethéâtre.

- les Sommets de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) et les réunions préparatoires suscitaient régulièrement des tensions entre le Québec et le Canada ? En effet, le Québec voulait être traité comme un État et pas uniquement comme une provinceduCanada.

- le 1er juillet 1980, le Ô Canada est proclamé hymne national du pays, un siècle après sa création ? Cethymneestl’œuvrededeuxCanadiensfrançais: Adolphe-Basile Routhier, qui en a écrit les paroles, etCalixaLavallée,quienacomposélamusique.Un texte a été rédigé en anglais sur la musique de Lavallée, mais il ne s’agit pas d’une traduction du poème deRouthier.

- en 1982, Anne Hébert, écrivaine québécoise, reçoit à Paris le Prix Fémina ? Il s’agit d’un prix littéraire français créé en 1904 à Paris et qui a la particularité d’avoirunjuryexclusivementféminin.

Le 1er juillet 1980, 100 ans après avoir été chanté la 1re fois lors du Congrès national des Canadiens français, le Ô Canada est proclamé

hymne national du pays. Cet hymne est l’œuvre de deux Canadiens français. Toujours dans les années 1980, la pièce La Sagouine, de

l’auteure acadienne Antonine Maillet, connaît un grand succès.

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1982 À 2000

BALISES1982 : entrée en vigueur de la nouvelle Constitution du Canada et de la Charte canadienne des droits et libertés;adoptionofficielledes drapeaux franco-albertain et franco-colombien

1984 : arrivéeaupouvoiràOttawadesconservateurs de Brian Mulroney; René Lévesque accepte de prendre « le beau risque »; adoption officielledudrapeaufranco-yukonnais

1986 : adoption de la loi 8 sur les services en françaisenOntario;adoptionofficielle du drapeau franco-terre-neuvien

1988 : jugement de l’affaire Mercure en Cour suprême du Canada; deux provinces, l’AlbertaetlaSaskatchewansedéclarent unilingues anglaises; Loi sur les langues auYukon

1990 : jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Mahé

1992 : adoptionofficielledudrapeaufranco-ténois

1993 : enchâssement de la Loi sur l’égalité des communautés linguistiques duNouveau-Brunswickdans la Constitution canadienne 1995 : second référendum au Québec

1999 : création du Nunavut

Le 17 avril 1982, la nouvelle Constitution canadienne est officiellement promulguée. Toute loi lui est assujettie, ce qui signifie qu’une loi provinciale en désaccord avec des articles de la Charte canadienne des droits et libertés peut être renversée. Les articles 16 et 21 consacrent le français et l’anglais comme langues officielles du Canada et, en 1993, de la province du Nouveau-Brunswick. L’article 23 spécifie les droits à l’instruction dans la langue de la minorité... « là où le nombre le justifie ». Il demeure possible de demander un amendement à cette Constitution mais, pour ce faire, Ottawa et au moins sept provinces représentant la moitié de la population du pays doivent l’appuyer.

CHANGEMENT DE SCÈNEBien que le gouvernement de René Lévesque n’ait jamais donné son accord, le Québec, en tant que province cana-dienne, se voit soumis au gouvernement fédéral et donc à la nouvelle Constitution. La blessure est profonde pour une grande partie de la population québécoise.

Les événements politiques se succèdent rapidement au cours des années 1984 et 1985. Les acteurs politiques jusque-là au centre des tensions entre Ottawa et le Québec quittent la scène, laissant derrière eux regrets et espoirs nouveaux. Trudeau démissionne à l’hiver 1984, satisfait de ce qu’il a accompli, soit le rapatriement de la Constitution et la création de la Charte canadienne des droits et libertés. John Turner le remplace, mais il est défait aux élections de septembre de la même année.

En arrivant au pouvoir à Ottawa, le 4 septembre 1984, Brian Mulroney promet de réintégrer le Québec dans la famille canadienne « dans l’honneur et l’enthousiasme ». Cette intention dictera sa conduite en politique intérieure durant ses deux mandats. René Lévesque prend ce qu’il appelle « le beau risque » en acceptant de travailler au consensus national au cours des négociations fédérales- provinciales, ce qui ne fait pas l’affaire de tous les

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membres de son parti. Six mois plus tard, le 20 juin 1985, le chef du Parti Québécois quitte la vie politique laissant Pierre-Marc Johnson aux rênes d’un parti divisé.

Le 2 décembre 1985, les libéraux prennent le pouvoir à Québec et au printemps 1986, le nouveau gouvernement énonce les cinq conditions pour que le Québec appose sa signature à la Constitution canadienne :

1. reconnaissance du Québec comme société distincte

2. droit de veto sur tout changement à la Constitution

3. garanties concernant la nomination des juges québécois à la Cour suprême du Canada

4. garanties aux provinces refusant de prendre part à des programmes fédéraux de recevoir des compensations financières

5. prise en charge complète par le Québec de l’immigration sur son propre territoire

Le 9 mai 1987, le premier ministre Mulroney convoque les premiers ministres provinciaux pour dégager un consensus qui respecterait les conditions émises par le Québec. Les négociations aboutissent à l’Accord du Lac Meech qui, pour prendre force de loi, doit être entériné par chacun des Parlements provinciaux du Canada avant le 23 juin 1990. L’entente s’effrite au fil des changements de gouvernements et, finalement, devant le refus de Terre-Neuve et du Manitoba de signer l’accord, ce dernier est déclaré caduc.

Quelques députés du Québec quittent alors le Parti conservateur et fondent le Bloc québécois, dont Lucien Bouchard devient le chef. Les sondages montrent que 60 % de la population du Québec désirent l’indépendance, bien que ce soit le Parti libéral qui soit au pouvoir dans cette province. L’Assemblée nationale met sur pied la

Commission Bélanger-Campeau sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec. Le rapport est déposé le 27 mars 1991. Selon le rapport, le Québec a le choix entre deux voies : un fédéralisme décentralisé ou la souveraineté. Même les libéraux parlent maintenant d’indépendance. Brian Mulroney est en train de perdre son pari politique.

Le fédéral entame des discussions serrées avec les provinces et crée des commissions d’étude. Les gouver-nements de neuf provinces et de deux territoires ainsi que des représentants de groupes autochtones présentent, en juillet 1992, un nouveau projet : l’Accord de Charlottetown, du nom de la ville où il a été négocié. Cet accord est signé par tous les gouvernements du pays, y compris celui du Québec. Mais le dernier mot revient à la population. Le 26 octobre de cette année-là a lieu un référendum pancanadien : 56,68 % des citoyens du pays disent NON à l’Accord de Charlottetown. Les milieux anglophones sont en désaccord avec ce projet parce qu’il fait au Québec des concessions qu’ils jugent inacceptables. Quant à lui, le Québec est contre parce que ce projet ne satisfait pas ses revendications historiques. Brian Mulroney a perdu son pari. Il démissionne quelques mois plus tard.

UNE SOCIÉTÉ JUSTE... POUR TOUSPendant que les stratèges politiques cherchent à rallier les provinces derrière un accord commun, l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés se voit interprété de diverses façons au pays. Ces interprétations provoquent rapidement maintes luttes juridiques qui se portent des cours provinciales aux plus hauts tribunaux du pays. Les francophones possèdent maintenant un outil indéniable. Ils apprennent vite à s’en servir pour faire reconnaître leurs droits dans les domaines de la justice, de l’éducation et des services à la population.

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Le Parti Québécois proclame, dès le 30 septembre 1983, l’entrée en vigueur de la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne du Québec adoptée en 1975. Le gouvernement du Québec donne préséance à cette Charte sur toute autre loi de juridiction québécoise. En 1984, l’Ontario adopte sa Loi sur les tribunaux judi-ciaires, qui donne au français le statut de langue officielle devant les tribunaux ontariens, à l’égal de l’anglais. De ce fait, un francophone obtient le droit civil d’avoir un procès dans sa langue maternelle. Dans l’Ouest, l’affaire Forest et l’affaire Mercure ont ouvert un sentier que d’autres reprennent avec courage.

L’AFFAIRE PIQUETTEEn 1987, en Alberta, le député néo-démocrate Léo Piquette pose une question en français en Chambre. Le président de l’Assemblée législative lui retire le droit de parole, car cette langue ne jouit selon lui d’aucune reconnaissance juridique. On exige des excuses du député parce qu’il a défié l’autorité du président de l’Assemblée législative. Le député refuse. L’affaire est portée en haute instance. Dans sa décision, la Cour suprême du Canada confirme le bilinguisme de l’Alberta et, du fait même, celui de la Saskatchewan en statuant que l’article 110 de la loi de 1877 des Territoires du Nord-Ouest s’applique toujours et que l’ordonnance de 1892 de l’Alberta et de la Saskatchewan n’est pas valide.

Les deux provinces ont le pouvoir de légiférer en matière de langue officielle en vertu de l’amendement de 1891 à l’article des Territoires du Nord-Ouest. La Cour ajoute que, pour éviter le vide juridique, chacune des deux provinces doit opter rapidement pour le bilinguisme ou pour l’unilinguisme et accompagner sa décision d’une loi qui valide la législation unilingue antérieure. À la suite de ce jugement, la Saskatchewan adopte le projet de loi 2 et l’Alberta, le projet de loi 60 dans lesquels ces deux provinces se proclament unilingues anglaises. Ces lois accordent un droit limité d’utilisation du français à l’Assemblée législative et devant les tribunaux. Ce droit est toutefois moins limitatif en Saskatchewan qu’en Alberta.

APPRENDRE DANS SA LANGUELes regroupements de parents testent bientôt la portée de la Charte canadienne des droits et libertés en éducation. En Ontario, appuyés par l’Association canadienne- française de l’Ontario (ACFO) et l’Association des ensei-gnantes et enseignants franco-ontariens (AEEFO), des parents de Cochrane, de Mattawa, de Penetanguishene et de Wawa cherchent à faire clarifier par les tribunaux ontariens les limites de l’article 23. La Cour d’appel de l’Ontario reconnaît que le droit à l’éducation des Franco- Ontariens tel qu’il est défini dans la Charte implique le droit à la gestion de leurs écoles. Le gouvernement de

Les années 1980 voient l’adoption officielle de plusieurs drapeaux représentant les communautés francophones provinciales

et territoriales.

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l’Ontario en prend acte. Les années 1987 et 1988 voient la création des conseils scolaires francophones dans les régions d’Ottawa-Carleton et de Toronto.

Mais les minorités francophones du Canada ont leur pendant : les minorités anglophones du Québec. Ce qui vaut pour les unes vaut nécessairement pour les autres. Les parents anglophones résidant au Québec font pression contre la loi québécoise 101. Le 26 juillet 1984, la Cour suprême déclare anticonstitutionnelle l’obligation pour les parents anglophones nés ailleurs qu’au Québec d’inscrire leurs enfants à l’école française. Ce jugement s’appuie sur la Constitution de 1982.

L’AFFAIRE MAHÉUn autre jugement historique et retentissant est celui de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Mahé. L’association Bugnet, composée de parents albertains, a mené les droits des francophones d’abord devant les cours de la province, puis aux plus hautes instances du pays quant à l’ouverture et au maintien d’écoles de langue française dans la province.

Cet arrêt de 1990 a permis de préciser l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés et de lui donner une plus grande étendue, laquelle servira d’assise à des jugements subséquents. Il confirme en effet le droit des minorités linguistiques à leurs propres écoles et à la gestion de ces dernières en ce qui concerne les aspects essentiels de l’éducation. De plus, il établit que les mino-rités sont les entités les mieux placées pour décider de ce qui leur convient, de sorte qu’un gouvernement ne peut agir sans tenir compte de leur perception de leurs propres besoins.

La communauté francophone de l’Alberta n’a pu obtenir de conseil scolaire avant 1992-1993, car la Loi scolaire de la province a été jugée non valide en 1990 et a dû être modifiée. Mais ils ont maintenant le droit de gérer leurs écoles. En Colombie-Britannique, le Francophone Education Regulation, qui met en œuvre le droit à la gestion scolaire, est adopté en 1995. L’Association des parents francophones

(APF) avait fait appel en cour au droit à l’instruction dans la langue de la minorité et, dans l’esprit du raisonnement présenté dans l’Affaire Mahé, au droit à la gestion scolaire.

SUMMERSIDELe jugement dans l’Affaire Mahé a été suivi d’autres juge-ments, dont celui de Summerside. En 1995, les parents francophones de Summerside (Île-du-Prince-Édouard) demandent l’établissement d’une école de langue française destinée aux enfants de la première à la sixième année. Le ministère de l’Éducation de cette province refuse leur demande sous prétexte qu’un nombre d’élèves de 34 est insuffisant. Les parents portent leur cause devant les tribunaux.

C’est finalement la Cour suprême du Canada qui, unani-mement et sans équivoque, statue en janvier 2000 que l’égalité des minorités de langue officielle au pays exige une nouvelle approche. Justice et uniformité sont, en ce qui concerne la Cour, deux choses bien distinctes. Le jugement s’appuie sur l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, dont l’intention n’est pas seulement de garantir les droits scolaires, mais de réparer les torts du passé. Cette décision crée un précédent dont peuvent bénéficier les francophones de toutes les provinces et territoires du pays. Six mois plus tard, cette inter-prétation juridique de l’article 23 permet à la Cour suprême d’ordonner la création d’écoles de langue française homogènes en Nouvelle-Écosse.

C’est grâce au dynamisme et au soutien structuré de la Commission nationale des parents francophones (CNPF) que ces revendications sont menées à bien et aboutissent à des législations qui permettent aux franco-phones vivant en dehors du Québec de faire éduquer leurs enfants dans leur langue. Cet organisme s’est donné comme mission d’appuyer les organismes de parents, provinciaux et territoriaux, pour promouvoir l’établissement d’un milieu familial, éducatif et commu-nautaire qui favorise le plein épanouissement des familles francophones, acadiennes et métisses du Canada.

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DÉFENDRE SES DROITSEn 1990, la Fédération des associations de parents et instituteurs de langue française de l’Ontario devient la Fédération des associations de parents francophones de l’Ontario (FAPFO). L’information sur les droits devient une priorité. La FAPFO représente ses membres dans les dossiers chauds en éducation et cherche à promouvoir le fait français. En 1997, la fédération ajoute à ses objectifs de stimuler la collaboration entre le foyer et l’école en facilitant l’établissement d’associations locales. Ses effectifs, qui regroupaient en 1955 quelque 75 écoles, réunissent en 1997 six sections régionales et 375 écoles.

Au cours des décennies 1980 et 1990, grâce à l’initiative de l’Association canadienne d’éducation de la langue française (ACELF), le Réseau d’enseignement francophone à distance (REFAD) prend forme et l’Alliance canadienne des responsables et des enseignantes et des enseignants en français langue maternelle (ACREF) est créée. L’ACELF met sur pied des symposiums, des échanges entre jeunes, des tables de concertation et des stages de perfectionnement favorisant ainsi une synergie des groupes francophones qui œuvrent en éducation.

Les francophones ne s’appliquent pas qu’à faire valoir leurs droits et libertés devant les tribunaux en matière d’école et de justice. Parallèlement, ils se donnent les instruments pertinents pour défendre ce qu’ils sont et s’affirmer avec fermeté partout au pays dans diverses circonstances et différents secteurs de la vie quotidienne. Plusieurs regroupements de femmes apparaissent. En 1980, est fondé au Manitoba l’organisme féminin Réseau et, à partir de 1982, l’organisme Pluri-elles se voue à la promotion des Franco-Manitobaines. En 1986, la Société acadienne de l’Alberta (SAA) est fondée dans le but de représenter les Acadiens résidant en Alberta.

Les associations se transforment aussi pour mieux répondre aux besoins contemporains de leurs membres. La Fédération des femmes canadiennes-françaises (FFCF), qui n’a cessé d’évoluer depuis sa fondation au début du XXe siècle, prend un tournant nettement poli-tique et assume le leadership de dossiers sociaux et économiques relatifs au droit des femmes canadiennes- françaises en soutenant leur action collective et politique. En 1997, s’ajoute l’objectif d’assurer la liaison et la concertation entre les groupes de femmes francophones. Dans les premières années suivant sa formation, la FFCF compte seulement 9 sections paroissiales, alors qu’en 1997, elle regroupe 40 organismes totalisant 7 000 membres.

En 1986, adoption par l’Ontario de la Loi sur les services en français (Loi 8).

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En juin 1991, la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ) devient la Fédération des communautés franco-phones et acadienne du Canada (FCFAC). Elle se veut « le porte-parole privilégié auprès du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec sur les questions relatives aux francophones de l’extérieur du Québec » et cherche à « convaincre les autorités politiques du bien-fondé des revendications des francophones qu’elle représente » en ce qui a trait aux droits et services en français dans les domaines socioculturel, juridique et législatif ainsi que dans le domaine de l’éducation. En 1992, elle regroupe déjà 15 organismes.

En Saskatchewan, l’ACFC devient en 1999 l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF) et a des représentants dans toutes les régions de la province.

RECEVOIR DES SERVICES EN FRANÇAISMai 1986 voit la présentation du projet de loi 8 sur les services en français en Ontario. Vingt-trois régions sont principalement visées. Cette loi prévoit la création d’une commission des services en français et stipule que les lois ontariennes doivent être présentées en versions anglaise et française. La loi 8 amène la mise sur pied de l’Office des affaires francophones qui doit aider les Franco-Ontariens à se sentir membres à part entière de la communauté ontarienne. Le mandat de l’Office est de tout mettre en œuvre pour permettre aux francophones de l’Ontario de s’épanouir et de sauvegarder leur langue, de mieux faire connaître et comprendre la communauté francophone aux organismes gouvernementaux et aux ministères, dans le but de développer les services en français dont elle a besoin.

Une loi similaire est promulguée en 1999 à l’Île-du-Prince-Édouard. Elle reconnaît la dualité linguistique du pays et fait en sorte que les communautés acadienne

et francophone de son territoire puissent obtenir les outils nécessaires à leur épanouissement et contribuer encore davantage au développement de la société de l’Île.

Les cours provinciales et la Cour suprême du Canada ne chôment pas. Les demandes de jugements s’accumulent. On découvre toutes les interprétations possibles de la Charte. Le 22 décembre 1986, la Cour d’appel du Québec déclare que l’article 58 de la loi 101, qui fait du français la seule langue autorisée pour l’affichage commercial dans la province, est inconstitutionnel. Le 19 décembre 1988, la Cour suprême déclare illégales certaines dispositions de la même loi 101: le français peut être prépondérant dans l’affichage, mais on ne peut interdire qu’une autre langue y figure. Recourant à la clause nonobstant, le gouvernement québécois répond au moyen de la loi 178 : l’affichage sera en français à l’extérieur et bilingue à l’intérieur, à condition que le français soit nettement prédominant. L’affichage mobilise aussi les francophones vivant ailleurs au Canada. La Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) lance en 1996 une campagne afin que les marchands de la capitale fédérale donnent le ton. Elle réclame que 12 chaînes de magasins qui possèdent des filiales à Ottawa affichent dans les deux langues officielles du pays. Huit des douze chaînes obtempèrent à la demande. Même si elle n’a pas été complète, cette victoire a servi d’exemple.

Les francophones doivent demeurer constamment vigilants. Ce que l’on croit acquis peut vite devenir aléatoire. L’accession au pouvoir d’un gouvernement moins ouvert oblige parfois à reprendre une lutte urgente et vitale. C’est ce qui arrive aux Franco-Ontariens le 24 février 1997 lorsque la Commission de restructuration des soins de santé (CRSS) de l’Ontario recommande la fermeture de l’hôpital Montfort, seul hôpital de langue française de la région d’Ottawa et de l’Est ontarien. C’est le tollé chez les francophones.

Dès le lendemain est créé le mouvement SOS Montfort sous la présidence de Gisèle Lalonde. Le 22 mars, plus de 10 000 Franco-Ontariens envahissent le Centre

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municipal d’Ottawa et exigent le renversement de la décision de la CRSS en scandant « Montfort fermé : Jamais ! » qui devient le slogan d’une intense campagne de presse. Cinq mois plus tard, la CRSS revient sur sa décision, proposant uniquement la fermeture de l’urgence et des services spécialisés de l’institution. Le mouvement SOS Montfort refuse. L’hôpital de langue française ne deviendra pas une clinique... Un an plus tard, le mouve-ment s’adresse aux tribunaux pour régler le litige. Le Fonds de la résistance est créé et recueille 400 000 $ qui serviront à payer les frais juridiques.

En 1999, la CRSS perd son pouvoir décisionnel et, le 29 novembre, SOS Montfort gagne sa cause devant la Cour divisionnaire de l’Ontario. Mais le combat se poursuit, car le gouvernement de Mike Harris porte aussitôt la cause en appel. Le 7 décembre 2001, la Cour d’appel tranchera en faveur du maintien intégral d’hôpital consi-dérant que « Montfort est une institution essentielle à la survie de la communauté franco-ontarienne, affaiblie par l’assimilation ».

VIVRE SA CULTUREL’effervescence des arts et de la littérature des années 1970 a porté ses fruits. En cette fin du XXe siècle, les artistes francophones s’expriment comme jamais auparavant et s’adonnent à toutes les facettes de l’art : la danse, le théâtre, la littérature, le cinéma, les arts visuels, la musique et la chanson. La vie culturelle francophone occupe un espace de plus en plus large grâce à un réseautage de ses éléments. En Acadie, dans l’Ouest et en Ontario, plusieurs maisons d’édition sont fondées. De nouvelles troupes de théâtres s’établissent, assurent une programmation francophone de répertoire et de création et parfois se regroupent afin de pouvoir acquérir un lieu physique où présenter leurs spectacles, comme dans le cas de La Nouvelle Scène à Ottawa. Des salons ou festivals du livre sont organisés, des centres franco-phones sont construits qui deviennent rapidement des lieux importants de rassemblement et d’événements culturels, tel le Mouvement d’implication francophone d’Orléans (MIFO) créé à Ottawa en 1978 et qui grandit rapidement au cours des décennies suivantes.

En 1983, l’ancien Comité culturel des francophones hors Québec (CCFHQ), qui deviendra la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), publie un mémoire qui tente de définir la place de la culture dans la francophonie. En 1986, la FCCF déménage son siège social de Saint- Boniface à Ottawa. Elle prend un tournant nettement plus politique en vue de soutenir l’enracinement des communautés francophones et leur épanouissement culturel. Elle s’emploie à demeurer vigilante à l’égard des politiques culturelles des gouvernements.

La société culturelle Mamowapik est fondée à Edmonton en 1986. Elle se donne comme mission de développer des projets à caractère culturel et historique dans l’Ouest canadien et de tisser des liens entre les diverses communautés francophones. Elle cherche à mettre en valeur la contribution des Franco-Albertains au dévelop-pement économique de l’ouest du pays. En février 1990, quatre associations franco-albertaines s’associent et ouvrent le Centre francophone d’Edmonton. On le nomme Centre culturel Marie-Anne-Gaboury, du nom de la grand-mère de Louis Riel et première femme blanche à vivre dans la région. La mission du Centre est d’assurer l’épanouissement des Canadiens de langue française, de promouvoir la culture francophone dans l’Ouest canadien et d’aider les communautés franco- albertaine et acadienne à prendre le virage technologique en développant, entre autres, des réseaux d’apprentissage communautaires. Des centres de ce genre prennent différentes formes au pays et partout, ils s’avèrent des points de ralliement et de véritables bouillons de culture dans les grandes villes du Canada.

L’affirmation de soi et de ses origines, commencée dans les années 1970, se perpétue chez les artistes, mais ces derniers s’engagent de plus en plus sur la voie de l’universalité. L’origine de l’artiste n’est plus le thème unique de son œuvre, comme c’était souvent le cas jusqu’à maintenant. Des artistes nés au Québec, en Acadie, en Ontario et dans les provinces de l’Ouest occupent une place sur la scène culturelle nationale et certains entreprennent une carrière internationale fructueuse. Il est certain que la densité culturelle d’une ville comme Montréal attire les artistes de langue française, mais un fait demeure : la culture francophone est bien vivante dans l’ensemble du pays.

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VOIR SON REFLET DANS LES MÉDIASPour s’épanouir, la vie culturelle d’un pays a besoin des médias. Ils sont là pour informer de ce qui se passe, se fait ou se défait. Ils sont importants car ils annoncent, promeuvent et analysent les événements artistiques.

Les journaux sont des reflets essentiels de la culture aussi bien que de la vie quotidienne d’une population donnée. La nécessité d’une presse francophone se fait sentir partout et donne lieu à la fondation de plusieurs journaux au cours des années 1980. Par exemple : en 1984, la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador fonde le premier journal en français de la province. Le bimensuel Le Gaboteur se veut un outil de communication entre francophones et un instrument de rayonnement à l’extérieur de la province.

En 1982, à la suite d’une grève, le journal L’Évangéline disparaît. En 1984, le quotidien L’Acadie nouvelle, destiné à la population du Nord-Est, est publié à Caraquet. Un magazine acadien mensuel Ven’d’est commence à paraître en 1985. Il aborde surtout des thèmes économiques et sociaux. Sa publication se poursuit jusqu’en 1999. En 1986, à Moncton, paraît Le Matin qui s’adresse aux francophones de toute la province. Lorsqu’il doit fermer ses portes, en 1988, L’Acadie nouvelle lui succède comme journal provincial, ce qui n’empêche nullement la publication d’une dizaine d’hebdomadaires francophones dans les Maritimes.

Le Soleil de Colombie doit fermer ses portes en avril 1998, mais le Centre culturel francophone de Vancouver fonde une nouvelle publication : L’Express du Pacifique dont le premier numéro paraît en juillet 1998. Au tournant du millénaire, plusieurs journaux francophones fondés des décennies auparavant ou depuis les années 1960 sont toujours publiés : L’Aquilon, L’Aurore Boréale, Le Chinook, Le Franco, L’eau Vive, La Liberté, Le Droit, en plus de nombreux autres hebdos francophones qui paraissent dans l’ensemble du Canada.

La radio et la télévision communautaires se développent et encouragent les artistes locaux. La radio et la télévision nationales diffusent maintenant d’un océan à l’autre pour les francophones. Entre 1977 et 1998, le réseau de télévision de Radio-Canada étend ses services de télédiffusion en français à l’ensemble des provinces de l’Atlantique. En 1986, Halifax obtient son centre de télévision francophone alors que Charlottetown obtient le sien en 1996. Un bémol cependant. Les émissions diffusées à la radio et à la télévision de langue française font presque intégralement partie de la programmation de Montréal. Les francophones qui n’habitent pas la métropole ne peuvent que rarement percevoir dans ces émissions le reflet de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils sont.

Un pas important est accompli dans le secteur de la télévision éducative de langue française. Le 1er janvier 1987 entre en ondes à Toronto la chaîne de langue française de TVO. TVO a été créé en 1970; la programmation française ne représentait alors que 17 % des heures de diffusion. Au début des années 1980, les émissions en français étaient diffusées le dimanche, de midi jusqu’en fin de soirée.

S’appuyant sur la Charte des droits et libertés, les francophones font régulièrement valoir leurs droits jusqu’à la Cour suprême.

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En 1995, la chaîne est renommée TFO et devient le seul télédiffuseur francophone du Canada dont les activités principales se situent à l’extérieur du Québec. Quelques années plus tard, TFO étend son territoire de diffusion jusque dans les Maritimes et au Manitoba.

DE NOUVELLES DONNESEn 1991, le pourcentage des francophones qui immigrent au Canada tourne autour de 5 % de la totalité des immi-grants. La grande majorité de ces francophones s’installe au Québec, ceux qui vont vers d’autres provinces se dirigent vers les grandes villes : Toronto, Vancouver et Ottawa. Les lieux d’origine de ces nouveaux venus diffèrent. L’Europe reste encore la principale source d’immigration francophone. Mais, au milieu des années 1990, l’immigration haïtienne devient aussi importante et celles en provenance de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne s’intensifie.

La donne politique aussi évolue. Un second référendum sur l’indépendance du Québec a lieu en octobre 1995. La lutte est serrée. Le camp du NON l’emporte par un peu plus de 1 %.

Dans les autres provinces, les francophones sont de plus en plus fréquemment représentés par des députés francophones, aussi bien au fédéral qu’au provincial. Le 7 juin 1999, des élections ont lieu au Nouveau- Brunswick. Pour la première fois de son histoire, la popu-lation de la province doit faire son choix entre deux fran-cophones : Camille Thériault et Bernard Lord. Le Manitoba a de 1993 à 1999 un lieutenant-gouverneur francophone, l’honorable Yvon Dumont.

Le 1er avril 1999, une nouvelle entité politique fait son apparition au Canada : le Nunavut. Sa francophonie s’organise sans attendre.

SAVAIS-TU QUE...

- du 12 au 22 août 1994, a eu lieu le premier congrès mondial acadien ? Retrouvailles 1994 a réuni 200 000 Acadiensvenusdepartoutaumonde.

- que le Sommet de la Francophonie internationale de 1999 s’est tenu en Acadie, à Moncton ? Le thème en était la Francophonie et la jeunesse, et les jeunes yontassuréuneprésenceremarquée.

- depuis les années 1980, plusieurs chanteurs et chanteuses francophones du Canada remportent de brillants succès en France ? Daniel Lavoie du Manitoba, Rock Voisine et Marie-Jo Thério des Maritimesensontdesexemples.D’autress’illustrent aux États-Unis et dans le monde entier, telle Céline Dion duQuébec.

- plusieurs peintres, cinéastes, musiciens, acteurs francophones d’ici sont reconnus internationalement ? Parmi eux, Alfred Pellan, Jean-Paul Riopelle, Denis Arcand, Robert Lepage, Louis Lortie, Marc-André Hamelin,GenevièveBujold,JoeFafard...etbien d’autres !

- de plus en plus de multinationales d’origine québécoise ou canadienne-française soutiennent brillamment la compétition internationale ? Deux exemples parmi d’autres:BombardieretLeCirqueduSoleil.

- la première femme nommée au poste de gouverneur général du Canada a été Jeanne Sauvé, une francophone néeàPrud’hommeenSaskatchewan?Avantd’occuper de 1984 à 1990 la plus haute fonction du pays, elle s’était fait connaître en tant que journaliste et membre dugouvernementlibéralduCanada.

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DEPUIS 2000

BALISES2001 : jugement de la Cour d’appel de l’Ontario concernantl’HôpitalMontfortd’Ottawa

2003 : nomination de l’Acadien Herménégilde Chiasson au poste de lieutenant-gouverneur duNouveau-Brunswick

2004 : adoption de la Loi sur les services en français en Nouvelle-Écosse

2005 : premier Sommet des intervenants et des intervenantes en éducation dans la mise en œuvre de l’article 23 en milieu francophone minoritaire

2006 : adoption de la Loi sur le Centre de la francophonie des Amériques par le Québec

2007 : Sommet des communautés francophones et acadiennes

2007 : création du Commissariat des services en français de l’Ontario 2008 : création du Programme d’appui aux droits linguistiques (PADL)

2011 : modificationimportanteauxrègles du recensement canadien qui rend l’exercice volontaire

2012 : deuxième Sommet sur l’éducation de langue française en contexte minoritaire

2013 : approbation par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes du projet de télévision UNIS

UNE TECHNOLOGIE POUR LE 21e SIÈCLEEn ce début du 21e siècle, les moyens de communication futuristes vus dans les films d’anticipation prennent graduellement place dans notre quotidien. On ne peut plus concevoir un monde sans Internet, sans téléphone intelligent, sans liseuse, sans tablette, sans GPS... Quoi de plus normal aujourd’hui que d’avoir à portée de main tout ce qu’il faut pour communiquer avec ses amis et sa famille, pour écouter de la musique, pour regarder des films, pour acheter ses billets de spectacle, pour se distraire, pour faire des recherches, pour savoir l’heure précise du passage de l’autobus, pour se diriger dans une ville, pour donner son opinion, pour livrer ses émotions et pour publier ses photos dans le cyberespace ! Difficile de croire que le premier navigateur Web ne date que de 1993.

Pour les francophones du Canada, Internet est à la fois un outil rassembleur qui brise l’isolement et un moyen pour les communautés et les individus de se réseauter. Alors qu’il fallait autrefois faire des efforts importants pour se procurer un livre ou voir un film en français, de nombreux sites Web permettent aujourd’hui de télé-charger un grand nombre de ressources pour alimenter la culture francophone des régions les plus éloignées. Pourtant, vingt ans après l’émergence d’Internet, le français n’occupe que 5 % du cyberespace, arrivant bon troisième derrière l’allemand et, bien sûr, l’anglais. Si le Web apparaît donc comme un formidable outil de communication pour la francophonie, il pose en même temps à celle-ci un défi de taille en raison de l’omniprésence de l’anglais.

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PORTRAIT DE LA FRANCOPHONIE CANADIENNEEn 2011, au Canada, 7 274 090 personnes déclaraient avoir le français comme langue maternelle. C’est environ 20 % de la population totale du pays. Mais, lors des recensements, par souci de précision, de nombreux citoyens déclarent le wolof, le créole, le kirundi, etc., comme langue maternelle, alors qu’ils utilisent le français dans leur vie quotidienne, au travail et à la maison. Si l’on tenait compte de cette donnée, le pourcentage des francophones atteindrait près du quart de la population canadienne, la majorité résidant bien entendu dans la province de Québec.

Les communautés francophones et acadiennes en dehors du Québec représentent environ 14 % de ce groupe et sont réparties dans neuf provinces et trois territoires. L’Ontario demeure la province qui compte la population francophone la plus nombreuse, suivie par le Nouveau- Brunswick. À elles seules, ces deux provinces regroupent 77 % des francophones qui habitent à l’extérieur du Québec.

Le pourcentage des francophones par province donne toutefois une autre image. Si l’on excepte le Nouveau- Brunswick, où la population francophone atteint près du tiers de la population totale, dans les autres provinces – y compris en Ontario – ce pourcentage n’atteint pas 5 %. Certains milieux sont parfois très homogènes. C’est le cas de plusieurs régions du Nouveau-Brunswick ou de comtés comme ceux de Prescott et Russell, en Ontario, dont 68 % des habitants sont francophones, ou encore des carrefours historiques de la francophonie, tels certains quartiers d’Ottawa ou de Winnipeg. Mais la plupart des communautés vivent dans des localités où la langue française est minoritaire : les francophones qui vivent en dehors du Québec forment généralement une collecti- vité répartie sur un territoire immense qui offre un vaste éventail de milieux et de situations démographiques et géographiques.

Ces francophones ont accès à des écoles, à des centres culturels, à des organismes communautaires, à des journaux, à des stations de radio et à des chaînes de télé-vision en langue française, mais il demeure que la vie publique et citoyenne qui les entoure n’est pas le miroir de ce qu’ils sont. Cette situation influence l’usage qu’ils font de leur langue maternelle.

MIGRATIONSLa population francophone est devenue très mobile. Comme toute population migrante, elle montre une attirance pour les milieux économiquement forts en raison des perspectives d’emploi. Ainsi, entre 2006 et 2011, les francophones ont connu une augmentation de plus de 18 % dans les provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, comparativement à un taux habituel de 5 à 6 %. On remarque aussi des augmentations significatives au Yukon, au Nunavut et dans les Territoires du Nord-Ouest. Dans les autres provinces, les chiffres demeurent plus stables.

Si certaines régions francophones se dépeuplent, d’autres croissent à la suite de mouvements de migration économique entre provinces ou grâce à l’arrivée d’une immigration de langue française. Au cours de la décennie 2001-2011, le Canada a accueilli plus de 372 000 immigrants de langue française, dont 77 500 se sont installés dans les communautés francophones et acadiennes en dehors du Québec.

L’Europe est le lieu d’origine de 38,9 % des francophones immigrants, l’Asie, de 26,6 %, et le Moyen-Orient et l’Afrique, de 21,1 %. La venue d’immigrants francophones et la présence dans une région de compatriotes d’autres provinces canadiennes ont favorisé la création de milieux de vie en français dans des villes comme Edmonton, Toronto ou, encore, Fort McMurray. Toutefois, ces francophones ne peuvent ignorer le défi de taille qu’ils doivent relever chaque jour : la vie professionnelle implique la plupart du temps l’usage de l’anglais.

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Ces mouvements ont des effets sur les populations. Par exemple, comme ce sont souvent les plus jeunes qui partent travailler ou étudier dans les grands centres, certaines communautés francophones comptent une forte population de 50 ans et plus.

QUI EST FRANCOPHONE ?En dépit de la croissance de certaines communautés francophones et de l’arrivée d’immigrants de langue française, l’assimilation se poursuit. Entre 1981 et 2011, la population canadienne dans son ensemble a augmenté de presque 38 %, alors que celle de langue maternelle française n’a augmenté que de 16 %. L’usage du français comme langue parlée le plus souvent à la maison est passé de 24,6 % en 1981 à 21 % en 2011.

Les raisons? Tout d’abord, quelque 80 % de l’immigration internationale qui n’a ni le français ni l’anglais comme langue d’usage opte pour l’anglais quand elle s’installe à l’extérieur du Québec. Il faut aussi souligner les faibles taux de fécondité des francophones et de transmission de la langue maternelle française des parents aux enfants, le plus souvent dans les familles exogames.

Par ailleurs, la définition de « francophone » évolue. Par exemple, celle utilisée par le gouvernement de l’Ontario dans la Loi sur les services en français de 1986 était basée sur le critère de la langue maternelle, ce qui fait qu’elle ne reflétait plus la diversité de la communauté franco-ontarienne d’aujourd’hui. En effet, plusieurs familles immigrantes qui communiquent régulièrement en français dans leur vie professionnelle et souvent même dans leur vie familiale n’ont pas cette langue comme « langue maternelle ». L’Office des affaires fran-cophones (OAF) a donc élaboré une définition plus inclusive des différentes réalités de la francophonie franco-ontarienne que le gouvernement a adoptée en 2009. On parle maintenant aussi de « langue d’inté-gration ». Cette situation n’est pas propre à l’Ontario : le gouvernement fédéral s’est également penché sur la question.

Lors du Congrès mondial acadien 2014 qui se tenait à Edmundston, au Nouveau-Brunswick, cette nouvelle réalité était bien représentée par la création d’un volet néo-acadien permettant à ces immigrants bien établis dans les régions acadiennes de se retrouver et de célébrer avec leur communauté d’accueil.

OÙ S’INSTALLER ?Pour les immigrants francophones qui s’installent à l’extérieur du Québec, deux villes constituent les principaux pôles d’attraction : Toronto (45 %) et Vancouver (11 %). La raison en est simple : non seulement ces grandes villes offrent des occasions d’intégration économique, mais elles permettent aussi l’intégration sociale grâce aux

En 1997, les Franco-Ontariens se mobilisent contre la fermeture de l’hôpital Montfort, seul hôpital de langue française de la région

d’Ottawa et de l’Est ontarien. Réunis dans le mouvement SOS Montfort, ils obtiennent gain de cause.

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groupes ethniques déjà présents sur place qui font le pont entre « là-bas » et « ici ». L’immigrant et sa famille y trouvent la plupart du temps un réseau de contacts qui les informe sur les valeurs et les coutumes de la société d’accueil, les nécessités et les habitudes de vie quotidienne (nourriture, vêtements), etc.

La communauté d’accueil a aussi un rôle à jouer à cet égard. D’ailleurs, elle apprend rapidement à mieux accueillir. Elle apprend à renseigner les arrivants sur les services, les lois, les ressources de travail, les cours de langue. Elle apprend à faire taire ses préjugés, à commu-niquer avec clarté en s’assurant que le français tel qu’on le parle dans la communauté est bien compris (accent, idiomes, expressions courantes, marques de produits, etc.) par les nouveaux venus. Elle apprend aussi à former ses enseignants, ses travailleurs sociaux et ses divers intervenants aux réalités non seulement politiques des pays d’origine, mais aussi aux réalités sociales et psycho-logiques de l’immigration.

Une étude de la Fédération des communautés franco-phones et acadienne (FCFA) du Canada publiée en 2004 a fait état des lacunes dans le domaine de l’immigration. Elle déplorait l’absence de services d’accueil et de services d’intégration. En 2006, un comité directeur composé de représentants de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) et des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) a lancé le Plan stratégique pour favoriser l’immigration au sein des communautés francophones en situation minoritaire. Ce plan reconnaît l’importance d’une coordination au niveau national et de la création de réseaux locaux. Ces réseaux permettent d’engager les communautés dans le développement de collectivités francophones ouvertes et inclusives capables de répondre aux besoins des immigrants d’expression française, de les accueillir et de faciliter leur intégration en tenant compte de la réalité sur le terrain. Le plan prévoit l’accroissement du nombre d’immigrants francophones en visant une cible de 10 000 nouveaux venus par année pour l’année 2020.

Il ressort de ces documents qu’en matière d’immigration il ne s’agit pas uniquement d’attirer. Il faut aussi mettre en place des mesures aptes à favoriser l’insertion autant économique que sociale des nouveaux arrivants, leur intégration, leur rétention et, à plus long terme, leur enracinement dans les communautés francophones.

DES RÉPONSES PROMETTEUSESDans les années qui ont suivi l’étude de la FCFA, toutes les provinces et tous les territoires ont développé leurs réseaux respectifs en immigration francophone. Ces réseaux permettent aux communautés francophones d’exercer un leadership en matière de planification et de mise en œuvre d’initiatives et de projets dans le domaine de l’immigration. Réunissant plus de 250 organismes et institutions de différents secteurs de la francophonie, ils travaillent de concert avec des représentants des gouvernements provinciaux et fédéraux.

On constate par ailleurs une multiplication des ressources. On utilise des DVD, des bandes dessinées, des groupes de formation, des sites Internet, etc. Tous les moyens sont bons pour répondre aux besoins pressants de cohésion sociale.

En avril 2009, la stratégie du Manitoba a été désignée par le Commissaire aux langues officielles du Canada comme la meilleure au pays. Depuis 1999, le Manitoba a attiré 2 100 immigrants francophones. En 2008, la province a vu une augmentation de 172 % par rapport à 1999. Sa stratégie d’établissement et d’intégration a en outre permis une rétention de 85 %.

Chaque région du pays a ainsi ses propres moyens d’encourager l’intégration réussie des familles immigrantes francophones. Il reste encore beaucoup à faire, mais une chose est certaine : on comprend de mieux en mieux la nature des besoins.

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QUAND L’ASSURANCE- EMPLOI AFFECTE LES COMMUNAUTÉS FRANCOPHONESLorsque l’économie est précaire et que la reprise reste lente, les emplois se raréfient. Le chômage s’étend. Or, plusieurs réformes de l’assurance-emploi ont eu lieu depuis les années 1990, à l’initiative de différents gouvernements. Au fil de ces réformes, les prestations et le nombre des chômeurs bénéficiant du programme sont réduits de manière significative.

Ces réformes affectent de nombreuses communautés francophones partout au pays, notamment dans les régions rurales où l’économie se fonde souvent sur des activités saisonnières. Par exemple, dans les provinces de l’Atlantique, les emplois disponibles dans les villages francophones situés sur la côte sont en grande majorité axés sur la pêche, qui ne se pratique qu’à certains moments de l’année. Comme l’exploitation de cette ressource est par ailleurs contrôlée par divers moratoires, les travailleurs dits « saisonniers » réussissent à boucler leur budget grâce aux prestations de l’assurance-emploi. Les régions dont l’économie tourne autour du tourisme estival vivent une situation semblable.

COURT OU LONG, LE QUESTIONNAIRE DU RECENSEMENT ?Au Canada, on effectue un recensement tous les cinq ans : 2011, 2016, 2021 et ainsi de suite. Les statistiques qui découlent de l’exercice sont précieuses pour détecter les grands changements sociaux et démographiques que vit

le pays, pour élaborer des politiques qui répondent aux besoins réels des citoyens et pour préparer l’avenir en déterminant les grands courants de la vie de la nation. Les statistiques issues des recensements font partie du patrimoine national depuis 1918.

Pour que des statistiques soient valables – c’est une règle de base –, elles doivent porter sur l’ensemble de la population ou, du moins, sur un échantillonnage repré-sentatif de toutes les strates de la population qui respecte les pourcentages d’âge, de sexe, de conditions sociales, d’éducation, etc. Pour maintenir sa valeur statistique, le recensement canadien avait toujours été obligatoire. Jusqu’à celui de 2011.

Cette année-là, le gouvernement canadien l’a rendu volontaire. Statistiquement, les chiffres recueillis perdent ainsi leur valeur, puisqu’on ne sait plus comment vivent tous les Canadiens, mais uniquement ceux qui ont répondu aux questions. Qui risquent de ne pas répondre ? Ceux pour qui cela est une tâche difficile : les personnes sous-scolarisées, les aînés, les malades et les nouveaux immigrants, qui ne connaissent pas encore toutes les procédures de leur terre d’accueil. Les statistiques recueillies laissent donc échapper une partie de la popula-tion et gonflent le pourcentage de certaines strates de la population.

Pour les francophones, l’enjeu est important. L’offre de services en français est souvent déterminée par le nombre de personnes qui ont indiqué utiliser le français lors de ces enquêtes, jusqu’alors obligatoires. Or, non seulement le recensement devient-il volontaire, mais les questions qui portaient sur la langue d’usage au travail et au domicile se résument désormais à demander quelle est la première langue apprise et encore comprise, toutes langues confondues. Par exemple, si un Chinois a appris le mandarin à sa naissance, le recensement ne révèlera pas qu’il parle maintenant français à la maison et au travail. Cette absence de référence aux langues officielles a poussé la Fédération des communautés franco-phones et acadienne à mener une lutte devant les tribunaux qui en a laissé plus d’un amer devant de minces gains.

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UNE ÉDUCATION SOLIDEL’éducation a toujours été et demeure encore la clé de la vitalité des communautés francophones au Canada. C’est la raison pour laquelle les francophones qui vivent en dehors du Québec se sont tant battus pour la gestion de leurs écoles. En 2014, on compte au Canada – dans les provinces et territoires sauf au Québec – 28 entités administratives scolaires (conseils, districts ou commis-sions). Ces administrations regroupent 135 674 élèves de la maternelle à la fin du secondaire et leurs 10 620 enseignants, et gèrent 654 écoles.

En matière d’études postsecondaires, d’alphabétisation et de formation aux adultes, les francophones bénéficient d’un large éventail de possibilités. Ils peuvent ainsi poursuivre leurs études en français grâce à un réseau d’institutions et d’organismes couvrant toutes les provinces et territoires, notamment 14 universités de langue fran-çaise. Et, grâce aux nouvelles technologies, l’éducation à distance prend de plus en plus d’ampleur, tant au niveau universitaire qu’aux niveaux collégial et secondaire.

Toutefois, les écarts en éducation restent importants entre les centres urbains et les milieux ruraux, de même qu’entre les régions du pays. Malgré les progrès réalisés, certaines communautés demeurent sous-scolarisées. On constate que 26,5 % des francophones n’ont pas terminé leurs études secondaires, comparativement à 23,4 % de la population générale à l’extérieur du Québec. Malheureusement, ce taux grimpe à 45 % dans plusieurs régions rurales francophones.

La francophonie des grandes villes reste plus avantagée. Dans les villes universitaires comme Moncton, le taux des diplômés rejoint celui de villes comme Montréal et Québec. À Toronto, le nombre de francophones ayant fait des études universitaires affiche un intéressant 37 %, comparativement à 26,7 % pour la population générale. À Vancouver, ce taux est de 32,5 %.

Depuis le tournant des années 2000, la petite enfance a été ciblée comme lieu privilégié d’apprentissage de la langue et de développement identitaire. À titre d’exemple, l’Ontario a créé en 2013 plus de 266 nouvelles places de garderie dans des écoles de langue française et investi 1,24 milliard de dollars en éducation de langue française, la somme la plus importante de son histoire. Des programmes ont été mis en place pour favoriser la construction identitaire et plusieurs partenariats famille- école-communauté favorisent le sentiment d’appartenance à la francophonie.

En demandant de choisir entre le français et l’anglais, les formulaires de recensement ne permettent pas de comptabiliser l’ensemble

des francophones du pays, notamment ceux qui parlent plusieurs langues à la maison.

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LE GOÛT DE LA CONCERTATIONDepuis le début des années 2000, on constate un désir de concertation francophone au niveau national.

Dès 2003, la Fédération nationale des conseils scolaires francophones (FNSCF), en collaboration avec la Table nationale sur l’éducation française, mène une étude pour mesurer l’ampleur des besoins. Un sommet en éducation a lieu en juin 2005. Le Plan d’action – article 23. Afin de compléter le système scolaire de langue française au Canada est validé et un comité tripartite composé de représentants d’institutions fédérales, des ministères de l’Éducation des provinces et des territoires ainsi que d’organisations à vocation éducative et culturelle est créé pour mettre de l’avant des initiatives pour la réalisation du plan d’action. Le seul fait de réunir des représentants de la communauté, des gouvernements des provinces et des territoires ainsi que du Canada dans un climat de confiance et de collaboration peut être qualifié de pas de géant en éducation. Pour faire le point sur l’avancement des travaux, un second sommet est organisé en 2012. Il est alors décidé que la convergence des forces s’appli-querait à quatre priorités : la petite enfance, la pédagogie, l’immigration et la construction identitaire.

Ce virage vers plus de dialogues et de mises en commun dans la francophonie canadienne se vit également dans le monde communautaire. Le Sommet des communautés francophones de 2007, coordonné par la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), regroupe 43 organismes. Cette vaste rencontre permet d’instaurer des mécanismes de concertation dans le but d’élaborer un plan stratégique communautaire qui couvre tous les aspects de la vie des communautés francophones en milieu minoritaire. Le Forum des leaders est chargé d’assurer la mise en place du plan stratégique sur cinq grands chantiers relatifs aux communautés francophones : la population, l’espace, la gouvernance, l’influence et le développement.

Cette cohésion des forces du monde de l’éducation et des communautés permet aux francophonies du pays de mettre en commun leurs expériences et de relever les défis qui se présentent de manière concrète, originale et pertinente.

EN TOUTE JUSTICELe fait que l’article 23 ait été inscrit dans la Charte des droits et libertés de 1982 ne signifie pas que tous les problèmes soient pour autant réglés. Rappelons que la gestion des écoles de langue française par les commu-nautés francophones et acadiennes ne s’est pas accomplie sans de nombreuses luttes. De nouvelles conditions surgissant, il arrive que des causes soient encore portées devant les tribunaux provinciaux et parfois même devant la Cour suprême.

Ces luttes ont bénéficié pendant de nombreuses années du Programme de contestation judiciaire qui avait été lancé en 1978 dans le but d’offrir de l’aide pour des litiges en matière de droits linguistiques. Lorsque la Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur en 1985, ce programme a été élargi pour couvrir l’ensemble des droits relatifs à l’égalité. Ainsi, les personnes qui se sentaient discriminées en raison de leur pauvreté, de leur origine ethnique, d’un handicap, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle pouvaient également profiter d’un appui financier si leur cause devait être entendue par les tribunaux. En 2006, le programme en entier a été aboli. Les réactions ne se sont pas fait attendre.

Vouée avant tout à la défense du volet des droits linguistiques des communautés, la FCFA a mené une chaude lutte au gouvernement en vue du rétablissement du programme. C’est d’ailleurs dans le cadre d’un règlement hors cour que les deux parties en sont venues à un accord qui redonnait aux communautés linguistiques minoritaires un programme d’appui au respect de leurs droits.

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En juin 2008, le gouvernement fédéral crée ainsi le Programme d’appui aux droits linguistiques (PADL). Il s’agit d’un partenariat entre la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et l’Institut des langues officielles et du bilinguisme (ILOB) qui gère ce programme. Sa mission est d’informer les Canadiens de leurs droits linguistiques et de promouvoir ces droits, d’offrir un appui financier aux personnes, aux groupes ou aux organismes sans but lucratif qui pensent que leurs droits linguistiques consti-tutionnels n’ont pas été respectés. Grâce à cet appui, il devient possible de recourir à la médiation et à la négo-ciation et, si de tels modes de résolution de conflits échouent, d’avoir recours aux tribunaux. Plusieurs causes touchant à la gestion scolaire ont pu ainsi être entendues depuis 2010, notamment dans les Territoires du Nord-Ouest, en Colombie-Britannique et au Yukon.

UNE CULTURE VIBRANTESi la construction identitaire et le sentiment d’apparte-nance prennent racine dans la famille et se développent à l’école et dans la communauté, les arts et la culture sont les instruments privilégiés de leur épanouissement. La Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), qui cherche à promouvoir les arts et la culture dans les communautés francophones et acadiennes du pays, regroupe plusieurs organismes artistiques, gère des partenariats qui favorisent le rayonnement des arts dans les grands centres francophones – le Québec inclus – et produit, seule ou en partenariat, des documents de recherche et des outils éducatifs. Cependant, dans un contexte de stagnation économique, plusieurs organismes dont elle est la porte-parole connaissent des difficultés. Plusieurs programmes qui encouragent les arts subissent des coupes budgétaires importantes, tandis que les milieux culturels passent par une période de transforma-tions cruciales.

L’industrie du livre, par exemple, est en pleine transition. D’une part, les grandes chaînes de librairies ont pris d’assaut le marché et l’achat par Internet a connu un essor fulgurant. L’avènement du livre numérique a aussi changé la donne. Les seize membres du Regroupement des éditeurs canadiens-français (RECF) répartis au Nouveau- Brunswick, en Ontario, au Manitoba et en Saskatchewan sont pour la plupart passés au livre numérique. Ce mode de lecture franchit l’espace et est en mesure de desservir une population francophone que les librairies n’ont jamais pu vraiment atteindre.

Du côté musique, l’Association des professionnels de la chanson et de la musique (APCM) travaille à la promotion des artistes (auteurs, compositeurs et interprètes), à la diffusion de leurs œuvres et au développement de la chanson et de la musique francophones en Ontario et dans l’Ouest canadien. En Atlantique, le Réseau atlantique de diffusion des arts de la scène (RADARTS) joue un rôle similaire en soutenant 33 diffuseurs dans leur mission de promotion des artistes francophones professionnels.

L’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC) représente quatorze compagnies de théâtre professionnelles qui travaillent en français dans six provinces canadiennes à majorité anglophone (Nouveau- Brunswick, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta et Colombie-Britannique). Ces compagnies théâtrales connaissent des réalités géographiques et sociales bien différentes, mais elles ont en commun d’évoluer et de créer dans des contextes linguistiques minoritaires. Elles ont donc des besoins semblables sur les plans de l’organisation et du développement artistique, de la formation, de la diffusion et de la promotion. Les membres de l’ATFC se réunissent tous les deux ans lors des Zones théâtrales au Centre national des Arts d’Ottawa, une vitrine unique qui favorise la discussion, la consultation et la concertation.

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QU’EST-CE QUE TU REGARDES ?Si, en milieu minoritaire, les francophones ont besoin des organismes culturels pour faire s’épanouir leur sentiment d’appartenance, ils ont également besoin de l’apport du monde des communications pour se voir vivre et grandir. Ce reflet de soi dans les médias est un élément crucial de l’ancrage dans une communauté. C’est ce qui explique le succès des chaînes de télévision communautaires et des journaux régionaux.

Les grandes chaînes nationales francophones demeurent elles aussi fort actives. La chaîne internationale TV5 Monde existe depuis 1984. Elle est certainement une source d’information unique sur la francophonie inter-nationale. Elle est reçue par plus de 207 millions de foyers répartis dans 200 pays et territoires dans le monde. Elle diffuse, 24 heures sur 24, une intéressante programmation culturelle et historique et des reportages aussi émouvants qu’éducatifs.

Depuis les années 1980, la chaîne de Radio-Canada diffuse dans toutes les provinces et territoires du pays. À la suite de compressions importantes en avril 2012, elle a dû réduire – et parfois abolir – les émissions locales. De nouvelles coupes en avril 2014 viennent accentuer encore la tendance. Il est difficile pour la société d’État de joindre les gens avec une programmation « nationale » qui est largement le reflet du grand centre francophone majoritaire qu’est Montréal. De l’Atlantique au Pacifique, et même dans les régions éloignées du Québec, de nombreux téléspectateurs ne se reconnaissent pas suffisamment dans les émissions à l’affiche de la chaîne nationale.

En Ontario, depuis 1985, une chaîne éducative de langue française apporte aux Franco-Ontariens ce reflet si important. Un développement important arrive en 1997 alors que TFO obtient du CRTC la permission de diffuser son signal au Nouveau-Brunswick et lance son site web. Dès l’année suivante, TFO devient disponible dans tout

le pays via satellite. En 2002, elle a coproduit FranCœur, la toute première série dramatique en français créée à l’extérieur du Québec qui mettait en relief la vie d’agri-culteurs franco-ontariens. Depuis juin 2008, la chaîne diffuse également son signal au Manitoba.

Mais les Acadiens et les Canadiens français qui vivent en situation minoritaire rêvent aussi d’une télévision bien à eux. Ce besoin de voir son reflet dans le téléviseur amène deux groupes à proposer des projets au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) en août 2013. La Fondation canadienne pour le dialogue des cultures dépose le projet ACCENTS, un projet de création d’une nouvelle chaîne de télévision entièrement destinée aux communautés francophones du pays. De leur côté, les chaînes existantes ARTV et TV5 proposent le projet UNIS, qui offrirait une programmation consacrée aux communautés franco-phones à compter de septembre 2014. C’est ce dernier projet qui a reçu l’aval du CRTC. En acceptant un projet de cette nature, le Conseil reconnaissait du même coup les lacunes bien réelles qui existent au niveau du reflet des communautés francophones et acadiennes au petit écran à l’échelle nationale.

TU TEXTES DANS QUELLE LANGUE ?Selon une étude effectuée par le Media Technology Monitor, les nouvelles technologies seraient adoptées moins vite par les francophones que par les anglophones. Alors que 34 % des anglophones possèdent une tablette électronique, seulement 20 % des francophones en ont une. Quand la liseuse est adoptée par 19 % des anglo-phones, elle ne l’est que par 4 % des francophones. Les chercheurs supposent que ce retard est dû au fait que les traductions arrivent plus tard. Évidemment, dans notre monde de l’instantanéité où chacun cherche à posséder les outils les plus récents sur le marché, ce ne sont pas tous les francophones du pays

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qui attendent que soit produite la version française des nouveaux instruments technologiques. Surtout quand on parle fort bien l’anglais! Les contacts avec les produits médiatiques anglophones sont, de ce fait, beaucoup plus fréquents qu’avec les produits traduits. Et les échanges qui en découlent se font davantage en anglais, même entre francophones.

Quelques constats font réfléchir : les communications avec les pairs et avec les parents, de même que l’écoute de la musique, se font en anglais chez 67 % des franco-phones vivant en milieu minoritaire. Et, chez 90 % des jeunes qui sont membres d’au moins un réseau social, l’affichage est à 72,5 % en anglais.

Le pouvoir des nouvelles technologies pour faciliter la participation au développement de l’identité franco-phone est évident. Ces technologies permettent aux francophones de franchir l’espace, de se rapprocher les uns des autres, d’offrir des sources d’information, de recréer des communautés francophones virtuelles. Bref, il n’en tient qu’aux francophones de développer leur cyberespace francophone !

DES JOURNAUX QUI PARLENT DE NOUSLa presse écrite traverse, elle aussi, une délicate période de transformations. Le ralentissement ou l’abandon pur et simple de l’abonnement au format papier oblige les administrateurs des grands quotidiens, dont certains existent depuis plus de cent ans, à s’adapter aux changements et à utiliser d’autres moyens pour rejoindre les lecteurs, notamment les sites d’information en continu et l’abonnement électronique.

Par contre, lorsqu’il s’agit de journaux régionaux, la situation apparaît fort différente. L’Association de la presse francophone (APF) est un réseau qui réunit 22 journaux

répartis en Ontario (12), dans l’Ouest et les territoires (5) et en Atlantique (5). En desservant les communautés francophones et acadiennes en situation minoritaire, ces journaux contribuent largement à la vitalité de ces groupes. À leur pérennité aussi. Et, contrairement à l’ensemble de l’industrie de la presse au Canada, les journaux membres de l’APF connaissent une croissance étonnante. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils reflètent la vie de leur lectorat, un apport qu’aucun autre média ne leur offre. Ces journaux analysent l’actualité provinciale et locale sous l’angle d’une francophonie en situation minoritaire. Ils traitent d’enjeux d’actualité dans la commu-nauté, parlent des spectacles et des artistes locaux et commentent des joutes sportives régionales. Ils font part des dilemmes, des défis, des projets de l’espace francophone. Le lecteur s’y reconnaît. De plus, le contenu du journal local ne fait aucunement compétition aux grands quotidiens ou à la presse électronique. Il les complète plutôt admirablement. À preuve, le journal La Liberté du Manitoba a reçu le prix Boréal en 2013 pour souligner sa contribution importante à la communauté.

EN FRANÇAIS, S’IL VOUS PLAÎT !Si les provinces et territoires du Canada reconnaissent la constitutionnalité des services en français, force est de constater que le chemin de la théorie à la pratique est parfois long et raboteux et que même ce qui semble acquis reste fragile. Le cas de l’Hôpital Montfort en est la parfaite illustration, avec sa bataille politique et judiciaire qui a duré plus de quatre ans et qui aura donné, à tous les échelons juridiques, pleinement raison aux francophones. Partout au pays, les communautés restent vigilantes et des mesures viennent assurer l’évolution des services en français.

La loi de 2004 sur les services en français en Nouvelle- Écosse a été suivie en 2006 par le Règlement sur les services en français. Dans cette province, chaque année, les ministères du gouvernement doivent préparer un

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plan de services en français pour faire état des progrès réalisés au cours de l’année précédente. Ces efforts se manifestent par la prestation de services en langue française, par la qualité de la communication orale et écrite avec les membres de la communauté et entre employés. Il faut noter aussi qu’on s’occupe de la traduction de documents officiels de la province, comme de son site Web et de certains documents ministériels pertinents pour les employés et la communauté acadienne et franco-phone. L’accent est mis sur la sensibilisation, la formation et le recrutement.

En 2007, l’Ontario a mis sur pied le Commissariat aux services en français, dont l’objectif est d’assurer le respect des droits de la communauté francophone. À cette fin, le Commissariat traite des plaintes relatives à la Loi sur les services en français, mène les enquêtes nécessaires et soumet un rapport annuel à la ministre. En Ontario, 85 % de la population a maintenant accès à des services en français. Depuis 2003, on a vu la désignation de 32 nouveaux organismes de soins de santé et des services de soutien pour les enfants, la jeunesse et les femmes victimes de violence, ce qui porte à plus de 200 le nombre d’organismes reconnus comme pouvant offrir des services en français.

Pour sa part, le nouveau territoire du Nunavut, avec sa Loi sur les langues officielles de juin 2008, prévoit des services en français à l’échelle municipale.

ET QU’EN PENSE LE COMMISSARIAT AUX LANGUES OFFICIELLES ?Les services en français se multiplient, quoique discrète-ment, dans les territoires et les provinces du pays. Toutefois, le Canada, dont la Loi sur les langues officielles a été proclamée dès 1969, ne réussit pas encore à faire pleinement respecter sa propre loi par les administrations fédérales et les sociétés de la Couronne. Année après année, dans son rapport annuel, le Commissariat aux langues officielles, qui a pour mission de promouvoir les deux langues officielles du pays et de protéger les droits linguistiques des communautés de langue française et anglaise, souligne les lacunes du système. Depuis 1970, cet organisme en dénonce les lenteurs et les reculs.

L’unilinguisme anglais qui a marqué la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et paralympiques d’hiver de Vancouver en 2010 a notamment été soulevé. Le Commissariat a aussi effectué une étude sur les possi-bilités d’apprentissage en langue seconde dans les univer-sités canadiennes et trois autres sur la vitalité des com-munautés de langue officielle. Il s’est penché sur le système sportif canadien ainsi que sur le leadership au sein de la fonction publique. Lorsqu’en 2009-2010 CBC/Radio-Canada a décidé d’éliminer la quasi-totalité de la programmation locale à la station de radio de langue française CBEF de Windsor (Ontario), générant ainsi 876 plaintes officielles, il a demandé à la Cour fédérale d’enquêter sur la situation.

Dans son rapport de 2013, le Commissariat aux langues officielles s’inquiète du laxisme du gouvernement fédéral dans l’application de la politique de bilinguisme chez les hauts fonctionnaires car, malgré des progrès certains, la fonction publique est encore loin d’être bilingue. Un glissement subtil fait que les postes affichés présentent

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la maîtrise du français non plus comme une exigence, mais comme un atout. Dans la région d’Ottawa, seulement 65 % des postes au fédéral sont occupés par des fonction-naires qui parlent les deux langues officielles, et ce taux baisse à 40 % dans l’ensemble du pays.

INVENTER L’AVENIRAu début des années 1960, le Canada français s’est fracturé. La francophonie canadienne est devenue plurielle. Puis les années ont passé. Grâce aux principes insérés dans la Constitution de 1982, les francophones vivant en milieux minoritaires dans les diverses provinces et territoires du Canada ont pu mettre en place les assises qui leur ont permis d’aller plus loin dans leur affirmation et leur détermination.

Graduellement, au cours de la première décennie du 21e siècle, ces mêmes francophones ont aussi mis l’accent sur leurs ressemblances; ils se sont regroupés autour d’une vision commune face aux défis de l’heure. Cette vision qui les anime assure maintenant leur cohésion. Mais la francophonie canadienne a retrouvé aussi un partenaire majeur.

En 2003, le gouvernement du Québec reconnaît en effet la pérennité du fait français au Canada et manifeste l’intention de « redevenir membre à part entière de la francophonie canadienne ». Il évoque la nécessité de resserrer les liens entre communautés francophones du continent et d’entamer une consultation auprès des commu-nautés francophones. Le ministre responsable des Affaires intergouvernementales canadiennes et de la Francophonie canadienne rappelle la responsabilité historique du Québec à l’endroit des communautés francophones et acadiennes et la nécessité d’exercer un « leadership rassembleur » et respectueux.

Une nouvelle politique est établie qui propose un véritable engagement envers les communautés francophones et acadiennes. Elle prône la concertation, les partenariats

et le réseautage et présente différents axes dont celui, prioritaire, des arts et la culture, et d’autres comme les communications, l’éducation, le développement écono-mique, la santé et la jeunesse.

Le 13 décembre 2006, après une démarche de consultation auprès des communautés francophones, l’Assemblée nationale du Québec adopte à l’unanimité la Loi sur le Centre de la francophonie des Amériques, un projet qui vise à resserrer les liens entre les 12 millions de locuteurs francophones de tout le continent.

Le Centre a pour mission « de contribuer à la promotion et à la mise en valeur d’une francophonie porteuse d’avenir » et mise pour ce faire sur un réseautage et sur la complémentarité d’action des francophones et des francophiles des Amériques. Il véhicule des valeurs comme la fierté d’être, le respect de soi, la solidarité, l’ouverture aux autres, la modernité et l’innovation. La langue française et les cultures d’expression française bénéficient ainsi d’une nouvelle puissance de rayonnement.

La jeunesse y jouant un rôle clé, le Centre de la franco-phonie des Amériques favorise les échanges entre les étudiants du Québec et ceux issus des autres commu-nautés de langue française du Canada et d’ailleurs sur le continent. Parmi tous ses projets novateurs, citons la Radio Jeunesse des Amériques, la Forum des jeunes ambassadeurs de la francophonie des Amériques et la Bibliothèque numérique de la francophonie des Amériques.

Dans la foulée de cette nouvelle politique québécoise, Québec accueille 400 délégués en mai 2012 au Forum de la francophonie canadienne qui célèbre le fait français et ravive les liens qui unissent Québécois, Acadiens et francophones de partout au Canada. En juillet de la même année, la ville de Québec est cette fois l’hôte du premier Forum mondial de la langue française, auquel participent 2000 personnes.

En 2014, le Congrès mondial acadien innove en regrou-pant dans son giron la région du Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick, du Témiscouata au Québec et du Nord-Est de l’État américain du Maine.

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UNE DÉCISION ET UNE ACTIONParce que vivre, c’est se transformer, les mots vie et vitalité ne seront jamais compatibles avec immobilisme.

Et, comme aujourd’hui les changements se font à la vitesse grand V, il est devenu difficile de prévoir, d’une décennie à l’autre, ce qu’engendreront le progrès des technologies et les soubresauts politiques et économiques, et où mèneront les migrations démographiques. Ces mouve-ments nous imposent d’être perspicaces et accueillants. Ils nous obligent aussi à constater que rien ne sera jamais totalement acquis pour les francophones du Canada en ce qui a trait à leurs droits linguistiques, juridiques, sociaux et éducatifs.

Dans notre monde en perpétuel changement, il faut apprendre à penser autrement, à réagir sans attendre, à se créer de nouvelles balises sociales et politiques. La francophonie a besoin de citoyens concernés, allumés, responsables, capables de prendre la parole et prêts à se réinventer au besoin afin de pouvoir mettre en place des solutions justes et pertinentes face aux nouvelles conjonctures.

Il faut surtout se rappeler qu’être francophone c’est, bien sûr, hériter de valeurs profondes et d’un puissant bagage culturel. Mais, d’abord et avant tout, il s’agit d’une décision à prendre qui engage une action à entreprendre.

Marc Garneau est le premier astronaute canadien à voyager à bord d’une navette spatiale, alors que Julie Payette est la première

Canadienne à visiter la Station spatiale internationale, où elle a manipulé le Bras canadien.

Un voyage dans le temps et dans l’espace. Plus de 400 ans d’histoire pour comprendre ce qui nous rassemble, nous, francophones du Canada. Les espoirs qui nous ont amenés en terre canadienne, les combats vécus, les droits acquis, les valeurs que nous défendons et les défis qui nous restent encore à relever. Une prise de conscience du présent et une réflexion sur l’avenir. Voyage en francophonie canadienne, un outil pédagogique multiplateforme conçu pour aider les jeunes de 14 à 17 ans à intégrer des référents culturels à saveur historique dans leur démarche personnelle de construction identitaire francophone.