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Les orages maléfiques

Du même auteur

Les deux bouts de la corde, mai 2006, ABM-éditions

Chat perché, avril 2007, ABM-éditions

Une fleur dans un champ d’herbes, 2008,Pietra Liuzzo éditions

Le huitième soleil, 2008, Carrefour du Net éditions

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« A Jade et Lalie avec tout mon amour »

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L’homme regardait intensément la môme qui jouait dans le bac à sable du jardin d’enfants. Une nostal-gie le gagnait peu à peu, pourquoi était-il là à des milliers de kilomètres de son ancienne vie ? Son regard s’assom-brissait en même temps que ses pensées. Il touchait du doigt ses douleurs intimes, il souffrait mais ne pouvait dé-tacher ses yeux embués de la scène qui se déroulait à quelques pas. Il revoyait les images des jours anciens, celles des jours heureux. Dans la chaleur moite, des perles apparurent sur ses joues, il ne savait s’il pleurait ou s’il transpirait. Il passa son doigt sur sa langue, un goût salé lui confirma ce qu’il pensait, il venait de lécher ses larmes. Il décida de rebrousser chemin et de rentrer à son hôtel.

Il renouvelait chaque jour son escapade jusqu’au parc, seules les premières pluies de la mousson l’empêchaient quelquefois de s’y rendre. Il ne craignait pas les trombes d’eau qui s’abattaient en quelques minutes sur la cité, il assistait au déluge depuis la fenêtre de sa chambre. L’averse tropicale le fascinait par sa violence et l’accentuation de l’impression d’étouffement qui en découlait. Les bulles blanches sur la chaussée lui rappelaient le temps des bulles de savon, encore un souvenir qui lui perçait le cœur. Personne ne se trouvait derrière le cercle savonneux, le ciel se chargeait de

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remplacer la petite bouche qui soufflait à en perdre haleine.

Depuis plusieurs mois il errait dans des villes improbables, il recherchait l’oubli dans les endroits où il avait vécu les meilleurs moments de son existence. Il s’obstinait à tenter de retrouver les sensations d’antan, il s’entêtait alors qu’il se doutait que c’était peine perdue. Son périple touristique l’amenait invariablement vers la même quête, il passait des heures à contempler silencieux le bonheur des autres. Chaque pays apportait son lot de particularisme, mais partout l’enfant régnait en maître. Il contemplait surtout les petites filles dans leurs robes blanches, il imaginait, d’autres images défilaient dans sa tête. Entre la souffrance et le renoncement se situait une place minuscule où son cœur vibrait toujours. Cet endroit épargné par les meurtrissures lui permettait de regarder des bribes de la vie qui l’entourait.

L’étape suivante se décidait au hasard, il se présentait dans une agence et achetait un billet sans retour, il ne se souciait pas du prix, ce n’était plus son problème, à quoi bon négocier, pour qui ? pour quoi ? Il pénétrait dans les temples, les pagodes et les églises, debout impassible au milieu des fumées d’encens, il espérait une réponse tout en sachant qu’elle viendrait de lui. Il ne se rasait plus, sa barbe poivre et sel s’allongeait, le blanc semblait prendre le dessus, la chevelure était à l’identique. Au début, les mendiants l’abordaient pour lui demander une obole, maintenant il aurait pu se confondre avec eux. Il ne prenait soin que de sa détresse, de son immense détresse.

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Un enfant des rues tournait nonchalamment autour de lui, il devinait que l’homme sous sa cape de misère cachait des richesses. Le gamin l’aborda par des pirouettes et des sourires édentés, il lui donna des pièces de menue monnaie. Le môme fit un saut périlleux et disparut dans la foule, pour réapparaître deux minutes plus tard. Ils ne se dirent rien, ils firent un bout de chemin ensemble jusqu’au jardin d’enfants. Ils restèrent un moment côte à côte, puis le compagnon juvénile s’éclipsa, il s’ennuyait à regarder jouer une fillette dans un bac à sable, ce n’était plus de son âge, ça ne l’avait jamais été. Il ne réalisa pas immédiatement l’absence, le départ de l’acrobate ne le surprit pas, il comprenait qu’ils n’évoluaient pas dans la même histoire.

Malgré sa prudence et sa discrétion, la jeune mère s’aperçut de sa présence quotidienne, elle avait peur pour son enfant. Lui l’étranger ne savait que faire pour la rassurer, il décida de ne pas revenir le lendemain, il n’y retourna que le surlendemain. Le kiosque resta désespérément vide, il repartit dépité, reverrait-il la gamine dans sa superbe robe blanche ? Il rentra à l’hôtel, commanda deux whiskys qu’il mélangea avec des comprimés, il sombra dans le sommeil, celui de l’oubli. Il dormi pendant dix-huit heures d’affilée. A son réveil, un mal de crâne sournois s’installa, il comprit que les augures n’étaient pas à ses côtés.

Il se rendit à nouveau au jardin d’enfants, personne ne jouait dans le bac à sable. Il allongea son pas lourd et partit en direction de la rue grouillante. Il ne distinguait pas ce qui se passait alentour, le brouhaha de la rue ne l’atteignait pas. Il rentra dans l’agence et se procura

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un billet pour le Nord, il partirait le lendemain matin. Encore de longs moments à errer sans but, à rechercher les fantômes d’un passé trop lointain. Il toussa longuement, la pollution sans doute, à moins que dans son errance le destin l’aie choisi.

L’avion survola le delta afin de prendre le couloir assigné par le contrôle aérien, il ne se posa pas de question, l’essentiel ne se situait pas là. Trois heures plus tard il déambulait dans la capitale nordiste, tout était semblable et si différend. Les gens semblaient moins stressés, le temps s’écoulait à un autre rythme. Un taxi le déposa dans une pension du vieux quartier, il suivi le logeur son maigre bagage à la main. La chambre sans aucun confort lui convint, il ne souciait pas de ça. Il prit une décision surprenante, il se rasa, se coiffa et se parfuma avant de sortir.

Il avait une idée en tête et s’empressa de se renseigner sur les horaires du spectacle de marionnettes. Il acheta son ticket et erra au hasard de ses pas en attendant l’ouverture du théâtre. Par son allure, plus convenable et conforme aux standards habituels, il s’attira les sollicitations des marchands ambulants et des cyclopousses. Il répondait poliment sans se formaliser de la multiplicité des tentatives, son ton restait ferme et courtois, son interlocuteur se lassait avant lui.

La nuit venait de prendre le relais lorsqu’il s’installa sur l’antique strapontin en bois. Il dominait la scène où se miroitaient les lumières dans une étendue d’eau étale. Deux rangs plus bas, un couple d’amoureux s’embrassait sans se soucier de l’environnement. A sa droite, une jeune femme seule enfouissait son visage entre ses mains. Il la

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regarda avec attention, elle devait avoir environ vingt-cinq ans, elle sanglotait. Il s’interrogea sur la raison de ses pleurs, il pensa à une rupture puis à de la maltraitance, il n’alla pas plus loin dans ses suppositions car les trois coups venaient de retentir.

Le spectacle immuable abordait les thèmes classiques et les légendes s’accommodaient du genre aquatique. Il jeta un regard en biais sur sa voisine, dans la pénombre il distingua sa silhouette, elle regardait avec d’un oeil nostalgique l’évolution des marionnettes dans le bassin. Elle aussi venait chercher ici le souvenir ou l’oubli, il ne pouvait le dire. Les manipulateurs vinrent saluer l’assistance clairsemée, ils apprécièrent les applaudissements et disparurent derrière les tentures. Le visage impassible dans la lumière, la jeune femme se leva, elle descendit les marches menant vers l’extérieur et disparut dans la foule grouillante de la rue. Il hésita à la suivre, finalement il se dit à quoi bon et divagua dans les ruelles commerçantes du vieux quartier.

En ce début de soirée, les gens se promenaient au bord du lac pour profiter d’un peu de fraîcheur après une journée vécue dans la fournaise. Il était surpris par l’activité nocturne, il pensa que toute la ville se donnait rendez-vous autour du plan d’eau. Les enfants couraient sur le pont en bois qui menait à une pagode posée au milieu, ici se trouvait un îlot de spiritualité. Les fumées d’encens enveloppaient le lieu d’un halo qui entretenait une part de mystère, chacun l’interprétant en fonction de ses attentes et de son degré de crédulité.

Il arpenta le chemin qui ceinturait le lac, il accomplit deux tours avant de songer à rejoindre la

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pension. Son ventre criant famine il absorba un bol de potage aux vermicelles et une salade de fruit à l’étal d’une commerçante ambulante. La vieille femme s’était déployée le long du trottoir et des marmites fumantes attendaient preneur dans la remorque attelée à son vélo aussi usé qu’elle. Il refusa la minuscule chaise en plastique qu’elle lui proposa, surtout par prudence car son gabarit différait quelque peu de celui des autochtones.

Au petit matin il fut réveillé par le ballet incessant des cyclomotoristes se rendant à leur travail. Il fit une toilette sommaire, paya son dû et partit s‘enquérir des horaires pour une nouvelle destination. Il poursuivait son périple, cette quête inlassable, cette fuite perpétuelle. Il se retrouva au bord du lac alors que le soleil pointait le bout de son nez au travers des flamboyants. Il s’arrêta un moment à contempler le spectacle renouvelé de dame nature. Il reprit sa marche, des pêcheurs s’installaient aux endroits les plus tranquilles, de vieux messieurs promenaient leurs oiseaux en cage pendant que d’autres accomplissaient leur gymnastique quotidienne. Après quelques heures nocturnes d’accalmie, la vie trépidante de la cité reprenait son cours.

Il se retrouva en fin de matinée près d’un autre plan d’eau où des enfants accompagnés de leurs parents tentaient de maîtriser le maniement du cerf-volant. L’endroit était dégagé, aucun arbre ne gênait les manipulations, seul le vent faisait parfois défaut et l’engin amorçait alors une descente vertigineuse au grand dam de son propriétaire. Il savourait ces instants en compagnie de cette jeunesse, ces souvenirs l’amenaient à essuyer quelques larmes d’un revers de manche. Il savait qu’il ne

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pouvait occulter son passé, il s’appuyait dessus en tentant d’en tirer le meilleur. Il fixa son attention sur une petite gamine qui portait une longue robe blanche, elle devait avoir cinq ans tout au plus et se jouait des caprices de la brise avec dextérité. L’engin volait haut dans le ciel mais lui ne regardait que cette gamine, il revoyait une autre môme qui lui souriait. Il se retourna prestement et quitta les lieux, ça lui faisait trop mal. Il franchit le pont de bois menant à la pagode, alluma quelques bâtons d’encens et resta prostré un long moment le regard dans le vague.

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C’était Noël, toute la famille réunie chez le fils aîné festoyait. Chacun participait à sa manière aux préparatifs de ce moment de convivialité. Qui un plat, qui un dessert, qui les vins et le champagne. L’alcool coulait à flots et les inhibitions s’évaporaient dans les vapeurs éthyliques. Personne ne prêtait cas aux élucubrations de l’un ou de l’autre, cela faisant partie d’un rituel immuable servi à chaque réveillon. Depuis quelques années, l’ambiance évoluait, les habitués ressentaient ce sentiment de malaise qui habitait certains convives. On mettait sur le compte des libations ces aigreurs et rancœurs qui voyaient sporadiquement le jour. on essayait de ne pas y prêter cas et tout rentrait dans l’ordre sans trop insister. Il fallait être patient pendant deux jours et la vie normale reprenait son cours, la parenthèse se refermait pour une année.

Le père et la mère s’en retournaient dans leur havre, ils se défouleraient une semaine plus tard avec leurs amis, si Noël revêtait traditionnellement un aspect familial, ils mettaient à profit le premier janvier pour se retrouver entre comparses et fêter comme il se doit l’arrivée de l’an nouveau. Ils choisissaient souvent un lieu magique, une auberge en Dordogne ou un chalet dans le Jura. Les hommes refaisaient le monde devant une bonne bouteille tandis que les femmes papotaient en sirotant un apéritif à la mode. Ils étaient heureux d’être ensemble et malgré leurs différences, s’appréciaient beaucoup.

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Quelquefois une gaieté excessive et une forte imprégnation d’alcool provoquaient des situations cocasses dont ils riaient à gorge déployée l’année suivante. La victime n’étant pas en reste pour se moquer d’elle même, cela mettait du sel à leur escapade.

Les mois se succédaient à une cadence infernale, ajoutant quelques cheveux blancs à des tempes déjà grisonnantes. Ce signe annonçait des lendemains difficiles. Au fil des jours des êtres chers terminaient par l’ultime voyage, le constat s’avérait sans appel. Tout autour une génération s’effaçait pour en envoyer une autre en première ligne. A la tristesse de perdre un ami, un parent, un voisin, succédait la dure réalité, la faucheuse se rapprochait dangereusement. Une erreur se produisait quelquefois, le destin choisissait quelqu’un de jeune et l’assistance pleurait sur l’injustice divine.

Lorsqu’ils voyaient la détresse s’emparer d’une famille meurtrie, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à leurs réactions face à l’adversité. Ils avaient deux beaux enfants et pleins de promesses d’avenir, dans quelques années ils feraient sauter leur descendance sur leurs genoux, ils l’espéraient fortement. Ils assistaient impuissants à l’infortune des autres, ils compatissaient sans vraiment se rendre compte de la chance insolente dont ils jouissaient.

Le travail l’accaparait plus que de raison, il venait de passer un cap, il rejoignait, sans état d’âme particulier, la confrérie des quinquagénaires. Malgré ses dénégations, son inconscient prenait le relais pour lui signifier qu’était venu le moment d’équilibrer ses investissements. Il devait orienter ses choix vers sa vie privée plutôt que vers sa

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carrière professionnelle. Quelques signes fugitifs lui rappelaient la pertinence du bon choix.

Il aimait bien les soirs d’orage, quand le ciel s’alourdissait, quand le ciel s’obscurcissait. Il adorait se retrouver avec sa douce compagne devant la chaleur d’un feu de bois pendant que grondait le tonnerre. Chaque éclair la blottissait vers lui davantage, la bougie se substituant à l’électricité défaillante, il voyait en cette manifestation de la nature des réminiscences d’autres temps. Il profitait de ces moments pour faire le bilan, celui d’une vie qui défilait trop vite.

Dans son activité professionnelle il décidait souvent et ses collaborateurs s’exécutaient. Il dirigeait d’une main de maître le service des crédits au siége d’une grande banque. Autodidacte il avait franchi tous les obstacles lui permettant d’accéder à des postes de responsabilité. Aujourd’hui il comptait au sein de l’establishment, du moins le croyait-il. Il fallu des soirs d’orage pour le ramener à reconsidérer sa pensée.

Lors d’une réunion des cadres stratégiques, il apprit la nouvelle, il s’agissait d’une opportunité exceptionnelle pour la banque, elle fusionnait avec une officine concurrente. Chacun devait s’investir dans la réussite de ce projet, il fallait montrer le savoir-faire à l’équipe dirigeante de choc qui se substituait à l’ancienne, il en allait de la pérennité de l’entreprise, en bon soldat il adhéra sans réserve à la stratégie mise en place. Une lettre de mission lui fut remise, son rôle se précisait, il devenait l'un des acteurs du redressement, il mettrait en œuvre les mesures indispensables pour exécuter sa tâche.

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Il remuait trop de souvenirs qui le torturaient au plus profond, à en avoir trop mal à l’âme. Il rejoignit la gare où l’express de nuit attendait les voyageurs en partance vers les montagnes du Nord. Il voulait bourlinguer avec le peuple, il refusa le billet et la place dévolus aux touristes. Ces derniers se trouvaient dans des wagons couchettes plus confortables et en meilleur état que le reste des compartiments.

Le convoi s’ébranla dans la nuit, la fumée noire du moteur diesel n’arrivait pas à s’élever au dessus du quai. Penché à la fenêtre, il ne distinguait plus les marchandes ambulantes agglutinées aux portières des wagons en attente du départ. Un mélange d’odeurs d’huile et d’épices parvenait jusqu’à ses narines, il comprit que tant que le train roulerait à vitesse réduite, le parfum dominant serait celui du combustible brûlé par la locomotive. Il quitta la fenêtre et s’installa sur un siège d’une couleur indéfinissable.

Les wagons grinçaient et il sentait les raccordements des rails, le convoi étant ébranlé par des secousses qui lui rappelaient le grand huit des fêtes foraines. Pour tuer le temps les hommes jouaient aux cartes, un jeu dont il ne comprenait rien aux règles. Les femmes somnolaient leur progéniture sur les genoux. Il se mit à fermer les yeux pour ne pas voir les enfants, il n’y

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pouvait rien, paupières closes il distinguait deux jeunes filles en robes immaculées.

Il passa une nuit blanche au milieu du brouhaha que faisait les joueurs. Il s’aperçu que des billets circulaient de main en main, le jeu n’était pas innocent, certaines levées de cartes devaient coûter cher aux perdants. L’air devenait irrespirable, la fumée des cigarettes envahissait les lieux. Il se réfugia dans le couloir ou ses poumons pouvaient se remplir d’un peu d’oxygène. Le jour commençait à poindre, les premiers rayons du soleil dépassaient la ligne d’horizon, bientôt le train s’engagerait dans un dédale montagneux.

Tout au long de la voie, de chaque côté les habitants se réveillaient et il pouvait les distinguer devant leurs cabanes en bois. Les hommes torses nus se lavaient en puisant de l’eau dans une cuvette, leurs compagnes plus pudiques se dissimulaient derrières des haies naturelles de bambous, elles ne dénudaient qu’une infime partie de leur anatomie, les voyeurs en étant pour leurs frais. La toilette des bambins donnait lieu à des jeux, les mères les houspillant de les éclabousser, eux s’en fichaient, la nudité étant la règle chez les plus jeunes.

La machine poussive grimpait les côtes en crachant ses fumées noires, on aurait pu suivre à pied le convoi. Le paysage et le relief était différend, les gens aussi. Il abordait la contrée la plus haute du pays, les tribus montagnardes vivaient ici depuis les temps anciens. Il fallait les voir, les silhouettes des autochtones se reconnaissaient entre mille, leur morphologie différait sensiblement de celle des gens des plaines. Ils étaient plus

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petits et plus musclés, les jambes des femmes laissaient apercevoir les muscles saillants.

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les passagers s’imprégnaient de la vie des habitants. Tantôt ils croisaient un buffle et son propriétaire qui partaient aux champs, tantôt des écolières attendant patiemment l’ouverture de l’école. Elles patientaient fières et droites dans leurs costumes, toutes habillées à l’identique. Il les fixa longuement, aucune expression ne transpirait sur son visage, mais à l’intérieur une petite musique lui rappelait son passé douloureux. Viendrait-il à bout de son obsession pour les jeunes filles ? Seul son cœur possédait la réponse à cette question, il n’était pas prêt.

La pluie modifia les règles du jeu, en quelques minutes le soleil disparut, de gros nuages noirs s’ouvrirent pour déverser des trombes d’eau sur les montagnes. Heureusement le convoi arrivait en gare, le terminus de la ligne, après c’était le pays du grand frère. Les compartiments se vidèrent rapidement de leurs occupants. Malgré la vigueur de l’averse, chacun se répandit sur le quai zigzaguant entre les flaques. Les plus avertis marchaient recouverts d’un poncho en plastique bleu jaune ou vert. D’autres plus économes ou moins riches s’étaient drapés dans des sacs poubelles, c’était tout aussi efficace. Il endossa son lourd sac à dos et ajusta son K-way.

La foule s’était déjà répartie dans la cité, hormis la pluie, la gare lui rappelait celles des films de western. Le décor minimaliste semblait le même. La mousson prenait le pouvoir, ce n’était plus des gouttes d’eau mais des flots qui tombaient du ciel. Il s’abrita sous un toit de tôle, le

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bruit était assourdissant sous cet abri de fortune. La voie entre les quais devenait une rivière boueuse, et pourtant il était seul dans cet endroit, les voyageurs plus au fait que lui ne s’étaient pas arrêtés pour ça.

Il profita de cinq minutes d’accalmie pour rejoindre la ville, c’était un gros bourg avec des vestiges de l’époque coloniale. Les fonctionnaires envoyaient ici leur famille pendant les grosses chaleurs, le séjour en altitude était bénéfique pour tous. Pendant que madame et la progéniture profitaient de l’air vivifiant et frais de la montagne, ces messieurs pouvaient s’encanailler avec les jeunes prostitués asiatiques, certains ayant installé leur maîtresse à disposition dans un appartement.

Il trouva une chambre dans un hôtel qui fut jadis la résidence de l’administrateur de la région. Avec l’ouverture au tourisme l’infrastructure hôtelière s’avérait insuffisante, seule la période des pluies arrêtait les moins intrépides. Après s’être lavé et changé, il décida de faire un tour dans la zone du marché, il aimait l’ambiance qui y régnait.

Toute une rue était aménagée et couverte pour recevoir les étals des marchands. Ici les minorités montagnardes se donnaient rendez-vous, l’appartenance à une tribu se décelait par les couleurs des vêtements et les coiffes des femmes, l’habillement des messieurs ne permettait pas à un œil profane de les différencier. Certaines s’étaient rasé une partie du crâne tandis que d’autres arboraient une dentition à faire pâlir un bijoutier, de l’or recouvrait chaque dent.

Il fut abordé par deux jeunes filles, elles ne devaient pas avoir plus de quatorze ans. Elles lui offrirent

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leurs services moyennant rétribution, il comprit tout de suite leur anglais approximatif. Elles proposaient de coucher avec lui et de pratiquer toutes les spécialités dont il aurait envie. Une grande tristesse l’envahit, ici dans ce coin reculé de la planète, l’argent se chargeait de tout pervertir, il s’en prenait à ce qu’il y avait de plus précieux, il anéantissait l’innocence de l’enfance. Il leur donna une pièce et continua son chemin, il se doutait qu’un autre accepterait de jouer avec de la chair fraîche.

La mousson ne s’accorda aucun repos, elle s’abattit sur le territoire et provoqua un désastre sans précédent. Des torrents de boue dévalèrent des hauteurs et grossirent les rivières dans les vallées, les flots déchaînés n’épargnèrent rien sur leur passage, les ponts, les routes, les habitations et les gens subirent de plein fouet les ires du ciel. La météo ne rassurait pas pour les journées à venir.

Partout, après avoir portés leurs morts jusqu’à leur dernière demeure, les montagnards besogneux s’attelaient à reconstruire, réparer et consolider. Ils étaient durs à la tâche et résolus à lutter contre la fatalité et les éléments, le combat s’avérait souvent inégal mais qu’importe, la vie continuait. Il voyait des enfants participer aux travaux, petits garçons et petites filles à moitié nus, dans la boue jusqu’à la taille, transporter des seaux de boue. Personne ne se plaignait, chacun assumait sa part de besogne sans rechigner, c’est un des enseignements qu’il tirait de cette catastrophe. Dans l’urgence, il s’était proposé pour aider à la remise en état des infrastructures, il essuya un refus poli, la fierté des autochtones ne pouvait accepter la générosité d’un étranger. Il les regarda, ferma les yeux et

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se transporta ailleurs, il sécha furtivement ses larmes et continua sa route.

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La dure réalité de son rôle lui sautait aux yeux, elle l’aveuglait. Fini le temps de l’optimisme béat, maintenant il devait opérer des choix parmi ses collaborateurs. Lentement le piège se mettait en place, la fusion n’était qu’un leurre destiné à la communication au public. La vérité lui apparaissait dans toute son horreur, il allait congédier plus de cinquante personnes et autant de familles qui seraient dans la difficulté dans les mois à venir.

Il ne dormait presque plus, seule l’aide de puissants somnifères lui permettait de récupérer de cette tension insoutenable. Il se repliait sur lui même ne voulant pas en faire profiter sa compagne. L’homme devenait taciturne et irritable, il s’emportait pour un détail. Sa fierté et sa conscience professionnelle l’empêchaient d’interrompre sa mission, il y consacrait toute son énergie. La hiérarchie exigeait des résultats dans des délais raccourcis.

Il décortiquait les dossiers de tous les employés de son secteur, afin de prendre les décisions les plus pertinentes. Il avait rédigé deux modèles de restructuration du pôle crédit sans succès. A chaque fois la direction générale considéra son projet trop timoré et en deçà des objectifs de performance souhaités. Il reprit son dossier et rajouta des coupes sombres dans les effectifs. Il réalisait la galère dans laquelle il s’était

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fourvoyé, il ne pouvait plus faire machine arrière, au risque de se saborder.

Ses collègues zélés obtenaient le satisfecit du « Big boss », on le sommait d’accélérer afin de présenter le plan social au plus vite. On lui adjoignit un expert qui l’aiderait dans sa démarche, il comprit bien vite que celui-ci présentait toutes les caractéristiques d’un fossoyeur. Chacune de ses propositions transitait par ce spécialiste des restructurations. Le résultat de ce duo insolite le rendit malade, de cent-vingt postes de travail, son unité se retrouvait avec trente miraculés, il faudrait décider de leur sort et garder les meilleurs.

Lorsqu’il arrivait le matin, il n’osait plus regarder droit devant lui, son regard fixait la pointe de ses souliers, il se sentait mal face aux mesures qu’il devait annoncer à son «équipe. Il tergiversait pour retarder au maximum l’annonce d’un tel désastre, certains essayaient de lui tirer les vers du nez, il s’en tirait par une pirouette. Aucun n’était dupe, il se préparait des lendemains difficiles, l’unique interrogation étant de savoir qui rejoindrait la charrette des condamnés.

La sélection des rescapés reposait sur des critères imposés par la direction générale, la compétence, la disponibilité, l’absentéisme, l’aptitude aux changement et l’adhésion aux valeurs de l’entreprise serviraient à départager les candidats. Il n’était pas question de tenir compte de l’ancienneté, de la situation de famille, de l’état de santé ou des difficultés à se recycler dans une autre branche.

Il se fit très vite un nombre impressionnant d’ennemis, il devenait la cible à abattre, l’oiseau de

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mauvaise augure. Il rentrait en fin de journée, exténué, non sans avoir fait un petit détour par le pub voisin du bureau. Il ingurgitait deux ou trois whiskys et rejoignait son domicile. Le mélange de l’alcool et des médicaments produisit rapidement ses effets dévastateurs. Il somnolait à tous moments et ne dormait pratiquement plus d’un sommeil réparateur. Il s’installait peu à peu dans la déprime et aucun garde-fou ne lui indiquait qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux.

Alors qu’il roulait pour rejoindre sa maison, il zigzagua s’attirant les foudres des autres conducteurs. Il paniqua et percuta la voiture devant lui, les deux automobilistes s’invectivèrent et une patrouille de police sépara les deux protagonistes. Les policiers sortirent de leur panoplie l’alcootest, il changea de couleur et l’affaire se termina au commissariat. Par mesure conservatoire son permis de conduire lui fut retiré en attendant la décision du tribunal.

Il ne doutait pas de la suite des évènements, la répression sortait de toutes les bouches ministérielles et préfectorales. En accord avec son épouse compréhensive, il loua un studio en ville à deux pas du siège. Il n’aurait pas besoin d’un véhicule pour s’y rendre, et sa moitié viendrait le prendre en fin de semaine.

La solitude lui pesait davantage, il s’attardait plus longuement au pub et sa consommation augmenta. Son état se révélait à ses collaborateurs qui en faisaient des gorges chaudes. Il sombrait au vu et au sus de tout le monde sans la moindre bouée de sauvetage, personne ne se hasardait à lui tendre la main. Son comportement alerta les hautes sphères, il fut convoqué par le patron qui avait

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réuni pour l’occasion le comité directeur. Son sort se jouait devant eux, seul contre cinq.

La punition paraissait bénigne en rapport des reproches formulés, mais ces fins stratèges ne voulaient pas s’attaquer à un cadre supérieur de son rang tant que le plan n’était pas avalisé. On lui proposa donc la responsabilité d’un pôle d’audit appelé à disparaître dans le nouvel organigramme. Il accepta la promotion sanction qui prendrait effet à l’issue de la désignation des quatre-vingt-dix suppressions d’emplois dans son service.

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Il resta quelques jours dans le bourg, la région ressemblait à un immense chantier recouvert d’une brume épaisse. L’eau ruisselait par toutes les voies possibles, elle se frayait un chemin, faisant fi des canalisations mises en place par les montagnards, fatalistes, ils reprenaient leur tâche de fourmi, n’abdiquant jamais. Il vouait une grande admiration à ces gens qui oeuvraient avec une telle abnégation.

Il n’appréciait pas son côté voyeur, et l’inutilité de sa présence. Dès que la ligne de chemin de fer serait rétablie il repartirait pour ailleurs, sa route incertaine l’emmènerait vers d’autres horizons. Il n’attendait pas de réponse à ses questions, il cherchait à comprendre le sens de ces orages maléfiques. Il se renseigna à la gare, les réparations des tronçons endommagés se terminaient. L’employé qui s’exprimait dans un anglais très approximatif lui signifia qu’un convoi était attendu d’ici un jour ou deux.

Effectivement la première desserte arriva dès le lendemain, face à la cohue indescriptible autour de la gare, il jugea plus opportun de patienter deux journées supplémentaires avant de repartir. Il fallait voir l'empressement pour accéder aux quais, certains rongeaient leur frein depuis une quinzaine et souhaitaient quitter la région au plus tôt. Aucun impératif horaire ne l’obligeait à voyager tout de suite.

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La majeure partie du trajet de retour s’effectuait de jour, ce qui lui permit de contempler les paysages tout à loisir. La motrice diesel progressait sur une voie unique, le croisement avec son homologue montante se produisait dans la vallée, un aiguillage manœuvré à la main la dirigeait sur une voie de garage. Pendant ce temps, la machine poussive tirait ses wagons vers les montagnes.

L’ambiance était très différente, deux femmes, un hommes et deux enfants occupaient le compartiment avec lui. Les adultes papotaient tandis que les deux gamines somnolaient. Elles respiraient là en face de lui, l’une et l’autre souriaient, il rêvait à leur contact en s’efforçant de ne pas fermer les yeux. Un orage s’abattit sur la campagne environnante, il ferma ses paupières et les deux mômes s’habillèrent de blanc. Il secoua la tête, se leva et se dirigea vers le couloir, il souffrait trop.

Il arpenta le wagon durant un long moment, histoire de se changer les idées. Il constata que la mousson n’épargnait personne, dans la plaine il voyait les paysans se déplacer sur des routes surélevées avec du liquide à perte de vue. Le train avançait dans un paysage de désolation, il évoluait tel un bateau ivre dérivant sur l’immensité de l’océan. Cette vision apocalyptique le perturba davantage, il songeait aux deux fillettes de ses rêves perdues au milieu de nulle part. Il avait beau se secouer, cela l’obsédait dès qu’il rencontrait des jeunes enfants.

Le convoi se déplaçait à vitesse réduite, le conducteur appliquait les consignes scrupuleusement car le ballast devenait instable face aux assauts répétés des éléments. Parfois l’eau affleurait les rails, et l’avancée se

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réalisait en projetant des gerbes éclaboussant les ouvriers d’entretien. Ce spectacle insolite ne le rassurait pas, il se demandait ce qui se passerait si une panne survenait à cet instant. Il n’en était rien, la locomotive crachait, imperturbable, sa fumée noire.

Les deux femmes et l’homme lui proposèrent de partager quelques reliefs de leur repas. Il avait faim et ne se fit pas prier, il engloutit un morceau de poulet avec une boulette de riz gluant. Les gamines s’interrogeaient sur cet étranger qui ne leur ressemblait pas, il avait le teint clair, ses yeux n’étaient pas bridés et ses cheveux ressemblaient aux poils d’un chat en colère. Elles échangeaient des regards complices en marmonnant des remarques qu’il ne comprenait pas. Chacun de leurs sourires lui arrachait le cœur, mais il ne pouvait leur expliquer pourquoi.

Une employée de la compagnie des chemins de fer passa pour proposer du thé, il accepta bien volontiers le verre d’une propreté douteuse qu’elle lui tendit. Le breuvage provenait d’une bouilloire ou les fumées s’étaient agglomérées au fil des trajets. Le calcaire obstruait le bec verseur, un filet marron parvint cependant à se frayer un passage jusqu’au verre opaque. Il remercia la jeune femme de sa générosité et goûta à la boisson, elle était insipide.

L’agitation gagna le compartiment, les fillettes trouvaient longue la durée du périple, il fallait les distraire. Les femmes chantèrent des comptines à tour de rôle, elles fredonnèrent « Frère Jacques » dans leur langue, c’était marrant. Il fredonna avec elles, à la fin de la chanson il sortit précipitamment dans le couloir afin d’essuyer ses

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larmes et de ne pas le montrer à ses voisines. Cela lui rappelait un passé enfui à jamais.

La nuit tombait lorsque le convoi s’immobilisa en gare, il salua ses compagnons de voyage et attendit que tout le monde soit sur le quai pour descendre à son tour. Il vit dans les buées des vapeurs d’eau, disparaître deux mômes en robe blanche, un halo les enveloppa. Il se dirigea vers la sortie opposée. Il héla un cyclo-pousse et lui indiqua l’adresse de la pension où il avait séjourné avant de partir dans les montagnes.

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Il avait de plus en plus de mal à supporter la charge qui lui incombait. La mort dans l’âme il épluchait les dossiers afin de préparer la liste de ceux qui rejoindraient la charrette des suppliciés. Plus il avançait dans sa tâche, plus il souffrait, seul l’alcool lui témoignait une amitié perverse. Tous les soirs, il rejoignait le pub et ingurgitait verre après verre, le whisky lui permettant d’oublier momentanément son travail er ses vicissitudes.

Lorsqu’il rentrait enfin dans son studio, il échangeait quelques mots avec sa douce compagne qui ne manquait pas de l’appeler quotidiennement. Elle avait remarqué l’état dans lequel il lui répondait chaque soir, indulgente elle mettait ça sur le compte de la fatigue en espérant que ça irait mieux demain.

Les lendemains ressemblaient au jour précédent en pire, peu à peu il plongeait dans un état qui altérait ses capacités de discernement. Son unique obsession demeurait le sort des quatre-vingt-dix personnes qu’il allait choisir, chaque fois qu’il y pensait il maudissait le sort de l’avoir choisi pour ce dessein funeste. Il tergiversait, le moment fatal approchait et ses doses d’alcool prenaient une ampleur inégalée.

Le spécialiste qui l’épaulait (on devrait dire qui le supervisait) voulait boucler le dossier dans le mois et nous étions le vingt-six. Il passa plusieurs nuits blanches à

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établir le listing de la mort. Des noms alignés sur trois feuilles sortirent de l’imprimante, il triturait le papier dans tous les sens comme s’il s’agissait d’un brouillon à jeter à la corbeille.

Il y eut peu de remaniements, quatre noms sautèrent du chariot des condamnés remplacés par d’autres moins chanceux. Lorsqu’il lisait les désignations, il en avait les larmes aux yeux. Il voyait les visages de ces femmes et ces hommes avec qui il avait partagé de longues années de collaboration et de complicité, certains étaient devenus ses amis. Il lui restait peu de temps avant qu’un orage maléfique ne se déclenche, les lettres de licenciements partiraient le trente, nous étions le vingt-neuf.

Ce soir là il doubla ses doses au pub, dès réception des funestes nouvelles la situation deviendrait chaotique, il aurait à faire face à des regards remplis de haine et de désespoir. Il s’interdisait de justifier ses choix, de rentrer dans cette logique d’expliquer le pourquoi et le comment des choses, il ne pouvait dire qu’il n’y était pour rien, qui l’aurait cru ? Il se devait d’assumer son rôle de chef de service, même s’il considérait n’avoir qu’une influence subalterne dans les prises de décisions. Le personnel sous ses ordres ne l’entendrait pas de cette oreille.

Il y eut un défilé incessant dans son bureau, chacun arrivait avec son pli recommandé à la main. Des vilains mots fusèrent, des portes claquèrent, des crises de nerfs de déroulèrent face à lui. Il gardait un masque impénétrable, au fond de lui la misère s’emparait de son cœur, tous ces gens le bouleversait mais son grade l’empêchait de leur dire qu’il les aimait tous et qu’il ne

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désirait pas ça. Au lieu de ça, il se raidissait davantage, il donnait l’impression d’un monstre de sang froid, l’image d’un fossoyeur d’emplois, d’un briseur de vies.

Personne ne lui témoignait son soutien ou son amitié, même ceux qui restaient ne lui manifestait qu’un intérêt relatif, tous se doutaient que ses jours étaient comptés. Certains pensaient que l’alcool pousserait le bonhomme à bout, d’autres qu’il rejoindrait une charrette de cadres hors du coup. Ils approchaient de la vérité, car il ne voulait pas rejoindre le placard qui l’attendait. Depuis des mois, il avait perdu ses envies, plus rien ne l’intéressait, et seul le soir dans sa prison, il remâchait des idées noire, le suicide en faisait partie.

Lorsqu’elle prit le téléphone, son épouse ressentit un pressentiment, elle écouta nerveusement les sonneries se succéder, nulle réponse, il ne daigna pas répondre. Malgré l’heure tardive, elle prit son courage à deux mains, elle enfila un jean et un pull et se précipita en direction de la ville. Son intuition féminine lui dictait sa conduite, il lui fallait voir ce qui arrivait à son compagnon de toujours. Elle disposait d’une liaison « Bluetooth » qui lui permettait d’utiliser son portable sans risquer les foudres de la maréchaussée. Elle ne cessa d’appeler durant le trajet qui l’amena jusqu’au studio qu’il occupait.

Elle sonna au digicode, elle n’obtint aucune réponse, elle composa les quatre chiffres qu’elle connaissait et s’engouffra dans la cage d’escalier. Elle arriva toute essoufflée devant la porte du minuscule logement, elle actionna la sonnette et tourna machinalement la poignée. L’huis s’ouvrit sous sa poussée, elle vacilla l’espace d’un instant face au spectacle

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qu’elle découvrit. Sur la table plusieurs bouteilles vides côtoyaient des boîtes de médicaments tandis que son mari gisait inerte en travers du lit. Elle s’approcha de lui, il respirait fortement d’une façon qu’elle n’avait jamais connue en plus de trente années de vie commune. Elle composa le numéro d’urgence et expliqua à son interlocutrice ce qui se passait. Dix longues minutes s’écoulèrent avant son départ vers l’hôpital sur un brancard du SAMU.

Elle venait de le sauver de la mort, le mélange détonnant aurait fait son œuvre destructrice en moins d’une nuit, après un bon lavage d’estomac et quelques heures d’observation il put regagner son domicile. Elle décida qu’il ne rejoindrait pas le studio, il se soignerait à la maison car il avait grand besoin de se retrouver dans son milieu loin de son carcan professionnel qui le détruisait jour après jour. Au petit matin ils regagnèrent leur logis, la pluie les accompagna tout au long du voyage, il lâcha une phrase surprenante sous l’averse : « Ce ne sont que les débuts des orages maléfiques ». Elle n’insista pas, le moment était mal choisi pour lui demander de développer sa pensée.

Après sa tentative d’attenter à sa vie, la dépression s’abattit davantage sur lui. Il ne trouvait goût à rien, et tournait dans les pièces tel un animal en cage, le seul point positif à souligner était son sevrage alcoolique, il ne buvait plus depuis son passage par le les urgences hospitalières. Aujourd’hui face au supplice qu’il endurait, son refuge devenait familial et tout en douceur elle réussissait à éliminer cet adversaire diabolique qu’était le whisky et ses comparses.

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Conformément à leur habitude, ils ne dirent rien aux enfants, c’était leur secret qu’ils ne partageaient avec personne, leur amour s’était consolidé à travers des situations difficiles qu’ils avaient surmontées ensemble sans le secours et les commentaires des autres. Ils étaient de ce bois, et ils vivaient l’adversité comme une épreuve à vivre à deux, rien n’aurait pu changer leur détermination.

Bien entendu l’employeur n’eut pas connaissance du motif réel de son absence, le certificat médical délivré par un ami précisait « chute de tension due au surmenage ». La direction se doutait qu’il s’agissait d’un arrêt imputable à la situation actuelle, cela n’entravait en rien les projets, ce n’était qu’une simple péripétie.

Les semaines se succédaient, il ne se sentait pas de rejoindre son placard, il préférait regarder roucouler les tourterelles perchées sur un arbre. La féerie renouvelée de la nature lui redonnait des forces, il en appréciait l’étendue de la palette et son plaisir réconfortait sa douce compagne. Elle savait que cela ne pouvait qu’être transitoire, il lui faudrait tôt ou tard recoller à la réalité.

Le facteur agita la cloche de la porte d’entrée, il apportait une lettre recommandée. Sans voir l’enveloppe, il en connaissait l’expéditeur. Son Directeur l’informait de la suppression de son poste et qu’en conséquence des mesures d’accompagnement pouvaient être envisagées. Il savoura les acrobaties de vocabulaire pour éviter des termes trop directs à l’exception de la disparition de son service. En lisant entre les lignes il comprit que l’équipe directoriale souhaitait discuter de son départ de la banque.

L’affaire fut rondement menée, quelques jours plus tard il se rendait au siège social et en moins de deux

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heures un accord fut paraphé par les deux parties. Une prime substantielle lui serait attribuée pour services rendus, la banque acceptait de prendre à sa charge les délais de carence ainsi que le manque à gagner durant la période chômage précédant la mise à la retraite.

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Il éprouvait le besoin de partir, son séjour à la montagne lui avait apporté un peu de sérénité mais la tristesse dominait toujours son esprit. Il rassembla ses affaires et rejoignit le centre de la cité, il se rendit dans une agence afin de se procurer un billet pour ailleurs. Il fut hélé de nombreuses fois par les cyclo-pousses, il préférait arpenter les rues d’un pas nonchalant.

Il pénétra dans un hall immense mal éclairé, il s’agissait d’un bâtiment datant de l’époque coloniale, au fond un comptoir attendait les clients. Il salua la jeune femme assise derrière l’ordinateur, il s’adressa à elle en anglais, elle lui répondit dans un charabia qu’il avait du mal à comprendre. Après l’échange de quelques phrases elle comprit que son interlocuteur était français, elle lui parla dans la langue de Molière. Son élocution frisait la perfection, elle lui confia qu’elle avait fréquenté pendant plusieurs années le lycée français qui dispensait ses cours grâce à l’Alliance française.

Ses cheveux noirs de jais brillaient sous la lampe, elle portait la tenue de la société qui l’employait, l’Ao Dai lui seyait à merveille, sa beauté naturelle ressortait, il n’y était pas insensible. Elle finit par lui demander ce qu’il désirait, sa réponse la surprit, il voulait simplement partir par le vol le plus proche. Elle pianota sur le clavier, elle lui proposa un vol direct qui décollait dans un peu plus de

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deux heures. Il approuva sa proposition, récupéra illico le ticket et après l’avoir saluée et félicitée pour sa promptitude, il s’engouffra dans un taxi en direction de l’aéroport.

L’éclat et la prestance de la jeune femme revenait à son esprit, il la revoyait avec ce visage rieur, son port de tête altier et son corps drapé dans ce tissu qui collait à sa peau. Elle lui rappelait des rencontres dans une vie précédente, des moments joyeux, d’autres dramatiques. Il n’arrivait pas à s’en détacher malgré son errance, sa fuite ne le délivrait pas de son lourd fardeau.

Perdu dans ses pensées il ne voyait pas l’averse tropicale s’abattre sur la chaussée, le taxi avançait en zigzaguant entre les flaques d’eau et les éclaboussements provoqués par les autres véhicules. Lorsqu’il prit conscience des caprices de la mousson l’aéroport se profilait au travers du rideau de pluie. Il paya le chauffeur et s’engouffra rapidement pour se trouver au sec dans le hall, le guichet d’enregistrement venait de s’afficher. L’avion décolla avec plus d’une heure de retard, la tour de contrôle ne l’autorisa à prendre son envol que lorsque la piste ne ressembla plus à un torrent. Depuis le hublot il regardait les nuages noirs et pensait à tous ces orages maléfiques qui jalonnaient son existence.

Hormis quelques turbulences, le vol se déroula sans encombre. Deux heures plus tard il survolait Hong Kong, il connaissait l’ancienne colonie britannique pour y avoir séjourné lors d’un voyage en Chine au siècle précédent. L’atterrissage nécessitant une grande expérience, car à l’époque les avions rasaient les immeubles pour terminer à quelques mètres de la mer de

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Chine. Il se souvenait de cet Airbus flambant neuf qui termina son vol dans la baie et que les autorités durent dynamiter pour l’évacuer. Heureusement, ce fut juste une question d’argent, les passagers s’en tirèrent avec une grosse frayeur.

En apparence, rien ne semblait avoir changé, il y avait toujours des gens partout le téléphone portable rivé à l’oreille. Des édifices avec des échafaudages en bambou détonaient encore dans cette cité du vingt et unième siècle. Cela le surprenait, mais le matériau s’avérait d’une résistance exceptionnelle pour un poids dérisoire et un prix très abordable. Il fallait voir les ouvriers grimper le longs des bois, tels des acrobates ils tutoyaient le ciel et la mort. Les accidents étaient nombreux mais les autorités les passaient sous silence, et l’activité continuait vaille que vaille.

Il décida de refaire à l’identique le séjour qu’il avait accompli avec son épouse. Il retrouva l’hôtel où ils dormirent deux nuits, le bâtiment restait conforme à ses souvenirs, un seul détail d’importance soulignait le changement : l’Union Jack ne flottait plus au dessus de l’entrée, le drapeau chinois s’y était substitué. Quand au prix de la chambre, rien ne laissait supposer qu’ils s’alignaient sur ceux pratiqués dans l’Empire du milieu, les tarifs se révélaient prohibitifs.

La nuit s’installa dans la mégapole, les néons multicolores scintillaient de tous côtés, les enseignes rivalisaient de mauvais goût sur les façades des immeubles, la décoration n’obéissait à aucun ordonnancement, c’était le règne du n’importe quoi. Son estomac commençait à crier famine, il se dirigea vers une

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échoppe sise dans un renfoncement de la rue qu’il sillonnait.

Les souvenirs des moments heureux lui revenaient par flashs successifs, il se laissa emporter dans le tourbillon de sa mémoire. Il revoyait leur escapade dans le métro, la rencontre avec le peuple grouillant, la difficulté à acheter un billet et à choisir la bonne direction. Les odeurs réapparaissaient malgré les années, il rêvait tout éveillé, il revenait de sa balade maritime dans le port d’Aberdeen. La circulation laissait craindre la collision tellement la mer recelait d’embarcations se déplaçant en tous sens. Cela donnait l’impression d’une immense pagaille, il n’en était rien, chacun se déplaçait avec dextérité au milieu des bateaux où séchait le poisson. Certains vivaient là depuis toujours, les enfants ne connaissaient la terre ferme que par le biais de l’école, dès la classe terminée ils rejoignaient leurs taudis flottants.

Le bouillon de vermicelle avalé, il se dirigea vers le marché de Jade, là bas régnait le paradis de la pacotille, de vulgaires imitations en plastique teinté remplaçait la pierre. Le touriste tenait le rôle de gogo, il n’était pas dupe cela faisait partie du jeu. Avant d’atteindre le carré délimitant cette activité, il traversa le parc où les rats grouillaient, ils étaient identiques à ceux qu’il avaient rencontré lors de son précédent voyage, sauf que plusieurs générations séparaient ceux d’aujourd’hui de leurs ancêtres. Il se trouvait maintenant dans l’allée aux oiseaux, des cages remplies de volatiles multicolores s’alignaient sur plusieurs centaines de mètres. C’est ici que les autochtones venaient chercher les compagnons que les anciens promèneraient dans la rue tous les matin en

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portant leur trophée comme d’autres tiennent un chien en laisse.

Le marché de Jade attendait ses clients, il en fit simplement le tour mais ne s’attarda pas, le spleen le gagnait. Il voyait à quelques pas de lui un couple avec deux jeunes poupées en robes claires. La vision l’attendrissait et comme à son habitude il fixait intensément les deux gamines. Les parents s’aperçurent de sa présence, son petit manège les intrigua, ils prirent chacun une fille dans leurs bras et jetèrent un œil courroucé dans sa direction. Il sentit qu’il valait mieux s’en aller, il rebroussa son chemin et emprunta la route menant à son hôtel.

Ici aussi la mousson sévissait, le spectacle changea, l’averse épaisse s’abattit sur l’immense cité en se teintant aux couleurs des néons, le tableau semblait irréel. Il regarda tomber la pluie, chaque goutte se chargeait de son histoire, son imaginaire vagabondait, il voguait pour rejoindre un ailleurs où l’attendaient des êtres chers. La pluie s’arrêta, il essuya son visage, il avait libéré son trop plein de larmes en pensant encore aux orages maléfiques.

Il passa une nuit agitée, tous ses démons se rejoignaient pour l’empêcher de jouir d’un sommeil réparateur. Il tourna dans tous les sens, il alluma la télévision et zappa à la recherche d’une chaîne de langue française. Il resta quelques minutes à écouter les âneries débitées par un dinosaure de l’audiovisuel, l’homme pouvait prétendre à une retraite méritée mais le strass et les paillettes exerçaient sur lui un pouvoir d’attraction trop important. Il se rhabilla et sortit dans la rue, la faune de la nuit différait de celle du soir, elle était plus jeune, la

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drogue et la prostitution prenaient possession du quartier. Abordé plusieurs fois par des jeunes femmes cherchant à gagner un peu d’argent. Il céda aux sollicitations d’une jeune femme, elle lui proposa de passer la nuit ensemble moyennant une honnête rétribution de ses services.

Arrivés dans la chambre, elle se dévêtit avec une lenteur et une grâce qui mettait en avant sa beauté asiatique. Elle le rejoignit dans le lit et lui prodigua mille caresses, il la laissa opérer. Elle voulut aller plus loin dans son action, il l’arrêta en lui disant qu’il était satisfait. Il se lova contre elle et sanglota en silence, elle n’osa pas bouger, au petit matin elle prit une douche et son argent. Elle ne lui posa pas de question, elle l’embrassa et partit vers d’autres aventures.

Le pic Victoria dépassait de la brume lorsqu’il descendit du bus, il ne pouvait distinguer grand chose, malgré les trombes d’eau de la nuit, la pollution et l’évaporation empêchaient de profiter du panorama. Il resta un long moment à méditer, il commença à descendre à pied. Il comprit qu’il lui fallait quitter au plus vite cette cité où plus rien ne le retenait.

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Il respirait enfin, la dépression s’éloignait de jour en jour, il savourait son nouveau statut. Ses souffrances l’avaient trop malmené ces derniers mois, maintenant la joie se lisait sur son visage. Tout à sa satisfaction de quitter le monde professionnel, il ne formulait aucun projet précis sur la suite de sa vie, il se laissait porter par le vent.

Durant des décennies il s’était levé tôt, alors il profitait de ce luxe de ne plus avoir d’horaire à respecté. Le premier geste qu’il accomplit fut de ne plus mettre de montre à son poignet. Avec ravissement il montrait son avant-bras, la couleur de peau devint uniforme, les traces de sa soumission aux règles du temps avaient disparues.

Il se surprenait à absorber son petit déjeuner vers onze heures du matin, il baguenaudait le reste de la matinée et effectuait sa toilette dans l’après-midi. Il lui arrivait de raser sa barbe au bout d’une semaine au grand dam de sa compagne. Elle ne disait rien, elle voyait son mari se relâcher, elle savait qu’il avait besoin de ça avant de se reconstruire. Il ne réalisait pas que son comportement le déstructurait davantage, il vivait chaque instant sans se soucier de son apparence et de ses actes.

Quelquefois, il pensait aux épisodes dramatiques qui avaient précédé son départ, tous ces collègues laissés au bord du chemin, ces familles plongées dans la précarité, l’obsédaient. Jamais il n’aurait envisagé une telle issue dans une banque réalisant des profits substantiels, la

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logique capitaliste en avait décidé autrement. Ce qui le chagrinait le plus, c’était son impuissance face à ses collaborateurs qui lui avaient accorder leur confiance. Un goût amer l’habitait, une impression l’obnubilait, celle d’avoir travaillé tant d’années pour finir par détruire les fruits de toute une carrière professionnelle

Quelques anciens camarades lui passaient un coup de fil pour prendre de ses nouvelles et parler du bon vieux temps. Ça lui faisait du bien et du mal. Au plaisir de converser avec un ami se greffait le souvenir douloureux des quatre-vingt-dix personnes jetées sur le carreau. A l’issue de la discussion, il sortait dans la pelouse et regardait les fleurs et les herbes folles, il parvenait à se changer les idées de cette manière.

Depuis huit mois il tournait dans sa cage dorée, l’ennui le gagnait, il errait sans but dans la grande demeure vide. Les appels téléphoniques se raréfiaient et il constatait qu’il n’intéressait plus grand monde. Lui qui avait l’habitude du commandement, des sollicitations et des prises de décisions, n’était confronté qu’à lui même et à son miroir. Son épouse le quittait vers huit heures et rentrait le soir vers dix-neuf heures, et parfois bien plus tard, car des réunions commerciales se rajoutaient fréquemment à une journée déjà bien remplie.

Son permis de conduire lui ayant été retiré pour une période de dix-huit mois, il dépendait d’elle pour effectuer le moindre déplacement. Elle regagnait souvent leur domicile épuisée, et n’aspirait qu’à se poser quand il souhaitait sortir, aller au cinéma ou manger en ville. La disparité de leurs situations occasionnait des heurts de

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plus en plus fréquents, elle commençait à lui adresser des reproches, l’incompréhension mutuelle s’installait.

Il occupait ses journées à jouer à l’ordinateur et à regarder des films téléchargés illégalement sur Internet. Il devenait irritable et ne supportait aucune remarque sur le sujet. Toute accaparée par son travail, elle le délaissait au moment où il fallait l’épauler, il s’en rendait compte mais ne lui en tenait pas grief, il admettait cet état de fait et subissait son absence sans rien dire.

Il languissait le jour où il se retrouveraient tous les deux, sans contraintes, à profiter d’une retraite bien méritée. Pour se consoler il lançait souvent à la cantonade qu’il avait épousé une femme jeune et qu’elle allait gagner sa croûte. Il était son aîné de cinq ans, et avec sa fin d’activité anticipé, il lui faudrait attendre huit longues années avant qu’elle puisse prétendre au titre de retraitée, y penser lui minait le moral, il n’admettait pas une telle hypothèse.

Il aurait pu s’inscrire dans une association, faire du bénévolat, se rendre utile pour une cause humanitaire, mais son tempérament individualiste s’accommodait mal à de telles organisations. Il préférait envoyer des dons ou donner un billet à un sans-abri que s’occuper dans une structure qui lui rappellerait trop sa vie antérieure. Il avait songé à participer au club local de marche, il se présenta une fois et parcourut quelques kilomètres à un pas de sénateur. La moyenne d’âge des participants freina son enthousiasme, il constata que les marcheurs étaient des marcheuses, le seul homme du groupe l’accompagna la première heure. Ce compagnon le décida à ne pas

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renouveler l’expérience, il ne parlait que de ses exploits au lit et à la chasse, ce qui eut le don d’exaspérer le novice.

Sa meilleure échappatoire se trouvait dans la préparation des voyages, il épluchait chaque destination afin de dénicher l’insolite. Avec sa tendre moitié, ils préféraient évoluer hors des sentiers battus, ils bannissaient les offres des tours opérateurs. Parfois ils délaissaient les monuments les plus représentatifs pour visiter un village dans la montagne ou une communauté de pêcheurs. Ils savouraient l’authenticité des gens loin des routes touristiques et de la civilisation Coca Cola.

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Malgré une migraine persistante, il prit le premier vol qui l’emmènerait loin du brouhaha et des néons. L’avion décolla avec un léger retard du aux caprices de la météo, il se trouva vite dans les nuages de la mousson. Il quittait Hong Kong sans la voir d’en haut, le ciel ne voulait pas lui accorder ce plaisir. Par le hublot il apercevait les nuages noirs qui se zébraient d’éclairs, dans peu de temps l’appareil se trouverait au milieu des orages maléfiques. Le pilote demanda aux passagers d’attacher leurs ceintures et de ne pas quitter leurs places.

Il y eut un long moment d’angoisse, accentué par la suppression des lumières, seul le couloir central bénéficiait d’un balisage vers les sorties de secours. L’ambiance était tendue, l'appareil subissait d’importantes turbulences. Hormis le bruit des réacteurs, personne ne se hasardait à parler, la concentration atteignait son paroxysme.

L’éclairage revint et les voyants indiquant le port obligatoire de la ceinture s’éteignirent. Il y eut un concert de claquements métalliques, chacun se libérait d’un dangereux carcan. Il apercevait au loin l’horizon s’éclaircir, il s’approchait d’une région plus hospitalière. Son mal de crâne s’était envolé avec la fin des soucis de vol. Les manœuvres d’approche pour aborder la descente et le positionnement face à la piste lui parurent souples et

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rapides. Dix minutes plus tard, il foulait le sol de Singapour.

Rien ne semblait avoir changé dans l’aérogare, pas un papier à terre, le sol brillait dans cet immense espace. Les policiers patrouillaient armés jusqu’aux dents, prêts à intervenir dans la seconde, c’est ce qui le frappait le plus dans ce pays, les forces de l’ordre étaient omniprésentes. Heureusement trois hôtesses de l’air drapées dans des tenues magnifiques déambulaient dans les couloirs pour rejoindre leur terminal. Il apprécia leur déhanchement collectif, par chance ils se dirigeaient dans la même direction.

A leur gauche une jeune maman avançait en tenant la main de sa petite fille, la gamine discutait et sautillait, sa robe se soulevait laissant entrevoir une minuscule culotte rose. La vue de ces petites jambes bronzées et des jolis vêtements l’attendrissait, son regard s’attardait sur elles. Il ne regardait plus les jeunes femmes, seule la môme l’intéressait. Il s’approcha pour jouir un peu mieux du spectacle, son plaisir ne dura pas, un comptoir l’attendait avec un fonctionnaire zélé derrière. Il montra son passeport que l’homme rangea, durant la durée du transit il était prisonnier à l’aéroport. Une hôtesse vint lui expliquer, dans un anglais parfait, qu’il pouvait faire un tour de ville offert par les autorités, il suffirait d’apposer un badge et de ne pas quitter le guide assigné. Cela lui rappela un précédent passage, le processus fonctionnait à l’identique. Il opta pour cette proposition, la visite durait deux heures et il en disposait de quatre avant de décoller à destination de Djakarta.

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La visite à bord d’un bus panoramique ne présentait pas un grand intérêt, elle aidait à passer le temps dans l’attente de la prochaine correspondance. Une dizaines de personnes occupaient les meilleurs places dans l’autobus. Il s’était installé à l’arrière du véhicule, cela lui permettait de voir ce qui se passait à l’intérieur comme à l’extérieur. La jeune mère et sa progéniture papotaient trois rangs devant, la gamine n’arrivait pas à rester en place, elle s’agitait dans la travée centrale. Il admirait sa robe blanche à volants, il voyait sans être vu. Il ressentit l’augmentation de son rythme cardiaque, son cœur palpitait, il tapait fort en pensant aux petites filles. Il ferma les yeux le restant du trajet, cela ne l’empêchait pas d’entendre les rires alentour. Ses paupières transpiraient, le flux lacrymal s’écoulait sur ses joues, il avait mal à l’âme.

Il descendit de l’autocar le dernier, devant lui dans la moiteur tropicale les ombres se déplaçaient, il se secoua la tête, non il ne rêvait pas. Les portes automatiques s’ouvrirent, les silhouettes s’engouffrèrent dans le terminal. Il laissa le groupe prendre des longueurs d’avance, il craignait de s’approcher trop près de la môme.

Il récupéra son passeport et accomplit les formalités d’enregistrement, il rejoignit la salle d’attente où patientaient les passagers à destination de Djakarta. Il crut à un mirage, dix pas en avant, une robe blanche à volants virevoltait entre les sièges. Il détourna les yeux et se dirigea à l’opposé de son champ de vision. Il souhaitait voir la fillette et appréhendait tout autant son contact, ses démons le poursuivaient, il n’y pouvait rien.

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Le Boeing se remplissait, il hérita d’une place dans la travée centrale à cinq rangs de la queue, il espérait que la jeune mère et sa progéniture se trouveraient à l’avant. Les hôtesses fermèrent les portes d’accès, la passerelle s’éloigna, les réacteurs augmentèrent leur volume sonore. Le personnel de bord déclinaient les consignes en cas d’incident, l’appareil se dirigea vers sa piste d’envol.

Il dormit plusieurs heures d’affilée, ce qui lui évita de rencontrer la frimousse de la gamine qui se rendait aux toilettes. La nuit enveloppait l’ile de Java lorsque l’avion s’immobilisa sur le tarmac, il y eut quelques applaudissements de la part d’un groupe de vacanciers européens.

La climatisation ne fonctionnait pas dans l’aéroport, les visiteurs en attente de leurs bagages, transpiraient face au tapis roulant qui tournait à vide. Il enviait tous ces gens qui attendaient un proche derrière les vitres, personne n’était là pour se jeter dans ses bras. La solitude gérait son quotidien, elle lui rappelait qu’il y avait eu un « avant », avant les orages maléfiques.

Un touriste voyageant seul inspire de la méfiance de la part des autorités, il ne dérogea pas à la règle. Un fonctionnaire à képi le somma d’ouvrir sa valise, un autre l’emmena dans un local où il eut droit à ne fouille au corps. Hormis le plaisir de l’humiliation, il ne découvrirent aucune marchandise prohibée. Il n’était pas venu pour ça, il connaissait l’histoire de ce français qui croupissait dans les geôles indonésiennes depuis plusieurs années, tous les gouvernements successifs ne réussissaient pas à obtenir son rapatriement en France pour purger sa peine. Ici outre le climat, les conditions carcérales ne

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correspondaient pas aux critères communément en vigueur en Europe.

Il loua une chambre d’hôtel à proximité de l’aérogare, il aviserait le lendemain matin. Les insomnies prirent le dessus, il se rappela son précédent périple à Java avec sa douce compagne. Les enfants, qui se baignaient au milieu des excréments et des hydrocarbures, leur avaient fait prendre conscience de l’immense fossé qui séparaient les pays développés des autres. Ces êtres innocents seraient touchés par cette pollution. Il se demanda combien avaient atteint l’âge adulte et dans quel état ?

Il partit de bonne heure, le vacarme incessant des avions au dessus de l’hôtel ne permettant pas un long sommeil réparateur. Il trouva un endroit plus calme en ville et en profita pour visiter une nouvelle fois le parc ornithologique, un des plus beaux d’Asie. Des oiseaux aux plumages étincelants regardaient d’un œil incrédule ces animaux bizarres qui passaient dans un tunnel grillagé au centre de la volière. L’aménagement permettait à tout un chacun de progresser dans un parcours très proche de l’habitat naturel des espèces présentes. Il se souvenait de son passage avec son épouse, ce jour là les perroquets furent particulièrement bruyants. La présence d’un couple d’humains dans leur logis semblait leur déplaire. Ils accélérèrent le pas afin de s’éloigner au plus vite des volatiles, ils ne craignaient rien mais malgré tout l’agitation des oiseaux répandait une ambiance peu propice à la méditation en ces lieux.

Il voulait revoir les temples de Prabanan au lever du soleil, si la météo y consentait. L’ensemble offrait un

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avant-goût de ce qui l’attendait à Borobudur. Il prit un bus qui desservait les deux sites, seuls les visiteurs occidentaux se présentaient si tôt pour apprécier les premiers rayons de l’astre du jours sur les bâtiments séculaires. Les photographes se démenaient comme des beaux diables pour trouver l’angle parfait pour le cliché idéal. Il fallait faire vite car ils ne disposaient que de quelques précieuses minutes, après la lumière changerait et se banaliserait. Il n’était pas venu pour ça, il s’imaginait encore aux côtés de sa douce et tendre amie. Son regard balayait l’endroit à la recherche d’images du passé.

Maintenant l’autobus se dirigeait vers Borobudur, le chauffeur mit en route la climatisation car la température extérieure grimpait rapidement. Il croisèrent les paysans qui se rendaient aux champs, des équipages hétéroclites se déplaçaient sur la route et les bas côtés. Le conducteur du car réalisait des prodiges, il avançaient sans bousculer tous ces gens qui évoluaient dans un désordre indescriptible.

Il réfléchissait sur la suite de son périple, l’Indonésie lui ayant laissé de formidables souvenirs. Ici sa présence revêtait une importance capitale à ses yeux, il avait fait un serment et comptait bien réaliser sa promesse. Borobudur apparut enfin, l’édifice lui parut encore plus imposant que la dernière fois. Un gigantesque carré de plus de cent mètres de côté lui faisait face, le gris de la roche volcanique restituait une impression bizarre, un mélange de majesté et d’austérité qui impressionnait le visiteur.

Il se souvenait des marches inégales qu’il avait grimpées une à une en dépit d’un genou récalcitrant. Il lui

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avait fallu plus d’une demie-heure pour atteindre les derniers stupas, ces grosses cloches en pierre où sa compagne l’attendait dissimulée derrière l’un d’entre eux. Quelques années s’étaient écoulées, ses articulations le faisaient souffrir bien plus, mais sa conscience lui demandait de respecter son engagement, rien ne l’arrêterait, il irait jusqu’au bout.

Il entama son ascension sous un soleil de plomb, heureusement de temps à autre il se réfugiait dans un angle ombragé, puis reprenait sa montée. Tout au long des différentes galeries, les bas-reliefs relatant la vie de Bouddha se succédaient, les artisans tailleurs de pierre réalisèrent des prouesses dans l’exécution de ces représentations qui décoraient l’édifice sur une longueur avoisinant cinq kilomètres.

Le souffle court il arriva jusqu’à la dernière terrasse, il dominait le site et pouvait d’un regard circulaire contempler tout la région environnante. Il se trouvait au pied du Bouddha inachevé, il se positionna face à lui et se déplaça vers la gauche ou il repéra trois stupas en alignement. La chaleur et la hauteur des marches freina les ardeurs de nombreux touristes, seuls les plus téméraires ou les plus sportifs atteignaient l’ultime étage, les autres se dispersant dans les galeries inférieures.

Lorsqu’il se retrouva solitaire, il se colla à un stupa et passa son bras gauche à l’intérieur, il chercha une anfractuosité sur le bas du socle, la roche était fendue sur quelques centimètres. Il sentit quelque chose dans l’interstice, il s’agissait d’un bout de papier ou de carton, mais il ne put s’en saisir. Il fouilla dans sa sacoche et en extirpa un coupe-ongle, il déplia la petite lime et

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recommença l’opération. Il récupéra un morceau cartonné qu’il déplia.

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Par une belle journée de mai, le fils aîné annonça à ses parents son intention de se marier. Il était beau garçon et jusqu’à présent il avait bien profité des atouts dont dame nature l’avait pourvu. Les filles se succédaient dans ses bras dans un tourbillon effréné, il ne faisait pas de sentiment et une relation dépassait rarement le cap du trimestre. Il marquait une nette préférence pour les jolies blondes, avec souvent des ressortissantes des pays nordiques, il faut dire que dans son activité professionnelle les occasions ne manquaient pas. Il évoluait dans un monde cosmopolite où gravitaient toutes sortes de gens. Il travaillait dans une grande entreprise multinationale qui œuvrait dans l’import-export. Son père ne comprenait pas très bien son rôle exact dans cette société. Il voyageait beaucoup aux quatre coins de la planète et se déclarait satisfait de son emploi.

Bien qu’habitués aux frasques de leur fils, la soudaineté de la décision les surprenait, ils lui demandèrent comment se nommait l’heureuse élue et pour quelle raison les choses devaient se dérouler aussi rapidement. En effet les bancs venaient d’être publiés et le mariage se déroulerait dans moins de trois semaines. Il resta évasif sur la future mariée, se bornant à préciser qu’il viendrait le week-end suivant pour faire les présentations.

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Après ce passage éclair avec cette annonce surprenante, ils conversèrent abondamment et émirent différentes hypothèses pouvant justifier l’urgence de cette union. Ne sachant rien sur l’identité de la jeune femme, ils se perdirent en suppositions, ils finirent par croire que cette inconnue attendait un enfant. Pendant une semaine ils s’interrogèrent sur ce premier contact avec celle qui deviendrait leur belle-fille, ils voulaient la recevoir avec toute la chaleur et la sympathie dont ils étaient capables. Les jours semblèrent interminables, jusqu’au moment fatidique où la voiture transportant les futurs mariés se présenta dans la cour.

La surprise fut totale, une jeune femme dynamique, souriante, à la plastique de déesse, descendit de la voiture. Elle était vêtue d’une jupe beige très moulante et d’un chemisier qui ne cachait rien de sa poitrine ferme et généreuse. Ils échangèrent un regard furtif, dans leur esprit ils n’avaient pas envisagés ce cas de figure, toutes leurs suppositions s’écroulaient comme un château de cartes. Leur future bru ne paraissait ni enceinte, ni blonde, elle possédait un grain de peau semblable à un café amplement torréfié. Elle avait la peau noire, et sa tenue accentuait le contraste.

Le fiston présenta Rindra, ils s’embrasèrent et s’engouffrèrent dans la maison. Rindra voulait dire Harmonie à Madagascar, son pays d’origine. Ils discutèrent longuement tous les quatre, elle expliqua à ses interlocuteur qu’elle effectuait des études de commerce international en France au titre de la coopération entre les deux états. Elle bénéficiait d’une bourse qui lui permettait de payer son loyer dans un appartement qu’elle occupa

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avec trois autres colocataires. Elle venait de les quitter pour s’installer avec son futur mari.

Le courant passa bien avec la nouvelle venue, avec son accent qui roulait les « R », elle dégageait un charme qui ne laissait pas insensible le beau-père, elle savait admirablement jouer de cette particularité. Les raisons d’une telle précipitation furent abordées, le fils donna la réponse avant sa compagne embarrassée. Il fallait régulariser sa situation car sa carte d’étudiante ne serait pas renouvelée à la prochaine rentrée. Elle venait de terminer son cursus et le retour au pays s’annonçait obligatoire. Ils prirent acte des explications mais cette révélations les amena à une autre interrogation. Ils craignaient que leur fils par charité n’accepte une union de complaisance, un mariage blanc. Ils réussirent chacun à tour de rôle à interroger leur rejeton sur ses réelles motivations, les réponses furent toujours les mêmes, il prétendait aimer Rindra et souhaitait vivre avec elle, la couleur de peau n’étant pas un souci pour lui, il rajouta que les enfants métissés sont les plus beaux du monde. Malgré les déclarations sans ambiguïté, ils ne purent se résoudre à penser à l’identique que les futurs mariés. Pourtant les deux tourtereaux ne se privaient pas de gestes d’affection et d’amour, ils ne se regardaient pas que dans le blanc des yeux.

Ils abordèrent l’organisation de la cérémonie, là aussi le sujet était verrouillé, il y aurait la formalité obligatoire à l’hôtel de ville et rien d’autre. Les époux désignèrent les témoins, deux de chaque côté, le fils précisa que tout se déroulerait dans la plus stricte intimité. Il invita ses parents, en précisant qu’il ne s’agissait pas

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d’une obligation. Le propos vexa sa mère, il s’en excusa aussitôt. La famille de Rindra vivait dans la région de Tananarive et n’assisteraient pas au épousailles, le délai était trop court et le prix des billets d’avion se révélait prohibitif en cette saison. Une interrogation démangeait les lèvres du père, il trouvait que Rindra avait une couleur de peau foncée pour une ressortissante malgache, il ne savait comment formuler sa question. Elle vint à son secours avant qu’il n’en parla, elle précisa que son papa de pure souche épousa une ressortissante zaïroise dont la famille commerçait dans la région. Elle disait ressembler beaucoup à sa mère, elle montra quelques photos mais il était impossible de voir les traits avec précision.

Douze personnes se retrouvèrent à la mairie d’arrondissement, l’immense salle des mariages parut vide alors qu’à l’extérieur la noce suivante attendait son tour. En moins de dix minutes l’affaire fut pliée. Rindra épouse d’un citoyen français obtiendrai une carte de séjour permanente dans l’attente d’une naturalisation à l’issue de cinq années de vie commune, les conditions d’obtention de la nationalité Française venaient d’être durcies. Il devenait très difficile de vivre dans le pays et d’obtenir le précieux passeport. Même au pays des droits de l’homme, l’immigrant n’était plus le bienvenu.

La soirée se termina dans un petit restaurant où chaque convive paya son repas, le banquet n’était pas programmé pour ce soir là. Ils retournèrent au pays, avec un goût amer dans la bouche, ils n’avaient pas envisagé la noce de leur aîné de cette manière, même son frère ne s’était pas déplacé. Ils restèrent muets durant tout le trajet, décidément il ne faisait rien comme le commun des

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mortels pensaient-ils. Après cet intermède nuptial, la vie reprit son cours normal.

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Il opéra délicatement, car le carton montrait une grande fragilité. Le temps et le climat s’étaient coalisés pour user le document, il avait subi, impuissant, les outrages des ans. Maintenant, il était heureux comme un enfant qui vient de trouver une pièce de monnaie. Il tenait sa relique avec beaucoup de délicatesse, il la caressait, n’osant approcher son regard. La peur se mêlait à la joie, il avait acquis la certitude d’avoir trouvé le trésor qu’il convoitait plus que tout. Le dépliage montrait toute l’usure de ce cliché, les quatre parties étaient solidaires, mais les pliures laissaient entrevoir de longues déchirures.

Posée dans sa main, l’image altérée lui rappelait de merveilleux souvenirs. Il s’agissait de la photo d’un groupe d’enfants devant une maison typique des tribus de l’archipel, malgré son état, il pouvait distinguer les sourires de l’innocence. Il se demandait ce qu’étaient devenus les personnages qui apparaissaient devant ses yeux aujourd’hui. Tous ces gamins devaient avoir fondé une famille et à leur tour leurs rejetons devaient poser pour la postérité. Il s’attarda longuement sur ce recto, cela lui permettait de différer l’instant où il toucherait au plus près l’intime, la part de lui où la douleur ne se calmait jamais.

Enfin il la retourna, il fixa le papier jauni, une écriture ronde se distinguait, l’encre avait bien résistée au caprices de la météo. Il faut dire, qu’hormis le taux

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d’humidité très important dans la région, cet ex-voto se trouvait abrité de la pluie et du vent sous la cloche, sa résistance voulait dire quelque chose, il venait d’en acquérir la certitude. Il revivait le jour où avec sa douce compagne ils avaient arrêté la ronde des heures pour se poser vers le Bouddha inachevé et se diriger ensuite vers ce stupa. Ils se tenaient tendrement la main comme si c’était la première fois, l’amour les unissait dans leurs cœurs. Ils se firent un serment ce jour là, celui de toujours s’aimer en toutes circonstances. Ce lieu revêtaient à leurs yeux une importance particulière, car il était vénéré depuis des siècles, oublié et redécouvert, il était le symbole de la volonté. Ils pensaient à tous ceux qui pareils à eux avaient confié aux vents leurs secrets de vie, ils voulaient, s’inspirant du petit chaperon rouge, laisser une trace pour mieux se retrouver dans des années, lorsque les cheveux blancs et les rides les habilleraient en harmonie.

Aucun mot n’était effacé, il les lisait avec son ventre, avec une infinie tendresse, ce que ses yeux ne pouvaient lire, c’est son cœur qui suppléait, un cœur gonflé de larmes, un cœur qui battait pour elle. Après avoir disséqué chaque détail de la carte postale, il récita à haute voix ce qu’elle avait écrit quinze ans auparavant. Il s’était livré au jeu, il en avait assumé les règles, ce n’était qu’aujourd’hui qu’il prenait connaissance du texte qu’elle lui avait demandé de cacher dans l’interstice de deux pierres volcaniques. Il récitait et pleurait, ça lui faisait du bien, il venait de découvrir le vœu de son épouse, il fut proche de l’évanouissement, dans un état où plus rien n’a d’importance, il se sentait bien, en harmonie avec lui-même et tout prêt d’elle.

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Depuis vingt minutes il triturait son bout de carton dans tous les sens, il reprenait peu à peu ses esprits. Il se rabâchait sans cesse les vers confiés au destin, et ces quelques lignes, il les connaissait par cœur, il fréquentait quotidiennement l’auteur de ce poème : c’était lui. Il venait de s’apercevoir qu’elle écrivit de mémoire, lui qui croyait qu’elle n’éprouvait que de l’indifférence face à sa poésie simpliste. Il se trompait lourdement, il détenait la preuve de la passion qu’elle éprouvait à son encontre.

Il ne pouvait quitter la terrasse, il touchait la pierre qui abrita le message, il caressait sa tendre moitié, la mère de ses enfants, en posant sa main droite sur la roche, l’autre tenant précieusement serré contre sa poitrine la carte postale. Le vent soufflait dans les cloches ajourées des stupas, il n’entendait rien, il évoluait dans son rêve, l’air se chargea. Le site se vida de ses touristes, il ne s’en aperçut pas, le ciel noir se zébra d’éclairs et le tonnerre prit le dessus. Il sentit quelques gouttes s’abattre, il regardait le spectacle, il donnait l’impression de défier les éléments. L’orage de mousson lâchait sa puissance ici, il choisissait Borobudur pour s’exprimer.

Heureusement pour lui, le chauffeur du bus attendait patiemment que ça se calme pour démarrer, tout le monde s’était réfugié à l’abris. Il descendit sous une pluie battante les marches patinées par les générations, l’usure rendait l’exercice périlleux, il glissa plusieurs fois mais les orages maléfiques ne se concentraient pas sur lui. Il atteignit trempé jusqu’aux os l’autocar, le conducteur lui ouvrit la portière et ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en voyant l’état du bonhomme et de ses vêtements.

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Il serrait fort son petit trésor contre sa chemise, l’eau avait eu raison de l’encre, peu lui importait, les mots restaient gravés à jamais dans sa tête. Il se réfugia au fond du véhicule et continua de réciter mentalement le texte. Personne ne prêtait plus attention à lui, il soufflait sur la carte pour tenter de sécher les quatre morceaux qui venaient de faire sécession. Qui aurait compris qu’il puisse attacher tant d’importance à de telles reliques ?

L’averse cessa et l’autobus démarra, il poursuivit son voyage. Les éléments du puzzle reposaient dans la poche de sa chemise, il souriait à la pensée de celle qu’il venait de retrouver au travers d’un serment griffonné à la hâte sur le seul document disponible à ce moment là. Il retira et remis plusieurs fois les pièces dans sa liquette, il les regardait sur chaque face dans tous les sens, ça le rendait heureux.

Le ciel d’un bleu éclatant ne se souvenait plus de son caprice, le soleil chauffait l’atmosphère au grand dam des touristes qui transpiraient dans le véhicule à la climatisation défaillante. Ces passages d’une situation apocalyptique à un grand beau temps surprenaient même les plus aguerris, la mousson générait souvent des drames imprévisibles quelques minutes avant le déluge. Combien de victimes chaque année dans ces torrents qui emportent tout sur leur passage ? Fatalistes, les survivants réparent et reconstruisent, jusqu’à la prochaine colère des cieux. Il parcourait les kilomètres indifférent à toute considération d’ordre météorologique. Il continuait le voyage dans sa bulle, il récitait ces quelques vers :

Quand ton pas et mon pasEn costume de nous

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S’habillèrent de nos cœurs et nos yeuxRêvant l’un de l’autre du mieuxD’un amour qui se noueQuand ton pas et mon pas

Le bus stoppa sur un parking au bout de la route, une odeur d’œuf pourri enveloppait les lieux. Ici se trouvait un des plus importants gisements de souffre du pays. Les passagers s’engagèrent sur l’unique chemin qui serpentait entre des arbres et des hautes herbes, les émanations piquaient les yeux et le nez. Il suivait seul quelques mètres derrière, le sentier se divisait en deux, il prit sur la gauche et rejoignit rapidement les berges d’un lac aux étranges reflets. L’eau aux fortes effluves de salpêtre était d’un vert laiteux, des bulles apparaissaient sporadiquement à la surface. Aucun doute, malgré les apparences trompeuses, pas un poisson ne nageait dans ce marigot. Il se remémorait la quinte de toux que l’atmosphère particulière arracha à sa compagne, rien n’avait changé.

Il se dirigea vers l’autre itinéraire, là le décor changea du tout au tout, la végétation laissait la place à des traces jaunâtres et des sources d’eau chaude d’où s’échappaient des fumerolles nauséabondes. Ici un autre monde commençait, celui des esclaves du souffre, il renonça à ce spectacle qu’il avait vu maintes fois dans des reportages sur les chaînes du câble. Un peu plus bas, au bord du cratère des forçats quémandaient le droit de survivre en échange de quelques misérables billets et d’une espérance de vie réduite au maximum. Ces pauvres gens ramassaient les plaques chaudes et les transportaient

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dans des paniers jusqu’à la route, des camions prenaient ensuite le relais.

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Il s’ennuyait beaucoup à la maison, le bricolage n’était pas sa passion et les voisins et amis travaillaient, eux. Une éclaircie apparut dans son ciel obscur, le juge dans sa grande mansuétude venait d’accepter d’examiner sa troisième demande de clémence concernant sa suspension de permis de conduire. La justice lui restitua le précieux rectangle rose, la mesure s’accompagnait d’une période probatoire de trois ans avec une analyse de sang par semestre. L’obligation ne le gênait pas, il ne buvait plus depuis que son épouse l’avait sauvé in extremis, il déprimait seul dans son coin et n’utilisait aucun produit pour tenter d’oublier ses tourments du moment.

Il discuta avec sa tendre moitié de l’achat d’un second véhicule, ils tombèrent d’accord, un petit modèle ferait l’affaire. Une quinzaine plus tard, il sillonnait la campagne dans une Twingo dernier cri. Il profita des beaux jours pour se consacrer à la photo, il cherchait les emplacements insolites pour réaliser des clichés qu’il retouchait ensuite sur son ordinateur. Tout y passa, les églises, les vieilles bâtisses, le cheptel, les oiseaux et les gens. Il se débrouillait bien et l’avènement du numérique lui permettait de réaliser d’innombrables prises de vues et de sélectionner celles qui méritaient de rejoindre un album.

L’hiver, particulièrement rigoureux cette année là, signa le retour à un état dépressif. Il luttait du mieux qu’il

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pouvait contre ce mal pernicieux qui s’installait sans crier gare, il y avait des moments avec et d’autres sans, ainsi allait sa vie. Voyant son cher époux plonger dans la torpeur, elle lui proposa d’effectuer un voyage à Venise au printemps. Ils aimaient beaucoup la cité des Doges, il se chargerait des préparatifs de leur séjour. Au moins il serait occupé durant quelques temps à chercher les bons plans et à se renseigner sur les expositions et manifestations organisés en Vénétie.

Le mois d’avril fut choisi, il décidèrent d’y passer une semaine en amoureux. Ils se rendirent à destination par le train, les longues distances en voiture ne le séduisaient plus. Il avait réservé un hôtel à proximité du grand Canal, ce qui autorisait plus de souplesse horaire par rapport aux complexes hôteliers situés au Lido ou à la Punta de Sabionni. Ici pas besoin de prendre le Vaporetto pour se déplacer, de bonnes jambes suffiraient.

Dans sa préparation, il envisagea diverses hypothèses en fonction de la météo. Il vit juste car dès l’arrivée en gare, ils comprirent que leurs vacances ne seraient pas ordinaires. L’Aqua Alta s’invitait, le long des rues des tréteaux et des plateaux étaient disposés pour palier à la montée des eaux. Avec l’expérience, la commune savait anticiper le phénomène, un plan de la localité, avec les différentes hauteurs possibles, était mis à la disposition des touristes pour les aider à se retrouver dans la cité. Des passerelles, disposées aux endroits les plus inondés, permettaient de se mouvoir les pieds au sec.

Ils rejoignirent leur hôtel, ils marchèrent une dizaine de minutes, l’eau affleurait les trottoirs le long des canaux. L’entrée ne payait pas de mine, la chambre située

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au deuxième étage donnait sur un croisement, ils distinguaient les gondoliers à la manœuvre. La décoration rappelait les fastes du carnaval et le lit était confortable. Ils posèrent leurs bagages et partirent se balader en direction de Saint-Marc. Les pigeons tournaient autour des touristes, ils poussèrent jusqu’au bout, l’eau commençait à déborder des canaux, les employés municipaux installaient le matériel surélevé qui permettrait aux Vénitiens de mener une activité quasi normale pendant la période des hautes marées.

Quelles que soient les circonstances, Venise exerçait son pouvoir d’attraction, elle possédait un charme particulier. C’était leur troisième visite, le plaisir se renouvelait une fois encore, ce bijou dans son écrin lacustre ensorcelait ses visiteurs. Ils déambulèrent jusqu’à la nuit, les lumières se reflétant dans les premières flaques donnaient un aspect irréel à la place, il faisait frais et ils semblaient seuls au monde.

Jour après jour le niveau monta, en certains endroits l’eau arrivait à la hauteur des plateaux. Les habitants confirmaient qu’il s’agissait d’une très importante Aqua Alta, ils étaient très pessimistes à cause de l’enfoncement progressif de la cité. A les entendre, la lagune n’était qu’un gruyère parsemé de milliers de trous, la vérité était très proche de ces assertions. La conjugaison de plusieurs phénomènes alliée à la stupidité des hommes amenait à cette situation catastrophique. Ils avaient conscience qu’ils voyaient un site dont les générations futures ne pourraient jouir sous sa forme actuelle.

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Ils purent visiter les musées prévus, aucune restriction n’interdisant leur accès. Ils apprirent que les collections privées d’art contemporain du milliardaire Français François Pinault viendraient au Palazzo Grassi. Il venait d’acquérir ce palais qui devait être restauré par un architecte japonais. Après une fâcherie avec les autorités françaises il avait pris la décision d’installer ses œuvres au bord du grand Canal.

Ils quittèrent la vieille cité sous la pluie. Venise s’enfonçait, l’Aqua Alta jouait au chat et à la souris avec les Vénitiens. L’eau pénétrait les vieux palais, derrière les portes closes se déroulait un drame, les murs se fissuraient et personne ne le voyait à l’exception des spécialistes. De l’autre côté des façades des étais soutenaient les vieilles demeures, il fallait des milliards pour sauver ce patrimoine ne péril. Pour l’instant chacun avançait ses pions pour récupérer la plus grosse part du gâteau. En attendant, le temps qui s’égrenait affaiblissait davantage les bâtiments gangrenés, l’issue semblait inéluctable.

Cette semaine vécue en amoureux leur redonna le moral pour affronter à nouveau les banalités du quotidien. Ils n’avaient pensé qu’à eux, faisant abstraction des soucis et problèmes, ils étaient heureux et fêtèrent leurs trente années de vie conjugale dans le train. Il passèrent une longue soirée dans le wagon bar, lorsqu’ils rejoignirent leurs couchettes, ils étaient passablement éméchés et riaient de leur état. Il lui restait cinq mois d’abstinence avant de subir le prochain contrôle sanguin, il lui en fit la promesse.

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Il acheta un billet pour se rendre sur l’île de Sulawesi, la compagnie nationale desservait de nombreuses destinations dans l’archipel Indonésien. Ici il avait vécu des aventures cocasses et inoubliables pendant son séjour. Il savait qu’on ne réalisait ce genre de choses qu’une fois mais il accomplissait une autre quête, son devoir de mémoire l’amenait jusque là.

Tout commença par l’avion qui décolla avec deux heures de retard dues à un incident technique, la formule cachait mal la vétusté du matériel volant. Parmi les trois couples qui accomplissaient le voyage, un supportait mal la perte de repères liée à la langue et à l’éloignement, de plus lors de chaque vol l’homme et la femme subissaient un véritable calvaire, ils n’arrivaient pas à dominer leur peur. L’ambiance se tendait au fil des jours, elle atteignit son paroxysme cette semaine là.

Ils avaient décidé de visiter le pays Toraja, une région habitée par une tribu du même nom aux coutumes funéraires et à l’habitat peu banals. La peuplade originaire des contreforts de l’Himalaya se scinda en plusieurs clans dont un se réfugia dans ce coin reculé de l’île alors qu’un autre s’installa sur le lac Toba à Sumatra. Les toitures de leur maisons ressemblaient à un bateau renversé et le nombre de cornes de buffles accrochées au dessus de l’entrée indiquaient depuis combien de générations la famille occupait le logis. La couleur des cornes signalait à

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tous le rang social de l’occupant, c’était une façon de hiérarchiser le village.

Les femmes travaillaient beaucoup dans les rizières et à la préparation des repas, les hommes s’occupaient du trésor familial : le buffle. Cet animal occupait une place prépondérante dans la vie de ces paysans, il représentait ce qu’il y avait de plus important dans la chaîne des êtres vivants en dehors de la famille. Certains pouvaient valoir des fortunes et si la nature consentait à faire naître un buffle blanc, c’était le jackpot assuré. Un albinos atteignait des sommes astronomiques, chez ces chrétiens animistes le propriétaire d’un tel spécimen bénéficiait d’une considération particulière et les plus pauvres revendaient cette manne tombée du ciel.

Il se souvenait aussi de ces enfants en tenue d’écoliers qui marchaient le long des chemins, il revoyait ces petites filles en jupe rouge et chemisier blanc. Un élan de tendresse le parcourut, puis son regard se voila et des larmes coulèrent. C’était trop dur, les orages maléfiques lui transperçaient le cœur.

Un épisode épique lui revint en mémoire. Ils arrivèrent à Rantepao en fin d’après-midi et voulurent visiter la ville après avoir poser les bagages à l’hôtel. L’éclairage public était quasi inexistant, ils purent voir le long de la route des tuyaux en PVC qui faisaient office de lampadaire devant les habitations. La nuit tomba rapidement sur la cité, en une dizaine de minutes le noir drapa les rues, une panne d’électricité termina de mettre les rues dans l’obscurité la plus totale. C’est le moment que choisit l’ami surnommé « l’éclaireur » pour traverser la chaussée. Tout de blanc vêtu, ils l’aperçurent quelques

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mètres devant eux et soudain disparaître. Il venait de tomber dans un fossé, ici les égouts de la ville s’écoulaient à ciel ouvert.

L’éclaireur réapparut, la blancheur de ses vêtements laissait la place à des tâches sombres. Une odeur nauséabonde se dégageait de sa personne. Il prit très mal cet incident, surtout que son genou écorché le préoccupait. Il craignait de contracter une maladie inconnue, pour exorciser ses démons il gratta la plaie dont la surface augmenta rapidement et devint de la grosseur d’une pièce de cinq francs. Heureusement pour lui, après désinfection la cicatrisation se déroula normalement et il put trouver d’autres sujets de préoccupation. Il ne passa pas inaperçu des autochtones qui riaient de bon cœur de sa mésaventure. L’éclaireur et son épouse ne supportaient pas la perte permanente de repaires. Eloignés de leur milieu habituel, la moindre contrariété prenait une ampleur insoupçonnée jusque là. Ils pinaillaient sur le moindre détail et rendaient la vie impossible aux autres.

Un épisode tout aussi cocasse prit le relais, le troisième homme de l’expédition avait la phobie de la « Tourista », il redoutait par-dessus tout d’en être victime. Afin d’éviter les désagréments liés à cette diarrhée du voyageur, il absorbait des médicaments à titre préventif sans aucune prescription médicale. Ce qui devait arriver arriva, il subissait depuis plusieurs jours une constipation chronique. Chaque matin le guide l’interrogeait discrètement pour savoir s’il avait pu enfin libérer ses intestins. La réponse laconique revenait

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sempiternellement avec davantage d’anxiété de jour en jour.

L’accompagnateur décida de prendre les choses en main. Il arriva à convaincre leur compagnon de se rendre à l’hôpital, cela devenait urgent. Ils se dirigèrent vers l’établissement qui ressemblait plus à un dispensaire de brousse qu’à un centre hospitalier. Les Torajas se soignaient eux même depuis la nuit des temps et n’avaient pas les moyens d’accéder à la médecine moderne.

Une pièce unique accueillait une quarantaine de lits tous occupés. L’ami fut prié de s’allonger sur un lit recouvert d’une alèze, aucun paravent ne le dissimulait des autres malades. Une infirmière vint lui administrer un lavement au sus et à la vue de tout le monde. Il n’était pas à l’aise, mais nécessité faisait force de loi. Il venait de comprendre qu’il n’ingurgiterait jamais plus de « l’Imodium » avant que le besoin s’en fasse sentir.

Il errait dans la rue à la recherche des odeurs et des sensations passées. Un groupe d’écolières passa à sa hauteur, il fixait les jeunes filles avec insistance, leurs chemisiers blancs attiraient plus particulièrement son attention. Il leur emboîta le pas, elles se tenaient par la main, le spectacle ravivait en lui des souvenirs douloureux. Une fillette s’aperçut qu’il les suivait, elles se mirent à courir et il s’arrêta les regardant s’éloigner. Elles bifurquèrent, il ne distinguait plus que le paysage, mais des images invisibles défilaient dans sa tête, il sourit et fit demi-tour.

De retour à l’hôtel il apprit qu’une cérémonie mortuaire se déroulerait dans quarante-huit heures. Il glissa un billet au réceptionniste afin que ce dernier parte

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en quête d’un véhicule avec chauffeur. Il désirait retourner sur des sites qu’il avait visité lors de son précédent séjour. Il dormit mal cette nuit là, des fantômes le hantèrent. Il distinguait des silhouettes connues, elles tenaient la main à d’autres, tout se mélangeait dans sa tête et il se leva au petit matin la mine défaite. Il se demanda si sa décision de se plonger dans son passé douloureux était pertinente. Chaque fois qu’il sondait sa conscience la réponse lui parvenait telle un boomerang, l’évidence lui dictait sa conduite. Très tôt un 4X4 vint le prendre, le téléphone sonna dans sa chambre au moment où il s’apprêtait à rejoindre le hall. La perspective d’une journée dans la montagne environnante lui redonna le moral. Le conducteur parlait un anglais approximatif, il souriait tout le temps et faisait montre de bonne volonté, il comprenait parfaitement ce que souhaitait son client.

La nature luxuriante offrait à son regard le plus merveilleux des tableaux. Ils longeaient des rizières, les femmes avec leurs grands chapeaux de paille de riz s’arrêtaient de travailler à leur passage. Elles pataugeaient dans l’eau stagnante jusqu’à mi-cuisse, les jupes relevées montraient des jambes bronzées et musclées par le labeur quotidien. Elles confectionnaient des gerbes qu’elles déposaient sur un radeau, une vieille tirait ce fardeau jusqu’à la terre ferme. Il en était ainsi depuis des temps immémoriaux.

Le terrain devenait plus accidenté, le chemin s’enfonçait dans un bois, puis contournait un amas rocheux qui servait de cimetière. Ils stoppèrent le véhicule et il s’approcha d’un gros rocher. A environ deux mètres du sol un panneau de planches assemblées clôturait la

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sépulture creusée dans la pierre. Un mètre cinquante au dessus, un balcon avait été aménagé et des statues en bois semblables à des humains surveillaient les lieux. Un sculpteur réalisait des copies les plus proches des personnalités des défunts. Ces reproductions se nomment des « Tau-Tau », elles ont un caractère sacré et nul ne songerait à porter atteinte à leur intégrité, elles sont les gardiennes de la tradition.

Après un instant de recueillement ils continuèrent leur route, à la sortie d’un virage boueux ils aperçurent un groupe d’habitations en contrebas. Une vieille la bouche rougie par le bétel détourna la tête pour ne pas offrir son visage à la vue des importuns. Deux porcs pataugeaient dans une mare tandis qu’une dizaine d’enfants nus et le nez morveux s’amusaient autour d’un gros bidon rouillé. Comme une nuée de mouches ils s’agglutinèrent sur les bas-côtés en réclamant des bonbons. Il distribua quelques friandises qui firent s’épanouir des sourires au milieu de nulle part. Leur bonheur lui fit chaud au cœur, il embrassa une fillette qui lui rendit son baiser. Le 4X4 redémarra dans un nuage de fumée, il s’essuya les yeux rougis par l’afflux de sentiments contradictoires.

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Conformément à la saison dame nature avait recouvert la France d’un manteau blanc. Demain des millions d’enfants ouvriraient fébriles leurs cadeaux, comme d’habitude le père Noël se montrera généreux pour le bonheur des petits et des grands. Cette année le repas de réveillon se déroulait chez le fils aîné, le précédent ayant eu lieu chez les parents. Rindra s’attelait à la tâche depuis plusieurs jours, elle avait promis de confectionner les plats traditionnels malgaches. Les préparatifs allaient bon train et elle chantonnait dans sa cuisine en assaisonnant le poulet et le riz, elle s’était procuré des épices en provenance du pays. Elle voulait réussir son entreprise afin de prouver à ses beaux-parents qu’il existait d’autres spécialités tout aussi respectables que celles de la patrie de son époux.

Ils arrivèrent en début de soirée, avec les intempéries le voyage s’avéra plus long que prévu, les chasses-neige s’efforçant de se frayer un passage au milieu des poids lourds en perdition. Ils purent discuter tout à loisir de sujets divers, cela leur permettait de parler de thèmes qu’ils n’abordaient pas habituellement. La situation des jeunes vint tout naturellement sur le tapis. L’aîné, marié depuis plus de cinq ans, ne paraissait pas pressé de leur offrir des petits enfants à cajoler. Il montrait même une grande indifférence lorsque quelqu’un y faisait allusion, il évacuait par une pirouette en répondant que Rindra et lui s’entraînaient à foison. Cela ne dupaient pas papa et maman, ils percevaient un souci bien plus important derrière ce comportement de façade.

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L’apéritif se déroula en même temps que l’ouverture d’une bourriche d’huîtres, c’était la première exception au repas malgache, la seconde étant le foie gras au torchon confectionné par le maître de maison. Le plus jeune fils râlait en ouvrant les coquilles, il s’exécutait à la demande de son frère mais n’y trouvait pas son compte car il n’aimait pas ces bestioles gluantes. Il se piqua les doigts par deux fois et réussit cependant à finir sa besogne sans plus de bobos, ce qui ne fut pas un mince exploit à ses yeux.

La soirée se déroula par des échanges de banalités, une sensation diffuse de malaise régnait, chacun restant en retrait dans la conversation. Rindra s’était surpassée et reçu les félicitations de l’assemblée, elle semblait recevoir ces éloges avec beaucoup de détachement. Nul ne savait si elle appréciait les compliments, elle répondit simplement qu’elle avait fait ce que les femmes malgaches accomplissaient depuis des générations. Personne ne se risqua à répliquer, la teneur de ses propos laissait entrevoir une fêlure, aucun n’osa pousser plus loin l’investigation, l’interprétation resta à la discrétion de chacun.

La discussion se déplaça sur le terrain de l’automobile. L’aîné fit part de sa dernière acquisition, il venait de commander un cabriolet d’une marque japonaise. Le père lui rappela les rigueurs du climat qui ne lui permettraient pas un usage fréquent du véhicule. Il n'entreprit pas de lui dire qu’à ses yeux ce type d’achat ne représentait que le caprice d’un frimeur. Ç’aurait mis le feu dans la demeure, l'atmosphère transportait suffisamment d’électricité sans en rajouter davantage. Ils pensaient différemment et son fils échafaudait de multiples combines qui lui faisait souvent froid dans le dos. La voiture décapotable se rajoutait à une liste impressionnante de lubies vite remplacées par d’autres toutes aussi farfelues.

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L’engin séjournerait dans un box de l’entreprise pendant la mauvaise saison, il avait obtenu l’accord de son patron. Tout se passait au mieux dans le meilleur des mondes.

L’instant des cadeaux arriva, des vêtements pour les uns, des disques pour les autres sans oublier des bonnes bouteilles qui seraient ouvertes au Noël suivant. Cela ressemblait plus à un passage obligé qu’à un réel moment de bonheur. Chacun ouvrait ses paquets et remerciait gentiment les donateurs. A une heure tout le monde rejoignait Morphée avec le sentiment d’avoir accompli son devoir.

Les parents eurent de la difficulté à trouver le sommeil, ils étaient préoccupés par l’attitude de leur fils aîné et de sa femme. Ils se rendaient compte de l’étrangeté du comportement du couple. Ils brûlaient la vie par tous les bouts, ils n’attachaient de l’importance qu’à l’aspect matériel des choses. Ils savaient qu’un jour le constat serait amer pour ceux qui se réfugiaient dans cette superficialité. Un enfant pourrait leur donner un but et une autre vision du monde qui les entoure.

Quelques embrassades et il fallait affronter la grisaille et la soupe des routes enneigées. Ils parlèrent peu pendant le voyage, leur préoccupation commune se réfugiait dans un silence pesant. De temps à autre ils échangeaient quelques mots mais ils gardaient l’essentiel dans leur cœur. Ils convinrent que le soleil n’entrait plus dans le nid du jeune couple, et ce manque leur glaçait le sang. Ils ne comprenaient pas l’origine d’une telle situation et culpabilisaient en se disant qu’ils n’y étaient pas étrangers. La météo leur joua un tour dont elle a le secret, une tempête de neige s’abattit sur la région. Il ne dit rien de son pressentiment à son épouse, car il était persuadé que cette tempête hivernale annonçait le début d’autres orages maléfiques.

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Les orages maléfiques

Lorsqu’ils pénétrèrent dans leur logis, le froid ne les épargna pas. Le climat polaire s’installait partout, au propre comme au figuré. Il leur faudrait un long moment pour se réchauffer et tenter d’accepter la réalité. Heureusement leur amour ne faiblissait pas, ils avaient traversé tant d’épreuves ensemble qu’ils affrontaient les coups du destin sans jamais courber l’échine.

Sa douce compagne reprit le travail, la trêve des confiseurs prenait fin, il allait se retrouver à nouveau seul face à lui même à ressasser leurs soucis. Il se demandait ce qu’il avait fait de mal pour en arriver là, il n’obtenait jamais les réponses satisfaisantes à ses interrogations. Les journées s’écoulaient et il mit ses questions au deuxième plan, le printemps s’annonçait enfin.

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Le chauffeur ponctuel attendait devant l’entrée de l’hôtel, le 4X4 rutilait. Il assimila le véhicule à un buffle, son propriétaire le bichonnait, c’était son gagne-pain. Il prirent la route qui se transforma rapidement en itinéraire bourbeux. Ils longèrent la rivière au spectacle sans cesse renouvelé. Chacun utilisait l’eau à sa manière, en aval les gens déféquaient dans le courant. En remontant le lit se trouvaient des lavandières et plus haut des villageois faisaient leur toilette matinale. Ils traversèrent à gué pour s’enfoncer dans les terres, ils roulèrent une trentaine de minutes et commencèrent à croiser des gens sur la piste. Ils se rendaient à la cérémonie funéraire.

Une large plaine recouverte de rizières s’offrait aux regards. Ici l’eau coulait paisiblement au pied des falaises recouvertes de « Tau-Tau ». Les esprits des ancêtres occupaient tout l’espace. Un cimetière vertical dominait la vallée de ses parois abruptes. Aujourd’hui le site n’était plus accessible aux voyageurs, la fréquentation intensive risquait de mettre en péril la pérennité des accès. Il se rappela son précédent passage, sa visite dans les grottes tapissées de cercueils et d’ossements. Cela ne l’avait pas traumatisé, il avait même réalisé quelques clichés en compagnie des hôtes des lieux.

Ils bifurquèrent en longeant un méandre de la rivière, ils croisèrent de nombreux groupes en costumes traditionnels. Les femmes arborant des tenues aux couleurs chatoyantes tandis que les hommes étaient vêtues d’un pantalon et d’une veste noire. Certains apportaient des

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volailles, un cochon attaché sur des bambous, et bien d’autres choses. Il sourit en croisant ces villageois se rendant à la cérémonie. Il avait vécu une situation identique bien des années auparavant. Ils approchaient du centre névralgique de la fête, le conducteur se gara et signifia à son passager qu’il convenait de terminer le voyage à pied.

Une odeur âcre parvint jusqu’à ses narines, des bruits divers lui parvenaient. Il croisa un jeune garçon qui s’en allait en portant un bout de bambou d’un diamètre d’une dizaine de centimètres et long d’environ un demi mètre. Le bois brûlé et noirci contenait de la viande, il savait que c’était la part du pauvre. Ici chacun pouvait prétendre à un peu de nourriture, c’était la tradition. Le moment des obsèques se révélait être un ciment entre les générations et les couches sociales. C’est pourquoi chaque événement mortuaire attirait autant de monde, au delà de la personnalité des défunts, ces cérémonies représentaient une étape importante dans la vie du peuple Toraja.

A sa gauche un groupe d’hommes s’affairait autour de la carcasse d’un buffle, il oeuvraient avec des haches et des machettes pour découper la bête en quartiers. Les mouches s’agglutinaient ne consentant à déménager que sous les assauts répétés des tapettes confectionnées avec des feuillages. Plus loin, sur sa droite, une peau séchait tendue sur des piquets. Dans un enclos ligotés sur des brancards, des cochons gémissaient, ils attendaient en plein soleil l’instant du sacrifice. Attachés à un arbre par une corde fixée à un anneau traversant leur paroi nasale, deux buffles subiraient sous peu un sort peu enviable, un homme en détacha un et se dirigea vers le plot d’abattage.

Il se présenta vers l’entrée principale du village, une scène inouï s’offrit à lui. De nombreuses cases étaient dressées autour des maisons traditionnelles, chacune

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numérotée accueillait des invités. Des fillettes en habits chamarrés circulaient en bordure de la place, d’autres plus âgées vêtues de noir accompagnaient les visiteurs vers la maison où la famille recevait les condoléances et les dons. Un homme tenait un registre de toutes les offrandes. La veuve et ses filles se tenaient au pied d’un catafalque ressemblant à la partie cylindrique d’une locomotive à vapeur. Le tout était recouvert de feuilles brillantes de différentes couleurs. Un groupe d’une vingtaine de jeunes gens vint s’emparer du cercueil en poussant des cris tandis que d’autres évoluaient au son de leurs instruments de musique traditionnels. Ils le placèrent sur un assemblage de gros bambous. Le cortège quitta l’emplacement et partit accomplir un périple tout autour des habitations. Le défunt visitait une dernière fois les lieux de son existence terrestre. Ils se rendirent jusqu’à la rivière, les garçons tenaient fièrement l’ensemble à bout de bras, seul le mort devait trouver le voyage inconfortable.

Ils peinaient sur le parcours du retour, une côte ralentissait la progression, l’évolution plus pénible ne gênait en rien les musiciens qui jouaient toujours sur le même rythme lancinant, les percussions ajoutant de la solennité à ce rituel. En contrebas, des garçons avaient libéré deux buffles qui se livraient un combat de domination, cela ne semblait pas du goût des anciens qui intervinrent pour stopper l’affrontement des bêtes destinées à finir leurs jours devant l’assemblée. Lorsque le cadavre et son cortège eurent réintégré les lieux, les prières et discours prirent le relais. Un buffle fut amené et immobilisé à proximité de la loge d’honneur.

Le moment du sacrifice était venu, le sabre s’abattit sur le pauvre animal, un flot de sang jaillit de son encolure. Chacun fixait avec attention le comportement de l’exécuteur

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et de sa victime, chaque geste était analysé et interprété par les augures. L’homme se tenait droit face au supplicié qui secouait la tête semblant s’interroger sur son destin funeste, La bête soufflait, un liquide rougeâtre coulait de long de sa langue pendante. Le sol s’imprégnait du liquide, l’animal montra des signes d’intense fatigue, il plia ses pattes avant, il bascula sur le côté et trembla quelques instants avant de poser définitivement sa tête inerte sur la terre humide. Six hommes tirèrent la dépouille, ils l’évacuèrent afin de le dépecer et cuire la viande.

Cette partie de la cérémonie choquait les non-initiés, il était fréquent de voir des touristes vomir à l’arrière des cabanes. Lui n’approuvait pas ces exécutions, il admettait qu’elles existaient depuis des siècles et qu’il n’était pas aisé au gouvernement indonésien d’y mettre fin. Des efforts allaient dans le sens d’une réglementation stricte, le nombre de bêtes tuées était contingenté et un impôt dissuasif limitait la prolifération des abattages. Le temps, où la richesse des familles se mesurait au nombre de buffles sacrifiés, était révolu.

Des jeunes femmes dansaient pendant le défilé ininterrompu des familles dans la loge d’honneur. Des fillettes en costumes d’écolières entonnèrent des chansons, il était ému et pensif. Le spectacle de ces gamines en chemisier blanc le troublait, son ciel s'assombrit, il se leva et quitta la place centrale, son regard ne pouvait plus soutenir la vision de ces jeunettes. Trop mal, trop de souvenirs se bousculaient dans son esprit. Il se ressaisit, sécha ses yeux embués et rejoignit sa case.

La grisaille n’était pas que dans son cœur, la mousson s’affranchissait des obsèques. Des trombes d’eau s’abattirent sur le village, les parapluies et les ombrelles ne furent pas d’un grand secours. Les participants se

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réfugièrent dans les habitations traditionnelles délaissant les cases rudimentaires, le cercueil rejoignit la chambre que le défunt occupait précédemment. Les collages multicolores du catafalque glissèrent le long du cylindre en carton, les décorations terminaient dans la boue. Le feu avait perdu ses flammes, seul un filet de fumée et des tubes en bambous remplis de viande témoignaient de son existence passée.

Le mort patientait depuis plus de deux ans, un jour de plus ou de moins ne lui poserait pas problème. L’organisation des obsèques nécessitant beaucoup d’argent, certaines familles s’endettaient pour la vie, il était inconcevable d’enterrer les morts à la sauvette. Celui là ne dérogeait pas à la règle, lorsque la somme nécessaire fut réunie, le décès fut annoncé officiellement. Avant il était gravement malade, ce type de situation pouvant durer jusqu’à cinq ans. Dans l’attente, le corps momifié séjournait dans son lit légèrement surélevé, le conjoint dormant à ses côtés.

Les Torajas étaient habitués aux caprices du temps, ils s’étaient adaptés aux conditions rudes de la région. Ils partageait les cérémonies funèbres en plusieurs phases se déroulant sur plusieurs jours. La partie publique venait de se dérouler, maintenant la suite n’appartiendrait qu’aux proches, parents où amis. L’accès aux falaises aurait lieu lorsque le chemin serait accessible, en attendant un caveau provisoire creusé dans un rocher au bord de l’eau accueillerait la dépouille.

Le chauffeur le retrouva non sans peine à l’abri dans une maison, il lui fit comprendre qu’il fallait quitter au plus vite les lieux sous peine d’être bloqué ici pour une durée indéterminée. Malgré ces orages maléfiques, il aurait bien voulu rester, mais le chauffeur n’appréciait pas de séjourner

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davantage ici, il devait avoir d’autres courses à effectuer dans la semaine.

Le retour sur Rantepao fut chaotique, la rivière en crue ne permettait plus le passage à gué, ils durent faire un détour de plusieurs heures et passer par la montagne avant de rejoindre la civilisation. Des coulées de boues, des arbres et des rochers entravèrent leur progression. Le pilote réalisa des prodiges pour contourner les obstacles ou dégager le chemin. Arrivé devant l’hôtel, il lui alloua une rallonge substantielle sur le prix convenu, l’homme apprécia et se confondit en remerciements.

Il regrettait d’avoir abandonné le village et ses habitants. Il se remémorait le séjour avec sa douce compagne, en ce temps là le ciel bleu coloriait leurs vies. Tout lui revenait, un kaléidoscope défilait devant lui, il voyait son sourire, ce sourire cruellement absent. Il prit une douche chaude et décida de quitter la région le plus tôt possible. Il venait de se rendre compte que d’autres visiteurs de plus en plus nombreux s’emparaient de ses souvenirs. Il n’y pouvait rien, l’argent régissait le monde même au plus profond de Sulawesi. Maintenant dans des cases réservées, les tour-opérateurs organisaient l’insolite au détriment de l’authenticité.

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Pour la première fois, Noël se déroulait en l’absence de l’aîné. Ce dernier avait cédé aux demandes pressantes de Rindra, elle souhaitait passer les fêtes de fin d’année dans sa famille. Depuis plusieurs années son pays lui manquait et la santé chancelante de sa mère les poussa à s’envoler pour Madagascar.

Ils avaient annoncé abruptement leur intention de ne pas participer aux préparatifs et aux cadeaux. Les parents choqués par le détachement et la sécheresse des propos s’étaient tus. Ils ne voulaient pas entrer en conflit pour cela, après tout ils admettaient le bien-fondé de ce voyage lointain. Ils ne contestaient pas la maladie de la maman, mais ils percevaient cette initiative comme une façon de rompre l’ordre des choses, et aussi une fuite en avant.

Ils se retrouvèrent à la maison avec le deuxième fils qui se plaisait bien dans le nid familial. En dépit des efforts de chacun, l’atmosphère restituait l’air du temps. Il manquait quelque chose, même la chienne devenait taciturne. Par habitude, le père s'employa au choix des vins, sa douce compagne confectionna un repas de qualité et le fils s’occupa une fois de plus de l’ouverture des huîtres. Malgré ça, le cœur n’y était pas,

Ils parlèrent de tout et de rien, sans se l’interdire ils n’abordèrent pas le sujet qui les préoccupait, c’était comme une entente tacite. Pour la première fois un réveillon de Noël se déroulait en l’absence d’un des piliers de la famille, triste moment que ce silence semblant précéder la tempête. Chacun se doutait qu’il se passait un événement anormal. Ils

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ouvrirent leurs cadeaux sans plaisir excessif et s’installèrent autour de la cheminée. Les bûches crépitant au foyer n’arrivaient pas à réchauffer l’atmosphère, la chienne errait dans le logis en quête de caresses mais aucun ne s’attardait sur ses demandes incessantes.

Ils étaient couchés quand le téléphone sonna, le fils fut le plus prompt à répondre. Au bout du fil un gendarme demandait à parler aux parents. Il se demanda quelle bêtise il avait pu commettre, son bon sens le ramena à la raison, la gendarmerie n’appelle pas à trois heures du matin pour un excès de vitesse, ce devait être bien plus important. Le père arriva, il lui passa le combiné. Il changea de couleur, la conversation fut brève, il remercia son correspondant, reposa l’appareil sur son socle et s’effondra dans un fauteuil.

Son fils le regardait, pas un son n’arrivait à sortir de sa bouche. Il était là prostré dans la même position lorsque son épouse le rejoignit. Elle comprit tout de suite ce qu’il ne pouvait dire, l’instinct maternel était plus fort que les mots. Elle lui prit la main, finalement ses lèvres se décrispèrent , ils réussit à articuler : ils ont eu un accident de voiture. Un flot de larmes se mit à couler sur leurs joues, ils pleuraient tous les deux, le fils tête baissée s’approcha et joignit ses mains aux leurs.

Ils restèrent quelques minutes soudés ensemble. Puis le père donna plus de détails, l’aîné et Rindra souffraient de multiples fractures mais leurs vies ne semblaient pas en danger. Le gendarme utilisa une formule plus technique : le pronostic vital n’est pas engagé. Ce jargon ne rassurait pas pour autant, ils pensaient à toutes les autres séquelles. Dans sa peur, il avait oublié de noter le numéro de téléphone que son interlocuteur lui avait communiqué. Il rappela la gendarmerie, après avoir expliqué sa problématique au standardiste de permanence, il eut enfin la bonne oreille à

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son écoute. Il nota les coordonnées d’une compagnie d’assistance qui se chargeait du rapatriement vers un hôpital sur le territoire français.

L’hôtesse de la société « ASSISTANCE SERVICES » manifesta de la compassion et du professionnalisme. Elle donna un maximum de renseignements en s’efforçant d’adopter un ton rassurant. Elle précisa que Rindra et son mari décollerait dans deux heures, un avion sanitaire affrété pour eux s’apprêter à atterrir à Tananarive. Elle ne pouvait préciser l’heure d’arrivée cela dépendrait de l’aéroport et surtout du docteur de bord. Il était acquis qu’ils seraient dirigés vers un hôpital de la capitale. Elle lui promis de l’appeler dès qu’elle en saurait davantage.

Ils prirent la décision de sauter dans le premier TGV en partance pour Paris, le fils resterait à la maison et transmettrait les informations par le biais du portable. Ils désiraient voir et être aux chevet des blessés le plus tôt possible. Ils se préparèrent rapidement, le train partait à six heures.

Le quai de gare désert en ce matin du vingt-cinq décembre ressemblait à un remake d’un film noir des années cinquante. Seul le TGV rutilant permettait de situer l’époque contemporaine. Le train s’ébranla, ils ne virent pas le paysage défiler à grande vitesse, ils voyaient leur fils gisant dans un amas de ferraille, ils distinguaient Rindra qui ne pourrait leur donner ce descendant tant espéré. Le convoi avançait vers la découverte de leur enfant, qu’allaient-ils trouver sur un lit d’hôpital, ils n’osaient l’envisager. Ils eurent confirmation par SMS de l’heure d’arrivée de l’avion de rapatriement, il se poserait à Orly à seize heure. Ils auraient largement le temps de s’y rendre, le jeune fils précisait qu’ils pourraient se joindre à la cellule

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d’ASSISTANCE SERVICE qui, informée, attendrait à l’entrée Ouest.

A quinze heure un taxi les déposa à Orly Ouest, un sentiment de solitude les gagna, le personnel qui devait les prendre en charge n’était pas là. Ils se démenèrent dans tous les sens et finirent par appeler ASSISTANCE SERVICE. Comme d’habitude l’employée qui réceptionna l’appel tenta de rassurer son interlocuteur, peine perdue il n’entendait rien. Il put enfin communiquer avec la personne traitant le dossier, elle confirma qu’une équipe médicale arriverait d’une minute à l’autre et de ne pas s’inquiéter ils avaient l’expérience de ces situations.

Cela faisait cinquante minutes qu’ils poireautaient, l'appareil devait se poser dans moins de dix minutes, ils doutaient du sérieux de leur correspondant. Une ambulance arriva et s’arrêta à côté d’eux, une femme sauta prestement, elle se présenta en précisant qu’elle était médecin et qu’ils allaient se rendre ensemble sur le tarmac pour évacuer les blessés. L’énergie de cette doctoresse leur redonna du souffle, ils montèrent dans le fourgon qui se dirigea vers un portail, elle échangea quelques mots avec un planton et la barrière se leva. Le chauffeur se faufila parmi un dédale de cars, chariots et autres véhicules. Elle leur précisa que l’avion se poserait dans une minute et qu’il viendrait jusqu’à eux.

Le Falcon 20 stoppa à une vingtaine de mètres, un homme positionna une plate-forme devant la porte de sortie. Deux hommes en blouse blanche sortirent de l’appareil, ils vérifièrent rapidement le positionnement, firent un signe à l’équipe ambulancière et retournèrent à l’intérieur. Ces tergiversations parurent interminables aux parents, ils voulaient voir les enfants au plus tôt. Enfin les deux hommes se présentèrent à nouveau, ils aidèrent à positionner

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deux brancards, lorsque tout fut ok, le préposé se mit à la manœuvre, la plate-forme descendit lentement. Maintenant ils allaient pouvoir voir leur fils et belle-fille. Ils ne purent rien distinguer car ils avaient tous deux un masque sur le visage et des tuyaux tout autour d’eux. La doctoresse s’adressa à eux pour préciser que leur état était satisfaisant et qu’ils étaient sous calmants pour ne pas être trop perturbés par le voyage.

Les formalités furent abrégées et l’équipe se dirigea vers l’hôpital, seule la femme médecin resta avec les deux accidentés, elle avait autorisé les parents à s’installer à ses côtés. Elle les prévint que leurs enfants ne se réveilleraient pas avant deux bonnes heures, il ne fallait pas s’inquiéter, leur état général était bon, tout ce qui devait être soigné ne présentait pas de danger pour leur santé.

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Bali n’avait pas changé, l’île lui donnait l’impression d’une immuable beauté. Il négocia une chambre dans un hôtel composé de petits pavillons. Il apprécia ce havre de paix proche du centre et de la plage, situé en retrait de l’animation de la ville, son jardin luxuriant lui conférait ce charme exotique qu’il adorait. Sa tendre compagne avait ressenti le même plaisir lors de leur périple, quinze années s’étaient écoulées, traversées par de nombreux orages maléfiques.

Après une bonne nuit réparatrice, il se réveilla tôt, en pleine forme et d’excellente humeur. Il prit son petit déjeuner au pavillon central, légèrement surélevé le bâtiment ressemblait à un kiosque, il était entouré de bassins où des poissons rouges évoluaient au milieu des lotus en fleurs. L’odeur des frangipaniers embaumait le jardin, deux musiciens jouaient sur des gamelans. Il dégusta une mangue mûre à souhait, et décida de se rendre au temple de la mer. Le temple de Tanah lot n’était accessible qu’à marée basse, un chauffeur de taxi lui confirma l’horaire, il s’y rendrai en fin d’après-midi.

Il loua une moto et se promena dans l’intérieur des terres, il pu voir la purification des hindous dans les bassins et rivières. Les femmes toutes en pudeur se lavaient entièrement sans jamais montrer les endroits les plus secrets de leur intimité. Partout l’eau était omniprésente, elle représentait l’élément essentiel de la vie des Balinais. Il emprunta la route de la forêt des singes, ici ces animaux régnaient sur les lieux, les touristes adoraient voir leurs

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facéties et étaient souvent victimes du chapardage. Il convenait d’être attentif aux sacs à main et aux lunettes, car lorsqu’un singe parvenait à voler un objet, il devenait impossible de le rattraper. Il se dirigea vers un endroit inoubliable par sa beauté, les paysans avaient façonné la montagne pour y poser des cultures en terrasses. Chaque lopin de terre se transformait en rizière d’un vert chatoyant, le ciel se miroitait dans l’eau et les couleurs se donnaient le mot pour réussir un mariage à l’éclat à nul autre pareil. Adossé à la moto, il s’extasiait face aux bontés de la nature.

Trois jeunes filles arrivèrent à sa hauteur, la plus âgée devait avoir dix ans et la plus jeune sept à huit ans. Un voile lui couvrit les yeux lorsqu’elles lui sourirent de leurs dents blanches, il arriva à leur répondre et les salua à la balinaise. Son trouble s’accentuait, les fillettes tournaient autour de son engin, il revoyait des images chères à son cœur, il n’osait s’approcher davantage de peur de les effaroucher. Elles restèrent un moment auprès de lui, il transpirait à grosse gouttes lorsqu’un fourgon arriva et les gamines grimpèrent à bord rejoindre d’autres copines. Il était soulagé de cette arrivée, il souhaitait un peu de solitude pour méditer.

Il savait ce qui l’attendait chaque fois qu’il s’approchait des jeunes filles, mais il n’arrivait pas à se maîtriser, à canaliser ses sentiments. La honte le gagnait souvent, seul l’isolement parvenait à le ramener à la raison. Le temps changea brusquement, de gros nuages de mousson déversèrent le ciel tout entier. Il s’abrita sous un abri de branchages et attendit patiemment la fin de l’averse. Dans cette région les éléments se calmaient aussi rapidement qu’ils se déchaînaient. La moiteur prit le relais, et les rizières scintillaient sous le soleil revenu.

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Lorsqu’il chevaucha la moto pour redescendre vers l’océan la route asséché dégageait de la vapeur. Des enfants se purifiaient dans les rivières, la vie continuait son rythme immuable. Absorbé par la déclivité et les virages il ne s’attardait pas sur un spectacle qui l’aurait troublé et attristé. En quittant la forêt des singes l’atmosphère devint plus agréable, une brise de mer rendait l’air plus respirable.

Il ne put avancer plus, un attroupement hétéroclite occupait la chaussée et les trottoirs. Des musiciens tout de blanc vêtus portaient leurs instruments. Des femmes en chemisier noir et sarong de couleur transportaient des offrandes tandis que des hommes habillés à l’identique s’affairaient autour de plusieurs tours en bambou décorés de motif à dominante jaune d’or. Une photographie ornait chacune, il s’agissait des préparatifs d’une cérémonie mortuaire.

Ici la mort revêt un caractère festif, les rites sont très élaborés et pas toujours compréhensibles pour un occidental. Il existe plusieurs types de crémation, avec ou sans le cadavre mais toujours avec son âme. Ces subtilités échappent aux milliers de voyageurs qui se répandent quotidiennement sur l’île. Il lui revenait en mémoire la fête vécue avec son épouse. Ils s’étaient laissé guider par l’affluence compacte se dirigeant vers un lieu inconnu d’eux. La simplicité et la chaleur communicative des balinais se retrouvait à cette occasion, ils acceptaient de bonne grâce la présence des touristes.

Il se retrouva dans une immense étendue où la multitude se répandait. D’autres compositeurs occupaient une large bande de terrain, il reconnu ceux qu’il avait croisé en arrivant de la forêt, d’autres vêtus de noir complétaient la formation. Des femmes papotaient tandis qu’au loin des hommes s’affairaient autour d’une construction carrée. Un

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buffle factice trônait au sommet de cette tour. Il réussit à fendre la foule et à s’approcher, le bûcher venait d’être mis en place. Dans quelques minutes tout ce délicat travail de décoration partirait en fumée comme un fétu de paille. Il se repérait grâce aux trois arbres posés au milieu de la multitude. La musique joua un air traditionnel, d’autres gens psalmodiaient des prières incompréhensibles à ses oreilles. Soudain une clameur recouvrit l’enceinte, puis chacun retint son souffle et il put apercevoir les flammes au loin. La crémation battait son plein, le silence dura quelques secondes et les lieux s’animèrent pendant que le buffle s’effondrait dans une gerbe d’étincelles. Il recula subrepticement et se dirigea vers la moto qui l’attendait arrimée à un poteau métallique.

La mer commençait son mouvement de repli, le temple majestueux sur son éperon rocheux assistait impassible aux mouvements des marées. La vie se déroulait au rythme de l’eau, la quiétude prenait le dessus lorsque le gros caillou se transformait en îlot inaccessible. Personne n’osait s’aventurer dans les éléments déchaînés pour tenter d’atteindre la grotte d’accès. Il regardait les dernières vagues lécher les bords, chacune moins vigoureuse que la précédente. De son promontoire il distinguait les drapeaux qui claquaient au vent, le soleil descendait sur l’horizon, au loin des surfeurs téméraires, juchés sur de frêles esquifs, profitaient des derniers rouleaux de la journée. Des pèlerins commençaient à envahir la cavité, ils allumaient des bâtons d’encens, disposaient des offrandes en priant à haute voix. Il se joignit aux visiteurs et acheta un paquet qu’il alluma, il n’exprima aucun mot, cela ne lui parut pas indispensable. Il cheminait intérieurement, le recueillement représentait sa manière de prier. Il ne demandait rien, les orages maléfiques

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l’avaient dépouillé de sa fortune, et aucune incantation ne lui ferait retrouver ses richesses.

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L’ambulance roulait sur le boulevard périphérique à toute allure, le conducteur usait de la sirène et du gyrophare. Ils ne voyaient pas la route, ils regardaient deux êtres immobilisés dans des brancards avec des tuyaux et des perfusions. Les couvertures se soulevaient régulièrement prouvant qu’il y avait de la vie au bout de cet attirail. Malgré la vitesse et la dextérité du chauffeur, ils trouvaient le trajet interminable. Ils n’échangèrent pas un mot, ils fixaient intensément la doctoresse qui vérifiait en permanence le bon déroulement du rapatriement vers l’hôpital.

Le véhicule se présenta enfin devant la barrière d’un établissement hospitalier, ils se tenaient la main en rivant leurs regards vers les lits de fortune qui abritaient deux marionnettes démantibulées, la chair de leur chair. Ici comme à l’aéroport, les formalités furent réduites, l’admission des accidentés ne prit que quelques secondes. Une équipe médicale prit le relais des membres d’ASSISTANCE SERVICE. Maintenant il s’agissait de constater et réparer les dégâts, les chariots transportant la belle-fille et le fils aîné s’engouffrèrent dans un couloir tandis qu’une assistante prenait en charge les parents et les dirigeaient vers un salon. Elle précisa que l’attente risquait de durer longtemps, ils se serrèrent encore plus fort les mains et acquiescèrent d’un signe de tête.

Hagards ils attendaient, le temps s’écoulait indifférent à leur peine, dans le silence de la pièce blanchâtre, une pendule égrenait sa litanie d’un tic-tac triste.

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Les orages maléfiques

Un antique néon clignotait bruyamment avant d’éteindre définitivement sa lumière. Ils ne disaient rien, le destin était maître de demain, alors à quoi bon se parler, la partie se jouait en salle d’opération. Ils patientaient le cœur plein de crainte et d’espoir, ils comptaient sur la jeunesse des enfants pour en limiter les séquelles.

Un chirurgien les rejoignit quatre heures après leur arrivée, ils allaient enfin connaître l’état exact des blessés. Le praticien accomplit de nombreuses circonvolutions avant de venir à l’essentiel. Bizarrement, il commença par aborder le cas du jeune homme, il détailla chaque fracture et ils retinrent qu’il risquait de claudiquer, le constat définitif ne pouvant se faire qu’à l’issue de la période de rééducation. Ils pourraient le rejoindre dans un moment lorsqu’il quitterait la salle de réveil.

Il leur parla de Rindra, en commençant par déclarer qu’elle avait été victime d’une hémorragie en salle d’opération. Il testait du coin de l’œil leur réaction, enfin il rajouta qu’elle venait de perdre l’enfant qu’elle portait. Elle se trouvait actuellement hors de danger. Le fœtus de sexe masculin était âgé d’environ trois mois. Cette révélation leur fit l’effet d’un coup de poing reçu en pleine figure. Ils ne comprenaient pas le secret observé par leur fils et belle-fille, ils étaient KO debout. Ils remercièrent le praticien, ce dernier discuta quelques instants et s’en retourna dans le bloc interdit aux visiteurs.

Ils échafaudaient mille hypothèses sur les affirmations du médecin. Ils se demandaient si leur fils connaissait l’état de son épouse ou si elle lui avait dissimulé sa condition. Elle était mince et pouvait avoir caché sans peine ses premières rondeurs, mais cela supposait bien d’autres cachotteries. Ils se perdaient en conjoncture, chaque théorie trouvant son pendant pour être réfuté. Ils

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gambergeaient silencieusement mais leur gymnastique intellectuelle se rejoignait, quelque chose clochait dans cette affaire. Quelle raison pouvait pousser une jeune femme à cacher sa première grossesse à son mari ? ce mystère accaparait leur esprit lorsqu’une infirmière vint les chercher, les malades avaient rejoint leur chambre commune.

Sous l’effet des analgésiques, ils essayaient de voir le monde qui les entouraient. Rindra ouvrait les yeux et fixait le plafond, ses premières paroles furent pour réclamer à boire. L’infirmière humecta ses lèvres avec une compresse, elle ne lui donna pas de liquide à absorber. Le fils réagissait calmement, il tenta d’identifier les lieux, mais ses paupières lourdes se refermaient, il luttait quelques secondes et semblait s’endormir à nouveau. Le temps s’écoula ainsi pendant plusieurs heures, cependant les blessés recouvraient de plus en plus de lucidité et d’attention. Ce fut Rindra qui, la première, reconnut ses beaux-parents, elle les gratifia d’un sourire, ils firent de même. Elle demanda où était son bébé, un silence pesant fit suite à cette question, ils ne savaient quoi lui répondre.

L’aîné se réveilla et demanda lui aussi son bébé, ils se regardèrent et lui répondirent qu’elle était à côté de lui. Immobilisé dans son lit, il n’arrivait pas à voir sa compagne, il l’appela « Mon bébé »

- Elle lui répondit comment vas-tu mon bébé ?- Bien mon bébé, je t’aimeIls venaient de se rendre compte que le couple

utilisait ce mot affectueux pour se désigner mutuellement, ça n’avait rien à voir avec la fausse-couche. Ils se doutaient que le sujet serait rapidement mis sur le tapis, ils auraient aimé que le médecin en discute avec Rindra avant d’échanger des propos sur la perte de cet enfant.

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Ils restèrent encore un moment avec eux, la fatigue rendormit les malades, l’infirmière leur conseilla de les laisser car ils avaient besoin de repos. De plus ils étaient sous sédatifs afin de trouver le sommeil. Ils trouvèrent une chambre dans un hôtel proche de l’hôpital. La nuit leur parut interminable, ils reconstituaient le film de la journée écoulée. Heureux de constater que les enfants s’en sortiraient et en proie à mille interrogations sur les déclarations du chirurgien.

Ils rejoignirent les accidentés en fin de matinée, ils étaient en bonne forme et disaient ne pas souffrir de leur fractures. D’un commun accord les parents avaient décidé de ne pas aborder la grossesse de leur belle-fille, ils ne savaient rien et étaient bien décidés à rester sur cette ligne. C’était à Rindra et à son mari d’entamer la discussion s’ils le souhaitaient.

Ils appréciaient de se retrouver ensemble même si le lieu aurait pu être plus convivial, ils échangèrent peu de mots, l’essentiel se situait ailleurs. La présence des parents rassurait, le fils les remercia avec humour en leur déclarant qu’il ne pensait pas avoir pour cadeau de Noël une aussi jolie chambre garnie.

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De sa première journée à Bali il retenait les odeurs, son odorat lui restituait toutes les senteurs de l’île paradisiaque. Des frangipaniers aux épices sans oublier l’encens, tout concourait à lui rappeler son précédent voyage. Il allait continuer son pèlerinage, il s’était levé tôt pour se transporter au lac Batur, au pied du volcan du même nom.

Il décida de s’y rendre par ses propres moyens, une moto ferait l’affaire. Ainsi, il pourrait se promener à sa guise dans les environs sans se heurter au refus d’un chauffeur superstitieux. Il loua la même machine que la veille, il appréciait de pouvoir voyager à nouveau avec elle. Il souhaitait se déplacer sans souci mécanique, cet engin de fabrication chinoise lui avait prouvé sa robustesse sur la route escarpée de la forêt des singes.

Le lac Batur est un lieu sacré pour la population Balinaise, mais il véhicule des craintes et des croyances incompréhensibles à un esprit occidental. Le mélange de l’eau et du feu s’illustre parfaitement dans cette montagne où les fumerolles se reflètent dans le miroir du lac. Chaque Hindou est venu au moins une fois dans sa vie contempler ce lieu mystérieux. Il se souvenait précisément du conducteur qui les transporta lors de son dernier séjour. L’homme dévoué et charmant disposait des offrandes quotidiennes sur le tableau de bord de son fourgon. Il montrait beaucoup de prévenance et de dextérité pour sillonner les routes encombrées de l’île.

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Les choses se gâtèrent lorsque le groupe parvint à proximité du volcan. Le pilote émérite se transforma en un être apeuré, il ne voulait pas emprunter la chaussée descendant au lac. Une peur panique s’empara de lui, il tremblait de tout son être et prétexta que la voie était trop dangereuse. Il n’en était rien, il craignait les génies du feu qui habitaient dans le cratère et qui crachaient pour exprimer leur courroux. Le pauvre homme ne céda qu’à une injonction du guide, en psalmodiant des prières pendant le trajet. Il nous déposa au bord de l’eau et partit se placer plus haut, il ne pouvait rester là. Notre accompagnateur nous expliqua les raisons de ce comportement, une éruption s’était produite lors de la jeunesse du convoyeur, des membres de sa famille périrent ensevelis par la lave en fusion. Dans ce combat la fierté l’emportait sur la peur, il nous avait amené où nous souhaitions, il venait de vaincre ses propres démons.

Le relief se trouvait modifié par les coulées du dernier jaillissement. Il voyait d’autres images défiler, très différentes d’aujourd’hui. Il subsistait un grand bâtiment où les visiteurs trouvaient les indispensables nids à poussière à ramener à la maison. Une salle de restaurant, face à la montagne et dominant le lac, attirait les curieux, ici les tarifs s’alignaient sur le train de vie des voyageurs occidentaux.

Il voulut se diriger vers le bas, il désirait s’approcher de l’eau au plus près. La route mal entretenue recelait de nombreux pièges, il dut manœuvrer son engin avec dextérité en roulant lentement. Il avait compris les causes de ce délabrement de la chaussée, les autochtones ne voulaient plus aller au bord du lac, de ce fait les autorités n’entretenaient plus le tronçon y accédant.

Il resta un long moment à méditer, à se remémorer la balade le long des berges en compagnie de son épouse. Les

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colères des entrailles de la terre ne l’impressionnaient pas, il avait eu son lot d’orages maléfiques, les explosions et grondements sur les flancs du volcan se produisaient à des fréquences inquiétantes. Cette musique berça ses pensées durant de longues minutes, il démarra la moto et remonta la voie chaotique. Arrivé au sommet, les balinais le regardèrent avec une alliance de crainte et d’admiration. Il venait d’accomplir un acte de bravoure et d’inconscience, il avait défié les dieux là où aucun hindou n’osait plus s’aventurer. Il devenait, en l’espace de quelques minutes, un étrange héros. Il lisait son statut dans les regards des gens habitués à respecter et craindre les manifestations violentes de la nature.

Il acheta une bouteille d’eau minérale avant d’entamer son retour vers l’océan et ses plages paradisiaques. Demain, en un saut de puce, il serait à Lombok. L’île, très pauvre vivotait de la pêche, jusqu’au jour où un grand groupe hôtelier annexa un des plus beaux sites pour y poser un complexe avec ses touristes avides de luxe et de dépaysement. Lui il était venu des années auparavant, les marées ont effacées ses traces dans le sable humides. Il revoyait sa douce compagne marchant pieds nus le long du rivage. Il se demanda si l’arbre dressé au milieu de l’anse survivait à l’affluence des curieux.

En une demi-heure l’avion transportant une cinquantaine de passagers se posa à Mataram. Une sensation de malaise était perceptible dans l’aéroport, des soldats armés jusqu’au dents patrouillaient. Il apprit à l’hôtel les raisons de cette omniprésence des militaires. Face à l’augmentation des prix et aux salaires dérisoires, la population se souleva quelques semaines auparavant. Des émeutiers s’en prirent aux biens de la communauté chinoise responsable, à leur yeux, de tous les maux. Ces pauvres gens

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durent regarder brûler, impuissants, tous leurs biens. Les efforts de plusieurs générations s’envolèrent en fumée.

Il arriva dans une ambiance de guerre civile, il dut se cantonner à l’hôtel et ses cocotiers. Il souhaita se rendre à l’intérieur des terres, mais aucun guide n’accepta de satisfaire à sa demande. Il prit conscience de la gravité du moment, il ne reverrait pas le village des potiers. Gravés dans sa mémoire, le visage décharné et les mains déformées par les rhumatismes de cette vieille femme assise en tailleur devant sa case, il comprenait le sens de la révolte de ces gens condamnés à une existence miséreuse. Vêtue de haillons elle subsistait au prix de souffrances silencieuses, sa dignité dans l’adversité imposait le respect. Elle avait du quitter son enfer, la mort l’ayant délivrée de son calvaire quotidien.

L’Indonésie se révélait une terre de contrastes, des îles riches prospéraient alors qu’à quelques encablures d’autres agonisaient dans l’indifférence générale. Des palaces s’érigeaient en expropriant les autochtones miséreux. De temps en temps la machine infernale hoquetait victime d’un grain de sable, les doux alizés se transformaient soudainement en vent de la révolte. Les habitants voulaient juste vivre au lieu de survivre.

Le cantonnement dans un complexe luxueux ne lui convenait pas, il attendait autre chose de son séjour à Lombok. Le troisième jour il décida qu’il n’y en aurait pas de quatrième, sa décision prise il s’enquit de l’horaire du prochain vol en vers Djakarta. En début d’après-midi il survola l’île, son regard se porta vers la plage où un minuscule arbre posé au milieu du lagon essayait de gagner son combat contre le tourisme. Il savait que cette lutte serait perdue tôt ou tard, mais il lui souhaitait de résister le plus longtemps possible. Il symbolisait la résistance de la nature

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face aux puissances de l’argent, il connaissait l’issue de la bataille. Il avait rêvé face à lui, avec sa tendre moitié, avant le déchaînement des orages maléfiques.

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Le froid enveloppait la ville, ils ne voyaient pas les décorations des vitrines et les illuminations. Ils cheminaient d’un pas rapide vers l’univers blanc de l’hôpital. Ils croisaient des gens affairés aux préparatifs du réveillon marquant l’arrivée de la nouvelle année. Ils ne savaient pas que les deux passants, qui avançaient têtes baissées, se rendaient au chevet des miraculés de Madagascar. Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur et dans un bruit d’aéroport l’hôtesse virtuelle annonça l’arrêt à l’étage. Ils n’échangèrent que des regards inquiets, pas un mot ne quitta leurs bouches. Ils s’interrogeaient sur l’état des accidentés, dans peu de temps ils seraient fixés.

Ils furent rassurés en poussant la porte de la chambre, derrière les masques et les tuyaux, des yeux et des sourires les attendaient. Hormis la gène occasionnée par tout cet attirail, le fils confirma l’amélioration qu’ils percevaient. Il retira le branchement d’oxygène, il ne ressentait plus de gène respiratoire et cet accoutrement l’empêchait de remuer sa tête et de voir Rindra qui somnolait dans le lit voisin. Ils s’embrasèrent délicatement, car son organisme endolori nécessitait certains égards, sa cage thoracique lui réservait des douleurs difficilement supportables. La conversation s’engagea à voix basse afin de ne pas réveiller la belle-fille dans son sommeil réparateur.

Ils voulaient connaître le déroulement de l’accident, savoir ce qui s’était réellement passé à des milliers de kilomètres de là. Ils n’avaient aucune idée pour le bébé, savait-il la vérité, toute la vérité. Ils n’aborderaient pas le

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sujet, ils lui laisseraient l’initiative, c’était au fils de s’exprimer ou de formuler une demande. Dans l’attente ils se contenteraient de parler de tout le reste, mais leur esprit se fixait sur cet espoir interrompu tragiquement.

Rindra ouvrit un œil, elle gémit, essaya de se tourner. La souffrance eut raison de ses velléités, elle comprit qu’il valait mieux ne pas insister. Elle aussi se débarrassa du masque à oxygène, son visage exprimait la sérénité, nulle inquiétude dans ses traits. L’hémorragie semblait n’être qu’une péripétie, une attelle immobilisait son bras gauche. Avant d’échanger des embrassades avec ses beaux-parents, elle appela son « Bébé » en lui lançant des mots doux dans un dialecte dont lui seul comprenait toutes les subtilités.

Elle fut la première à parler du terrible choc et à demander des nouvelles du petit malgache. Son époux lui répondit qu’il était indemne, c’était sûr. Il se lança, il expliqua les circonstances qui les amenaient ici aujourd’hui. Ils roulaient sur une piste en direction d’un village où vivait l’oncle de Rindra, ils croisèrent des paysans se rendant aux champs, plus loin des bergers surveillaient leurs bêtes paissant sur les bordures. Des cochons noirs trottinaient autour d’une mare boueuse. Sur les longues lignes droites, le véhicule laissait un nuage de sable derrière lui. Des enfants agitaient les mains au passage du bolide, ils répondaient d’un signe ou d’un coup de klaxon.

Soudain un virage posé au milieu de nulle part, et à la sortie deux minuscules silhouettes, deux mômes jouant au centre de la chaussée rougeâtre. Ils poussaient deux cerceaux avec des bâtons, la voiture se présenta face à eux. Leur sourire se figea sur leurs dents blanches, l’effroi venait de se substituer, aucun cri ne franchit leurs gorges. Il tourna le volant d’un geste désespéré pour éviter de les percuter. L’engin dérapa, la vitesse le transforma en toupie

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incontrôlable, terminant sa course folle contre une paroi rocheuse. Il se souvenait des jantes transformées en cerceaux, il revoyait les deux garçons sautant sur le bas côté abandonnant les jouets tournoyants dans une danse indécise sur la piste.

Sa vie passa au ralenti, il assistait impuissant au déroulement de son existence. Rindra ne disait rien, et les jantes tournoyaient dans la poussière. Un choc, puis un autre, et d’autres encore avant le grand silence. Il ne pouvait pas bouger, prisonnier de ce corps meurtri, de la vapeur s’échappait du capot avant. Il perçut des cris, un brouhaha et des gens qui hurlaient dans une langue inconnue. Il reconnut les mots, parfois des bribes de phrases, il ne rêvait pas ils s’étaient écrasés sur des rochers. Il essaya d’appeler sa compagne, aucun son n’arriva à sortir de sa bouche et il perdit connaissance.

Il fut évacué le premier par une ambulance d’une époque lointaine, il évoluait dans un film en noir et blanc, il reprit conscience quelques secondes avant de sombrer dans un état comateux.

Rindra prit place dans un second véhicule qui se présenta sur les lieux cinq minutes après. Elle était consciente et revivait la seconde où tout bascula. Grisée par l’air du pays elle ne tenta pas de lui dire qu’il roulait trop vite sur ce passage, une seconde cauchemardesque fit basculer sa vie dans l’horreur. Elle ne lui en voulait pas, elle l’aimait trop pour ça, mais elle regrettait son manque de réactivité sur ce parcours qu’elle connaissait depuis toujours.

Chacun racontait son cauchemar, des larmes coulaient sur les joues de la jeune femme, elle n’arrivait pas à les essuyer, les pleurs laissèrent des traces blanches sur sa

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peau noire, personne n’osa effacer l’expression de ses sentiments.

Ils retenaient leur souffle dans l’espoir d’une demande, d’une explication, d’un signe relatif à cette maternité avortée. Aucune parole ne sortit concernant son état et les séquelles dues à l’accident. Ils se demandèrent si leur belle-fille était victime d’une amnésie partielle, pourquoi ne parlait-elle pas de son ventre, de la chair de sa chair ? Pourquoi le fils se taisait-il ? Tous ces non-dits pesaient sur l’atmosphère. Passés l’urgence il faudrait aborder d’autres sujets et celui-ci en faisait partie.

Ils n’osaient les fatiguer davantage, ils parlaient peu écoutant les récits de la perte de contrôle du fils. Ce dernier se fixait sur les deux enfants, il se souciait de leur sort alors qu’ils sortirent choqués mais indemnes. Le père s’imaginait la jante de bicyclette s’enroulant autour des deux mômes, des visions bizarres défilaient. Il reconstituait la scène en assemblant les morceaux du puzzle distribués par sa bru et son fils aîné.

La population se montra compréhensive, que se serait-il passé en cas de blessures ou de décès d’un gamin du village ? Rindra affirmait que sa famille et ses amis n’étaient pas des sauvages, elle n’aimait pas ce raisonnement venu du temps où les blancs dominaient son pays. Elle se fâcha un peu et ne lâcha plus un mot, elle céda au sommeil assommé par les médicaments et affaiblie par l’hémorragie enrayée quelques heures auparavant.

Ils s’aérèrent un moment dans la rue, la température de cette fin d’année contrastait avec la chambre d’hôpital surchauffée. Ils marchèrent sans but, échangeant leurs impressions sur les heures qu’ils venaient de vivre. Ils étaient heureux du dénouement favorable des évènements, il subsistait un énorme point d’interrogation qui accaparait

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l’essentiel de leurs pensées. Ils échafaudèrent des hypothèses plus saugrenues les unes que les autres, finalement ils convinrent de faire confiance au temps, le jour viendrait il ne fallait pas brusquer les choses. Leur impatience risquait de porter préjudice aux accidentés, l’essentiel de leur énergie devait tendre vers la guérison, toute pollution engendrerait des complications difficiles à gérer.

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Il quitta Lombok sans regrets, rien ne correspondait plus aux images gravées dans son cœur. Les marchands du temple s’étaient emparés des côtes les plus sauvages pour y dresser des usines à dollars, la mondialisation s’incrustait aussi dans les endroits les plus improbables de la planète. Il passa une nuit à Djakarta et s’envola le lendemain en direction de Sumatra, il voulait se rendre dans un endroit qu’il espérait encore protégé de l’appétit des promoteurs : l’île de Nias.

Quinze années s’étaient écoulées, qu’allait-il retrouver sur ce confetti planétaire ?

Il s’enquit du prochain vol, il restait des sièges disponibles pour un départ dans moins d’une heure, il disposait juste du temps nécessaire aux formalités d’embarquement. Le coucou d’une capacité de vingt places correspondait comme un frère à celui qui transporta ses amis lors du précédent voyage au siècle passé.

Ils avaient vécu des péripéties dignes d’un film de Charlot. Cela commença par le comptage et le recomptage des voyageurs, le préposé chargé de cette besogne n’arrivant jamais au même décompte l’avion décolla avec trente minutes de retard.

Le confort était précaire dans cet appareil à l’âge canonique, la cabine de pilotage ne bénéficiait d’aucune isolation avec le reste de la carlingue. Tout le monde pouvait voir le personnel naviguant et les paysages alentour, sauf que la pluie s’invita dans la cabine. Le copilote essuyait l’eau qui pénétrait par les fissures du cockpit, certains sur les fauteuils n’étaient pas fiers, la peur leur nouait le ventre

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et leur visage prenait des couleurs en adéquation avec la grisaille du ciel. Une demi-heure plus tard ils furent délivrées de leurs angoisses, après quelques soubresauts chaotiques sur la piste défoncée, le commandant de vol annonça la fin du supplice.

L’aéroport de Gunung Sitoli ressemblait plus à un hangar qu’à une aérogare, le groupe attendu par un guide local s’engouffra dans un fourgon en direction des bungalows réservés en bord de mer.

Le site paradisiaque leur offrit un coucher de soleil digne d’une carte postale. L’horizon orangé se reflétait sur l’océan. Ici commençait le paradis des surfeurs à la recherche de la vague mythique, des jeunes gens téméraires s’épuisaient dans ces eaux, à portée de vue des compagnes scrutant anxieusement les flots sur les terrasses des résidences disposées quelques encablures plus haut.

Les logements rudimentaires et inconfortables les surprirent, la literie n’avait pas été lavée depuis des lustres, des taches aux couleurs incertaines décoraient des draps usés et troués. Chaque couple occupa un bungalow, chacun distant d’une vingtaine de mètres de son voisin. Hormis la beauté de la nature, nos amis n’apprécièrent guère l’aspect hôtelier du séjour. La salle de bains corrobora leur ressentiment, un bac en béton en sous-sol avec un robinet et un tuyau d’arrosage, voilà ce qui les attendait, point de mitigeur, de l’eau de mer tout simplement. Il fallait en avoir envie pour se déchausser et se savonner dans cet espace insalubre.

Le repas du soir dans le restaurant du camping leur remonta le moral, la taille et le prix des langoustes les réconcilia avec le lieu. Après une nuit où le sommeil ne gagna pas souvent la partie, ils se retrouvèrent au lever du jour. Ils rirent de bon cœur au détriment de deux de leurs

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camarades, la marée s’était infiltrée sans invitation dans leur logis. Le comique de la situation consistait dans la personnalité des victimes, c’était toujours sur eux que le sort s’acharnait. Les deux autres bungalows beaucoup plus près de la plage n’avaient pas été touchés par ce phénomène, il fallut leur remonter le moral, les copains refusèrent tout net la douche que nous leur proposions d’utiliser, il ne se lavèrent pas ce jour là. Inutile de rajouter qu’il furent les cibles favorites de nos railleries.

La visite de l’intérieur de l’île était au programme, nous nous rendîmes dans un village situé sur un plateau. Deux détails frappèrent nos regards. Les toits des maisons, alignées en ligne droite de chaque coté d’une longue esplanade, étaient érigés à des hauteurs différentes. Les installations électriques défiguraient le site, il aurait été plus judicieux de les placer à l’arrière des bâtisses.

Un verrat noir voulait conter fleurette à une truie mère de famille et peu disposée à succomber à ses avances, elle hurlait et tentait de le mordre à plusieurs reprises avant qu’il ne renonce face à l’adversité. Des enfants en haillons jouaient à l’ombre au pied des habitations sur pilotis. Ici hormis l’électricité, la vie se déroulait immuable depuis des décennies.

Le guide nous expliqua que la hauteur des toitures déterminait la richesse de son propriétaire. Je me mis à rêver à la tour Eiffel et à l’Empire State Building. Un autre élément nous intrigua, il s’agissait d’un bloc de pierres dressé au milieu de la place. Cet assemblage, d’une hauteur supérieure à celle d’un homme, revêtait une signification initiatique pour la jeunesse du village. Celui qui franchissait cet obstacle d’un saut magistral rejoignait le camp des adultes. A l’origine les garçons s’entraînaient pour pouvoir franchir les palissades érigées de lances de leurs adversaires.

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De nos jours le folklore avait heureusement pris le dessus sur l’usage guerrier.

Les demeures traditionnelles étaient construites à l’identique, des troncs d’arbres disposés en diagonale et d’autres droits constituaient un enchevêtrement où se réfugiait les poules, canards et cochons. Ces pilotis protégeaient les logis de l’invasion d’animaux indésirables. Une pièce unique servait de cuisine et de salle de réception, tandis que la chambre se situait à l’étage supérieur.

Lorsque l'appareil s’immobilisa, il vit l’aérogare, il descendit la passerelle, il huma les odeurs, ce contact olfactif réveilla sa mémoire. Chaque lieu possédait des caractéristiques propres, ici des effluves de poisson séché lui chatouillaient les narines. Rien n’avait changé, dans le taxi qui l’emmenait en ville il put constater la circulation intense des motos chargés de toutes sortes de passagers. La cité grouillait d’activité, chacun s’affairant pour essayer de gagner sa vie. Un cyclo-pousse focalisa son regard, sept fillettes en costume d’écolières bleu et blanc occupaient le siège, un vieil homme poussait son équipage dans une montée accédant à un pont. Elles riaient, il pouvait voir leurs sourires éclatants, il avait vu les mêmes quinze années auparavant. Il les suivit longuement jusqu’à que ses paupières se ferment, les yeux embués de larmes. Cette vision le fit terriblement souffrir, chaque jeune fille en robe ou jupe blanche le ramenait dans ses souvenirs, son ciel s’obscurcissait et les orages maléfiques grondaient dans sa tête.

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Au fil des jours l’état de santé des accidentés s’améliora, Rindra se déplaçait toute seule et le fils aîné pouvait marcher aidé d’une paire de béquilles. Après un réveillon de nouvel an passé sur un lit d’hôpital, ils pourraient bientôt entamer leur convalescence chez eux. La belle-fille n’aurait besoin que de quelques séances de kinésithérapie pour recouvrer une bonne musculature, la station prolongé à l’horizontale ayant entamé son capital musculaire.

Pour le fils, ce serait bien plus long, il fallait tout d’abord consolider les fractures avant d’envisager une rééducation. Il savait qu’il lui faudrait beaucoup de temps et de patience avant de trotter comme un lapin. Il admettait les préconisations du corps médical mais s’impatientait de devoir se mouvoir à la vitesse de la tortue, il déprimait un peu. Heureusement qu’ils partageaient la même chambre depuis le début.

Personne n’évoquait la fausse couche de la jeune femme, pas plus elle que son époux. Ils en avaient pris leur parti, se doutant que quelque chose clochait sous cette chape de plomb. Rindra retrouvait peu à peu son allant habituel et cet épisode ne semblait pas l’avoir marqué. En avait-elle parlé avec son mari ? avec les médecins ?

Maintenant que les enfants pourraient bientôt se débrouiller, les parents envisageaient de regagner leur province. La mère après quelques jours de congés reprendrait son activité professionnelle. Elle ne souhaitait pas en parler, mais elle se sentait vidée, épuisée. Elle occulta

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ses problèmes pour s’occuper des blessés, elle se levait chaque matin davantage fatiguée que la veille. De larges cernes noires s’étalaient sous ses paupières, sa lassitude était perceptible à celui qui la regardait.

Elle retourna à son travail, sans entrain elle accomplissait ses différentes obligations telle un automate, le cœur n’y était pas. Il voyait quotidiennement son état empirer, au bout d’une quinzaine il réussit à la convaincre de consulter un médecin. L’homme de l’art diagnostiqua une grosse fatigue et lui prescrit une cure d’oligo-éléments et de vitamines. L’effet coup de fouet fut illusoire, après une semaine euphorique elle retomba dans une sorte d’apathie dont elle n’était pas coutumière.

Elle perdait du poids à vue d’œil, l’appétit s’en était allé avec sa bonne humeur, un rien la contrariait. Cette situation dura quelques mois avant qu’elle ne consente à solliciter l’avis d’un nouveau praticien. Ce dernier, énergique, proposa de procéder à un bilan approfondi, un véritable check-up. En attendant il lui ordonna un repos à la maison avec le moins d’activité possible. L’épuisement gagna du terrain ainsi que les insomnies, elle maigrissait encore. Radios, scanners, IRM, biopsies et examens sanguins se succédèrent, elle saturait mais il fallait en avoir le cœur net. Quelque chose clochait dans ce corps habituellement plein d’allant, elle soupçonnait toutes les maladies, chaque jour elle déclarait qu’elle avait un cancer ou bien une sclérose en plaques.

Les résultats des premiers examens furent sans appel, le laboratoire décela des anomalies sanguines laissant supposer une forme de leucémie. Le docteur décida aussitôt une hospitalisation dans un service spécialisé. Ses premières réactions furent négatives, elle entra dans une période

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dépressive, elle craignait que la faucheuse ne vienne la voir un peu trop rapidement à son goût.

Son séjour hospitalier ne lui remonta pas le moral, elle côtoyait des malades au teint cireux ayant perdu leurs cheveux, seul son tendre compagnon arrivait à lui voler un sourire épisodique. Il venait la voir quotidiennement, il essayait d’apporter un peu de gaieté dans cet univers où la mort rodait en compagne sournoise.

Il avait informé le fils aîné de l’état de sa mère, ce dernier ne se déplaça pas pour lui rendre visite. Ce comportement les affecta profondément, ils n’en discutaient jamais entre eux, cela faisait trop mal. Après un traitement lourd, elle fut autorisée à rentrer chez elle, elle ne risquait pas de se montrer, son physique s’était transformé sous l’effet conjugué de la maladie et des médicaments. Elle se comparait à un zombie, ajoutant qu’elle n’aurait pas besoin de déguisement pour Halloween. Elle refusait de porter une perruque, elle ressemblait à une de ces jeunes femmes tondues à la libération.

En quelques mois son état s’améliora, les marqueurs devinrent proches de la normale, elle se battait et son combat laissait augurer d’un dénouement favorable. Un an plus tard, elle reprit son activité professionnelle à mi-temps. Elle venait de gagner une bataille, elle se doutait que sa victoire ne voulait pas dire que la guerre était finie, elle savourait l’instant présent, demain serait un autre jour.

Les relations avec le fils aîné revinrent sur le tapis, il se contenta d’envoyer un SMS pour l’anniversaire de sa mère. Elle accusa le choc, elle ne comprenait pas mais ne se sentait pas la force d’aller plus en avant dans la discussion sans savoir pourquoi. Le père avait toujours eu des rapports ambigus avec lui, mais il avait du mal à interpréter ce rejet apparent de ses géniteurs. Bien sûr il possédait des bribes

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d’explications, l’accident et la fausse couche de Rindra pouvaient avoir perturbé l’équilibre du couple. Lui non plus n’osait pas aller plus en avant dans le conflit qui s’installait entre eux. Il préférait se concentrer sur sa douce moitié et être attentif à sa guérison.

Ils échafaudaient à nouveau des projets, il se pencha sur une escapade d’une ou deux semaines au Portugal. Ils connaissaient assez bien le pays et le climat n’était pas trop agressif pour son état de santé actuel. Ils rendraient une petite visite à des amis retournés vivre au pays après une vie de labeur dans l’hexagone.

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Bali, Lombok et Nias, ces îles qu’ils avaient tant aimées lui parurent les vestiges d’une époque lointaine. Il errait dans ses souvenirs, il vagabondait à la recherche d’une éternité, des instants du bonheur enfui. Chaque avion l’emmenait dans son histoire, leur histoire. Rien ne parvenait à le satisfaire hormis la carte postale retrouvée à Borobudur, elle était incrustée à jamais dans son cœur.

Après un coup de blues il décida de changer d’air et de retourner à Hanoi, il voulait retourner dans les montagnes à proximité de la frontière chinoise. Aucun vol direct ne desservait la destination, il dut se résoudre à trois escales. Deux jours plus tard il traînait son spleen dans les rues de Bangkok, la mégalopole ne faisait pas partie de ses villes préférées, la pollution l’agressait et de nombreux habitants se déplaçaient avec un masque, protection illusoire contre l’air vicié de la capitale Thaïlandaise.

En attendant la prochaine correspondance, il se retrouva dans les quartiers chauds de la cité, le spectacle l’édifia sur la dépravation et la corruption ambiantes. Au sus et au vu de la police des jeunes filles s’exhibaient sur des estrades dans des bars ouverts sur la rue. Des occidentaux se rinçaient l’œil en regardant ces corps où un string minuscule recouvrait la seule parcelle qui fournissait à ces pauvres jeunettes de quoi gagner leur vie. Le client pouvait choisir celle avec qui il souhaitait passer un moment ou la nuit, il suffisait de demander le numéro collé sur la cuisse de sa proie. Il vit un étranger de plus de soixante-dix ans partir avec deux danseuses à son bras, il aurait pour un prix

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dérisoire deux poupées à sa disposition toute la nuit. Il pensa à ces pauvres jeunes femmes, la chair paraissait bien terne, c’était le résultat funeste de l’offre et de la demande, l’un avait l’argent et l’autre la marchandise humaine.

Cette exposition dépravante l’attrista, elle confirmait les nombreux reportages réalisés sur ce phénomène qui envahissait maintenant tous les pays touristiques. Ces adolescentes originaires de la campagne étaient recrutées moyennant l’octroi d’un prêt d’argent à un taux usuraire aux parents. La machine infernale ne s’arrêtait jamais et bien entendu la famille ne pouvant rembourser, elles servaient de caution et leurs gains se trouvaient confisqués pour honorer la dette. Elles ne pouvaient sortir de cet engrenage que d’une seule manière : la mort. Pour éviter de grosses pertes, la mafia locale leur donnait accès à la drogue. Au bout des années d’esclavage les épaves finissaient leur calvaire par une overdose fatale, ainsi tournait l’économie parallèle qui gangrenait la jeunesse des provinces.

En arrivant à Hanoi, il respira une grande bouffée, ici il se sentait bien, comme si le ciel daignait lui offrir un espace d’air pur. Il choisit la même pension, il posa son maigre bagage et déambula dans les rues proches du lac de l’Epée restituée. Le paysage l’apaisait, les gens promenaient, les enfants jouaient en courant dans tous les sens, l’après-midi s’annonçait agréable.

Il passa devant l’entrée où il avait fait une plaisante rencontre plusieurs mois auparavant. Il hésita une seconde et pénétra dans l’immense hall, au bout du comptoir elle était là, encore plus belle. Il s’approcha lentement, elle pianotait sur l’ordinateur, elle leva la tête et l’aperçut. Son visage exprima tout d’abord l’étonnement et un large sourire découvrit ses dents blanches. Elle s’adressa à lui en français, elle lui confia son plaisir de le revoir et de pouvoir parler

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dans une langue qu’elle aimait beaucoup. Ils discutèrent longuement, c’était la saison creuse et sa charge de travail l’autorisait à papoter à sa guise. Il lui demanda son prénom, elle lui répliqua par une pirouette, elle posa une question, voulait-il connaître son prénom en vietnamien ou en français ? Il lui rétorqua que les deux seraient un bon début, ils rirent de conserve. « Suong » ici et « Rosée » chez vous, voilà, vous savez comment m’appeler désormais. Il se fendit en compliments sur cette révélation, il la félicita, elle lui confia n’y être pour rien, ses parents l’appelèrent ainsi parce que son premier cri se produisit de bonne heure le matin quand la végétation se couvrait de rosée.

Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti le cœur aussi léger, cette jeune femme à la plastique magnifique lui plaisait. Il se hasarda à lui demander ce qu’elle avait prévu ce soir, elle lui répondit franchement, elle devait rentrer chez elle. Il fut déçu mais comprit qu’elle ne pouvait se libérer facilement, il lui demanda pour le lendemain, sa réponse instantanée le ravit, elle acceptait son invitation à dîner, elle serait disponible à partir de dix-neuf heures.

Il dormit mal cette nuit là, ses rares phases de sommeil se peuplaient de rêves érotiques, il la voyait en Ao dai devant lui, elle quittait cet ensemble qui lui collait à la peau. Il se réveillait toujours à cet instant précis, il transpirait et il ne doutait pas de sa virilité, tout en le rassurant cela le mettait mal à l’aise. Il pensait à elle dont il ne savait rien, il culpabilisait sur sa jeunesse, elle pourrait être sa fille. Oui, mais accepter de dîner avec un homme ne signifiait pas coucher avec lui. Il cherchait des prétextes pour justifier son béguin pour cette beauté asiatique.

La journée s’écoula vite, les heures s’égrenèrent plus rapidement qu’à l’accoutumée, il admira les flamboyants fleuris dans un parc à l’écart du lieu de son rendez-vous, il

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ne voulut pas s’approcher avant l’heure prévue. Il se réservait la surprise de la découvrir à sa sortie du travail. Serait-elle en tenue traditionnelle, en jeans ou en tenue de soirée, il jubilait à cette idée. Aujourd’hui l’humeur joyeuse prenait possession de sa personne, tout lui semblait beau, il savourait la parenthèse qui s’ouvrait devant lui, ses sentiments s’inscrivaient en bleu dans sa palette de couleurs.

Il était dix-neuf heures, le rideau de fer venait de descendre, elle ne tarderait pas à apparaître, il arpentait le trottoir en face de l’agence. La porte adjacente s’ouvrit, elle sortit lumineuse dans un chemisier et un jeans délavé moulant. Le hâle de sa peau ressortait sur le blanc de son corsage, ses longs cheveux de jais mettaient en valeur sa frimousse rieuse. Ils se saluèrent d’une poignée de mains, il aurait aimé l’embrasser mais il préféra plus de retenue, elle pensa de même.

La nuit posait son manteau d’ombres et de lumières sur la ville, elle marchait d’un pas alerte, il était surpris par ses petites enjambées rapides. Ils restèrent silencieux quelques instants et prirent la parole conjointement, l’initiative les surprit, cela se renouvela à de nombreuses reprises. Il riaient de bon cœur de ces coïncidences, ils se regardaient avant de prendre la parole mais rien n’y faisait et ils s’amusaient comme deux enfants de cette complicité. Ils convinrent de lever le doigt avant d’ouvrir la bouche, ça ne changea pas grand chose, ils levaient l’index simultanément et ce manège dura jusqu’au restaurant proposé par Suong.

Elle lui avait réservé une rencontre originale, le patron de l’établissement se déplaça en personne pour recevoir un client originaire de la belle France. Il devait avoir plus de quatre-vingt ans, l’œil restait vif et ses propos attestaient d’une parfaite maîtrise de la langue de Molière. L’établissement proposait un menu de poisson digne des

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grands chefs, aucune hésitation, ils acceptèrent les suggestions du vieil homme. Sa cuisine se révéla un régal pour les papilles, ils savourèrent chaque met, heureuse de son bon choix la jeune femme apprécia les remerciements de son compagnon. Le patriarche les rejoignit à la fin du repas, il prenait du plaisir à dialoguer avec ses convives. Il aimait les français et gardait un bon souvenir d’eux malgré la guerre, il ne disait pas la même chose des américains. Ce vieux monsieur philosophait, sa perception de la présence ennemie sur son sol témoignait de son pardon envers ceux qui lui avaient pris deux fils morts au combat. Il considérait que ce don à la patrie permettait au survivants et à ses descendants de vivre des jours meilleurs. Il termina leur entretien en leur souhaitant de vivre en paix. Ils apprécièrent la sagesse du vieillard qui donnait le change en passant outre ses blessures.

Ils se levèrent et se fixèrent longuement avant de quitter la table, les regards échangés parlaient pour eux, ils ne dirent rien, elle passa devant, ils descendirent les marches en se tenant à la rampe, leurs mains se touchèrent, elle ne le repoussa pas. Ils se regardèrent à nouveau et un sourire illumina leurs visages. Il lui proposa de continuer la discussion à l’hôtel, elle lui répondit qu’il se faisait tard mais qu’elle acceptait d’échanger quelques de mots de plus avec lui.

Ils se retrouvèrent dans sa chambre, ils ne disposaient que d’une unique chaise, il lui proposa de s’asseoir sur le lit à ses côtés. Chacun attendait un geste de l’autre, il osa enfin prendre sa tête entre ses mains et poser ses lèvres sur les siennes, elle réagit avec tendresse et affection, leur baiser sembla sans fin. Elle posa sa tête au creux de son épaule et le silence les berça un long moment. Par peur de brûler les étapes, il se contenta de l’embrasser

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encore et encore, elle apprécia sa délicatesse. Elle habitait à quelques kilomètres d’Hanoi, son scooter l’attendait dans la cour de l’agence, il la raccompagna, ils se quittèrent dans un dernier baiser en se promettant de se voir dès le lendemain.

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Afin d’éviter de la fatiguer et pour se ménager lui aussi, ils effectuèrent la liaison Genève Lisbonne à bord d’un appareil d’une compagnie à bas prix. Pour un prix raisonnable ils se retrouvèrent au pays de la morue et du fado, ils prirent possession de la Clio qui les transporteraient pendant leur séjour. Il avait concocté un programme où le farniente occupait une place non négligeable, il s’avérait indispensable de ménager des plages de repos à son épouse, c’était la condition liée à ce voyage.

Ils sortirent sans encombre de la ville en direction du sud, pas de souci de circulation ce dimanche matin, il en fut très satisfait car il craignait les déplacements dans la capitale. Ils choisirent de se déplacer par l’itinéraire des écoliers pour se rendre en Algarve, un soleil frisquet les accompagnait. Ils longèrent des paysages magnifiques, balayés par les vents de l’Atlantique la flore s’adaptait aux conditions climatiques. Ils firent une halte dans une ancienne abbaye qui ressemblait à une hacienda, le cinéaste Raoul Ruiz tourna plusieurs scènes dans ce décor apocalyptique. Ils rejoignirent la pointe extrême du pays, le bout de l’Europe défilait devant leurs yeux, ils visitèrent la forteresse de Sagres. La côte déchiquetée, les rochers et les falaises donnaient à réfléchir sur le courage des marins armés d’Henri le navigateur, ce fils de roi qui organisa la conquête de contrées inconnues.

Ils étaient bien ensemble loin des soucis et des contraintes, ils pouvaient enfin penser à eux rien qu’à eux.

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Ils avaient besoin de ce break pour se reconquérir, avoir des longs moments de méditation face à l’immensité océane. Ils se tenaient la main comme les vieux amants qu’ils étaient devenus. Dans leurs yeux, dans leurs cœurs, dans leurs corps, l’amour ressuscitait, il s’invitait dans ce périple. Elle respirait à nouveau la santé, heureuse de vivre et de profiter d’une accalmie.

Ils dormirent dans une poussada quelque part à proximité de Lagos, le château aménagé avec soin recelait des trésors de l’époque manuéline. Malgré le prix élevé de la chambre, ils savourèrent la nuit passée dans ce lieu chargé d’histoire. Ils s’aimèrent avec une ardeur qu’ils n’avaient pas connue depuis des années, décidément l’escapade leur réservait d’agréables surprises.

Le lendemain ils abordèrent la serra de Monchique, la monotonie des paysages contrastait avec l’idée qu’ils se faisaient de cette région. Les forêts de pins se succédaient, des bois identiques à perte de vue avec une trouée par ci par là pour permettre le passage d’une ligne électrique à haute tension. Au bout de quelques kilomètres de montée, le profil et la végétation changèrent. Maintenant les résineux cédaient le sol à d’autres essences, des fleurs se posaient de tous côtés, un jardin d’éden leur ouvrait ses portes.

Les cistes fleuris enveloppaient les promeneurs, les lavandes exhalaient leur parfum, et des myriades de plantes leur offraient ce spectacle multicolore. Chacune rivalisait d’ingéniosité pour se poser à l’endroit le plus improbable pour magnifier les lieux. Ils empruntèrent une route à droite qui menait à un barrage, déjà des autochtones s’affairaient autour d’un barbecue, une bonbonne de vin patientait à l’ombre sous un arbre.

Quelques virages plus loin ils abordèrent la retenue, une digue large de plusieurs dizaines de mètres retenaient

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des millions de mètres cubes. Ils grimpèrent sur ce promontoire et contemplèrent l’eau étale jusqu’au fond de l’horizon. L’astre du jour dardait ses rayons, la température printanière donnait envie de se dévêtir, ils se mirent en tee-shirt pour continuer leur ballade champêtre. Ils pique-niquèrent sur un coin d’herbe avec un point de vue sur le lac. Il profitaient d’un bonheur bien mérité, ils jouissaient du plaisir d’agir ensemble dans les gestes simples de la vie.

Après une mini-sieste digestive ils retournèrent dans la vallée à la recherche de l’auberge où ils allaient passer les prochaines journées. Etant nuls pour l’apprentissage des langues, ils sollicitèrent des villageois pour trouver leur chemin parmi la végétation épanouie. Certaines explications fantaisistes les emmenèrent dans des endroits improbables, il fallait faire demi-tour et retrouver ses repaires. Ils trouvèrent enfin un habitant qui comprit parfaitement le nom de la « Quinta » et leur indiqua leur route avec des détails significatifs. Il leur restait cinq kilomètres à parcourir parmi les cistes et les lavandes, ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour réaliser des photos et se surprirent à d’autres jeux à pratiquer en couple.

La piste menant à la « Quinta do Barranco » s’apparentait à des montagnes russes, une courte descente succédait à une brève montée tantôt au milieu des arbres, tantôt à découvert, avec l’impression désagréable de ne jamais en voir le bout. Le soleil descendait rapidement des cieux, dans moins d’une heure la nuit s’emparerait des lieux, ils espéraient arriver à bon port avant l’instant fatidique.

L’état du chemin l’inquiéta à de nombreuses reprises, il s’en voulait d’avoir refusé le supplément d’assurance proposé par le loueur de voitures, il redoutait d’abîmer le véhicule et de payer la franchise en cas de pépin. S’il avait eu connaissance des difficultés d’accès, il

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aurait loué un 4X4. A la sortie d’un virage le lac majestueux s’offrait à leurs regards, ils ne disaient rien fascinés par la beauté du panorama qui s’étalait sous leurs yeux. Les eaux, caressées par les derniers rayons de l’astre du jour, se teintaient d’une nuance orangée, pas un brin d’air n’en froissait le miroir.

La Clio redémarra, cinq minutes plus tard « Paradise in Portugal » les accueillait. La propriété n’usurpait pas son appellation, en cette fin de journée un bref tour d’horizon leur permit de se rendre compte de la situation exceptionnelle de cette auberge du bout du monde. l’accueil se révéla à la hauteur du lieu. Le patron chaleureux et convivial leur souhaita la bienvenue et les convia à prendre l’apéritif dans une demie-heure, une employée leur montra leur logement surnommé la résidence des chats. Toute la décoration tournait autour de ces animaux, des bibelots, un tableau et jusqu’au porte-clé qui se singularisaient par la représentation des matous.

Pendant qu’elle prenait possession de la salle de bains, il fit le tour du propriétaire, entre chien et loup les eaux s’assombrissaient et quelques lampes judicieusement disposées éclairaient les massifs, l’odeur du jasmin embaumait la terrasse. A quelques mètres de là des rainettes croassaient sur des nénuphars dans une mare en contrebas. Elle était heureuse de terminer la journée dans ce havre, et souhaitait profiter pleinement de l’enchantement de cet éden, elle essaya aussi la balançoire placée sur la droite. Il la poussa plusieurs fois en lui fredonnant « Poussez, poussez l’escarpolette… », l’apéro les attendait.

Une clochette tinta à l’ouverture de la porte d’entrée, derrière le comptoir une jeune femme à l’accent québécois les accueillit, elle effectuait un stage qui semblait avoir pour objet la fréquentation du fils du patron. Ils ne cachaient pas

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leurs affinités devant la clientèle, et personne ne s’offusquait de les voir échanger des baisers de temps à autre. Ils dégustèrent deux porto rouge sans glaçon et s’installèrent dans les fauteuils club disposés près de la cheminée qui crépitait. Ils arrivèrent les premiers et en profitèrent pour feuilleter le livre d’or de l’établissement ainsi que les albums de photos retraçant l’épopée de bâtisseur du propriétaire de la « Quinta ».

Le rénovateur arriva et se dirigea vers eux, il s’adressa à eux en français avec un léger accent british. L’homme blond au teint hâlé leur confia qu’il avait beaucoup bourlingué de par le monde avant de se poser dans cet endroit dont il était tombé amoureux. Il avait aussi vécu dans le sud-est de la France, ce qui expliquait sa maîtrise de la langue. Il commenta les différents clichés retraçant son installation au bord du lac et les différents chantiers mis en train avant d’arriver au petit paradis dont il pourraient jouir pour leur séjour.

Cet anglais avait eu une idée de génie en se fixant ici, avec son épouse ils avaient pris la truelle et remis en état le corps principal de cette vieille ferme. Un garçon vit le jour en pleine rénovation, ils continuèrent confiants en leur bonne étoile. Aujourd’hui vingt années se sont écoulées et ils sont fiers de leur réalisation, des bâtiments ont vu le jour autour de celui d’origine, des arbres et arbustes égayent et embaument l’environnement. Les bougainvilliers rivalisent avec le jasmin, la lavande se mélange aux plantes sauvages, les orangers en fleurs exhalent un parfum aux effluves apaisantes. Tout concourt au plaisir des sens, au bien-être et à la quiétude, ici les soucis ne sont pas de rigueur.

D’autres pensionnaires vinrent, tous des britanniques, certains parlaient un peu le français, leurs tenues et apparences physiques ne trompaient pas, ils

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ressemblaient aux clichés des sujets de sa gracieuse majesté. « Paradise in Portugal » figurait dans de nombreux guides outre-Manche, cela expliquait leur présence majoritaire, et ceux qui repartaient enchantés de ce lieu le recommandait aux amis, le bouche à oreille fonctionnant à merveille dans ce cas.

Le repas confectionné par une cuisinière portugaise n’eut rien de sensationnel, le rosbif trop cuit ne les emballa pas, mais la convivialité autour de la table fit le reste. Certains étaient là pour voir les oiseaux fréquentant le lac, il existait des espèces répertoriées nulle part ailleurs, ces ornithologues amateurs pouvaient ainsi s’adonner à leur passion. Ils eurent droit à quelques explications dans un charabia dont ils eurent du mal à comprendre les subtilités. Ils acquiesçaient d’un signe de tête et leur interlocuteur pensait qu’ils avaient compris, que nenni. La soirée se termina autour d’un cognac et chacun se souhaita une bonne nuit.

Dehors les batraciens inlassables croassaient toujours dans la mare aux nénuphars éclairée par la lune. Ils contemplèrent un moment la voûte céleste et leurs regards vagabondaient autour des eaux sombres du lac. Ils rêvaient aux couples amoureux qui s’échangèrent des serments dans la nuit étoilée, leur vieux couple se croyait revenu au temps de leur rencontre. Ils se serraient la main fortement, ils étaient loin des orages maléfiques, l’amour réchauffait leurs cœurs. La chambre des chats les attendait, ils abandonnèrent les grenouilles, et la porte se referma sur leur intimité.

Il se réveilla le premier, il regarda le lac qui commençait à reprendre vie, le soleil n’avait pas franchi les crêtes, une brume enveloppait les eaux. Ce spectacle magnifique le mit de très bonne humeur, il prit l’appareil photo afin d’immortaliser le tableau. Les premiers rais

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percèrent et la brume se localisa, elle se replia dans des anses avant de disparaître complètement, elle cédait la place aux couleurs du jour, aux collines fleuries et aux pêcheurs. Il médita un longuement sur la terrasse devant leur nid d’amour, puis elle apparut le sourire aux lèvres, il happa ce moment de bonheur, c’était son premier cadeau de la journée.

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Sa nuit fut peuplée de fantômes et de cauchemars, il ne pouvait s’en dépêtrer. Au milieu des orages maléfiques des visages lui apparaissaient, au moment où il allait les reconnaître ils s’évanouissaient dans un large sourire. En d’autres temps il aurait pris une bouteille de vieux whisky et se serait réfugié autour d’un verre qu’il aurait vidé à gorgées continues. Tous ces revenants se seraient dissous dans ce liquide, aujourd’hui il préférait affronter sans artifices sa dure réalité.

Suong s’immisça dans le cortège, interrogative et discrète à la fois, elle entrait dans une histoire dont elle ne connaissait rien. Nougaro l’avait si bien chanté, elle apparaissait sur l’écran noir de ses nuits blanches, et il faisait son cinéma. Tout cela l’amenait à réfléchir sur ce qui lui arrivait et sur sa façon de gérer cet évènement imprévu dans sa vie d’errance.

Il ralluma plusieurs fois la lumière, ce geste lui parut bien inutile alors il ne l’éteint plus ce qui lui permit de rester éveillé. Ses délires ne disparurent pas pour autant, les mêmes images défilaient sans cesse dans sa tête. Des frimousses connues semblaient le rappeler à l’ordre, il pleurait en silence, il voulait leur répondre, mais dès qu’il s’apprêtait à ouvrir la bouche un brouillard opaque entourait la vision qui se repliait hors de son regard.

Au matin il était épuisé par une telle nuit, tous ces fantômes avaient rejoins la demeure de la nuit, seule Suong restait présente dans son esprit. Il se posait un grand nombre de questions sur elle, sur lui, sur eux. Il ne savait rien d’elle

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et cela l’empêchait de se projeter plus loin devant, lui souffrait trop pour envisager une relation sans référence au passé, pourrait-elle accepter de n’être qu’un pis-aller, une roue de secours, une bouée de sauvetage ?

Ce soir il irait au rendez-vous et lui dirait qu’il y a trop d’obstacles pour envisager d’aller plus loin. Il craignait la rencontre, il avait peur de manquer de self-control face à sa beauté. Il tournait le problème dans tous les sens, aucune solution acceptable ne lui venait à l’esprit. Subjugué par sa grâce et ses courbes, sa clairvoyance et son jugement se trouvaient altérés, il raisonnait en dehors de toute logique.

Il tergiversa une bonne partie de la matinée, avant de prendre sa décision, il ne se rendrait pas au rendez-vous. Maintenant il s’agissait d’envisager la suite du programme. Il se rappela qu’un train de nuit reliait Hanoi à Saigon, il partait quelques minutes avant la fin de service de Suong, il pourrait donc s’éclipser sans risquer de la rencontrer sur son chemin. Il n’éprouvait que de la honte et du mépris pour son comportement peu courageux vis-à-vis de la jeune femme, il espérait qu’elle comprendrait que des abîmes les séparaient.

Le tenancier de l’hôtel fut surpris de ce départ précipité, il ne posa aucune question, l’homme avait ses raisons. Il trouva son client d’une tristesse inaccoutumée et pensa que des problèmes importants l’obligeaient à abréger son séjour, peut-être reviendrait-il un de ces jours.

Le train attendait l’heure du démarrage, sur le quai une fourmilière s’agitait dans tous les sens. Il avait acheté le billet en gare, il ne put obtenir de couchette et préféra la classe dure avec les autochtones, c’était plus bruyant mais bien plus vivant. Des odeurs multiples envahissaient le wagon, les senteurs d’épices se mélangeaient à celles de friture et de café, des voyageurs prévenants s’installaient pour casser la croûte avant une longue nuit.

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Une cinquantaine de personnes occupait la voiture d’un confort précaire, cela ne les gênait en rien, certains jouaient au carte en vociférant à chaque levée de carte. Il regardait ce jeu dont il avait du mal à cerner toutes les subtilités. De l’argent circulait de mains en mains à l’issue de chaque tour de table, les vietnamiens, comme la plupart des peuples asiatiques, adoraient le jeu et les paris.

Le convoi s’ébranla avec plus de vingt minutes de retard, l’exactitude n’était pas le point fort de la compagnie des chemins de fer. Il regarda sa montre et se dit que la pauvre Suong devait l’attendre devant l’agence. Il se demandait quels vêtements elle portait et qu’il ne verrait pas, il se surpris à s’interroger aussi sur ses dessous, il chassa rapidement cette pensée, il se trouvait peu fier du vilain tour qu’il venait de lui jouer. Combien de temps poireautera-t-elle avant de réaliser qu’il ne viendrait pas ? Comment va-t-elle réagir face à sa muflerie ? Il éprouvait de la honte et du soulagement, il reprenait son errance sans s’attacher et l’essentiel se situait là.

Les nombreux travaux sur la voie ralentissaient l’avancée vers sa destination, le tortillard se trainait à une vitesse de sénateur. A ce rythme le convoi arriverait dans l’après-midi, au lever du jour il voyait défiler le paysage, tantôt en bord de mer, tantôt dans des profils montagneux, le voyage réservait d’agréables surprise à celui qui savait observer et apprécier dame nature.

Un couple avec deux enfants lui proposa du thé et du riz, il accepta et discuta un peu avec eux. Les mômes le perturbaient un peu mais il arriva à en faire abstraction et à discuter un peu, ils vivaient dans les environs d’Hanoi et profitaient de quelques jours de vacances pour rendre visite à de la famille installée dans le delta du Mékong. Un oncle possédait une ferme piscicole qui lui assurait un revenu

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confortable, ils envisageaient de monter quelque chose de semblable dans le nord.

Les deux gosses s’étaient assoupis fatigués par les heures de cahots et une nuit sans dormir. Le garçon devait avoir sept ou huit ans et sa sœur paraissait bien plus jeune, ils avaient l’air de bien s’entendre. Il les contemplait avec une lueur dans les yeux, puis détourna son regard, ils discuta avec les parents de tout et de rien, le temps s’égrena plus vite.

La ligne reliant le nord au sud subissait d’important travaux, des ouvrières et des ouvriers s’affairaient le long de la voie, les femmes travaillaient autant que les hommes, il faut dire que la devise était à salaire égal travail égal. Ici l’égalité sous forme de tâches physique ne devait pas être de tout repos, les pauvres devaient rentrer harassées, fourbues par ces journée à transporter de lourdes charges dans d’immenses paniers.

A l’approche de Saigon, les abords des rails étaient envahis par des constructions hétéroclites, le sous-prolétariat s’employait à survivre dans des conditions épouvantables, quel que soit le régime politique le ciel est toujours le même pour les miséreux, chargés de nuages gris, eux aussi ont leurs orages maléfiques, ils durent toute une vie.

A l’entrée en gare il pensa à nouveau à cette créature divine qui lui avait fait confiance et qui replongeait dans son quotidien avec un peu plus d’amertume aux lèvres. Suong, la belle Suong, que faisait-elle à cet instant, il aurait voulu l’appeler, s’excuser en s’expliquant mais il renonça, par lâcheté.

Les quais de Saigon résonnaient de la pagaille environnante, les gens couraient dans tous les sens selon un ordre connu d’eux seulement. Il observait ce manège par la fenêtre, amusé du mouvement de cette ruche en pleine

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activité. Il quitta ses compagnons de voyage en leur souhaitant bonne chance pour leurs projets, les enfants lui firent un signe de la main, il tourna aussitôt les talons.

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Ils passèrent trois journées idylliques à ne penser qu’à admirer les fleurs, les bois, les collines et le lac. Tout le reste leur semblait loin, ils auraient voulu que cette parenthèse dure l’éternité. Après une fin d’année et le début de la suivante chaotique, ils savourait ces instants de bonheur partagé.

La voiture fut mise au repos, ils marchèrent sur les sentiers, s’extasiant sur une fleur, admirant la mélodie d’un oiseau et méditant sur eux même. Bien sûr ils pensèrent à la maladie, mais dans leur état d’esprit du moment elle n’eut pas le droit de s’immiscer. Le couple formé par Rindra et leur fils aîné vint sur le tapis, ils étaient heureux de les voir sortis d’affaire, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à ce petit héritier qui ne verrait pas le jour à cause d’un virage mal négocié.

Ils parlèrent abondamment, mais ici aucune notion d’urgence, ils causaient en toute sérénité, leurs questions restaient sans réponse. Avec le temps il ne comprenaient toujours pas le comportement de leur belle-fille, ça les chiffonnaient, ce secret revêtait à leur yeux beaucoup d’importance.

Ils laissèrent avec regret la « Quinta do Barranco », en se promettant de revenir un jour prochain. Ils se rendirent dans les villages autour de Faro, ils ne trouvèrent que des villégiatures pour touristes anglais et allemands, les lieux ne correspondaient pas à leur attente, ils préférèrent s’enfoncer dans l’arrière-pays, une contrée où l’authenticité n’était pas

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qu’un mot. Ils se dirigèrent en direction de Monchique, une fête se déroulait dans le village situé un peu plus haut à cinq kilomètres. Ils découvrirent des villageois tout de noir vêtu, les cloches se mirent à sonner, un enterrement se déroulait juste avant que ne débutent les festivités. Pendant la cérémonie la place se vida, seuls des voyageurs égarés déambulaient dans les rues de la cité, ils en profitèrent pour chaparder deux fruits sur un oranger. Ils quittèrent la commune pour visiter les environs, ici l’eucalyptus avec son odeur caractéristique régnait sur la forêt. Ils tournèrent dans les lacets de la route qui les emmena vers un belvédère qui dominait la Serra de Monchique, le point de vue permettait de voir jusqu’à l’océan, le panorama offert valait le déplacement. Ils restèrent un moment à scruter l’horizon, une brise venue du bord de mer prit le relais des eucalyptus, une odeur iodée parvenait à leurs narines.

Lorsqu’il revinrent au village la fête battait son plein, les stands offraient des produits locaux à déguster, ils ne s’en privèrent pas, ils n’avaient pas mangé et deux tranches de gâteau, fourré à la confiture de figue, colmatèrent les petits creux à l’estomac. Pendant ce temps les organisateurs effectuaient les derniers réglages au spectacle qui débuterait dans quelques minutes. Un groupe chauffa les spectateurs par des rythmes contemporains, le clou de la journée fut un chanteur qui s’exprima longuement, il chanta une seule chanson qui dura plus d’une heure, c’était le dialogue d’un ménage en grand désaccord. Les autochtones riaient à gorges déployées, les mimiques et les phrases de ce troubadour enchantaient l’assistance, même ceux qui ne comprenaient pas le portugais succombaient sous le charme. Le vent du soir amena la pluie et tout ce beau monde commença à se replier, ils rejoignirent la Clio et rejoignirent leur chambre d’hôtel.

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Le contraste avec leur villégiature précédente leur sauta aux yeux, le confort n’était pas le même, le site ne pouvait rivaliser avec « Paradise in Portugal ». ils décidèrent de ne pas s’attarder et de rejoindre au plus vite l’Alentejo et la localité d’Evora. Après une bonne nuit de sommeil, ils prirent la route, les paysages défilaient, le relief moins accidenté ressemblait un peu à la Toscane. Des fermes blanches dominaient les sommets des collines, les chênes lièges prenaient le relais des eucalyptus. Ils rejoignaient le domaine des cigognes, des nids sur les cheminées et sur des poteaux aménagés, elles régnaient impassibles sur la région. Ils n’en avaient jamais vues autant, ces volatiles s’épanouissaient ici en toute tranquillité, le climat leur convenait parfaitement.

Le blé poussait au pied des arbres, les troncs sans écorce se remarquaient à leur couleur rougeâtre tandis que les autres oscillaient entre le gris et le marron. Chacun recelait une marque permettant de l’identifier et de planifier la récolte de ce liège si précieux, le pays étant le premier producteur mondial.

Ils poussèrent jusqu’à Portalègre, ils avaient jeté leur dévolu sur une maison de charme baptisée aussi « Quinta ». Ils avaient trouvé cette demeure dans un guide spécialisé dans les chambres d’hôtes présentant un attrait particulier. Située à l’écart de la cité, la résidence de style mauresque ne manquait pas de caractère, citronniers et orangers formaient une haie ombragée menant à la piscine. Des moutons broutaient l’herbe haute et des lapins gambadaient le long des murets où se trouvaient leurs terriers. Ce tableau champêtre incitait au farniente, ils passèrent de longs moments dans ce cadre bucolique.

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Ils déambulèrent dans la vieille ville, montèrent jusqu’au château et visitèrent la chapelle. Sur la place principale les étals du marché attiraient le chaland. Ils prenaient du plaisir à se mélanger aux acheteurs locaux, ils savouraient là toute l’authenticité, la chaleur et la rusticité de ces gens. Ils n’étaient pas au bouts de leurs surprises, le repas du soir se passa dans un lieu insolite.

Au fond d’une ruelle étroite un barbecue, confectionné dans une moitié de bidon, répandait sa fumée et les effluves des grillades leur chatouillèrent les narines. Ils s’approchèrent et comprirent vite l’intérêt d’entrer dans cette gargote. Dans un local, aménagé dans une cave, se trouvait une salle au décor surprenant. De grandes tables étaient disposées sur un sol de terre battue, des jarres énormes comblaient le fond de la pièce. On se serait cru dans la caverne d’Ali Baba, avec les voleurs cachés à l’intérieur des récipients qui servaient encore récemment à stocker le vin. Ils s’installèrent, il y avait seulement deux places de disponibles, ils n’en demandaient pas davantage. Ils voisinèrent avec une famille anglaise dont le père maîtrisait parfaitement la langue de Molière, cet homme avait dirigé le département français d’une multinationale qui produisait des rasoirs connus sur toute la planète. Ils sympathisèrent et échangèrent quelques propos sur le Portugal. Ils possédaient une maison dans la région de Setubal où leur fille enseignait l’anglais.

Le repas simple et copieux les combla d’aise, le bon vin et le voisinage agréable firent le reste, ils ressortirent les joues roses et le verbe haut, ils avait bu plus que de raison. Heureusement pour eux, la maréchaussée ne sévissait pas avec zèle et célérité comme dans le pays de France. Ils purent réintégrer la « Quinta » en roulant doucement, et

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s’endormirent en rêvant au divin liquide qui s’échappait des jarres pour remplir leurs verres.

Malgré l’abus de la soirée précédente, ils se réveillèrent en pleine forme et décidèrent de se rendre à Evora, ils connaissaient bien la ville et y retournaient avec joie. Ils hantèrent à nouveau la cathédrale et esquivèrent la chapelle des os aux murs constitués d’ossements humains, cinq mille squelettes sont là, peut être par économie de matériaux.

Sur l’esplanade où se trouvent les vestiges romains, une manifestation battait son plein, les employés de la municipalités défilaient pour dénoncer la volonté des élus de confier leur travail à des entreprises privées. Ils avaient choisi un support moderne pour attirer l’attention des passants, des fourgons publicitaires arpentaient les rues de la ville en scandant des slogans en rapport avec des affiches mobiles apposées sur les supports des véhicules. Chaque panneau, similaire a ceux que l’on voit chez nous, montrait les édiles dans des situations peu flatteuses. Sur l’un d’eux trois vautours posés sur un arbre surveillaient le service public agonisant, un tas d’os s’accumulait au dessous de la carte du Portugal accrochée à une branche. La chaise à porteur transportant le chef du gouvernement ne manquait pas d’attirer l’œil par son côté comique et décalé. Les manifestants joyeux exprimaient leur mécontentement d’une façon originale.

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Saigon la métropole du sud attirait beaucoup de monde, le cœur économique du pays battait ici. Le peuple industrieux s’affairait pour traiter les affaires, chacun essayait de profiter des richesses à sa manière. Le moindre mètre carré servait à installer un atelier ou une échoppe. Il errait au milieu de ce monde qui n’était plus le sien, au contraire cette agitation permanente lui donnait le tournis, il aspirait à autre chose, ses pensées vagabondaient entre son destin cruel et une femme qu’il avait lâchement fui.

Il visita la cathédrale, le bâtiment en brique rouge accueillait fidèles et touristes dans un flux ininterrompu, il ne trouva rien d’extraordinaire à voir, hormis son passé colonial, l’édifice ne présentait pas un grand intérêt architectural et sa décoration ne rivalisait pas avec une église vénitienne.

Il en était tout autrement de la poste centrale située en face, rénovée la façade offrait un aperçu de la colonisation française en Indochine. Au sommet d’un clocheton le drapeau vietnamien, rouge avec une grande étoile jaune au centre, flottait au vent. Il pénétra à l’intérieur, le portrait de l’oncle Ho au fond de la salle embrasait les lieux de son regard bienveillant. Entouré de deux globes terrestres et d’une pendule, le vieil homme donnait de la solennité au lieu, le silence régnait dans ce décor, la voûte ,se terminant en son milieu par une verrière, ajoutait du volume à cet espace qui n’en manquait pas. Il resta un moment posé sur une chaise à regarder travailler les postiers, le courrier revêtait un aspect magique à ses yeux,

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l’épopée de l’aéropostale n’y était pas étrangère. De nos jours le fonctionnement de ces acteurs incontournables avait perdu de sa poésie et seule subsistait des noms de légende, Mermoz, Saint-Exupéry et quelques autres moins célèbres.

Il se rendit aux halles de Cholon, certains surnommaient l’endroit « Le ventre et la marmite de Saigon ». Il emprunta un moyen de locomotion lui permettant de profiter tout à loisir de l’animation de la rue, le cyclo-pousse pousse avançait lentement se frayant un chemin parmi la circulation. Arrivé sur place il fut généreux avec le vieux travailleur qui fit mille courbettes en guise de remerciements, arc-bouté sur sa machine, il n’avait pas pédalé pour rien. Avec un seul client il venait d’encaisser le salaire de deux journées de labeur, il pouvait souffler un peu et aller fumer une pipe d’opium dans un tripot clandestin.

Malgré l’effervescence autour de lui, il ne parvenait pas à se détacher du visage et du corps de déesse de Suong, cet épisode le marquait durablement. Il revivait la soirée qu’ils avaient passé ensemble, les doux moments assis sur le lit, l’échange de baisers et sa volonté de ne pas poursuivre. Il voulait la revoir, deux minutes plus tard il ne le souhaitait plus, son cœur était victime de sentiments contradictoires. Il subsistait un comportement dont il avait honte, sa fuite le peinait beaucoup. Il ne comprenait pas qu’à son age il ne puisse affronter la vérité en face, il se trouvait trop vieux pour se lancer dans une conquête amoureuse, ce temps était révolu, et puis il ne sillonnait pas l’Asie pour ça, il cherchait la sérénité tout simplement.

Il se dit qu’il devrait descendre jusqu’au delta du Mékong, il gardait un souvenir ému de son escapade avec sa tendre moitié. Il se souvenait de la couleur de l’eau, un liquide boueux où évoluaient des myriades d’embarcations, toute une faune maritime vivait des échanges fluviaux. Des

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ferry, des bateaux de marchandises, des barques, se frayaient un passage pour rejoindre les ports ou les marchés. Il revoyait cette jeune femme qui manœuvrait avec précaution et dextérité, elle connaissait le fleuve et ses pièges, elle transportait des fruits et légumes qu’elle vendait sur le marché flottant, sa fille dormait allongée sur une natte, les vagues dépassaient parfois la ligne de flottaison au risque de déséquilibrer l’embarcation chargée au maximum. Elle lui avait inspiré un texte qu’il avait intitulé « La fille du delta »,il le récitait dans sa tête.

Le bateau glisse sur l’eau boueuseLa femme à la main ferme rameLe Mékong nourricier tisse sa trameDebout sur l’esquif elle est soucieuse

Le vieux bateau est bien chargéLe bois craque face à la vagueGare aux détritus qui divaguentIl faut être attentif aux dangers

Au petit matin elle est partiePrenant avec elle sa fille à bordLes autres s’agitent dans le portIci se joue une drôle de partie

Pour la gagner il faut être rapideRemplir bien vite la barqueFruits et légumes on embarqueA la grâce du fleuve qui décide

Le soleil se lève à l’horizonC’est pas le moment de musarder

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Sur l’eau la meute ne va pas tarderEst venu l’heure des livraisons

Le marché est un endroit curieux Un mélange d’odeurs et de couleurs Où battent d’immenses cœurs Les sourires sont merveilleux

Et toi tu arrives jeune batelière Tu t’arrimes comme à ton habitude Pas de temps mort ni de lassitude Tu négocies l’attitude fière et altière

Tes fruits sont beaux et tu le sais Ta fille endormie est silencieuse Le clapotis est sa douce berceuse Enfin tous tes produits sont placés

Tu vas revenir à vide le cœur léger Qu’il vente ou qu’il pleuve Chaque jour tu es sur le fleuve Fille de l’eau qui ne sais pas nager

Avec autour l’ombre des bananiers Et l’odeur sucrée de la frangipane Au bord de l’arroyo est ta cabane La toiture en feuilles de palmier

Une natte posée sur un châssis Dans un coin un chat famélique Pour éloigner les esprit maléfiques Même la superstition est ici

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La pauvreté est ton royaume Tes yeux de jais et ton sourire Ton passeport pour survivre Au delta c’est toi l’homme

Aujourd’hui la gamine doit être à la manœuvre sur l’eau, sa mère a du lui passer le flambeau, ainsi va la vie dans ces contrées. Il revivait son débarquement sur un ponton exsangue d’avoir vu passer trop de gens. Ils s’étaient retrouvés dans un atelier de récupération de piles et batteries, des jeunes femmes décortiquaient ces pièces dangereuses sans masques ni gants, la pièce fermée et sans lumière devaient receler une quantité de matériaux pouvant empoisonner des centaines de personnes, elles travaillaient stoïques, la maladie faisant partie du risque, mais sans ça pas d’autre travail ne s’offrait pour elles, alors elles préféraient le danger à la misère, mais pour elles c’était l’un et l’autre.

Leur balade en barque dans les arroyos lui laissait aussi des souvenirs plein la tête, il avait été marqué par les sourires et les signes des enfants se baignant nus parmi la boue et les excréments, des sacs en plastique flottaient ça et là. Sur les berges des cabanes au toit de palmes abritaient des familles, une végétation luxuriante servait de décor à la pauvreté, il n’était pas certain que « La misère soit plus supportable au soleil ».

Le contraste avec le nord du pays sautait aux yeux, ici chacun gérait sa condition avec comme seul espoir de s’en sortir par soi même. Dans l’autre moitié du Vietnam la solidarité s’exprimait au quotidien, personne ne se trouvait abandonné, on partageait tout même lorsqu’il n’y avait rien. Dans le sud l’individualisme, hérité de la présence occidentale, mettait sur le tapis des milliers de pauvres, la

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miséricorde n’arrivait pas jusqu’à eux. Il hésita puis décida de se rendre ailleurs, il pensa qu’un séjour dans la baie d’Along serait le bienvenu. Inconsciemment il se rapprocherait de Suong.

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Ils entamèrent la dernière phase du séjour, bientôt les vacances ne seraient plus qu’un amalgame de souvenirs rangé dans la grande malle du temps qui passe. Ils se dirigeaient vers un village situé dans les environs de Fatima, ils prévoyaient de passer deux jours chez des amis portugais qui jouissaient de leur retraite au pays après de nombreuses années de travail en région parisienne. Ils se connaissaient depuis plus de trente cinq ans, une profonde amitié les liait. Ils savaient qu’il leur faudrait un solide coup de fourchette pour faire honneur à leur table, c’était à chaque visite le même rituel.

Le paysage changeait, le relief devenait un peu plus aride, l’eucalyptus prenait la place du chêne liège. Au fur et à mesure qu’il approchèrent de Fatima, ils croisèrent des pèlerins en car et à pied, ils se dirigeaient vers le sanctuaire érigés en souvenir de l’apparition de la vierge Marie à trois jeune bergers. Cet événement transforma l’économie et la vie religieuse du pays, les hôtels et magasins se multiplièrent et l’endroit est devenu un haut lieu du catholicisme.

Ils évitèrent la basilique et ses croyants pour se diriger vers le terminus de leur étape. L’accueil était toujours le même avec la joie de se revoir, leur dernier passage datait de près de cinq ans. Les hôtes n’avaient pas trop changé, mais on pouvait lire de la préoccupation dans le fond de leurs regards, une forme de mélancolie les habitait. Après les échanges de banalités, ils saisirent ce qui minait leurs amis, la santé économique de la société de leur fils

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n’était pas florissante, elle subissait de plein fouet la crise qui frappait le pays. Face à l’adversité, ils souffraient davantage que les principaux intéressés.

Malgré leur présence et les tentatives de réconforter leurs amis, ils se rendirent à l’évidence, la sinistrose gagnait dangereusement du terrain. Ils discutèrent longuement avec le fils et son épouse, ces derniers réagissaient avec plus de tonus et analysaient le problème avec lucidité et sang froid. Ils reconnurent que l’issue fatale n’était pas très loin, un trop grand nombre d’impayés mettait en péril l’existence de l’entreprise et les moyens de recours s’avéraient dérisoires. Cela ne les empêcha pas de passer un excellent moment devant un repas convivial où le bon vin coula à flots, ils se quittèrent en se promettant de remettre ça le plus souvent possible.

La chaleur s’invita sur la région, le soleil généreux fit monter la température, il leur restait deux jours à flâner dans les rues de Lisbonne. Il saluèrent et remercièrent chaleureusement leurs amis, et prirent la route, une heure et demie plus tard ils rentraient dans la capitale lusitanienne. La circulation était dense mais il connaissait parfaitement le chemin de l’hôtel, il avait choisi le même que la dernière fois. L’établissement présentait deux avantages non négligeables, il se situait en centre-ville et possédait un garage en sous-sol. L’inconvénient étant le voisinage, en effet la prostitution sévissait de plus belle dans les rues adjacentes, des femmes, originaires des anciennes colonies africaines, faisaient commerce de leur corps au sus et au vu de tout le monde.

Après avoir garé la Clio et porté les bagages dans leur chambre, ils partirent, bras dessus bras dessous, déambuler dans la ville. Ils adoraient l’ambiance du centre historique, ils s’agrippèrent au tramway avalant les pentes

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étroites au dessus de la cathédrale, malgré les vitres ouvertes, il ne fallait pas pencher la tête, l’engin avançait et il rasait les murs passant souvent à quelques petits centimètres. Le trajet ne manquait pas de pittoresque, le spectacle des vieilles femmes toutes de noirs vêtues, avec leurs paniers remplis de provisions, les ravissait. Contrairement à d’autres grandes villes européennes, Lisbonne avait su garder une âme, les requins de l’immobilier ne s’étaient pas encore emparés de la cité, les habitants vivaient ici, ce qui donnait un attrait supplémentaire à leur visite.

A la mi-journée ils baguenaudaient sur la place du commerce lorsqu’ils virent un groupe se réunir vers la statue équestre de José 1er érigée au milieu de l’esplanade. Un homme se singularisait par sa stature et son costume clair, il s’agissait de notre président de la cour des comptes. Ils questionnèrent une hôtesse qui leur précisa les raisons de sa présence, il assistait à un colloque sur l’harmonisation judiciaire, tout un programme ! Les participants posèrent pour la postérité avant de s’orienter à pas comptés vers un restaurant réputé.

La soirée fut consacré à écouter du Fado dans le Bairo Alto, ils choisirent un petit estaminet ou deux chanteuses et un chanteur aveugle se relayaient pour décliner leur répertoire aux clients de passage. Ils apprécièrent ce moment agréable à écouter ces mélodies empreintes de Saudade, la nostalgie propre à cette musique. Ils rejoignirent leur hôtel à pied sans se presser, la faune nocturne s’était déployée alentour, ils continuèrent leur chemin sans s’attarder sur ce qui se passait.

Ils avaient arpenté de long en large les rues et ruelles, ils aspiraient à une bonne nuit de repos, leur espoir fut vite déçu. Des soupirs et des plaintes parvenaient jusqu’à

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eux, le sommeil n’avait pas gagné la pièce voisine. Ils distinguaient des gémissements puis des cris, le lit grinçait et la jeune femme semblait au comble de l’excitation. Ils comprirent vite que la séance revêtait un caractère particulier, ils identifièrent trois voix différentes, deux hommes accompagnaient la fille qui évoluait du plaisir à la douleur selon les moments. Ils comprenaient cet usage d’une chambre d’hôtel, ils s’interrogeaient sur ce qu’ils entendaient, était-ce subi ou consenti ? Ils ne possédaient pas suffisamment la langue portugaise pour interpréter les cris provenant d’à côté. La séance dura une grande partie de la nuit, le temps leur parut interminable, la jeune femme passait de l’orgasme aux plaintes et aux cris. Ils optèrent pour une professionnelle qui monnayait ses talents à deux pervers, il ne pouvait en être autrement. Ils n’osaient pas alerter la réception de crainte de voir la situation dégénérer, par lâcheté ils préférèrent ne rien dire et attendre la fin des ébats.

Ils descendirent dans la salle de restaurant pour le petit déjeuner, ils espérait que les protagonistes de leur nuit blanche viendraient, après tous cette débauche d’énergie, se sustenter. Ils durent se retenir pour ne pas pouffer de rire lorsque le premier pensionnaire arriva, un vieux monsieur le cheveu blanc et avec une canne se présenta. Ils doutèrent qu’il soit membre actif du trio qu’ils entendirent aussi longuement. Ils déchantèrent, les oiseaux s’étaient sûrement envolés à l’issue du jeu, ils ne verraient jamais les visages de ces adeptes du Sado Masochisme.

Ils passèrent une deuxième journée plus calme, ils visitèrent la tour de Belém et se baladèrent dans le quartier avant de rejoindre l’aéroport en fin d’après-midi. La parenthèse se refermait, tout ce qu’ils avaient mis au milieu leur procura de la joie et du plaisir. Ils oublièrent la maladie,

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l’accident du fils aîné et la fausse-couche de Rindra. Demain serait différent, ils en étaient conscients. Ils avaient rechargé les batteries afin d’affronter le quotidien et ses orages maléfiques.

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Un autre univers s’ouvrait devant lui, le golfe du Tonkin lui offrait la baie d’Along dans son écrin. Le bateau identique à une jonque fendait les flots dans une brume qui répandait le mystère tout autour. En cette saison le touriste ne se bousculait pas, il profita de l’aubaine pour négocier une excursion en solitaire. Il se retrouva le seul passager dans l’embarcation, deux hommes formait l’équipage qui s’aventurait entre les îlots karstiques. Le soleil déclinait sur l’horizon éclairant les rochers d’une lumière irréelle, l’eau s’assombrissait et une teinte orangée s’appropria le ciel. Il pensait à la légende qui accompagnait la création de ce site grandiose. Le dragon mythique serait descendu dans la mer pour dominer les courants, entraîné par ceux-ci il se débattit et ses nombreux coups de queue taillèrent des failles dans la montagne. Avec la montée des eaux, il ne subsiste maintenant que les sommets les plus hauts, cette histoire, embellie par la beauté sauvage du lieu, faisait rêver des millions de visiteurs.

Il rejoignirent cinq autres bateaux qui avaient jeté l’ancre à proximité, la réglementation en vigueur obligeait les capitaines à mouiller en groupe pour la nuit. De nos jours, des pirates sévissaient encore dans cet endroit de la mer de Chine, le dédale naturel de la baie leur offrait un cadre idéal pour échapper aux autorités. Le danger était réel à la tombée du jour, la prudence s’imposait à tous.

Il passa une bonne partie de la nuit à contempler les étoiles sur le pont, il s’allongea sur un transat et s’endormit. L’humidité le réveilla, il était trempé, une fine bruine

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tombait, il distinguait à peine les lumières des jonques immobiles. Il regagna sa cabine, quitta ses vêtements mouillés et se glissa dans le lit. Au petit matin un bruit insolite le réveilla, quelque chose ou quelqu’un grattait à la porte, il alluma et fut impressionné. Un rat, plus gros que ses deux poings, tentait de se frayer un chemin, il cherchait à se faufiler entre des planches disjointes. Il lui ouvrit, la bestiole n’en demandait pas tant, il disparut dans les cordages enroulés sur la coursive.

Cet épisode le maintint éveillé, il voulait éviter l’intrusion d’un nouveau spécimen. Il s’habilla et rejoignit le personnel à l’étage supérieur. Dehors la baie s’était vêtue de gris, le soleil de la veille cédait la place à la pluie, la visibilité était quasi nulle. Des bruits sourds résonnèrent en écho parmi les blocs, il comprit que les pêcheurs travaillaient en toutes saisons, ils pêchaient à la dynamite. La méthode interdite perdurait malgré la répression policière, les coupables cachaient leurs explosifs dans des grottes et ne prenaient avec eux que la quantité nécessaire pour la journée, un bâton suffisait pour tuer du poison sur un large périmètre. Ce procédé appauvrissait les fonds marins et dans quelques années il n’y aurait plus de créatures vivantes dans les eaux de la baie. Ces pauvres gens agissaient de la sorte depuis plusieurs générations, il n’était pas simple de renoncer à sa source de revenu, même si l’activité s’avérait illégale.

Ses pensées vagabondaient, il voyageait dans le temps, il se souvenait de son précédent périple avec sa douce et tendre compagne. Ils avaient escaladé l’îlot Titov avec sa plage de sable blanc, arrivés en haut, un panorama exceptionnel s’offrit à eux. Ils dominaient l’essentiel de la baie et purent admirer tout à loisir le travail de dame nature.

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Ils passèrent de bons moments ensemble avant la maladie, avant l’arrivée des orages maléfiques.

Suong occupait une petite place dans sa tête et probablement dans son cœur. Il s’était éloigné comme un gosse qui a fait une bêtise, parfois il regrettait de s’être comporté de la sorte. Des sentiments contradictoires l’habitaient, avait-il le droit de penser à une autre femme ? était-ce raisonnable ? Aucune réponse à ces questions ne parvenait jusqu’à lui, il devait se contenter de sa conscience, et justement, il n’avait pas bonne conscience. Il savait qu’il ne réécrirait pas l’histoire, il s’interrogeait, avait-il le courage d’en écrire une nouvelle ?

Il méditait sur sa propre existence, sa vie, ses fautes, ses erreurs, ses épreuves. Dieu ne lui donnait pas les clés pour ouvrir les portes de l’espoir, il ne croyait pas, il devenait fataliste. Il regardait en arrière, ce qu’il voyait le rendait triste, alors il essayait de passer à autre chose, peut-être que Suong entrait dans ce jeu. D’habitude il décidait, tranchait et appliquait. Aujourd’hui il tergiversait, pesait le pour, soupesait le contre et ne décidait rien. Il savait qu’il n’avait plus personne pour jeter des bûches au foyer, plus de cœur à réchauffer de mots tendres, plus de corps à saouler de caresses. La solitude prenait tout son sens, le cœur endurci et le corps au sevrage, il survivait.

Il s’interrogeait sur cette jeune femme, il aurait voulu être une mouche pour voir comment elle vivait cette trahison. Que devait-elle penser de lui ? Il fermait aussitôt le chapitre et s’occupait l’esprit autrement.

Lorsqu’il avait fait ses bagages, il prit cinq enveloppes qu’il cacheta après y avoir inséré ce qu’il avait de plus précieux. Il retourna dans sa cabine et en prit une, il la décacheta et monta sur le pont, un grain fouettait son visage, il ouvrit plus largement le contenant et jeta le

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contenu dans les eaux grises. Il fixa longuement les flots et rentra se mettre au sec, il pleuvait des larmes de sérénité, elles coulaient le long de ses joues. Il venait de faire preuve de volonté, il lui restait quatre enveloppes.

Le bateau leva l’ancre, ils quittèrent l’abri de nuit et se retrouvèrent dans une zone plus agitée, une forte houle secouait l’embarcation. Il ne craignait pas le mal de mer, mais cela lui procurait une sensation désagréable. Heureusement le pilote expérimenté s’engagea dans une passe où les eaux aspiraient au calme et à la tranquillité. Le ciel commençait à se dégager, le contraste des nuages noirs et blancs conférait un éclat particulier aux rochers émergeants. Dans deux heures il accosterait, pour aller où ? il disposait de cent-vingt minutes pour programmer la suite de son voyage.

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Ils avaient quitté Lisbonne par une chaude journée, l’arrivée à Genève les rappela à la triste réalité, une bruine glaciale se déposait sur la ville. Les lampadaires diffusaient une lumière blafarde, la parenthèse de bonheur se terminait dans la nuit genevoise.

Lorsqu’ils poussèrent la porte d’entrée de leur maison une température glaciale les saisit, ils posèrent leurs bagages dans un coin et se glissèrent sous la couette, il se faisait tard et le temps de sommeil serait court. Ils eurent du mal à s’endormir, pour combler les longs moments d’insomnies ils discutèrent de leur séjour. Ils rêvaient de « Paradise in Portugal », ils souhaitaient y retourner le plus tôt possible, ils avaient succombé au charme de ce coin magique isolé dans la nature.

Il se réjouissait à l’idée de renouveler un entracte aussi bénéfique, il revivait en voyant l’état de sa chère moitié. Elle respirait la joie de vivre et sa leucémie semblait être loin, elle n’était pas guérie mais la rémission relevait du miracle, elle ne s’en plaignait pas. Bien entendu, elle subissait des contraintes médicamenteuses, cela lui permettait d’espérer en des jours meilleurs, de nombreux jours de bonheur.

Elle terminerait ses vacances par trois journées à la maison, elle reprenait, avec appréhension, le travail la semaine suivante. Elle considérait que sa reprise d’activité serait un pied de nez à ce coup du sort qui l’avait clouée pendant plusieurs mois dans un lit. Elle voulait rattraper le

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temps perdu, jouir de la vie et de son homme tout simplement.

Elle essayait de penser le moins souvent possible aux évènements qui les frappèrent, c’était une des conditions formulées par son médecin. Elle ne devait se concentrer que sur des éléments positifs, aller de l’avant à la recherche du bien-être, profiter des lieux et des choses, respirer l’air de la liberté retrouvée.

Il se leva le premier et se dirigea vers le répondeur téléphonique, le compteur affichait cinq messages, il les écouta. Trois communications concernaient une commande de restauration d’un meuble ancien confié à un ébéniste, ce dernier attendait son accord avant d’aller plus loin dans ses travaux, il le rappellerait dans la journée car l’homme de l’art suspendait l’avancement à son appel. Les deux messages suivants émanaient du deuxième fils, à leur écoute il esquissa un sourire, il ne les effaça pas, il voulait voir la tête de son épouse à l’écoute de la voix joyeuse du second fils.

Elle avait besoin de dormir, il en avait l’habitude depuis toujours, elle pouvait roupiller comme un loir huit à neuf heures d’affilée. Avec la fatigue du voyage, elle était en phase de récupération. Lorsqu’elle fit son apparition, son petit-déjeuner l’attendait à la cuisine, une odeur de pain grillé lui chatouilla les narines. Elle se dirigea vers son époux et l’embrassa tendrement, elle remarqua quelque chose de différent, elle le regarda et lui déclara qu’il lui cachait quelque chose. Elle avait perçu son air narquois, il paraissait plus content qu’à l’accoutumée.

Il la laissa se sustenter avant d’aborder une conversation qui à n’en point douter lui mettrait du baume au cœur. Elle mâchonnait sa dernière bouchée lorsqu’il mit en marche le répondeur téléphonique. Elle reconnut

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immédiatement la voix du jeune fils, au bout de deux phrases elle sourit, l’événement la réjouissait. Il annonçait qu’il serait là ce week-end et qu’il leur présenterait une jeune fille avec qui il avait quelques affinités. Il leur assénait ça d’une manière naïve et spontanée qui correspondait bien à sa personnalité. Son second message plus bref et plus précis disait qu’il avait oublié de préciser qu’il l’aimait !

Ils étaient contents de voir enfin le garçon se stabiliser, il avait beaucoup papillonné ces dernières années sans jamais s’attarder sur une copine. Ses amourettes duraient quelques semaines et une nouvelle conquête prenait la place de la précédente. Il rigolait avec eux en évoquant le sujet, il déclarait que le hasard ferait bien les choses, il ne servait à rien de précipiter le moment, la vie se chargerait du reste.

La semaine s’écoula rondement, ils se posèrent mille questions concernant la copine, serait-elle blonde ou bien brune ? grande ou petite ? blanche noire ou jaune ? Ils riaient de bon cœur en dressant le portrait robot de celle qu’ils allaient rencontrer. Ce petit jeu les amusa, ils firent un pari, lui joua sur une blonde aux yeux verts mesurant un mètre soixante-dix, elle opta pour une brune ténébreuse aux yeux noirs d’un mètre soixante-quinze. Ils convinrent que le gagnant et le perdant s’inviteraient mutuellement, comme cela quel que soit l’issue de la partie, ils passeraient une bonne soirée ensemble.

Une voiture se gara dans la cour le samedi à midi, le jeune fils descendit, tandis qu’il se dirigeait vers la portière du passager, ils observaient la demoiselle qui allait sortir du véhicule. Ils virent d’abord une chevelure rousse émerger au dessus du toit, ils se regardèrent et partirent dans un fou-rire qu’ils expliquèrent aux jeunes gens pendant les

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présentations. Tous quatre rirent de bon cœur à l’objet du pari perdu par papa et maman.

Maureen était irlandaise, elle paraissait dynamique et maîtrisait parfaitement le français avec un délicieux accent. Le père séduit par les tâches de rousseur et son regard, assura qu’il avait trouvé la couleur de ses yeux, en conséquence il devait être déclaré vainqueur, son épouse précisa qu’elle avait deviné la taille à un centimètre près, elle mesurait un mètre soixante-quatorze. Le fils trancha et opta pour un match nul, dans ces cas là, les parents devaient les inviter aussi, la proposition fut adoptée à l’unanimité.

Le courant passa immédiatement entre Maureen et les éventuels beaux-parents, elle se sentait à l’aise et réussit à les séduire par sa fraîcheur et sa spontanéité. Les deux tourtereaux se connaissaient depuis sept mois et envisageaient de vivre ensemble, si l’expérience était concluante le mariage ne traînerait pas, ils étaient décidés.

Ils comprirent les raisons de la maîtrise de notre langue par une citoyenne irlandaise. Outre l’anglais, elle parlait couramment l’allemand, l’espagnol et bien entendu le français. Elle travaillait à l’OMS à Genève en qualité d’interprète. Elle aimait la musique, les deux amoureux firent connaissance lors d’un concert des Rolling Stones, ils se découvrirent des goûts communs, leur relation débuta devant une bière dans un pub.

Ils restèrent tout le week-end en compagnie des parents, chacun trouvant du plaisir à discuter, ils ne virent pas le temps passer. Maureen savait qu’elle pourrait compter désormais sur sa seconde famille, elle souhaitait également rencontrer le fils aîné et Rindra. Ils promirent de mettre sur pied un week-end familial afin de faire plus ample connaissance avec le reste de la tribu.

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Les jeunes prirent congés tard le dimanche soir, leur conduite amoureuse ne laissait planer aucun doute, ces deux là étaient faits pour s’entendre. Le père se laissa aller d’une confidence à sa douce et tendre compagne, il lui confia qu’ils seraient grands-parents rapidement, il lisait ça dans les yeux de son fils et de sa future belle-fille. Elle lui répondit qu’elle espérait que sa prédiction se réalise.

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Seul sur le quai du port, sa décision était prise. Il se renseigna pour rejoindre la capitale, trois heures le séparait des retrouvailles avec Suong. Quel accueil lui réserverait-elle, il s’était posé mille fois la question, mille fois la même évidence lui sautait aux yeux, il devait la rencontrer et il saurait. Le vieux car poussif toussotait et crachotait un nuage noir, il s’arrêtait souvent et jamais personne ne descendait, par contre de nombreux autochtones se faufilaient dans l’allée centrale afin de trouver un refuge pour se poser. Il était le seul touriste occidental dans le bus brinquebalant, une majorité de femmes occupait les sièges et la travée, certaines s’étaient assises sur le baluchon qu’elles transportaient.

Il ne voyait pas le paysage qui défilait devant lui, ses pensées allaient vers celle qui l’attirait irrésistiblement. Sans le savoir elle l’aidait à exorciser ses démons, il revivait avec un état d’esprit positif. A l’arrêt suivant une jeune vietnamienne, au ventre bien rond, monta dans le véhicule, il se leva et voulu lui céder sa place. Par fierté ou par crainte, elle refusa tout net de s’asseoir sur le siège qu’il occupait précédemment. Il réussit dans un sourire à lui faire admettre qu’elle devait se reposer, elle baissa la tête et s’installa. Il fit le reste du trajet debout en se tenant au dossier d’un fauteuil afin d’éviter d’être catapulté lors d’un brusque coup de frein.

L’autobus approchait de la ville, l’habitat se densifiait et sur les voies les cyclomoteurs et les motos prenaient d’assaut l’asphalte. La circulation devenait

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problématique à l’approche du terminus, à croire que tout le monde s’était donné rendez-vous au même endroit. La gare routière se situait à plusieurs kilomètres de sa destination finale, il héla un cyclo-pousse en lui indiquant l’adresse où travaillait Suong. Le pauvre homme pédalait arc-bouté sur sa machine, il usait et abusait d’une sonnette pour se frayer un passage au milieu d’un embouteillage digne de la place de la concorde à la sortie des bureaux.

Il se trouvait à moins de cinq-cents mètres du but, il fit stopper son transporteur, il descendit et le paya avec un billet de cinq dollars. L’homme était satisfait et remercia chaleureusement son client. Ses bagages à la main, il se dirigea d’un pas décidé vers la belle jeune femme.

Il pénétra dans l’agence, il la vit aussi jolie que dans ses rêves, deux clients conversaient avec elle au comptoir. Elle tourna sa tête dans sa direction, elle le vit et abandonna vite de le fixer pour se consacrer à son travail. Le couple lui tendit une carte de crédit, elle leur donna un dossier dans une chemise plastifié, ils signèrent un bordereau, après restitution de la carte ils la saluèrent et quittèrent les lieux.

Il se trouvait bien pataud si près d’elle, elle lui signifia un bonjour neutre et poli. Le message était clair, elle s’interdisait de converser d’autre chose que de ce qui se rapportait à son activité professionnelle. Il essaya d’être agréable, il commença par lui présenter des excuses, elle lui répliqua qu’elle était à sa disposition pour des renseignements d’ordre touristique. Il n’y avait pas de dialogue, mais deux monologues, chacun parlant de sujets totalement différents. Il insista, elle lui rétorqua sèchement qu’elle n’avait rien d’autre à lui proposer, elle haussait la voix, il craignait que son verbe haut n’attire son chef, il ne désirait en aucun cas provoquer un incident. Il battit en

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retraite, elle détourna son attention, tout semblait fini entre eux.

Il se retrouva abattu sur le trottoir, il ne s’attendait pas à voir se dérouler le tapis rouge sous ses pieds, mais il n’envisageait pas un accueil aussi glacial et détaché. Elle ne lui pardonnait pas sa lâcheté, sa fuite sans explications. Il venait de recevoir un direct à l’estomac, il l’avait bien mérité, il était conscient de tout cela. Il réfléchissait sur le trottoir, dans quelques minutes la boutique fermerait ses portes, il attendrait ce moment en espérant pouvoir discuter un peu avec elle.

Il arpenta les rues du quartier afin de tenter de se changer les idées, la nuit s’était emparé de la ville, les lumières projetaient des ombres sur les trottoirs. Les passants poursuivaient et précédaient leur double chimérique, insensibles à ces jeux. Le rideau métallique tomba, plus aucune lueur n’apparaissait au travers des grilles, il espérait voir s’ouvrir le portail d’à côté et la voir. Son vœu fut exaucé, elle poussait son scooter, il s’avança vers elle, il la supplia de l’écouter une seule minute. Elle le fixa droit dans les yeux, il lui expliqua en peu de mots qu’il avait eu peur, peur de lui, peur d’elle, peur d’eux.

Ses paroles la touchèrent, elle adoucit son regard, elle lui répondit qu’elle ne pouvait faire confiance à un peureux, elle s’assit sur son engin et actionna le démarreur. Il se précipita vers elle, il lui pris le visage et l’embrassa, il recula d’un pas et lui dit qu’au moins il lui aurait fait un baiser d’adieu. Elle quitta son cyclomoteur et se jeta dans ses bras, ils échangèrent un long, très long baiser. Après avoir repris leur souffle, elle lui parla puis elle rouvrit l’huis et partit ranger son scooter, elle en profita pour échanger un coup de fil.

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En très peu de temps, il éprouva des sentiments contradictoires, après la douche froide il appréciait le revirement de situation. Elle s’approcha de lui à nouveau, il la contempla avec tendresse, il ne croyait pas au spectacle qui s’offrait à lui. Elle avait posé le masque du courroux et revêtu celui d’une femme amoureuse, il percevait des signes qui ne trompaient pas.

Ils décidèrent de faire un crochet par l’hôtel car il avait ses bagages et pas de chambre prévue pour la nuit. Le réceptionniste le reconnu et solutionna sa demande. Ils empruntèrent l’ascenseur et se retrouvèrent devant la porte trois-cent neuf, il tourna la clé, poussa la porte, Suong la referma, ils se retrouvaient enfin seul. Ils partagèrent des baisers et des caresses, le feu brûlait dans leurs veines, ils avaient une énorme envie l’un de l’autre. Il la déshabilla lentement, il profitait et savourait le grain de sa peau qui apparaissait en abandonnant le chemisier blanc. Elle l’aidait dans cet effeuillage, elle se trouva en string et soutien-gorge blancs. Le contraste avec son teint mat accentuait sa beauté, elle rayonnait dans la pièce éclairé en intermittence par les néons de la rue.

Elle s’employa à lui enlever ses vêtements, elle aussi prenait son temps, elle se frottait tendrement contre lui. Il dégrafa son balconnet, deux seins fermes sortirent de leur étui, il les caressa doucement en titillant les pointes qui durcirent sous l’excitation. Elle se plaqua contre son bas-ventre où son sexe érigé attendait impatiemment. Elle fit glisser sa minuscule culotte le long de ses jambes fuselées, il finit de l’enlever en déposant des baisers sur ce bout de tissu minuscule. L’entière nudité les stimula davantage, ils ne se parlaient pas, ils échangeaient des caresses et des baisers. Il fut le premier à approcher ses lèvres de sa toison frisée noire, il la vit frissonner puis écarter un peu plus ses jambes,

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sa langue s’immisça dans son sexe humide. Elle l’attira vers le lit, ils basculèrent, elle se positionna sur lui tout en le laissant continuer à explorer son intimité, elle s’empara de sa verge tendue et l’embrassa puis passa de petit coups de langue avant de l’engloutir dans sa bouche. Ils restèrent un moment à sillonner les routes du plaisir buccal.

Suong abandonna la fellation et l’enfourcha, elle opérait lentement avec une sensualité qui lui prouvait que tout restait possible. Elle dirigeait les ébats, il était au comble du ravissement, à des périodes lentes succédaient des coups de reins violents, il voulut changer de position, ils chavirèrent en restant étroitement enlacés. Elle serrait ses cuisses, il sentait monter en lui le désir de jouissance, elle haletait, il communiait avec elle, il arrivèrent au summum au même instant. Elle ne voulait plus se détacher de lui, elle désirait le garder en elle, il profita de son excitation pour recommencer. Leur seconde fois fut plus calme et raffinée, ils jouirent en douceur en se regardant amoureusement dans les yeux, ils s’embrassèrent et se lovèrent l’un contre l’autre.

Ils auraient pu rester des heures dans cette attitude, mais la faim les tenaillant, ils prirent une douche ensemble et partirent main dans la main au bord du lac, ils trouveraient bien une échoppe où consommer un potage avec quelques bouchées de riz. Il lui demanda à quelle heure elle souhaitait partir, elle le regarda et éclata de rire. Il venait de comprendre, cette nuit elle ne rentrerait pas. Il lui offrit un baiser, qu’elle lui rendit aussitôt.

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Le téléphone sonna, il était vingt et une heure trente-cinq. Il n’aimait pas entendre cette sonnerie le soir, il avait trop usé de cet appareil dans les années passées. Sa douce et tendre épouse s’était pelotonnée dans son lit pour lire, tandis qu’il regardait un match de football à la télévision. Il se leva et se saisit du combiné, son plus jeune fils le salua et aborda directement l’objet de son appel. D’habitude, ce dernier prenait soin de s’inquiéter des autres avant de parler de lui, il en fut tout autrement ce jour là.

Il dit à son père qu’il avait deux nouvelles à lui annoncer, une bonne et une bonne, par laquelle commençait-il ? Il connaissait bien la façon de s’exprimer de son garçon, il lui répondit de procéder dans l’ordre. Au fur et à mesure des explications, son visage changea, ce qu’il apprenait le ravissait, il demanda à son interlocuteur de patienter quelques instants, il désirait que sa mère entende elle aussi ce qu’il venait de lui dire succinctement.

Il se dirigea vers la chambre, poussa la porte et constata que la lecture avait eu raison de la lectrice, elle dormait à poings fermés. Il hésita avant de prendre la décision de la réveiller, il estimait qu’elle devait profiter de la nouvelle maintenant, elle pourrait se rendormir sereinement par la suite. Il l’embrassa délicatement dans le cou, elle émis un léger grognement, il insista, elle se réveilla et le rabroua pour la forme. Elle se rafraîchit les joues à la salle de bains puis s’empara de l’appareil.

La chair de sa chair se comporta de la même manière qu’avec son paternel. Son intuition féminine l’amena

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instantanément où le fiston voulait l’amener par des circonvolutions successives. Elle comprit qu’une petite graine germait dans l’utérus de Maureen, elle rayonnait de joie elle aussi, être grand-mère lui apportait ce qu’elle attendait depuis plusieurs années déjà. A l’autre bout du fil, le gamin tout fier de confier son enchantement à ses parents, écrivait le plus beau chapitre de sa vie d’homme.

Sa compagne subissait avec beaucoup de désagrément son début de grossesse, les nausées et vomissements étaient son lot quotidien. Ces perturbations la fatiguaient, mais avec son caractère bien trempée, elle se disait que c’était un cap à franchir et que le reste se passerait le plus normalement du monde. Elle profitait un peu de la situation en se faisant câliner encore plus par le futur papa aux petits soins.

La première bonne nouvelle reçue, il convenait d’aborder la seconde. Bien entendu, elle découlait de la précédente, le mariage serait célébré dans moins d’un mois. Elle se réjouissait de l’union, mais elle trouvait le délai extrêmement court. L’explication fut limpide, la future mariée souhaitait être en blanc, il fallait donc agir vite avant que son ventre rebondi ne se remarque trop dans sa robe blanche. Ils comprirent que la date n’était pas négociable, ils en prirent acte et convinrent de se rappeler dès le lendemain pour aborder les détails de l’organisation.

Heureux et comblés, ils accusaient le choc, l’horloge du temps s’emballait, il faudrait mettre les bouchées doubles pour réussir la fête. Sur le téléviseur, le match s’était achevé, le score ne l’intéressait guère, il pensait aux jeunes et espérait un éventuel petit-fils qu’il initierait aux plaisirs simples de l’existence. Il rejoignit la chambre conjugale, ils discutèrent pendant plus de deux heures avant d’arriver à

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sombrer dans les bras de Morphée. Il y a parfois des coups de fil qui véhiculent le plaisir, celui là en faisait partie.

Ils se levèrent d’excellente humeur et échafaudèrent mille projets pour le mariage, cependant à chaque fois ils subordonnaient leur idée à l’approbation du nouveau couple. La perspective de cette union leur donnait un tonus supplémentaire, ils se comportaient comme des gamins à qui le père Noël aurait offert le plus beau des cadeaux. L’appel tant attendu se produisit vers dix-neuf heures, ils eurent le privilège de parler d'entrée à Maureen, elle allait mieux, aucun ennui n’avait perturbé sa journée, elle leur fit part de son bonheur et leur passa son compagnon.

Ils arrêtèrent rapidement les modalités, la cérémonie se déroulerait à la mairie, pas d’église, et si la météo de fin de printemps le permettait, tout se passerait dans un pré. Une solution de repli fut envisagée en cas d’intempérie. Ils aimaient la nature et souhaitaient se marier en toute simplicité, il fut convenu que chacun établissait sa liste d’invités, ils balayèrent la question avec maestria et arrivèrent à une soixantaine de personnes. La famille de Maureen dispersée au quatre coins du globe, seuls les plus proches accepteraient d’assumer le déplacement, pour la forme ses oncles d’Australie et du Brésil furent conviés à la fête.

Le soleil s’invita à la noce, la future maman resplendissait, son teint pâle et ses tâches de rousseur se trouvaient mis en valeur par sa chevelure rousse frisée. Le jeune fils en costume de couleur crème avait fière allure, ils échangèrent de nombreux baisers. A la sortie de l’hôtel de ville, l’assistance leur jeta les grains de riz et des pétales de roses, les photographes mitraillèrent la scène où les deux tourtereaux se courbaient sous l’avalanche.

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Des tréteaux et des parasols attendaient dans le pré, les vaches voisines s’approchèrent intriguées par cette animation inaccoutumée, de mémoire de bovins il s’agissait bien de la première fête dans ce champ. Un parquet et des lampions complétaient le tableau, un orchestre irlandais joua des ballades et des airs du folklore du pays de Maureen. Les amis des marié se mélangèrent, ils dansèrent au son des violons des gigues endiablées.

La mère de la jeune femme essaya de formuler quelques mots en français, le vin aidant elle fit rire les beaux-parents qui eux s’escrimaient à éructer un anglais très approximatif. La plupart des convives résistèrent jusqu’à l’aube, certains voulaient voir le lever du soleil, d’autres plus avinés dormaient sur les bancs. Les époux s’éclipsèrent aux premiers rougeoiements de l’astre du jour. Maureen succombant à la fatigue, ils rejoignirent un château voisin où une suite au décor médiéval attendait la princesse et son prince.

L’aîné fit un esclandre, il chercha querelle à un ami de son frère, Rindra réussit à le calmer, ils quittèrent promptement les lieux. Il devenait belliqueux dès qu’il absorbait de l’alcool au delà du raisonnable, il profitait de cet état pour passer outre ses inhibitions. Ce comportement attristait son épouse qui supportait de plus en plus mal les écarts de langage de son époux, seule sa fierté l’empêchait de le plaquer là devant l’assistance médusée.

Ils comprenaient ce mal-être mais n’arrivaient pas à en identifier l’origine, il avait une fêlure qui le faisait souffrir, mais il ne voulait se confier à eux. L’annonce de la grossesse de sa belle-sœur l’avait laissé indifférent, il ne s’exprima pas, cela surprit son frère. Le père pensa à l’accident, à ce bébé qui aurait pu être leur premier petit-enfant. Il subsistait derrière cette fausse-couche de

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nombreuses interrogations, une page semblait s’être tournée et Rindra paraissait heureuse. Que cachait ce secret de famille, ce n’était pas le moment de remuer des boues nauséabondes. Les cœurs battaient pour la fête et pour les jeunes mariés, les orages maléfiques n’étaient pas invités.

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Ils se regardaient tous deux sans parler, leurs regards échangeaient des mots d’amour, ils savouraient ces instants volés. Suong fut la première à rompre le silence, elle lui conta la légende de la tortue qui obtint la restitution d’une épée. Il l’écouta attentivement, il buvait chacune de ses paroles, il lui posa de nombreuses questions sur cet épisode, elle répondait avec une infinie douceur, des rires ponctuaient ses réponses.

Ils flânèrent nonchalamment le long du lac, les lampadaires se reflétaient dans les eaux noires où dormait la tortue légendaire. Main dans la main, ils avançaient, ils croisaient d’autres couples, les amoureux aimaient se promener en ces lieux. Ils traversèrent la rue et longèrent des ruelles pour rejoindre l’hôtel, il ne se souciait plus de son heure de départ, son rire lui avait renvoyé sa demande, la nuit leur appartenait.

Ils s’embrassèrent fougueusement dans le couloir menant à la chambre, leurs sens en alerte ne résistèrent pas beaucoup à l’appel de la nature. Lorsqu’il tourna la poignée, elle finissait de lui retirer sa chemise, et lui d’ôter son soutien-gorge, il la posa délicatement sur le lit, ils s’abandonnèrent au plaisir et à la volupté. Il n’avait pas connu de telles sensations depuis très longtemps, il était presque honteux.

Il lui restait quatre enveloppes, il en avait jeté une dans la baie d’Along, il savait où irait la seconde, le lac de l’Epée restituée l’accueillerait. Il réfléchirait plus tard à la

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destination des trois suivantes, c’était son secret, elle n’en saurait rien.

Ils discutèrent longuement, il lui donna peu de détails sur sa vie antérieure, elle ne lui en réclama pas davantage. Elle savait qu’elle venait de rencontrer un être blessé, il lui faudrait d’abord l’apprivoiser avant de songer à entrouvrir la porte de son passé. Son intuition féminine lui donnait quelques pistes, elle ne désirait pas brusquer les évènements, elle l’aimait comme cela, elle n’en exigeait rien de plus.

Le même état d’esprit l’animait, elle lui plaisait et le présent dévoilait plus d’attraits que les mois et les années antérieures. Au hasard de la conversation elle lui confia qu’elle était divorcée d’un alcoolique qui la battait régulièrement. Elle réussit à se séparer de cet ivrogne violent grâce à l’intervention de sa famille, son frère s’interposa lors d’une séance particulièrement agressive. Le mari fut sommé d’accepter la séparation sous peine d’une intervention punitive, il comprit quel devait être son choix. L’époux cogneur piégé souhaitait demeurer vivant et en bon état, il se doutait qu’en cas de refus il risquait de voir plusieurs amis de son beau-frère le battre jusqu’à lui briser les os. En moins d’un mois le divorce fut prononcé, il disparut du pays dés le lendemain sans dire au revoir, personne ne l’a jamais revu.

Elle procéda avec franchise et honnêteté avec lui, aussi elle lui révéla qu’elle avait une fillette de cinq ans, l’enfant vivait au village élevée par sa grand-mère maternelle. Il ne dit rien, il se contenta de lui poser un baiser sur les lèvres, le cou, les seins et le ventre. Elle aimait ses caresses et s’abandonna sous ses mains, elle le massa en épousant les courbes de son corps, chaque geste respirait

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l’amour. Elle répliqua langoureusement à ses effleurements, leurs peaux communiaient dans une même quête.

Elle parla encore de son passé, elle pleura en lui révélant qu’elle avait perdu son second enfant sous les coups de son mari, cet événement l’avait marquée, elle sanglota quelques minutes dans ses bras. Il lui essuya le visage, qu’elle enfouie profondément au creux de son épaule, elle se réfugiait en lui. Ils s’endormirent étroitement enlacés et ne se séparèrent qu’au réveil, ils prirent rapidement une douche. Ils descendirent absorber leur petit déjeuner à l’hôtel, ensuite il l’emmena jusqu’à l’agence, son travail l’attendait.

Il passa le reste de la journée à se repasser le film des dernières heures écoulées, le kaléidoscope lui renvoya des images merveilleuses, il bénissait le ciel d’avoir osé revenir à Hanoi. Elle méritait sa part de chance et de bonheur, il acceptait de prendre part au voyage. il réfléchissait à la suite de son histoire, il pensa que le mieux serait de se laisser porter par le courant et de naviguer en compagnie de Suong.

Un point le chagrinait, elle allait avoir trente-trois ans et lui bientôt soixante, cette différence choquerait les consciences, la sienne lui disait qu’il n’y a pas d’âge pour aimer, c’était à la jeune femme de trancher. Il n’en resterait pas là, il aborderait le sujet avec elle, il verrait sa réaction et aviserait à ce moment là.

Comme la veille, elle avait téléphoné à sa mère et à sa fille, elle continuerait à Hanoi avec lui. Elle n’avait pas précisé qu’elle ne rentrait pas parce qu’elle passerait sa deuxième nuit avec un occidental, elle préférait remettre l’explication à plus tard, cela lui semblait prématuré.

Il attendait devant le rideau baissé, elle se dirigea vers lui d’un pas décidé et se jeta à son cou. Elle lui demanda s’ils pouvaient passer par l’hôtel avant de faire un

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tour de ville. Il fut surpris par la raison de la halte à l’hôtel, elle lui déclara qu’elle ne possédait pas de dessous de rechange, elle voulait laver son string et son balconnet. Aussitôt dit, aussitôt fait, elle se déshabilla pour effectuer sa petite lessive. Elle posa le linge humide sur le sèche-serviette et enfila son chemisier et sa jupe. Ils plaisantèrent de savoir qu’elle ne portait rien sur son intimité, elle perçut de l’excitation chez son compagnon.

Gênée et stimulée par l’absence de sous-vêtements, elle n’osait pas lui montrer son état. Elle craignait qu’il la juge dépravée, elle se fit piéger une seule fois sur un banc, elle décroisa un peu trop ses jambes. Il put admirer le triangle brun l’espace d’un instant, ils rirent de sa maladresse. Tout cela concourait à mettre les deux amants en condition. Elle n’insista pas trop, comme la plupart des femmes, elle connaissait bien son pouvoir de séduction.

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Au fil des jours, le ventre de Maureen s’arrondissait, les futurs parents ne voulaient pas connaître le sexe du bébé, Le grand-père espérait la venue d’un garçon, tandis que sa tendre moitié optait pour une fille, ils se chamaillaient fréquemment sur le sujet. Le papa déclara que cela lui était égal, il prendrait avec joie ce que la cigogne déposerait dans le berceau. Dans les derniers jours précédant l’accouchement, la future mère déploya une intense activité, elle désirait que tout soit prêt dans la demeure pour accueillir le nouveau membre de la famille.

Deux soirs avant la date prévue, elle éprouva de fortes contractions qui revinrent à des fréquences rapprochées, il ne fallait pas tergiverser, l’heure de vérité arrivait. Dix minutes plus tard le couple se présenta à la maternité, le personnel, rompu à ce genre d’exercice, prit en charge la future mère et dirigea le papa vers un vestiaire où on l’habilla de pied en cap. Il ressemblait à un cosmonaute avec sa blouse, son masque et ses bottes blanches, il évoluait dans un milieu qu’il ne connaissait pas, cela le rendait encore plus nerveux.

Il rejoignit la salle de travail où le gynécologue et la sage-femme aidaient la parturiente dans son ultime effort. Elle avait été assidue aux cours d’accouchement sans douleur, ça lui permettait de gérer parfaitement sa respiration et de souffler en fonction de l’intensité des contractions. Trente minutes plus tard, un bébé de sexe féminin voyait le jour, le prénom était choisi depuis longtemps, elle s’appellerait Shannon. Le papa tenait la

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main de son épouse, il regardait tendrement sa fille posée sur le ventre de sa maman, elle disposait déjà de quelques cheveux roux, le sang irlandais coulait dans ses veines.

Le fils passa un long moment à contempler le fruit de leur union, il jouissait d’un bonheur immense, son regard allait sans cesse de l’épouse à la fille, il cherchait les ressemblances. Il se décida à les quitter un court instant pour prévenir les parents et beaux-parents, il fut bref car il souhaitait rejoindre ses femmes au plus vite.

Le père décrocha combiné, il comprit à l’intonation de la voix qu’il venait d’obtenir le grade de papy, il félicita les heureux procréateurs et promis de venir les voir dès le lendemain. Il se surprit à chantonner une comptine enfantine, il désirait un garçon, l’arrivée de Shannon le comblait tout autant. La grand-mère ne fut pas en reste, elle aussi appréciait ce dénouement, elle était contente et heureuse pour le jeune couple, surtout que tout s’était bien déroulé. Pour un premier enfant, il subsiste une légère appréhension, Maureen fit preuve de courage et de détermination, c’était une femme forte.

Le papy acheta un magnifique bouquet de fleurs avec le vase, il se doutait qu’il n’y en aurait pas à la maternité. Maureen allaitait Shannon, le spectacle était attendrissant, le papa sortit son appareil photo pour immortaliser ces instants. Il dormit dans le fauteuil, il ne voulut pas quitter ses deux trésors et personne ne réussit à le dissuader de rester. En réalité le sommeil ne s’invita pas, il préféra contempler sa femme et sa fille toute la nuit, c’est pour ça qu’il paraissait fatigué comme si c’était lui qui avait donné le jour au bébé.

Les mois s’écoulèrent, Maureen s’occupait parfaitement de Shannon, ce lien invisible qui relie la mère à l’enfant paraissait encore plus fort lorsqu’elle lui offrait son

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sein. Elles avaient besoin l’une et l’autre de cette relation si particulière, le papa se trouvait mis à l’écart et parfois souffrait un peu en silence. La fillette avait des jolies cheveux bouclés comme maman et son joli minois se parsemait d’innombrables taches de rousseur, il en était amoureux fou. Elle le lui rendait bien, car lorsqu’elle le voyait, ses yeux verts s’étincelaient et elle lui adressait des sourires à faire craquer la terre entière.

Shannon venait d’avoir sept mois, Maureen susurra quelques mots à l’oreille de son époux, il l’embrassa avant qu’elle ne finisse sa phrase. A l’automne prochain, elle aura un petit frère ou une petite sœur, la famille s’agrandissait.

La seconde grossesse se passa mieux, sauf que Shannon galopait dans tous les coins et recoins de la maison, la maman traînait son gros ventre pour suivre les péripéties de la fillette. Quatorze mois sépareraient les deux bambins, c’était une bonne idée, mais cela générait plus de fatigue, ils ne voulaient pas attendre. Maureen avait convaincu son époux, elle souhaitait que leurs enfants soient rapprochés afin qu’ils puissent avoir une meilleure complicité.

Muirinn arriva un dimanche après-midi sans crier gare, l’heureux papa aurait désormais trois femmes à domicile. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa sœur, avec un grain de beauté sur la fesse gauche que Shannon n’avait pas. Ils durent redoubler d’attention envers l’aînée, car elle supportait mal de ne plus être au centre des préoccupations de papa et maman. Elle était jalouse, et sollicitait les bras de sa mère au mauvais moment, elle intervenait bruyamment lorsque sa jeune sœur prenait le sein et son comportement nécessitait des interventions pour qu’elle comprenne que désormais elle devrait accepter quelques concessions.

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La crise dura un trimestre, ensuite elle fut aux petits soins pour Muirinn, elle la regardait dormir et filait vite la voir lorsqu’elle pleurait. Le prénom choisi correspondait à Marion en Français, mais ils ne voulaient entendre que l’appellation de l’état civil, le prénom irlandais sonnait mieux à leurs oreilles.

Maureen évoluait dans l’habitation avec sa dernière née dans les bras, dès qu’elle babillait elle lui mettait un bout de sein dans la bouche. Cette communion permanente surprenait, surtout ceux qui ne procédèrent pas de cette manière, elle n’en avait cure et continuait. Le fils lui faisait quelquefois la remarque, elle lui adressait un large sourire et il passait à autre chose. Elle l’allaita une année, puis tout rentra dans l’ordre pour la plus grande joie de l’époux.

Muirinn marcha précocement, elle galopait et rien ne lui faisait peur. Elle montait sur les chaises et sautait sur les canapés, le chat battait prudemment en retraite de crainte de servir de punching-ball. Shannon plus calme, redoublait de prudence, elle rangeait méthodiquement ses affaires tandis que sa sœur venait mettre le bazar. Elle montrait une grande patience à son égard et reprenait son rangement. Les deux frangines se ressemblaient beaucoup physiquement, par contre les caractères divergeaient.

Les grand-parents venaient souvent voir leurs petits enfants, le grand-père avait rangé ses espoirs de garçon et les fillettes le ravissaient. Il languissait de les voir grandir et de faire un bout de chemin ensemble. Déjà Shannon se promenait habituellement avec lui et lui demandait continuellement de raconter une histoire, il s’y employait avec fierté, il fallait voir la petite fille écouter les élucubrations de son papy.

La mamy tricotait des gilets et des pulls, elle préparait aussi des tartes dont les petites raffolaient.

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Shannon et Muirinn apportaient un regain d’énergie, elle lui permettait d’oublier les jours gris et d’envisager l’avenir autrement. Ce rayon de soleil illuminait sa vie.

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Les journées s’écoulèrent semblables à une saison de printemps, les amants découvraient des fleurs nouvelles et profitaient de l’air ambiant. Il ne se souvenait plus depuis quand il était parti, il s’occupait de Suong, elle l’aidait à vaincre ses démons. Elle se débrouillait pour dormir au moins trois nuits par semaine dans ses bras, dans ses draps. Le couple évoluait sur un nuage, il en profitait et ne se fixait pas d’objectif, la jeune femme n’exigeait rien en retour, elle donnait son cœur et son corps sans calcul.

Parfois, il décelait un brin de nostalgie dans les yeux de sa compagne, cela durait l’espace d’un instant et sa gaieté reprenait le dessus. Il osa lui demander si elle était heureuse de cette situation, pour toute réponse elle lui fit l’amour avec encore plus de passion qu’à l’accoutumée. Aucun doute ne subsistait face à la sincérité de ses sentiments, chaque fois qu’il abordait un sujet posant une interrogation, elle répliquait par des caresses et des baisers. Il comprenait que c’était sa manière d’évacuer des années de souffrances physiques et morales, elle dispensait autant de bonheur qu’elle en recevait.

Il réussit à mettre à jour les raisons de sa mélancolie, sa fille, sa petite Bau lui manquait certains soirs, elle lui avoua que celle-ci adorait s’endormir après que sa maman lui ai raconté une histoire. Bien sûr sa mère assurait le relais et lui contait aussi des fables, mais Bau lui confia qu’elle préférait les siennes. Il fut sensible à ses angoisses, elles lui faisaient mal, très mal, elle ne se doutait pas à quel point elle le touchait au cœur en lui parlant comme cela. Il revivait ce

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passé qu’il tentait d’enfouir depuis son départ, elle n’y était pour rien. Elle vit qu’il se passait quelque chose, elle repéra ce voile d’ombre qui obscurcissait son regard lorsqu’elle parlait de son enfant, elle n’osait pas aller plus en avant dans sa mémoire. Elle attendrait patiemment qu’il lui dévoile un jour sa vérité, même si cette dernière était cruelle.

Ses absences fréquentes et programmées inquiétèrent sa mère qui l’interrogea, elle lui révéla sa relation en omettant toutefois quelques détails. Elle ne lui précisa pas que l’homme qu’elle fréquentait pourrait être son père et qu’il n’était pas vietnamien mais français à la peau blanche. Sa maman fut compréhensive, elle souhaitait que sa fille refasse sa vie avec quelqu’un de bien, à trente-trois ans elle devait entretenir le désir et vivre une vie à deux, elle pensait qu’une belle plante comme Suong risquait de se faner prématurément si elle ne découvrait pas l’âme sœur. Elle avait trop vu ces veuves de guerres errer le regard éteint avec leurs rides pour seules compagnes.

Suong venait de franchir une étape, elle quittait les amours clandestines pour oser montrer son idylle en plein soleil. Elle prenait le risque de s’exposer au sus et à la vue de tous, elle, que bien des garçons du coin espéraient conquérir. Depuis son divorce, certains s’escrimaient à une cour assidue, aucun n’arrivait à obtenir ses faveurs, les plus couards disant même qu’ils comprenaient son mari. La révélation de sa liaison avec un occidental provoquerait, à n’en pas douter, des répliques acerbes de la part des soupirants éconduits. Elle n’en avait cure et ces considérations ne pesaient pas lourd dans la balance.

Bien que cela lui coûta, il lui proposa de visiter sa cité, il était habité par une crainte et un espoir, il avait peur de rencontrer Bau, il craignait que ne ressurgissent des images de deux fillettes, cependant il espérait surmonter sa

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faiblesse et se dominer pour aborder ce nouveau rivage. Elle fut ravie de sa proposition, elle s’arrangea pour organiser sa visite. Il n’était pas question qu’ils dorment ici, il ne fallait pas attiser le feu couvant sous les braises. Ils convinrent qu’elle l’attendrait chez elle, il viendrait en taxi passer la journée dans sa famille.

La belle saison battait son plein lorsque le chauffeur le déposa devant la petite maison, le soleil dardait de ses rayons une jeune femme et une fillette vêtues de blanc. Suong et Bau l’attendaient sur le pas de la porte, il les trouva magnifiques. Il s’approcha de la gamine, elle ressemblait beaucoup à sa mère, il se baissa vers elle, elle lui fit un sourire qui découvrit ses dents blanches, Bau lui sauta au cou. Il n’eut pas le loisir de penser à autre chose, il l’embrassa et la prit dans ses bras, il avança d’un pas et échangea deux bises avec sa maîtresse. Ils se savaient observés et tenaient à montrer de la distance aux regards indiscrets.

Ils pénétrèrent à l’intérieur, la mère de Suong s’affairait à la cuisine, elle abandonna ses casseroles pour venir saluer son hôte. Elle venait de recevoir un choc, elle resta impassible et fit preuve d’intelligence, après tout cela regardait son enfant. Elle se remit à préparer le repas de midi, les odeurs envahissaient les lieux, les épices chatouillaient les narines, il ne doutait pas qu’il allait se régaler. En attendant, il suivit sa compagne dans les rues du village, elle voulait lui monter son pays. Bau ne le lâchait plus, elle l’avait adopté immédiatement, il souriait en lui tenant la main.

Sur la place, deux flamboyants en fleurs encadraient une statue d’un paysan vietnamien. Suong lui expliqua que le conseil des anciens voulait ériger un monument à la mémoire de l’oncle Hô, mais la proposition fut refusé car ce

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dernier avait clairement indiqué qu’il ne souhaitait pas être l’objet d’un culte de la personnalité. Les deux arbres étaient magnifiques, ils continuèrent leur balade à l’extérieur de la cité, les rizières s’étendaient à perte de vue. En avançant un peu sur la route il aperçut des tombes aux milieu des cultures, elle lui dit que dans la région il était de tradition d’être inhumé près de ses terres. Il trouvait cela normal, mais insolite cet endroit cerné par l’eau et le riz.

La mère de Suong, veuve de guerre, percevait une maigre allocation du gouvernement qu’elle complétait par la confection de paniers et autres objets tressés. Ce travail à domicile lui permettait de garder Bau en dehors des heures de classe. Les plats préparés avec minutie furent un régal pour les papilles, il la remercia beaucoup de l’accueil, elle y fut sensible et par l’intermédiaire de sa fille, elle lui dit qu’il était désormais le bienvenu ici. Il se leva et vint l’embrasser, elle ne s’attendait pas à une manifestation aussi familière et esquissa une larme de joie.

D’autres membres de sa famille vivaient ici, elle préféra un premier contact plus intime, elle ne savait pas comment se passerait la rencontre avec sa mère. Il était un étranger, il valait mieux commencer de cette manière. Le moment des présentations était prématuré, elle doutait qu’il ne prenne ombrage d’une présence trop nombreuse au logis.

Ils passèrent une journée merveilleuse, Bau joua souvent avec lui, ils étaient heureux, Suong n’espérait pas toutes ces réactions positives, elle se demandait ce que demain lui réserverait. Le couple avait prévu de dormir à Hanoi, l’ombre du soir s’était emparée de la campagne quand le taxi les emmena dans la nuit. Bau essuya quelques larmes, il promit de revenir la voir très rapidement, la fillette agita sa main libre longtemps dans leur direction, elle serrait fortement son autre main dans celle de sa grand-mère.

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Ils commencèrent à se lâcher dans la voiture, ils s’étaient retenus toute la journée afin de ne pas laisser transparaître l’intensité de leurs sentiments, maintenant ils rattrapaient le temps perdu par des baisers et des gestes sans équivoque. Le chauffeur habitué à transporter des amoureux fougueux, suivit son itinéraire sans se soucier de ce qui se déroulait à l’arrière de son véhicule. Ils se hâtèrent de rejoindre leur chambre, l’appel des sens était le plus fort, une nuit d’amour s’ouvrait à eux.

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Muirinn venait de fêter ses deux ans, elle commençait à formuler des phrases, les dialogues avec sa sœur ravissaient les parents. Maureen tenait à leur apprendre l’anglais, les deux sœurs comprenaient parfaitement la langue du pays de maman et de celui de papa. En ces temps de mondialisation la double culture était un atout non négligeable, elles pourraient voyager et travailler n’importe où sur la planète.

Shannon adorait l’école, elle s’appliquait, son calme et sa détermination impressionnaient sa maîtresse, elle était en avance sur tous ses camarades de classe. Ses parents ne souhaitaient pas accélérer sa scolarité, ils estimaient qu’elle avait le droit de vivre les mêmes choses que les autres enfants, ils ne voulaient pas qu’elle devienne une bête curieuse, elle était précoce c’est tout.

Les fillettes adoraient se rendre chez mamy et papy, elles y trouvaient un espace de liberté supplémentaire. La grand-mère leur confectionnait des pâtisseries et des bons petits plats. Quand au grand-père, il racontait des histoires dont Shannon ne se rassasiait jamais, il inventait des pays merveilleux, il s’inspirait de la nature pour l’initier à la découverte du milieu et de ses habitants, la faune et la flore l’intéressaient principalement.

Papy savourait ces moments passés en leur compagnie, Muirinn préférait la balançoire et courir après les chats du voisin. Chaque fois que Shannon prévenait de la venue de la petite tribu, il jubilait, des étincelles illuminaient son quotidien. Il ne se répétait jamais assez que sa belle-fille

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et son fils lui avaient offert les plus extraordinaires des présents.

Tous les ans, ils réveillonnaient tous ensemble, Noël annonçait une fête inoubliable pour Shannon et Muirinn. Elles croyaient au passage par la cheminée du bonhomme à la barbe blanche, elles adoraient voir des images où il se déplaçait sur son traîneau tiré par des rennes. Leur innocence faisait plaisir à voir, avec l’aide de maman elles envoyèrent une lettre la haut sur un nuage dans le ciel. Elles attendait qu’il honore la commande de jouets, Shannon trouvait qu’il avait beaucoup de travail, papy lui répondait qu’il embauchait des aides pour aller plus vite poser les paquets au pied du sapin.

Rindra et le fils aîné se joignirent au reste de la famille, tous deux semblaient rétablis de leur accident. Ils parurent taciturnes dès leur arrivée, la jeune femme parlait peu, elle se contentait de répondre le plus brièvement possible aux questions concernant sa santé ou son activité professionnelle. Un malaise s’installa pendant leur séjour, quelque chose ne tournait pas rond. Le fils aîné consomma trop d’alcool, il devint agressif et noya ses parents de reproches. Ils ne répondaient pas, le moment tant attendu par les fillettes permit une diversion bienvenue.

Un vélo, une poupée, des livres, des dessins animés obtinrent leurs faveurs. Shannon déballait précautionneusement les colis, sa sœur allait fébrilement d’un jouet à l’autre, ne sachant par où commencer. Papy aida Muirinn à défaire les cartons, elle souriait et applaudissait à chaque objet déballé par son grand-père. Mamy fit des photos, elle voulait fixer les mimiques de ses trésors face à l’avalanche de présents.

Le fils aîné cuvait son mauvais alcool dans un canapé tandis que sa femme regardait pensivement se

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dérouler la suite de la soirée. Elle dissimulait avec peine son mal être, sa fierté l’empêchait de se confier, elle assumait l’état de son époux en déclarant qu’il était épuisé par son métier. Personne ne mordait à l’hameçon, mais ce leurre lui permettait d’esquiver la vérité. Elle ne prit pas une seule fois les sœurs dans ses bras, comme si elles étaient absentes, elle jetait parfois un regard mélancolique dans leur direction, puis détournait la tête.

Vint le tour des adultes, Shannon et Muirinn voulaient tous les cadeaux, il fallut expliquer que le papa Noël avait pensé aussi aux très grands enfants. Le fils aîné ouvrit ses emballages, regarda d’un œil absent le contenu de chaque paquet, il embrassa tout le monde et déclara qu’il souhaitait rentrer chez lui. Chacun se demanda quelle mouche l’avait piqué, accomplir autant de route en pleine nuit était déraisonnable. Sa détermination ne permettait aucune insistance, il somma Rindra de ranger les bagages, il exigeait d’être parti dans cinq minutes.

Ce comportement jeta un froid, le grand-père préféra se taire, il n’arrivait pas à comprendre les démons qui habitaient son garçon. Pourtant, il pensait avoir fait du mieux qu’il avait pu, malgré cela il culpabilisait face à la détresse de ce fils qu’il sentait s’éloigner d’eux davantage chaque jour. Il se remémorait l’enfance, il essayait de trouver ce qui pouvait provoquer une telle blessure. Il passait des nuits blanches à voir défiler le film du garçonnet à qui il tendait les bras, il s’immergeait à nouveau dans une époque lointaine, il remontait l’horloge de sa vie à la recherche du grain de sable qui provoqua cette fêlure. Il se levait au petit matin épuisé et sans l’ombre d’une réponse à ses interrogations.

Ils tentèrent de terminer la fête, le cœur n’y était plus, les filles allèrent se coucher des rêves plein la tête. Le

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second fils et Maureen firent du rangement avant de rejoindre leur lit, eux aussi avaient du mal à appréhender la situation. Ils trouvaient que le couple vivait un passage très difficile, ils ne cherchaient pas à aller plus en avant dans leur réflexion, ils préféraient se concentrer sur leur foyer. Les grands-parents montèrent dans leur chambre, ils parlèrent, parlèrent, et parlèrent encore. La lumière ne s’éteignit qu’au petit matin.

Il garda pour lui ce qui s’était passé lors du départ du fils aîné. Il faisait très froid, il était le seul à les avoir accompagné jusqu’à leur véhicule. Le fils proféra des insultes à son encontre, il tenta de lui asséner des coups de poing. Son épouse s’interposa et réussit à le calmer, il monta dans la voiture et démarra en trombe. Il rentra à la maison, prit sa boîte de cachets et en absorba deux pour réguler son rythme cardiaque, il était anéanti mais devait faire bonne figure. Le premier orage maléfique venait de s’abattre, il s’en présenterait de nombreux autres.

A compter de ce jour, sa douce et tendre moitié se sentit de plus en plus mal, elle mit sa fatigue sur le compte d’un refroidissement. Il opta pour la contrariété occasionnée par la fuite précipitée du fils aîné. Elle se traina durant plusieurs jours avant de retrouver son allant habituel. Ils évoquaient de moins en moins l’épisode lamentable qu’ils avaient vécu. Il croyait que le temps permettrait aux blessures de cicatriser, enfin il l’espérait.

Shannon appelait fréquemment mamy et papy, elle racontait ses petites aventures avec beaucoup de fantaisie et de poésie. Muirinn en profitant pour s’immiscer dans la conversation au grand dam de sa sœur qui reprenait plusieurs fois ses phrases. Elle relatait son dernier exploit aux sports d’hiver, elle avait descendu une piste en luge avec son père, elle revivait sa descente à chaque mot. Les

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filles avaient aussi confectionné un bonhomme de neige et maman avait même trouvé une carotte pour réaliser le nez. Il bénissait le ciel de lui envoyer ces rayons de soleil, elles le rajeunissait chaque fois qu’il les entendait ou qu’il les voyait.

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La belle saison s’écoulait paisiblement, les paysans s’affairaient aux champs, les jasmins exhalaient leurs effluves. Il en profita pour louer une moto afin de visiter la campagne autour de la capitale, il visita des pagodes et des temples, mais aussi des villages d’artisans. Il s’émerveillait devant le savoir-faire de ces hommes qui palliaient l’absence d’outils modernes par une dextérité sans égale.

La relation avec Suong respirait la sérénité, elle lui apportait ce qu’il avait le plus besoin, l’affection, la tendresse et l’amour. Il se trouvait détendu avec elle, elle devançait ses désirs et lui donnait tout ce dont elle était capable. Ils échangeaient sur les sujets les plus divers, leurs points de vue divergeaient quelquefois et chacun défendait vivement sa position, à la fin tout se terminait dans un éclat de rire et des baisers.

Son moral revenait au beau fixe, depuis sa visite à la campagne et sa rencontre avec Bau, il arrivait à voir des petites filles sans pleurer ou s’enfuir. Il accomplissait des progrès et avait envie de consacrer du temps à la fillette. Il en discuta avec sa compagne qui fit une proposition, ils pourraient l'inviter avec eux durant les congés scolaires. Il trouva l’idée excellente et se hâta de connaître les dates des prochaines vacances. Il s’arrangea avec l’hôtelier pour trouver un matelas supplémentaire à rajouter dans sa chambre.

Elle en parla avec Bau, cette dernière était aux anges, elle demandait quotidiennement à sa grand-mère de lui

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montrer le calendrier et de placer le doigt sur le jour où elle irait à Hanoi. Elle n’avait jamais quitté sa maison, l’excursion devenait un périple pour la gamine. Ils vinrent passer une journée au pays, ils rencontrèrent son frère et sa tante, l’accueil fut réservé, il admettait la prudence de ces gens, ils ne voulaient pas voir souffrir Suong, elle avait vécu un calvaire, ils ne souhaitaient que son bonheur.

Bau ne le quitta pas un seul instant, elle l’avait choisi, elle l’imposait comme le père dont elle avait besoin. Il s’efforçait de parler vietnamien avec elle, elle comprenait tout ce qu’il disait, il consentait de gros efforts pour saisir le sens de ses mots, car elle s’exprimait très rapidement, cela était difficile parfois mais les mains et les yeux palliaient à ses carences.

Elle se plaça entre eux dans le taxi qui les ramenait à la capitale, elle s’endormit contre lui en lui tenant la main. Elle ne rata pas grand chose, ils étaient partis après le repas du soir, le retour de nuit n’avait rien d’extraordinaire, ils la laissèrent dormir tranquillement. Elle se réveilla dans les faubourgs, elle n’avait jamais vu toutes ses lumières. Elle exprima sa surprise en croisant le flot des véhicules circulant dans l’autre sens, il sourit de sa candeur, elle lui rappela d’autres fillettes. Il se pencha vers elle et déposa un baiser sur son front, elle se blottit davantage contre lui, ces deux là s’étaient trouvés.

Suong pu se libérer de son travail, il était convenu que l’essentiel des activités seraient consacrées à Bau. Elle pu jouer dans les pars pour enfants, il lui acheta un cerf-volant, ils assistèrent à une représentation de marionnettes sur l’eau, elle s’impliqua dans l’histoire, elle houspilla le méchant dragon, elle rit aux facéties des personnages, elle vécut chaque scène intensément. A la fin du spectacle, ses

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yeux pétillaient de joie, il lui promit qu’il reviendrait avant son retour au village.

Elle accepta de dormir sur le matelas disposé en travers de leur chambre, elle voulut d’abord se faufiler un moment dans le lit avec eux, ils y consentirent, cinq minutes plus tard elle dormait à poings fermés, il ne lui restait plus qu’à la porter dans son couchage.

Ils passèrent trois journée inoubliables, Bau insistait pour rester avec eux, ce n’était pas envisageable, mais elle n’entendait rien, sa mère éprouva toutes les peines du monde à lui faire comprendre l’impossibilité de satisfaire à son souhait. Le chagrin de la môme le peinait, aussi il réfléchit pendant deux jours et discuta avec sa tendre amie.

Ils se défendaient de brûler les étapes, ils convinrent d’un premier pas, elle connaissait un logement qui allait se libérer à la fin du mois. Ils se regardèrent, ils avaient un désir fou de vivre ensemble, ils prendraient l’appartement si le propriétaire acceptait ce couple hors normes. Le prix du loyer n’était pas un problème, elle lui fit remarquer qu’elle assumerait sa part des dépenses, il acquiesça, sa réaction était toute à son honneur.

Elle récupéra des meubles en dépôt chez sa mère, ils achetèrent trois ou quatre bricoles et s’installèrent. Ils habitaient dans une rue non loin de l’agence, elle se rendait à pied à son travail pendant qu’il lui mijotait les petits plats dont il avait le secret. Elle était encore plus amoureuse, elle s’épanouissait, plus belle et désirable qu’au premier jour. Elle lui proposait de vivre un automne inespéré loin des orages maléfiques.

Un seul détail clochait dans leur vie, Bau restait éloignée d’eux. Il ne serait pas facile de la faire venir à la ville, la fillette le souhaitait ardemment, sa grand-mère le vivrait très mal, un dilemme se posait à eux. Après maintes

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discussions, il proposa une solution en douceur, il s’agissait de la récupérer le plus souvent possible pour arriver à la laisser là-bas seulement le week-end. Il faudrait agir avec tac sans brusquer la vieille dame.

Le plan des deux amants se déroula selon leurs souhaits, Bau vivait maintenant avec eux à Hanoi. Il prenait beaucoup de plaisir à l’amener à l’école et à venir la chercher, c’était réciproque, elle adorait se promener en sa compagnie, il lui apprenait le français, douée et volontaire elle assimilait parfaitement ses leçons,. Leur complicité ravissait Suong.

Il préparait une surprise à ses deux femmes adorées, mais ne savait comment agir pour ne pas dévoiler son projet. Il se débrouilla pour se rendre dans une autre agence, il réserva trois séjours d’une dizaine de jours en Thaïlande. Sa compagne lui avait promis de prendre des vacances en même temps que celles de Bau. Sauf imprévu, ils s’envoleraient à la fin de la semaine.

Outre un circuit paradisiaque, il agissait afin d’habituer la mère de Suong à l’absence de Bau, elle comprendrait que la petite parte en virée avec sa mère et son beau-père. Heureusement, les ressortissants vietnamiens pouvaient sortir plus facilement des frontières, il savait que Suong possédait un passeport valide où figurait Bau. Elles obtiendraient un visa touristique à l’aéroport, il croisait les doigts pour qu’il puisse garder le secret jusqu’au jour du départ.

Il n’envisageait pas d’effectuer cette escapade comme un pèlerinage, d’ailleurs il arrivait à évacuer les orages maléfiques de ses pensées. Il s’écoulait plusieurs jours sans qu’il soit poursuivi par son passé, son sommeil était meilleur, il revivait. Il évita de choisir des lieux et des hôtels pouvant raviver ses plaies, il avait bien prévu de

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séjourner dans la région de Phuket, mais à l’opposé de l’endroit où il avait vécu des moments merveilleux avec sa chère et tendre épouse. Il ne mélangerait pas ses histoires, hier brillait des couleurs d’un amour profond, aujourd’hui se construisait avec d’autres coloris.

Hormis le passage par Bangkok, ils rejoignirent une île minuscule où il avait loué un bungalow. Bau s’en donnait à cœur joie, elle se baignait dans des eaux turquoises. De rares touristes s’éparpillaient sur la plage, ils se nourrissaient de poissons, langoustes, crabes et coquillages. Ils auraient voulu que le temps s’arrête ici, tellement ils se plaisaient ensemble. L’îlot ne pouvait accueillir plus de vacanciers, les structures hôtelières étaient insuffisantes. Il se renseigna sur les possibilités offertes aux étrangers pour s’installer, il n’en dit rien à Suong, il désirait juste savoir. Il se leva tôt le matin du départ, il fila en direction de l’océan, il avança dans le lagon, il avait de l’eau jusqu’à la taille, il posa délicatement la troisième enveloppe. Il resta un moment immobile à fixer le rectangle blanc qui flottait à la surface, puis le papier imbibé disparut de sa vue, il regagna le rivage.

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Par le plus pur des hasards, il apprit le départ de Rindra, elle avait décidé de retourner vivre chez elle à Madagascar. Cette nouvelle le remplit de perplexité, il écouta son interlocuteur sans poser une seule question. Il se rendait compte de la solitude dans laquelle se trouvait son fils aîné, il se sentait impuissant face à l’adversité, compte-tenu de l’incident qui les avait opposés il ne voyait pas comment lui venir en aide. Il craignait que l’alcool continue sa besogne destructrice, il décida de mettre sa tendre amie au courant des informations recueillies.

Un cousin qui connaissait bien le fils aîné dévoila les dessous de l’histoire. De passage dans sa région, il le contacta et ils se retrouvèrent dans une boîte de nuit, les deux garçons se confièrent leurs chagrins réciproques, l’un avait appris que sa copine le trompait, et l’autre que sa femme était repartie dans son île natale. De verre en verre, le moment des confidences arriva, le fils aîné lui confia des secrets qu’il n’avait dévoilés, il éprouvait le besoin de parler, le cousin se trouvait là pour l’écouter.

Comme dans tout secret, le meilleur moyen de le garder étant de s’y mettre à plusieurs, le garçon en parla à son père, il répercuta en cascade les révélations du fils aîné. Il possédait quelques pièces supplémentaires du puzzle, seule l’intéressée aurait pu valider ces affirmations, elle était loin maintenant.

Assise dans son lit, sa douce et chère épouse n’en croyait pas ses oreilles, elle avait entendue une histoire

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insoutenable. Elle n’imaginait pas qu’il puisse arriver de telles ignominies de nos jours dans un pays civilisé. Rindra fuyait la vérité, victime de violences odieuses, elle choisissait de se taire que de les révéler au grand jour. Elle avait subi le martyr par son frère et de deux de ses acolytes, elle était tombée dans un guet-apens tendu par des individus en qui elle avait toute confiance.

Pendant que le fils aîné s’affairait à conclure un marché, elle avait rejoins son frangin dans un appartement. Elle comprit en voyant son état ainsi que celui de ses complices, qu’il s’agissait d’un un traquenard. Elle se retrouva rapidement ceinturée par les trois hommes, ses vêtements arrachés, elle se retrouva entièrement nue. Au viol succéda l’inceste, chacun assouvit ses désirs sur le pauvre pantin. Elle rentra chez elle salie et honteuse, elle prit douche après douche et se posa prostrée dans un canapé.

Son mari rentra tard le soir, il ne s’aperçut pas de sa détresse, il avait bu un coup et s’endormit comme une masse. Elle ne lui dit rien durant des semaines, elle lui cachait ses nausées, une graine indésirable poussait dans son utérus. Elle avorterait clandestinement pendant les vacances de Noël, la fatalité en décida autrement. Elle dévoila l’horrible cauchemar à son mari des mois plus tard, il supporta très mal ses explications. Il se persuadait qu’elle désirait un enfant à tout prix quel qu’en soit le géniteur. Il ne la croyait pas.

Elle aimait passionnément son mari, elle souffrait en silence, elle pleurait abondamment, elle se sentait coupable de ce qui s’était passé. Elle s’inventait une faute imaginaire, elle s’accusait d’avoir aguiché les trois hommes. Lui se réfugiait dans l’alcool, le couple se délitait de jour en jour.

Un élément se rajouta à sa détresse, ses agresseurs croupissaient en prison, ils devaient répondre devant la

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justice d’actes de pédophilie. Ils étaient accusés d’être les cerveaux d’un réseau international. Leur perversité s’exerçait aussi sur des gamins sans défense, ils avaient filmé des séances avec des fillettes de des garçonnets, le tout circulait sur le net afin d’attirer des clients potentiels. Elle était soulagée et inquiète, avec les charges qui pesaient contre eux ils risquaient une lourde condamnation, elle s’angoissait à l’idée d’être convoquée à la barre. Si elle partait, on ne l’obligerait pas à regarder en face ses bourreaux.

Après une ultime dispute avec le fils aîné qui la traitait de dépravée, elle prit sa décision. Elle lui déposa une longue lettre où ses larmes coulèrent sur ses mots. Il lut et relut cent fois son message, il prit une bouteille de whisky et noya son chagrin au fond du flacon vide. Il se doutait que les choses ne seraient pas simples pour elle, elle subirait les pressions de sa famille pour témoigner en faveur de son frère. Il savait qu’elle ne dirait rien sur le viol en groupe qu’elle avait enduré. Elle traînerait son fardeau longtemps, longtemps.

A l’issue du récit, malgré sa fatigue, elle quitta son lit et se dirigea vers le téléphone, elle souhaitait parler avec son fils aîné. Elle craignait un comportement suicidaire, une voix endormie décrocha, il reconnut sa mère et adoucit légèrement son timbre. Elle ne lui dit pas qu’elle savait, elle préférait qu’il se confie. Il resta évasif et lui révéla le départ de sa compagne en prétextant une déprime passagère. Elle évoqua la santé de Rindra, il évacua le sujet, elle passa à son état à lui, il rétorqua qu’il allait. La conversation tourna à un dialogue de sourds, elle effectua une dernière tentative en lui demandant de venir à la maison. Il refusa tout net, il n’avait envie de voir personne actuellement, elle l’embrassa et raccrocha le combiné.

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A aucun moment il ne demanda des nouvelles de son père, de sa mère et de son jeune frère, sa belle-sœur et ses petites nièces. Tout cela ne le préoccupait guère. Elle rejoignit sa couche épuisée, son teint blanc inquiéta son époux, la contrariété aggravait son état. Elle fut victime de plusieurs malaises, le docteur vint en urgence. L’hospitalisation était inévitable, il rassembla quelques affaires et monta dans l’ambulance. Dehors un orage maléfique grondait, il regarda le ciel et pensa à un mauvais présage.

Le diagnostic tomba avec les résultats des premières analyses, elle rechutait gravement, les taux des globules révélaient une récidive sévère de la maladie. Il ne quitta pas son chevet de quarante-huit heures, il lui tenait la main, lui caressait les joues et la couvait du regard. Elle lui répondait par un sourire las, sa présence la réconfortait, il lui donnait envie de lutter contre l’adversité.

Le troisième jour fut le plus dur, elle dormait tout le temps et malgré les perfusions les taux n’évoluaient guère. Il rencontra les médecins, ces derniers s’entourèrent de précautions oratoires, il savait décrypter, il devait s’attendre à une aggravation. Pas de doute, la vie de sa douce compagne ne tenait qu’à un fil fragilisé.

Il prit son courage à deux mains pour prévenir ses fils, il prévint l’aîné en premier, ce dernier lui répondit par des paroles laconiques et raccrocha. Il accusa le choc et appela l’autre garçon, celui-ci comprit immédiatement la gravité de la situation et promit de contacter son frère afin de lui expliquer à nouveau la gravité de l’état de sa mère.

Lorsqu’il réussit à joindre son aîné, le frangin lui détailla les souffrances qu’endurait leur mère. Il lui signifia qu’elle était engagée dans un combat difficile où la mort rodait de tous côtés. Ils convinrent de se tenir informés de

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l’évolution de la malade, aussitôt après avoir raccroché, le jeune rappela son père et lui transmis un message sur son portable.

Affaiblie, elle sommeillait en permanence, dans ses rares moments de lucidité elle parlait de ses mômes, de son bonheur avec lui. Il l’écoutait lui souriait et lui disait mille fois : je t’aime. Ils savaient tous les deux que se jouaient les ultimes moments de leur vie de couple, elle abandonnait lâchement la partie.

La médecine avoua son impuissance, deux semaines plus tard elle s’endormit définitivement en tenant la main de son compagnon. Il s’aperçut que son cœur venait d’arrêter le combat, il resta prostré en lui tenant toujours la main. L’infirmière alertée par le moniteur, arriva immédiatement, elle n’osa pas séparer ces deux mains, ce n’est que deux heures plus tard qu’il consentit à retirer la sienne. La mort avait gagné, une fois de plus. Au dehors l’orage grondait, les éclairs zébraient le ciel, des trombes d’eau s’abattaient sur la ville, la météo prévoyait ce genre de temps pour au moins trois jours. Les orages maléfiques pourraient s’en donner à cœur joie.

Conformément à ses volontés, aucune cérémonie religieuse ne fut célébrée, elle souhaitait être incinérée, elle avait même susurré un souhait à l’oreille de son unique amour. Il lui jura de respecter ses volontés. Une trentaine de personnes rejoignirent le crématorium, ses deux garçons se tenaient côte à côte. Le fils aîné partit dès que le cercueil disparut pour rejoindre les flammes. Il s’éclipsa toujours en proie à ses démons.

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De retour à Hanoi, ils reprirent leurs habitudes, Suong à l’agence, Bau à l’école et lui qui s’occupait comme il pouvait. Il commençait à s’ennuyer, la routine quotidienne ne lui convenait plus, il échafaudait des projets, le séjour en Thaïlande lui avait donné quelques idées qu’il comptait mettre en pratique si sa compagne adhérait à ses vues.

Jour après jour il constata un peu de tristesse dans les yeux de son amie, d’habitude gaie et pleine d’entrain, elle succombait à des moments de grisaille. Il lui demanda ce qui n’allait pas, elle fondit en sanglots dans ses bras, il ne lui dit rien se contentant de la serrer fort dans ses bras. Elle se confia enfin, ses collègues et son patron n’appréciaient pas sa liaison, ils considéraient qu’elle se comportait à l’identique d’une geisha, c’était d’ailleurs de ce surnom qu’ils l’affublèrent. Il la consola du mieux qu’il savait faire, il essuya ses larmes, lui prodigua des caresses et des baisers. Elle se rangea à son avis, elle devait rester lisse à ces bassesses et accomplir sa tâche comme à l’accoutumée.

Il constatait non sans amertume, que sous chaque latitude les sentiments les plus bas trouvaient toujours un terreau fertile. Ici la jalousie l’emportait sur toute autre considération, assurément elle ne méritait pas cet ostracisme de la part de ses camarades de travail. Dans une autre vie, lui aussi avait du subir les sarcasmes , lui aussi en avait souffert jusqu’à la déprime et une tentative de mettre fin à ses jours. Il lui faudrait être attentif au moral de la jeune femme et lui apporter tout le soutien nécessaire à son équilibre.

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Heureusement, Bau travaillait très bien à l’école, elle ne ramenait que des bonnes notes et caracolait en tête du classement de sa classe. Les élèves étaient plus tolérants que les adultes, ils voyaient souvent l’homme aux cheveux grisonnants venir chercher leur copine, ils lui faisaient des sourires et parfois venaient deviser avec lui. Il se réjouissait de la situation, il dominait ses démons à défaut de les vaincre, la présence des fillettes ne lui posaient plus aucun problème. Quelquefois un flash lui traversait l’esprit, il assumait cette vision, il n’arrivait pas à éliminer complètement les orages maléfiques de sa mémoire.

Suong supportait mieux les quolibets quotidiens, prenant sur elle pour ne rien laisser transparaître. Chaque jour avait son lot de brimades et de mesquineries, chacun trouvant un malin plaisir à l’humilier, elle tenait compte des conseils qu’il lui avait prodigué, elle restait lisse en toutes circonstances.

De son côté, il ne demeurait pas inactif, il se renseignait pour transférer une grosse somme vers la Thaïlande. Il en avait besoin pour mener à bien deux projets qui lui tenait à cœur. Il effectua un aller-retour rapide vers Bangkok pour s’assurer que la banque agissait selon ses désirs. Il revint trois jours plus tard et retrouva sa compagne à nouveau préoccupée.

Les soucis s’étaient déplacés, maintenant les attaques provenaient de son village. Un garçon amoureux éconduit répandait des bruits malsains sur son compte, il n’en fallait pas davantage pour que les mauvaises langues s’emploient à l’assimiler à une fille facile. C’est dans ce contexte qu’ils se rendirent dans sa maison natale, ils avaient demandé à sa mère d’inviter un maximum d’amis et parents. Suong appréhendait ce conseil de famille, il n’en fut rien. Son compagnon surpris l’assistance par sa maîtrise de la langue,

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en quelques mois avec Bau ils avaient échangé leurs langues, elle lui avait appris les mots simples et il s’était investi sur le reste. Il expliqua qu’il aimait profondément Bau et sa maman, qu’il n’avait jamais fait usage de la violence envers une femme et qu’il était du devoir de chacun de veiller au respect et à l’honneur d’une des leurs. Ses mots assénés avec le sourire remirent les pendules à l’heure, ils vinrent tous lui serrer la main et dialoguer avec lui. Il était heureux et pourrait se consacrer à l’étape suivante.

Il lui fallut plusieurs mois pour retrouver la trace de l’ancien mari de Suong, ce dernier n’était qu’une épave squelettique fonctionnant à l’alcool frelaté. Il réussit à le rencontrer plusieurs fois avant de trouver le moment où il possédait un brin de lucidité. Il lui parla de sa fille, l’autre répondit qu’elle aille se noyer dans la mer de Chine, il n’irait pas la repêcher. La cause était entendue, il lui demanda de signer un acte d’abandon, ce dernier accepta moyennant finances de se rendre avec lui chez le juge pour signer le document. Suong devenait la seule ayant l’autorité parentale sur Bau.

Il s’interdit de lui dévoiler sa rencontre avec son ancien tortionnaire, il se contenta d’aborder l’avenir de Bau, c’était cela qui lui importait. Elle reconnu préférer ne plus entendre prononcer le nom du père de la fillette, il sourit et lui dit qu’il veillait à ce que cela ne se produise jamais.

Son projet prenait forme, il révéla ses intentions à Suong, il craignait sa réaction, il lui expliqua ce qu’il voulait faire, il se garda de lui en révéler l’avancement. Elle adhéra totalement à ses idées et se jeta à son cou, ils appelèrent Bau qui s’amusait dans la pièce adjacente. Ils lui demandèrent ce qu’elle pensait de la parenthèse sur l’île thaïlandaise, elle répondit par des grands signes, elle désignait la plage de

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sable blanc et les palmiers, elle décrivait la transparence des eaux, elle mettait un coquillage à son oreille et se fabriquait un collier. La fillette vivait son rêve éveillé, elle signifiait son engouement pour cette contrée paradisiaque.

Deux mois plus tard le trio rejoignait son île, un premier bungalow les accueillit. Suong fourmillait d’idées et Bau passait son temps entre la plage et les leçons qu’il lui prodiguait. Il leur fallut un trimestre pour être opérationnels, il avait fait installer des panneaux solaires et des antennes satellites, avec son ordinateur il communiquait dans tous les endroits de la planète. Un site Internet vantait les mérites de vacances « Au paradis de Bau », ils avaient choisi le nom collégialement, la proposition fit l’unanimité.

Le démarrage était encourageant, les visites du site et les réservations suivaient une courbe croissante. Il rajeunissait de jour en jour, sa quête s’achevait dans cet Eden, elles étaient aux anges, tout s’annonçait sous les meilleurs auspices. Les touristes repartaient satisfaits de leur passage, conquis par le site, et les petits plats concoctés par la maîtresse des lieux séduisaient les plus difficiles.

La clientèle se composait en majeure partie d’anglo-saxons, ils n’avaient pas eu de français jusqu’à présent. Il avait ciblé certains pays et les annonces dans Google visaient leurs ressortissants. Les couples, jeunes pour la plupart, venaient à la recherche de tranquillité et d’isolement. Certains se promenaient et se baignaient entièrement nus, ici cela ne choquait personne, Bau était habituée et n’y prêtait aucune attention.

La petite adorait partir à la pêche avec celui qu’elle appelait maintenant « Mon gentil papa », ils passaient des heures en barque à tenter d’attraper du poisson. Ils discutaient sans voir passer le temps ni mordre leur proie, alors ils se regardaient, éclataient de rire et se consacraient

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quelques minutes au but de leur présence loin de chez eux. Ils ne rentraient jamais bredouille, Suong savait que ces deux là n’en finiraient jamais de converser.

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Des trombes d’eau s’abattirent sur le pays, à la télévision la météo montrait les milliers de points, chacun représentant un impact de foudre. La carte constellée par ces orages incitait à la plus grande prudence, la présentatrice insista beaucoup en déconseillant aux automobilistes de prendre la route. La situation empira d’heure en heure, des arbres se couchèrent sur les chaussées, des coulées de boue emportèrent des maisons, la France ressembla à un paysage d’apocalypse. Les mises en garde ne suffirent pas, des imprudents jouèrent avec la vie, à ce jeu là il y eut de nombreux perdants.

Le cadet décida de se rendre chez des amis, il voulut honorer une invitation acceptée de longue date. La famille prit place dans le monospace, les filles vêtues de blanc chantaient, la maman poussait la chansonnette qu’elles reprenaient en chœur. Le pilote s’engagea sur une route de montagne, les éclairs zébraient le ciel, la foudre s’abattit à quelques mètres d’eux dans un vacarme assourdissant, ils virent une boule de feu embraser un sapin. Le spectacle était dantesque, les fillettes se turent, elles avaient la peur au ventre. Les parents parlaient pour apaiser leur progéniture et se rassurer eux mêmes.

Dans un virage tout bascula, un véhicule descendant perdit le contrôle dans une petite coulée de boue qui traversait la chaussée, il percuta la voiture montante qui tourna comme une toupie avant de basculer dans le vide. Tel un pantin désarticulé le monospace rebondit sur les rochers

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puis se fracassa au fond du ravin, l’autre chauffard continua sa route dans la nuit, il ne s’arrêta pas, indifférent au drame qu’il venait de provoquer.

Ce ne fut qu’au matin qu’un automobiliste alerta les secours, la pluie et le relief rendirent le travail des sauveteurs difficile. Ils durent s’encorder pour pouvoir atteindre la carcasse disloquée, des blocs instables menaçaient de se détacher et de les écraser à tout moment. Ils leur fallut plus de trois heures pour se trouver enfin au fond du ravin. Ils constatèrent le décès de la femme assise aux côtés du conducteur, ce dernier gisait affalé sur le volant. A l’arrière deux gamines émettaient de faibles râles, elles voguaient entre la vie et la mort.

Les pompiers mirent longtemps pour procéder au découpage des tôles, il fallait faire attention à ne pas aggraver l’état des blessés. Ils remontèrent les jeunes sœurs avant de s’occuper du chauffeur, lorsqu’ils entreprirent de le dégager, il avait cessé de vivre.

Pendant qu’une ambulance emmenait les enfants vers l’hôpital le plus proche, une autre acheminait les époux vers la morgue. Les orages maléfiques venaient de décimer un foyer qui voulait croquer la vie à pleines dents. Les médecins se relayèrent pendant des heures au chevets des gosses, ils ne lâchaient pas, ils voulaient les sortir de ce mauvais pas. Malgré tous ces efforts, l’aînée lâcha prise la première, son petit corps meurtri demanda grâce. La benjamine en fit de même quelques minutes plus tard. Le personnel médical anéanti, perdait une nouvelle bataille, la faucheuse leur avait brûlé la politesse.

Le téléphone sonna en début d’après-midi chez le père, c’était le centre hospitalier qui l’informait de l’accident. Son interlocuteur lui dit que c’était important, il ne lui précisa pas la nature des blessures et encore moins

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qu’ils se trouvaient réunis à la morgue dans quatre tiroirs adjacents. Il eut un pressentiment, il se mit au volant tel un automate, la pluie continuait de gronder dans les torrents et d’inonder les plaines.

Lorsqu’il se présenta au centre hospitalier, il fut reçu par le médecin responsable du service des urgences. L’homme rompu au contexte ne put tergiverser, son interlocuteur exigeait de voir les siens. Un grand silence succéda à sa demande, en un millième de seconde il comprit que tout avait basculé. Le praticien l’accompagna au sous-sol où reposaient les dépouilles des victimes de l’orage maléfique.

L’employé affecté à la besogne tira les quatre tiroirs. Il voyait sa belle-fille qui lui souriait, il lui parla et n’obtint pour toute réponse qu’un sourire figé pour l’éternité. Son fils semblait dormir, il l’embrassa et lui dit qu’ils se retrouveraient tous bientôt. Il se pencha vers ses deux rayons de soleil, il lui en voulait énormément à l’astre solaire, il n’admettait pas de voir s’éteindre de si jolis minois. Elles étaient resplendissantes dans leurs robes blanches, seul un filet de sang séché subsistait dans le cou de la cadette.

Il resta prostré longtemps, longtemps. Le préposé, habitué aux multiples détresses qui se succédaient devant lui, patientait à l’extrémité du local, il respectait l’intimité et la douleur des visiteurs. Il lui fallait maintenant rejoindre les services administratifs afin de procéder aux formalités d’usage, il devait aussi se rendre à la gendarmerie afin de récupérer les affaires de son fils.

Il errait dans les couloirs tel un zombie, plus rien n’aurait de sens désormais, il avait tout perdu. Il se retrouva à l’extérieur, il prit son téléphone portable et appela son fils aîné, l’accueil fut glacial, il n’en prit pas ombrage. Il se contenta de lui expliquer le malheur qui les frappait à

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nouveau. Le fils ne fit aucun commentaire, il ne demanda rien, le père l’embrassa et raccrocha. Malgré son apparente indifférence, il l’appellerait pour l’informer de la date des obsèques. Il devait d’abord contacter la mère de Maureen et décider de la cérémonie funèbre. Cette dernière assommée par la nouvelle lui donna carte blanche, ils convinrent d’une crémation dans trois jours.

Il ne put joindre le fils aîné, il tomba chaque fois sur le répondeur, il laissa plusieurs messages avec toutes les informations sur les lieux et date des funérailles. Il passa voir à plusieurs reprises ses défunts, des larmes sèches obstruaient son regard, il clignait des paupières et fixait intensément ses trésors endormis. Il dut enfin se résoudre à voir coulisser le couvercle en bois sur ces visages enfantins, leur chevelure rousse illuminait le satin blanc de leur lit mortuaire.

La crémation se déroula très simplement, quelques parents de Maureen entouraient sa mère durement éprouvée. Il se joignit à eux car le fils aîné ne s’était pas déplacé et ne l’avait pas appelé. Il ne comprenait pas sa volonté de détruire, de faire mal au moment le plus difficile, il encaissait un coup de plus. Il lut un poème qu’il avait composé en l’honneur de ses petites filles, de la musique irlandaise jouait en sourdine. L’assistance se recueillit, une trappe s’ouvrit, les cercueils glissèrent de l’autre côté jusqu’au dernier, l’ouverture se referma.

Ils restèrent quelques minutes, la musique s’était arrêtée, ils entendaient le bruit des brûleurs du four, cela ressemblait à un crépitement. Il n’osait imaginer ses trésors rongés par les flammes. Il était en déraison, rien ne le concernait plus, il aurait voulu être à leur place pour rejoindre sa bien-aimée, les orages maléfiques associés au destin en décidèrent tout autrement.

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Il regagna sa maison, elle résonnait de l’absence des êtres chers. Il se demandait à quoi avait servi sa vie, il subsistait sur un champ de ruines, jusqu’à son fils aîné qui le rejetait. Il songea à mettre un terme à ses jours, l’instinct de survie l’empêcha d’accomplir le geste ultime.

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La journée s’annonçait belle, Bau apprécia les cadeaux du père Noël, dans sa grande générosité il lui apporta une trousse de maquillage et des vêtements à la mode. Elle était sur son nuage, il avait mis des guirlandes qui clignotait dans la nuit étoilée, il ne manquant que le sapin, la neige et le traîneau. Sa compagne eut droit à une bague, elle lui offrit un livre sur la faune et la flore de la région. Ils se concoctèrent un réveillon sympathique où la langouste et les fruits de mer constituaient l’ossature. Ils se couchèrent tôt car la mère et la fille devaient se rendre le matin à Phuket pour effectuer quelques achats de décoration pour les bungalows. Suong voulait peaufiner et embellir « Le paradis de Bau » afin de lui donner sa touche personnelle.

Il dormit mal, il ne comprit pas pourquoi son sommeil se trouva aussi agité, il quitta la chambre et sortit. Il se dirigea vers la plage, la lune se reflétait dans les eaux calmes du lagon. Sa chérie le rejoignit, à son tour victime d’insomnies, il faisait chaud, elle n’avait pas pris la peine de mettre un vêtement. Elle lui prit la main, ils marchèrent le long du rivage, leur pas s’enfonçaient dans le sable humide. Ils ne résistèrent pas à l’envie de se baigner, la nudité leur était agréable, il succombèrent rapidement à des jeux plus coquins, cupidon décocha ses flèches dans le lagon. Elle ne savait pas qu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois.

A l’aube il les accompagna jusqu’à l’embarcadère où un pêcheur les attendait comme convenu. Ils avaient

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sympathisé et conclu un accord avec le vieux marin qui appréciait leur compagnie. Il les convoyait souvent à travers le dédales des îles qu’il connaissait mieux que sa poche, lui aussi adorait la petite Bau. Il n’avait plus de famille et partageait fréquemment le repas avec eux. Ce jour là, il fit une réflexion sur des phénomènes étranges, d’habitude lorsqu’il partait au large une myriade d’oiseaux de mer l’accompagnait en espérant obtenir une partie du butin. Il exprima son étonnement de s’être retrouvé seul, pas une mouette ou un albatros pour l’escorter.

Elles arrivèrent tôt à Phuket, elles quittèrent le bord de mer pour se diriger vers un marché fréquenté uniquement par les autochtones. Un marchand racontait que les éléphants du parc d’attraction avaient brisés leurs chaînes et pris la direction des bois. Suong n’était pas rassuré, elle avait constaté des anomalies dans le comportement des animaux, à plumes ou à poils.

Les évènements se précipitèrent et s’enchaînèrent à un rythme infernal, une vague géante dévasta tout le front de mer, l’eau vint mourir jusqu’au marché. Les gens couraient dans tous les sens, Suong et Bau ne saisissaient pas la portée du désastre qui s’était joué en quelques instants. Une deuxième vague tout aussi destructrice vint terminer la besogne, elle ravagea ce qui restait encore debout, elle emporta ceux qui s’accrochaient désespérément à une main ou à une planche de secours. La ville n’était que cris et pleurs, la panique s’empara de la population, personne n’osait plus s’approcher du bord de mer.

Elles s’inquiétaient beaucoup, elle pensaient à celui qu’elles avaient laissé la bas sur l’île. Elles craignaient que la vague dévastatrice n’ait atteint leur home douillet, où se trouvait-il actuellement, il devait s’alarmer pour elles. Suong ne possédait aucun moyen pour aller vers lui au plus

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vite. Lorsqu’elles s’approchèrent du front de mer, un spectacle d’apocalypse s’offrit à leurs regards, les plages ressemblaient à un dépotoir, les objets les plus hétéroclites s’étaient échoués. Les corps sans vie étaient alignés au fond de la plage transformée en une morgue à ciel ouvert, le soleil impassible à la détresse humaine dardait les morts de ses rayons. Il fallait faire vite, dans quelques heures le travail de putréfaction rendrait la situation sanitaire dangereuse.

Les autorités dépassées par l’ampleur du sinistre s’efforçaient de recenser les rescapés, les disparus et les corps sans vie. La tâche s’avérait compliquée, la majorité des victimes étant en tenue de bain. Tout le monde cherchait un proche dans ce paysage irréel, seuls les éléphants avaient compris le danger qui s’annonçait.

Elle souhaitait rejoindre son amour, Bau s’énervait en criant qu’elle devait retrouver son « Gentil papa ». L’inquiétude cédait le pas à la panique, elles envisageaient le pire, elles espéraient rencontrer leur ami pêcheur et reprendre la mer, elles ne le trouvèrent pas, le pauvre comme les oiseaux était parti ailleurs, loin ailleurs sur un autre océan d’où il ne reviendrait pas.

Leur errance dans la ville ravagée dura six jours et autant de longues nuits à dormir n’importe où. Elle dut se résoudre à implorer les officiels, elle obtint enfin l’autorisation d’embarquer sur un bâtiment qui explorait toutes les îles, elle réussit à ne pas se séparer de Bau. La vedette ne pouvait entrer dans le lagon, elle se fit minuscule dans un Zodiac qui se fraya un passage parmi les planches et débris qui flottaient dans l’eau stagnante. Au fur et à mesure qu’elle approcha de la côte son cœur battit plus fort, elle faillit défaillir face à la vision de désolation qu’elle constata. Il ne subsistait plus rien de leur paradis, le « Paradis de

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Bau » semblait n’avoir existé que dans ses rêves. Plus aucun bungalow, la plupart des palmiers s’amoncelaient dans une anse, les autres subsistaient couchés sur le sable.

Lorsqu’elle débarqua, elle cria, elle l’appela de toutes ses forces, elle dut se rendre à l’évidence, il n’était pas là. Les militaires inspectèrent les lieux pour trouver des traces de vie, ils trouvèrent trois cadavres échoués contre un arbre, ce n’était pas lui, ils les enveloppèrent dans des sacs hermétiques et fermèrent la glissière.

Une heure plus tard, elle quittait l’île définitivement et rejoignait sa fille restée à bord sur l’ordre péremptoire du capitaine. Après la visite de deux autres îlots de l’archipel, elles regagnèrent Phuket désemparées. Elles avaient vécu d’espoir pendant six journées, soudain tout s’écroulait le septième jour. Recensées auprès des autorités, elles purent bénéficier d’un lit de fortune en attendant de prendre une décision, elle ne pouvait se résoudre à tout quitter, elle espérait un miracle et priait au fond de son cœur.

A bout de forces, anéanti par l’ambiance et la proximité de son bien-aimé perdu quelque part dans les eaux océanes, elle consenti à son rapatriement vers Hanoi. Les images du « Paradis de Bau » hantaient ses heures, elles pensait sans cesse à lui qui lui avait dit qu’elles seraient mieux entre femmes, elle souriait à la pensée de leur dernière nuit d’amour, elle pleurait en écoutant Bau lui parler de son « Gentil papa ».

Elles errèrent encore autour des panneaux où s’affichaient la liste impressionnante des victimes, elles lisaient et relisaient chaque nom, mais elles ne virent jamais celui qu’elles adoraient par dessus tout. Cela troublait Suong, elle souhaitait retrouver ce doux compagnon qui lui avait donné deux courtes années de bonheur, elle demandait de pouvoir se recueillir sur sa tombe et ne pas pleurer en

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regardant les vagues ou le ciel. L’absence cruelle la torturait au plus profond de son âme, la vie ne devenait qu’une suite d’automatismes, heureusement Bau représentait son avenir.

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Le fils aîné trainait son spleen de verre en verre, la fuite de Rindra lui laissait un goût bizarre dans la bouche. Il s’interrogeait continuellement à son sujet, puis replongeait dans l’absorption de breuvages alcooliques aux effets dévastateurs. Chaque jour ressemblait au précédent en pire, il se détruisait consciemment, il considérait qu’il n’avait qu’une seule issue, il s’employait à accélérer le processus.

Dans ses moments de lucidité, ses états d’âme le torturaient profondément. Il s’en voulait de s’être comporté de la sorte, sa fierté et sa mythomanie l’avaient amené jusqu’au bord du précipice, il se trouvait face au vide sans aucun garde-fou. Le souvenir de sa mère, de son frère avec sa femme et ses deux fillettes, le tourmentaient. Il regrettait son absence lors du dernier adieu, il avait perdu une occasion de réconciliation avec son père durement éprouvé. Maintenant le père était parti, il ne savait où et avec qui, il ne s’imaginait pas ce que signifiait ce départ, il constatait simplement.

La dégradation de ses performances au travail déclencha une réaction des dirigeants du groupe, habitués à des idées de génie de la part de leur collaborateur, ils n’admettaient pas cette chute de tonus liée, selon eux, à un cruel manque d’initiative, ils le sommèrent de redresser la barre immédiatement sous peine de licenciement. La première sanction fut le montant de la prime annuelle d’investissement personnel, elle représenta à peine le dixième de celle de l’année précédente, le message était clair.

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En rentrant au milieu de la nuit d’une tournée dans les bars de la ville, il trouva une convocation de la police, il était attendu au commissariat le lendemain à dix heures. Il s’interrogea sur le but de cette missive, il passa en revue les infractions pouvant lui être reprochées. Il absorba deux cachets pour tenter de soulager sa tête douloureuse, il passa sous la douche et réussit à dormir par intermittence. Au matin il prévint son bureau de son absence, il était préférable d’envisager un entretien long, il précisa qu’il serait présent en début d’après-midi.

A son arrivée dans les locaux policiers il fut dirigé vers une pièce où l’attendait un inspecteur. L’accueil chaleureux le surprit, il avait envisagé une réception plus dure avec une réprimande voire une amende et peut-être la confiscation de son permis de conduire. Il ne comprenait pas où l’entraînait l’homme assis en face de lui, ce dernier l’interrogea sur sa situation familiale et surtout celle de ses parents. Il eut du mal à révéler qu’il avait coupé les ponts avec son géniteur, il n’avait aucune idée de sa résidence actuelle.

Son interlocuteur s’étant assuré qu’il parlait avec le seul membre connu de la famille, il aborda l’objet de l’entretien. Il différa le moment de la révélation, il le préparait à la mauvaise nouvelle qu’il allait lui annoncer, il lui demanda s’il connaissait la Thaïlande, il lui parla enfin du Tsunami qui avait ravagé de nombreuses côtes d’Asie du Sud Est. Le fils aîné s’impatienta et lui posa une question directe, il voulut savoir si les restes de son père avait été retrouvés parmi les victimes de ce désastre. Le policier lui répondit par la négative, il rajouta que les autorités thaïlandaises étaient en possession d’un portefeuille et d’un passeport lui ayant appartenu.

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Il venait de réaliser qu’il était le seul survivant de la famille, ça lui faisait peur, il redouta encore davantage son tête à tête avec sa conscience. Il resta prostré plusieurs secondes, l’inspecteur respecta son silence et attendit qu’il se manifeste. Enfin il se redressa et voulut savoir si des recherches étaient en cours pour retrouver son père. Son interlocuteur lui répondit qu’il était nécessaire de procéder à une analyse d’ADN, il s’agissait de la méthode la plus fiable face au nombre important de personnes à identifier.

Muni d’un document délivré par les autorités compétentes, il se présenta à un laboratoire pour faire effectuer un prélèvement sanguin. Les résultats furent transmis au ministère des affaires étrangères qui les communiqua à son homologue en Thaïlande.

L’attente dura plus de six mois, le corps n’était toujours pas identifié, il appela plusieurs fois la cellule spécialisée, la réponse ne variait pas, « nous suivons ce dossier et nous vous appellerons dès qu’une information nous parviendra ». Le service était rodée à ce genre de demande, les fonctionnaires utilisaient le vocabulaire appropriée, il n’était pas dupe.

D’autres mois s’écoulèrent, identiques aux précédents, sauf qu’il n’appela plus, il n’attendait rien de leur part. Comme tout un chacun, il avait suivi les péripéties des populations confrontées au malheur, il avait vu les cadavres allongé dans des morgues de fortune, il avait regardé les fosses communes où s’entassaient les dépouilles non identifiés ou celles des autochtones. Celles des touristes étaient photographiées, étiquetées et une analyse d’ADN effectuée avant de rejoindre leur tombe à des milliers de kilomètres de chez eux.

La découverte du passeport provoqua un déclic au fils aîné, un regain d’énergie le parcourut. En quelques

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semaines il arrêta, non sans difficultés, sa consommation d’alcool. Il réfléchit beaucoup à tout ce qui s’était passé, à tous ces orages maléfiques qui avaient décimée sa famille. Aujourd’hui il trouvait injuste la perte de toutes ces vies. Il remontait la pente jour après jour, il pensait de plus en plus à Rindra, il voulait la rencontrer, lui parler, il éprouvait le besoin de la regarder au fond des yeux, de la comprendre.

Dans les familles occidentales, de nombreux disparus du Tsunami étaient titulaires de contrats d’assurance en cas de décès. Or l’absence de corps empêchait le versement des capitaux souscrits, le code des assurances ne transigeait pas avec cette règle. La position des compagnies se justifiait par les possibilités d’escroquerie que pourrait constituer l’abolition de cette disposition. Aussi des veuves et des orphelins se trouvèrent sans ressources, il convenait de venir en aide à ces gens touchés par l’adversité. Le gouvernement Français adopta une mesure exceptionnelle en faveur des ayants droits des victimes non identifiées. Une enquête simplifiée fut diligentée pour prouver que chaque disparu était arrivé sur les lieux du cataclysme et qu’on ne disposait pas de la preuve de sa présence ou de son départ. Les assureurs durent se soumettre à la volonté politique de traiter ce dossier avec compréhension.

La police lui remit les documents ayant appartenu à son père, le passeport recelait des tampons de nombreux pays d’Asie du sud-est. Les quatre morceaux d’une carte postale, représentant un groupe d’enfants, l’intriguèrent, il ne put déchiffrer ce qui était écris au dos. Le séjour dans l’eau de mer avait fini de dissoudre l’encre, quelques taches subsistaient, il ne saurait jamais ce que sa mère avait écris,

Quand ton pas et mon pas242

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En costume de nousS’habillèrent de nos cœurs et nos yeuxRêvant l’un de l’autre du mieuxD’un amour qui se noueQuand ton pas et mon pas

Il ne comprendrait pas davantage ce que contenais cette enveloppe sans rien de griffonné dessus, il ne vit pas l’intérieur légèrement gris. Son père avait tenu sa promesse à son épouse, il avait disposé des cendres de ses enfants, petits-enfants et de sa compagne adorée, dans chaque emballage et il avait confié ces poussières aux eaux des sites les plus beaux. Les autres pièces trouvées dans le portefeuille étaient banales, des cartes de visites de restaurants et d’artisans, et une carte de crédit.

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Elles furent accueillies à bras ouverts au village, tous pensaient qu’elles revenaient de l’enfer. Pendant près d’un mois aucune nouvelle ne leur parvint, les autorités thaïlandaises se préoccupèrent plus du sort des voyageurs occidentaux que de celui des ressortissants des pays voisins. Une fête marqua leur retour, la mère et la fille n’eurent pas le cœur aux réjouissances, elles participèrent avec joie, au défilé des enfants, puis prétextèrent une grande fatigue afin d’éviter une journée d’amusements.

Elle demeurèrent plusieurs semaines dans la maison familiale, tout le monde était aux bons soins pour les miraculées du Tsunami. Bau retourna à son ancienne école avec plaisir, elle savait qu’il s’agissait de sa dernière année, l’an prochain elle intégrerait le lycée français, « Gentil papa » lui avait promis qu’elle serait inscrite. Elle possédait un excellent niveau et maîtrisait tout à fait la langue de Molière grâce aux cours qu’il lui prodigua.

Elle s’ennuyait, elle chercha du travail, elle en trouva dans une agence qui venait de s’ouvrir. Elle fut embauchée comme guide, elle subit avec succès l’examen l’autorisant à accompagner les touristes. Ce métier était lucratif, ce qui lui permit d’emménager dans un appartement à Hanoi. Sa zone d’activité se situait sur la capitale et ses alentours, cela lui permettait d’être avec sa fille tous les soirs.

Elles évoquaient souvent le disparu, leurs souvenirs communs étaient forts, elles voulaient garder dans leurs cœurs uniquement les bons moments. Lorsque Bau s’était endormie, elle éprouvait plus de difficulté à trouver le

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sommeil, elle revoyait ses nuits d’amour dans ses bras, elle pleurait en silence à son bonheur enfui.

Les mois s’écoulèrent, de nombreux soupirants tentèrent d’obtenir ses faveurs, aucun ne l’intéressait, elle n’était pas prête à se donner à un autre. Elle se consacrait pleinement à son nouveau job, et au trésor de sa vie : Bau. Elle rencontrait fréquemment des visiteurs français, ils lui parlaient du pays qu’elle ne connaissait pas, elle songeait fort à lui, parfois une larme roulait le long de sa joue, elle l’essuyait et continuait ses explications.

Suong reçut une lettre d’un cabinet notarial situé à quelques pâtés de maison de son domicile. L’homme de loi désirait la rencontrer pour une affaire de succession. N’attendant aucun héritage, par courtoisie, elle décida de s’y rendre. Elle fut reçue par un secrétaire qui la fit patienter dans le couloir, le boss étant occupé.

Elle attendit dix minutes en feuilletant un vieux journal, une porte s’ouvrit, un couple âgé salua dans sa direction, elle leur répondit d’un signe de tête. Le notaire semblait jeune, elle pensait qu’il était son cadet, une nouvelle génération prenait les rennes dans la société. Après les présentations d’usage, il lui demanda le nom et le prénom de son enfant ainsi que sa date de naissance. Il parut satisfait, les réponses répondaient à son attente. Il précisa que la convocation concernait sa fille Bau, la fillette étant mineure, sa mère avait autorité pour la représenter et signer tout acte la concernant. Elle comprenait parfaitement ce qu’il lui exposait, mais elle trouvait qu’il tournait autour du sujet. Il précisa qu’il avait mandat d’un collègue français qui assurait la succession du père adoptif de Bau. Cette dernière héritait, à part égale avec son demi-frère, de tout les biens ainsi que d’une assurance-vie contractée à son profit.

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Elle n’en croyait pas ses oreilles, son compagnon lui avait caché qu’il détenait du capital placé en France et elle n’avait jamais entendue parler de l’assurance. Dans quelques semaines elle aurait en sa possession une somme représentant environ quatre-cent mille euros. Elle était désintéressée, elle l’avait choisi par amour, elle n’avait pas regardée ses droits. L’homme de loi lui montra une photocopie du contrat contracté en Thaïlande auprès d’une compagnie Suisse. Il avait désigné Bau comme légataire principale, et à défaut Suong, il voulait couvrir l’une ou l’autre, sa volonté était claire.

Heureuse, elle prit le chemin de son domicile en bénissant le ciel pour sa fille, « Gentil papa » méritait encore plus cette appellation. Elle décida de ne pas en parler tout de suite à son amour, elle le ferait lorsque les fonds seraient disponibles à l’étude. Elle préférait être prudente, elle craignait la réaction du fils, il risquait de se sentir spolié, il pourrait intenter un procès pour faire invalider l’adoption et le contrat d’assurance. Elle se repassait le film dans sa tête, elle croyait évoluer dans une autre histoire, elle allait se réveiller pauvre comme avant. Elle dut se rendre à l’évidence, tout était réel, pour s’en assurer, elle passa à nouveau devant l’immeuble, il y avait bien un notaire.

En marchant elle réfléchissait au meilleur moyen de sauvegarder voire développer le capital de sa fille, elle savait que Bau démarrerait bien dans la vie. Il lui appartenait de gérer au mieux ses intérêts. Elle pensa que l’immobilier serait la meilleure solution, avec l’ouverture du pays aux investisseurs, le placement dans la pierre se révélait judicieux. Elle garda le secret, rien ne transpira nulle part, c’était le meilleur moyen d’éloigner les parasites venant de toutes parts. « gentil papa » lui avait raconté les revers de fortune de ces gagnants du Loto qui flambaient

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tout leur argent conseillés par des sangsues assoiffées d’argent. Elle désirait éviter ça à sa fille et à elle aussi.

Bau eut la chance de bénéficier des mesures afférentes aux ayants droits des victimes du Tsunami. Elle eut aussi un petit coup de pouce du destin en la personne du notaire français, ce dernier fit preuve de beaucoup de zèle pour identifier les contrats éventuels d’assurance vie contractés à des milliers de kilomètres de son étude de province. Pendant plusieurs mois, il n’eut de cesse de contacter les compagnies, en possession des caractéristiques et de la désignation du bénéficiaire, il contacta les différents consulats thaïlandais et vietnamiens. Il opéra par déduction, il trouva que les prénoms de Bau et Suong étaient fréquents au Vietnam, il ne lui restait qu’à attendre les réponses des autorités consulaires. A Hanoi, un employé se souvenait d’avoir traité un dossier d’adoption l’année précédente, la boucle venait d’être bouclée.

Suong rêve, elle sait que quelque part, un ange veille sur deux perles jaunes, il doit regarder avec satisfaction la tournure des évènements. Il a reçu l’amour au moment où les orages maléfiques l’entraînaient au fond du gouffre, une fée lui a tendu la main, il a saisit son bras, ses lèvres et s’est abreuvé à la source du bonheur. Elle a apaisé ses douleurs, elle a calmé ses fièvres et lui a prodigué mille caresses.

Elle ne sait pas qu’il a rejoins deux fillettes vêtues de blanc, dont une porte une tache de sang dans le cou. Il s’est assis au pied de sa douce et tendre compagne, il lui récite les vers extraits du « Stupa » de Borobudur. Elle lui prend la main et sourit de toute ses dents blanches. Elle l’entraîne un peu plus loin à la rencontre d’un jeune couple qui tient ses deux angelots dans ses bras.

Suong se réveilla en retard, d’ordinaire cela l’aurait mis de mauvaise humeur, ce matin là elles rirent de bon

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cœur de cette panne d’oreiller. Bau présenta un mot d’excuses, elle ne fut pas réprimandée car c’était une excellente élève. Quand à sa mère, elle avoua au groupe de Québécois la raison de leur attente, ils acceptèrent de bon gré ce contretemps et en profitèrent pour lancer quelques plaisanteries grivoises à son encontre.

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Il n’avait plus touché une goutte d’alcool depuis des mois, il résistait à toutes les pressions. Il rencontrait un psychanalyste chaque semaine, il souffrait de lui confier ses blessures, mais cela l’aidait à avancer dans le chemin de la guérison. Le remord le tenaillait souvent, il ne fuyait plus les problèmes, il les affrontait lucidement en sachant qu’il ne pourrait rien changer au passé, il saurait le gérer désormais.

Au début il fut victime d’une peur panique en réalisant qu’il se sentait mieux depuis la disparition de tous les membres de sa famille. Il s’attribua une responsabilité dans ces tragédies, dans ses cauchemars son père et sa mère l’accusaient d’être un mauvais fils. Il projetait des images négatives, il baignait dans du sang et se réveillait épuisé hagard face à ses chimères.

Il accepta peu à peu la triste réalité, il réussit à faire la part des choses dans le déroulement des évènements ayant conduit au décès de sa mère. La nuit, il parlait à son père, il lui disait sa peine, ça lui faisait du bien même s’il n’obtenait aucune réponse. Il rencontra également le fantôme de son frère qui lui souriait, ses petites nièces aussi. Au fil des jours, ses visions s’espacèrent, il assumait tout et s’en trouva soulagé.

Il y avait plus d’un an que le Tsunami s’était emparé de son père, rien ne changerait plus à présent. Il voyait des reportages, la reconstruction des infrastructures hôtelières avançait à bon train, le touriste devait revenir au plus vite. La recherche des cadavres était abandonné, chacun

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accomplissait son travail de deuil avec ou sans défunt, la priorité était aux vivants.

Lui n’avait envie que d’une chose : retrouver Rindra, elle lui manquait terriblement. Il lui avait écris, il n’avait rien obtenu en retour, que devenait-elle dans ce pays du tiers monde ? Il souhaitait se rendre là bas, la voir, la sentir, la toucher, il redoutait sa réaction. Il partirait dans l’inconnu, il était prêt à affronter ses reproches, à lui expliquer qu’il allait beaucoup mieux et qu’il avait besoin d’elle pour accomplir le reste de la route.

Il reçut une lettre de l’office notarial familial qui le sollicitait pour une prise de rendez-vous. Une semaine plus tard il écoutait lire le testament rédigé par son père. Il fut surpris à la lecture du document, il s’attendait à tout sauf à entendre le brave homme lui signifier qu’il avait une sœur qui se prénommait Bau, elle vivait avec sa mère à Hanoi au Vietnam. L’étonnement l’empêcha de réagir pendant quelques secondes, le notaire repris son souffle et continua de débiter la suite. Bau aurait onze ans dans l’année, elle héritait de la moitié des biens de son père et d’une confortable assurance-vie. Quand à lui, il bénéficiait de l’autre moitié soit environ deux cent cinquante mille euros.

En d’autres temps, il aurait très mal pris ces nouvelles, aujourd’hui la curiosité l’emportait sur les autres considérations. Depuis quand son père entretenait cette relation ? s’agissait-il d’une sœur de sang ? toutes ces interrogations se bousculaient dans sa tête. Il sollicita le notaire pour obtenir les coordonnées de la jeune fille et de l’ex-compagne de son paternel. L’homme hésita un instant, il s’apprêter à fermer la chemise renfermant le dossier, il se ravisa, il prit un bristol et griffonna deux adresses. Il lui communiqua l’adresse connue de Suong et celle du cabinet vietnamien. Il le remercia chaleureusement, cela l’aiderait à

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avancer dans sa quête, il souhaitait s’entretenir avec les deux femmes, il espérait connaître davantage son père à travers les deux dernières personnes à avoir partagé sa vie.

Il échafauda les hypothèses les plus incongrues, il se demanda si la famille n’avait été l’objet d’un jeu de dupes. Il ne put se résoudre à considérer son père comme un Casanova, un Don Juan, un marin avec une maîtresse dans chaque port. Ce dernier aimait trop sa chère et douce épouse pour aller se fourvoyer dans une liaison adultère. Il possédait quelques clés avec le portefeuille, la carte postale de Borobudur et l’enveloppe vierge, l’érosion l’empêchait d’ouvrir les portes et de découvrir la vérité.

Il surfa toute une soirée sur Internet afin de dénicher un billet d’avion à destination d’Hanoi, la guerre des prix faisant rage, il opta pour un vol hors week-end avec retour huit jours plus tard, cela lui permit de décrocher un rabais conséquent. Il posa des congés à valoir sur un reliquat important de l’année précédente, il prendrait le reste assez rapidement car il voulait aussi se rendre à Madagascar. Il se renseigna sur les formalités pour entrer dans le pays, il fut heureux d’apprendre qu’il pourrait solliciter un visa de touriste à l’arrivée à l’aéroport d’Hanoi. Il restait quatre nuits avant le départ, il eut du mal à trouver le sommeil, il languissait de fouler le sol Vietnamien.

Il avait décidé de ne pas s’annoncer auprès de Suong et Bau, il préférait jouer l’effet de surprise. Si les choses tournaient au vinaigre, il se rabattrait sur le notaire afin d’obtenir un rendez-vous avec la mère et sa fille, à défaut il se contenterait des informations fournies par l’homme de loi. Il partait dans l’inconnu, tout était envisageable.

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Après une escale technique dans la nuit à Bangkok, l’avion se posa tôt le matin sur la piste de l’aéroport d’Hanoi. Il regarda tout autour de lui, l’appareil n’était pas complètement immobilisé, déjà les passagers s’emparaient de leurs bagages à main avec empressement, comme s’il fallait être les premiers à attendre devant le tapis roulant les valises et les sacs déchargés de la soute.

L’élan de tous ces gens, touristes et autochtones, l’amusait. Ils courraient dans tous les sens pour se procurer un chariot, d’autres cherchaient un emplacement pour pouvoir enfin griller une cigarette. Lui ne s’affola pas, il s’appropria l’adage qui disait que les premiers seraient les derniers, alors à quoi bon se précipiter pour attendre à côté d’un étalage vide, le tourniquet ne distribuait pas encore les indispensables sacs et valises.

Il ouvrait grand les yeux, il voulait comprendre ce que son père était venu chercher dans cette région. Il observait l’effervescence de la ruche vietnamienne, c’était la comparaison la plus appropriée. Il commençait à faire chaud lorsqu’il sortit du hall, il avait obtenu son visa sans difficulté, il héla un taxi qui le transporta à destination.

Le chauffeur ne comprenait pas le français, il s’exprimait dans un anglais correct, il lui montra les coordonnées griffonnées sur le bristol. Une demie heure plus tard le conducteur le déposa à l’agence où travaillait Suong, c’était l’adresse communiquée par le notaire. Il poussa la porte vitrée et se présenta au guichet, une jeune femme le salua et attendit qu’il s’exprime avant de lui

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répondre dans un mélange d’anglais et de français. Il avait de la chance, la personne qu’il venait voir se trouvait dans une autre pièce à quelques mètres de lui. Il donna son nom à la réceptionniste qui décrocha le combiné, elle s’exprima en vietnamien en parlant très rapidement, il ne put saisir le moindre mot échangé.

Elle faisait le point avec son employeur, elle préparait son planning de visites pour la quinzaine à venir. La conversation avec sa collègue lui fit l’effet d’un coup de poignard, elle ne s’attendait pas à rencontrer l’unique survivant de la famille de son compagnon disparu. Elle ne connaissait pas grand chose sur cet homme, mais elle redoutait l’objet de sa présence ici si loin de chez lui.

Elle inspira profondément, elle quitta son patron en s’excusant, elle avança comme un métronome jusqu’à la réception. Une beauté froide lui serra la main ; il fut surpris à plus d’un titre, il ne s’attendait pas à un accueil aussi glacial, la prestance et le galbe de Suong lui firent penser que son père avait eu bon goût. Il échangèrent des formules de politesse et convinrent que l’endroit n’était pas appropriée à la discussion qu’il souhaitait avoir avec elle. Elle retourna demander à son patron l’autorisation de s’absenter un moment. Ils se dirigèrent vers un bar, ils s’installèrent en terrasse et commandèrent deux cafés.

Chacun restait sur ses gardes et n’osait avancer dans la connaissance de l’autre, un événement insolite dérida l’atmosphère. Un serveur glissa sur le carrelage, il fit les acrobaties les plus improbables pour tenter de récupérer son plateau qui lui échappait. L’incident dura une seconde, cela leur parut plus long, ils n’osèrent rire face au pauvre garçon atterré par ce qui s’était produit. Ils se regardèrent avec un sourire en coin, aucune méchanceté uniquement de la détente avec ce comique de situation.

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Il lui expliqua le but de sa démarche, il la mit tout de suite à l’aise sur ses intentions concernant l’héritage, il ne contesterait pas le testament en agissant contre les volontés de son père. Intérieurement, elle fut soulagée d’un gros poids, Bau pourrait avoir la vie qu’elle choisirait grâce à « Gentil papa ». Elle aborda la suite de la discussion plus sereinement. Au fur et à mesure, il prit la dimension de la passion qui avait unie les deux amants, à chaque évocation de son père son regard criait pour elle, il constatait qu’elle l’avait aimé de son vivant et qu’au delà de la mort elle l’adorait encore plus.

Ils se quittèrent deux heures plus tard, il était convenu qu’ils se rencontrent à nouveau le lendemain. Il souhaitait voir Bau, elle répliqua que sa fille allait à l’école. Elle réfléchit longuement, décidée de ne pas brusquer les choses, elle trancherait à l’issue de leur second entretien. De son côté il préféra s’en tenir à des banalités, il lui faudrait apprivoiser l’animal blessé pour espérer l’approcher sans l’effaroucher.

Elle l’aperçut traversant la rue, elle alla vers lui, elle fit le premier geste d’amitié, elle l’embrassa plutôt que de lui serrer la main. Il apprécia ce comportement, ils se placèrent au même endroit que la veille. Elle lui précisa qu’elle ne disposait que d’une heure, après elle devrait accompagner un groupe dans la visite de la ville. Ils échangèrent sur leurs vies réciproques et sur l’être absent qui les réunissait aujourd’hui. Elle essuya quelques larmes, elle n’était pas triste, seulement heureuse de discuter en toute franchise de ses deux années d’amour, les plus belles de son existence. Il lui parla à nouveau de Bau, il désirait connaître sa petite sœur, elle lui révéla la vérité, Bau n’était pas la fille de son père. Il lui répliqua que cela ne changeait rien à l’affaire, au contraire cela montrait toutes ses erreurs,

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son père était un type bien. Ses mots la touchèrent droit au cœur, il était l’heure de se quitter, elle prit une carte dans son sac et lui griffonna une adresse et un numéro de téléphone. Elle l’invita à manger chez elle le soir même, il s’empressa d’accepter son invitation, elle précisa qu’elle lui présenterait Bau.

Il se demanda ce qu’il pourrait apporter, il désirait offrir un présent qui ne prête pas à confusion, il opta pour des pâtisseries qu’il se procura dans un kiosque situé au bord du lac de l’Epée restituée. Suong avait tout expliqué à sa fille, cette dernière bouillait d’impatience de connaître son demi-frère. C’est elle qui vint lui ouvrir, la surprise la laissa sans voix, elle fut frappée par la ressemblance avec son « Gentil papa ». Sa mère arriva à la rescousse pour suppléer la fillette soudain défaillante, elle le remercia pour les gâteaux avant de l’inviter à pénétrer dans le salon. La décoration était sobre, un cliché encadré du cher disparu, en compagnie des ses deux femmes, trônait sur une table basse.

Bau s’invita souvent dans la conversation, elle précisait un point, elle décrivait sa complicité avec son papa adoptif. Le fils aîné était heureux et malheureux à la fois, il se rendait compte du bonheur qu’avait vécu Bau, il regrettait d’être passé à côté d’une telle relation, sa jalousie et son aveuglement l’en avait privé. Il la fit longuement parler, il était sous le charme d’une gamine de onze ans, elle s’exprimait divinement bien, l’intelligence s’était posée sur son berceau.

Suong laissait sa fille se défouler, elle n’osait espérer que le courant passe aussi bien avec son invité. Il lui parla du portefeuille découvert en Thaïlande, elle l’écouta avec une grande attention, il chercha dans la sacoche qui ne le quittait pas. Il extirpa délicatement l’objet, cela ne lui rappela rien car elle avait pour principe de ne pas fouiller

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dans les affaires d’autrui. Il lui montra la photo coupée en quatre, elle s’en saisit précautionneusement, l’examina recto-verso, elle ne l’avait jamais vu. L’enveloppe ne lui rappela rien de particulier. Elle lui rendit le tout en lui disant qu’il s’agissait d’une autre histoire que la sienne, elle rajouta que celui qui avait conservé ces papiers devait avoir beaucoup de son cœur et de son âme à l’intérieur de leurs fibres. Il acquiesça, le mystère resterait entier mais il se fit la promesse de garder toujours ce qui était si important aux yeux de son père.

Ils causèrent longtemps, Bau lui révéla la signification de son prénom, cela signifiait « précieux ». Sa maman confirma qu’en ce bas monde, son enfant valait davantage que le bien le plus inestimable. Il lui demanda la traduction de Suong, elle lui raconta qu’elle avait vu le jour au lever du soleil, ses parents choisirent de la prénommer « rosée » Suong en vietnamien. Il restait trois jours avant son retour en France, il passa la plupart du temps avec elles, Bau l’emmena voir le spectacle des marionnettes sur l’eau. Il put aussi se joindre à des groupes visitant la capitale et ses environs, Suong se fit un plaisir de lui expliquer les subtilités de son pays.

Au moment des adieux, il lui confia ses difficultés avec son épouse. Elle lui souhaita bonne chance pour sa tentative de réconciliation. Bau se pendit à son cou, il en profita pour les inviter à venir lui rendre visite. La mère répondit de manière évasive tandis que la fille languissait de prendre date.

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Le printemps montrait des signes d’impatience, des arbres précoces fleurissaient dans les squares, la ville quittait ses habits sombres, les jours s’allongeaient. Le soleil reprenait sa vigueur oubliée dans les frimas d’un hiver rigoureux. Il tchatait fréquemment par Internet avec Bau et Suong, la fillette lui racontait sa vie quotidienne à l’autre bout de la planète. Il pouvait la voir grâce à la webcam offerte par sa mère pour son anniversaire. Il leur avait confié son intention de rendre visite à Rindra, il avait changé, il devait la convaincre de l’écouter, ce serait déjà un premier pas.

Il avait pris la décision d’apurer son reliquat de congés, son chef fit la moue mais les lui accorda. Il considérait que son collaborateur était sur la voie de la guérison, il savait que des changements importants s’étaient produits dans la vie de son adjoint, il le voyait réagir pour sortir la tête hors de l’eau, il se décida à lui donner toutes ses chances en favorisant l’octroi rapproché d’une nouvelle période d’absence.

Il était content de se couper de son travail pendant deux courtes semaines, il ne penserait qu’à Rindra, à la retrouver, à la reconquérir. Il ne perdit pas de temps pour réserver une place dans le prochain vol à destination d’Antananarivo, il boucla sa valise et rejoignit l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Il réussit à dormir une bonne partie du trajet qui dura près de douze heures, il languissait de fouler le sol malgache. L’avion se posa à neuf heures trente, le décalage horaire n’était que de deux heures en plus, le temps d’accomplir les formalités d’arrivée, il monta

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dans un taxi-brousse pour se diriger vers son village d’origine, il espérait qu’elle réside chez ses parents.

Son intuition le guida au bon endroit, lorsque le véhicule stoppa à proximité de la maison basse, son sang ne fit qu’un tour, elle était là à quelques mètres de lui. Il la trouva toujours aussi belle et désirable, elle lui tournait le dos, il l’appela, elle se retourna et attendit qu’il vienne jusqu’à elle. Elle l’embrassa sans chaleur, prononçant un bonjour sans enthousiasme, elle l’invita à pénétrer dans l’habitation, elle était seule, les autres étaient aux champs. Elle lui offrit un verre de jus d’ananas frais, il le but d’une seule traite tellement la soif le tenaillait.

Elle lui confia qu’elle cherchait un travail stable dans la capitale, elle espérait une suite favorable afin d’intégrer le ministère des affaires étrangères. Il se tut, il la laissa s’exprimer, il sentit qu’elle était fébrile, son timbre de voix saccadé la trahissait. Ses yeux devinrent humides, elle essaya d’essuyer furtivement ses larmes, il fit semblant de ne rien voir. Il lui parla des souffrances qu’il lui avait infligées, il n’évoqua pas les siennes. Il la supplia de lui pardonner un jour pour le mal, il lui jura qu’il était sur la voie de l’apaisement, d’ailleurs il ne buvait plus depuis plusieurs mois. Elle l’écouta attentivement, elle comprenait tout ce qu’il lui disait, mais la peur la dominait.

Elle prit la parole pour lui répondre qu’il était trop tard pour eux deux, elle resta ferme sur ses positions. Il fut triste, un grand silence s’installa, il la fixa intensément dans les yeux, elle soutint son regard, et soudain, éclata en sanglots dans ses bras. Elle ne maîtrisa plus ses pleurs, elle libéra son trop plein d’émotion, il lui caressa la nuque en la couvrant de baisers. Il l’aimait passionnément dans cet instant où le cœur prit le dessus sur la raison.

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Il lui expliqua son cheminement intérieur, elle lui parla de ce qu’il ne connaissait pas, elle lui confessa les horreurs subies, elle osa mettre un nom sur l’innommable. Ici personne ne se doutait le calvaire qu’elle avait enduré, il lui promit de ne pas révéler son secret, il lui appartenait d’en parler ou de l’enfouir au plus profond d’elle même. Elle était secouée par des spasmes sporadiques, elle lui demanda s’il pourrait encore aimer une créature salie à jamais. Il pleura lui aussi et l’assura qu’il reconstruiraient à deux un avenir meilleur que le précédent. Il seraient forts, grandis par les épreuves, ils se battraient conjointement.

Le taxi-brousse stationnait à l’ombre d’un grand arbre, il lui avait demandé de patienter avant de repartir, le chauffeur s’exécuta moyennant le paiement d’un petit supplément. Il fut surpris de voir arriver un couple se tenant par la main et portant chacun un bagage de l’autre main. Ils choisirent de partir ensemble pour faire le point, elle avait laissé un mot sur la table de la cuisine, elle disait juste qu’elle partait pour quelques jours, il ne fallait surtout pas s’inquiéter. Elle se doutait que des curieux ne manqueraient pas de donner le signalement de l’homme avec qui elle était montée dans le véhicule.

Ils partirent se reposer dans un hôtel en bord de mer, la chambre confortable offrait un panorama exceptionnel sur la baie. Ils effectuèrent de longues promenades sur la plage, ils parlèrent beaucoup, ils n’occultèrent aucun sujet. L’amour se lisait dans chacun de leurs gestes, , ils s’arrêtaient au milieu d’une phrase et s’embrassaient jusqu’à en perdre haleine, décidés à oublier au plus vite les semaines de solitude. Ils venaient d’ouvrir une parenthèse de bonheur, ils avaient tant de mots, tant d’espérance à y mettre qu’elle n’était pas prête de se refermer.

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Il attendit le troisième jour pour lui demander de venir vivre avec lui, elle réfléchit cinq secondes qui lui semblèrent une éternité. Il était suspendu à ses lèvres, il redoutait sa réponse, elle ne vint pas, à la place il eut droit à un sourire éclatant et à une jeune femme qui le plaqua au sol. Il n’en demandait pas davantage, il devina que le voyage de retour s’effectuerait à deux. Il renonça de louer une voiture, un mauvais souvenir lui conseilla de s’abstenir de tenter le diable, il préféra les longues balades pieds nus dans le sable chaud, ils prirent plusieurs bains de minuit sans maillot, avec la lune pour témoin, la plage déserte s’offrait à eux.

Ils réservèrent les billets depuis l’hôtel, ils durent accepter de partir le jeudi soir sur le vol 6805 qui décollait d’Antananarivo vers Roissy Charles de Gaulle. La météo les incita à profiter au maximum du cadre enchanteur, ils se baignèrent une dernière fois puis rejoignirent l’hôtel ou un taxi viendrait les chercher. L’automobile arriva avec vingt minutes de retard, le conducteur victime d’une crevaison dut changer sa roue, ce qui justifiait son manque d’exactitude.

Ils n’étaient pas au bout des surprises, le taxi perça pour la seconde fois, il n’avait pas d’autre roue de secours. Il dut appeler un collègue pour emmener ses clients à l’aéroport, ils arrivèrent essoufflés devant le guichet d’embarquement vide. Ils virent la mort dans l’âme l'appareil se positionner au bout de la piste pour prendre son envol. Le sort venait de leur jouer un tour dont il avait le secret. Ils ne pouvaient en vouloir à ce pauvre pilote retardé par deux crevaisons, le hasard ou le destin s’étaient invités là où ils n’étaient pas attendus. Maintenant ils devaient procéder à l’échange des billets en espérant trouver deux places sur la liaison du lendemain.

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Ils restèrent zen, à quoi bon s’énerver puisque l’avion était loin, ils ne pouvaient rien corriger. Il disposaient d’une journée de plus pour baguenauder tout à leur aise, ils se dirent que demain ils s’octroieraient une marge supplémentaire afin de ne pas rater ce vol.

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Ils avaient choisi un hôtel confortable non loin de l’aéroport, ils se firent servir le petit déjeuner en chambre. Le serveur leur apporta un plateau garni de fruits frais, il but un grand verre de jus d’ananas. Rindra somnolait, il admirait les contours de ses courbes généreuses posées sur les draps blancs. Le contraste de sa peau d’ébène le séduisait au plus haut point, elle entrouvrit un œil, puis l’autre, elle s’étira et lui tendit ses bras. Il posa le plateau sur une table basse, sa femme réveillait son désir, il comptait répondre à ses caresses.

Après s’être donnés l’un à l’autre sans retenue, ils prirent la douche simultanément et s’attaquèrent avec appétit au petit déjeuner. Il s’empara du journal posé sur le plateau, la Gazette de Madagascar faisait sa une d’un drame. Il lut l'éditorial sans faire de commentaire, il devint pâle, elle s’aperçut que quelque chose n’allait pas. Il lui montra le titre imprimé en gros caractères : le vol 6805 s’est abîmé en mer. Il lui précisa qu’il s’agissait de celui qu’ils avaient raté, elle ne dit rien, elle dévora l’article la tête posée sur son épaule.

Le journaliste expliquait que le Boeing neuf, récemment livré, s’était écrasé dans l’océan indien. La tour de contrôle d’Antanarivo avait perdu sa trace sur les radars trente-cinq minutes après le décollage, l’avion devait se trouver dans un couloir aérien entre l’île et le continent africain. L’épave n’était pas localisée avec précision au moment de la mise sous presse du journal. Il était écrit que des pêcheurs avait repêché des débris dans la zone supposée

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du crash. Il y avait deux cent dix personnes à bord et peu de chances de retrouver des survivants.

Il serra très fort son épouse dans ses bras, elle en eut le souffle coupé, il ne l’avait jamais fait avec autant d’énergie. Elle réalisa qu’ils venaient d’échapper à une mort certaine, cela lui fit froid dans le dos. Ils s’habillèrent rapidement et rejoignirent le hall de l’hôtel, tout le monde parlait de l’accident, la radio venait d’annoncer la localisation de la boîte noire. Ils ne précisèrent pas que le destin les avait préservé d’une fin atroce, leurs pensées allaient vers les victimes. Ils se demandaient si ces pauvres gens s’étaient rendu compte qu’ils vivaient les derniers instants de leur existence. Si tel avait été le cas, pendant combien de temps dura la chute ? Ils se sentaient un peu coupables d’être là, surtout Rindra. Elle paniquait à l’idée de prendre le prochain vol, elle se demandait dans quel état d’esprit l’équipage et les passagers accompliraient le même trajet vingt-quatre heures plus tard.

Ils échangèrent peu de mots jusqu’à l’instant de l’embarquement, le personnel et les clients montraient de la solennité dans leur comportement. Chacun s’exprimait à minima, parler davantage était tabou. Le vol s’effectua dans un silence pesant, ils se parlèrent souvent à voix basse pour ne pas déranger. Chaque phrase les conforta dans leur soif de se reconstruire ensemble. Ils somnolèrent quelques heures, ils ouvrirent les yeux lorsque le commandant de bord annonça la descente sur Roissy Charles de Gaulle

Ils pensa à toutes les épreuves subies, à sa mère qui l’aimait tant, à son père qu’il avait croisé trop tard là bas en Asie. Son frère, sa belle-sœur et ses petites nièces occupèrent son esprit. Il était persuadé qu’ils l’avaient tous aidé à vaincre ses démons, ils veillaient sur lui d’un œil bienveillant.

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Rindra croisa les doigts pour conjurer les mauvais sorts, .l’appareil se posa délicatement sur la piste, au silence pesant succéda le brouhaha des gens pressés de rejoindre l’aérogare. Eux avaient tout le temps d’une vie, il prit les deux mains de son amour en lui disant : les orages maléfiques ont décidé de nous épargner, avec toi je veux continuer ma route, je vais te présenter Bau ma petite sœur.

Domessin le 15 décembre 2007

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