Richard Batz Il fera nuit trop vite

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Il fera nuit trop vite Richard Batz

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Il fera nuit trop viteRichard Batz

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (130x204)] NB Pages : 350 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 30 ----------------------------------------------------------------------------

Il fera nuit trop vite

Richard Batz

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Roman de société / actualité

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Vivre exclusivement dans le souvenir empêche tout avenir.

François Furet / Reynald Secher

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Oh ! ne quittez jamais, c’est moi qui vous le dis, Le devant de la porte où l’on jouait jadis… Car une fois perdu parmi ces capitales Ces immenses Paris aux tourmentes fatales, Repos, fraîche gaieté, tout s’y vient engloutir, Et vous les maudissez sans pouvoir en sortir »

Auguste Brizeux

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Jean

Le soleil a disparu là-bas, derrière le champ qui escalade la butte, se noyer dans une flaque jaune, juste derrière la cime des arbres qui bordent la route. Le jour est devenu gris d’une seule brossée.

Il me faut trouver un endroit où mettre ma carcasse à l’abri et dormir, une grange. Un vent léger me tourne autour, je me hâte. Il fera nuit trop vite.

Tout ce mois, le soleil s’est couché sans m’attendre. Il est vrai que la terre se repose, je suis en hiver. Je ne travaille pas, je festonne les chemins. Mon tout.

Autrefois, la saison finie, je trouvais une corvée de bois. J’y gagnais le gîte, une soupe au lait brûlant et un lit de foin odorant au grenier d’une étable chaude. Je m’endormais, bercé par l’affairement intarissable des bêtes. L’hiver passait et laissait comme le souvenir d’un éloignement.

Je me souviens de chemins tors, gelés, cassants sous les chenus blancs, les pins blonds et verts, immenses mâts de navire sous le ciel voyageur. Des écureuils se poursuivaient de branche en branche. Il nous tombait dessus des paquets de neige.

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Autrefois, l’hiver n’était que blancheur et vous brûlait les yeux. Puis la pluie, un vent léger, ciselaient des perce-neige dans des échancrures de dentelles ruisselantes. Bientôt, les mésanges à longue queue arrivaient, c’était déjà un signe du printemps.

Aujourd’hui, ce ne sont plus que boues, pluies incessantes et vent mauvais. J’aime, malgré tout. J’ai aimé toute ma vie, le vent, la pluie. Ces bourrasques de feuilles mortes qui gardent les éclats du jour, ces tourbillons de lumières remuées, ces braises sous la cendre des feux de l’été.

Aujourd’hui, je ne puis plus me rendre en forêt. Je suis bien trop rompu. Le passe-partout vibrant sur l’épaule, quelle musique ! La hache à bout du bras, à pleine main, ce bonheur !

Qui se souvient ? Et des chansons ? C’est terrible, se souvenir seul ! Il est des absences qui vous creusent comme un arbre mort. Tout ce temps s’en est allé ! Le jour qui se lève ne vous salue plus guère.

* * *

Au matin, je me suis réveillé étendu au milieu d’une grange, le dos sur de la paille épandue.

Je me souviens être entré par une brèche ouverte sur le chemin, à travers un taillis serré d’épines noires.

Une grange de torchis crevée de partout, un biniou abandonné au vent fou, un grand vent joueur, et qui chantait sa complainte, une rengaine que je pensais connaître.

Je l’avais rejointe alors qu’elle n’était déjà plus qu’une masse sombre prête à se dissoudre dans la nuit.

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Il n’était que temps. J’avais marché tout le jour et mes jambes me faisaient trop mal. Je crois que pour finir, je me serais laissé aller au fossé, à dormir dedans, l’oreille humide et la barbe gelée. Je n’en pouvais vraiment plus.

Je suis resté un long temps sans bouger. Je regardais les fermes de peupliers au-dessus de ma tête. J’ai pensé aux bonshommes qui avaient coupé – sans doute au baldaquin d’une rivière – ces grands arbres chantants, les avaient ébranchés, dégauchis à la hache, finalement emportés. Et finalement placés là, au-dessus de ma tête, bien au-delà de ma mémoire.

Là où ils se devaient d’être maintenant, au cimetière, ces compagnons ne souffraient plus de rien, leur bel ouvrage abandonné. Ici et ailleurs. Des toitures d’encre bleue sous le ciel gris tout au long des routes. Bien sûr, un jour, elles aussi finiront par s’effondrer à leur tour. Mais il faudra du temps. Et qui peut dire avec le temps ?

À moins qu’elles ne soient démolies ? Combien d’autres ! De village en village, le temps, éternel jeune homme, détruit ses héritages.

Je n’ai beau faire que passer, je vois bien qu’un monde chasse l’autre. Ainsi des averses. J’ai marché, marché à en devenir idiot. Les temps auront changé.

Je ne quittais plus la charpente des yeux. Je m’accrochais en acrobate au souvenir de mes bonshommes. Je les voyais bras nus, la chemise engoncée sous le gilet dans un pantalon de drap noir. Je les voyais aller et venir, en sabots claquants, scier au passe-partout les troncs cagneux, les atteler aux chaînes des charrois ou à des griffes qui mordaient profondément dans le bois tendre. Je les voyais essarter, brûler le fouillis des têtes argentées, les branchages inutiles, et pour finir, épandre la

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cendre odorante et chaude sur les champs. Je voyais les chevaux, tendus sous l’attelage, débarder les grumes, remonter ces chemins bordés de pommiers nains qui font des déférences. Des pommiers aux pommes jaunes et rouges que plus personne ne ramasse. Si ! Dans mon enfance, de vieilles femmes venaient glaner les fruits tombés. Des vieilles aussi vieilles que les arbres, des fruitiers plantés pour elles seules peut-être à leur naissance.

Elles cueillaient aussi les feuilles argentées des peupliers dont elles emplissaient leur tablier replié et retenu par la main dans un geste de contrition. Rentrées chez elle, elles concoctaient des remèdes, des potions mystérieuses, des confitures. Des tisanes pour guérir le mal de langueur. Des secrets disparus avec elles à force de vieillir et de se taire. Des secrets oubliés ou perdus pour d’autres croyances. Elles soignaient les gens, les bêtes, et même les chevaux. C’était, il y a longtemps, un temps plus ancien que l’enfance, elle aussi oubliée. Et ceux qui les ont connues, ces femmes, sont partis ailleurs. Peut-être même sont-ils morts. À chacun son tour. Aucun regret. Juste le chagrin. Et sur les visages, le lit asséché des larmes.

Les chevaux ! Mes bêtes noires. J’en revois un, saisi d’une boiterie ancienne, entravé par la charge meurtrière du bois traîné. Je n’aimais pas son balancement d’ours. Ne m’a-t-il pas saisi à l’épaule, repris à l’ordre d’une connivence escamotée ? Mais un cheval ne mord que d’aimer. À ce qu’on dit.

– Hé ! mon gars, tu n’y connais rien.

Et c’est vrai. De ma vie, je n’ai jamais rien compris aux chevaux. Et forcément, je les jugeais idiots, bêtes de somme ! Moi-même ! Et vicieux renâcleurs ! Au sanglage tout autant

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qu’au ferrage. Et fouailleurs saligauds ! Des bourrins, des rosses. Que dieu qui n’existe pas me pardonne ! Déjà, petit, je les craignais. Mais j’aimais la forge, l’odeur âcre de la corne brûlée sous le fer bleuissant, le bruit sonore du fer rouge battu sur l’enclume. Je serais volontiers devenu forgeron ! Maréchal ! Maître du feu. Seulement voilà, les chevaux me faisaient peur.

Je ne serais de ma vie qu’un tâcheron et… – C’est bien dommage, un tel gaillard !

À les entendre les uns les autres, je méritais mieux que mon sort. Tout le monde ! En somme, c’est une façon de vous dédommager de vos misères supposées. Les gens ne vous voient jamais comme vous êtes. Pour tout dire, ils vous veulent meilleur que vous êtes. C’est là une tyrannie qui vous tient sur le bord du chemin pour la vie. Et si on va par-là, de ma vie, je n’ai vu personne à sa place, sauf peut-être au cimetière. Tous méritaient de vivre mieux.

J’allais – quand j’y pense ! – avec les autres, au bistrot attenant la forge, boire des chopines de blanc sucré ou de vin rouge aigre et noir, écouter les chansons, boire aux intentions qu’on dit bonnes, mais qui ne sont que méchantes… Toujours.

Ceux dont je contemplais l’ouvrage au-dessus de ma tête, fini l’essartage, rapportaient des écrevisses prisonnières des fagots plongés dans la rivière. Leur logeuse les préparait et servait à pleins poêlons aux tablées bruyantes. « Pour un instant de félicité, le compliment heureux. »

Il fut un temps où le travail donnait du baume au cœur, inspirait les chansons.

Le jour de ferrage des chevaux, le vendredi, tous les

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paysans des fermes environnantes se retrouvaient autour des tables pour la journée.

Ils se donnaient les nouvelles. Ils parlaient des cultures, de politique aussi, de religion même, du bien et du mal. Et pour finir, s’engueulaient très franchement, s’ils ne s’alpaguaient pas par le col. Le seul plaisir qu’on prenne aux idées, une raclée franche. De ces mécontentements, menaces ! Et qui éclataient encore, tard à la nuit arrivée, dans les rues noires, tiens ! Comme des pétards du 14 juillet.

Les idées ne mènent à rien. Au meurtre. Toutes, disait mon père.

Et puis, le soir échu, la nuit montée sur le ciel blanc, tout ce bon monde querelleur retournait s’endormir dans les charrettes. Les chevaux à l’écurie. Ils connaissaient leurs maîtres et mieux encore leurs chemins. Ces chaussées empierrées qui les menaient aux champs où tirer la charrue d’un bout à l’autre des jours d’automne, et d’où rentraient les tombereaux des moissons généreuses aux nuits d’été. Un autre chemin, vagabond celui-là, joignait la route pour gagner la ville, emportant la payse au marché jusqu’à la Grand-Place où le cheval dansait et glissait sur les pavés disjoints et mouillés.

La paysanne, juste descendue de son cab, ne manquait pas de se tordre les chevilles dans ces éclats d’un ciel brisé.

Et de jurer encore contre le sort ! Tout comme elle le faisait toujours, et chaque fois contre son homme, maugréant tout au long de la route, cette route bleuie comme le fer, cette fichue route qui emportait le maître en neuvaine. Lui, et bien entendu tous les autres. Mais elle n’avait que faire des autres et de la vie qu’ils menaient. Grand bien leur fasse ! Et qu’ils en crèvent !

Les chevaux s’arrêtaient devant tous les estaminets,

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l’auberge aux volets verts de si méchante réputation. Il y avait, ancré dans la pierre des murs ou du trottoir, un anneau où nouer la bride. Devant chaque auberge, le cheval marquait le pas et regimbait à reprendre la route. À hue ! À dia !

La payse en devenait folle ! Et d’être moquée par la tenancière amusée, campée sur le seuil de sa taverne, les poings sur les hanches, bien jeune et trop jolie. Une ensorceleuse, une sorcière, de ces femmes qu’autrefois l’on brûlait ! Et l’on avait bien raison…

La paysanne s’apaisait enfin sous les halles animées où elle était venue vendre ses œufs.

* * *

J’étais bien, allongé sur la paille. Je regardais dans le vide défiler les images d’Épinal gravées en moi.

Des figures connues me revenaient, sorties tout droit d’un chemin creux au fond de ma mémoire. Je partageais avec elles un temps qui n’était plus le leur, mais le mien. Ce présent où toujours je les invitais malgré moi à venir me rejoindre et où pourtant elles n’étaient pas toujours les bienvenues. Elles ! Et le chariot funèbre de leur histoire ! Ainsi une barque issue du brouillard d’un étang rejoint la berge sous un vent léger, un voilier rejoint son havre, ce navire dont on reconnaît la voilure dans la brume et dont on crie le nom. Appels des ombres côtières ! Un navire qu’on croyait coulé à tout jamais, le passé parti pour d’autres rives.

À quoi bon les souvenirs ! Ce petit peuple de l’ennui et de la peur n’existe plus.

J’accrochais mes pensées aux poutres de la grange comme d’autres les feuilles d’un tabac entêtant.

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Les compagnons avaient bâti la grange, préparé le torchis, dressé les murs épais, assemblé les pièces de bois sur l’aire où était dessinée l’épure, à la taille de l’étalon.

J’imaginais, après le déchargement dans la cour de la ferme, le travail qui plus tard s’en suivait, le tronçonnage et l’écorçage. Toutes les pièces étaient taillées et assemblées au sol et puis, une fois rectifiées, étaient acheminées en haut des murs, posées et chevillées.

La seule tâche noble qui me fut un jour confiée : tailler les chevilles dans du merisier rose.

Au cimetière sont mes bonshommes ! Et la charpente ici toujours intacte, leurs os blancs sous mon regard perdu en rêveries.

Je ne m’imaginais pas un jour rêvant ! Et l’âge était venu.

Le prélude malheureux d’une fin espérée. Je me laissais aller aux souvenirs malgré moi. Je

remontais les rivières. Le temps ne se défait pas de vous. Le présent, c’est aussi parfois du passé qui ne peut vous

reprendre et qui, pour ne pas se perdre, emprunte, ébahi et muet, un chemin inconnu, imaginaire, une route à venir.

Le monde dont nous rêvons n’est plus de notre temps. J’en étais là dans mes divagations lorsqu’un pivert troua

bruyamment le silence. D’égaré en rêverie à la réalité oubliée.

Je me suis mis debout. J’ai brossé mes habits, enlevé la paille qui y restait pendue et me suis avancé vers l’entrée ouverte de la grange. Il faisait grand jour. À voir le ciel, il devait être près de dix heures. Devant moi, une cour de ferme. Une longère chaulée courait tout du long. Sa cheminée fumait. En face, de vieux bâtiments misérables, à demi écroulés. Au milieu de la cour, des poules grattaient la

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terre tout en épiant les alentours, se gaussaient d’inquiétude feinte. Deux coqs rivalisaient de formidables cocoricos. Je ne les avais pas entendus non plus ces deux-là. Pas une seule fois. M’avaient-ils réveillé ?

Je vis le puits à l’angle de deux bâtisses délabrées. Courbée devant, une femme en noir puisait l’eau.

L’air était doux. C’était comme si l’hiver avait pris fin au bout de mon sommeil. J’entendis la cloche d’une église. Dimanche ! J’étais rendu à dimanche.

Il n’y avait pas que moi qui rêvassais, tout était pénétré d’un songe, comme pris d’enchantement. Le ciel brossé de gris ! La longère blanche ! Les arbres derrière, dévêtus ! Un paysage de carte postale d’autrefois. Un paysage immobile et tranquille. Et qui donne envie d’y mettre le feu.

La vieille dame s’était endimanchée. Sa robe noire moirée par le temps conservait encore les plis brillants du repassage. Elle portait par-dessus, sur le devant, un tablier gris joliment brodé de motifs floraux. Je la vis prendre un seau dans chaque main, chercher un équilibre incertain, faire un pas, un autre, et se diriger ainsi tordue sous le poids remuant des seaux jusqu’à la porte d’entrée de la longère. Je fus tenté de me précipiter pour l’aider, mais me retins. Je pouvais l’effrayer, lui faire lâcher les seaux ou crier Au diable !, la faire s’évanouir, la tuer de surprise peut-être. Elle paraissait si fragile malgré sa vaillance.

Elle posa les seaux sur le seuil cimenté. Elle se redressa lentement en se tenant les reins et entra chez elle.

Après un moment qui me parut bien long, elle ressortit enfin, un chapeau sur la tête avec une voilette qui lui tombait devant le visage, un parapluie à la main. Elle leva la tête. Je fis de même. Des nuages gris parcouraient le ciel. Elle s’enhardit. Elle traversa la cour qui montait un peu et

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disparut derrière un bâtiment bas. Je la suivis. Je la vis couper à travers une prairie boisée de pommiers de plein-vent. Elle emprunta un passage ouvert au milieu de taillis d’épines noires et s’éloigna à petits pas sur un sentier dansant qui menait à une petite église dont la cloche affolée continuait d’appeler les lointains. C’était bien dimanche.

Au bout du chemin, tout de suite après l’église, j’aperçus le cimetière.

Nous étions tous fidèles autrefois. La peur ! L’espoir ! Ce vin de messe ! L’ivresse d’un bonheur tout simple, fragile et précieux comme la porcelaine.

Je suis retourné à la grange. J’avais faim. À voir l’état de délabrement des bâtiments, j’imaginais que les poules devaient pondre un peu partout. J’imaginais bien. Je trouvai et gobai quatre œufs, ramassai les autres nichés sur les hauteurs trop élevées de la paille et du foin, deux douzaines, que je décidai de porter chez la vieille dame. La porte était ouverte comme à l’époque. À la campagne, toutes les portes des maisons.

Je pénétrai dans une grande salle de tommettes rouges couvertes de sciure d’un bois parfumé. Au centre, une table ronde et six chaises poussées dessous. Un bahut haut et sombre longeait tout un mur. Un vaisselier le surmontait, surchargé d’assiettes décoratives aux motifs dépareillés et en relief. L’une d’elles représentait un héron blanc parmi les roseaux. Les autres, des scènes de chasse ou de pêche. Une horloge sombre accablait le silence… Elle sonna une demie. Un timbre sec qui réfléchit longtemps. Il sera bientôt midi. J’ai posé les œufs sur la table.

Sous la hotte, la cuisinière sifflait, le ventre gavé de bois humide. Dessus, une marmite frissonnante. Son couvercle

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chantait tout seul. Grisé, je le soulevai. Un délicieux fumet emplit la pièce.

Une poule mijotait sur un lit d’oignons et de carottes émincées. La poule au pot ! Le repas du dimanche. Je vis la vieille dame agenouillée à l’église, j’entendis même les voix nasillardes d’un cantique, le souffle de l’harmonium. Elle cuira le riz à son retour, j’en étais sûr. L’inquiétude me prit.

Peut-être attendait-elle de la famille ? J’imaginais. Ils arriveraient après la messe. Ils apporteraient les apéritifs et les vins. Ils viendraient d’une de ces villes ouvrières où Dieu ne

se montre plus et moins encore le Diable. Des gens qui ne se rencontrent pas à la campagne. Des commerçants devenus ? Artisans ? Bourgeois ? Non, ceux-là seraient venus pour la messe. Plus sûrement des ouvriers des usines. De ces culs-terreux un jour obligés d’abandonner la campagne. Partis se risquer. Gagner leur vie, une vie à deux ronds, une vie pour rien… une vie perdue. Quel autre choix ? Resquiller la chance ? Revenir faire le fier. Se montrer en automobile. Des laborieux, voilà. Ils préféraient arriver après la messe, socialos résolus ! Acquis aux idées modernes, je devrais dire contraints. À la science ! Au progrès ! Voilà comme je me l’amusais, la famille. J’en ai tout de même rencontré des gens, et même, juste entraperçu, ils vous en racontent. Leur histoire, leurs décors et costumes. Et cette vieille dame qui gardait toute sa ferveur, l’enchantement des autres fois.

Je me fis le conte de leur dimanche. Le repas achevé, ils consentiraient à accompagner leur

mère et grand-mère au cimetière, pour fleurir la tombe où désormais reposait le père.

Le saligaud, il est bien où il est !

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Lui faire plaisir ! Se taire. Ne pas lui faire de chagrin. Elle les aimait… Ils étaient ses enfants après tout. Elle

priait pour eux à l’église et aussi dans sa chambre, le soir, pour que vienne la petite paix du sommeil.

J’imaginais… J’aime. Je brode le temps. Une manie. J’ai besoin de me raconter les autres. J’existe si peu autrement. Peindre pour moi seul leur univers rétréci. La solitude, cette fresque bavarde, ne s’explique pas autrement. Mais leur vérité, pour tout dire, je m’en fous.

La porte de devant ouvrait sur un escalier de pierre qui descendait sur la rue. Les maisons, toutes de briques rouges, défilaient de chaque côté de la route. Un village tout en longueur, traversé de silences entrecoupés de bruits de voitures, d’aboiements de chiens à la chaîne.

Et puis, après la plus éloignée, la maison de la garde-barrière, la voie de chemin de fer qui traverse la route d’une rive à l’autre. Plus loin, ce devait être à nouveau les champs, des bois où se perdent des sentiers millénaires.

Et puis d’autres villages encore semés au long de la route. Je la connaissais bien la route. Elle était ma vie en allée. Elle suivait la rivière, fuyait vers la mer, vers l’horizon,

vers nulle part, zigzaguait, dessinait des ellipses avec la voie ferrée, faisait la course à travers les champs, les marécages, les bois, les villages et, pour finir, s’amarrait à l’immensité vide. Les trains et les voitures affolaient la garde-barrière.

Ainsi les gens. L’espoir d’une évasion à laquelle ils ne croient pas eux-mêmes.

C’étaient leurs villages qui s’envolaient au ciel, le petit bois au milieu des champs qui tournait sur lui-même, une toupie où dansait le soleil, la rivière qui s’évadait au milieu des lys jaunes… le ciel où couraient le temps et ses blancheurs…

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Deux autres portes. Je les poussai l’une après l’autre. La première donnait sur une chambre. Deux armoires

hautes s’y tenaient droites de chaque côté d’une cheminée basse. Un lit en bois de noyer de chaque côté de la porte avec dessus ces édredons gonflés de plumes. Sur la cheminée, des pigeons en plâtre peints, et au-dessus, un miroir biseauté dans un cadre doré. Et puis, épinglés aux murs humides, des diplômes de concours de colombophilie, rédigés à l’encre violette, au même nom, le nom du cher disparu, celui-là même qui posait, les bras croisés et la moustache fière, dans un cadre ouvragé, ovale, doré à la feuille d’or. Le mari défunt immortalisé.

Pourquoi faut-il qu’ils partent en premier, ces bonshommes ?

Cela les ronge-t-il depuis toujours ? Parce qu’à force d’en rêver, partir est obligé, disait mon

père. Mais son souvenir demeurait, éternel, au creux du

silence chantant de l’horloge. Une photographie dans son cadre doré.

L’autre porte donnait sur un couloir humide et froid. La sciure de bois répandue sur les tommettes avait

retenu les traces de mes pas. Un malheur. Je les effaçai tant bien que mal. Je m’en revins devant la cuisinière. Je pris la peine de pousser la marmite, de tirer les ronds à l’aide du tisonnier suspendu sous la hotte, de mettre une bûche dans le foyer.

Vous dire pourquoi ! La vieille dame me revint à l’esprit. Qui donc lui coupait son bois ? Elle devait en avoir,

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des cordes d’avance, entassées derrière les bâtiments. Peut-être assez pour brûler tous les restes de sa vie. J’irai voir. Elle devait réchauffer l’hiver avec le bois fendu par son mari. Je connaissais ces gens, leur prévoyance. J’avais travaillé toute ma vie pour eux. Je connaissais bien leurs fermes, leurs tablées silencieuses. Tâcherons, nous soupions à la table du maître.

Je replaçai la marmite. Pourquoi ces gestes ? Une idée, une envie. Battre les cuivres des souvenirs ! Et cette maison, cette ferme, ne semblait plus tenir debout que par des restes d’intentions. Des intentions ni bonnes ni mauvaises. Des intentions d’autrefois. Les siennes ? Celles de son mari ? Celles de leurs ancêtres qui les avaient déposées là. Internées, en somme.

Je ressortis dans la cour. Le ciel était bleu maintenant, il faisait doux. Je regagnai la grange.

Ainsi, c’était dimanche. Un jour de piété pour ces familles paysannes, de retrouvailles parfois forcées, d’un recueillement obligé. La messe pour le repos de l’âme des défunts. La visite au cimetière… fleurir les tombes. Le jour de la poule au pot. Du riz gras.

Elle n’avait pas son portrait accroché au mur, la vieille dame. Elle devait l’avoir retiré à la mort de son mari. J’en étais sûr sans pouvoir me l’expliquer. Il devait être enfermé dans un grand tiroir au bas de l’armoire, ou bien remisé au grenier dans un coffre de mariage, posé à l’envers sur les vêtements des jours heureux. La photo du mariage aussi et peut-être un bouquet séché de lavande odorante ou celui des larmes salées. Le bonheur dit l’avenir… La douce ou la triste aventure.

Je me suis dit qu’il serait mieux que je ne reste pas là. Je ne voulais pas la voir, la famille. Tout à l’heure, elle