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UNE OEUVRE CRITIQUE : L'ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON DE DIDEROT Laurence Mall Presses Universitaires de France | Revue d'histoire littéraire de la France 2006/4 - Vol. 106 pages 843 à 857 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2006-4-page-843.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Mall Laurence, « Une oeuvre critique : l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron de Diderot », Revue d'histoire littéraire de la France, 2006/4 Vol. 106, p. 843-857. DOI : 10.3917/rhlf.064.0843 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.117.171.115 - 09/03/2015 20h16. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.117.171.115 - 09/03/2015 20h16. © Presses Universitaires de France

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UNE OEUVRE CRITIQUE : L'ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ETDE NÉRON DE DIDEROT, par Laurence Mall

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UNE OEUVRE CRITIQUE : L'ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ETDE NÉRON DE DIDEROT Laurence Mall Presses Universitaires de France | Revue d'histoire littéraire de la France 2006/4 - Vol. 106pages 843 à 857

ISSN 0035-2411

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mall Laurence, « Une oeuvre critique : l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron de Diderot »,

Revue d'histoire littéraire de la France, 2006/4 Vol. 106, p. 843-857. DOI : 10.3917/rhlf.064.0843

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UNE ŒUVRE CRITIQUE :L’ESSAI SUR LES RÈGNES

DE CLAUDE ET DE NÉRON DE DIDEROT

LAURENCE MALL*

Le bonheur des critiques, écrit Sartre, est de jouir « pleinement de lasupériorité reconnue que les chiens vivants ont sur les lions morts »1. Déjàéculé au dix-huitième siècle, le motif du critique parasite, agressif et lâcheest particulièrement florissant sous la plumes des philosophes ou de leurssympathisants. Voltaire fait ignominieusement crever le serpent mordu parle critique Fréron ; Rousseau traîne les critiques dans ce qu’il appelle « leségoûts de la littérature »2 ; Marmontel dénonce ces « brigands de la litté-rature »3 ; Mercier, qui observe que « l’invective est presqu’inséparable dela critique littéraire », fulmine contre les jugeurs qui « prennent le talentd’injurier et de nuire pour la preuve d’une supériorité réelle »4. Diderotlui-même dans Le Neveu de Rameau avait tracé le plus féroce tableau dela « clique des feuillistes », bandes de gueux qui se détestent mais « seréconcilient à la gamelle »5. L’antipathie est partiellement d’ordre poli-tique. C’est que la critique littéraire de l’époque, comme l’écrit Roger

RHLF, 2006, n° 4, p. 843-857

* University of Illinois, Urbana-Champaign, États-Unis.1. Jean-Paul Sartre, Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, p. 80.2. « Après avoir fait remonter son élève aux sources de la pure litterature », le gouverneur

d’Émile « lui en montre aussi les égouts dans les réservoirs de modernes compilateurs, journaux,traductions, dictionnaires : il jette un coup d’œil sur tout cela puis le laisse pour ne plus y reve-nir », Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l’éducation dans Œuvres complètes, 5 vol., éd.Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Vol. IV, p. 676.

3. Dans l’article « Critique, censure » de l’Encyclopédie.4. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, 2 vol., Paris, Mercure

de France 1994, vol. II, chap. DCXI, p. 283.5. Le Neveu de Rameau dans Le Neveu de Rameau et autres dialogues philosophiques, éd.

Jean Varloot, Paris, Gallimard, collection « Folio Classique », 1972, p. 86.

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6. Roger Fayolle, La Critique, Paris, Armand Colin, 1978, p. 547. Il s’agit à l’origine d’une postface à la nouvelle édition des œuvres de Sénèque souhaitée

par d’Holbach, commencée par Lagrange et achevée par Naigeon.8. Toutes les références de pages entre parenthèses suivant les citations proviennent de l’Essai

sur les règnes de Claude et de Néron, dans Diderot, Œuvres, 4 vol., éd. Laurent Versini, Paris,Robert Laffont, 1994, vol. I.

9. « One detects in the literary journals a marked excitement and expectancy over the immi-nent release », comme l’explique William Thomas Conroy dans Diderot’s Essai sur Sénèque, TheVoltaire Foundation, Studies on Voltaire and the Eighteenth century, CXXXI, 1975, p. 33. Voir dece même auteur le détail de la réception du texte, p. 33-37.

10. Jean Deprun, dans son introduction à l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron,« Diderot au travail », donne une liste complète des recensements de l’Essai sur Sénèque, dansDiderot : Œuvres complètes, édition Dieckmann-Varloot, Paris, Hermann, 1986, vol. XXV, p. 23-24. Sur la presse et la critique journalistique au XVIIIe siècle, voir Claude Labrosse, « Fonctionsculturelles du périodique littéraire » dans L’Instrument périodique : la fonction de la presse auXVIIIe siècle, éd. Claude Labrosse et Pierre Rétat, Presses Universitaires de Lyon, 1985, p. 11-127 ; Jean Sgard, « La multiplication des périodiques », Histoire de l’édition française, vol. II,dir. Jean-Henri Martin et Roger Chartier, 1984, p. 198-205 ; Dena Goodman, The Republic ofLetters : a Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca et Londres, Cornell UniversityPress, 1994, p. 165-175 ; Petra Gekeler, article « Critique » et Jean Sgard, article « Journaux etjournalisme » du Dictionnaire européen des Lumières, dir. Michel Delon, Paris, PUF, 1997,p. 288-290 et 628-631 respectivement.

11. Métra, Correspondance secrète, politique et littéraire (Genève : Slatkine Reprints, 1967),tome II (comprenant les volumes 7 à 12), entrée du 25 février 1779, p. 83.

12. Dans l’article Stoïciens de l’Encyclopédie, Diderot écrit qu’ils étaient « matérialistes, fata-listes et à proprement parler athées ».

Fayolle, « retentit des échos de la lutte entre les tenants de l’ordre ancienet les propagandistes de l’esprit nouveau »6. Lorsque paraît en 1778 unEssai sur la vie de Sénèque de la plume de Diderot7, il produit immédia-tement une « affaire Sénèque », ce que son auteur avait anticipé :« Lorsque j’exhumais le philosophe, j’entendais les cris que j’allais exci-ter » (p. 1013)8. La sortie de l’ouvrage avait été fiévreusement annoncéeet attendue dans la presse9. Puis une dizaine de longs recensements enparaissent dans les journaux, autant dans la presse anti-philosophiquecomme L’Année littéraire ou le Journal de littérature que dans les organesfavorables aux philosophes, comme le Mercure de France, le JournalEncyclopédique et bien sûr la Correspondance littéraire de Grimm10. Onlit dans la Correspondance secrète de Métra que c’est « la brochure dujour »11. Ostensiblement il s’agissait pourtant d’une simple introductionaux œuvres de Sénèque nouvellement traduites, Diderot se donnant lamodeste ambition d’« examiner sans partialité la vie et les ouvrages deSénèque » (p. 971). Mais c’était l’ouvrage d’un philosophe défendant unphilosophe, et qui plus est un philosophe stoïcien, donc athée12. La défensede Sénèque a en cela seul de quoi agiter les critiques catholiques. DansL’Année littéraire, journal peu favorable aux philosophes, on lit : « Quandon sait […] qu’une des premières lois de la confédération philosophiqueest de fixer sous ses drapeaux […] jusqu’aux plus vils de ses partisans,

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13. Cité dans l’édition Dieckmann-Varloot de l’Essai, Œuvres complètes, XXV, p. 411.14. Voir M. Spanneut, « Permanence de Sénèque le philosophe », Bulletin de l’Association

Guillaume Budé, XXXIX, décembre 1980, p. 361-407.15. Sur la rhétorique de Sénèque et l’antithèse res/verba, voir Marc Fumaroli, L’Age de l’élo-

quence, Paris, Albin Michel, 1994 (1re édition, Droz 1980), p. 57-65.

doit-on être surpris de la vénération [que les philosophes] témoignentpour le plus sage de leurs héros […] ? »13. En 1782 Diderot publie uneseconde mouture de son essai, cette fois nommé Essai sur les règnes deClaude et de Néron, plus long d’une fois et demie parce qu’il contientmaintenant de nombreuses réfutations de ses critiques. J’aimerais iciexplorer ce texte de Diderot comme œuvre critique, sur la et les critiques.

Le profil du mauvais critique que Diderot établit au fil des pages estbanal. Il est entendu, en gros, que le « misérable folliculaire » (p. 1242)est à la fois bête et méchant. De cette proposition de base Diderot offred’innombrables variantes ; inutile, sans doute, de s’y attarder. Retenonsseulement cet efficace résumé : parmi les modernes, pour ennemisSénèque n’a eu « que des têtes rétrécies par un fanatisme détracteur desvertus païennes ; pour critiques, que des ignorants qui ne l’avaient pas lu,que des envieux qui l’avaient lu avec prévention, que des épicuriens dis-solus et révoltés par sa morale austère, que des littérateurs qui préféraientla pureté du style à la pureté des mœurs, une période harmonieuse à unesentence salutaire » (p. 1229-1230). Le discours critique de Diderot dansl’Essai se maintient fréquemment sur un double plan : celui des mœurs etcelui du style, ou encore, celui des choses et celui des mots. C’est tout àfait dans la lignée de la très longue tradition de la critique sénéquienne14

qui s’est toujours attachée à ces deux objets : la conduite et le discours deSénèque, ou sa vie et son œuvre, et ce, pour mesurer l’une à l’aune del’autre. Dès l’Antiquité et tout au long des siècles les pro- et les anti-séné-quiens ont discuté d’un côté le style « coupé » ou abrupt de cet auteur(opposé à la grande période cicéronienne)15, et de l’autre l’hypocrisieéventuelle du Sénèque philosophe, richissime protégé de son ancien élèvele tyran Néron. Sur ce dernier point, le débat consistait partiellement àdemander si les préceptes exigeants de l’œuvre de Sénèque étaient encorevalables alors que Sénèque lui-même les avait trahis dans sa vie. De lasorte, les critiques de Sénèque auxquels Diderot a affaire peuvent êtrepartagés sous ces deux acceptions que relève Marmontel dans l’article« Critique, censure » de l’Encyclopédie : « Critique s’applique auxouvrages littéraires ; censure aux ouvrages théologiques, ou aux proposi-tions de doctrine, ou aux mœurs ». La stratégie de Diderot est alorsdouble : d’un côté il qualifie fréquemment de censeurs (« nos pudiquescenseurs » [p. 1018] ou les « Sages Catons » [p. 1044]) ces critiques quis’attachent à condamner les mœurs de Sénèque, pour les renvoyer à leur

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16. « La manie d’imputer des vices sur le silence des contemporains ne peut naître, selon moi,que d’une perversité originelle de caractère, ou d’une jalousie inhérente à l’état que l’on pro-fesse » (p. 1076). Ailleurs, Diderot accuse « le censeur » d’être « parfaitement étranger » à lalutte intérieure qui déchirait Sénèque entre commisération et justice (p. 1093), laissant entendreque le critique ne connaît ni l’une ni l’autre.

17. Dans sa page d’introduction Diderot marque assez comment il conçoit une relation trian-gulaire entre auteur, critique et lecteur à partir de la notion d’analogie : « si l’on jette alternative-ment les yeux sur la page de Sénèque et sur la mienne, on remarquera dans celle-ci plus d’ordre,plus de clarté, selon qu’on se mettra plus fidèlement à ma place, qu’on aura plus ou moins d’ana-logie avec le philosophe et avec moi » (p. 972). Cette analogie est d’ordre éthique.

18. Par exemple : « Vous êtes bien ingénieux, me dira-t-on, lorsqu’il s’agit de justifierSénèque », citation que l’édition Versini identifie comme étant de l’abbé Grosier, dans le Journalde littérature (p. 1004). Autre exemple : une simple phrase entre guillemets, « Sérénus, ami deSénèque ! », qui provient du Journal Encyclopédique, est mise en parallèle avec une phrase demême type et qu’on pourrait croire de même provenance : « Sérénus, intime ami de Sénèque ! »,alors que cette seconde exclamation combine des objections du Journal de Paris et du Journal delittérature (p. 1015).

corruption personnelle ou professionnelle16 ; de l’autre, il accuse les « lit-térateurs du jour » d’être de triviaux pédants qui s’épuisent sur des brou-tilles de style, sans intérêt en regard des enjeux éthiques de l’œuvre deSénèque. « Si l’on veut savoir jusqu’où quelqu’un a du goût, il faut l’in-terroger sur Sénèque ! » — « Est-ce du goût pour la phrase, ou du goûtpour les choses ? » (p. 1228). Le souci éthique enveloppe et les textes etleurs critiques, si bien que la question « […] importe-t-il à un critique,même en littérature, d’être un homme de bien, un bon citoyen, un ami dela vérité et de la vertu ? » (p. 1246), cette question-là est tout naturelle-ment rhétorique. Marmontel y avait néanmoins déjà répondu : « Le cri-tique en éloquence et en morale doit donc avoir en lui ce principe de sen-sibilité et de droiture, qui fait concevoir et produire avec force les véritésdont on se pénètre » (article « Critique, censure » de L’Encyclopédie).Entre le créateur et le critique supérieurs s’établirait une communion ver-tueuse, le second devant mériter le premier. Auteur, commentateur et lec-teur communiquent en vertu de leur droiture17. Sénèque « fut un hommede grand talent et d’une vertu rare » (p. 1229) ; son commentateur le seraaussi, et sera reconnu par le lecteur qu’il mérite : « […] je serais, jel’avoue, beaucoup moins flatté que l’homme de génie se retrouvât dansquelques-unes de mes pensées, que s’il arrivait à l’homme de bien de sereconnaître dans mes sentiments » (p. 972).

Comment procède Diderot pour intégrer dans son texte la critique deses critiques ? Fort classiquement, le plus souvent il cite une phrase d’undes recensements de l’Essai sur Sénèque pour la réfuter d’emblée, ou s’enmoquer, ou la confronter à une autre opinion. Il est notable que si les cita-tions sont marquées comme telles par des guillemets, les journalistes quien sont les auteurs sont rarement nommés ; c’est donc aux lecteurs del’époque d’en reconnaître la source18. L’anonymat est transparent, malgré

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19. Cité par Conroy, p. 37.20. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris,

Payot, 1982. Le « dialogisme » qu’étudie Angenot (p. 284-293) suppose des paroles fictives,alors que Diderot utilise surtout (en les résumant et modifiant) des extraits des recensements(réels) de son Essai sur Sénèque.

21. Chantal Grell rappelle que « le commerce des hommes du XVIIIe siècle est très particulier :ils considèrent les grands hommes comme des fréquentations personnelles qu’ils rencontrent ouretrouvent à l’occasion de leurs lectures », L’Histoire entre érudition et philosophie, Paris, PUF,1993, p. 132.

22. « Il me semble que j’entends Sénèque, s’adressant à Saint-Evremond, lui dire : […] »,p. 1158.

23. Spanneut estime que Diderot « est le dernier grand témoin de la présence de Sénèque »dans la pensée occidentale (« Permanence de Sénèque » p. 402), Rousseau le précédant immé-diatement.

tout, et les invectives fusent. On trouvera ainsi décrits Geoffroy, critiquede L’Année littéraire, comme « un homme d’esprit, mais de mœurs abo-minables », Séguier comme « un juge vénal et un citoyen crapuleux »,Fréron fils comme « un petit ignorant sans bonne foi » et l’abbé Royoucomme « le plus insolent personnage qui eût encore porté son habit »(p. 1238). D’où sans doute ce jugement de la Harpe dans son Lycée : « onne publia jamais de factum plus violent, plus outrageant, plus forcené quecelui de Diderot contre quelques journalistes »19. L’Essai affiche indubita-blement de nombreux traits de la « parole pamphlétaire » que ses proprescritiques avaient eux-mêmes adoptés. Le dialogisme polémique en parti-culier, soit l’insertion de paroles hétéronomes qu’il s’agit de déguiser etde tronquer pour les moquer, est fort actif dans un texte qui a du factum laqualité quasi judiciaire : un procès a été fait à l’Essai ; son auteur défendson texte par la contre-attaque20.

Tout aussi animés sont les passages dialogués où, dans la traditionclassique des dialogues des morts, Diderot met en présence de multiplesfigures de diverses époques21. Les prosopopées abondent. Sénèque peut dela sorte s’adresser à son critique du XVIIe siècle Saint-Evremond22, Diderots’adresse à Tacite (p. 979), à Lucain (p. 1062), Sénèque s’adresse àDiderot qui bien entendu s’adresse aussi à lui (p. 974) etc., comme dansune vaste foire aux idées où ce serait non d’un bout à l’autre d’une sallequ’on s’interpellerait, mais d’un siècle, ou d’un millénaire à l’autre. Laprésence plutôt dense de grandes figures d’écrivains, d’historiens, ou dephilosophes ne se manifeste pas seulement dans ces dialogues transhisto-riques à la manière humaniste. L’Essai confronte, rejette ou s’appropriedifférents éléments de ce qui constitue une véritable vulgate critique ausujet de Sénèque, vulgate à laquelle, d’ailleurs, il apporte sans doute ladernière contribution majeure23. Diderot a donc ici recours à des extraitsde Tacite, Saint Jérôme même, Erasme, Montaigne, Racine, etc. pêle-mêle, comme à des autorités au sens médiéval du terme : commentaires

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qui font autorité. Selon ses propres termes, il s’agit de « montrer par desautorités que des personnages célèbres ont parlé de ce philosophe avecplus de dignité et de force que moi » (p. 1088). Le côté archaïsant de cettepratique quasiment scolastique n’échappe pas à Diderot, bien entendu, quiavoue : « Je rougis presque de défendre par des autorités la cause d’unphilosophe. En effet, que signifient-elles ? Que tel savant personnage apensé de cette manière ; comme si l’homme le plus savant n’était pas sujetà l’erreur » (p. 1131). Cela est d’autant plus vrai lorsque des autorités éga-lement révérées ne s’accordent pas : « On oppose ici le jugement de Bayleà celui de Montaigne. Eh bien, ce sont deux grandes autorités entre les-quelles il s’agit de se décider », avance mollement Diderot (p. 1132). Iln’empêche : tout l’essai est émaillé de citations confrontées ou addition-nées les unes aux autres, puis glosées, la glose étant à son tour soutenuepar une autre citation etc.24

Il faut évoquer dans cette veine les vingt dernières pages de l’ouvragede Diderot, pages où se déploie une véritable apothéose de l’entreglose25

et qui illustrent hyperboliquement ce que sont l’art et la manière del’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Après avoir terminé salongue présentation des œuvres de Sénèque, l’auteur annonce : « je m’at-tendais à des critiques et à des injures ; mon attente n’a point été trompée.Avant que de répondre aux critiques, j’ai cru devoir consulter des hommessages » (p. 1232), qui lui ont conseillé de ne pas répondre. Il s’était laisségagner par ces arguments quand, ajoute-t-il, « je reçus les observations quisuivent. Je proteste qu’elles ne sont pas de moi » (p. 1233). Ces observa-tions sont manuscrites, précise Diderot, et pour nous plutôt mystérieusescar elles sont perdues et n’existent que dans le texte de l’Essai. Le critiqueMarmontel en est l’auteur et les a personnellement envoyées à Diderot.Au nombre de vingt-sept, et numérotées, elles portent à la fois sur la pre-mière mouture de l’Essai sur Sénèque et sur ses critiques. Diderot décidede les publier à la fin de cette seconde mouture. On a alors un des dispo-sitifs textuels les plus étranges qui soient. Presque chacun des vingt-septparagraphes d’observations contient 1. une critique négative de l’Essai sur

24. Voir là-dessus George Daniel dont l’explication suivante mime la complexité de la situa-tion rhétorique de l’Essai : « Les citations, littérales ou non, placées entre guillemets et qui seréfèrent directement ou sont référées soit par le commentaire qui leur fait suite, soit par leurmode d’insertion dans le texte aux critiques dirigées contre la première version de l’Essai alter-nent avec d’autres paroles rapportées, peu différentes en ce qui concerne le ton et le contenu,mais que le rappel dans leur énoncé de termes employés dans la seconde version de l’ouvrageinvite à attribuer au lecteur de celle-ci », Le Style de Diderot : légende et structure, Genève-Paris,Droz, 1986, p. 404-405.

25. Le terme appartient tout entier à Montaigne et sa fameuse phrase « nous ne faisons quenous entregloser », « De l’expérience », Essais, III, 13, éd. Maurice Rat, Paris, Gallimard 1962,p. 1045.

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Sénèque parue dans un journal ; 2. une réponse de Marmontel défendantsoit le livre de Diderot soit Sénèque lui-même ; 3. un paragraphe person-nel de Diderot, surenchérissant sur Marmontel et qu’il fait à chaque foisprécéder de la phrase en italiques Et j’ajouterai. Il n’est pas toujours aiséde savoir si dans tel paragraphe Diderot commente Marmontel commen-tant les commentateurs de Diderot, ou si Marmontel commente un com-mentateur de Sénèque trouvé chez Diderot. L’entreglose atteint ici desproportions peu communes. Déjà Grimm reportait la réaction des pre-miers lecteurs obligés de prendre leur parti de « voir l’auteur » « dans unenthousiasme dramatique, faire parler les uns, répondre les autres, s’apos-tropher lui-même, apostropher ses lecteurs et leur laisser souvent l’embar-ras de chercher quel est le personnage qu’il fait parler, ou quel est celuiauquel il s’adresse »26.

À cette lumière l’Essai appartient bien à ce que Michel Charles dansson livre L’Arbre et la source a appelé la culture rhétorique, qu’il opposeau commentaire : la rhétorique « brise la clôture de son objet en l’inté-grant dans l’échange interpersonnel et le circuit social »27. Clôture tempo-relle : cet échange, ce circuit se développent dans la temporalité courtedes contemporains, mais en parallèle avec la temporalité longue de la tra-dition critique sénéquienne qu’elle croise fréquemment sans s’y fondre.Les « aristarques hebdomadaires » (p. 1094), les « littérateurs du jour »(p. 1116) visent le hic et nunc sous couvert d’intemporalité. En réponse,dans un constant chevauchement des dimensions historiques Diderotaligne comme des soldats de plomb ses grandes figures, de Tacite àVoltaire, et les dispose tantôt isolées au centre, tantôt en rang serré. Desdeux côtés de la querelle, les noms propres sont instrumentaux, celui deSénèque le tout premier, évidemment. Diderot faisant feu de tout bois, lesjeux d’autorités sont des jeux d’alliance, menant à une ronde de substitu-tions. Quintilien donne le bras à Montaigne qui donne le sien à Marmonteletc. Attaquer Sénèque, c’est les attaquer autant que Diderot ; attaquerDiderot, c’est attaquer tous les philosophes ; attaquer les philosophes,c’est attaquer Sénèque — la boucle est bouclée. La contiguité appelle lasynecdoque, lorsqu’aucun individu présent dans le texte ne peut échapperà la désignation, implicite ou non, volontaire ou non, d’une appartenancesectaire. Placer sur la page Voltaire auprès de Sénèque, c’est faire de l’unle symbole de l’autre, et de chacun le représentant du groupe philoso-phique28. Les attaques de ses critiques donnent à Diderot l’occasion de

26. Correspondance littéraire, éd. Maurice Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, XIII, p. 104.27. Michel Charles, L’Arbre et la source, Paris, Seuil, 1985, p. 187-188.28. Le jeu d’associations, auquel Diderot a si largement recours dans l’Essai, peut d’ailleurs

se retourner contre lui : à preuve, le cas de La Mettrie. Diderot observe « qu’il y avait aussi àRome des hommes pervers qu’on se plaisait à associer aux philosophes en général, dans le des-

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dresser pour leur gouverne un contre-portrait, celui du critique éclairéexclusivement fondu dans celui du philosophe mené par la raison, animépar l’amour du bien et acharné dans son combat pour la justice et contrela tyrannie. Contre-portrait composite, fait d’amalgames de différentesfigures, mais unifié par un même idéal.

Chaque élément de l’analyse morale ou littéraire sert une cause pluslarge et en combat une autre ; en ce sens, chaque ligne de chaque critiqueest potentiellement polémique. « Cet ouvrage sera bien mauvais, s’il n’ir-rite pas la haine et n’excite pas les cris de la méchanceté. Elle souffriraitpatiemment que je lui enlevasse une de ses victimes ! » (p. 1160), lanceDiderot. Dans sa vingtième « observation », Marmontel avait cité un jour-naliste de L’Année littéraire disant que Diderot « a défendu Voltaire,Sénèque, Raynal, comme un énergumène. Et que lui importe et que nousimporte à nous un vieux stoïcien qui n’est plus ? » (p. 1241). Questionfaussement naïve : la défense obstinée du vieux stoïcien sur des centainesde pages prend son sens dans une perspective politique. De même, quiprendrait pour une critique simplement littéraire le compte rendu du livredans cette même Année littéraire, journal dirigé par les Fréron, père puisfils (depuis 1776), ennemis acharnés des Encyclopédistes ? Le texte deDiderot illustre magnifiquement ce que Roger Chartier a nommé la « poli-tisation de la sphère publique littéraire »29. Dans la seconde moitié dusiècle les périodiques prolifèrent qui se consacrent aux recensions d’ou-vrages nouveaux de plus en plus nombreux. Chaque lecteur est invité àpeser les opinions en lice et à exercer son jugement critique. Un « marchédes jugements »30 est ouvert, et il inclut la critique anti-philosophique.Reinhart Koselleck dans son Kritik und Krise développe l’idée que sousl’Ancien Régime, lorsque la sphère du pouvoir est séparée de la société,les sujets assujettis déplacent leur volonté d’indépendance dans d’autresdomaines, dont le domaine culturel où ils finissent par former une sphèrerivale du pouvoir31. Mais c’est à l’intérieur de cette sphère même ques’engagent de féroces luttes de terrain déchirant les membres de la

sein cruel de souiller la pureté des uns par la turpitude des autres. Ce fait me rappelle l’auteur del’Anti-Sénèque, et la constante affectation des ennemis de la philosophie à le citer parmi leshommes sages et éclairés [...]. Si les calomniateurs des gens de bien n’étaient pas étrangers àtout sentiment honnête, ils rougiraient de placer ce nom justement décrié, à côté des noms lesplus respectables et les plus respectés » (p. 1118).

29. Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990,p. 196.

30. Les Origines culturelles, p. 194.31. Reinhart Koselleck attribue à Pierre Bayle la construction d’un profil du critique entière-

ment libre et souverain dans la sphère de la République des Lettres, justifiable seulement à lui-même de ses opinions sous le contrôle de la raison, Le Règne de la critique, Paris, les Editionsde Minuit, 1979, p. 92. « La critique assume les fonctions que Locke avait conférées à la censuremorale ; elle devient le porte-parole de l’opinion publique » (p. 97).

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« République des lettres ». Il s’agit d’un combat d’opinions dont l’enjeuest la direction de l’opinion publique32. Les réfutations par Diderot desjournalistes affiliés à des revues proches du pouvoir telles que L’Année lit-téraire ou le Journal de littérature n’ont pas pour fonction première dedémontrer à des lecteurs aveugles les qualités de son ouvrage. En écrivantpour ainsi dire un second livre enté sur le premier, Diderot fait participerles critiques, contre leur gré, à la machine de propagande philosophique,parasite les parasites, arrose les arroseurs.

« Taisez-vous donc », lui avaient dit ses amis, qui l’avaient averti queson nouvel ouvrage souffrirait : « la fastidieuse répétition des mêmesimputations entraînera une répétition non moins fastidieuse des mêmesréponses, et il serait facile que vous gâtassiez votre ouvrage en l’allon-geant » (p. 1232). Et ne servira-t-il pas finalement le pouvoir trop heureuxd’encourager la dégradation qu’entraînent les disputes publiques ? Mer-cier dans le chapitre « Feuilles périodiques » de son Tableau de Paris sou-lignera la dimension politique des querelles entre auteurs, par ailleursdérisoires : « Le ministère protège les feuilles satiriques, où les auteurssont déchirés à belles dents, afin d’entretenir la rivalité, la haine et lajalousie entre les membres de la république littéraire. Il s’oppose par cemoyen à la paix et à l’union de la littérature »33. Diderot prend le risque,dont il paie encore le prix. Incontestablement, l’Essai évoque parfois unefoire d’empoigne autour d’opinions tourbillonnantes, dans un grand mar-ché bruyant et désordonné de citations. Diderot se mettant en scènecomme pugiliste s’expose à l’indignité que le prudent d’Alembert avaitdénoncée ainsi : « Les gens de lettres d’un certain ordre s’avilissent enrépondant aux satires » ; « Quand je considère attentivement l’empire lit-téraire, je crois voir une place publique, où une foule d’empiriques mon-tés sur des tréteaux, appellent les passans […] »34. Le plus choquant peut-être est que Diderot ne répond pas à ses critiques de la manière ordinaire,dans un pamphlet, dans la préface d’une seconde édition, ou dans deslettres ouvertes à ses critiques comme le fait par exemple Rousseau face àChristophe de Beaumont. Quant à la voie des mémoires, où sont souventdiscutées par leur auteur les réactions à leurs ouvrages — témoinRousseau, une fois encore —, on sait que Diderot ne se l’est pas ouverte.À la place, il fait refluer dans la seconde mouture de son livre la grande

32. Sur l’impossibilité d’une opinion publique comme somme consensuelle de jugementsdroits et la « logique du spectacle » qu’adopte Diderot en désespoir de cause, voir la riche inter-prétation d’Yves Citton, « Retour sur la misérable querelle Rousseau-Diderot : position, consé-quence, spectacle et sphère publique », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 36, avril2004, p. 93-95 en particulier.

33. Tableau de Paris, chap. DCXXIX, vol. II, p. 347.34. Essai sur la société des gens de lettres et des grands, dans Œuvres de d’Alembert, t. VI,

Genève, Slatkine Reprints, 1967, p. 346-7.

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vague qui avait un instant recouvert la première mouture au risque de l’en-gloutir, vague de rumeurs, disputes, jalousies, invectives, flatteries. Lehors-texte est ici happé par le texte, le supplément est devenu substantiel.Ce que Genette dans Seuils appelle l’épitexte public, cet anywhere out ofthe book35 est maintenant à l’intérieur. Faisant entrer l’histoire de son livredans le livre, Diderot met en abyme son historicité. La tâche qui d’ordi-naire revient aux historiens et érudits, le pieux recueil des échos de laréception d’un livre et leur silencieuse distribution en notes de bas depages, cette tâche est agressivement prise en charge par l’auteur lui-même, qui fait résonner ces échos tout au long de son texte avec ostenta-tion, fracas et fureur.

Si l’Essai appartient pleinement à la tradition rhétorique, on l’a dit, ilest loin de s’exclure de la tradition que lui oppose Michel Charles, celledu commentaire ainsi définie : « le perpétuel entretien des textes fonda-teurs et leur mise à jour, leur reprise, leur actualisation ; le commentairepropose une image de la culture comme relecture incessante des textes »36.Dans presque toute la seconde partie, richement nourrie d’extraits deSénèque, Diderot livre de nombreux indices sur ses propres pratiques delecture et l’usage qu’il en fait, qu’il en attend ou qu’il condamne.L’actualisation des « textes fondateurs » que sont ceux de Sénèque peutemprunter deux voies extrêmes : l’appropriation sans vergogne (parler parle texte), et la plus humble désappropriation (laisser parler le texte). « Jevais donc commencer par les Lettres [à Lucilius], transportant dans l’unece qu’il [Sénèque] aura dit dans une autre, généralisant ses maximes, lesrestreignant, les commentant, les appliquant à ma manière, quelquefois lesconfirmant, quelquefois les réfutant » (p. 1106), annonce Diderot en intro-duction du livre second. Il peut s’agir d’une recombinaison sélective :« Ces traits que j’ai transcrits sans ordre, se trouvent les uns dans leslettres qui précèdent, les autres dans celles qui suivent » (p. 1150), ou durésumé galopant, couvrant plusieurs lettres en deux ou trois lignes. Maisinversement ce peut être un long extrait qu’offre le critique qui se contentede cette introduction comme tout commentaire : « Si l’on doute queSénèque sache penser de grandes choses et les rendre avec noblesse, j’enappellerais au discours qu’il a mis dans la bouche de Néron, au premierchapitre de ce traité [De la clémence], et je demanderai quelques pagesplus belles en aucun auteur, sans en excepter l’historien Tacite. Le voici cediscours : […] » (p. 1173). Justifiée par un éloge de la maxime, paressence fragmentée et éminemment citable37, la citation suscite néanmoins

35. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 316.36. L’Arbre et la source, p. 12.37. « La morale a plus d’énergie par pensées détachées », écrit Sénèque ; « je suis de son

avis », ajoute Diderot, p. 1122.

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un certain malaise chez Diderot dont le commentaire consiste plus d’unefois à renvoyer à l’ensemble original. « Si vous lisez le traité de Sénèque[De la tranquillité de l’âme], combien cet extrait vous paraîtra court etpauvre ! » (p. 1188). On trouve alors cette utopie du commentaire, unesubstitution pure et simple de l’original : « Ce n’est point sur quelquespages de Sénèque qu’on apprend à le connaître et qu’on acquiert le droitde le juger. Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite, et jetez au feu monapologie » (p. 1229). Cette ancillarité poussée à l’extrême se module toutau long du texte dans une rhétorique de l’indicible (de tel paragraphe :« je le trouve si beau que je ne puis m’empêcher de le transcrire ») et dansl’idée insistante de l’œuvre sénéquienne comme cornucopia : « Si je vou-lais citer des maximes, ce traité [Des bienfaits] m’en offrirait sansnombre » (p. 1180) ; « Tout ce qui précède, tout ce que j’omets, tout cequi suit est très beau. Quand on cite Sénèque, on ne sait ni où commencer,ni où s’arrêter » (p. 1194). La pratique citationnelle, très étendue dans laseconde partie de l’Essai, dans sa variété règle le jeu de distanciation dutexte critique par rapport à l’œuvre commentée. Tantôt elle tend à favori-ser une relation égalitaire du texte premier au texte second, le critiqueDiderot élaborant ses convictions sans souci particulier de celles deSénèque, ou contre elles. Tantôt au contraire la citation affirme la pri-mauté absolue de l’œuvre originale, réduisant le commentaire à unenchâssement.

Ces deux usages de la citation, la manipulation complexe et défor-mante, et le respect absolu de l’intégrité, renvoient à deux attitudes faceau texte : l’utilisation pragmatique et la vénération émue et enthousiaste,toutes deux hautement personnelles. Et elle sont loin d’être incompa-tibles : Diderot se lance avec et contre Sénèque dans de vigoureux débatsd’idées comme il le fait dans ses dialogues philosophiques38, souvent avecune passion que le lecteur moderne peut trouver déconcertante. À vraidire, à l’époque même on a pu se moquer de Diderot témoignant « la plusfougueuse tendresse à un rhéteur mort depuis près de deux mille ans »39.La théâtralisation de l’impact de ses lectures sur Diderot n’a pourtant pasde quoi surprendre les lecteurs de l’Éloge de Richardson. On voit doncDiderot s’exaltant, pleurant, s’indignant, s’attristant etc. au fil des pages

38. Voir p. 1140. Le rythme serré à deux mesures, extrait puis commentaire, est tout à faitcaractéristique de la critique diderotienne textualisée comme une conversation entre amis philo-sophes. De ce point de vue la texture de la seconde partie de l’Essai est souvent proche de cellede la Réfutation d’Helvétius par exemple.

39. Journal de Paris, 25 janvier 1779, p. 99, cité dans l’édition Dieckmann-Varloot de l’Essai,Œuvres complètes, XXV, p. 124. Mais comme le fait remarquer l’historienne Miriam Griffin,« Seneca has always been an emotional subject for his biographers. The fiery defence of Diderotand the sharp denunciations he countered had their parallels in antiquity », Seneca : a Philo-sopher in Politics, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 427.

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de Sénèque. L’exaltation peut d’ailleurs aller si loin que Diderot n’hésitepas à prendre à son compte des lignes faisant figurer Sénèque auprès deDieu : « “O Dieu, je vois à tes côtés un Sénèque à qui tu rends le prix dusang qu’il eût versé pour toi” […]. Ces lignes énergiques ne sont pas demoi ; mais je les envie à l’auteur anonyme d’un Éloge de Socrate »(p. 1117). Les effets affectifs sont privilégiés, harmonisés avec le conceptd’utilité cher aux Encyclopédistes. Le critique Diderot a donc pour voca-tion de faire partager une émotion (admiration, joie, indignation, mélan-colie etc.) menant à la réflexion puis, idéalement, à l’action ou à laconduite justes. L’expérience de lecture complète est tout à la fois sen-sible, intellectuelle et pragmatique. L’auteur de l’Essai prouvera l’utilitéde Sénèque par le spectacle de sa propre édification, d’où le tour à la foisintime et didactique que prennent souvent ces lectures40.

Une lecture édifiée et édifiante n’est sans doute pas pour séduire lelecteur moderne, et le fait que Diderot ait vers la fin de sa vie consacré àSénèque et son œuvre un livre entier, d’une longueur substantielle, adéconcerté et déconcerte encore. Pourquoi donc tant de temps sur le pen-seur romain ? Les réponses sont clairsemées : l’Essai ne bénéficie pas dumême intérêt critique que beaucoup des autres œuvres de Diderot41.Serait-ce que le texte est jugé impur, dérivé, décidément secondaire ? Sil’Essai est incorporé au corpus de Diderot comme texte primaire au mêmetitre que Le Neveu de Rameau ou les Salons, on le trouvera un peu pauvre,un peu décevant, pas aussi novateur qu’on l’aurait aimé42. L’Essai possé-dant une fonction avant tout polémique et didactique plutôt qu’esthétique

40. Ainsi de cette pensée : « A l’âge que j’ai, à l’âge où l’on ne se corrige plus, je n’ai pas luSénèque sans utilité pour moi-même, pour tout ce qui m’environne ; il me semble que je crainsmoins le jugement des hommes, et que je crains davantage le mien ; il me semble que j’ai moinsde regret aux années écoulées, et que je prise moins celles qui suivront ; il me semble que j’envois mieux l’existence comme un point assez insignifiant entre un néant qui a précédé et le termequi m’attend » (p. 1228-1229).

41. On trouve néanmoins de fort intéressantes réponses, parmi lesquelles, outre l’article deCitton déjà cité, l’étude de Jean-Marie Goulemot, « Jeux de conscience, de texte et de philoso-phie : l’art de prendre des positions, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron », Revuedes Sciences humaines, LIV, 182, avril-juin 1981, p. 45-5, et l’article d’Herbert Josephs, « Essaisur les règnes de Claude et de Néron : A final Borrowing », dans Diderot : Digression andDispersion : A bicentennial Tribute, ed. Jack Undank et Herbert Josephs, Lexington, Kentucky,French Forum Publishers, 1984, p. 138-149.

42. Par exemple : « […] la bonne moitié de l’Essai serait à jeter ou à travailler en élaguant lesredites et enlevant des passages par trop personnels et qui font appel à une actualité qui ne nousintéresse plus directement », J. R. Loy, « L’Essai sur les règnes de Claude et de Néron », CAIEF,13, 1961, p. 239 ; « [...] la réussite de Diderot dans son Essai est inférieure à celle de son illustreprédécesseur [Montaigne]. Trop tenu par la ligne biographique et par la succession des traitésqu’il examine, il compose un ouvrage plus hybride qu’original, où il ne parvient pas à se libérertout à fait des contraintes de la glose », Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai, Paris,Hachette, 1999, p. 78.

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ne peut se voir attribuer qu’une « littérarité conditionnelle »43. Pouradmettre l’Essai au paradis des œuvres de création, il faut en tirer uneanthologie : des 280 denses pages de l’ensemble (600 dans une autre édi-tion) on extrait quelques passages jugés hautement diderotiens, sur lesinsurgents d’Amérique, sur le rôle du philosophe, sur Rousseau, bref unepoignée de pages qui constitueraient la partie véritablement personnellede l’Essai, lourd en citations44.

Or l’Essai gagne (aussi) à être lu dans son ensemble, dans son inté-grité, comme une œuvre critique sur la critique et sur ce qui par elleadvient aux œuvres, et à leurs auteurs. Si le texte est imprégné des échosdes contemporains de Diderot, leur polémique commune porte sur lesgrands prédécesseurs et sur les successeurs : la question de la postérité ydemeure centrale. Les lecteurs du Pour et le contre, la correspondanceentre le sculpteur Falconet et Diderot sur la postérité, connaissent cettehantise diderotienne par excellence : le souci de la réputation posthume,soit la transposition du jugement dernier du monde céleste au monde his-torique. L’Essai est une méditation sur l’impact des œuvres et de leurscritiques sur la longue durée. Diderot endosse la figure du bon critiquefondu dans celle du philosophe, sommant chacun de faire de sa lecture unacte de solidarité avec les autres hommes de semblable trempe. Le mili-tantisme non seulement n’exclut pas l’émotion mais la suppose, émotiondu partage intellectuel et moral (à la lecture des œuvres de Sénèque, àl’évocation de sa vie). Le critique Diderot a pour prémisse que la vertunourrie par une juste philosophie est de tous les temps et se manifeste àtravers les siècles dans les œuvres aux deux sens du terme : ouvrages etactes. Les lecteurs admirateurs de Sénèque s’étagent de générations engénérations et témoignent par leur appréciation critique de la permanencedes vertus philosophiques.

Mais que faire de tous les contempteurs de Sénèque ? Face à l’œuvreantique les opinions sont aussi variées que devant les œuvres contempo-raines. Cette compétition d’opinions, nourrie par la multiplication desjournaux, dans l’Essai est mise en perspective temporelle : les auteurs etartistes se voient soumis à des jugements de tout ordre, personnels et poli-tiques, qui les marquent dans leur réputation et engagent, peut-être, leursurvie dans la mémoire des hommes. De toute évidence, la relation cri-tique dans laquelle se situe Diderot est à tout moment double : horizontale

43. Voir Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 26-31 en particulier44. Selon Malebranche cependant (à propos de Montaigne), « il n’y aurait rien de plus intime

dans le livre que ses citations », ces dernières étant conçues comme « des scènes où le sujet seproduit et s’exhibe », Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris,Seuil, 1979, p. 320. La masse considérable de citations de Sénèque est clairement perçue et miseen œuvre par Diderot dans la perspective d’une révélation de soi.

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avec ses contemporains pro- ou anti-philosophes, verticale par les liensétroits entre les auteurs et critiques de différents siècles. Or les critiquesmédiocres, jaloux, vicieux forment entre eux des familles historiquesaussi soudées que celles où s’unissent les grands créateurs, les hommes debien et les philosophes de tous les temps. Les querelles sur l’axe horizon-tal sont susceptibles d’être projetées sur l’axe vertical. Diderot évoqueavec effroi la juxtaposition nocive des auteurs et de leurs critiques sur lesrayons des bibliothèques futures, où se tresse et s’épaissit la chaîne malé-fique des libellistes et autres aristarques nuisibles :

Nos bibliothèques immenses, le commun réceptacle et des productions du génieet des immondices des lettres, conserveront indistinctement les unes et les autres.Un jour viendra où les libelles publiés contre les hommes les plus illustres de cesiècle seront tirés de la poussière par des méchants animés du même esprit qui lesa dictés ; mais il s’élèvera, n’en doutons point, quelque homme de bien indigné quidécèlera la turpitude de leurs calomniateurs, et par qui ces auteurs célèbres serontmieux défendus et mieux vengés que Sénèque ne l’est par moi (p. 1159).

C’est bien le fantasme de la calomnie posthume qui se déploie dansl’Essai à l’occasion de Sénèque. En incluant les critiques de Sénèque et deson propre Essai sur Sénèque, Diderot dans l’Essai sur les règnes deClaude et de Néron met en œuvre une anticipation de la critique qui l’at-teindra après sa mort. Certes, il pressent (justement) les accusations per-sonnelles concernant sa position vis-à-vis de Catherine de Russie parexemple, mais plus largement il anticipe sur la mise en question des phi-losophes et de leurs valeurs, de leur « héritage » c’est-à-dire de leurœuvre. Il sait et démontre que la réception des œuvres et les réputationspourraient bien n’être qu’une longue suite de couronnements et de décou-ronnements45. La passion à défendre Sénèque, parfois jugée presqueinconvenante dans son apparent excès, ou au contraire dans son égoïstemotivation (l’Essai serait un plaidoyer pro domo, comme on l’a tant écrit),se comprend pourtant comme doublée d’un vertige face au déroulementdangereusement capricieux de la postérité. Réagissant à l’action dissol-vante du temps, le critique philosophe est chargé d’une mission cruciale :le maintien d’une relation vivante, signifiante avec les œuvres (considé-rées comme actes) porteuses des valeurs qu’il partage. Il s’agit là d’unedette de reconnaissance, comme l’est en général l’intérêt accordé à la viedes grands prédécesseurs : « nous voudrions voir et converser avec lessages dont les travaux ont augmenté le pouvoir de la vertu et les trésors dela vérité. Sans ce tribut, la sagesse accumulée des siècles serait un dongratuitement accordé à des ingrats » (p. 1115). L’appropriation et la

45. C’est le couronnement « perpétuellement inachevé » et « perpétuellement incomplet »dont parle Charles Péguy, dans Clio : dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, dans Œuvres enprose, éd. Marcel Péguy, Paris, Gallimard, 1957, p. 105.

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L’ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON 857

désappropriation (politiques et personnelles) de ces œuvres sont légitimeslorsqu’à leur tour elles stimulent une nouvelle œuvre agissante. Mais quidira ce qu’il adviendra de celle-ci ? Diderot envisage anxieusement, oumélancoliquement, les aléas de sa postérité critique. Il s’est fait lanterna-rius46 pour Sénèque ; qui le sera pour lui ? On n’est jamais aussi bien servique par soi-même, certes. Dans la seconde mouture de l’Essai, qui inclutles critiques de la première mouture, Diderot dessine le profil du futurdéfenseur de Diderot : lui-même. « Quand vous prenez les défenses desmorts, si on vous disait : que vous importe qu’on parle en bien ou en malde celui qui est réduit à une poussière impassible et froide ? ne seriez-vous pas forcé de répondre : c’est ma cause que je plaide, je ne veux pasqu’on me calomnie, même quand je ne serai plus ? », écrivait-il à Falconetquelque quinze ans avant l’Essai 47. Mais « Après tant de comptes opposésque l’on vous a rendus de cet Essai sur les mœurs et les écrits de Sénèque,lecteur, dites-moi, qu’en faut-il penser ? » (p. 1250) : la conclusionrelance le souci. Que faut-il penser de l’œuvre des hommes justes, desphilosophes dans le temps ? Qui la défendra ?

On songe à Péguy faisant ainsi parler Clio :

En vérité je vous le dis, moi l’histoire : C’est vraiment un scandale ; et c’estdonc un mystère ; […] Que les (plus grandes œuvres) du génie soient ainsi livréesaux bêtes (à nous messieurs et chers concitoyens) ; que pour leur éternité tempo-relle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, aban-données en de telles mains, en de si pauvres mains : les nôtres. C’est-à-dire tout lemonde48.

Dans sa correspondance avec Falconet comme dans l’Essai, Diderotmédite inlassablement l’inquiétante destinée des idées, textes et figuresdans l’histoire. Il la médite comme scandale, mystère et blessure. Maisl’abandon aux mains des lecteurs à venir est aussi la chance de l’œuvre.Sartre voulait consommer ses bananes dans l’arbre49. Diderot goûte etconsomme son Sénèque sur place, précisément en combinant deux modesde lecture critique intimement liés : le mode pragmatique ou polémique,et le mode personnel ou éthique. C’est dans la convergence de ces dimen-sions que se logent les enjeux essentiels de l’Essai.

46. Le lanternarius figure celui qui accompagne le lecteur comme l’esclave raccompagnaitchez eux les invités (peut-être ivres) d’un banquet. Voir là-dessus Carlo Ossola, « Figures de lalecture : le Lanternarius, le Copiste » dans L’Œuvre et son ombre, dir. Michel Zink, Paris,Editions de Fallois, 2002, p. 47-63.

47. Lettre de Diderot à Falconet du 27 janvier 1766, Le Pour et le contre, éd. Yves Benot,Paris, Les Editeurs Français Réunis, 1958, p. 65.

48. Péguy, Clio, p. 109.49. « Il paraît que les bananes ont meilleur goût quand on vient de les cueillir : les ouvrages

de l’esprit, pareillement, doivent se consommer sur place », Situations II, p. 122-123.

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