Rhinoceros

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RHINOCEROS d’Eugène Ionesco L’humanisme est périmé Bérenger - Laissez-moi appeler le médecin , tout de même , je vous en prie(1) Jean – Je vous l’interdis absolument. Je n’aime pas les gens têtus. (Jean entre dans la chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert et il parle avec beaucoup de peine. Sa voix est méconnaissable.) Et alors, s’il est devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui .(2) Bérenger – Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez- vous penser… Jean – Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui fait plaisir ! Il n’y a rien d’extraordinaire à cela . Bérenger - Évidemment, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse tellement plaisir . Jean – Et pourquoi donc ? Bérenger - Il m’est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.

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Peca de teatro em frances

Transcript of Rhinoceros

RHINOCEROSdEugne Ionesco

Lhumanisme est prim

Brenger - Laissez-moi appeler le mdecin , tout de mme , je vous en prie(1)

Jean Je vous linterdis absolument. Je naime pas les gens ttus.

(Jean entre dans la chambre. Brenger recule un peu effray, carJean est encore plus vert et il parle avec beaucoup de peine. Sa voix est mconnaissable.) Et alors, sil est devenu rhinocros de plein gr ou contre sa volont, a vaut peut-tre mieux pour lui .(2)

Brenger Que dites-vous l, cher ami ? Comment pouvez-vous penser

Jean Vous voyez le mal partout. Puisque a lui fait plaisir de devenir rhinocros, puisque a lui fait plaisir ! Il ny a rien dextraordinaire cela .

Brenger - videmment, il ny a rien dextraordinaire cela. Pourtant, je doute que a lui fasse tellement plaisir .

Jean Et pourquoi donc ?

Brenger - Il mest difficile de dire pourquoi. a se comprend.

Jean Je vous dis que ce nest pas si mal que a ! Aprs tout, les rhinocros sont des cratures comme nous, qui ont droit la vie au mme titre que nous!

Brenger - condition quelles ne dtruisent pas la ntre. Vous rendez-vous compte de la diffrence de mentalit?

Jean, allant et venant dans la pice, entrant dans la salle de bains et sortant. - Pensez-vous que la ntre soit prfrable?

Brenger - Tout de mme, nous avons notre morale nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.

Jean La morale! Parlons-en de la morale, jen ai assez de la morale, elle est belle la morale! Il faut dpasser la morale.Brenger - Que mettriez-vous la place?

Jean, mme jeu. La nature!

Brenger - La nature?

Jean, mme jeu. La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.

Brenger- Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !

Jean Jy vivrai, jy vivrai.

Brenger - Cela se dit. Mais dans le fond, personne

Jean, linterrompant, et allant et venant - Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner lintgrit primordiale.

Brenger - Je ne suis pas du tout daccord avec vous.

Jean, soufflant bruyamment. - Je veux respirer.

Brenger - Rflchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux nont pas, un systme de valeurs irremplaable. Des sicles de civilisation humaine lont bti !

Jean, toujours dans la salle de bains. - Dmolissons tout cela, on sen portera mieux.

Brenger - Je ne vous prends pas au srieux. Vous plaisantez, vous faites de la posie.

Jean - Brrr (Il barrit presque.)

Brenger - Je ne savais pas que vous tiez pote.

Jean, il sort de la salle de bains. - Brrr (Il barrit de nouveau.)

Brenger - Je vous connais trop bien pour croire que cest l votre pense profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, lhomme

Jean, linterrompant. - LhommeNe prononcez plus ce mot !

Brenger - Je veux dire ltre humain, lhumanisme Jean Lhumanisme est prim ! Vous tes un vieux sentimental ridicule. (Il entre dans la salle de bains.)

Brenger - Enfin, tout de mme, lesprit

Jean, dans la salle de bains. - Des clichs! Vous me racontez des btises.

Brenger - Des btises!

Jean, de la salle de bains, dune voix trs rauque difficilement comprhensible. - Absolument.

Brenger - Je suis tonn de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tte ? Enfin, aimeriez-vous tre rhinocros ?

Jean Pourquoi pas ! je nai pas vos prjugs.

Brenger - Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.

Jean, toujours de la salle de bains. Ouvrez vos oreilles !

Brenger - Comment ?

Jean Ouvrez vos oreilles. Jai dit, pourquoi ne pas tre un rhinocros ? Jaime les changements.

Brenger - De telles affirmations venant de votre part

(Brenger sinterrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocros.) 1. Oh ! vous semblez vraiment perdre la tte !

(Jean se prcipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incomprhensibles, fait entendre des sons inous.) 1. Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.

Jean, peine distinctement. 1. Chaud trop chaud. Dmolir tout cela, vtements, a gratte, vtements, a gratte.

Il fait tomber le pantalon de son pyjama.

Brenger - Que faites-vous? Je ne vous reconnais plus ! Vous, si pudique dhabitude !

Jean Les marcages ! les marcages !

Brenger - Regardez-moi ! Vous ne me semblez plus me voir ! Vous ne me semblez plus mentendre !

Jean Je vous entends trs bien ! Je vous vois trs bien ! Il fonce vers Brenger tte baisse. Celui-ci scarte.

Brenger- Attention !

Jean, soufflant bruyamment.- Pardon !

Puis il se prcipite toute vitesse dans la salle de bains.

Brenger, fait mine de fuir vers la porte de gauche, puis fait demi-tour et va dans la salle de bains la suite de Jean, en disant: 1. Je ne peux tout de mme pas le laisser comme cela, cest un ami.

(De la salle de bains.)1. Je vais appeler le mdecin ! Cest indispensable, indispensable, croyez-moi.

Le tableau sachve par la mtamorphose de Jean et linvasion des rhinocros

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(1) Les cas de rhinocrite sont dj nombreux dans la ville. Brenger craint que son ami jean ne soit atteint lui aussi.(2) Il sagit dun de leurs amis, M. Boeuf. M. Boeuf est devenu rhinocros.