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Revue Paradoxǝs, 3 : « Sagesse de l’amour » Personne, « Politique des romans damour » 1 Politique du roman d'amour L’AMOUR COMME FORCE D’ÉMANCIPATION Roman d'amour, roman politique Nombreuses sont les théories qui, depuis l’apparition des premiers romans modernes, ont fait de l’amour le thème principal ou la spécialité du roman. Dès 1670, Huet écrivait par exemple : « Ce qu'on appelle proprement Romans sont des fictions d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs. 1 » Si Huet, dans cette définition devenue classique, stylise la forme d'un genre, le roman, apparu deux siècles avant lui, il ne fonde ni ne justifie cette importance du thème amoureux. Or, si l'on en reste à ce point de vue apparemment descriptif, il peut sembler étrange que l’amour soit considéré comme le thème principal (et presque exclusif, à en croire cette définition qui n’en nomme pas d’autre) du roman. Car s’il est vrai que la littérature précieuse faisait la part belle au thème de l’amour, il est tout aussi vrai que l’amour n’a pas toujours la place qu’il occupe dans La Princesse de Clèves. Il suffit de penser à des romans aussi différents que Don Quichotte, Robinson Crusoé et L’Étranger pour s'assurer que l’enjeu du roman peut ne pas résider dans une analyse de cet affect. Alors, pourquoi la critique fait-elle une part si belle à l’amour ? C'est que la définition de Huet n'est pas descriptive, comme on pourrait le croire d'abord, mais normative : il ajoute en effet que « l'amour doit être le principal sujet du Roman. 2 » On peut comprendre de mille manières cette injonction. Nous voudrions montrer dans les 1 P.-D. Huet, Traité de l'origine des romans, Paris, Desessarts, 1670, p. 3. 2 Ibid. Je souligne.

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Revue Paradoxǝs, 3 : « Sagesse de l’amour » Personne, « Politique des romans d’amour »

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Politique du roman d'amour

L’AMOUR COMME FORCE D’ÉMANCIPATION Roman d'amour, roman politique

Nombreuses sont les théories qui, depuis l’apparition des premiers romans modernes, ont fait de l’amour le thème principal ou la spécialité du roman. Dès 1670, Huet écrivait par exemple : « Ce qu'on appelle proprement Romans sont des fictions d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs. 1 » Si Huet, dans cette définition devenue classique, stylise la forme d'un genre, le roman, apparu deux siècles avant lui, il ne fonde ni ne justifie cette importance du thème amoureux. Or, si l'on en reste à ce point de vue apparemment descriptif, il peut sembler étrange que l’amour soit considéré comme le thème principal (et presque exclusif, à en croire cette définition qui n’en nomme pas d’autre) du roman. Car s’il est vrai que la littérature précieuse faisait la part belle au thème de l’amour, il est tout aussi vrai que l’amour n’a pas toujours la place qu’il occupe dans La Princesse de Clèves. Il suffit de penser à des romans aussi différents que Don Quichotte, Robinson Crusoé et L’Étranger pour s'assurer que l’enjeu du roman peut ne pas résider dans une analyse de cet affect. Alors, pourquoi la critique fait-elle une part si belle à l’amour ? C'est que la définition de Huet n'est pas descriptive, comme on pourrait le croire d'abord, mais normative : il ajoute en effet que « l'amour doit être le principal sujet du Roman.2 » On peut comprendre de mille manières cette injonction. Nous voudrions montrer dans les

1 P.-D. Huet, Traité de l'origine des romans, Paris, Desessarts, 1670, p. 3. 2 Ibid. Je souligne.

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pages qui suivent que ce point touche précisément à la dimension politique de l'amour : au service du projet moderne d'émancipation dont il est l'un des meilleurs prosélytes, le roman voit dans l'amour une force de subversion de l'ordre social, politique, religieux. Pourtant, ne tient-on pas souvent pour acquis que le roman n'est pas en tant que tel politique ? A travers son ou ses personnages, il présenterait le destin d'un individu – plus que d'un groupe ou d'une communauté, comme le ferait par exemple l'épopée. C'est ainsi que Paul Zumthor écrit :

Pendant près d’un siècle, entre 1170 et 1250, chanson de geste et roman coexistèrent, différenciés ainsi (de plus en plus mal du reste) par la fonction sociale qu’ils remplissaient. Action collective chantée par l’épopée ; aventure individuelle contée par le roman ; ici, ce qui advient à quelqu’un, événement complexe produit par un ensemble de facteurs ; là, le sort du monde, objet d’une décision ; dans l'épopée, une société, à la fois réelle et fictive ; dans le roman, la destinée d'un homme : le discours narratif est déterminé, de part en part, par des idéologies mal comparables3.

Si la modélisation par Zumthor de cette différence entre roman et épopée nous semble en effet, d'un côté, aller de soi, on s'accorde malgré tout généralement, d'un autre côté, sur le fait que le roman s'occupe d'un personnage en tant qu'il a une famille4 ou qu'il s'inquiète de son désir5 – c'est-à-dire de l'individu dans son rapport à l'autre. C'est la

3 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000, p. 346. 4 Cf. par exemple Marthe Robert, Roman des origines et origine du roman, Paris, Tel Gallimard. 5 Cf. par exemple René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette.

raison pour laquelle la pensée du roman est, elle aussi, politique. Ainsi que le montre Thomas Pavel, bien loin de ne s'intéresser qu'à l'individu, le roman pousse au contraire un peu plus loin encore le questionnement de l'épopée, en s'interrogeant sur la possibilité même du commun et en problématisant sa genèse :

Le roman réfléchit, comme l'avaient fait avant lui l'épopée et la tragédie, au rôle du divin dans le monde humain et aux rapports entre l'homme et ses semblables ; mais alors que dans l'épopée les héros appartiennent corps et âme à leurs cités et que dans la tragédie le destin des personnages est déterminé à l'avance, dans le roman le personnage est séparé du monde ambiant et ses aventures nous révèlent la contingence de celui-ci. Au moyen de la coupure qu'il pose entre le protagoniste et son milieu, le roman est le premier genre à s'interroger sur la genèse de l'individu et sur l'instauration de l'ordre commun6.

C'est dans ce cadre même que le roman, d'après Pavel, va privilégier les histoires d'amour comme cadre de réflexion de cette genèse du commun à partir de l'individu :

C'est en rapport avec ces questions que l'anecdote du roman privilégie l'amour et la formation des couples : tandis que l'épopée et la tragédie tiennent pour acquis le lien entre l'homme et ses proches, en parlant d'amour le roman réfléchit à l'établissement de ce lien sous sa forme interpersonnelle la plus

6 Op. cit., p. 46.

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intime7.

Ainsi, par un retournement dialectique, le roman serait dans une position plus fondamentale que l'épopée quant à la question politique, puisqu'il s'intéresserait à la possibilité même du commun. Affirmation qui témoigne cette fois d'une vision un peu caricaturale de l'épopée – où la question de l'amour, précisément comme possibilité de la communauté, est tout aussi centrale : Hélène et Ménélas, Ulysse et Circé, Rama et Sita, Énée et Didon interrogent également par leur histoire la viabilité d'un ordre commun intime à partir des existences individuelles. Le couple, donc, est un problème commun au roman et à l'épopée – problème auquel ils répondent, simplement, différemment. Dans tous les cas, l'amour n'est central que parce qu'il donne lieu à la première communauté, la plus essentielle et la plus réduite, celle par laquelle deux individus deviennent un couple. Ce faisant, loin d'être la constitution d'une « oasis » protégeant l'individu de l'intrusion de la politique comme le pensait Hannah Arendt8, l'amour serait le lieu même de la politique – ce dont cette phrase de Proust pourrait être l’emblème :

[Swann] fut bien obligé de constater […] qu’il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements

7 Ibid. 8 H. Arendt, “Du désert et des oasis”, in. Qu'est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995. Voir la

discussion qu'en propose Bernard Aspe dans L'instant d'après, Paris, La Fabrique, 2007.

comme avec un maître ou avec une maladie.9

Dans le roman, l’individu qui se pensait d’abord seul découvre dans la relation amoureuse l’irruption d’un autre avec qui il va falloir composer, ou pour le dire avec les mots de Proust « être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ». L'irruption du mot maître en est un signe : irruption du pouvoir, naissance de la question politique. Et en même temps, cette communauté en se constituant court-circuite le pouvoir de cette autre communauté, plus large – la société : l'amour comme force d'émancipation. Le couple contre la société

Car, une fois que le couple est pensé comme une communauté politique, il peut être ou bien au service, ou bien entrer en concurrence avec la communauté sociale. Alors que l'épopée empruntait la première voie, les couples y étant considérés comme les fondements de la société, le roman se constitue dans la seconde. Ainsi, la première tendance de ces textes écrits entre le XVème et le XVIIème siècle qui prétendent encore au genre épique mais construisent les bases de l'idéologie romanesque, est de détricoter la pensée épique du couple et rejeter l'amour comme perversion, divertissant les individus de la recherche du bien commun. Les Aventures de Télémaque, La Jérusalem délivrée ou le Paradis Perdu consacrent tous de nombreuses pages à formuler une critique de l'amour comme folie, distrayant, voire perdant les âmes de leurs héros. Ainsi des sermons de Mentor lorsque Calypso essaie

9 M. Proust, Un amour de Swann, Paris, GF, 2002, p. 96.

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de prendre Télémaque dans ses filets10. Ainsi également de la figure diabolique d'Armide qui détourne les soldats de leur devoir sacré11. Ainsi enfin de la cause de la déchéance de la race humaine, selon Milton12.

Le premier moment de l'institution du roman est contemporain de ce renversement : penser le couple comme danger pour la société. Le romantisme, dans un second moment, n'aura plus qu'à inverser le rapport de priorité entre celle-ci et celui-là, pour voir dans le couple un instrument d'émancipation. En effet, dans sa tendance à trouver dans l'individualité même, dans le je, la source de l'authenticité, et dans la société environnante, dans le on social, une source infinie d'inauthenticité – ce courant valorisera en effet mécaniquement ce même amour qui détourne les individus de leurs devoirs sociaux, tel qu'il aura été défini dans les siècles précédents. Comme le note Thomas Pavel, « ce sont les romantiques allemands qui, les premiers, ont explicitement inclus l'amour-passion dans la sphère de l'autonomie humaine.13 » Pavel n'emploie pas pour rien le terme d'autonomie. Valorisant la communauté amoureuse pour des raisons politiques, le romantisme aura inversé les rapports entre l'amour et la société, tels qu'ils avaient été d'abord définis à l'aube de la modernité : l'amour sera valorisé pour le pouvoir de subversion même qui lui valait la critique de Fénelon. Ainsi, c'est parce que l'enjeu de la littérature, au moins depuis le romantisme, est de montrer comment l’authenticité de l’individu est menacée par l’impersonnalité d’un « on » qui lui impose des valeurs dans lesquelles il ne se reconnaît pas que la relation

10 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Livre VI. 11 Le Tasse, La Jérusalem Délivrée, Chant IV. 12 J. Milton, Paradis Perdu. 13 Op. cit., p. 195.

amoureuse est absolument cruciale : dans ce cadre en effet, le couple se présente (et particulièrement pour l’individu qui pense ne rien devoir à une communauté préexistante) comme la possibilité d’une première communauté véritable, d’une authenticité à deux. La critique du mariage

On comprend également que dès lors, la forme du mariage sera au centre des attentions du roman : en tant que relation d'amour autorisée et encouragée par la société, peut-elle permettre des relations authentiques ? Car si le couple doit être un moyen de s'échapper de la société pour que l’amour se développe comme relation authentique, opposée à l’hypocrisie bourgeoise, cela ne pourra se faire que dans l’adultère et le couple marié ne peut être considéré comme une forme de l'amour-passion : consacré par le contrat social du mariage, il est pensé par les romantiques comme un instrument au service de l'ordre social – et réciproquement, l'adultère sera perçu comme l'instrument de sa subversion. Denis de Rougemont le notait déjà, c'est contre le mariage que l'amour-passion se constitue comme figure idéologique : « L'amour-passion est apparu en Occident comme l'un des contre-coups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.14 »

On sait tout ce que le romantisme allemand va chercher dans le paganisme ; nous allons voir, dans les pages qui suivent, que l'amour-passion comme figure idéologique repose en effet sur la recherche d'une harmonie

14 D. de Rougemont, L'Amour et l'Occident, 10/18, Plon 1972, p. 77.

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cosmique censément plus fondamentale que l'harmonie sociale sanctionnée par le mariage. Avant cela, soulignons que le roman d'amour se développera dans le mouvement dialectique opposant l'amour-passion à la norme communautaire et se cristallisant dans la figure de l'adultère : recherche de l'amour comme fantasme d'une communauté authentique ; mariage ; désillusion face au mariage perçu comme conventionnel et trahissant le fantasme premier ; recherche de l'adultère comme alternative plus authentique encore ; opposition de la société réprouvant cet adultère. Comme l'écrit encore Pavel :

En échappant à la norme communautaire, l'amour-passion acquiert une importance exceptionnelle pour l'expression de l'individu dans ce qu'il a de plus profondément individuel. Du même coup, cependant, la passion amoureuse risque de contredire la volonté législatrice de la communauté. Il est donc inévitable que cette passion soit conçue sous le biais contradictoire du bonheur individuel ultime et du malheur social inévitable, et que, par conséquent, l'adultère devienne à cette époque un des objets favoris du roman15.

Ainsi, l'idéologie politique du roman d'amour – de la romance – tient-elle dans ces trois postulats : critique de l'inauthenticité du jugement social, recherche d'une communauté alternative dont le couple va être la formule, critique du couple marié comme cheval de Troie de la société inauthentique. Un tour d'écrou de plus, dans cette

15 Op. cit., p. 216.

dialectique des rapports entre la littérature et l'amour, sera opéré lorsque le roman, se retournant contre le romantisme, critiquera cette figure du couple adultère. C'est l'œuvre de Flaubert qui l'accomplira le plus clairement, en faisant de son premier roman une critique de l'idéologie politique du romantisme. Pour autant, il ne revalorisera guère ni le mariage, ni le jugement social en général – ce que nous avons appelé le on. Nulle émancipation en perspective : nous voulons maintenant montrer comment Madame Bovary se constitue donc comme le roman de l'aliénation infinie. MADAME BOVARY OU L’ALIÉNATION INFINIE L'amour conjugal face au différend

Dans le roman de Flaubert16, c’est Charles Bovary qui semble le représentant par excellence de la confiance en la forme conjugale de l’amour : cette relation, qui s’est ouverte pathétiquement – l’infans Charles n’ayant pas été seulement capable d'articuler sa demande17 – est toute marquée par les rituels et la répétition monotone, arithmétique, d’une passion protocolaire : « Ses expansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner.18 » Il y a bien de l’amour dans cette relation conjugale, du moins, pour Charles, ce que l’on pourrait définir comme un attachement réglé à une personne que l’on a acquise par contrat. Et s'il naît bien d’un premier trouble, le mariage n'en est pas que 16 G. Flaubert, Madame Bovary, folio Gallimard, 1972, 514 p. 17 Cf. I, 3, p. 50 18 Cf. I, 7, p. 75.

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la domestication : il en est la conséquence nécessaire, comme l'a bien vu la sagesse bourgeoise du père Rouault : « Lorsqu’il s’aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges près de sa fille, ce qui signifiait qu’un de ces jours on la lui demanderait en mariage, il rumina d’avance toute l’affaire.19 »

Il faudrait détailler les caractéristiques de l’amour conjugal tel qu’il est présenté, mais on peut dire pour aller vite qu’il consiste essentiellement en un quotidien d'une monotonie absolue. L’insignifiance de ces dialogues, au cours desquels aucun des nœuds qui font réellement avancer l’intrigue – les amants, l’endettement – ne sera abordé, en fait une relation paradoxalement presque irréelle, complètement découplée de ce que le lecteur sait de ce qui arrive. Au point que Charles, tout au long du roman, n’aura absolument rien compris et finira par dire :

— Pourquoi ? Qui t’a forcée ? Elle répliqua : — Il le fallait, mon ami. — N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant20 !

Rien de réel, disons-nous, ne se joue dans cet « amour » : il n’est même pas comme une histoire qu’on lit dans les romans, c’est un « tableau » sans temps ni événement. De la pure idéologie. Flaubert reprend donc à son compte la critique romantique de l'institution bourgeoise, mais en la déplaçant sur le terrain des représentations, dans une critique politique des idées reçues. Chaque personnage, dans le roman, est comme prisonnier 19 Cf. I, 3, p. 49. 20 III, 8, p. 403.

d'un genre de discours socialement constitué, et la question de la relation amoureuse est le lieu d'un véritable différend – au sens de Lyotard21 – entre Emma et Charles :

Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un médecin d’Yvetot, avec qui dernièrement il s’était trouvé en consultation, l’avait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour se calmer22.

Ce passage, situé au seuil du drame, joue comme beaucoup d'autres sur le contraste entre l'idéologie bourgeoise de Charles et l’idéologie romantique d’Emma : ici, il s’attendrit d’une colère qu’il impute au soutien conjugal et qui ne tient en fait qu’à la vanité de faire briller son nom ; là23, il ne comprend pas les « élégances » de Rouen et est touché de ce qu'il croit être leur sincérité ; ailleurs24, il s’émeut des petits gestes de dévotion qu’elle n’accomplit pourtant que par égoïsme. Le drame se noue dans cet aveuglement de Charles, dont la quête d’un bonheur bourgeois stable comme un tableau le rend 21 Dans Le Différend, JF Lyotard définit le différend comme le résultat d'une incommensurabilité

entre deux genres de discours hétérogènes. 22 I, 9, p. 96-97. 23 Cf. I, 9, p. 95 24 Cf. I, 9, p. 97.

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absolument méprisable aux yeux d’Emma – et dégoûtant, dès lors qu'elle trouve dans Léon un complice, partageant la même idéologie qu'elle :

Emma, qui lui donnait [à Léon] le bras, s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage25.

L'amour-complice ou la communauté des âmes

La seconde figure que nous propose Madame Bovary est donc l’amour-complice d'Emma avec Léon. La scène de l’auberge26 nous montre les tenants et les aboutissants premiers de cette complicité : le partage d’un amour romantique de la Nature (« — Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.27 »), dont on découvre peu à peu qu’elle n’est en fait qu’un amour des livres romantiques sur la nature (« — Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ? / — J’ai éprouvé cela, répondit-elle. /— C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les

25 II, 5, p. 145-146. 26 Cf. II, 2. 27 II, 2, p. 122.

poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.28 »), et finalement une haine de la nature (« Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.29 ») Quoiqu'il en soit, c'est d’abord une forme de complicité intellectuelle qui rapproche Emma et Léon : ils sont, entre Homais et le curé, entre Charles et Félicité, les deux seules âmes éprises d’idéal, un idéal identique, qu’ils ont rencontré dans les mêmes livres romantiques. Cet amour naissant, qui est doublement structuré par une attraction pour les mêmes thèmes et le rejet des aspirations des autres, est essentiellement défini au niveau des valeurs, valeurs qui sont des idées reçues – déjà toutes faites et passées en mots, en formules. C’est en ce sens que c’est une complicité si totale qu’elle n’a presque plus besoin de communication, ou plutôt qu’elle fait apparaître un second niveau de communication qui rend caduque la communication par les paroles :

N’avaient-ils rien autre chose à se dire ? Leurs yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix30.

L’amour-complice, c’est cette « causerie plus sérieuse », le « murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix », et qui correspond du reste presque parfaitement à la définition augustinienne du

28 II, 2, p. 124. 29 Ibid. 30 II, 3, p. 137-138.

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Verbe Intérieur31, dont on sait qu’il permet la médiation entre l’Amour et la Vérité, deux figures de Dieu. Il y a donc ici chez Flaubert – quoique tournée avec ironie – une figure de l’amour formée sur le modèle de l’amour divin : un amour spirituel, indépendant de toute consommation charnelle, et qui signifie quelque chose comme la communion des âmes – autre forme de communauté, sur le modèle de la « cité de Dieu » : communauté mystique. Chez Flaubert, le narrateur – Dieu cynique, nihiliste et sceptique – observe comme le Créateur la formation et la déformation des sentiments dans la conscience d’Emma, et particulièrement de ce sentiment amoureux qui diffère tant de la relation qu’elle partage avec son mari.

Pourtant, pour Emma, il n’est encore qu’une forme légitime d’amour – l’amour conjugal, la norme bourgeoise sanctionnée par un contrat – et lorsqu’elle se rend compte de cet amour qui la lie à Léon, ou qui lie Léon à elle, elle le thématise immédiatement comme l'idéal d'un amour conjugal devenu impossible : « Oh ! si le ciel l’avait voulu ! Pourquoi n’est-ce pas ? Qui empêchait donc ?…32 » Ainsi, dans Léon, Emma ne voit d’abord que celui qui aurait dû être son mari, si la vie avait été conforme à ses espérances : avec lui, la « première communauté » aurait été possible, et conforme à sa nature. Les deux figures de l’amour pour l’instant mises en scène par Flaubert – l’amour conjugal de Charles, dont s’écarte Emma par vanité, et l’amour-complice de Léon, dont Emma s’approche par passion – semblent solubles à ses yeux dans la forme bourgeoise du mariage. C'est l’apparition de Rodolphe qui va être l'occasion d'une nouvelle figure, s'émancipant de l'amour conjugal.

31 Cf. Saint Augustin, De la Trinité, XV, 10. 32 II, 5, p. 147.

L'amour-cosmique ou la communauté des corps

Charles et Léon étaient deux figures complémentaires, et il aurait semble-t-il suffi à Emma que Charles eût les goûts de Léon ou Léon la bague de Charles pour que l’affaire fût réglée – mais la figure de Rodolphe vient dérégler le compromis bourgeois/romantique d’Emma en lui faisant découvrir son corps. Ainsi la page, pleine d’une sorte de sensualité primitive, par laquelle Flaubert suggère la consommation de leur acte : éblouissement, danse des taches lumineuses, silence et sensations intérieures, tout semble indiquer – jusque dans le contraste avec la cuistrerie de Rodolphe – quelque chose comme une découverte du corps, découverte si profonde que sa propre voix ne semble lui parvenir que de l’extérieur33. Ce qui est intéressant, c’est alors la dissociation entre la réalité de ce qu’Emma découvre avec Rodolphe – la jouissance du corps, qui la met à distance de sa propre parole – et la manière dont elle-même interprète la force de ce nouveau désir : « Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! »34 Comme si Emma, ne pouvant pas ne pas refouler l'idée que cette jouissance lui vienne du corps, était obligée de l'interpréter en termes spirituels, presque religieux, cosmiques :

D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe

33 Cf. II, 9, p. 217. 34 II, 9, p. 211.

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d’alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature ; puis elle l’entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe l’avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l’en consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune : — Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour35.

Entre les « voix de la nature », « l’alliance » et « la lune », tout indique qu’Emma interprète cette sortie du contrat bourgeois non comme une redécouverte du corps, mais comme la découverte d’une alliance naturelle, cosmique, par rapport à laquelle l’alliance conjugale ne serait qu’une imitation artificielle. Si l’amour, semble penser Emma, ne peut s’épanouir dans le mariage, ce n’est pas parce que l’amour est impossible comme alliance, c’est que cette alliance doit être cosmique et non contractuelle : comme si le mariage n’instaurait à lui seul pas suffisamment quelque chose comme une communauté. Et si Emma aurait encore aimé être demandée par Rodolphe en mariage, ce ne sera que comme une manière de rendre visible cette alliance plus profonde et première, et non de l’instituer. Cependant qu’elle s’éloigne encore de la réalité sociale et commence à contracter les dettes qui la pousseront au suicide, Emma croit donc de plus en plus qu’il est une vérité naturelle, cosmique derrière l’hypocrisie bourgeoise, une authenticité de la vie à deux derrière la vanité du « monde ». C'est-à-dire : elle s'enfonce dans le délire et dans les lieux communs du romantisme. Car on le sait, tout cela n'est que

35 II, 10, p. 227-228.

mensonge, pour Flaubert : Rodolphe n'est qu'un vulgaire séducteur, et leur passion n'était que charnelle. Tout le reste relève l'idéologie, et Flaubert semble suggérer que le couple, même adultère, n'échappe pas à l'inauthenticité du on social, parce qu'il est lui-même une figure idéologique socialement constituée.

Ainsi, les deux premières parties de Madame Bovary, à travers les trois figures de l’amour conjugal, de l’amour-complice et de l’amour cosmique, proposent-elles une variation sur le thème de l’alliance : alliance bourgeoise du contrat, alliance cultivée des esprits ou alliance cosmique des corps. Trois figures de l’amour de plus en plus conformes aux désirs d’Emma mais de moins en moins conformes au principe de réalité : Charles était ennuyeux ; Léon devait partir ; Rodolphe n’était qu’un rustre. Dans cet écart entre ce que la réalité rend possible et ce que l’âme romantique demande, Flaubert ne cesse de piéger toute conception enchantée de l’amour, et le retour de Léon, qui signera pour Emma la réalisation pleine des désirs, sera montrée par Flaubert comme le décrochage le plus violent par rapport à la réalité sociale. Car l'amour alors devient véritablement romanesque, au sens qu’il est fictif et au sens qu’il correspond à ce que l’on trouve dans les romances. L'amour romanesque

La troisième partie de Madame Bovary, celle qui sera fatale à son héroïne, s’attache à alterner, pour montrer qu’ils jouent sur deux plans de réalité bien différents, la narration de l’idylle qui lie Emma à Léon et l'accumulation des dettes contractées auprès du bien nommé Monsieur Lheureux, qui se referme sur elle comme un piège. Cette

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alternance a pour fonction de mettre en perspective l’amour d’Emma, de plus en plus éloigné d'une réalité (financière, dans le capitalisme bourgeois de second Empire) qui l’étrangle et aura raison d’elle. Cette troisième partie montre la fuite d’Emma dans l’imaginaire, à bord d’un amour qui ressemble tant à celui des livres qu’elle devient de plus conforme aux personnages de fiction qu’elle admire. Ce dont le discours indirect libre se joue avec malice : « Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.36 » Il permet en effet – c’est Emma qui juge ces trois jours – le jeu subtil de l'antiphrase : il s'agit d'une « fausse » lune de miel, puisqu’ils ne sont pas mariés. Mais dans la conception renversée de la réalité d’Emma, la lune de miel est « vraie » parce qu’elle ressemble à celle des romans d’amour. Divorce avec la réalité qui se consomme dans le lieu fictif de l’hôtel37, où l’on est de passage, où l’on n’habite pas, où vivent ensemble ceux qui ne vivent pas ensemble, puis sur l'île où ils se rendent en barque :

Les bruits de la ville insensiblement s’éloignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. […] Ils se couchaient sur l’herbe ; ils s’embrassaient à l’écart sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpétuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur béatitude, le plus magnifique de la terre38.

L’usage de l’imparfait, ici, est comme un démenti de cette quête de s’abstraire de la routine : en s’éloignant de la

36 III, 3, p. 331. 37 Ibid. 38 III, 3, p. 331-332.

ville et de ses bruits, les personnages ne parviennent à s’abstraire que du réel. La phrase, son style et ses temps portent, montrent une vérité que le narrateur ne dit pas, tant il laisse la voix à son héroïne : peut-être y a-t-il système entre l’utilisation hétérodoxe des temps par Flaubert39 et le recours systématique au discours indirect libre. Laissant sa voix à la pensée du personnage, le romancier critique ne peut en dénoncer le sens que dans le tour langoureux et le temps déjà nostalgique des phrases, qui les accuse. Quoiqu'il en soit, ici c’est l'amour même, au puissant effet déréalisant, qui transforme les personnages en être de fictions. L'amour comme idéologie

Ainsi, cette fuite en avant dans la fiction, loin de lutter contre ce qu'il y a d'inauthentique dans la réalité sociale, est au contraire une fuite dans l'inauthenticité : elle aussi provient d'une discours socialement constitué. Ce n'est pas une émancipation, mais une idéologie de l'émancipation. On le voit parfaitement lorsque la relation avec Léon retrouve la lassitude des relations maritales – car il ne reste plus alors aux personnages qu'à se droguer d'idées pour poursuivre le fantasme de l'émancipation. Léon doit qualifier son amante de « maîtresse » pour pouvoir encore s’enivrer d’une relation déjà instituée en réalité : « D’ailleurs, se demande Léon, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée ! une vraie maîtresse enfin ?40 » Emma, déjà, n’avait vraiment joui de sa relation avec Rodolphe qu’en empruntant un détour par le 39 Cf. la célèbre analyse de Proust dans la NRF : « À propos du “style” de Flaubert » – NRF, VII-

76, 1er janvier 1920. 40 III, 5, p. 342.

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langage, ou seule l'idée de la subversion pouvait la faire jouir de ce qu'elle faisait : « Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue.41 » Se délecter aux idées, c’est le symptôme d’un rapport au réel qui en dénie la nature, pour se raccrocher à des représentations constituées par le commun lui-même. Le roman de Flaubert ne sera plus alors qu’un effort pour débusquer la tromperie cachée dans l'idéologie politique du roman d'amour, la figure particulièrement perverse d'une idéologie de l'émancipation. Aussi, c’est tout naturel qu’il s'intéresse moins à la passion en tant que telle qu'au moment où son vernis, craquelant, laisse découvrir le masque immonde de l’ennui. Les personnages de l’amour-romanesque pourront tenter encore de rajouter du maquillage ; pour le lecteur, la brèche est ouverte, et le surinvestissement romantique n’en paraît que plus ridicule – ou effrayant. Effrayant, parce qu’il nomme notre impossibilité de ne pas vivre dans des histoires – singulièrement dans de mauvaises histoires – dans les histoires des autres :

Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ; et, dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviver à tous les secours extérieurs42.

L’effroyable de cet amour romanesque est en effet qu’il ne lutte pas seulement contre la réalité, mais également contre la lucidité du sujet – contre sa part lucide, 41 II, 9, p 219. Je souligne. 42 III, 6, p. 361.

qu’il s’emploie à corrompre, comme s’il ne jouissait que dans l’abîme d’être hors de soi. Tromperie d’autrui (adultère) et tromperie de soi-même (lucidité empêchée) déterminée par une tromperie – plus profonde, du langage et des livres, qui dès l’amour conjugal fait vivre les amants dans un temps comme fictif, Madame Bovary agit ou veut agir à la fois comme le poison – le discours indirect libre nous met dans les pensées d’Emma – et comme le remède – la mise à distance ironique que constitue ce même discours indirect libre, la trahison des temps – à l’amour des romances à l'aune desquels les personnages jugent leur propre vie : « Elle était l'amoureuse de toutes les romances, l'héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers.43 »

Dans bon nombre de romans, on pourra retrouver cette lutte entre la volonté par un personnage d’infirmer ce discours commun, de dégonfler les mots pour retrouver sous eux le réel qu’ils travestissent, et celle de se prémunir de sa cruauté par les mêmes mensonges et mystifications. C’est Bardamu découvrant l’usine Ford ou Fabrice del Dongo découvrant la guerre, qui en dégonflent les signifiants de leurs connotations imaginaires ; c’est au contraire Quixada se créant le nom de Don Quichotte, ou nos amants, rêvant dans les figures romantiques de l’adultère : le roman est une exploration du contenu sémiotique des signifiants, ou plutôt un remède – car le Quichotte comme Madame Bovary ont un rapport essentiellement ironiques à leurs personnages – pour ne pas s’y laisser prendre. Les noms – propres et communs – sont boursouflés de tous les rêves de la tribu, qui nous empêchent d’atteindre à la pauvre réalité qu’ils ne dénotent

43 III, 5, p. 342.

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souvent, qui plus est, que par un artifice ; et le roman critique joue comme un dégriseur, là même où les romances en rajoutent, et gonflent encore les mots d’un peu de mythologie. L’art du roman sera alors d’utiliser le langage contre le langage, le pharmakon44 usant des mots pour nous défaire de l’addiction aux chimères que les mots portent, le déroulé d’une fiction qui apprend au lecteur où se trouve la fiction, quel est son danger, et comment s’en garder – bref, le roman aura la tâche même que Wittgenstein confiait à la philosophie au paragraphe 109 des Recherches philosophiques : « La philosophie est un combat contre l’ensorcellement de notre intelligence par le moyen de notre langage. » Le roman est un combat contre l’ensorcellement de notre intelligence par le moyen de notre langage, et la critique des idées reçues est bien une critique politique :

[…] les paroles inefficaces apparaissent fréquemment, chez Flaubert, comme les symptômes d'une aliénation, ou du moins d'une surdétermination sociale. Que celle-ci émane des autorités publiques, de la hiérarchie ecclésiastique, des modèles intellectuels ou de la simple force des habitudes, elle consacre toujours le naufrage peu glorieux de l'existence dans les eaux du mimétisme, fleuve de l'oubli45.

44 Dans « La Pharmacie de Platon », Derrida propose d’analyser l’écriture comme un pharmakon

– poison et remède à la mémoire : « cette "médecine", ce philtre, à la fois remède et poison, s'introduit déjà dans le corps avec toute son ambivalence. Ce charme, cette vertu de fascination, cette puissance d'envoûtement peuvent être - tour à tour ou simultanément - bénéfiques et maléfiques » (1972 : 264). On pourrait ici de même considérer le roman comme poison et remède à la fiction.

45 J. Perrin, «Dire sans entraves ! Parole inefficace et aliénation sociale dans Madame Bovary », http://flaubert.revues.org/903

L'émancipation pratique

Et si, parmi ces genres de discours surdéterminés, le coeur, la matrice idéologique des représentations d’Emma provient des romans d'amour46, c'est que les romances sont, comme nous l'avons dit, la matrice idéologique perverse qui prône la subversion, c'est-à-dire le cliché de la singularité. C’est pourquoi les « romans pour femmes de chambre »47 sont si dangereux : ils sont la matrice de l'idéologie romantique de l'amour. Dès lors, si le mot d'amour est l'objet de la critique de Flaubert, ce n'est pas, nous semble-t-il, parce que « le mot d’amour, toujours inadapté, ne convient jamais à la situation, il est peut-être vrai, il est d’abord bête. »48 C'est plutôt qu’y a-t-il singulièrement dans l’idéologie de l'amour, depuis le romantisme, une promesse d'émancipation : n'est-il pas présenté dans les romances comme cette structure ambiguë d’une intimité à deux, où les êtres, étant plus proches qu’entre soi et soi-même, se promettent de créer enfin une forme d'authenticité ? C'est à cette prétention que Flaubert répond que les amants, eux aussi, ne peuvent communiquer que par un langage qui est le lot du commun, et qui établit entre eux un feuilleté de mensonges. Les genres de discours sont déjà constitués. Le drame de l’amour romantique, c’est d’être un sentiment qui vise à abolir les frontières entre deux êtres, mais ne peut se faire que dans la communication, par un langage qui ramène avec lui toute la société à laquelle les amants voulaient échapper. Mais dès lors, renvoyant dos à dos le mariage et l'adultère comme deux formes de mensonge, quelle émancipation Flaubert 46 Cf. Madame Bovary, I, 6. 47 Selon l'expression condescendante de Stendhal dans le Rouge et le Noir. 48 P. Dufour, La Pensée romanesque du langage, Seuil, 2004, p. 253.

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nous propose-t-il ? Dénonçant les romances mais se refusant à revaloriser aucun lieu commun, acceptant le postulat romantique de l'aliénation de l'individu par la société mais pas l’émancipation par la passion, il ne pouvait que pousser son héroïne dans une fuite en avant vers l'inauthenticité. La mort sera, pour elle, la seule issue possible de cette dialectique folle entre communauté sociale et communauté amoureuse, la seule issue possible d'une politique de l'émancipation reposant sur une critique infinie de l'aliénation.

Le romancier s'emploie ainsi à montrer que notre rapport au monde est de part en part piégé par l'on social qui nous aliène. Sa critique de l'idéologie romantique ne porte pas sur le diagnostic ; mais sur la croyance illusoire en un remède. Et ce parce que le langage est toujours piégé, en tant qu'instrument commun imposant un voile commun sur nos représentations. Dès lors, l’authenticité ne se trouvera plus pour le romancier dans les idées, toutes venues d'ailleurs et toutes piégées par l’inauthenticité de l’on qui les pense à notre place : toutes les idées sont reçues, et le dictionnaire dût être infini. C'est pourquoi Flaubert ne conçoit qu'une subjectivation pratique : remplacer les idées reçues non par de nouvelles idées, mais par le style : « Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire ; mais c’est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas.49 » La seule authenticité qui demeure, pour Flaubert, c’est l’authenticité d’un style, toutes les idées étant de part en part entachées de la voix de l’on, la bêtise inauthentique qui nous traverse. Car toute recherche d’authenticité, quant au contenu, se résout en romantisme lui-même inauthentique. D’où la fameuse idée du livre sur rien. S’il n’y a pas de vilain sujet, si

49 G. Flaubert, lettre à George Sand, décembre 1875.

aucune matière ne vaut plus qu’une autre, c’est que tout ce que l’on peut dire ou montrer est de part en part contaminé par l’inauthenticité kitsch des Emma Bovary. Le style sera alors l'émancipation pratique de l'écrivain : « C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses.50 »

Personne

50 G. Flaubert, lettre à Louise Colet, du 16 janvier 1852.