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EN RUSSIE IMPÉRIALE P ar une froide journée de décembre 1897, mon père, ma sœur aînée et moi (1) prenions le train pour Tsarkoe-Selo, résidence couple impérial. Un équipage de la Cour nous attendait à la gare et nous conduisit au Palais Alexandre, où nous fûmes reçus par la jeune Impératrice (2). Dans son salon mauve (sa couleur pré- férée) tout rempli de lilas, elle nous accueillit gracieusement. Elle était très belle, mais avec quelque chose de triste dans le regard et dans le sourire. Un autre jour, nous fûmes reçus à Gatchina par l'Impératrice douairière Maria Fedorovna, toujours bonne et affable. Je ne l'avais pas revue depuis ses visites à l'Institut. Elle nous parla avec bonté de maman et demanda des nouvelles de notre grand'mère. Tous les dimanches, nous allions à la messe chez les Chereme- tieff, qui avaient une chapelle dans leur magnifique maison du quai Gagarine (plus tard quai Français). Après quoi, l'on déjeunait chez eux. La Comtesse Marie Cheremetieff (Mania), née Comtesse Hayden, était, par sa mère, née Comtesse Zouboff, la cousine ger- maine de mes cousines Annenkoff. Elle m'avait accueillie, à mon arrivée à St-Petersbourg, de la façon la plus charmante. Son mari était un grand original. Excellent musicien, il avait un orchestre tout à lui dont il était le chef et, par la suite, je l'ai vu conduire à la Cour, au Théâtre de l'Ermitage, l'Orchestre Impérial, durant (1) L'auteur de ces souvenirs, la générale Schevitch, avait pour père Cyrille de Struve, fils d'un célèbre astronome et qui fut ministre plénipo- tentiaire du Tsar, d'abord au Japon, ensuite à Washington, enfin en Hollande. Georges Schevitch, officier de hussards à l'époque de son mariage, sera nommé général à 42 ans, en 1914. La révolution le trouvera au Caucase dans l'état- major du grand-duc Nicolas. Mme Schevitch a été pendant de nombreuses années dame d'honneur de l'Impératrice. Ses souvenirs, dont nous publions ici d'importants fragments, constituent un intéressant témoignage sur la vie à la cour de Russie. (2) Femme de Nicolas II.

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EN RUSSIE IMPÉRIALE

Par une froide journée de décembre 1897, mon père, ma sœur aînée et moi (1) prenions le train pour Tsarkoe-Selo, résidence

couple impérial. Un équipage de la Cour nous attendait à la gare et nous conduisit au Palais Alexandre, où nous fûmes reçus par la jeune Impératrice (2). Dans son salon mauve (sa couleur pré­férée) tout rempli de lilas, elle nous accueillit gracieusement. Elle était très belle, mais avec quelque chose de triste dans le regard et dans le sourire. Un autre jour, nous fûmes reçus à Gatchina par l'Impératrice douairière Maria Fedorovna, toujours bonne et affable. Je ne l'avais pas revue depuis ses visites à l'Institut. Elle nous parla avec bonté de maman et demanda des nouvelles de notre grand'mère.

Tous les dimanches, nous allions à la messe chez les Chereme-tieff, qui avaient une chapelle dans leur magnifique maison du quai Gagarine (plus tard quai Français). Après quoi, l'on déjeunait chez eux. La Comtesse Marie Cheremetieff (Mania), née Comtesse Hayden, était, par sa mère, née Comtesse Zouboff, la cousine ger­maine de mes cousines Annenkoff. Elle m'avait accueillie, à mon arrivée à St-Petersbourg, de la façon la plus charmante. Son mari était un grand original. Excellent musicien, i l avait un orchestre tout à lui dont i l était le chef et, par la suite, je l'ai vu conduire à la Cour, au Théâtre de l'Ermitage, l'Orchestre Impérial, durant

(1) L'auteur de ces souvenirs, la générale Schevitch, avait pour père Cyrille de Struve, fils d'un célèbre astronome et qui fut ministre plénipo­tentiaire du Tsar, d'abord au Japon, ensuite à Washington, enfin en Hollande. Georges Schevitch, officier de hussards à l'époque de son mariage, sera nommé général à 42 ans, en 1914. La révolution le trouvera au Caucase dans l'état-major du grand-duc Nicolas. Mme Schevitch a été pendant de nombreuses années dame d'honneur de l'Impératrice. Ses souvenirs, dont nous publions ici d'importants fragments, constituent un intéressant témoignage sur la vie à la cour de Russie.

(2) Femme de Nicolas II.

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Une représentation de Parsifal. Ces gens richissimes sont morts tous les deux en exil, dans un asile de vieillards, à Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris.

C'est à l'église des Cheremetieff que j'entendis officier le Père Jean de Cronstadt. Ce prêtre avait une grande réputation de sain­teté et on lui attribuait miracles et prophéties. I l sera sans doute canonisé un jour. Je ne me sentais pas très bien, ce jour-là, et je me suis évanouie au beau milieu de la messe, la seule fois de ma vie que cela me soit arrivé. J'avais prié avec une profonde ferveur et j 'a i cru voir dans mon évanouissement comme un signe, une promesse, en réponse à ma prière.

Mon premier bal eut lieu chez les Skariatine. Mon premier bal. Ce fut une révélation, un triomphe. Car, chose surprenante, on me trouvait jolie et j'avais du succès. Toutes mes danses étaient prises dès mon entrée dans la salle et ce fut un ravissement du commencement à la fin. Je n'en revenais pas.

Le second bal, quelques jours après, était chez les Bibikoff. Mme Bibikoff, née Princesse Obolensky, avait deux filles. L'aînée, Varoussia, avait à peu près mon âge. Elle épousa plus tard Tatistcheff, un diplomate. Daroussia, la seconde, de trois ans plus jeune, épousa le Prince Gortchakoff, petit-fils du Chancelier.

Au bal Bibikoff, j 'ai aussi dansé sans arrêt et me suis par consé­quent énormément amusée. Le succès est, à ce qu'il paraît, une habitude à prendre.

Notre tante Nelidoff devant rentrer fin décembre, papa et Verinka repartirent pour La Haye.

Le 1" janvier 1898 eut lieu l'ouverture officielle de la saison, sortie et baise-mains au Palais d'Hiver. Cela se passait le matin, après la messe. Tous les hommes étaient en grande tenue, toutes les femmes en traîne et grand décolleté de Cour. Il est difficile de paraître à son avantage en grande toilette et décolleté de Cour, à la lumière grise et blafarde d'une matinée d'hiver à St-Peters-bourg ; d'autant plus qu'alors les femmes du monde ne se maquil­laient pas. Aussi se voyait-on entouré de visages pour la plupart blêmes, verts ou jaunes, d'épaules qui semblaient de cire. Seules les débutantes et les toutes jeunes femmes étaient plus ou moins présentables. Ma robe et ma traîne étaient en soie blanche et mon kokochnik (sorte de diadème en étoffe) en velours bleu ciel avec un voile de tulle blanc. Je devais être verdâtre, moi aussi, étant encore mal remise du malaise dont j'avais été prise, quelques jours auparavant, à la messe chez les Cheremetieff.

Tandis que les souverains et les autres membres de la famille impériale, ainsi qu'un nombre restreint de hauts dignitaires étaient

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à l'église, trop peu spacieuse pour contenir tout le monde, on avait réuni les dames dans une salle, où nous attendions la fin de la messe. Les messieurs étaient dans une pièce contiguë à l'église, d'où ils assistèrent au cortège formé à la sortie de la messe par l'Empereur, les Impératrices et tous les Grands-Ducs et Grandes-Duchesses.

Ensuite commença le défilé et le baise-main des dames. Nous étions placées l'une derrière l'autre, selon le rang du père ou du mari, chacune tenant la traîne de celle qui la précédait. Je ne sais plus de quelle dame je tenais la traîne, mais je me souviens que la mienne était portée par la Comtesse Maria Cheremetieff. Arrivées devant l'Impératrice, nous laissions tomber la traîne que nous tenions et nous faisions une profonde révérence en baisant la main de la souveraine. Lorsque la jeune Impératrice m'aperçut devant elle, son beau et triste visage s'éclaira d'un sourire et, avant que la Grande Maîtresse qui était à ses côtés ait eu le temps de me nommer, j'entendis Sa Majesté dire tout bas : « C'est la petite Struve. » Elle m'avait reconnue. Ce jour-là, elle entra dans mon cœur pour n'en plus sortir.

C'est le 7 janvier, à un bal chez la Comtesse Toll, que je rencontrai celui qui, quelques mois plus tard, devait devenir mon mari. Il était officier aux Hussards de la Garde de S.M. l'Empereur.

Je ne nie pas l'existence de ce que l'on appelle un pressenti­ment. Mais, pour ma part, j'ignore ce que c'est. Bien au contraire, j 'ai remarqué, et cela m'arrivait surtout dans ma jeunesse, que chaque fois que je m'étais crue assure - d'un bonheur ou d'un simple plaisir, i l avait fui ; chaque fois que j'avais redouté un malheur, un ennui, i l s'était écarté. Aussi, superstitieusement, je combattais les pensées joyeuses et j'accueillais les idées sombres.

Lorsque je rencontrai au bal mon futur époux, je n'ai eu aucun pressentiment quant au rôle qu'il devait jouer dans ma vie.

Le 12 janvier, i l y avait à la Cour le Grand Bal, ainsi nommé en comparaison des autres, où le nombre des invités était plus restreint. I l m'est souvent arrivé de rencontrer des personnes ayant été reçues à différentes cours européennes. Toutes assu­raient que rien ne pouvait égaler la splendeur de la Cour Impériale de Russie.

Près de trois quarts de siècle se sont écoulés depuis le soir où la petite fille que j'étais alors montait tout émue, aux côtés de sa cousine, le grand escalier du Palais d'Hiver brillamment éclairé, qui menait à l'immense salle où les invités étaient réunis dans l'attente de leurs augustes hôtes. Tous les yeux étaient rivés sur la porte par laquelle devaient entrer l'Empereur et l'Impératrice. Tout à coup, cette porte s'ouvrit à deux battants et l'on vit appa-

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raître un maître des cérémonies dans son uniforme chamarré, un bâton doré à la main. Il annonça solennellement : « Leurs Majes­tés ». L'orchestre entonna une polonaise et les souverains parurent.

L'Impératrice venait la première, avec l'Ambassadeur de Turquie, doyen du Corps diplomatique. Elle était merveilleu­sement belle, tout en blanc et portant des bijoux magnifiques.

L'Empereur suivait, conduisant Mme de Montebello, ambassa­drice de France. Ensuite, venaient les Grands-Ducs et les Grandes-Duchesses, avec d'autres membres du Corps diplomatique.

Le bal commença. J'étais comme dans un rêve. Je ne sais plus avec qui j 'a i dansé ni quel fut mon cavalier pour la mazurka et le souper. Un souper assis pour trois mille personnes. L'Empereur allait et venait, s'approchant des tables et adressant quelques mots aimables par-ci par-là.

A la sortie du bal, nous dûmes attendre très longtemps, dans le vestibule du Palais, que notre valet de pied parvienne à faire

avancer la voiture. Il y faisait très froid, car, à chaque instant, les portes s'ouvraient pour laisser passer ceux dont les véhicules étaient annoncés. Je me tenais dans un courant d'air effroyable et je pris froid. Le lendemain, i l n'y paraissait pas encore et j'allai danser sur le sable du manège des Chevaliers-Gardes, où i l y avait un carrousel. Le résultat en fut néfaste. Le jour suivant, à mon réveil, je ne pus ouvrir les yeux, ayant attrapé une conjonctivite. Ce soir-là, i l y avait bal chez les Narichkine, mais i l ne fallait pas songer à s'y rendre.

J'espérais du moins que l'oculiste me remettrait d'aplomb pour le surlendemain, où le Grand-Duc et la Grande-Duchesse Vladimir donnaient un grand bal à l'occasion des 16 ans de leur ravissante fille, la Grande-Duchesse Hélène, plus tard Princesse Nicolas de Grèce. L'oculiste fut impitoyable : pas de bal avant dix ou quinze jours ; défense de sortir, de lire, d'écrire, défense de pleurer. Cette dernière prescription était la plus difficile à suivre, car je pleurais sans arrêt à l'idée de toutes les fêtes que j'allais manquer au beau milieu de la saison.

A cause de cette malencontreuse conjonctivite, je manquai non seulement le bal du Grand-Duc Vladimir, mais aussi le premier bal de Concert. I l y en avait trois par saison, les plus beaux d'ail­leurs. Ils se nommaient ainsi, parce que l'on dansait dans une salle destinée aux concerts, tandis qu'on soupait dans l'immense salle où avait eu lieu le grand bal et qui, pour l'occasion, était trans­formée en un merveilleux jardin, avec un énorme palmier au milieu de chaque table et des fleurs à profusion. Il y avait, de plus, les

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bals et les spectacles de l'Ermitage, où l'on soupait dans les galeries de tableaux.

Ma première sortie se fit à l'un de ces derniers spectacles. Dans le vestibule, je tombai sur Mme X et sa fille : « Avec des yeux comme cela, on reste à la maison », dit la mère d'un ton acerbe, en regardant mes pauvres yeux encore un peu rouges. Je continuai néanmoins mes sorties et c'est ainsi que j'assistai, outre quelques soirées dansantes dans des maisons privées, à un très beau bal de l'Ambassade d'Angleterre et aux deux derniers bals de Concert. Il y avait aussi les charmants thés dansants au Palais Vladimir, chez la Grande-Duchesse Marie Pavlovna, donnés en l'honneur de sa fille, la Grande-Duchesse Hélène, bien que celle-ci n'ait pas encore débuté.

Mais je me souviens surtout du triomphal troisième bal de Concert. Lorsque j'entrai, ce soir-là, dans la salle de danse, vêtue d'une petite robe verte insignifiante, je vis venir à moi mon dan­seur, le lieutenant K., officier du régiment des lanciers de Sa Majesté l'Impératrice Alexandra Fedorovna et adjoint au bal du capitaine M., du même régiment, qui conduisait tous les bals de cour. I l m'avait engagée d'avance à danser la mazurka et à souper avec lui : « Nous ne dansons pas avec vous ce soir, me dit-il de but en blanc. — Comment, lui répondis-je d'un ton sec, trouvant la chose un peu cavalière, vous me faites faux-bond ? — Mais non, c'est vous, au contraire. Car vous dansez la mazurka avec le Grand-Duc Michel Alexandrovitch, qui vient de me le dire. » Effectivement, un instant après, le Grand-Duc Michel, frère de l'Empereur et héri­tier présomptif du trône (car jusque-là le couple impérial n'avait eu que des filles), vint à moi et m'invita pour la mazurka et le souper. Je dansai la troisième contredanse avec mon futur mari et, ensuite le Grand-Duc vint me chercher.

Il avait, cette année-là, 19 ans comme moi. Il était grand, très bien fait, et avait une figure charmante, et des yeux candides. J'ai souvent dansé avec lui, par la suite, et nous nous entendions très bien. Je voudrais citer ici un trait de lui, qui le dépeint, tel qu'il était alors, mieux que tout ce que je pourrais dire sur son compte.

Deux ou trois ans plus tard, pendant un bal où i l dansait avec sa cousine, la Grande-Duchesse Hélène (c'est elle qui me l'a racon­tée), ils virent passer une jeune femme d'une grande beauté, l'une des deux sœurs Narichkine qui venait de se marier avec le Cheva­lier-Garde Rodzianko : « Comme elle est belle, dit le Grand-Duc. — En es-tu amoureux ? lui demanda sa cousine. — Tu es folle ! répondit Michel Alexandrovitch. Comment puis-je en être amou­reux, puisqu'elle est mariée ? »

Hélas, ceci ne l'empêcha pas, quelques années après, de s'épren-

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dre d'une femme deux fois mariée et divorcée et de l'épouser morganatiquement, au grand désespoir de l'Impératrice mère.

Après la mazurka-cotillon (1), nous nous rendîmes dans le jardin féerique, où l'on soupait par petites tables, au milieu des palmiers et des fleurs. Les deux cousins de Michel Alexandrovitch, les Grands-Ducs Boris et André, étaient, avec leurs partenaires, à la même table que nous. La danseuse de Boris était la femme d'un des aides de camp de son père, Mme Pistolkors, qui, seule à notre table, n'était plus une enfant. Elle devait approcher de la trentaine, tandis que l'aîné de nous tous avait vingt ans. Elle était très belle. C'était la future épouse morganatique du Grand-Duc Paul. Elle porta le nom de Comtesse de Hohenfelsen d'abord, et celui de Princesse Palei ensuite. A côté de Mme Pistolkors, se trou­vaient deux places libres. Un officier des Chevaliers-Gardes, André Arapoff (fusillé depuis par les Bolcheviks), s'arrêta devant notre table, avec sa danseuse, et demanda au Grand-Duc héritier l'au­torisation d'occuper les deux places. Mais, avant que le Grand-Duc ait eu le temps de répondre affirmativement, Mme Pistolkors s'in­terposa : « Cette place est prise, dit-elle ». Et l'instant d'après, nous vîmes s'approcher et s'asseoir près d'elle le Grand-Duc Paul, frère de l'Empereur Alexandre III et, par conséquent, oncle des jeunes Grands-Ducs.

Dix-neuf ans plus tard, au moment de l'abdication de l'Empereur Nicolas II en faveur de son frère (car, vu l'état de santé de son fils, i l avait désigné pour lui succéder le Grand-Duc Michel), celui-ci, mal conseillé, abdiquait à son tour, ce qui entraînait fatalement la chute de l'Empire.

Quand je songe à mon radieux danseur de 1898, j 'a i peine à m'imaginer sa fin tragique. A peu près à la même époque où son frère Nicolas II périssait avec toute sa famille dans la cave de la prison d'Ekaterenbourg, le Grand-Duc Michel était arrêté dans un hôtel à Perm, où i l se trouvait avec son secrétaire Johnson, conduit dans la forêt avoisinante et assassiné.

La saison de 1898 suivit son cours. Mais bientôt elle fut plus ou moins terminée pour moi, car fin février je me fiançai.

Quelques jours avant mon mariage, à l'occasion des fêtes de Pâques, nous soupions, après la messe de minuit chez les Youssou-poff, dans leur palais de la Moïka.

La Princesse Zénaide Youssoupoff avait hérité de son père, le vieux Prince Nicolas, mort sans descendance mâle, son énorme

(1) En Russie, la mazurka éta i t la principale danse du cotillon.

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fortune ainsi que son titre, qu'elle passa à son mari, le Comte Félix Soumarokoff-Elston. Elle était une des femmes les plus belles et les plus en vue de la société de St-Petersbourg. Toutes les bonnes fées, au grand complet, avaient sans doute assisté à son baptême, et l'avaient comblée de leurs dons. Mais la méchante fée Carabosse survint au moment où une bonne fée venait de promettre à l'en­fant un bonheur sans nuages : « Tu seras heureuse, dit-elle, mais seulement pendant vingt-cinq ans de ta vie de femme. Après, tu iras de catastrophe en catastrophe. »

Le premier malheur de la série fut la mort de son fils aîné, tué en duel par un mari jaloux. Il y aurait eu possibilité d'arranger les choses, mais les officiers supérieurs du régiment auquel appar­tenait le mari en question exigèrent de lui qu'il se batte pour défendre son honneur personnel et celui du régiment. La Princesse et son mari étaient au courant des événements, mais on leur avait fait entendre que ce duel n'était qu'une simple formalité. Aussi la mère, croyant qu'il ne risquait rien, laissa partir son fils pour ce rendez-vous sans la moindre appréhension. On le lui rap­porta mort. Je la vois encore, à genoux devant le cercueil de son enfant, abîmée dans une douleur sans nom.

Son second fils, Félix, passera dans l'histoire : c'est lui qui tua Raspoutine.

D'autres malheurs, plus cruels les uns que les autres, suivirent la mort du fils aîné. Et lorsqu'il y a quelques années, elle mourut dans une clinique de Paris, i l fallut faire une collecte pour payer l'enterrement de celle dont la fortune avait été l'une des plus grandes de Russie.

C'est donc chez la Princesse Youssoupoff que nous soupions en cette nuit de Pâques de l'année 1898. On finissait le repas quand d'autres invités entrèrent, venant tous du Palais d'Hiver, où i l y avait eu également messe de minuit et réception. Mon fiancé était du nombre. C'est par ces nouveaux venus que nous apprîmes que j'étais nommée demoiselle d'honneur de L.M. les Impératrices.

Comme peu de jours me séparaient de mon mariage, je n'eus jamais l'occasion de revêtir la traîne de velours rouge brodée d'or des demoiselles d'honneur en fonction aux cérémonies et fêtes de Cour. Mais j 'ai gardé mon chiffre en diamants et je l'ai encore. Ou du moins j'en ai conservé la carcasse, car les diamants ont été, hélas, depuis longtemps vendus et remplacés par des strass. Ce chiffre en diamants aux initiales des deux Impératrices (M. et A., Marie et Alexandra), avec son ruban bleu de l'Ordre de Saint-André, donnait à celle qui le possédait, pour elle et pour son mari, si celui-ci n'avait pas lui-même ses entrées à la Cour, le droit d'y être invité. Même après son mariage, l'ex-demoiselle d'honneur

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portait le chiffre à la Cour et en présence des membres de la famille impériale, et aussi aux mariages auxquels elle assistait. Cette der­nière coutume datait du temps où, généralement, quelques mem­bres de la famille régnante paraissaient au mariage de personnes de la haute société.

Peu de jours avant notre mariage, mon fiancé et moi, toujours chaperonnés par la cousine Galitzine, prenions de grand matin le train pour Gatchina. Là, agenouillés devant l'Impératrice douai­rière Maria Fedorovna, nous reçûmes sa bénédiction et la très belle icône avec laquelle elle nous avait bénis.

Je fus également reçue, à l'occasion de mes fiançailles et de ma nomination comme demoiselle d'honneur, par la jeune Impé­ratrice, à Tsarskoe-Selo. C'est dans cette ville qu'était stationné le régiment des Hussards de la Garde de l'Empereur auquel appar­tenait mon fiancé, et c'est là que nous devions nous installer dès l'automne qui suivrait notre mariage.

Le 29 avril de l'an de grâce 1898 était une journée de printemps légèrement brumeuse, mais douce et sans pluie. Je fis mon

entrée à l'église du Ministère de l'Intérieur (paroisse de ma future belle-famille) au bras de mon père en grand uniforme de Cour, son grand cordon sur la poitrine. Petite et mince comme je l'étais alors, je devais ressembler beaucoup plus à une première commu­niante qu'à une mariée, avec mon voile et ma robe toute blanche relevée seulement par le ruban bleu et les scintillements des dia­mants de mon chiffre. Je vois la foule des invités faisant la haie sur notre passage par les salles qui conduisaient à la chapelle et l'un des camarades de régiment du marié se précipitant pour relever les fleurs tombées du porte-bouquet que je tenais à la main. Je vois devant l'autel, le marié dans son uniforme de gala rouge et blanc à brandebourgs d'or et le prêtre dans ses habits en lamé d'argent qui nous reçoit tous les deux et nous fait avancer de quelques pas. Tout près de nous, à ma gauche, dans l'embrasure d'une fenêtre, la Grande-Duchesse Maria Pavlovna, en robe claire, un chapeau à aigrettes, des perles magnifiques au cou et, à côté d'elle, la Grande-Duchesse Hélène tout en rose, le Grand-Duc Boris en uniforme des Hussards de la Garde, étant du même régiment que le marié. Mon frère et plusieurs de mes danseurs de la saison précédente (du moins les plus fidèles) font queue derrière moi, car tout à l'heure ils vont tenir à tour de rôle la couronne traditionnelle au-dessus de ma tête, tandis que des camarades de régiment du marié en feront autant pour lui. A sa droite, j'aperçois ses parents et ses deux sœurs. Les miennes me sourient lorsqu'au cours de

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la cérémonie je passe devant elles. Je revois aussi le groupe de mes amies, dont l'une pleure. C'est Ella Narishkine qui, tout émue ne peut retenir ses larmes.

Un déjeuner chez notre tante Nélidoff réunit ensuite les deux familles et quelques amis. Puis je change de robe et c'est le départ pour la gare.

Comme la maison qui devait nous recevoir dans l'une des pro­priétés de mes beaux-parents n'était pas encore prête, nous partî­mes d'abord pour une plage de Riga. Mais i l y faisait si froid que nous continuâmes sur Varsovie. L'été se passa entre la propriété de Minsk et celle de Voronège, où se trouvaient mes beaux-parents, la grand'mère de mon mari et ses sœurs. Chemin faisant, nous fîmes une halte de quelques jours à Bobrowo. Si j'avais eu le choix, j 'y serais restée de préférence. J'étais heureuse de faire connaître à mon mari cet endroit ravissant, de revoir grand'maman et mes cousines. L'aîné de mes cousins Vogué, Henri, était là aussi. C'est de cette époque surtout que date notre amitié. I l vint souvent en Russie par la suite, étant attaché à l'Institut Français de St-Petersbourg. C'était un jeune homme extrêmement brillant et doué, plein de verve et d'esprit. Dans les années qui suivirent, je revins à plusieurs reprises à Bobrowo. Il y était généralement. Nous faisions tous deux des promenades à cheval dans ce pays si beau, qu'il aimait comme moi, avec passion.

Henri était si exceptionnellement doué que l'on se demande avec stupeur pourquoi i l a si mal réussi dans la vie. Mais s'il n'a pas su faire sa vie, i l a, par contre, su mourir. Car i l est mort en héros, en sauvant la vie à un de ses camarades. C'était dans la Somme, en octobre 1915. Mortellement blessé, i l fut amputé d'une jambe. A l'aumônier qui l'assistait, i l dicta encore des lettres à sa famille. Celles qui nous étaient destinées ne nous sont jamais parvenues ; le navire qui les transportait a dû sombrer en route.

A notre arrivée à Bobrowo, l'année de mon mariage par cette belle journée d'été, i l était venu à cheval à notre rencontre avec ma cousine Mia et i l caracolait à côté de la voiture qui nous transportait à Bobrowo, mon mari et moi. Si j 'ai souvent pleuré dans ma vie, j 'ai aussi eu fréquemment l'occasion de rire et Henri de Vogué y fut pour beaucoup. Sa gaieté était si contagieuse, ses mots si drôles.

Son frère Raymond, tout en ayant aussi de grandes qualités d'intelligence et de cœur, était moins brillant.

Il était marié à Mlle de Saporta. Lorsqu'à sa mort, en 1926, l'Abbé Mugnier, aumônier de la famille, arriva trop tard pour lui donner les derniers sacrements et que sa veuve en exprimait le regret, i l lui dit : « Soyez tranquille, Madame, i l était si bon. »

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Il était, en effet, d'une très grande bonté, toujours prêt à secourir, à rendre service.

Quand j'avais 22 ans et que Raymond de Vogué en avait 20, nous nous sommes rencontrés dans ce même Bobrowo, auprès de grand'maman. Il lui faisait ses confidences, étant amoureux de moi : « Ne la trouble pas », disait notre aïeule à tous deux. I l pleura lorsque je fus partie. Il fit la guerre de 1914-18, fut pri­sonnier en Allemagne et sa santé s'en ressentit. Quand je revins définitivement à Paris, en février 1926, i l était malade d'une pneu­monie. J'allai le voir et restai longuement à son chevet. Il ne sem­blait pas trop mal et rien ne laissait prévoir une fin imminente. Le lendemain matin, i l était mort.

Depuis que j'habite Paris, j 'ai souvent pensé à Raymond et à sa fidèle affection et j 'ai maintes fois déploré qu'il ne soit plus là.

Henri n'était pas marié, Raymond n'eut pas d'enfants. Félix, le troisième, marié à Mlle de Beauchamp, fut le seul des quatre frères qui eut une descendance : une pauvre petite fille, qui mourut à l'âge de dix ans sans avoir jamais donné de joie à ses parents, car elle ne pouvait pas marcher et était anormale.

Félix est celui des quatre frères qui vécut le plus longtemps. Il est mort en 1946. Il était très doué, lui aussi et avait fait de brillantes études. Cependant, i l n'a jamais eu de chance dans la vie. C'était un original. Je me souviens de lui, à douze ans. Tous les Vogué étaient en visite chez nous, à La Haye. Un jour, nous étions tous allés à Scheveningen en tramway. On goûta dans une confiserie, si bien que, lorsqu'il s'agit de reprendre le chemin du retour, on s'aperçut que tout notre argent avait été dépensé en glaces, sandwiches et gâteaux. Que faire ? Il fallait se résoudre à rentrer à pied, soit trois quarts d'heure de marche pour le moins. A ce moment, un tramway arriva de La Haye et nous vîmes en descendre Niania et les femmes de chambre de la famille. Quel bonheur. On allait pouvoir leur emprunter de quoi payer le tram­way du retour. Mais Félix s'indigna. Quoi ? rentrer avec l'argent des femmes de chambre ? Pour rien au monde. Et tandis que démarrait le wagon électrique dans lequel nous étions conforta­blement installés, nous vîmes, sur la route, Félix, le dos légèrement voûté, son chapeau de paille enfoncé sur la tête, qui marchait à grands pas, sous la pluie qui commençait à tomber, l'air farouche et résolu.

C'était l'image de sa vie. Jamais i l n'a voulu rien devoir à qui­conque, jamais consenti à demander quoi que ce soit. I l était l'hon­neur et la probité mêmes. En politique comme en toutes choses, i l fut cependant toujours entre deux chaises. Pour ceux de la droite, i l était trop à gauche ; pour les autres, i l était trop à droite et

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restait le Comte de Vogiié. Les Français voyaient en lui les qualités et les défauts de l'âme slave ; aux yeux des Russes, i l était Fran­çais cent pour cent.

Ce descendant des Croisés, et i l en était fier, me disait un jour que jamais la France n'avait été aussi prospère ni aussi heu­reuse que sous la Troisième République. C'était un grand naïf, un mélange de grandeur et de puérilité, bon et emporté à la fois, géné­reux à certains moments, regardant à d'autres. Il avait été au Maroc avec le maréchal Lyautey et fut de ceux qui ont travaillé à faire connaître son œuvre et à glorifier sa mémoire.

J'ai connu Pierre de Vogiié, le plus jeune, moins bien que ses frères. Grand et de jolie figure, i l était aussi spirituel qu'Henri et possédait ses qualités sans avoir ses travers. En 1916, à l'âge de 25 ans, i l est mort pour la France.

La période comprise entre les années 1908 et 1911 fut pour moi des plus brillantes au point de vue mondain. J'étais sans cesse

invitée et, quand cela ennuyait mon mari de m'accompagner, je sortais avec ma sœur Orloff. Et je m'amusais énormément, en tout bien tout honneur, comme l'aurait fait une petite fille de quatorze ans.

J'étais très liée avec la Princesse Olga Orloff, une des femmes les plus charmantes et les plus élégantes de St-Petersbourg ; elle m'invitait très souvent et m'emmenait fréquemment au théâtre.

J'allais beaucoup aussi chez la Grande-Duchesse Wladimir, sur­tout quand la Princesse Nicolas de Grèce, sa fille, était en visite au Palais Wladimir. Tout un automne, pendant une absence de sa mère, elle la remplaça comme maîtresse de maison et reçut un grand nombre de ses amis. Nous étions de tous les dîners, après lesquels on s'amusait aux petits jeux, dont son mari, le Prince Nicolas de Grèce, qui avait beaucoup d'esprit, était l'âme.

Le Grand-Duc Wladimir était mort en février 1909. C'était un homme remarquable par son intelligence et son immense culture ; par sa grande bonté aussi, malgré un semblant de rudesse dans sa voix de stentor qui intimidait ceux qui le connaissaient peu. Comme tous les frères d'Alexandre III, i l était extrêmement beau. Je le revois sur son lit de mort, dans la grande salle blanche de son palais, où nous avions si souvent dansé et qui était maintenant transformée en chapelle ardente.

Au milieu du silence qui régnait dans l'immense pièce, on en­tendait seulement la voix du prêtre qui lisait l'Evangile selon saint Jean, chapitre XIV. Les paroles qu'il prononçait au moment où je m'approchai résonnent encore à mes oreilles : « Il y a plu-

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sieurs demeures dans la maison de mon Père... » Depuis, lorsqu'il m'arrive d'entendre cet évangile, je pense invariablement au Grand-Duc Wladimir, que j'aimais tant.

L'inhumation à la forteresse St-Pierre et St-Paul, où reposent les membres de la famille impériale depuis Pierre le Grand, produi­sit sur moi un forte impression. Le contraste entre les uniformes éclatants des hommes et les robes noires à traîne et les voiles de crêpe des dames, était saisissant. Le service fut extrêmement long et fatigant, mais les chants si beaux qu'on oubliait toute lassitude. Je regardais la Grande-Duchesse, immobile sous ses voiles. Elle avait embrassé tout récemment la religion orthodoxe, ce qui avait rendu son époux très heureux.

La Grande-Duchesse Marie Pavlovna était une Princesse de Mecklembourg-Schwerin. J'ai rarement rencontré quelqu'un dont le charme égalât le sien. Certains diplomates étrangers avouaient que lorsqu'elle faisait cercle, elle étonnait tout le monde par son extrême amabilité et par le fait qu'elle donnait l'impression de s'intéresser tout particulièrement à son interlocuteur du moment, trouvant le mot juste pour chacun. Je n'oublierai jamais sa bonté pour moi, surtout pendant la Grande Guerre. Afin de me permette de recevoir plus rapidement des nouvelles de mon mari, qui était au front, elle m'avait autorisé à recevoir des télégrammes et des lettres par son entremise.

En 1911, la veille de Pâques, mon mari fut convoqué par télé­phone à St-Petersbourg, auprès du Général G., adjoint du

Grand-Duc Nicolas, Commandant en Chef de la Région. Le Général remit à Georges un télégramme qu'il venait de rece­

voir du Grand-Duc. Ce dernier proposait au Colonel Schevitch le commandement du régiment des Dragons de Finlande. Mon mari commença par refuser. Il n'était pas ambitieux et, depuis quelque temps déjà, i l songeait à quitter l'armée, afin de s'occuper des propriétés de ses parents, qui lui avaient souvent fait entendre que c'était là leur désir. Mais le Général, qui n'était pas sot et qui me connaissait bien, n'accepta pas ce refus : « C'est aujourd'hui same­di, dit-il. Rentrez chez vous et réfléchissez. Vous me donnerez votre réponse lundi. »

Il fit bien, car, poussé par moi, Georges alla voir ses parents et ceux-ci, chose inattendue, lui conseillèrent d'accepter l'offre du Grand-Duc.

Les deux ans et huit mois exactement que nous passâmes à Willmanstrand, petite ville de Finlande où étaient stationnés les Dragons, furent incontestablement la période la plus heureuse

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de ma vie de femme mariée. Non seulement mes beaux-parents avaient augmenté notre pension, mais mon mari recevait mainte­nant une solde de colonel et de commandant de régiment. En outre, dans cet endroit béni, la vie coûtait relativement peu. Et puis, je n'étais plus à présent, au point de vue de la fortune s'entend, la dernière à Rome ! J'étais la première dans un village et, pareille à Jules César, je préférais cela.

D'ailleurs, le village était charmant. Willmanstrand est un en­droit ravissant situé sur le célèbre lac de Saïma, qui a 200 kilo­mètres d'étendue. Ce lac immense offre un spectacle unique, avec ses bords escarpés couverts de sapins et de bouleaux, les îles également boisées dont i l est parsemé à perte de vue. J'ai assisté, sur ce cher lac, à des couchers et des levers de soleil merveilleux.

L'hiver, i l était gelé et je montais à cheval sur la glace cou­verte d'un tapis de neige. Même lorsqu'il y avait 20° au-dessous de zéro, on ne souffrait pas du froid au soleil, vu l'absence de vent. Ce que j'aimais par-dessus tout, c'étaient les soirées de prin­temps et du début de l'été, quand on pouvait monter à cheval entre minuit et une heure du matin, dans une lumière équiva­lente à celle d'un commencement de crépuscule. Et deux heures après, i l faisait grand jour, sans que la nuit ait été totale.

J'avais toujours aimé l'équitation, mais je n'avais jamais pos­sédé de cheval à moi, ni eu le plaisir de monter une bête comme celle que mon mari me donna peu après notre installation en Finlande. C'était une jument pur sang qui, à cause de quelque défaut imperceptible, avait été achetée à un prix raisonnable et dont l'allure était d'une telle perfection qu'on l'aurait crue mue comme par un ressort. Elle était, de plus, admirablement dressée. Jamais je n'ai autant monté à cheval, ni avec autant de plaisir que durant ce séjour en Finlande.

Willmanstrand était à quatre heures de chemin de fer de St-Petersbourg. Un petit train local allait à la station de Simóla, où l'on montait dans l'express d'Helsingfors. Tout en aimant énor­mément le lieu de notre séjour, je prenais souvent le train pour St-Petersbourg et je descendais chez ma sœur Orloff. Par une belle journée d'hiver, comme je partais ainsi pour la capitale, plusieurs officiers étaient venus me saluer à la gare. Au dernier moment, je m'aperçus que j'avais oublié sur la table de mon salon une boîte de bonbons que je voulais emporter. Alors, tandis que quelques-uns des officiers entouraient le chef de gare et le faisaient bavarder pour l'empêcher de donner le signal de départ, un des jeunes lieutenants sautait dans un traîneau et filait à toute vitesse pour chercher les bonbons oubliés. Le train partit avec quelques minutes de retard, mais les bonbons étaient arrivés à temps.

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La proximité de St-Petersbourg faisait que l'on venait beau­coup nous voir à Willmanstrand. Nous eûmes ainsi fréquemment la visite d'Henri de Vogué, qui adorait cet endroit, et aussi celle de ma cousine Tomaschek, avec sa fille Olga, qui habitaient Vienne.

Donc, à Willmanstrand, la maison était toujours pleine de monde. Mon mari, très hospitalier lui-même, trouvait cependant que j'exagérais et i l me déclarait, de temps en temps, le matin, qu'il ne voulait pas que j'invite du monde à dîner ce jour-là. Mais en allant me promener avec les enfants, je recontrais des officiers et quelques dames du régiment et c'était plus fort que moi : je les invitais à déjeuner ou à dîner.

Nous avions un excellent cuisinier, toujours prêt à des extra, même s'il n'avait pas été prévenu d'avance.

De temps à autre, i l y avait des réunions dansantes au mess des officiers. En été, nous organisions des pique-niques sur le lac. Nous louions un vapeur et nous partions pour toute la journée, emmenant l'orchestre du régiment. En face de la maison, i l y avait une île très jolie, où nous nous rendions en barque pour déjeuner sur l'herbe.

Mais c'est surtout chez nous que tout le monde se réunissait. Les uns jouaient au bridge, les autres faisaient de la musique.

Mon violon d'Ingres, à moi, était le bridge. Si les invités tar­daient trop à partir, mon mari donnait le signal du départ en éteignant l'électricité. Mais quand i l était absent, i l m'arrivait de prolonger ma partie de bridge jusqu'au matin et d'assister alors, de mon balcon, au lever du soleil sur mon bien-aimé lac qui, à mesure que grandissait la lumière, prenait des teintes merveilleu­ses. Tantôt i l était rose, tantôt bleu, tantôt mauve, dans son cadre de verdure foncée, là où croissaient des sapins, clair là où le fond du ciel pâle, se dessinait le feuillage léger des bouleaux.

J'avais pris à notre arrivée, la louable résolution d'inviter tout le monde à tour de rôle et de ne faire aucune distinction entre les officiers. Mais je ne tardais pas à découvrir que c'était chose impossible. Parmi les officiers mariés comme parmi les céliba­taires, quelques-uns venaient avec plus de plaisir et d'empresse­ment que d'autres, et peu à peu i l se forma tout naturellement un groupe d'habitués et de fidèles.

Mais lorsque nous quittâmes Willmanstrand, au début de l'année 1914, les regrets furent unanimes. Mon mari était aimé et apprécié de tous ses subordonnés, car i l fut pour eux un chef bon et équitable, tout en se montrant sévère et exigeant quand i l le fallait. Les soldats pleuraient, quand i l prit congé d'eux. Quant aux officiers, j'en ai vu qui avaient les larmes aux yeux en nous disant adieu à la gare de Simola, où ils étaient venus

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nous accompagner en grand nombre, musique en tête, le jour de notre départ.

Quelques-uns, je crois étaient un peu amoureux de moi, sans avoir jamais osé me l'avouer. D'autres, plus jeunes, l'étaient de Massia, ma fille, qui allait avoir quinze ans.

Durant notre séjour en Finlande, nous fîmes deux voyages en Crimée, l'un à l'automne de 1911, l'autre en 1913.

La Crimée, c'est la Riviéra, en plus grandiose, en plus sauvage, en plus beau encore ; seule la Sicile, Taormina, peut se comparer à la rive méridionale de la Crimée.

La Cour était à Livadia, dont nous n'étions éloignés que de quelques kilomètres, étant descendus à Koréiz, chez nos amis les Komstadious. Ils y avaient fait construire une grande et belle maison, où nous étions reçus très aimablement, logés admirable­ment avec nos trois enfants et une suite nombreuse d'institutrices, de bonnes et de femmes de chambre.

Je crois que c'est lors de notre premier séjour que le train nous conduisant à Sébastopol s'étant arrêté, au petit jour, en gare de Kharkoff, un voyageur monta dans le wagon-lit où. nous nous trouvions et demanda au contrôleur de lui indiquer les compar­timents occupés par nous. Puis le train se remit en marche. Peu après les personnes qui passaient par le couloir purent voir un curieux spectacle : un jeune homme agenouillé devant la porte de l'un des compartiments : c'était Henri de Vogue qui allait en Crimée, lui aussi, et auquel nous avions donné rendez-vous à Kharkoff. Afin de me réveiller, i l chantait à tue-tête.

C'est en l'année 1911 qu'eut lieu, à Yalta, une vente de charité présidée par l'Impératrice. Debout derrière son comptoir, elle avait à ses côtés le petit Grand-Duc héritier, dans sa blouse de marin, et était entourée de ses ravissantes filles tout en blanc. Peu après, les enfants Komstadious et les nôtres furent invités à Livadia, chez les enfants Impériaux, où était donnée une repré­sentation de cinéma suivie de goûter.

A son arrivée en Crimée, mon mari fut invité à déjeuner à Livadia et, en sortant de table, l'Empereur s'entretint longuement avec lui, s'intéressant vivement à tout ce qui lui était raconté des fêtes de Leipzig. Il fut également reçu par le Grand-Duc Nicolas qui, lorsque mon mari lui parla de son prochain retour en Fin­lande, lui conseilla de prolonger son séjour en Crimée jusqu'au 6 novembre. C'était le jour de la fête du régiment des Hussards et l'Empereur devait souper chez le Grand-Duc, lui-même ancien Commandant de ce régiment. Il tenait à ce que mon mari soit

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présent, car i l était décidé, en principe, qu'il serait nommé com­mandant des Hussards de Sa Majesté.

Quand Georges rentra, tout ému, à Mourad-Avour (propriété des Komstadious) et me répéta ce que le Grand-Duc venait de lui dire, ma joie ne connut plus de bornes. Ce fut peut-être le plus beau jour de ma vie. Ambitieuse comme je l'étais, cela avait été depuis toujours mon désir le plus ardent et j 'étais maintenant au comble de mes vœux.

Le souper chez le Grand-Duc n'eut pas lieu, car ce soir là, i l y eut dîner et bal à Livadia pour fêter les 18 ans de la Grande-Duchesse Olga. On dînait par tables de dix ou douze, dans la grande galerie. L'Impératrice, trop souffrante pour assister au repas, ne devait paraître qu'au moment du bal. L'Empereur et les Grandes-Duchesses présidaient chacun une des tables. J'étais à celle de Marie Nicolajevna. Elle était charmante, avec ses yeux magnifiques et son sourire radieux. Olga Nicolajevna, l'aînée, était aussi pleine de charme, mais la plus jolie des quatre était certai­nement Tatiana, la seconde. Quant à la cadette, Anastasie, c'était encore une enfant de onze ans, dont les traits fins promettaient qu'elle serait un jour fort jolie.

Le dîner terminé, la galerie-salle à manger fut instantanément transformée en salle de bal et les danses commencèrent. L'Impéra­trice était assise dans un fauteuil, à l'entrée de la galerie séparée par des arches du grand-hall, au-delà duquel se trouvait un salon où l'on jouait au bridge. De ma place je pouvais voir l'Empereur qui, dans un salon contigu à celui où je me trouvais, jouait aux échecs avec des officiers de marine. Je l'observait à la dérobée et je vis tout à coup son visage s'illuminer d'un sourire. Il re­gardait quelqu'un avec une expression de tendresse infinie. Un moment après, je découvris que c'était son fils, le petit prince héritier, qui s'approchait de lui pour lui souhaiter le bonsoir, avant d'aller se coucher.

De temps en temps, lorsque j'étais « le mort », j'allais voir danser après avoir étalé mes cartes. Une fois, comme je traversais le hall, je vis venir à moi le Grand-Duc Nicolas. Il était d'une taille gigantesque et, pour me parler, i l dut se plier en deux. Il me dit en souriant : « J'espère que vous ne m'en voulez pas trop de ce que j 'ai l'intention de nommer votre mari commandant des Hussards ? »

J'avais à cette époque, une véritable adoration pour lui. Plus tard, au moment de la Révolution, i l me causa une grande décep­tion. Au lieu de soutenir l'Empereur, i l lui envoya, du Caucase où i l était Commandant en chef du front de Turquie, le fatidique télégramme le suppliant d'abdiquer en faveur de son fils. C'était

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plus qu'une faute. C'était un crime. Si Nicolas II avait hésité jusque-là, ce télégramme fut la goutte qui fit déborder le calice. Il n'avait plus de doute sur ce qui lui restait à faire.

Je crois fermement que si le Grand-Duc Nicolas n'avait pas épousé, en avril 1907, la Princesse Anastasie de Monténégro, épouse divorcée du Duc Georges de Leuchtenberg, l'histoire de Russie et par là, même celle du monde, aurait été différente. La Princesse Anastasie avait déclaré que, si elle quittait son premier mari pour épouser le Grand-Duc, c'était pour le bien de la Russie. Cette Princesse et sa sœur, la Grande-Duchesse Militza, femme du Grand-Duc Pierre, frère puîné du Grand-Duc Nicolas, eurent sur ce der­nier, qui, malgré son apparence de virilité, était faible de carac­tère, l'influence la plus néfaste. Ce sont elles, cetainement, qui sont responsables du fait que le Grand-Duc, jusqu'alors si loyal envers son impérial neveu, ne le fut pas d'une manière plus efficace au moment, où le souverain avait plus que jamais besoin d'être soutenu par lui. Il jouissait encore d'une grande popularité dans l'armée et d'un prestige à l'avenant, et les événements au­raient pris une autre tournure si, au lieu d'envoyer le télégramme que l'on sait, i l avait conseillé à son souverain de tenir bon et d'attendre qu'il vienne, avec ses troupes fidèles, pour le défendre et combattre la Révolution.

Les deux princesses monténégrines avaient été d'abord très liées avec l'Impératrice Alexandra Feodorovna. Comme elles avaient tou­tes les deux un goût très prononcé pour les sciences occultes, c'étaient elles qui avaient introduit auprès de la souveraine une espèce de magicien plus ou moins charlatan, du nom de Philippe. Et c'est encore elles qui lui avaient recommandé Raspoutine !

Il est vrai que deux archevêques dignes de toute confiance, Hermogène et Théophane, avaient protégé au début le Staretz, ne voyant en lui que le côté religieux et mystique, et c'est appuyé par eux qu'il fut reçu à la Cour des Grandes-Duchesses Anastasie et Militza. Ensuite, elles l'avaient introduit à leur tour chez l'Im­pératrice. Les deux archevêques ne tardèrent pas à discerner les bas instincts de leur protégé et entrèrent alors en lutte avec lui. Mais i l était trop tard.

La fervente amitié que les deux princesses monténégrines avaient eu pour l'Impératrice s'était transformée depuis en une haine tout aussi violente. A cette soirée à Livadia, elles cachaient mal leur mauvaise humeur. Elles étaient mécontentes que le sou­per projeté chez le Grand-Duc n'ait pu avoir lieu à cause de ce bal.

Qu'il est heureux que nous ne sachions pas ce qui nous attend dans la vie ! De tous ceux qui prenaient part à cette fête si bril­lante, un seul se doutait-il qu'un an plus tard, on serait en pleine

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guerre, laquelle serait suivie de la Révolution ? Prévoyaient-ils tous les désastres, toutes les tragédies qui allaient en résulter ? En regardant danser les ravissantes Grandes-Duchesses, si gaies et si insouciantes, qui aurait pu prévoir la fin terrible qui les attendait, moins de cinq ans plus tard ?

ous rentrâmes à Willmanstrand fin novembre. Le matin du -1 jour de Noël 1913, qui était aussi celui de la fête du régiment des Dragons de Finlande, mon mari reçut le télégramme lui an­nonçant sa promotion au grade de général et sa nomination de commandant des Hussards de la Garde de Sa Majesté l'Empereur.

C'était trop beau pour être vrai — et c'était vrai quand même ! Par ce clair et froid matin d'hiver, se déroula dans le grand

manège la parade de la fête des Dragons, qui allait être, non seu­lement la dernière à laquelle nous allions assister, mais aussi la toute dernière que le régiment dût jamais célébrer à Willmans­trand.

Mon mari, au milieu du manège, devant ses troupes alignées et formant le carré, portait pour la dernière fois sa grande tenue de dragon. Le soir, i l se rendit au mess des officiers toujours en colonel de dragons. Les femmes des officiers étaient, pendant ce temps, réunies chez moi, à dîner. Nous achevions la soirée en­semble, lorsque nous entendîmes le son de la musique militaire et le bruit de pas nombreux qui envahissaient le vestibule. C'étaient les officiers qui portaient en triomphe leur commandant et lui avaient demandé de revêtir son uniforme de général des Hussards, pour le remporter ensuite au mess dans son nouvel appareil !

Il y eut, les jours qui suivirent, fête sur fête en notre honneur et c'est avec un sincère regret que nous nous séparâmes de tous ceux qui nous avaient témoigné tant de dévouement et semblaient si désolés de notre départ.

Ce n'est qu'en février que la famille s'installa définitivement à Tsarskoe-Selo. La saison fut très animée. On ne se doutait pas qu'elle devait être, hélas ! la dernière, que cette période si bril­lante de la vie de Saint-Pétersbourg allait disparaître, non seule­ment pour la durée de la guerre, mais pour toujours.

Il y eut entre autres, un bal pour les jeunes Grandes-Duchesses Olga et Tatiana, chez leur grand-mère l'Impératrice douairière, au Palais Anitchkoff, où l'on n'avait pas dansé depuis la mort de l'Empereur Alexandre III. Et, au dernier jour du Carnaval, ce fut chez la Grande-Duchesse Wladimir, toujours en l'honneur des filles de l'Empereur et en présence du Souverain et de l'Impé-

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ratrice-Mère une « folle journée » appelée ainsi parce qu'on dansait de quatre heures de l'après-midi jusqu'à minuit.

Auparavant, avait eu lieu, chez la Comtesse Betsy Schouvaloff, un bal de perruques de couleur. Ces perruques bleues, rouges, vertes, jaunes, etc., étant fort peu seyantes, les plus jolies femmes n'étaient pas à leur avantage ce soir-là. J'avais décidé, après avoir essayé toute la gamme des couleurs de mettre tout simplement une perruque blanche poudrée. Je portais une robe blanche et rose de Drecoll et un turban rose, sur lequel mon diadème, posé en biais et faisant fonction de croissant, retenait une grande aigrette blanche.

Puis vint le Carême et bientôt s'effectua notre déménagement dans la maison du Commandant. Elle était aussi belle que con­fortable et nous y étions admirablement installés.

Au début de mars, i l y eut un tournoi de bridge chez la Comtesse Maisie Orloff-Davidoff, qui dura trois jours. J'y gagnai le pre­mier prix. C'était d'autant plus amusant que je jouais fort mal à cette époque. Mais j'eus une chance extraordinaire et, de plus, mon adversaire était mon amie Olga Orloff, qui jouait, si possible, encore moins bien que moi.

Sur ces entrefaites, mon mari fut appelé à Méran, auprès de sa mère malade, qui mourut peu de jours après. Chose étrange : elle avait toujours détesté le nombre 13, à tel point qu'en effeuil­lant son calendrier, elle passait directement du 12 au 14. Or, elle mourut un 13.

Je n'avais pas accompagné mon mari, n'étant pas assez bien portante pour faire ce déplacement et je l'ai beaucoup regretté.

Ma belle-mère nous laissait une très grande fortune et nous allions être extrêmement riches. Il semblait que nos difficultés fussent finies à jamais.

Mais un souci était le mauvais état de ma santé, qui exigeait une intervention chirurgicale. Il fut décidé qu'après Pâques j'irais à Berlin me faire opérer par une célébrité de là-bas. En attendant je jouissais de la vie.

Chaque mois, l'Empereur venait, dîner au mess des officiers et c'était, bien entendu, mon mari qui en faisait les honneurs. Le dimanche, les commandants des régiments stationnés à Tsarskoe-Selo déjeunaient régulièrement au Palais, chez leurs Majestés.

Dans une lettre écrite à cette époque par ma sœur Ellinka à Olala, notre cadette, voici comment elle s'exprime sur mon compte : « Maroussia fait plaisir à voir. C'est un rayonnement, un sourire perpétuel ! »

Oh ! les beaux projets que je faisais en ce printemps de 1914. Après l'opération, on passerait l'été à Tsarskoe. Puis en automne,

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on irait à Paris pour rester longuement auprès d'Olala, pour faire connaître à Massia et Cyrille la Ville-Lumière, pour me com­mander des robes en les choisissant pour la première fois moi-même...

Ensuite, on reviendrait à la maison, si attrayante dans les con­ditions actuelles. Au printemps suivant, on partirait pour Rome. Enfin plus tard, on irait à Bayreuth, voyage auquel j'avais rêvé depuis toujours.

En attendant, i l fallait aller à Berlin pour se faire opérer. Je partis donc aussitôt après Pâques — mais non sans avoir orga­nisé, après la messe de minuit célébrée dans la magnifique cathé­drale du régiment, un merveilleux souper pour les familles des officiers. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas partis pour Peters-bourg vinrent nous rejoindre après la cérémonie et la réception au Palais.

Ma sœur Ellinka et ma fille m'accompagnèrent à Berlin. Nous descendîmes à l'Hôtel Esplanade. A peine étions-nous arrivées, qu'Olala vint nous rejoindre de Paris. Bien que commençant une grossesse et se sentant fort mal, elle était accourue.

Mon mari m'avait laissé partir pour consulter le Professeur B., dans l'espoir que celui-ci trouverait l'opération inutile. Mais quand je lui dis que mon mari s'opposait à une intervention chirurgicale, craignant qu'elle me mette ma vie en danger, le docteur se mit à rire ! « C'est beaucoup plus dangereux de se promener dans la rue, dit-il, car vous risquez à tout instant d'être écrasée. » Et quand j'ajoutai que j'aimerais remettre l'opération au mois de juillet, i l fut très catégorique et insista pour fixer la date à la semaine prochaine.

Je frémis à l'idée que, si je ne l'avais pas écouté, j'aurais sans doute été à Berlin au moment de la déclaration de la guerre. ,

Mon mari prévenu, arriva immédiatement. A tout hasard, je fis quelques recommandations à ma sœur Ellinka, pour le cas, où les choses tourneraient mal ; même quand on a confiance et qu'on ne craint pas la mort, i l faut tout prévoir et agir en conséquence. Les médecins de Petersbourg n'avaient-ils pas dit que l'opération serait sérieuse et qu'en raison des dangers qu'elle présentait, ils préféraient me traiter aux rayons X ?

Lorsque je revins à moi du néant dans lequel j 'étais plongée, la première personne que j'aperçus fut ma sœur Olala qui, toute émue, se tenait au pied de mon lit. Je souffrais intensément : « Je dois avoir beaucoup péché dans la vie, lui dis-je, pour souffrir comme je le fais en ce moment. » Mais les douleurs ne durèrent point et furent si vite oubliées que, peu de jours après, je recevais

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déjà dans mon lit, entourée de fleurs, les cheveux ondulés au petit fer. Quinze jours après mon opération, j'étais de retour à l'hôtel, et le lendemain j'étais au théâtre.

Ayant récupéré la santé, je jouissais doublement de la vie. Nous occupions, dans un des meilleurs hôtels de Berlin, toute une enfilade de pièces. Nous invitions du monde à déjeuner et à dîner tous les jours. Nous allions au théâtre presque tous les soirs. Nous avions voitures et chauffeurs à notre disposition. De plus, nos amis nous offraient aimablement leur voiture, alors que nous n'en avions nul besoin, pour me promener dans le Tiergarten en fleurs.

Mon mari, rappelé par son service, était reparti pour Tsarskeo-Selo alors que j'étais encore à la clinique ; mais le docteur m'avait interdit de voyager avant le début de juin.

De nombreuses personnes, de passage à Berlin, venaient me voir. Un jour ce fut Verinka, avec l'aîné de ses petits garçons. Une autre fois, Henri de Vogue. Il avait été opéré en même temps que moi et, lui aussi, avait beaucoup souffert.

Je comptais quitter Berlin le premier mardi de juin. Sur ces entrefaites me parvint une lettre de mon mari. Il m'annonçait que le samedi suivant, devait avoir lieu une revue à Tsarskoe-Selo en l'honneur du roi de Saxe et qu'il se trouvait fort embarrassé. Aucun des deux chevaux qu'il possédait n'était assez beau, ni assez bien dressé pour l'occasion. Lors de son séjour à Berlin, i l était allé en voir un à Potsdam et, bien qu'il ne lui plût qu'à demi, i l me demandait de m'informer si ce cheval était encore disponible et de l'acheter. Je téléphonai immédiatement à un ami, le Comte Lehndorf, ancien officier de cavalerie et maintenant diplomate (deux mois plus tard i l était tué en Belgique), le priant de me venir en aide. A la fin de l'après-midi, Lehndorf me prévenait qu'un très beau cheval gris était à vendre chez le Kronprinz, à Potsdam, et qu'il viendrait me chercher le lendemain pour dé­jeuner ensemble et voir ensuite le cheval en question.

Les écuries du Kronprinz formaient un vaste carré blanc et rouge, au centre duquel se trouvait une cour. Un écuyer en uni­forme y promenait un superbe cheval gris pommelé, presque blanc. Je vis tout de suite que c'était la monture rêvée pour le Comman­dant des Hussards de la Garde. Lehndorf sauta en selle et fit quelques tours au trot et au galop sur le sable de la cour, puis il s'arrêta devant moi. Je n'hésitai pas : « Je le prends. Mais i l faut qu'il soit à Tsarskeo-Selo avant la fin de la semaine. — C'est entendu, me répondit l'écuyer en chef. I l partira demain lundi, avec un homme qui le remettra à la personne que le général voudra bien envoyer à la frontière. »

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Le prix du cheval était de cinq mille marks, mais c'était secon­daire. Le cheval partit le lendemain. Je pris moi-même le train le mardi, et, en traversant la frontière, à Wirballen je recommandai aux autorités de la douane de bien veiller à ce que le voyage du cheval s'effectue sans encombre et sans délai. Le jeudi, i l arrivait à Tsarskoe ; le vendredi, on lui faisait faire une petite promenade, et le samedi matin, mon mari paraissait sur sa nouvelle monture, à la tête de son régiment.

Si le spectacle qu'offrait le régiment des Hussards était beau à voir, à la fête du 6 novembre, alors que la troupe défilait à pied dans un manège, combien plus beau encore était le coup d'œil que présentait toute cette masse d'hommes, rouges et blancs, à brandebourgs d'or et bonnets de fourrures, montés sur des che­vaux gris, tandis que la parade se déroulait, comme en cette belle matinée de juin, dans le cadre magnifique de la cour d'honneur du Palais de la Grande Catherine.

J'assistai à la revue d'une fenêtre de ce palais. Toute la gar­nison de Tsarskoe devait défiler devant les deux monarques, que je voyais de dos, entourés de leurs suites. Lorsque parurent les Hussards, je me sentis très émue. J'étais responsable de l'achat du cheval et j'éprouvais un sentiment analogue à celui qui j'avais connu dans mon enfance, à mes examens de fin d'année. D'au­tant plus que mon mari montait cette bête pour la première fois et que celle-ci se trouvait dans des conditions insolites après un long voyage et portant un cavalier inconnu.

Pendant que les derniers hommes du régiment qui précédait celui de mon mari défilaient devant nous, je voyais à notre gauche les hussards se ranger derrière leur commandant. Ils allaient avan­cer à leur tour quand je vis avec effroi la bête magnifique montée par mon mari se cabrer subitement de toute sa hauteur. Il s'en fallut de peu qu'elle se renversât en arrière avec son cavalier. Mais celui-ci, sans perdre son sang-froid, lui donna un formidable coup d'éperons. Le cheval fit un bond en avant et, maîtrisé par son cavalier, exécuta au moment voulu ce que l'on attendait de lui. Il décrivit une belle courbe devant l'Empereur et vint se ranger à ses côtés : « Quel merveilleux cavalier » dit le roi de Saxe à l'ambassadeur Pourtalès, qui me le répéta plus tard.

Le Grand-Duc Nicolas paraissait enchanté, lui aussi : « Eh bien ! Votre Altesse Impériale, lui dit mon mari, je crains d'avoir mérité les arrêts ! — Au contraire, répondit le Grand-Duc. Tous mes compliments. Cela était magnifique et a produit le meilleur effet. »

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es jours passaient dans une atmosphère de contentement et

Le 28 juin au soir, je fus appelée au téléphone. Une voix qui était celle de mon amie Gisela de Pourtalès, m'annonçait le meurtre de Sarajevo. J'en fus bouleversée. Je ne sais plus en quelle année j'avais vu l'archiduc François-Ferdinand, en uniforme bleu horizon, à un bal de Cour, danser dans un quadrille d'honneur avec l'Im­pératrice Alexandra Fedorovna. Maintenant, i l était mort, aux côtés de sa femme, et le geste criminel et insensé de l'étudiant israëlite Grégoire Prinzip, allait être le signal de la catastrophe mondiale dont les conséquences durent encore et sont loin d'être achevées.

Mais, une fois de plus, je n'ai pas eu ce soir-là le moindre pressentiment des calamités à venir.

A la mi-juillet, i l y eut une revue en l'honneur du Président Poincaré. Cette fois cela se passait à Krasnoe-Selo et les troupes étant au camp, elles étaient en kaki. Mon mari, très en vue, mon­tait encore le superbe cheval du Kronprinz. I l était de service auprès de l'Empereur et ne le quitta pas de la journée. C'est à l'occasion de cette revue, en présence du Président de la Répu­blique Française, qu'il reçut la cravate de Commandeur de l'Ordre de la Légion d'Honneur.

rois jours après la déclaration de la guerre par l'Allemagne, les Hussards de Sa Majesté partaient pour le front.

Sur l'énorme place où se passaient généralement les exercices équestres, le régiment était aligné en tenue de campagne. Cette fois mon mari était sur un autre cheval, moins beau, mais plus robuste que la magnifique bête achetée à Potsdam. Celle-ci était montée par le Grand-Duc Nicolas qui, face aux hussards, leur parlait, après le Te Deum qui venait d'être chanté.

Que le temps fût beau ou non, i l me semblait que le ciel était gris et bas, la nature devant être aussi triste que je l'étais moi-même. Je me tenais auprès de la Grande-Duchesse Nicolas et je sanglotais : « Dieu est grand, me disait la Grande-Duchesse, en me serrant le bras. »

MARIE SCHEVITCH