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PIERRE FLUCHAIRE

LA RVOLUTION DU SOMMEIL

ditions Robert Laffont, S.A., Paris. 1984. ISBN 2-221-01230-5

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La plupart des gens regardent les choses comme elles sont et se demandent pourquoi ? Moi, je regarde les choses comment elles pourraient tre et je me demande pourquoi pas ? JOHN FITZGERALD KENNEDY

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Remerciements

Chaque livre est un enfant et vaut, a crit Gilbert Cesbron, son pesant de solitude . Mais on ne peut faire un enfant tout seul et un livre sans tre entour. Ma pense va vers Jolle de Gravelaine et M. Charles Ronsac, mon affection vers Annie, mon pouse, sans laquelle ce livre ne serait pas. Merci Jacques Thomas des renseignements quil ma procurs. Merci Jeannette Bouton et Guy Werlings de ce quils mont fait dcouvrir.

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Avant-proposCe livre ne se veut pas exhaustif car, pour ce seul aspect du sommeil que nous abordons, il faudrait plusieurs volumes. Il na pas non plus la prtention dexprimer ex cathedra des vrits infaillibles, bien quil se fonde en grande partie sur des dcouvertes scientifiques dont certaines trs rcentes. Il constitue une approche diffrente pour apporter un peu plus de lumire dans ce domaine encore si obscur et si mystrieux du sommeil dont le peu que lon comprenne et que lon sache est dj dune incroyable richesse. Il va vous montrer le sommeil sous un jour nouveau et vous pourrez le contempler dun peu plus haut. Ce livre abonde en citations : un grand nombre dides mises allant lencontre des ides courantes, nous avons prfr recourir aux voix les plus autorises et nous effacer devant elles. Nous abordons dans ce livre le trs vaste domaine du rve mais nous nous sommes limits aux aspects de celui-ci qui ont un rapport direct avec la rvolution du sommeil .

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Introduction

Si des extraterrestres... Les hommes sont moins instruits sur lessentiel que jamais et ils nont pas plus dides que des nourrissons sur les questions les plus simples de la vie (1). En effet, si des tres vivants venus dailleurs, des extraterrestres, dbarquaient sur la terre, il est probable que bien peu de chose les tonnerait ni nos ordinateurs, ni notre tlvision, nos avions, nos fuses, ni mme nos satellites et nos voyages dans le cosmos. Venant dun autre systme stellaire puisque aucune des plantes de notre propre systme autre que la ntre ne semble habite , cela prouverait quils sont bien en avance sur nous : de milliers ou peuttre de millions dannes (pour atteindre la plus proche toile, notre avion Concorde mettrait plus dun million dannes). Alors tout, y compris nos plus extraordinaires dcouvertes dont certaines ont pourtant dpass les rves les plus fous de nos anctres, leur paratrait bien dpass et lhumain lui-mme naurait sans doute pour eux pas plus dintrt que pour nous un ver de terre.(1). Gunther Schwab, Les Dernires Cartes du diable.

8 Pourtant, en admettant quils veuillent bien sintresser nous et aux autres animaux, une chose les plongerait dans une grande stupfaction ils verraient, dans cet immense fleuve de la vie, des centaines de milliards danimaux avec leur agitation frntique et tous ces animaux et notamment quelques milliards dhumains passer leur temps sopposer les uns aux autres, se combattre, rivaliser dans des luttes pres et souvent sans merci et mme sentre-tuer ou se dvorer les uns les autres. Car chaque animal, y compris lhumain, est soumis cette loi : lutter pour protger sa vie et aussi tuer dautres vies, animales ou vgtales, pour se nourrir et prolonger la sienne car nous ne savons pas, comme savent le faire les plantes, nous nourrir de soleil et de minraux et tout ce que nous mangeons doit avoir t vivant. Et puis ils verraient et cest cela qui les tonnerait tous ces animaux, intervalles rguliers, mettre soudain leur combativit, leur activit et mme leur vigilance en veilleuse et sombrer dans le dsintrt, lindiffrence, lapathie, limmobilit, au milieu de tous ces dangers. Ils se diraient : pour que ces tres dbranchent ainsi, se coupent de leur agitation et de leur attention, il doit y avoir une raison imprieuse, une ncessit vitale. Quest-ce donc qui chaque nuit les attire ainsi dans ce monde solitaire du sommeil, loin de leur travail, de leurs jeux, de ceux quils aiment (1) ? Quel est donc ce souverain tout-puissant auquel ils se soumettent ainsi, pendant des heures, sans pouvoir lui rsister ? Mais leur surprise serait encore bien plus grande si, interrogeant certains de ces vivants, ceux qui leur semblent les plus volus, les humains par exemple, et leur demandant : Mais que faites-vous de si important tandis que vous dcrochez ainsi ? ils couteraient la seule rponse qui corresponde la ralit : quils nen savent rien ! La quasi-totalit des humains, en effet, ne sait pratiquement rien de son sommeil et nest mme pas capable de rpondre sans se tromper ou omettre lessentiel des questions pourtant simples en apparence telles que : Que se passe-t-il pendant votre sommeil ? ou : A quoi cela sert-il de dormir ?(1) WilIlam Dement. Dormir, rver, Ed. du Seuil.

Mme les savants spcialistes du sommeil ont encore, nous le verrons sur ces deux questions et sur dautres, beaucoup de doutes, dinterrogations et bien peu de rponses. Et ce sommeil qui occupe pourtant le tiers de la vie (on passe plus de temps dormir qu travailler) et dont les deux autres tiers dpendent en grande partie, lhomme de la rue en ignore encore presque tout. Il en mconnat lorigine, la nature, la raison dtre, la justification relle et le rle, les fonctions et les mcanismes, la conduite, le mode demploi, les usages et les trsors... Le peu quil en sait est le plus souvent erron, parfois loppos de la ralit. Il ny a aucun autre domaine o il fasse preuve dune ignorance aussi abyssale et pourtant il ny a aucun autre domaine qui soit aussi essentiel pour lui, et aussi porteur de richesses. Lhumain est surprenant II sintresse tout, sauf lui-mme. Il a lesprit curieux, veut tout voir, tout connatre, mais il ne sait rien ou presque rien de ce qui le touche de prs ou ce qui est lui-mme ses identits, son intimit la plus profonde lui restent trangres. Lhumain connat maintenant les grandes lois de lunivers mais ignore les rgles lmentaires qui rgissent sa propre vie et son sommeil. Il se mle de tout sauf de ce qui le concerne trs directement dans sa vie de tous les jours et de toutes les nuits. Il veut tout rgenter, asservir les autres vivants mais nest mme pas capable de se contrler et en particulier de matriser son propre sommeil. Ces ternels enfants que beaucoup dentre nous sont rests, lesprit aux aguets, posent mille questions pour tenter de savoir et de comprendre le monde. Pourquoi alors font-ils preuve de tant dindiffrence devant leur sommeil ? Nous passons notre temps et dpensons notre

9 nergie nous distraire et travailler, tenter de satisfaire des besoins en grande partie factices et nous ne cherchons pas mieux rpondre nos exigences biologiques essentielles, celle du sommeil par exemple. Pourquoi, alors que la plupart dentre nous travaillent souvent trs dur, jusqu se dtruire la sant passent-ils ct de tous les trsors que nous offre gratuitement le sommeil ? Cet humain si aventureux qui a creus la terre, plong au fond des ocans, escalad les montagnes, qui a maintenant commenc de conqurir le cosmos et a explor le coeur des atomes et voit par radiotlescope des galaxies situes douze milliards dannes-lumire ne pense mme pas regarder au creux de la nuit et de son sommeil. Ds quil sagit de son sommeil, lui si tmraire se montre timor, comme sil redoutait cette face cache de sa vie et ce quil pourrait y dcouvrir. Lui qui aime tout dissquer se contente, ds quil sagit de son sommeil, dune approche grossire. Sil essaie daller au fond des choses dans bien des domaines, l il effleure peine le sujet, en reste une conception dsute et passiste. Et alors que la science a fait dans ce domaine tant de dcouvertes, pourquoi lhomme en est-il encore cette notion prhistorique de son sommeil et son utilisation moyengeuse ? Tout va de plus en plus vite et le progrs lui-mme avance en progression gomtrique . Mais pour tout ce qui touche au royaume de la nuit, cest limmobilisme, lattentisme ou mme la rgression. Lhomme, toujours en qute de rendement, defficacit ou qui cherche tirer de tout et de lui-mme le meilleur parti, ne fait rien pour exploiter beaucoup mieux tout ce temps (une heure de sommeil pour deux dveil) consacr au sommeil et en tirer ses ressources quasi inpuisables ? Lui qui, la suite dAristote et de Descartes, aime tellement ce qui est prouv, dmontr, est devant son sommeil dune incroyable crdulit, admettant toutes les ides reues, les mythes, les lgendes et les fantasmes que lon se transmet de gnration en gnration. Enfin, tout a t dit surtout, parat-il. Alors pourquoi, sur le sommeil, cette sorte de conspiration du silence ? Que de questions sans rponses auxquelles nous devons ajouter encore celle-ci vraiment, tout cela nest-il pas incomprhensible ? Et cette question, nous allons tenter de rpondre. Ce livre, avant tout, veut vous apprendre un vrai savoir dormir qui va bien au-del du savoir bien dormir qui nen est que la toute premire tape. Jean Rostand a dit : Le sommeil est une opinion. Et selon lopinion que vous en avez, vous dormirez trs bien ou beaucoup moins bien, vous tirerez de votre sommeil beaucoup ou trs peu. Pour devenir un bon dormeur, il faut mieux connatre son sommeil, se familiariser avec lui, avec ses mcanismes, pour respecter les rgles qui le rgissent (1). Mais avant tout, il faut changer la conception que vous avez de votre sommeil, vous inciter une vritable rvolution. Dabord, il importe de rhabiliter le sommeil sur lequel on a gnralement une opinion trs ngative ou trs passive. Un aphorisme du Patanjali, trois cents ans avant J.-C., assurait que : le sommeil est une ide fonde sur la conception de labsence . Il nest que la cessation de ltat dveil et, pour certains, il nest que perte dun temps prcieux qui serait beaucoup mieux employ autre chose. Cest en tout cas une conception trs partielle et trique qui fait du sommeil un outil de rcupration de lnergie, grce cette passivit mme. On subit son sommeil plus quon ne le vit, plus quon ne laime. Ce que nous souhaitons ici, cest que vous vous mettiez aimer votre sommeil.(1). Cf. Pierre Fluchaire, Bien dormir pour mieux vivre, Ed. Dangles.

Dabord, pour dormir encore beaucoup mieux et chasser cette peur inavoue, souvent inconsciente, que nous avons tous plus ou moins de notre sommeil et qui est si prjudiciable au trs bon sommeil. Constamment nous sommes dans une sorte dtat intermdiaire entre le vrai veil et le vrai sommeil, de la mme manire que nous sommes, comme le disait Alexis

10 Carrel, constamment, quand nous ne sommes pas malades, dans un tat intermdiaire entre la maladie et la bonne sant . Certes, il y a des fluctuations et nous sommes un peu moins veills la nuit et un peu moins endormis le jour mais en ralit nous ne sommes jamais ni compltement endormis la nuit ni compltement veills le jour , comme le disait Thomas Edison, ou bien encore, selon le mot du Pr. R. Andrieu, lhomme nest jamais en tat de sommeil absolu ni de veille rigoureuse . Il sagira donc dtre beaucoup mieux endormi la nuit pour tre beaucoup mieux veill le jour. Il sagira ensuite de mieux connatre et utiliser les fonctions du sommeil celles reconnues par les savants mais aussi les fonctions oublies de tous et mconnues du plus grand nombre. Et enfin lon pourra dcouvrir les splendeurs du sommeil. Telle sera la premire tape, essentielle, de votre rvolution du sommeil , la premire marche sur la plante sommeil que vous croyez connatre sans lavoir jamais explore alors que vous vous y rendez chaque nuit. Vous pourrez alors mieux conduire votre sommeil, le grer, ladapter toutes les circonstances de votre vie, devenir un grand manager de votre sommeil, condition sine qua non pour devenir un bon manager de votre vie et ventuellement de celle des autres. Ltape suivante : vous dcouvrirez que le sommeil ne sert pas qu dormir mais bien dautres usages, bien plus enrichissants que le simple repos et qui sharmonisent avec lui. Car le sommeil est le cadeau le plus merveilleux de la nature et nous ne savons pas en exploiter tous les trsors parce que personne ne nous en a donn le mode demploi Nous irons beaucoup plus loin encore pour vous aider devenir le dormeur champion que chacun peut raisonnablement esprer tre un jour. Cest lheure de saccoupler au sommeil, au sommeil o roulent des diamants de lucidit. (Henri Certigny) Il se pourrait bien... que le sort de lespce humaine dpende, en partie, de la manire dont on saura comprendre et utiliser son sommeil et dont on parviendra rsoudre cette nigme : quoi sert rellement le sommeil ? On sait maintenant que sil avait su mieux exploiter celui-ci, ltre humain serait beaucoup plus en avance sur tous les plans et notamment celui de sa conscience qui na gure volu depuis des centaines de milliers dannes. Grce notre sommeil nous pourrions devenir, comme le disait Thomas Browne, plus que nous-mmes , plus adultes, plus conscients parce que nous deviendrions capables de comprendre ce qui se passe dans les profondeurs de notre tre, grce notre sommeil et nos rves, et de vivre enfin vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si les nuits sont enceintes , comme le disait Louis Francis, de quoi peuvent-elles bien accoucher ?

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Premire Partie

LE SOMMEIL, CET INCONNU

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1. Le sommeil dconsidr dans notre civilisationMacbeth does murder sleep, the innocent sleep. William Shakespeare. (Macbeth assassine le sommeil, linnocent sommeil.)

Depuis, on a fait mieux : on la enterr , dit J. Beradou. Le sommeil oubli De quelque ct que lon se tourne, quel que soit le mode dexpression considr, ce que lon cherche savoir sur le sommeil et lardeur quon y mette, on saperoit que dans notre civilisation, le sommeil cest le grand absent. Et cette absence commence la source, prcisment l o lon sattendrait ce quil soit tudi fond, quon y apprenne le rparer, le remettre en tat lorsquil prsente des anomalies je veux parler de la Facult de mdecine. Citons un interne dun CHU parisien : Pendant toutes mes tudes, linsomnie en tant que telle a d mtre enseigne environ pendant deux heures, en comptant large. Dans les premires annes o lon tudie encore essentiellement les sciences fondamentales (chimie, physique, physiologie) mais pas encore les maladies et leurs signes (cliniques), nous avons tudi la physiologie du sommeil pendant environ un quart dheure. Pendant la mme anne, nous avons eu un cours de pharmacologie consacr aux psychotropes et la partie destine aux mdicaments spcifiques du sommeil a dur un quart dheure. Donc, pour nous rsumer : physiologie et mdicament du sommeil environ une demi-heure. Les cours se situant au dbut des tudes mdicales, sans que nous ayons encore le moindre contact avec les malades. Inutile de prciser que nous avons tous, ou presque, oubli la teneur de ces cours. En sixime anne dtude, on nous enseigne la thrapeutique. Le chapitre consacr au sommeil a dur une heure peu prs. Donc, au cours de mes tudes, deux heures, en comptant large, ont t consacres linsomnie (1). Voici dailleurs ce que nous a dit un mdecin connu et spcialiste du sommeil : Dans les tudes de mdecin, linsomnie est mise au mme rang que le rhume de cerveau ; elle est considre comme quelque chose de bnin, de secondaire. Cette grande absence du sommeil et du traitement de ses troubles, dans les programmes denseignement de la mdecine, nest pas lexclusivit de la France. Dans le Sleep Project qui veut mettre en place aux Etats-Unis une campagne dinformation sur les troubles du sommeil et dirige par le Dr Krauthammer, on lit : Une grande partie des coles de mdecine amricaines noffre pas un seul cours sur les dsordres du sommeil et la thrapeutique approprie. (1). Extrait de la revue Que Choisir ? n 134, nov. 1978.

Comment sen tonner puisque le sommeil a t, pendant trs longtemps, le grand oubli de la science. Il ny a gure plus de trente ans que celle-ci a commenc se pencher sur lhumain et

13 sur les animaux endormis qui ont beaucoup nous apprendre dans ce domaine. La science du sommeil est encore dans les limbes. Cette absence, il est vrai, ne date pas daujourdhui. Dj pour les Romains, le royaume du sommeil tait celui du vide, du nant il ne sy passait rien. Certes, faute de le comprendre, ils lavaient difi, mais le dieu Hypnos qui rsidait selon Homre Lemnos neut jamais de temple ni de statue. Dans la conception romaine, le cerveau sarrtait pendant le sommeil et mme lme quittait le corps pour aller la rencontre des esprits et des dieux. Il ne restait de nous, endormis, que le corps matriel, cest--dire notre cadavre. Comment stonner alors que lon ait si longtemps, et encore de nos jours, escamot cette autre moiti du monde de la vie et que le sommeil soit devenu et demeure un continent inconnu, sombr, comme lAtlantide, au fond de locan de notre oubli. Aussi chercherait-on en vain trace ou mention de sommeil dans des sections entires de lactivit humaine o il devrait pourtant figurer en bonne place. Pour mieux vous en persuader, nous vous donnerons quelques exemples. Que lon veuille trouver du travail ou se distraire, acqurir une maison ou un bateau, trouver un partenaire ou refaire sa vie, retrouver un objet perdu..., il existe des centres qui vous aident ou vous renseignent. Mais essayez de trouver un endroit o lon vous informerait si vous avez perdu votre sommeil ! Il existe des groupements, des associations, des clubs, des institutions pour tout, absolument tout, mais pas pour le sommeil (1). Il y a des partis politiques qui se mlent de tout et ceux dont le programme est ax sur lcologie, mais mme ceux-l ne sintressent pas au sommeil.., et mme pas dailleurs son cologie. A quand le parti du sommeil ? Rien quavec les insomniaques (qui reprsentent le quart des Franais), il serait de trs loin le parti le plus nombreux de France ! Dans la liste des mdecins spcialistes du sommeil, il ny a rien. Et ce nest pas parce que notre civilisation est axe seulement sur lactif, le positif, le rentable. Il en a t ainsi de tout temps. Mme les bibliothques antiques ne rpertoriaient pas le sommeil. Il y a constamment des manifestations pour tout. On manifeste tout propos, dans des enceintes ou dans la rue, pour revendiquer ou se faire connatre, se faire entendre ou clamer son mcontentement, pour un oui ou pour un non (surtout pour un non). Mais jamais personne ne manifeste pour ce droit pourtant vital et si bafou le droit au sommeil qui existe comme le droit au travail, au repos, aux loisirs ou la grve ; ce droit devrait tre prioritaire mais il na pas mme droit de cit.(1). Sauf le club que nous avons fond, du sommeil et du rve et qui malheureusement na pas encore dquivalent ailleurs

Pourtant, si tous les habitants non endormis ou mal endormis de nos villes se levaient au milieu de la nuit et descendaient dans la rue pour crier jusqu rveiller les autres quils en ont assez de leurs nuits blanches et de leurs jours sombres et de ce quon ne leur propose que des gadgets inefficaces, des bains de pied ou des somnifres qui les assomment (et dmolissent aussi leur sommeil), les rues seraient noires de monde car ce serait la moiti des citadins qui dfileraient ainsi. Et cest bien ce quils devraient faire au lieu de rester silencieux. A quand la rvolte des mal-dormants pour la grande rvolution pacifique du sommeil ? Mais aujourdhui, le seul slogan que lon entende cest : Le sommeil ? Connais pas. Il ny a pratiquement aucune statistique sur le sommeil. Prenons celles des accidents de la route : une grande partie de ceux-l sont sans doute dus soit au manque de sommeil provoquant des endormissements au volant, soit un excs de somnifres provoquant de mauvais rflexes. Mais personne nen parle jamais et ce nest pas seulement parce que cette cause est peut-tre plus difficile tablir que les autres. W. Dement dit trs justement : On traite le sommeil avec indiffrence et les rves avec ddain. Si lon vous demandait de quel ministre dpend le sommeil, celui de la Sant, du Temps libre, de lEducation nationale, de lEnvironnement, de lUrbanisme ou du Logement, vous seriez bien embarrass et juste titre. Personne ne sen charge ni ne sen proccupe.

14 Il est vrai que linsomniaque lui-mme finit par devenir presque indiffrent son insomnie, lacceptant comme un mal invitable. Il vit avec, sen accommode malgr les dgts parfois terribles qui en rsultent. Certains insomniaques, dit on, arrivent mme sy complaire. Dans lenseignement, de la maternelle lenseignement suprieur en passant par le primaire et le secondaire, le sommeil ne figure aucun programme de lEducation nationale, mme indirectement. Et pourtant, en ce domaine lducation est primordiale. De temps en temps un livre sur le sujet est publi, surnageant peine dans une production considrable, et rares sont les ouvrages sur le sommeil qui apportent quelque chose de nouveau, Si de temps en temps les mdias parlent du sommeil, cest presque exclusivement sous langle des troubles du sommeil, comme sil ntait intressant qu partir du moment o il ne fonctionne plus correctement. On oublie daller plus loin et de considrer le sommeil en luimme et non pas seulement son absence. Dans la vie courante, il arrive que le matin chacun demande ses proches sils ont bien dormi On ny songe plus ensuite. Dans la journe, faire allusion au sommeil, ou plus forte raison tenter de dormir, est exclu. Il est trs mal vu de fermer les yeux lcole, au bureau, de biller. Une norme pression sociale nous en empche, dit encore Jeannette Bouton. Car le sommeil, cela nexiste que la nuit (bien que ce soit une conception trs errone). Dormir dans la journe serait incongru. Cest bon pour les bbs, les malades, les vieux ou pire, les fainants. On bille furtivement alors que cest si agrable et si utile notre organisme condition de pouvoir le faire longuement, en toute libert et non en rprimant ce mouvement. Les rgles de la politesse, parat-il, sy opposent. Et pourtant si on bille comme le dfinit le dictionnaire Larousse : Faire en ouvrant largement la bouche une respiration profonde suivie dune expiration prolonge , on se dtend totalement. On nose pas.avouer ni aux autres ni soi-mme que lon a sommeil : cela ne ferait pas srieux. On nhsite pourtant pas admettre sa fatigue et lon avoue sans complexe que lon a faim ou soif. On nose mme pas dire quon est insomniaque comme sil sagissait dune tare inavouable ou dune maladie honteuse. Et le matin, crit Marguerite Yourcenar, chaque humain a honte de son visage entach de sommeil . On nose pas avouer davantage que lon prend des somnifres. Bref, on tait, on camoufle, on lude..., on vite soigneusement daborder le sujet. II existe des guides pour les bonnes tables mais aucun, jamais, ne vous indique ce qui serait pourtant au moins aussi important tant pour le plaisir que pour la sant les endroits o lon dort bien, les htels o les lits sont bons et les chambres labri du bruit ou de la lumire. A toute heure du jour, et mme dans les grandes villes toute heure de la nuit, on peut trouver se restaurer, tancher sa soif, acheter des cigarettes, liminer, se procurer un comprim mais nulle part, en aucun pays dit moderne on ne peut restaurer ses forces en effectuant une tranche ou un cycle de sommeil, nul lieu accueillant o lon puisse combler sa dette de sommeil, apaiser un besoin pressant de dormir, satisfaire cette ncessit parfois imprieuse de rcuprer. Or, la plupart de nos contemporains sont en tat de manque permanent et leur compte en banque de sommeil perptuellement dcouvert, Si un P.-D.G. dont la lucidit et le dynamisme sont essentiels avait dans son bureau ou mme dans son arrire bureau un divan, un lit ou un fauteuil relax et sen servait, ce serait pour beaucoup un vrai scandale ! On oublie que dans certaines civilisations trs actuelles , nimporte qui peut dormir nimporte quand ds quil en ressent le besoin et en manifeste le dsir. On a ray le sommeil de la carte. Ce nest mme pas une absence trs remarque car tout se passe comme si tout le monde sen moquait perdument. On considre le sommeil lui-mme comme une absence dveil ou une absence tout court. En chacun il y a cette ide plus ou moins consciente que pendant le sommeil la vie est suspendue, que tout est arrt et ralenti. Selon Aristote, un ralentissement quotidien du feu interne expliquerait cette perte de

15 conscience nocturne . Les Romains croyaient que le sommeil tait une sorte de mort provisoire, de petite mort en attendant la vraie, la grande dont Napolon a dit quelle tait un sommeil sans rve . Ainsi pour le plus grand nombre il ne se passe rien ou presque dans le sommeil, et lon pourrait sinterroger sur cette persvrante dsaffection de lhumain lgard de son sommeil quil traite partout par-dessus la jambe , comme sil sagissait dun sujet tabou et sans valeur alors que paradoxalement ce sujet intresse au plus haut point tout le monde dun bout lautre de sa vie, dun bout lautre de la plante. Car le sommeil influe profondment sur toute lexistence, sur tous les plans, le plus matriel comme le plus subtil, le plus physique comme le plus spirituel. Dans lordre des besoins, le sommeil est le plus imprieux tout de suite aprs le besoin dair et deau, et bien avant le besoin de nourriture. Car si on ne peut rester plus de quelques minutes sans oxygne et plus de quelques jours sans liquide, on ne peut rester plus de deux semaines sans dormir alors quon peut vivre un mois sans manger. On pourrait presque en conclure que le besoin de sommeil est plus de deux fois plus essentiel que celui de nourriture, bien que celle-ci constitue la plus grande proccupation de lhumain, que lon ne parle table que de cela ou presque et mme en dehors pour ceux, si nombreux, pour lesquels la bouffe , la grande bouffe compte tant quils en ont oubli les sarcasmes de Molire et ne vivent que pour manger. Sil existe une dittique de la nourriture, celle du sommeil manque encore. Alors comment stonner de ce que pour la quasi-totalit des humains le sommeil reste ce puits dincertitude dont parlait Charles Pguy. Chaque nuit, en chaque humain, une pice se joue dans lombre, se droule dans son corps et son esprit, mais le rideau tombe ds le dbut et jusqu la fin sur notre ignorance et notre indiffrence. Elle se droule devant une salle vide. Pour justifier ce silence de notre civilisation, on dit quil faut prserver cette zone dombre de toute incursion intempestive... On nous dit mme essayer de savoir par le sommeil ce qui est en soi, nest-ce pas du nombrilisme, du narcissisme excessif ? Bref, partout, tout le temps, avec les meilleurs et malheureusement fausses excuses, ce domaine si merveilleux du sommeil a t escamot et trait comme un univers tranger nous-mmes et notre vie. Mieux vaut peut-tre nen rien connatre , ma dit lun. Jaime mieux mon nant , ma dit un autre... Ils ne savaient pas tout ce quils perdaient ! Le sommeil dvaloris Le sommeil nest que perte de temps, de vitalit et de chances. Thomas Edison. Notre civilisation ne sest pas contente dignorer le sommeil, elle en est lennemie , crivent dans Le Sommeil Gay Gaer Luce et Julius Segal. Tout se passe en effet comme si elle voulait le rejeter, comme quelque chose de dtestable. Cest vrai tous les ges, en tous lieux chez soi, lcole, au bureau, latelier. Cest vrai jour et nuit et pour tous, quel que soit son niveau mental, dinstruction, de rang social et cest dautant plus vrai que lon slve dans la hirarchie. Il est ais de montrer quel point lhumain a eu, depuis toujours, une conception trs passive et ngative du sommeil. Par exemple, pour les Grecs, Hypnos, dieu du sommeil, tait frre jumeau de Thanatos, dieu de la mort. Cette comparaison a t maintes fois reprise, celle du sommeil mortiforme... jusquau pote anglais Shelley qui parla plusieurs reprises du sommeil frre de la mort . Pour Rimbaud dans Le dormeur du val : Rien ne ressemble plus au sommeil que la mort. Pour Nerval : Les premiers instants du sommeil sont limage de la mort. Selon Goethe : On cesse dtre dans le sommeil... Et Marguerite

16 Yourcenar fait dire Hadrien que le sommeil est une rencontre avec le nant, preuve que chaque nuit nous ne sommes dj plus . Et pour tous, maintenant comme jadis, la premire image que suggre le sommeil ce nest pas celle de la vie, dune autre vie aussi remplie, aussi intressante et labore que celle de lveil mais plutt celle dune suspension de la vie. Mme dans les dictionnaires on ne donne, comme dfinition du sommeil, quune description de son aspect inactif et superficiel, comme par exemple : Entier assoupissement des sens , ou : Etat dune personne dont la sensibilit et lactivit se trouvent suspendues ; Mise en repos priodique des organes des sens et du mouvement , etc. Cela montre bien, une fois de plus, que lon sen tient lapparence et quon oublie totalement le fantastique travail souterrain qui sy accomplit. Le dormeur est apparent un dfunt provisoire (defunctus qui a cess de fonctionner). Pour tous, le sommeil nest conu que comme une suspension de ce qui caractrise et diffrencie ltat dveil par rapport au sommeil, la communication avec ce qui est extrieur soi-mme et lagitation ; il nest peru que comme cessation de la relation et du mouvement. On confond tre en action et bouger. Certains vont encore plus loin et pensent que la conscience est abolie dans le sommeil ou, en tout cas, la vigilance ; heureusement il nen est rien et nous verrons que cette conception est soit totalement soit partiellement errone. Pour tous, le sommeil nest quune priode de non veil : un dormeur, cest quelquun de retranch du monde, un point cest tout. Et voici pourquoi le sommeil est rest une nigme entoure de mystre , selon le mot de Sir Winston Churchill. Mais lhumain est encore all plus loin, plus bas mme pourrions-nous dire, dans cette dvalorisation du sommeil partir de laquelle sest dveloppe une vritable aversion pour le sommeil. Alcmon, mdecin de Crotone, croyait que pendant le sommeil le sang se retirait des veines. Pour Lucrce, lorganisme tombe plus ou moins en ruine pendant le sommeil . Des visions sinistres susceptibles de nourrir bien des fantasmes ! Aristote croyait que le sommeil tait seulement fait pour nous permettre de mieux digrer. Selon Claude Bernard, cet minent physiologiste, les vaisseaux se rtrcissent pendant le sommeil, do ralentissement du courant sanguin et engourdissement ! Le sommeil ntait donc pour lui quune anmie crbrale priodique... Le savant allemand Rosenbaum avait du sommeil une explication encore plus curieuse et pas plus valorisante. Le sommeil serait d une accumulation deau dans les tissus, provoquant une sorte de paralysie momentane ! Plus rcemment, il est devenu un sous-tat . Kant y voyait un tat dordre infrieur, incohrent et improductif . Benjamin Franklin tout comme Thomas Edison dtestait le sommeil. Pour ce dernier, dormir tait non seulement une perte de temps mais un signe de faiblesse et mme dimbcillit. Il prouvait une hostilit obsessionnelle vis--vis du sommeil au point dcrire Les gens mangent deux fois trop et dorment deux fois trop longtemps. Il en rsulte quils se portent mal et font mal leur travail. Il voyait l un hritage dtestable des temps prhistoriques et comptait bien que llectricit (domestique enfin par lui grce linvention de lampoule lectrique) allait changer tout cela. Jadis les rabbins disaient : Seul Dieu ne dort jamais. Le fait que lhomme dorme prouve quil est mortel. Les temps nont gure chang et lhomme moderne nadmet pas beaucoup mieux cette suspension de la vie qui le dconcerte. Il nadmet pas vraiment dtre contraint de dormir. II ny souscrit ni de gaiet de coeur ni de gaiet de corps. Certains se demandent sil est aussi ncessaire de dormir quon le dit. Ils se couchent sans avoir sommeil ou ont un mal fou le trouver. Le matin ils ont un mal fou en sortir et se lvent plus fatigus que la veille au soir. Tel est lenchanement infernal, le cercle vicieux : lhumain sendort avec difficult, dort mal, se rveille mal, rcupre mal. Aussi le sommeil lui est-il devenu plutt antipathique, et plus il sen dfie, plus il dort mal.

17 Rares sont ceux qui vont au lit avec plaisir, pour le plaisir. On y va quand on tombe de sommeil , quon est reint ou quon na plus rien faire. Sans prendre conscience que par le sommeil on va prendre un bain de renouveau, quil constitue cette fameuse fontaine de jouvence , que sen dormir l heure crbrale , est une ivresse comparable celle que procure une ou plusieurs coupes de champagne, dit Jeannette Bouton. Dormir nest plus une partie de plaisir. Cest presque une corve pour beaucoup comme cest pour eux une corve de se lever le lendemain matin. Paradoxalement, ceux qui dtestent aller se coucher, dtestent aussi se lever le matin alors que pour tous les animaux, se lever est une fte quotidienne. Un crivain insomniaque a dit et cela reflte bien lopinion que certains ont de leur sommeil : Le sommeil est un vaisseau fantme sur lequel je regrette chaque nuit dtre mont. On dit mme, propos de celui qui dort, quil exprime un malaise social ! Quelle absurdit ! Le sommeil nest plus une rcompense. La plupart des hommes vont au lit par habitude, par routine, pour faire comme tout le monde ou pour satisfaire un besoin, sans dsir ni joie. Pour se soumettre un instinct plus puissant que leur volont, et cette abdication, la limite, les humilie ! Pour prouver cela, nous avons demand un certain nombre de personnes comment ils voyaient, intrieurement, le sommeil, quelle image ils sen faisaient, et de le dessiner sur papier. Beaucoup ont hsit longuement avant de commencer leur trac, jamais ils navaient visualis leur sommeil. La quasi-totalit des dessins que nous avons obtenus, parfois en insistant, reprsentaient une tte ou un personnage grave, maussade souvent, quelquefois sinistre ou effrayant ; certains ont mme dessin une tte de mort. Moins dune personne sur vingt a reprsent un sommeil sympathique, gai, souriant, avenant, attirant ou mme seulement dtendu et serein. Nest-ce pas surprenant ? Le sommeil nvoque-t-il pas limage du calme, de la dtente, de la paix et du repos ? Aucune de ces personnes na imagin que le sommeil pouvait tre de sexe fminin et ne la reprsent sous les traits ou les formes dune belle fille dont pourquoi pas ? on aurait aim partager la couche ; et ce, malgr la formule rejoindre les bras de Morphe , en prenant dailleurs pour une femme le dieu des songes et fils dHypnos... Ainsi on redoute son sommeil plus quon ne laime. Mais il ny a pas que le plan affectif. Dans notre logique, le sommeil noccupe pas une meilleure place. Depuis lge dit de raison partir duquel lenfant a commenc prendre conscience de sa mort future, et de plus en plus au fur et mesure o il avance en ge, lhumain est obnubil plus ou moins constamment par le fait que la vie est courte. Il a limpression, voire la certitude, que le sommeil lui drobe un temps pourtant dj si mesur, rogne sa dure de vie, ampute son existence et que celle-ci sen trouve dautant abrge puisque pour lui la vie commence au rveil et sinterrompt au coucher. Le temps total de sommeil reprsente il est vrai une moyenne de vingt vingt-cinq ans. Si on arrivait supprimer le sommeil, ce serait une autre manire daugmenter sa longvit, lquivalent actuel de cent ans. Mais cela nest vrai, bien sr, que si le sommeil est un temps de non vie et ce livre nest crit que pour dmontrer le contraire. Cette conception du sommeil raccourcisseur de temps vivre est dautant plus forte que lon est plus occup , que lon a plus sur-employ son futur . Pour un adulte (ou qui se croit tel), dormir ou dormir longtemps, cest bon nous lavons dj dit pour les enfants, les malades, les vieux, les oisifs ou les paresseux. Pour un homme (ou qui se croit tel), ce nest pas viril de rester trop longtemps au lit, cest bon pour les femmes . Ce sicle de vitesse et de comptitivit ne tolre plus le sommeil. Lorsquon est un homme daffaires et que lon a des responsabilits, on rve (si je puis dire puisquon na plus ni le temps ni le got de rver) de ne dormir que quatre heures par nuit comme Napolon ou mme, si on pouvait, deux

18 heures, pas plus, comme Edison ! Le sommeil est un luxe qui nest plus la porte du businessman toujours press, entre deux avions ou deux rendez-vous, irrit par cette perte de temps inutile, alors quil ny arrive plus . Busy, in a hurry... lhomme daffaires ne veut pas gcher sa vie dormir. Le sommeil, punition des enfants Il est vrai que tout concourt, ds la prime enfance, ce que lon prenne en grippe son sommeil. Car dj quand on est enfant le sommeil est prsent comme une sanction. Pour le montrer, nous allons nous rfrer encore une fois Jeannette Bouton qui dans ses crits et ses confrences montre que lon fait tout et heureusement de moins en moins grce elle pour provoquer cette aversion des enfants pour leur sommeil. Voici de cette dernire quelques citations loquentes (1) : Aller au lit quand les autres veillent, cest se sentir rejet au clan des petits . Lenfant se convainc que cest tre grand que de lutter contre le besoin de dormir, que de faire semblant de ne pas sentir le message de lendormissement que lui envoie son cerveau heures fixes. En effet, pour eux, un grand, a ne dort pas, et de fait un enfant premier couch, dernier lev ne voit jamais ses parents dormir. Et lon assiste ce phnomne tonnant le sommeil est l tout proche, lhormone crbrale agit, lenfant titube de sommeil et ses paupires tombent, et pourtant il fait tout pour rester veill, luttant contre le sommeil par tous les moyens dont il dispose , ajoutent M. et G. Bonnet dans : Connatre lenfant .(1). J. Bouton, Bons et mauvais dormeurs, Bd. Gamma ; Rapprendre dormir, Ed. ESF.

Jeannette Bouton nous donne encore bien des formules convaincantes : Lenfant veut tre grand, comme on le lui promet en lenvoyant lcole, mais il entend Au lit, les petits ! ou Si tes pas sage, tiras au lit. On lenvoie au lit comme pour le punir, avec mme lexigence quil sendorme sur-le-champ. Et si ce nest pas le cas, trop souvent on le mate coups de somnifres . Pourquoi ce sommeil sur commande et pourquoi devient-il une sanction au lieu dtre une fonction de bien-tre, de scurit et de restauration de toutes les forces physiques, intellectuelles et psychiques ? Ou encore Le lit devient rapidement, pour lenfant, un champ de bataille, un terrain o sexercent le chantage et les reprsailles, un lieu daffrontement avec les parents ou le sommeil. En fait : On lexpdie au lit comme on lenverrait au coin ou au cachot . En cho, coutons, Maria Montessori, pdagogue rpute : Le lit de lenfant est la premire prison . Les petits sont souvent comme une cage en fer. Comment stonner que ladulte, par la suite, ne voie plus dans le sommeil quun enfermement au lieu dune libration ? Simon Monneret (1) ajoute : Dans la majorit des familles occidentales, le rituel du coucher de lenfant est objet de tension, danxit, dirritation, la fois pour les parents et pour lenfant (et le rveil aussi dailleurs). Pour lui, il est honteux de dormir. Parce quon ne sait pas respecter ses impratifs physiologiques, le sommeil est devenu un habeas corpus, une contrainte, quelque chose que les grands lui imposent. Cest ds lenfance que lon commence avoir des opinions errones sur le sommeil. (1) S. Monneret, Le Sommeil et le Rve, Ed. CEPL.

Qua-t-on fait du sommeil des enfants ? Un moyen de se dbarrasser deux, dtre tranquille, de les rduire limmobilit. Un enfant qui dort, ce sont des parents libres. Pour lenfant, dormir est devenu un devoir comme ceux que lon fait pour lcole. De tout cela nat une aversion pour le lit qui subsiste trs longtemps lorsquon est devenu adulte et mme, parfois, ne sefface plus malgr lge.

19 Nous ajouterons aussi cette peur du sommeil que lon cre et entretient chez les enfants avec des histoires dnommes tort dormir debout car nous les qualifierions plutt dhistoires ne pas dormir couch : on peuple leur sommeil de loups-garous, croquemitaines, marchands de sable et autres gendarmes ou voleurs... Ces peurs ne seffacent jamais compltement, ne serait-ce que parce que dans le sommeil, on le sait, on retourne ses toutes premires annes, on retombe en enfance et aux terreurs nocturnes pour la plupart fabriques ainsi dont celle-ci est hante. Et si nous avons tant insist sur cette dmolition systmatique du sommeil chez les petits, cest pour mieux attirer lattention sur ces rpercussions insouponnes dont on ne se libre pas. Si bien que, si lon veut retourner la situation, cest par les enfants quil faut commencer, ou plutt par les parents et les ducateurs. Car de tout cela nat pour le futur une inapptence, une rsistance au sommeil qui prennent leur source dans le dtournement bte et mchant que lon impose aux enfants. Par la suite, ladulte lui-mme se chargera den rajouter encore. Malgr toutes les dcouvertes scientifiques, le sommeil est rest dans lombre et associ elle. Si ltat dveil appartient au royaume du jour et de la clart, celui du sommeil est encore exclusivement celui de la nuit, des tnbres et de lobscurit quil convertit, souvent inconsciemment, en un domaine malfique, voire satanique. Pour lui, la nuit et le sommeil sont plutt le royaume des dmons. Et si lhumain antique avait divinis le sommeil, lhumain moderne, lui, la presque diabolis . Mphistophls y rgne en tyran, et cela est particulirement vident pour le monde des rves et des cauchemars. Longtemps, dailleurs, lEglise elle-mme a manifest de la mfiance envers tout essai de prospection dans ce domaine du sommeil quelle dsirait peut-tre se rserver, pour lexorciser.

Le rve mpris Chacun sait quil est le royaume du fameux inconscient et ce terme, dj, possde une connotation plutt pjorative. Aux yeux du commun des mortels, linconscient qui vagabonde et sexprime dans le rve voque une sorte de poubelle contenant ce quil y a de plus inavouable, tout ce qui nose sexprimer ou paratre au grand jour et dont il faut soigneusement laisser le couvercle ferm afin que ne sen chappent pas nos complexes, refoulements, instincts, pulsions honteuses (quoique naturelles), sensations interdites et dsirs illicites. Tout ce qui est bizarre en nous, dsordonn, irrationnel, draisonnable, non conforme aux rgles et la biensance, peu digne dun esprit fort, volu et matre de lui-mme. Toutes nos tares sy trouvent enfermes, notre atavisme, nos vices cachs ainsi que nos maladies, dfauts, travers, tendances perverses, etc. Tout ce que lon doit censurer et rprimer quand on est quelquun de bien et dhonnte. On a mme dit que bien des hommes considraient leur inconscient comme une fosse septique o croupit et fermente tout ce qui en nous est douteux, boueux et malodorant. Tout ce qui schappe, parfois notre insu, quand faiblit notre vigilance sous lemprise de lalcool, de drogues ou de nos cauchemars. (En anglais: nightmare, en allemand nachtmar ; le suffixe mar dsignant anciennement le diable dans toutes ces langues.) Notre inconscient sexprime dans le sommeil par le rve dont il est le langage normal et naturel. Mais notre civilisation a aussi dvaloris le rve, probablement parce que l image de marque de linconscient tait mauvaise. Elle a aussi depuis des sicles ignor et mpris le rve bien que dans toutes les autres civilisations et de tout temps, sous toutes les latitudes, on ait reconnu son importance, chez les Hbreux par exemple.

20 Ce furent pourtant le judasme, puis le christianisme mal compris qui ont commenc rabaisser le rve et son interprtation. Il ne pouvait y avoir divination (ou devination) par le rve, lavenir nappartenant qu Dieu. Au XIX sicle, sintresser aux rves tait considr comme diabolique (il y avait encore des gens dont le mtier occulte tait interprteur de songes ). En Espagne cela valait le bcher et en France cela cotait une lourde amende. Cette loi ne fut dailleurs abroge quen 1873, il y a peine plus de cent ans. En adorant la desse raison , le cartsianisme a tu le rve. Il a fallu attendre la premire anne de ce XX sicle pour que Freud commence le rhabiliter. Aujourdhui encore, il est assez mal vu de sintresser aux rves, aux siens et ceux des autres. Etre un rveur signifie quon na pas les pieds sur terre ou quon est dans la lune . Rver est un mot dprci. Pour beaucoup, le rve est encore considr comme un accident de parcours du sommeil, un trouble-fte quil faut viter, une anarchie psychique, affective et mentale , dit M. Dugas, ou encore le produit de la pense errante, sans but et sans direction , selon M. Delage... Sigmund Freud, dans Les Nouvelles Confrences sur la psychanalyse, a crit : Les mdecins non analystes prtendent que le rveur a mal dormi, que les rgions de son cerveau nont pu, toutes, au mme degr, parvenir au repos, que certaines dentre elles ont persist vouloir fonctionner et ny sont arrives que de trs imparfaite faon. Et sil en est rellement ainsi, nous ferons bien mieux de ne pas nous proccuper plus longtemps du produit psychiquement sans valeur dun trouble nocturne. Ou bien le rve est un acte psychique plein de valeur et de signification. Cela aussi nous le montrerons. Nous verrons comment faire justice de tout cela et montrer que sintresser son inconscient et son rve nest pas rserv, bien au contraire, ceux qui sont drangs, rtrogrades ou pervers ; que nous navons pas rougir ni craindre cet inconscient, pas plus que notre sommeil. Il importe de savoir quen ralit il sagit dun transfert et que justement le sommeil nous dlivre et nous met labri de tout. Le sommeil maltrait De cette dtestable opinion que sest faite lhomme moderne, vont rsulter des consquences fcheuses. Il est difficile de mesurer les dgts dus cette dfiance devant son sommeil, surtout si lon songe que le bon sommeil et plus encore le bon endormissement dpendent, prcisment, dun tat de confiance . Mais il y a pire que la mfiance, il y a les mauvais traitements. Le sommeil des autres nest pas respect et en particulier par les noctambules. Dans certains pays, aux les Fidji, en Birmanie, en Indonsie et ailleurs, rveiller quelquun pendant son sommeil est considr comme un pch grave (mortel, diraient nos religions occidentales). Lme du dormeur ayant quitt son corps et errant dans les tnbres, elle pourrait ne pas avoir le temps de revenir sil ne sveillait pas dun veil naturel et le dormeur pourrait en mourir. Les Grecs partageaient cette opinion. Hlas, ce respect sacr du sommeil des autres est bien perdu ! II suffit de penser quun motocycliste bruyant traversant Paris la nuit rveille environ deux cent cinquante mille personnes ! Mais cest aussi son propre sommeil que lon matraque . Quand on prend un somnifre (plus de trois millions de Franais chaque soir), on reoit sur la nuque lquivalent dun coup de massue. On inonde les centres du sommeil et du rve situs dans le tronc crbral de produits chimiques qui disloquent les cycles du sommeil, crasent les priodes de rve et font dormir dun sommeil artificiel.

21 Le matin, 89 % des Franais se rveillent avec un rveil matin qui les surprend gnralement bien avant la fin du dernier cycle que lon casse ainsi en deux, ce qui quivaut un second coup de massue. Et lon sinflige ainsi chaque matin dun bout lautre de lanne, pendant des annes et des annes, un traumatisme crbral . On fait venir et on chasse le sommeil coups de matraque. On fait trs attention en traversant les rues mais on traverse nimporte comment chaque nuit. En se couchant et en se levant nimporte quand, on dort comme on vit, compltement dphas par rapport ses rythmes naturels de sommeil, en dysharmonie avec eux. On marche ct de ses rythmes et mme contre-rythme ; on passe son temps flanquer de grands coups de marteau dans les rouages dlicats de nos horloges biologiques. On en mesurera les ravages si on sait que tous les cycles senchanent comme les engrenages dune immense horloge. Ce mpris des rythmes naturels du sommeil est vrai pour tous individuellement et collectivement. Le changement dheure en donne un exemple. En Bretagne (o le dcalage de lheure sociale est maximal par rapport lheure solaire car elle est plus louest), pendant les six mois du printemps et de lt, on oblige les enfants et les grands qui se lvent 7 heures, par exemple, se lever en ralit aux environs de 4 h 30, heure solaire. Et cela, aggrave ce que lon a appel pourtant les deux flaux du sicle, la fatigue et linsomnie. Les animaux, mme domestiques, se refusent suivre cette heure folle (comme certains leveurs dauvergne lappellent). Mais cest toute lanne, constamment, que lon vous rveille, ds lenfance, nimporte quand (alors quaucun animal au monde ne sveille ou nveille ses petits avant la fin dun cycle), que lon vous envoie au lit quand on est trs rveill, que lon vous empche de dormir dans la journe quand on tombe de sommeil, que lon ne tient jamais compte dhoraires personnaliss alors que chacun a sa propre heure biologique. Les enfants dsapprennent ainsi le sommeil, ce qui les prdispose devenir de futurs insomniaques parce que dsynchroniss. Mme dans les lieux o il devrait tre sacr, le sommeil est bafou. Si lon est malade, en clinique comme lhpital, et que lon y entre avec un sommeil normal, on risque den ressortir insomniaque, avec le sommeil perturb quelquefois ad vitam en quelques jours ou plutt en quelques nuits. Alors que bien dormir est si important pour supporter la maladie, pour lutter contre elle et gurir, que cest grce en grande partie son sommeil que lon doit retrouver la force physique et morale pour surmonter son preuve, et que cest surtout pendant le sommeil qua lieu par exemple la cicatrisation. Mais le sommeil du malade ne semble pourtant pas avoir beaucoup dimportance : on le rveille aux aurores , sans mnagement, par le vacarme dans les couloirs, pour la temprature, puis une demi-heure aprs, quand il sest juste rendormi, pour la tension, puis pour le petit djeuner, puis pour les visites, etc. Et on lui propose avec insistance, on lui impose presque, chaque soir, comme tous les autres, un somnifre ; il faudrait celui-ci une norme volont, dont la plupart sont justement momentanment privs, pour le refuser. Il est vrai que le mpris du sommeil et de ses lois stend mme au sommeil des mdecins de garde, des infirmires, etc. Nous nous contenterons de citer cet extrait du livre de Gay Gaer Luce et Julius Segal (1) relatant ce qui se passe aux Etats-Unis : Il nest peut-tre pas dendroits o lorganisation des services de nuit implique plus de fatigue et soit plus absurde que dans les hpitaux. Les jeunes internes et les tudiants rsidants observent des horaires qui bouleversent compltement leurs rythmes journaliers et ils se trouvent parfois de service pendant trente-six heures de suite. Un neurologue attach lcole de mdecine Albert Einstein, Elliot Weitzmann, raconte que pendant un mois de stage dans le service des urgences il tait sur pied vingt-quatre heures sur vingt-quatre, moins quelques heures de sommeil dans la matine avant les visites de laprs-midi aux malades. Linterne manque dexprience, pour commencer. Quand il est de service, il narrte pas ; et cest parfois une question de vie ou de mort, alors quil na personne sous la main quil puisse

22 consulter. Je savais trs bien que jtais alors beaucoup moins apte prendre des dcisions et jesprais toujours qu partir de 3 heures du matin il ny aurait plus durgence. (1). Le Sommeil.

Nous ajouterons quil en est de mme dans les affaires ; dans lindustrie, par exemple, on exige des dirigeants beaucoup de travail et des dcisions requrant de la comptence, de la vivacit desprit, de la lucidit, mais pourtant personne ne se soucie de leur repos dans la journe, pas mme eux dailleurs. On peut, dans la journe, se procurer nimporte quoi sauf du sommeil. Certes, il sagit l dun exemple beaucoup moins dramatique que celui du personnel hospitalier, mais dont les effets se cumulent pendant des annes et des annes, cette aberration durant jusquen fin de carrire. Si les chefs dentreprise graient leurs affaires comme ils grent leur sommeil et leur repos, elles seraient en faillite depuis longtemps ! Bref, je crois que lon peut affirmer que notre civilisation foule aux pieds le sommeil. Aristote, dj, disait Lessentiel de la vie rside dans ltat de veille. Le sommeil est au service de ltat de veille. On traite le sommeil comme on traitait autrefois ses domestiques... Aujourdhui encore, lide que tous se font de leur sommeil na pas vari depuis lAntiquit. Elle sest mme dtriore. On en est arriv ce point que le sommeil est mpris des uns, largement sous-estim du plus grand nombre, mconnu de tous. Nous sommes devenus les contempteurs de notre sommeil, ce qui est un comble lorsquon prend conscience du fait que cette fonction est sans doute la plus prcieuse de notre organisme. On nous accusera peut-tre davoir bross un tableau un peu sombre. Telle est bien pourtant la dsolante ralit.

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2. Une science encore jeune

O en est la science dans le domaine du sommeil ? Nous lavons dit prcdemment, la science du sommeil est une science encore trs jeune. Aussi est-elle trs loin de pouvoir rpondre toutes les questions, pas mme aux questions pourtant fondamentales telles que : Le sommeil est-il vraiment ncessaire ? Et si oui, quelle est sa justification ? A quoi sert-il ? Quelle est sa dfinition ? etc. Actuellement la science a seulement un espoir de parvenir des rponses qui feraient une certaine unanimit dans un avenir pas trop lointain. Il faut dire que le domaine du sommeil et celui du rve sont assez abstrus. Comme ces questions fondamentales et cette absence de rponses peuvent paratre surprenantes aux non-spcialistes, voire dplaces, parce que les rponses en sont en apparence assez videntes, nous allons accumuler des citations de grands spcialistes (dont certains mondialement connus) ; leur nombre montrera bien quil ne sagit pas dun point de vue exceptionnel, mais bel et bien dune opinion quils partagent pratiquement tous. En 1939, Nathaniel Kleitman, clbre pionner de la science du sommeil, dans son ouvrage gnral sur le sommeil ne fait mme pas allusion aux fonctions du sommeil et il admettait quil ny avait pas de fonction spcifique du sommeil . Voici quelques phrases de son plus clbre lve devenu depuis peut-tre le plus grand spcialiste mondial, en tout cas le plus connu William C. Dement (1). Les chercheurs nont pu jusqu prsent dfinir la fonction du sommeil. Nul ne connat de par le monde la fonction du sommeil. On ne connat pas de fonction fondamentale au sommeil comme manger, respirer, etc. Le sommeil est-il vraiment ncessaire ? Qui plus est, comme on ignore la fonction du sommeil (sur le plan biochimique), il est impossible de donner cette question ne serait-ce quun dbut de rponse. Il semble que lon approche de la rponse ces grandes nigmes Avons-nous vraiment besoin de dormir ? Pourquoi dormons-nous ? En France, cest Michel Jouvet, lun des papes du sommeil , qui crit : Aprs trente ans de recherches intensives, nous sommes toujours incapables dassigner au sommeil une fonction certaine. Voici, toujours en France, de Pierre Passouant, une des sommits du sommeil (2) Pourquoi dormons-nous ? (...) Lexprience, lobservation la plus banale que chacun peut faire

24 indiquent que le sommeil efface la fatigue de la veille. (...) Il apporte la rcupration qui permet de recommencer le lendemain. (...) En dpit de ces constatations lmentaires, la fonction du sommeil reste mystrieuse. (...) De nombreuses hypothses ont t chafaudes. (...) A quoi sert le sommeil ? Restauration de la vie de jour, certainement, mais part ce rle vident et reconnu par tous, le problme reste entier : comment se fait cette rcupration ? Pourquoi une aussi longue dure de sommeil chez lhomme ? Pourquoi lalternance des deux sommeils ? Quelle fonction attribuer au rve ? Autant dinterrogations... Le consensus ne se fait que sur le mystre...(1). Dormir, rver, Ed. du Seuil, 1976. (2) Le sommeil, un tiers de notre vie, Ed. Stock, 1976.

Les Drs Odile Benot et Lucile Garma, lune matre de recherches au CNRS, lautre assistante la Salptrire o est install un Centre de recherches sur le sommeil confirment : Il nen reste pas moins quaucune recherche na jusqu prsent permis de rpondre dune phrase la question : pourquoi faut-il dormir ? Peut-tre le sommeil na-t-il pas de fonction interroge un autre spcialiste du sommeil et professeur de philosophie luniversit de Chicago, Allan Rechthaffen. Ou Jean Mouret, de son ct Faut-il dormir un peu, beaucoup, pas du tout ? Il serait plus facile de rpondre si on savait quoi sert le sommeil. Quant au Dr Daniel Frydmann (1) : Bien souvent, le sommeil est considr comme une chose la fois ncessaire et inutile. Ncessaire parce que son manque se traduit par un malaise physique et intellectuel, inutile parce que ses fonctions, ses apports napparaissent pas clairement. Ajoutons cette prcision dAlain Muzet et Paul Naitoh (2) : Notre ignorance de la finalit du sommeil fait que les divers indicateurs physiologiques du sommeil nont actuellement quune signification descriptive et non pas fonctionnelle. A travers le monde, cest le mme refrain, laccord de tous les spcialistes pour admettre, comme J. Mouret, qu il nexiste lheure actuelle aucune dfinition du sommeil qui soit simple, juste et capable de contenter tout le monde. (1). Et vous trouverez le sommeil, Ed. Encre. (2). Confrontations psychiatriques, n 15, 1977.

Alors, face tous ces doutes, toutes ces incertitudes, on peut se demander si les questions ne sont pas mal poses. Un groupe de chercheurs insiste sur la vanit quil y a se mettre en qute des fonctions spcifiques pour une partie aussi stable et difficile modifier de lorganisme des mammifres que lest le sommeil... Largument est le suivant si des variations dans les conditions du milieu produisent peu de changement de la dure du sommeil, on ne peut attribuer celui-ci la fonction de rpondre ces conditions. Par consquent le sommeil est une fois de plus rduit une espce de retrait qui nexiste que comme partie dun cycle global sommeil/veille qui est lui-mme suppos avoir un rle dadaptation. Il nous semblerait plutt, quant nous, que cest l un argument spcieux et que si le sommeil est prcisment aussi immuable, cest bien quil possde une fonction fondamentale que rien ne peut supprimer et en tout cas remplacer nous ne pouvons pas nous en passer sans dommages. Les grandes vrits sont simples ! Mais les savants nen restent pas l et se disent que le sommeil doit bien avoir une origine. Il semble quil nait pas exist de tout temps dans la nature et chez le vivant et il napparat qu partir dun certain degr dvolution. Si on dcouvre ce qui la engendr, on comprendra peut-tre mieux quoi il a servi et sert encore, car il se pourrait que le sommeil ait eu une fonction mais quelle soit maintenant prime. Cest ce que pense James Bender, directeur du National Institute for Human Relations, de New York : le sommeil, selon lui, nest plus quune habitude acquise, ce quon appelle un archtype. Dans un lointain pass, nous nous tendions dans un coin ds que la lumire du jour disparaissait, tremblants de peur, craignant tout des btes de proie , qui,

25 elles, voyaient la nuit. Labsence de lumire, le silence de la nuit, la chaleur des corps serrs les uns contre les autres, limmobilit, la peur, tous ces lments produisaient une transe hypnotique laquelle laube mettait fin. Cela se passait il y a des milliers de sicles. Enfin, la civilisation mergea. Mais nous avons continu de dormir quand venait la nuit on sait que les sauvages dorment plus que les civiliss et nous avons conserv lhabitude ancestrale daller nous coucher tous les soirs. Nous apprenons nos enfants aller au lit au coucher du soleil. Le rsultat de cette coutume immmoriale et ininterrompue est le caractre obligatoire acquis du sommeil. Le rcit trs curieux que nous fait William Dement dans un rcent ouvrage (Dormir, rver, Ed. Le Seuil.) rejoint bien cette thorie aujourdhui partage par dautres grands spcialistes : Je me souviens dune nuit dans larrire-pays du lac Tahoe (situ un peu au sud de Reno la frontire de la Californie et du Nevada). Tout en conduisant ma voiture, je commenai rflchir ce problme (quest-ce qui nous attire chaque nuit, dans le monde solitaire du sommeil), songeant au gouffre qui nous spare de ce lointain pass o lHomme navait pas encore matris le feu. Avec quelle facilit nous acceptons aujourdhui les villes, les lumires lectriques, les automobiles et les miracles, de la technologie ! Ne mtait-il jamais arriv den tre spar et de me trouver dans un lieu, totalement obscur o jaurais pu faire lexprience de la solitude que connaissaient nos lointains anctres ? Je continuais rvasser. Soudain, jeus conscience que je devais prcisment me trouver en un tel lieu. Quittant impulsivement la route, jengageai ma voiture sur un chemin de terre sinueux et roulai prs de cinq kilomtres. Ni lune ni toiles si mes phares navaient fait surgir des lambeaux de ralit dans cette vaste tendue obscure, je me serais senti totalement perdu dans le temps et lespace. Le chemin stant largi, je marrtai, teignis les lumires, coupai le contact et descendis de voiture. Sous ma main je pouvais sentir le froid du mtal mais je ny voyais goutte. A peine avais-je fait quelques pas que je fus saisi dapprhension. A supposer que je mgare ? De sombres pressentiments massaillirent, au point que dans un instant de panique je fis demitour. Mais o donc tait ma voiture ? De quelle distance men tais-je loign ? Cette obscurit absolue, cette nuit noire comme un four memplissait dune sorte dpouvante et dhorreur ancestrales. Ttonnant et trbuchant, jarrivai regagner ma voiture avant dtre compltement paralys par la peur. En la retrouvant, chaude, sre, familire, je compris dans une intuition soudaine quautrefois la nuit avait t lennemie de lhomme et que le sommeil apportait alors une protection contre la terreur quengendraient les longues et monotones heures dobscurit... Une fois endormis, nous cessons de percevoir les dangers du monde extrieur. Cette explication de lorigine du sommeil montre bien quelle est obsolte puisquelle rsulte du fait que lhumain (comme certains autres animaux), ntant pas nyctalope, devait obligatoirement arrter la nuit son activit physique. De plus, devant les dangers nocturnes, qui sont dailleurs amplifis mentalement par lobscurit, la peur nous a fait nous rfugier dans le sommeil en faisant disparatre presque totalement notre vigilance pour chapper cette peur car la nuit tout est effrayant, la moindre ombre, le moindre craquement auxquels nous ne prterions mme pas attention dans la journe. Cest un peu le rflexe dit, tort dailleurs, de lautruche, qui enfouit sa tte dans le sable pour ne plus voir le danger. Rflexe paradoxal puisquen dbranchant ainsi sa vigilance on devient encore plus vulnrable. Mais maintenant que le feu et mieux encore llectricit sont capables de remplacer le soleil, en nous clairant et nous rchauffant lorsquil a momentanment disparu, et que, labri des murs de nos maisons, nous sommes en scurit, le sommeil na plus de justification. Le sommeil a bien eu une fonction majeure, mais celle-ci nexiste plus : lhomme prhistorique dormait parce quil ne pouvait rien faire dautre, ny voyant pas la nuit, mais,

26 ajoute W. Dement sous forme de boutade : Peut-tre que le sommeil, en nous empchant de sortir la nuit, nous vite de trbucher dans nos poubelles. Cette explication de la raison dtre du sommeil est sduisante car elle rend compte des deux critres apparents du sommeil par rapport ltat de veille nos sens sont coups, sauf loue qui ne lest jamais compltement pour assurer la vigie, le service de garde ; nous ne sommes plus relis lenvironnement que par ce fil analogue celui du tlphone, et notre vigilance est en veilleuse. Voici une autre explication qui rejoint dailleurs en partie celle de William Dement ; elle nous est propose par CarI Sagan (1) : On peut concevoir que des animaux trop stupides pour garder spontanment leur calme soient immobiliss par la main de fer du sommeil au cours de priodes de plus grand danger. Le sommeil ne serait donc que la consquence, un hritage, de la stupidit des animaux dont nous descendons, correspondant l encore une fonction qui nous a t lgue par nos prdcesseurs et en partie prime (en partie seulement car il nous reste encore une certaine stupidit ). Somme toute on ne dormirait plus que par hrdit, parce quon nous la appris, pour faire comme tout le monde, par routine, par manque doriginalit, dimagination, par absence de hardiesse. On ne dormirait plus que par habitude. Pour dautres le sommeil nest peut-tre pas un instinct fondamental : A ceux qui seraient tents de dire que le sommeil est un instinct comme peuvent ltre ceux qui poussent se nourrir ou se reproduire, il convient de nuancer cette affirmation. Parce que lon peut provoquer le sommeil. Or une impulsion ne se commande pas ; on parvient chez lanimal le favoriser par stimulation de certaines rgions du cerveau le thalamus ou lhypothalamus antrieur. Et le sommeil induit prsente les mmes caractristiques que le sommeil naturel , crit le Pr Passouant. Alors surgissent un certain nombre dobjections rsultant des expriences de privation de sommeil sur des animaux ou sur des humains, et qui montrent quel point ds que lon manque de sommeil tout se dtriore, et de plus en plus, sur le plan physique, intellectuel, motionnel, lorsque la dette de sommeil saccrot.(1). Les Dragons de IEden.

Or voici que maintenant les savants eux-mmes nous apprennent, avec des arguments nombreux et convaincants, que mme ces expriences ne prouvent rien. Pour Michel Jouvet Jusqu prsent pour chercher la clef du sommeil, on sest content dobserver ce qui se passait quand on le supprimait... Le drame est que lon saper oit aujourdhui que toutes ces expriences ne servaient rien. Et voici pourquoi, daprs William Dement : Kleitman prtend quil arriva parfois maintenir un veil total chez ses sujets durant la premire nuit, mais il comprit rapidement que cela devenait tout fait impossible partir de la seconde. Pour demeurer veills les sujets taient obligs de recourir une forme dactivit musculaire quelle quelle soit, ne ft-ce que la parole. Kleitman se trouvait devant le premier paradoxe des tudes sur la privation de sommeil : limpossibilit de distinguer entre les effets du manque de sommeil et ceux dus une activit musculaire presque ininterrompue. Nous allons nous attarder sur ce point car ces expriences constituent la seule preuve concrte que lon ait avance jusquici de la ncessit du sommeil. Pour empcher quelquun de dormir, il faut le rveiller ds quil commence sendormir, et cela constitue un traumatisme, dautant plus svre que lon doit pratiquer ce rveil de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Ou bien viter quil ne sendorme et, pour cela, soit le faire bouger physiquement, soit le faire travailler intellectuellement et mme quelque chose qui le captive, en tant debout ou assis mais surtout pas couch. En effet, partir dune privation de sommeil de quarante-huit heures, le sujet sendort en dix secondes sil se couche et ferme les yeux. Aprs soixante-douze

27 heures de veille ininterrompue, il sendort en quatre secondes. Et aprs cent vingt heures, en une trois secondes. Alors, peut-tre, la fatigue et mme par la suite la mort qui en rsulte, en passant par la folie (ctait un moyen terrible pour excuter les condamns dans la Chine ancienne), proviennent-elles uniquement de ces traumatismes et de leur cumul et si les sujets avaient pu rester dtendus et sans rien faire, mme sans dormir du tout, cela naurait-il eu aucune consquence malheureusement il est impossible de le savoir puisque dans ces conditions ils se seraient endormis. Voici maintenant une autre approche un peu plus scientifique. Dans toute fonction de lorganisme il y a deux systmes antagonistes. Par exemple, il existe un systme qui tend faire monter et un autre faire baisser notre tension artrielle, et cest le bon quilibre entre laction de chacun de ces deux systmes qui entretient une tension correcte. Lorsque vous empchez un des deux systmes de fonctionner, ce que vous trouvez ou prouvez, ce nest pas quoi sert le systme que vous bloquez puisquil na pas fonctionn, ce sont seulement les dgts occasionns par lautre systme lorsquil fonctionne trop ou trop longtemps parce que, par exemple, vous le surstimulez. Dans le cas du sommeil, et en simplifiant, il existe un systme de sommeil avec un centre du sommeil : le raph, et son fluide endormeur : la srotonine ; il y a un systme dveil avec un centre dveil la rticule et deux fluides qui veillent la noradrnaline et la dopamine. Pour empcher quelquun de dormir, il faut maintenir constamment excit son centre dveil et pour cela, nous lavons dit, maintenir le sujet en activit permanente, exciter ses sens, le faire remuer, ne pas le laisser une seule seconde inoccup. Les consquences fcheuses sont dues, sans doute, surtout au fait que lon a surmen et mme pouss bout le systme de lveil, quon a puis par exemple la rticule, et aussi les muscles (puisquil faut bouger pour ne pas sendormir), et mme tout le systme nerveux. Et il nest pas tonnant que lon constate un certain nombre de symptmes de plus en plus graves : fatigue, apathie ou agitation, maux de tte, irritabilit, troubles de la perception, difficult de concentration et mme, au bout dune certaine dure sans sommeil, des hallucinations. Comme le dit Guy Werlings : Toutes ces expriences ne montrent que les limites du systme dveil, mais pas quoi sert le sommeil puisquil na pas fonctionn. William Dement nous donne une explication supplmentaire : Les consquences que nous ressentons aprs avoir manqu de sommeil, en avoir t priv plusieurs nuits ou mme une seule ne sont peut-tre pas dues au fait que nous manquions de sommeil, mais un dcalage de nos rythmes circadiens, celui du sommeil entranant le dcalage des autres. (Il y a chez lhumain plus de cent fonctions qui obissent ce mme rythme.) Le monde scientifique sinterroge encore sur la ou les fonctions du sommeil et mme sur leur existence ou leur actualit. On na pas hsit dire que le sommeil est le cauchemar de la physiologie et que la comprhension du sommeil restait encore en grande partie du domaine du rve . Lhumain est un animal paradoxal. Les savants savent mieux ce qui se passe sur la Lune, les plantes ou mme les toiles que ce qui se passe chaque nuit au fond deux-mmes. Le sommeil mconnu de la quasi-totalit des humains Si lon demande quelquun : A votre avis, quoi cela sert-il de dormir? il commence gnralement par vous regarder dun air tonn, surpris que vous lui posiez une telle question ; quelquefois mme il est un peu sur la dfensive comme sil sagissait dune question un peu dplace ou comme si on se moquait de lui.

28 Puis, aprs un temps de rflexion et avec une certaine rserve, comme on rpond une question pige (car pour lui la rponse est tellement vidente) Le sommeil, cela sert se reposer. Bien sr, cette ide sexprime de diffrentes manires voici quelques-unes des expressions les plus courantes que nous avons notes, car nous avons effectivement interrog un certain nombre de personnes (en leur demandant de nous donner une rponse brve) : Le sommeil, cela sert : rcuprer physiquement et nerveusement ; effacer la fatigue ; recharger ses batteries ; se rnover ; pour la sant, etc. Pour tous : on dort parce que lon est fatigu et on sveille lorsque lon ne lest plus, la limite on dort pour viter dtre fatigu. Cest simple, cest clair, cest irrfutable. Dailleurs, chacun en a fait lui-mme lexprience : le sommeil efface la fatigue et linverse, quand on a moins dormi ou moins bien, on le sent bien le lendemain non seulement on est somnolent, mais on est encore ou mme plus que la veille fatigu physiquement, mentalement, moralement. Voil au moins une question bien tranche, une affaire entendue. Malheureusement, cela ne correspond pas la ralit. En effet, tout dabord, nous avons montr dans un livre prcdent que ce ntait pas forcment le manque de sommeil qui crait la somnolence. Dailleurs nous venons de lindiquer longuement : les expriences de privation de sommeil ne prouvent rien et les consquences qui en rsultent ne peuvent tre (avec certitude en tout cas) attribues ce manque de sommeil. De plus, l encore, les plus grands spcialistes du sommeil nous disent que : La thorie du sommeil repos est abandonne , et que le repos nest pas la justification du sommeil . William Dement affirme que le sens commun nous enseigne que le sommeil rsulte de la fatigue et la fatigue de lactivit. Mais cette relation entre sommeil et efforts physiques a t dmentie . Cest en effet le bon sens (ce sixime sens) qui nous fait dire cela. Peut-tre faut-il, pour mieux comprendre le sommeil comme pour mieux comprendre lunivers et ses lois (par la physique quantique, par exemple, qui dfie parfois le bon sens ), quelquefois loublier. Ecoutons Hubert Reeves (1) Parce que cela est vident, parce que cela relve du bon sens. Cest faire bien confiance lesprit humain. Cest supposer quil peut, par sa seule rflexion, arriver une certaine vrit. Le peut-il vraiment? Peut-tre sil sagit de porter des jugements sur des situations familires et quotidiennes. Ds quon sloigne de ces situations, la plus grande mfiance simpose. Les progrs importants de la physique (et des sciences en gnral) sont souvent ns de la remise en question des vidences et du bon sens.(1). Patience dans lazur, Ed. du Seuil.

Le sommeil est fait pour se reposer, cest ce que nous dit la raison, mais quelquun na-t-il pas crit que la raison, cest la somme des opinions reues et des erreurs accrdites ? Que nous apprend en effet ltude plus approfondie du sommeil ? Tout dabord quil est bien exact que le sommeil (surtout le sommeil trs profond) saccompagne dune rparation physique et que, dans ce que lon appelle (nous dfinirons ultrieurement ce terme cf. deuxime partie, chapitre 1) le sommeil paradoxal, se produit une rgnration psychique. Mais cela constitue une consquence du sommeil et non pas sa raison dtre. Consquence importante, certes, effet principal mme du sommeil, mais il ne faut pas confondre la cause et les effets.

29 Cela nexplique pas en tout cas le sommeil car on pourrait trouver le mme repos dune autre manire. Par exemple sur le plan physique, par une bonne relaxation profonde dans un bon fauteuil appropri et qui restaurerait aussi bien les fonctions corporelles. Dautre part, toujours sur le plan physique, le sommeil nest quune mise en repos partielle. Beaucoup de nos fonctions continuent : respiration, digestion, circulation, fonctions endocriniennes, etc. Certaines sont un peu ralenties, dautres sont au contraire plus actives (nous les prciserons par la suite). Alors on dit oui, mais il y a le repos mental, crbral : La vieille conception du sommeil considre comme un tat de repos nerveux nest donc plus tenable (1).

(1). Vincent Bloch, professeur luniversit de Paris Sud et directeur du dpartement de psychophysiologie au CNRS.

On sait en effet maintenant que lactivit du cerveau nest pas ralentie pendant le sommeil, bien au contraire. La thorie du sommeil repos nexplique en fait ni le sommeil ni linsomnie. Par exemple, elle ne permet pas de comprendre pourquoi les grabataires qui nont quune faible dpense dnergie dorment peu prs autant que les autres ; ni pourquoi, chez des sujets placs dans un environnement qui leur pargnait presque toute fatigue, on nobserva pas de rduction sensible de leur besoin de sommeil. Ainsi, les astronautes amricains des diffrentes missions Apollo, au cours de leurs divers voyages aller et retour de la Terre la Lune, firent lexprience de lapesanteur totale : la rduction de leur temps de sommeil neut rien de remarquable. Aussi : il semble bien que la fonction spcifique du sommeil nest pas la suppression de la fatigue (W. Dement). On ne voit pas trs bien non plus si on dort parce que lon est fatigu, pourquoi le nouveau-n dort vingt heures sur vingt-quatre, moins de supposer que dormir le fatigue, ce qui est le contraire de la thorie du sommeil repos : Au cours de la priode pr-polygraphique on pensait que la fonction primaire du sommeil tait de restaurer les processus anaboliques et dliminer les dchets cataboliques. () Les caractristiques physiologiques du sommeil paradoxal tant en opposition avec les notions antrieures sur la fonction fondamentale du sommeil comme tat de repos et de rcupration. (Thomas F. Anders, Etudes ontogniques du sommeil du nourrisson.) Quelquun peut avoir toute lnergie du monde et cependant dormir trs peu. Il y a un point faible dans cette thorie plausible du sommeil repos : pourquoi le coureur qui participe aux Jeux olympiques ne dort-il pas davantage quun gratte-papier paresseux et pourquoi ne tombe-t-il pas de sommeil aprs avoir disput un cinq mille mtres au lieu dattendre la nuit pour dormir ? (Gay Gaer Luce et Julius Segal, Le Sommeil.) Cette thorie du sommeil repos nexplique pas non plus linsomnie : en effet, elle nexplique pas pourquoi les insomniaques qui sont plus fatigus que les autres dorment moins que les autres et narrivent pas trouver le sommeil. Dailleurs ce nest que lorsque lon a dpass cette thorie tentante mais trop simpliste que lon a commenc comprendre vraiment le sommeil et linsomnie. Nous voici maintenant trs avancs sur le chemin de linconnu, du mystre et du scepticisme. Et cet homme de la rue que nous avons interrog sur lutilit du sommeil, nous lui avons demand aussi : A part le repos, leffacement de la fatigue, y a-t-il votre avis dautres fonctions, dautres rles du sommeil ? Lesprit gnral des rponses a t : Le sommeil ne sert rien dautre , exprim par les quelques phrases types suivantes : on repose la machine , mais on ne fait rien dautre ; part cela, on perd son temps en dormant ; heureusement, le sommeil ne sert rien dautre sans cela il ny aurait pas de repos, etc. Cependant, certains (de lordre de une personne sur quinze peu prs) nous ont dit : peut-tre y a-t-il dautres fonctions mais on ne voit pas lesquelles ; il sert peut-tre devenir intelligent ;

30 il y a srement dautres fonctions quon ne connat pas. Si la science sinterroge encore sur le sommeil (et aussi lhomme de la rue pour lequel elle na pas soulev le voile du mystre), peut-tre pouvons-nous nous-mme nous interroger sur ceci : Sil est quelquefois possible de rpondre la question Comment ? (car on arrive dterminer les mcanismes, les processus), par contre le pourquoi des choses ne nous chappe-t-il pas presque toujours ? La science elle-mme peut-elle rpondre ce genre de question ? Ecoutons ce que nous dit Ernest Hartmann (Les Fonctions du sommeil) : Dans la recherche sur le sommeil, comme dans dautres domaines de la recherche scientifique, le pourquoi est souvent la premire question que lon se pose et la dernire laquelle on rponde, ou mme quon laisse sans rponse. Pour le profane, la question Pourquoi dormons-nous ? est une question naturelle et il y apporte mme une rponse bien quen termes vagues : le sommeil restaure. En gnral le scientifique lude la question quil considre soit comme non scientifique, soit comme trop vaste traiter. Certains scientifiques considrent que leur tche est de ntudier que les mcanismes ou le comment et non les fonctions, le pourquoi. Et le Dr J. Lhermitte : Le sommeil a un but, mais nous ne devons pas faire preuve dun finalisme exagr (...). Si lon ajoute que la plupart des auteurs qui difiaient des thories sur le sommeil confondirent le problme du comment avec le problme du pourquoi du sommeil, on aura un avantgot de la fragilit et de linconsistance des ides spculatives mises par tant dauteurs pour rsoudre la question de savoir pourquoi nous dormons. Pourquoi faut-il dormir ? Le spcialiste du sommeil ne peut rpondre cette interrogation que par le dtour de la description concrte du sommeil, de ses proprits et des conditions favorables quil requiert. Drs Odile Benot et Lucile Garma (Entre le pourquoi et le comment du sommeil). Et Hubert Reeves : Pourquoi tout cela ? Pourquoi lunivers ? Pourquoi y a-t-il mme un univers ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien ? La science nest pas l pour se poser ce genre de questions. Elle est l pour comprendre lunivers qui existe, comment il fonctionne, ses lois, et mme pourquoi parfois il y a des aberrations. La science considre peut-tre avec raison que cela la dpasse, quil sagit l de questions mtaphysiques qui ne la concernent pas. Pour tudier la finalit suprieure , elle serait oblige de passer une chelle plus vaste hors de porte sans doute de ses comptences. Dailleurs la comprhension profonde, intrinsque, essentielle du sommeil peut-elle exister en tudiant seulement le simple trac lectroencphalographique ? Peut-on connatre la profondeur de la mer et ses richesses en tudiant seulement les vagues de la surface ? Le sommeil nest pas un simple trac dE.E.G. (1), nous dit E. Hartmann, mais un tat de comportement. Et mme si elle va plus profond ou si elle sintresse aux autres paramtres caractristiques du sommeil, peut-on connatre leau qui compose locan en plongeant en son sein ?(1). E.E.O. Electroencphalographe qui recueille les pulsations lectriques mises par le cerveau (cf. II partie A).

La science occidentale tudie un homme qui dort, mais cest encore le sommeil vu de lextrieur, mme si elle parvient jusquau centre de lindividu endormi. Lobjet nest pas la matire, elle nen est que la forme. Il nous faut aller plus loin et, sans dlaisser ou contredire la science, tudier le coeur mme du sommeil, son vcu et son me . Et malgr notre formation scientifique et ladmiration que nous avons pour les savants spcialistes du sommeil et leurs dcouvertes, nous citerons cette phrase de Jean Rostand dans Inquitudes dun biologiste : La science trouve plus facilement des remdes que des rponses.

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3. Rhabiliter le sommeil

Le sommeil en dautres temps et sous dautres cieuxHypnos, roi de tous les bienheureux et des hommes mortels et de tous les vivants que nourrit la terre large, seul tu commandes tous et tu enveloppes les corps de doux liens. Tu dissipes les inquitudes, tu reposes heureusement des travaux, tu consoles de toutes les douleurs, tu loignes la crainte de la mort et tu apaises les mes, car tu es pre de Lth et frre de Thanatos. Viens, bienheureux, je te supplie de venir, doux et profond, et dtre propice ceux qui toffrent de pieux sacrifices. Tu es plus utile au mortel que lair quil respire et que le miel quil mange. Hsiode (Hymnes orphiques)

Seules notre civilisation et notre culture mprisent autant le sommeil. Les Anciens avaient pratiquement tous, quels que soient les lieux et les poques, une trs haute ide du sommeil. Les Romains, les Grecs, les Egyptiens, etc., eurent une conception trs religieuse de leur sommeil : troubls par ses mystres et pour sen attirer les faveurs, ils lavaient difi. Pour les Egyptiens ctait Set, le dieu des Tnbres, vainqueur chaque soir dOsiris qui incarnait le soleil couchant mais Horus fils dOsiris et dIsis vengeait son pre en tant victorieux son tour, chaque matin, de Set. Le sommeil tait donc pour eux quelque chose de sacr, comme il lest actuellement pour beaucoup dautres peuples par exemple en Inde, en Birmanie, dans les Moluques, etc. Les Romains avaient une vue plus apaisante de leur sommeil et le pote Ovide nous dit : Sommeil, repos des choses, oh ! douce divinit ! Paix de lme, qui crucifie les soucis, Apaise et rconforte les corps las. Pour eux comme pour beaucoup dautres humains de nos jours, le sommeil tait le moyen de communiquer avec les dieux et les esprits (de ceux qui taient morts avant eux) et lme allait les retrouver pour recueillir les messages quils dsiraient communiquer aux vivants endormis. Le sommeil apportait en mme temps une preuve de lexistence de ces dieux, de lme, et de la survie des morts.

32 Puis cette conception mystique, un peu magique, fantastique mme, du sommeil sest prolonge travers des dizaines de sicles, par les prtres, les philosophes, les sorciers chargs dinterprter les messages secrets ainsi reus et transmis grce au sommeil, celui-ci tant un relais entre lici bas et lau-del. Chez presque toutes les peuplades dites primitives actuelles, un caractre rituel a toujours entour le sommeil, temps pour elles, galement privilgi, pendant lequel lme, ou le souffle, ou la pense du dormeur quitte son corps pour se dplacer dans une autre dimension, un autre monde peupl par les anctres, les divinits, les esprits du clan. Cest le cas par exemple, nous dit Nicolas Journel (1) , chez les Yakoutes de Sibrie, les Indiens Ojibway, les Masa, les Dobuans, les Trobriandais ainsi que dans dautres rgions dAfrique, dAmrique et dAsie.(1). Science et Vie, mars 1983.

Pour montrer les vertus que les Indiens dAmazonie attribuent leur sommeil, ce mme article nous raconte cette lgende qui explique en ces termes lorigine magique de la nuit et du sommeil : Au dbut des temps, le soleil tait fix dans le ciel et les hommes ne cessaient de manger et de travailler. Lasss par cet tat de choses, ils dcidrent dacqurir le sommeil auprs dun vieillard appel : Matre de la nuit qui vivait dans la fort. Celui-ci le cda aux hommes, sous la forme dune petite bote quils ne devraient ouvrir quune fois de retour chez eux. Pousss par la curiosit, les hommes louvrirent en chemin aussitt la nuit sen chappa et plongea la fort dans une obscurit interminable. Ce nest que lorsque les hommes, au bout de bien des pripties, parvinrent leur maison que les choses se rgularisrent dornavant, le temps fut galement partag entre la clart du jour et le noir de la nuit. Les hommes purent travailler et se reposer en de justes proportions. Pour dautres peuples, actuellement, le sommeil a un tel caractre prcieux, imprieux, vital, prioritaire que lon peut dormir nimporte o, nimporte quand cest le cas par exemple dans beaucoup de pays dAfrique. La grande rconciliation avec le sommeil Le sommeil, aliment suprme du Festin de la vie. William Shakespeare. Mais si tant de civilisations anciennes ou actuelles ont ador le sommeil et continuent de le faire, peut-tre serait-il grand temps pour la ntre de rhabiliter le sommeil. Elle en tirerait de trs grands plaisirs et dimmenses profits, ce dernier terme tant compris dans tous les sens possibles, du plus concret, matriel, physique jusquau plus subtil, abstrait, spirituel. Il ne sagit plus de se prosterner devant lui, de le couvrir de fleurs et dencens, de le porter aux nues , de le diviniser de nouveau ; il sagit seulement de lui redonner sa vraie place, celle quil naurait jamais d perdre ; il sagit de sy intresser puis de le juger en toute impartialit. Si les Anciens lavaient difi faute (ou pour viter) de le comprendre, il sagit pour nous au contraire de mieux laimer plus que de le craindre, parce quon le connat mieux, parce quon lapprcie mieux, parce quon est beaucoup plus pntr de sa valeur irremplaable et des richesses caches quil peut nous procurer. Mais encore faut-il savoir le regarder en face et dun oeil neuf. Et dans cette voie, notre premier pas sera de le rhabiliter, de rviser cette sorte de procs lissue duquel on la condamn sans mme lcouter, sans que personne ne prenne rellement sa dfense, sans avocat et avec beaucoup daccusateurs, de dtracteurs, de tmoins charge ; aprs une inculpation sommaire, sans motif rel, sans quil y ait eu vraiment de dossier constitu, de preuves formellement tablies.

33 Telle est notre entreprise, la rvision raisonne de ce jugement et de cette condamnation ; rouvrir le dossier, plaider de nouveau pour le sommeil. Il sagit mme de lui restituer ses lettres de noblesse pour quil soit de nouveau honor comme il convient, comme il le mrite. Et il faut dabord, si vous voulez vraiment tourner une page , entamer votre rvolution du sommeil, quil ne soit plus seulement clair par vos vieilles lunes mais au contraire lapercevoir sous un jour nouveau. Il faut que je vous montre maintenant son vrai visage sympathique, accueillant, souriant ; il faut en faire ressortir lattrait avant den montrer lintrt. Et sil est vrai quil a, comme Janus et comme nous tous, deux visages, peut-tre pouvonsnous maintenant tenter den dessiner lautre : la face cache presque tous, qui est peut- tre la seule relle ; la face habituelle ntant peut-tre, aprs tout, quimaginaire, nexistant qu cause de notre ignorance. Pour employer un langage la mode, nous devons redonner une nouvelle image de marque au sommeil. Et dabord aimer le sommeil avant de sen faire aimer. Rapprendre lamour du sommeil, si lon veut chaque nuit faire lamour avec lui. Le sommeil a t dpotis. Il faut retrouver son ct enchanteur, fabuleux comme peut ltre un voyage extraordinaire avec ses imprvus, certes, mais en des rgions magnifiques ; une exploration mme (car on peut, par le sommeil, chaque nuit faire des dcouvertes) en un pays inconnu, un pays trange mais non pas tranger ; et non pas aux enfers comme certains le croient encore, mais plutt au pays des dieux et des bienheureux. Aprs tout, il est une croisire que la nature nous offre, quotidiennement, entirement gratuite et cependant dune grande valeur : le sommeil, a na pas de prix . Cest peut- tre un voyage dans une autre dimension (et srement dans une autre dimension de nous-mmes), un autre univers. Et mme sil na que ce ct vacances, mme sil nest que notre dimanche de chaque nuit, avouez que cest dj bien autre chose quune simple absence de vie. Il devient plus attractif, plus dsirable, surtout si lon y ajoute encore ce piment de tentation apport par laspect mystrieux, propice aux trouvailles qui le rendent encore plus captivant. Et aussi cet aspect mythique et mystique que lui attribuaient les Anci