Responsabilite Et Jugement Hannah Arendt

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  • DU MME AUTEUR

    CHEZ LE MME DITEUR

    La philosophie nest pas tout fait innocente , avec Karl JaspersLa Nature du totalitarismeCorrespondance avec Karl Jaspers, 1926-1969Considrations moralesLe Concept damour chez AugustinQuest-ce que la philosophie de lexistence ?La Philosophie de lexistence et autres essais

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  • Hannah Arendt

    Responsabilitet jugement

    dition tablie et prfacepar Jerome Kohn

    Traduit de langlais (tats-Unis)par Jean-Luc Fidel

    Petite Bibliothque PayotFacebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • Retrouvez lensemble des parutionsdes ditions Payot & Rivages sur

    www.payot-rivages.fr

    Titre original :RESPONSIBILITY AND JUDGEMENT

    (New York, Schocken Books)

    2003 by The Literary Trust of Hannah Arendtand Jerome Kohn

    2005, ditions Payot & Rivagespour la traduction franaise,

    2009, ditions Payot & Rivages, pour ldition de poche,106, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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  • Prface

    Aux questions particulires, il faut des rponsesparticulires ; si la srie de crises dans laquelle nous vivonsdepuis le dbut du sicle peut nous enseigner quelque chose,cest, je crois, le simple fait quil nexiste pas de normesgnrales pour dterminer infailliblement nos jugements, ni dergles gnrales sous lesquelles subsumer les cas particuliersavec un certain degr de certitude. Cest en ces motsquHannah Arendt (1906-1975) a enferm ce que, toute sa vie,elle a considr comme la nature problmatique de la relationquentretiennent la philosophie avec la politique, la thorie avecla pratique ou, plus simplement et prcisment, la pense aveclaction. Elle sadressait alors un vaste public venu de tous lestats-Unis se rassembler dans lglise de Riverside, Manhattan, pour assister un colloque sur le caractre decrise de la socit moderne(1) . On tait en 1966, et une crisepolitique trs particulire, lescalade dans la guerre du Vit-nam,occupait lessentiel des esprits chez les citoyens rassembls lpour exprimer leur inquitude face la politique amricaine enAsie du Sud-Est et pour discuter de ce que, individuellement etcollectivement, ils pouvaient faire pour changer cette politique.Convaincus que la dvastation par leur nation dune culture etdun peuple anciens et qui ne prsentaient pour elle aucundanger constituait une injustice morale, ils se tournaient versArendt et les autres confrenciers dans lespoir que leurexprience des crises passes clairerait la prsente.

    Avec Arendt, ils ont t quelque peu dus. Malgr le fait que

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  • le totalitarisme et les autres crises du XXe sicle avaient occuple centre de sa pense pendant de nombreuses annes, elle neleur a pas propos de normes gnrales pour prendre lamesure de linjustice qui avait t commise, non plus que de rgles gnrales appliquer celle qui ltait alors. Elle narien dit pour alimenter les convictions qui taient dj les leurs,pour rendre leurs opinions plus convaincantes aux yeux desautres, ou encore afin de confrer plus defficacit leurs effortspour lutter contre la guerre. Arendt ne croyait pas que lesanalogies tires rtrospectivement de ce qui a ou non fonctionndans le pass permettent dviter les piges prsents. Selon elle,la spontanit de laction politique est prise sous le joug de lacontingence lie ses conditions spcifiques, ce qui invalide detelles analogies. Le fait que l apaisement ait chou Munich en 1938, par exemple, nimpliquait pas que desngociations taient hors de propos en 1966. Arendt croyait quele monde entier a intrt rester vigilant et rsister desphnomnes comme le racisme et lexpansionnisme global quise sont cristalliss dans le totalitarisme ; elle tait cependanthostile lusage indtermin et analogique du terme totalitarisme pour dsigner tout rgime auquel les tats-Unis pourraient sopposer.

    Arendt ne voulait nullement dire que le pass comme tel taitsans pertinence elle ne se lassait pas de rpter laphorismede William Faulkner : Le pass nest jamais mort, il nestmme pas pass ; elle estimait plutt que sappuyer sur les prtendues leons de lhistoire pour indiquer ce que le futurnous prpare est peine plus utile que dexaminer des entraillesou lire des feuilles de th. En dautres termes, sa vision du pass,clairement formule dans Retour de bton , le dernier texterepris dans Responsabilit et Jugement, tait plus complexe etmoins optimiste que celle contenue dans la remarque souventressasse de Santayana : Ceux qui ne peuvent se rappeler le

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  • pass sont condamns le rpter. Au contraire, Arendtcroyait que, pour le meilleur ou pour le pire , notre monde est devenu ce quen ralit il est : savoir que le monde danslequel nous vivons nimporte quel moment est le monde dupass . Sa croyance nest qu peine une leon de lhistoire,et elle pose la question de savoir comment on peut fairelexprience dans le prsent du pass cest--dire de lactionpasse. Dans Retour de Bton , elle ne rpond pas cettequestion par une thorie, mais le jugement aigre-doux quelledonne de ltat de la Rpublique amricaine en 1975 fournit unexemple de ce quelle entend par prsence du pass. Bien que ses commencements il y a deux sicles aient t glorieux ,dit-elle, la trahison des institutions de la libert delAmrique nous hante dsormais. Les faits se sont retournscontre leurs auteurs, et la seule faon de rester fidles nosorigines nest pas daccuser des boucs missaires ou de fuirdans des images, thories ou pures folies , mais de tenterd accueillir ces faits. Cest nous en tant que peuple quisommes responsables pour eux dsormais.

    Le seul conseil, si lon peut dire, quelle ait jamais donn taitenchss dans les rponses particulires quelle a donnes des questions particulires , ce que lanecdote suivante peutillustrer(2). la fin des annes 1960, quand ses tudiants lui ontdemand sils devaient cooprer avec les syndicats poursopposer la guerre du Vit-nam, leur grande surprise, elle arpondu sans hsiter et avec beaucoup de bon sens : Oui, parcequainsi, vous pourrez utiliser leurs machines polycopier. Une autre anecdote datant de la mme poque illustre uneperspective entirement diffrente, qui na rien voir avec le faitde donner des conseils. Lorsque les tudiants manifestant contrela guerre ont occup les salles de cours de la New School forSocial Research, New York, le corps enseignant a appel unerunion pour aborder la question de savoir sil fallait ou non

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  • faire venir la police pour restaurer lordre. Des arguments pouret contre ont t prsents, et mesure que la runion avanait,ils semblaient faire pencher la balance en faveur dune rponsepositive. Arendt na rien dit jusqu ce que lun de ses collgues,un ami quelle connaissait depuis sa jeunesse, approuve nonsans rpugnance lide quil fallait informer les autorits .Elle sest tourne brusquement vers lui et sest exclame : MaisBon Dieu, ce sont des tudiants, pas des criminels ! On naplus mentionn la police et ces mots ont clos la discussion.Prononces spontanment et sur la base de son exprience, lesparoles dArendt ont rappel ses collgues que laffaire dont ilstraitaient se jouait entre eux et leurs tudiants, et pas entre leurstudiants et la loi(3). La raction dArendt tait un jugementprononc sur une situation particulire considre dans saparticularit, ce que les grands discours prononcs auparavantavaient fait oublier.

    Personne navait davantage conscience quHannah Arendt dufait que les crises politiques du XXe sicle tout dabord ledclenchement de la guerre totale en 1914 ; puis la monte desrgimes totalitaires en Russie et en Allemagne, et lannihilationpar eux de classes et de races dtres humains tout entires ; puislinvention de la bombe atomique et son dploiement pour rayerde la carte deux villes japonaises pendant la Seconde Guerremondiale ; puis la guerre froide et la capacit sans prcdentdont sest dot le monde post-totalitaire de se dtruire au moyendarmes nuclaires ; puis la Core ; puis le Vit-nam ; et ainsi desuite, vnements survenant en cascade comme les chutes duNiagara de lhistoire peuvent tre regardes comme uneffondrement moral. Quune telle chute se soit produite estvident. Mais le nud controvers, ardu et difficile de cequArendt a vu, ctait que cet effondrement moral ntait pas d lignorance ou la mchancet des hommes ne parvenant pas admettre des vrits morales, mais plutt linadquation

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  • des vrits morales considres comme des standardsservant juger ce que les hommes taient devenus capables defaire. La seule conclusion gnrale quArendt se permettaitindiquait ironiquement le caractre gnral du changementfondamental intervenu dans ce que la longue tradition de lapense occidentale avait tenu pour sacro-saint. La tradition dela pense morale avait t casse, non par des idesphilosophiques, mais par les faits politiques du XXe sicle, et onne pouvait plus la rparer.

    Arendt ntait ni nihiliste ni moraliste ; ctait un penseur quiallait l o sa pense la conduisait. La suivre, cependant, imposeun travail de la part de ses lecteurs pas tant de leurintelligence ou de leur savoir que de leur aptitude penser. Cene sont pas des solutions thoriques quelle avance, maisabondance dincitations penser par soi-mme. Elle a trouvextrmement significative la vision de Tocqueville selonlaquelle, lorsque dans les priodes de crises ou de vritablestournants, le pass a cess dclairer lavenir, lesprit delhomme erre dans lobscurit . Dans ces moments-l (et pourelle, le prsent en tait un), elle a dcouvert que lobscurit quirgne dans lesprit est lindication la plus claire quil estncessaire denvisager nouveaux frais la signification de laresponsabilit humaine et le pouvoir du jugement humain.

    En 1966, Hannah Arendt tait clbre, ce que ne dment pasle fait que, pour certains, sa renomme semblait une infamie.Trois ans plus tt, en 1963, la publication de son livre intitulEichmann Jrusalem. Rapport sur la banalit du mal avaitfait clater un orage polmique qui a ananti beaucoup damitisproches et lui a alin presque toute la communaut juive dansle monde entier. Ce fut cruel pour Arendt, ne juive allemande,fait quelle considrait comme une donne de son existence,comme le don dune forme spcifique dexprience qui sestavre cruciale dans le dveloppement de sa pense. Voici un

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  • simple exemple : attaque comme juive, Arendt estimaitncessaire de rpondre comme juive. Rpondre au nom delhumanit, en appeler aux droits de lhomme, tait absurde ethors de propos ; ctait nier, mais pas rfuter laccusation selonlaquelle les juifs taient moins quhumains, quils ntaient rienque de la vermine et que, telle la vermine, on devait les gazer. Laseule rponse valable tait : je suis juive, et je me dfends entant que juive pour montrer que jai autant de droits appartenir au monde que nimporte qui dautre. Laresponsabilit dArendt en tant que juive a abouti son appel enfaveur dune arme juive pour dtruire les ennemis et lesagresseurs des juifs(4).

    Quelles furent les ractions Eichmann ? Le scandale chezles juifs peut se rsumer leur raction lgard de la dizaine depages consacres par Arendt la coopration offerte AdolfEichmann par certains dirigeants des communauts juiveseuropennes pour slectionner ceux de leurs coreligionnaires, lesmoins importants , qui devaient les prcder dans leschambres gaz. Que cela soit arriv est un fait, qui a t abordau procs et corrobor la fois avant et depuis. Mais que leconcept arendtien de banalit du mal ait banalis cequEichmann avait fait et mme lait disculp, quil lait rendumoins coupable, moins monstrueux que ses victimes, ce quitait ce quon lui reprochait, tait lvidence absurde. Quellequait t la coopration offerte par les dirigeants juifs, cesont Hitler et ses sbires, avec le soutien dhommes commeEichmann, qui ont inaugur et men bien la solution finale la question de lexistence des juifs : savoir le meurtresystmatique, industriel. Assurment, ce que les dirigeants juifsont fait tait un signe fort de leffondrement moral gnral, maisaucun juif na port de responsabilit quelconque pour lapolitique gnocidaire elle-mme, ce qui tait vident pourArendt comme pour nimporte qui dautre.

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  • Honnte ou malhonnte, lchec des lecteurs juifs reconnatre l o rsidait leur responsabilit spcifique et l oelle ne rsidait pas indiquait pour Arendt une inversioncomplte de la proposition socratique : Mieux vaut subir uneinjustice que den commettre une. Dsormais il semblait nonseulement comprhensible et acceptable, mais aussi responsable (comme on la dit) que, sous la botte nazie, lesanciens juifs aient commis une injustice, aient choisi les moins clbres pour tre envoys les premiers la mort, plutt quedavoir subir eux-mmes une injustice. Quand lopinionpopulaire la condamn mort, Socrate a jug la situation et adcid de rester pour mourir Athnes plutt que de schapperpour mener ailleurs une vie dpourvue de sens. Pour Arendt,cest son exemple, davantage encore que son argumentation, quia fait de sa position le principe fondateur de la pense moraleoccidentale(5). Socrate a vcu il y a trs longtemps, sous unrgime qui tait peut-tre corrompu, mais certainement pasmauvais au sens de lAllemagne de Hitler. Et pourtant, lesprincipes moraux ne sont-ils pas censs transcender le tempshistorique et les contingences de ce monde ?

    Eichmann Jrusalem a suscit diffrentes ractions, toutesaussi troublantes pour Arendt. On a souvent dit, par exemple,quil y a du Eichmann en chacun de nous, pour signifier par lque, dans les conditions o nous vivons, chacun de nous, bongr mal gr, nest rien dautre quun rouage dans la machine,ce qui ruine la distinction entre comportements responsables etirresponsables. Pour Arendt, la principale vertu du procs quisest tenu Jrusalem, comme de tout procs dailleurs, fut de nepas traiter laccus Eichmann, meurtrier en col blanc parexcellence, comme un rouage, mais comme un individu jug aupril de sa vie, un homme particulier jug pour sa responsabilitspcifique dans le meurtre de millions dtres humains. Lui-mme navait pas commis les meurtres, mais il les avait rendus

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  • possibles en fournissant les victimes, en les rassemblant et enles expdiant dans les usines de la mort dAuschwitz. En fin decompte, la cour a estim quEichmann tait davantage coupable et en cela, Arendt tait daccord avec elle que ceux quiavaient rellement mani les instruments permettant ladestruction physique.

    Sans rfrence Eichmann, et pourtant trangement prochede cette raction, il y en eut une autre (mentionne dans Responsabilit personnelle et rgime dictatorial ) suggrantque, sous la terreur de la domination nazie, la tentation de nepas agir de faon juste quivalait tre forc agir injustementet que, dans ces circonstances, on ne pouvait attendre depersonne quil se conduise comme un saint. Mais si on lit cequArendt a crit dans Eichmann, il est clair que ce nest paselle, mais le procureur isralien qui a soulev la question desavoir pourquoi les juifs navaient pas rsist et, dans certainscas, avaient mme facilit les processus dextermination. Pourelle, lintroduction de la notion de tentation tait une autreindication du dvoiement moral rgnant alors, car elle esttoujours un dfi la notion de libert humaine. La moraledpend du libre choix, dans lequel la tentation et la force nesquivalent jamais ; la tentation, comme le dit Arendt, ne peuttre une justification morale daucune action, alors que laforce na presque pas dimplication morale pour ceux qui y sontsoumis.

    Une fois au moins, on a dit que, puisque le meurtre de sixmillions de juifs europens tait lvnement tragiquesuprme des temps modernes , Eichmann Jrusalem tait luvre dart la plus intressante et la plus mouvante des dixdernires annes(6) . Arendt trouvait la logique de cetteraction extraordinairement inadapte. Elle navait pas cr unetragdie tire de sa pense, comme Dostoevski ou Melville ; elleavait analys les faits qui staient drouls pendant un procs

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  • donn. Pour elle, la seule question pertinente au cours du procstait un jugement (en fin de compte le sien et pas celui de lacour) qui rendait manifeste la responsabilit dEichmann pouravoir viol la pluralit de lhumanit dans son entier [] ladiversit humaine en tant que telle [] sans laquelle les motsmmes de genre humain ou dhumanit seraient dnus designification . En dautres termes, dans le procs Eichmann,Arendt a discern le sens en fonction duquel son crime pouvaitlgitimement tre jug comme crime contre lhumanit, contre lestatut dtre humain, contre tout tre humain.

    On a dit aussi que le concept de banalit du mal reprsentaitune thorie difficile rfuter du fait de sa plausibilit, raction laquelle fait cho aujourdhui lusage incessant du terme dansles journaux pour rendre compte dactes criminels courants etordinaires. Pour Arendt, la banalit du mal ntait pas unethorie ni une doctrine, mais elle signifiait la nature factuelle dumal perptr par un tre humain qui navait pas rflchi parquelquun qui navait jamais pens ce quil faisait, au cours desa carrire dofficier de la Gestapo charg du transport des juifset comme accus la barre. Le cours tout entier du procsexprimait et confirmait cette ide. Le fait brut de la banalit dumal a surpris et choqu parce que, comme elle le dit, ilcontredit nos thories concernant le mal , il souligne quelquechose qui, bien que vrai , nest pas plausible . DansEichmann, Arendt na pas rv, imagin ni pens le concept debanalit du mal. Ctait, dit-elle, un dfi la pense .

    une exception prs, les discours, confrences et essaisrassembls dans ce volume datent daprs le procs etreprsentent de diffrentes manires les efforts dArendt pourcomprendre lincapacit penser dEichmann. Ce dernier sortdu contexte historique large explor dans Les Origines dutotalitarisme et dans La Condition humaine, et il apparatcomme un homme particulier, un homme ordinaire et normal,

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  • comme un pitre , et en tant que tel comme un auteur du malplutt improbable. Arendt fut la seule tre frappe par le faitque la banalit dEichmann, son manque total de spontanit,na fait de lui ni un monstre ni un dmon , alors quiltait lagent du mal le plus extrme. Cest cette perception qui at le catalyseur de la comprhension finale par Arendt dessujets principaux du prsent volume : la responsabilit et lejugement.

    Quest-ce qui na pas t dit mais cependant se trouvederrire ces mcomprhensions, et les nombreuses autres quinont pas t mentionnes, de ce quArendt a crit dansEichmann Jrusalem(7) ? Sil y a bien quelque chose, je croisque cest le problme vraiment hallucinant de la consciencedEichmann, que personne mis part Arendt na peru, comprisni abord. Cet chec est remarquable deux gards au moins :premirement, dans son tmoignage, Eichmann a donn denombreuses preuves quil possdait ce quon appelle dordinaireune conscience . Quand il a t interrog par la policeisralienne, il a dclar quil avait vcu toute sa vie selon lesprceptes moraux de Kant , quil avait agi selon la dfinitionkantienne du devoir , quil navait pas seulement respect la loide lAllemagne de Hitler, mais avait aussi calqu sa volont surle principe luvre derrire cette loi(8) . Deuximement(bien quon le nie presque toujours), rien ne montre plussrement quen traitant des preuves concernant Eichmann,Arendt a compris ce quelle prtendait faire, savoir un rapportsur ce qui est apparu pendant le procs, bien qu un niveau decomplexit rarement atteint dans ce genre de rapports. Le faitque la conscience dEichmann soit apparue au cours duprocs est partie intgrante du sens de la banalit du mal ctait la preuve de lune culminant dans le concept de lautre, mais de ce fait mme, on doit ajouter qu travers toutes les

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  • tudes thoriques sur le mal, la banalit dEichmann a rvl larpugnance des philosophes, des psychologues et autres, dontlintelligence est hors de question, analyser le phnomne dela conscience humaine. Ils ont au contraire tendance laconcevoir comme la rationalisation dune motivation, commeune motion irrsistible, comme une prescription pourlaction ou, plus subtilement, comme une intention noye danslinconscient. Le phnomne de la conscience semblercalcitrant lanalyse.

    Quoi quil en soit, sans vouloir faire une thorie du conceptde banalit du mal, dans Pense et considrions morales ,Arendt se posait la question kantienne : de quel droit puis-jepossder et utiliser ce concept ? Il nest pas accidentel quici, etavec force dtails dans les confrences qui constituent Questions de philosophie morale Arendt procde enexaminant les expriences enveloppes dans ltymologie latinedu mot conscience et de ses apparents grecs, en notant lebasculement qui a fait passer dune fonction ngative de laconscience une fonction positive, avec lavnement duchristianisme et la dcouverte de la volont, et finalement enlaissant entendre que la ralit phnomnale de la consciencepeut tre dcouverte l o on la rarement cherche, savoirdans lexercice de la facult de jugement. Cest presque comme sielle mettait en jugement le mot conscience , le pimentant dequestions dont les racines vivantes, bien quenfouies dans lepass historique, taient nourries dans son esprit. Ce procs,dans lequel Arendt apparat comme une enqutrice passionneet une juge impartiale, a commenc Jrusalem, mais il ne sestpas achev l et nest pas encore termin. Il y a sans douteencore plus de problmes en jeu dans ces investigations, quicomprennent La Vie de lEsprit, inacheve et publie aprs samort, quune simple tentative pour en finir avec la controverseautour dEichmann, ce quen tout cas elles nont pas russi

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  • faire.Ce qui est en jeu, cest leffort dArendt pour comprendre

    nouveaux frais la signification de la morale en tant queconnaissance de la diffrence entre ce qui est juste et ce qui estinjuste, entre le bien et le mal. Cest Nietzsche, le penseur etphilologue avec lequel la relation profonde dArendt tait due une tournure desprit similaire plutt qu une influenceintellectuelle une commune capacit la vision soudaineplutt qu la philosophie systmatique , qui suggrait que lamorale et lthique ne sont rien de plus que ce quellesdnotent : les us et coutumes. Sur sa terre natale, Arendt a vu cequelle et beaucoup dautres tenaient pour assur, savoir unestructure morale solide et sre en apparence, seffondrer sous labotte nazie, sous une forme extrme, le commandement. Tu netueras point ayant t invers pour donner Tu tueras .Aprs la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a assist unautre renversement la faveur duquel lancienne structure a tinvoque nouveau. Mais alors comment pouvait-elle tre solideet sre ? Nietzsche navait-il pas en fin de compte raisonlorsquil soutenait que les principes desquels drivent lesnormes et les standards de la conduite humaine sont des valeurschangeables ? On aurait pu sattendre ce quArendt soitdaccord, mais elle ne ltait pas. Elle croyait que la grandeurternelle de Nietzsche ne tenait pas au fait davoir rvl laralit de la morale, mais davoir os dmontrer quel pointelle est devenue mesquine et vide de sens , ce qui est trsdiffrent. Comme Nietzsche, elle rcusait limposition etlacceptation de normes et de valeurs dont la source serait la loidivine ou naturelle, sous laquelle il faudrait subsumer tous lescas particuliers, mais la diffrence de lui, Arendt taitauthentiquement tonne quen vingt-cinq ans, la littrature,la philosophie et la religion naient pas trouv un autremot pour la morale et pour ses prches concernant

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  • lexistence dune conscience parlant dune mme voix tousles hommes . Surtout, son tonnement tait d au fait quecertaines personnes distinguent le bien du mal et, ce qui est plusimportant, dans certaines circonstances, pour autant quelles lepeuvent, agissent selon les distinctions quelles ont elles-mmesfaites. Quoique ce ne soient ni des saints ni des hros, et bienque ces personnes nentendent pas la voix de Dieu ni ne voientla lumire universelle de la nature (lumen naturale), ellesconnaissent la diffrence entre le bien et le mal, et elles syconforment. Dans le monde qui sest rvl au XXe sicle, ce faittait trop extraordinaire pour quArendt le considre comme une noblesse inne de caractre.

    Depuis les annes 1940 au moins et jusqu la mort deStaline en 1953, le leitmotiv du travail dArendt tait ce quelleappelait le mal radical ou absolu du totalitarisme :lannihilation en masse dtres humains perptre par lenazisme et le bolchevisme sans finalit humainementcomprhensible. Le totalitarisme dfiait et violait la raisonhumaine ; en faisant exploser les catgories traditionnellespermettant de comprendre la politique, le droit et la morale, ilmettait en pice la structure intelligible de lexpriencehumaine. La possibilit de dmolir le monde humain, bienquentirement sans prcdent, a t dmontre par les exprimentations menes dans les laboratoires descamps de concentration totalitaires. L, lexistence dtreshumains distincts, la substance mme de lide dhumanit, at oblitre ; des vies humaines ont t rendues superflues par leur transformation en matire inanime pour alimenterles machines exterminatrices qui ont acclr le mouvement deslois idologiques de la nature et de lhistoire(9). Le mal de ladomination totalitaire au XXe sicle tait inconnu de Nietzsche,bien sr, ou de nimporte qui avant lui qui avait rflchi au vieuxproblme du mal humain. En lappelant radical , Arendt

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  • voulait dire que la racine du mal tait pour la premire foisapparue dans le monde.

    Mais ce quArendt elle-mme navait pas compris avant dtreconfronte linaptitude dEichmann rflchir sur ce quilavait fait, quelle distinguait de la stupidit, ctait quun tel malpouvait se diffuser sans limites sur la Terre, que son aspect leplus frappant tait que sa dilatation navait pas besoin dtreenracine dans une idologie de quelque ordre que ce soit. Lemal humain est sans limite quand il ne suscite aucun remords,quand ses actes sont oublis aussitt commis. Cest seulementalors que, pour Arendt, la disposition des personnesindividuelles, pas ncessairement rsister mais viter decommettre le mal, rejeter ou ne mme pas tre tentes par lemal, attirait lattention de tous, et pas seulement desphilosophes ou autres intellectuels, sur ce que, faute dunmeilleur terme , comme elle le disait, nous appelons lamorale . En dautres termes, dans ses derniers crits, Arendttentait de sauver les phnomnes moraux et en mme temps demontrer que la conscience nest pas, comme le pensaitNietzsche, seulement un piphnomne tardif dans la gnalogie de la morale . Tous les textes de ce recueil peuvent leur manire se lire comme des histoires de meilleur terme manquant, de mme que lun deux, Le Vicaire : coupable desilence ? , peut se lire comme une histoire de pape manquant.Arendt crivit Eichmann Jrusalem en tat deuphorie, nonparce que le mal sans racine pouvait se penser, mais parce quilpouvait tre surmont par la pense.

    Tout cela doit sembler inhabituel et trange aux lecteurs quiconsidrent bon droit que la politique tait lobjet principal deluvre dArendt. En maints endroits, elle distingue la politiquede la morale, tout comme Machiavel longtemps auparavant lpoque de la Renaissance. Ici, dans La responsabilitcollective , elle rend cette distinction irrvocable : Au centre

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  • des considrations morales qui concernent la conduite humainese tient le soi ; au centre des considrations politiques se tient lemonde. Cest encore plus fort si on ajoute que la morale etaussi la religion tendent nier (mais pas dtruire comme letotalitarisme) la propension politique fondamentale, enracinedans la condition humaine plurielle, se soucier davantage dumonde que de soi ou du salut de son me. Les vrits ou les vraies normes morales et religieuses, quelles soient le fruitde la contemplation philosophique ou de la mditationspirituelle, ne sont-elles pas actualises dans lesprit, vues par lil de lesprit dans ce qui, du point de vue du monde,constitue la plus intensment prive des expriences ? Enthorie, de ce point de vue, ces vrits empchent ceux qui lestiennent pour absolues de participer aux affaires publiques,puisque lactivit politique authentique, qui dpend pardfinition du libre accord des autres, ne peut facilementsaccommoder de quelquun qui rpond des lois suprieures plutt que publiquement incarnes et publiquement amendes.Ici, Arendt tait proche de Machiavel : quand lescommandements moraux et religieux sont prononcs en publicau mpris de la diversit des opinions humaines, ils corrompentle monde en mme temps queux.

    Surtout, si la libert humaine, comme le croyait Arendt, est laraison dtre de la politique, et si lexprience de la libert nestdpourvue dambigut que dans laction, ce quelle croyait aussimalgr Kant, alors en distinguant la pense de laction, ellepointe deux activits qui divergent essentiellement lune delautre. La pense est rflexion sur soi, alors quun agent ne peutagir quavec dautres que lui ; lactivit de pense, qui a lieu dansla solitude, cesse lorsquun penseur commence agir, de mmeque lactivit dagir, qui requiert la compagnie des autres, cesselorsquun agent commence penser avec lui-mme. Maissoucieuse des activits elles-mmes plutt que des rsultats de la

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  • pense ou de laction, Arendt faisait un pas dans la direction deKant. Parce que les rsultats de nos actes sont dtermins defaon contingente et non de manire autonome, le plus souventpar les ractions des autres face ce que nous avons lintentiondaccomplir, dans sa philosophie morale, Kant situait la libertdans notre motivation agir, dans notre dcision non contrainte obir la loi dont nous sommes nous-mmes lauteur, la loide la libert et son impratif catgorique. Pour la mme raison,parce que nous ne pouvons connatre lavance les rsultats dece que nous faisons quand nous agissons avec les autres, Arendtestimait que lexprience de la libert sactualise dans leprocessus dinitiative, dans le fait dapporter quelque chose denouveau, quoi que cela donne, dans le monde. Pour elle, ce queKant entendait par libert humaine, cest--dire lautonomie, nedpend pas de lobissance la loi, qui par dfinition nie lalibert, mais de lapparition dans le monde de la personnemorale ou de la personnalit qui incarne la loi. Arendt estdaccord pour dire que cette personne kantienne (le mot morale est ici redondant) se constitue dans lactivit derflexion sur soi, et cest justement l son problme. Quand cettepersonne apparat au milieu des autres hommes, elle est partdeux au sens o elle nest responsable que vis--vis delle-mme : pour elle, toute inclination, faire bien ou mal, est unetentation qui la conduit sgarer delle-mme et dans lemonde ; cest pour cette raison quil faut lui rsister. Limpratifcatgorique est peut-tre la formulation la plus convaincantejamais propose de la notion traditionnelle de consciencemorale ou de conscience, et Kant lui-mme pensait que ctaitune boussole drive de la loi universelle de la raison purepratique, diffrenciant le bien du mal et accessible toutecrature rationnelle. Mais pour Arendt, elle tait insuffisammentpolitique, parce que lagent uvrant en conscience nassumeaucune responsabilit dans les consquences de ses actes, parce

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  • que la notion kantienne de devoir, comme la montr Eichmann,peut tre pervertie et parce que (mme si Kant, bien sr, nensavait rien) le caractre sans limite du mal dpourvu de pensechappe toute saisie conceptuelle.

    Un autre ingrdient ajouter cette vue cursive de lintrtquprouvait Arendt pour ce que nous sommes habitus pensercomme la morale est lexemple de Jsus de Nazareth. Dans sonamour de laction, de faire le bien de raliser des choses sansprcdent comme accomplir des miracles et de rendrepossibles de nouveaux commencements en pardonnant lestrpasss , que du fait de sa pure nergie elle comparait lamour de penser de Socrate, Arendt distinguait de maniresignificative Jsus du Christ sauveur des pcheurs selon lareligion chrtienne. Ce qui compte le plus dans ce contexte, cestlinsistance de Jsus sur le fait que, pour faire le bien, la bontde ce qui est fait doit tre cache non seulement aux autres, maisaussi celui qui le fait (sa main gauche ne doit pas savoir ce quesa droite fait), ce qui, pour Arendt, impliquait ledsintressement de lagent, labsence du soi de lagent, et passeulement sa droiture. En ce sens, lagent du bien est plus seuldans le monde que le penseur, puisquil ne jouit mme pas de lacompagnie de lui-mme. Comment alors comprendre ladistinction entre le bien et le mal, sur laquelle le Nazareninsistait galement, si son origine est laction dsintresse etnon, comme le pensait Kant, la pense rflexive ? Linsouciancesublime et rvolutionnaire de Jsus (quand on lui demandaitquoi faire, il rpondait de le suivre, de faire comme lui, et de nepas se soucier du lendemain) implique un manque dintrt pourles institutions stables, et peut-tre pour la vie elle-mme, lunet lautre reflts dans les croyances eschatologiques despremiers chrtiens. Mais elle donne aussi penser et pourrait enpartie expliquer linterprtation par Arendt de la virtumachiavlienne comme virtuosit(10).

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  • Il ny eut srement jamais plus grand virtuose de laction queJsus. La marque distinctive de la conception de laction selonArendt, par opposition au comportement, est quelle est sapropre fin. Parce que les buts poss par certains agents entrentncessairement en conflit avec ceux qui sont poss par dautres,le sens de laction, si elle en a un, doit se trouver en elle-mme.Pour Arendt, cela distinguait laction non seulement du faitduvrer pour la vie, mais aussi de toute forme de faire, puisquela fin du faire rside non dans lactivit, mais en dehors et au-del, dans ce qui est fait, y compris les uvres des artsproductifs, qui ajoutent au monde et lembellissent. Arendtcroyait que Machiavel partageait sa faon de comprendrelaction comme la seule activit pure et parfaite de la vie active etque Jsus, dans son insouciance , cest--dire son absence debut, lexemplifiait. Le problme dans tout cela, cest de savoir quiest bon, en particulier depuis que Jsus a ni quil ltait, maisaussi parce que Machiavel sest estim oblig denseigner auxprinces comment ne pas tre bons. Selon Arendt, lunicit delagent, rvle dans laction, peut apparatre aux autres commede la gloire ou de la grandeur , et pourtant il ne peutapparatre comme uniquement bon. La raison en est double : sice qui est pris pour de la morale est dfini par une rgle, commectait le cas la fois pour Jsus et pour Machiavel, il ny a riendunique dans le fait dadhrer ces rgles ; et de mme la foispour Jsus et pour Machiavel, au mme sens, si faire le bien,cest tre bon, cela doit apparatre comme tel dans le monde.

    Do vient le bien, alors ? Lorsque Jsus nous enjoigne detendre lautre joue lorsquon nous frappe, de ne pas donnerseulement la tunique quon nous demande, mais notre manteauaussi, bref de ne pas seulement aimer notre prochain commenous-mmes mais aussi notre ennemi, il carte les rgles de lamorale traditionnelle, ou plutt il les juge inadquates. Ni Jsusni Machiavel ne se sentaient lis par les normes

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  • conventionnelles, et tout deux ont donn des exemples dactionsdont les principes mergeaient dans laction elle-mme. Cesprincipes comprenaient la foi et le courage, mais pas la mfianceou la haine, qui ne peuvent apparatre ni comme glorieuses nicomme grandes. Bien sr, la comparaison pousse de Jsus et deMachiavel a ses limites. Ce que jai essay de montrer, cest quetous deux taient des acteurs dsintresss (dans le cas deMachiavel un acteur frustr, un fondateur rat de rpubliques) etque ni lun ni lautre ntait philosophe, ce qui montre leurmanque dintrt pour la volont, la facult mentale qui nouspousse agir. Avec la venue du christianisme, les thologiensont considr la facult quest la volont comme cruciale pourdterminer la grce du ciel ou les tourments de lenfer commecondition dune vie future pour un individu, de sa vie ternelleaprs la mort. Arendt considrait Paul, par opposition Jsus,comme le fondateur non seulement de la religion chrtienne,mais aussi de la philosophie chrtienne, lui qui, sefforant demriter le salut, dcouvrit quil ne pouvait faire le bien quilvoulait ; ce quil a dcouvert, en dautres termes, ctait que le jeveux est coup du je peux. Tandis que Paul voyait dans cettecoupure une contradiction entre lesprit et le corps, qui exigeaitla Grce divine pour tre gurie, Augustin a plus tard radicaliscette doctrine. Il situait la contradiction dans la volont elle-mme, au sein de la libert de la volont en tant que sa proprecause. Pour lui, ce ntait pas le corps qui dsobissait lavolont, mais la volont qui se dsobissait elle-mme. En tantque conscience, consciente de la diffrence entre le bien et lemal, la volont est positive : elle commande ce quil faut faire,mais en mme temps, par sa libert, elle empche ce quellecommande.

    Arendt, sur laquelle Augustin a exerc une grande influence,a vu que lincapacit de la volont faire le bien quelle veutposait des questions morales drangeantes : si elle est divise, la

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  • volont peut-elle faire un quelconque bien ? Et pourtant, sansla volont, comment pourrais-je jamais tre pouss agir ? Arendt avait une grande dette vis--vis dAugustin pour sonexprience de la pense comme activit guide par lamour dubien de ce qui existe. Parce que penser ne peut tre guid par lemal, puisque le mal dtruit ce qui existe, elle a fini par croire quelactivit de penser conditionne celui qui sy engage contre le faitde faire le mal. Si important que cela pouvait tre pour elle, ellefaisait mieux que suggrer que la pense dtermine la bont desactes spcifiques(11), ce qui revient dire que penser ne rsoutpas en soi le problme de laction tel quil apparat travers lescontradictions internes de la volont. Quant la spontanit delaction, la libert de la volont est un abme.

    Dans une bauche tardive (1973) de rflexions donnes lAmerican Society of Christian Ethics(12), Arendt dit que, pourla premire fois depuis lAntiquit , nous vivons dans un mondequi ne bnficie plus dautorits stables et, pour ce qui concernelaction morale, en particulier de lautorit de lglise(13).Pendant des sicles, lglise a tenu en suspens les oscillations dela volont, contraignant laction par la menace de la damnation,mais dsormais, dit-elle, presque plus personne, et certainementpas les masses, ne croit cette autorit. Puisque, selon elle,laction et le commencement, sont une seule et mme chose,Arendt attirait lattention sur le fait que tous lescommencements contiennent un lment de pur arbitraire etliait cet arbitraire la natalit comme condition accidentelle denotre naissance. Dun ct, elle voulait dire que les rencontres denos parents, grands-parents et gniteurs, aussi loin quonremonte, sont des vnements contingents qui nont pas decause ncessaire. Dun autre ct, elle voulait dire que notrecontingence en tant que commencement est le prix que nouspayons pour tre libres, pour pouvoir faire lexprience de lalibert comme commencement. Pour Arendt, la contingence de

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  • la libert humaine est la crise relle que nous vivonsaujourdhui ; on ne peut lviter, et la seule question sensequon puisse poser est de savoir si notre libert nous plat ounon, si nous voulons ou non en payer le prix.

    Dans ses rflexions, Arendt en vient dire que la pensesocratique, la pense dans sa fonction maeutique ou obsttrique , correspond notre crise en nous prparant rencontrer tout ce qui apparat, tout ce qui vient nous, peut-ondire, du futur. En mettant en question les opinions et lesprjugs (les prjugements) de ses interlocuteurs, Socrate najamais dcouvert un enfant [] qui ne soit pas un uf plein devent , ce qui pour Arendt signifiait que, quand ce type depense cessait, non seulement ses interlocuteurs, mais Socrateaussi se retrouvaient vides . Une fois que vous tes vides,disait-elle, vous tes prts juger sans subsumer les casparticuliers sous des rgles et des normes qui ont disparu avec levent de la pense. Cependant, il ny a pas de ncessit ce quevous jugiez. Si on exerce son jugement, on rencontre lesphnomnes de plein fouet dans leur ralit contingente :ceci est bien, cela est mal, ceci est juste, cela est injuste. Arendtcroyait que nous pouvons juger les phnomnes moraux etpolitiques comme, en fait, nous jugeons belle une roseparticulire qui est apparue dans notre jardin, et pas une autre.En dautres termes, notre jugement en ces matires est libre, cequi est la raison pour laquelle Arendt, dans Questions dephilosophie morale , le considrait comme li au libre choix(liberum arbitrium) de la volont, la fonction darbitrediscerne par Augustin dans la volont avant quil ne dcouvrela contradiction interne de la volont et se concentre dessus.Arendt comprenait le juge comme un arbitre du purarbitraire de tous les commencements et le jugement commeune facult distincte de la volont, facult que Kant, denombreux sicles aprs Augustin, a dcouverte dans le domaine

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  • de lesthtique. Il serait intressant de spculer, quoique ce nesoit pas le lieu, sur la pertinence dans ces affaires du rledAugustin dans ltablissement de lglise, et sur le fait queKant a ralis sa dcouverte durant un vnement sansprcdent, la Rvolution franaise, qui lintressaitprofondment.

    Dans ses rflexions, Arendt indiquait que le caractreimprissable des uvres de lart productif, le fait que nouspouvons les juger et les jugeons effectivement comme bellesaprs des centaines et des milliers dannes nous apporte uneexprience de la durabilit du pass et donc de la stabilit dumonde. Mais la diffrence des arts productifs qui soutiennentla structure du monde, laction, sans plan ni paradigme, lachange. Laction, comme en tmoigne le XXe sicle, dmontre lafragilit et la mallabilit du monde qui se cache dans la libertabyssale de la volont. Pourtant, selon Arendt, malgr sacontingence hasardeuse et chaotique , quand elle estfinie, on peut raconter une histoire qui donne un sens laction. Comment, demandait-elle, est-ce possible ? Paropposition aux philosophes de lhistoire, qui en gnral lisent unprogrs ou un dclin dans les rsultats de laction, Arendt seproccupait surtout de laction libre, dont les rsultats sontinconnus quand on laccomplit. Si la facult de jugement est part de laction pour entrer dans une histoire, elle doit aussi treoprationnelle chez lacteur, quArendt assimilait unexcutant. Bien que la performance de lacteur disparaisseaussitt quelle est finie, tant quelle dure, elle claire lesprincipes qui linspirent. Lacteur juge spontanment le principefait pour apparatre dans le monde : il lui plat, et son action estun appel aux autres, un plaidoyer qui leur plaira aussi. Lacteurest trop occup pour penser alors que laction est sans pense, ettoute activit mentale, selon Arendt, se reflte sur elle.Cependant, la diffrence de la pense et de la volont, le

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  • jugement est troitement li au sens qui lui correspond, savoirle got. La rflexivit du jugement est qualifie par les jaime ou je naime pas du got, et lorsque le jugement reflte legot dautres juges, limmdiatet du got du juge esttranscende. Lacte de juger transforme le got, le plus subjectifde nos sens, en sens commun spcifiquement humain, quioriente les hommes, les hommes qui jugent, dans le monde.

    Alors, le jugement est une sorte dactivit dquilibre, fige dans la figure de la balance de la justice qui soupse lastabilit du monde dans lequel son pass est prsent contre lerenouveau du monde, son ouverture laction, mme si cela peutsecouer la structure mme du monde. Dans son volume non critsur le jugement, Arendt aurait pu barrer certains des t etmettre des points sur certains des i quelle mentionne la finde Questions de philosophie morale . Personne bien sr nepeut dire ce que ce volume aurait contenu, ou sil aurait rsolules nombreux problmes lis laction quArendt a distingusdans les crits qui composent la premire partie du prsentouvrage, intitule Responsabilit . Avec une certaineconfiance, on pourrait dire que laptitude penser, dontmanquait Eichmann, est la prcondition du jugement et que lerefus comme linaptitude juger, imaginer devant ses yeux lesautres que reprsente notre jugement et auquel il rpond, invitele mal entrer dans le monde et linfecter. On pourrait aussidire que la facult de jugement, par opposition la volont, nese contredit pas : laptitude formuler un jugement nest pascoupe de son expression ; en fait, elles sont virtuellementidentiques en parole comme en acte. Quant au meilleurterme dArendt, on pourrait dire que le phnomne de laconscience est rel quand on coute les voix des vivants et faitattention elles, ainsi qu celles de ceux qui ne vivent plus oupas encore, qui ont en commun un monde qui leur plat et quidure, dont cette possibilit stimule le jugement et en est le

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  • rsultat. On pourrait encore dire que laptitude rpondre enjugeant impartialement en examinant et en traitant avecconsidration autant de points de vue diffrents quil estpossible pour savoir sil convient ou non que des phnomnesparticuliers apparaissent dans le monde fait se rejoindre lapolitique et la morale dans le champ de laction. La secondepartie de ce volume, intitule Jugement , offre des exemplesde la formidable capacit dArendt ragir ainsi. Finalement, onpourrait se demander si Arendt ne se rfrait pas au pouvoirstrictement moral du jugement quand, la fin de Pense etconsidrations morales , elle crivait que juger peut empcherdes catastrophes, du moins pour soi, dans les momentscruciaux .

    Jerome Kohn

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  • Prface

    1. Les brves remarques dArendt ont ensuite t publies dans Christianity andCrisis. A Christian Journal of Opinion, vol. 26, n 9, 30 mai 1966, p. 112-114.

    2. Je remercie Elisabeth Young-Bruehl de mavoir rapport cet incident.3. Arendt avait plaisir raconter lhistoire de son arrestation cause de son travail

    pour le compte dune organisation sioniste Berlin en 1933. Le policier sous la gardeduquel elle fut place vit immdiatement que ce ntait pas une criminelle, quelle nedevait pas aller en prison, et il arrangea sa libration. Elle quitta lAllemagne sur lechamp.

    4. Limportance, particulirement mal comprise, de lexprience dArendt en tantque juive, dont ses vues sur le sionisme et la formation de ltat dIsral, fera lobjetdun volume paratre dans cette srie de ses crits indits.

    5. Dans Questions de philosophie morale , Arendt dit clairement quelle neconsidre pas comme politique la vie de Socrate, bien que sa mort ait t essentiellepour la philosophie politique de Platon. Quand on la appel, Socrate a accompli sondevoir de citoyen athnien, il a combattu comme soldat et a une fois jou un rle officielpour Athnes. Mais il prfrait penser avec lui-mme et ses amis plutt que dinteragiravec la multitude ; en ce sens, son jugement et son action une fois condamn morttaient moraux plutt que politiques.

    6. Susan Sontag, New York Herald Tribune, 1er mars 1964.7. Pour un examen complet des nombreux articles et livres qui ont aliment la

    polmique dans les annes suivant immdiatement la publication dEichmann Jrusalem, voir R. L. Braham, The Eichmann Case. A Source Book, New York, WorldFdration of Hungarian Jews, 1969. [Voir aussi Pierre Bouretz, introduction Eichmann Jrusalem, Paris, Gallimard, coll. Quarto , 2002, p. 979-1013 (NdT).]Depuis 1969, pratiquement tous les multiples travaux portant sur Arendt ont trait duconcept de banalit du mal sans parvenir un consensus sur sa signification, ce qui faitdEichmann lun des livres les plus discuts jamais crits.

    8. Le principe dEichmann tait la volont de Hitler et non pas la raison pratiquede Kant.

    9. Dans lAllemagne nazie, la loi de la nature imposait de crer une racemonstrueuse, ce qui implique logiquement lextermination de toutes les races dclares impropres la vie ; sous le bolchevisme, la loi de lhistoire imposait de crer unesocit sans classes, ce qui implique logiquement la liquidation de toutes les classes moribondes , cest--dire des classes composes de ceux qui sont condamns mourir . Le lecteur trouvera peu de mentions du bolchevisme dans le prsent recueil,parce que la question morale ici a t masque par lhypocrisie. Moralement, mais passocialement, le nazisme tait le mouvement le plus rvolutionnaire.

    10. Par-del les peuples et les millnaires, Jsus et Machiavel jettent la mmelumire sur laudace ainsi que le danger, la qualit iconoclaste, de la faon de penserdArendt aprs la rupture de la pense occidentale.

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  • 11. Heidegger est un bon exemple cet gard, mais ce nest nullement le seul. Arendtcroyait que la propension la tyrannie participait de la dformation professionnelle desphilosophes.

    12. Ces remarques semblent avoir t une rponse dArendt plusieurs articlesconsacrs son uvre.

    13. La prfrence controverse dArendt pour lAntiquit contre la modernitapparat ici au mme titre que leur similarit ; en regardant lAntiquit, il est possiblede nous voir distance, cest--dire avec impartialit.

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  • Note sur le texte

    Tous les textes confrences, discours et essais quicomposent Responsabilit et Jugement ont t crits parHannah Arendt en anglais, langue quelle a apprise alors quelleavait dj trente-cinq ans et venait darriver en Amriquecomme rfugie issue de lEurope sous domination nazie. Aubout dun an, en 1942, elle crivait dans cette langue nouvellepour elle, mais tant quelle a vcu, elle a soumis ses mots anglais une anglicisation antrieure leur publication, processusqui a t poursuivi ici. Arendt crivait naturellement ; aprsavoir pens, dit-elle un jour, elle sasseyait pour taper aussi viteque se mouvaient ses doigts. Cela a brillamment fonctionn tantquelle a crit en allemand, sa langue maternelle, mais toutepersonne qui sest penche sur ses manuscrits anglais sait quesa vitesse dcriture a connu des difficults ses dbuts. Elleavait un vocabulaire norme, dvelopp par la connaissance dulatin et du grec anciens ; mais en anglais, limmdiatet de savoix, sa qualit unique, a donn de trop longues phrases, dontles mots et la ponctuation ne saccordent pas toujours aveclusage admis. Un autre problme tient au fait que lesmanuscrits contiennent nombre de coupes, lapparition desratures (elle crivait avant les ordinateurs) et dadditions crites la main, dont la lisibilit et la localisation souhaite sontfrquemment loin dtre claires. La mission de lditeur consiste rendre les crits anglais dArendt cohrents sans altrer cequelle voulait dire ou la faon dont elle voulait le dire : modifiersa syntaxe quand cest ncessaire, mais prserver son style, quireflte les sinuosits de son esprit.

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  • Le texte du Prologue est un discours quHannah Arendt aprononc Copenhague en 1975, lors de la remise par legouvernement danois du prix Sonning pour son apport lacivilisation europenne. Arendt a t la premire citoyenneamricaine obtenir ce prix et la premire femme le recevoir parmi les laurats antrieurs figuraient Niels Bohr, WinstonChurchill, Bertrand Russell et Albert Schweitzer. Dans sondiscours de rception, elle posait la question peu habituelle desavoir pourquoi elle, qui ntait pas une personnalitpublique et navait pas le dsir de le devenir , mritait un honneur public puisque, autant que possible, les penseurs vivent cachs loin des lumires de la publicit. Ce ntait pasl un trait de modestie, laquelle diffre de lhumilit et esttoujours fausse : vingt ans plus tt, elle avait crit son marique paratre sous le regard du public est un malheur . Ellese sentait comme si elle devait se chercher partout(1). Dans cediscours, Arendt accomplit en public lacte rare et difficile de sejuger soi-mme, indiquant au passage que laptitude juger quececi est juste et que cela est injuste dpend dabord et surtout dela comprhension que le juge a de lui-mme. Arendt sest jugeet, ce faisant, elle donne lexemple de linjonction ancestralequest le connais-toi toi-mme , en tant que condition dujugement. Elle recourt au nom latin persona, driv du verbeper-sonare, qui renvoyait lorigine la voix passant traversle masque de lacteur de thtre. Elle ne la pas utilis comme lesRomains, en guise de mtaphore pour la personne politique paropposition au membre de lespce humaine , mais au sensmtaphorique qui lui est propre de quelquun qui est identifiable sans tre dfinissable , cest--dire une ccitunique qui persiste travers les masques changeables quelacteur arbore pour jouer son rle sur le grand thtre dumonde et dont elle portait un exemplaire en parlant. Il estdifficile dimaginer comment Arendt aurait pu suggrer de faon

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  • plus transparente le fait que le juge ne peut tre coup delacteur dpourvu de soi, dont lunicit napparat quaux autrescomme sa face intrieure, invisible, audible.

    Dans ce volume, ce sont les Questions de philosophiemorale qui reprsentent la tche la plus intimidante. En 1965et 1966, Arendt a donn deux cours, le premier la New Schoolfor Social Research de New York, qui portait ce titre, et le second luniversit de Chicago, qui tait intitul Basic MoralPropositions ( Propositions morales lmentaires ). Le coursde la New School a consist en quatre longues confrences etcelui de Chicago en dix-sept sances qui, en majeure partie,utilisaient le matriel des confrences. Les confrences ditesconstituent le corps du texte repris ici, tandis que des variantessignificatives de sa pense telle quelle sexprime dans BasicMoral Propositions ont t intgres aux notes. Dans ce texte, lelecteur a la chance dcouter Arendt professeur ; il pourra ainsipeut-tre se la reprsenter visuellement dans ce rle. Je tiens remercier Elizabeth M. Meade pour son aide dans la prparationdes versions successives de Questions de philosophie morale .Inutile de dire que sil reste des bvues dans la version finale,elles sont de mon fait.

    Responsabilit personnelle et rgime dictatorial , Laresponsabilit collective , Pense et considrations morales et Retour de bton ont aussi t prpars lorigine parArendt pour tre dits, titre de confrences ou de discourspublics. Puisque le Prologue et Retour de bton ont tprononcs durant la dernire anne de la vie dArendt, ce livrecommence et se termine par ses deux dernires apparitions enpublic. Responsabilit personnelle et rgime dictatorial estconnu par certains lecteurs dArendt dans une forme bien pluscourte qui a t radiodiffuse en Angleterre et en Amrique, etpublie dans The Listener en 1964. Cest le manuscrit completqui est publi ici pour la premire fois. La responsabilit

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  • collective ntait pas le titre dArendt, mais celui dunsymposium qui sest tenu le 27 dcembre 1968, au cours dunerunion de la Socit philosophique amricaine. Dans sarponse une communication qui y tait prsente, Arendt taitrsolue distinguer la responsabilit politique et personnelle, et souligner les diffrentes nuances de sens propres la maniredont on utilise le mot responsabilit . Sauf dans trois cas,mentionns en note, les rfrences la communication laquelle elle rpondait ont t supprimes. Le choix consistait eneffet ou bien procder ainsi, ou bien reprendre lautrecommunication, ce qui ntait pas souhaitable. En dcembre1968, en effet, Arendt crivait Mary McCarthy : Ta lettre estarrive au moment mme o je tentais de trouver quoi dire pourdiscuter une contribution sur la responsabilit collective, lasemaine prochaine Washington, la Socit philosophique,sans perdre mon sang-froid et devenir atrocement impolie. Lemanque d-propos des universitaires dpasse tout ce quon peutcroire et escompter(2). Les autres crits repris dansResponsabilit et Jugement sont des essais. Rflexions surLittle Rock constitue un exemple de choix du jugementdArendt. Cest le seul texte antrieur Eichmann Jrusalemqui figure dans ce recueil, ce qui mrite des explications. Aprsun long retard, Arendt retira ces Rflexions de Commentary,qui lavait command, et les publia dans Dissent, accompagnesde lavertissement suivant de lditeur : Nous publions [cetessai] non parce que nous sommes daccord avec cest mmetout le contraire ! , mais parce que nous croyons en la libertdexpression mme pour des ides qui nous semblententirement errones. Les ractions au vitriol suscites par ces Rflexions , anticipant la polmique qui se dclencha quatreans plus tard propos dEichmann, taient dues au fait quellestapaient sur les nerfs vif des libraux, ce quelles continuent faire aujourdhui encore. Arendt ntait ni librale ni

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  • conservatrice, mais elle a remis en cause la tendance deslibraux subsumer la question particulire de linstruction desenfants noirs sous la rgle politique gnralise de l galit .Elle sest oppose toute forme de lgislation raciale, enparticulier les lois sur le mlange des races, mais aussi ladcision de la Cour suprme dimposer par la loi une politiquede dsgrgation scolaire. Pour elle, cela revenait abroger ledroit priv des parents choisir les coles de leurs enfants et fuir devant la discrimination qui dominait le champ social. Laphotographie reproduite dans la presse et lorigine de sesrflexions avait un statut exemplaire, jugeait Arendt ; ellepermettait de voir de ses propres yeux le point de vue possibledune mre noire, ce qui tait fondamental selon elle pourformuler un jugement visant limpartialit.

    Ce qui est prsent comme l Introduction aux Rflexions dArendt a t publi lorigine comme Rponse deux de ses critiques. En ralit, elle ne rplique aucun dentre eux : lun, dans un mlange hont dignorance etde prjugs, se plaait hors de la communaut des juges ; lautreavait si mal compris Arendt quau lieu de rpliquer, elle a crit cequi reprsente rellement une introduction cet essai, unrsum de ses arguments mettant laccent sur leurs principes.Plus tard, en 1965, Arendt a rpondu dans une lettre RalphEllison, admettant quelle avait nglig l idal du sacrifice qui prvaut chez les parents noirs lorsquils initient leursenfants aux ralits de lexprience raciale. Cest un lment quipeut juste titre revendiquer un rle dans la recherche dujugement adopter en la matire, non pour sa certitudeapodictique, mais pour le consensus quil peut permettredatteindre afin de parvenir laccord des opinions diverses. Etpourtant, il naltre gure largument constitutionnel de basedArendt contre la dsgrgation scolaire obligatoire, non plusquil ne rend compte de labsence du pre de llve noire sur la

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  • photographie. La dsgrgation des coles na pas atteint sesobjectifs escompts ; bien des mises en garde dArendt se sontralises, et toute la question reste ouverte au jugement(3).

    Le Vicaire : coupable de silence ? et Auschwitz enprocs sont tous deux aussi des exemples du jugementdArendt, le premier sur la culpabilit de Pie XII qui, selon salecture de la pice de Rolf Hochhuth, tait de ne pas avoir faitquelque chose, cest--dire un pch domission. Le Pape navaitpas dnonc la destruction par Hitler des juifs dEurope, etlaurait-il fait, les consquences de son action taientinconnaissables pour lui ou qui que ce soit dautre. Le jugementdArendt sur le Pape a soulev lautre question de savoirpourquoi nous-mmes esquivons notre responsabilit de jugerlincapacit agir dun homme particulier, qui prtendait tre levicaire de Jsus-Christ sur la Terre, et pourquoi, au lieudexercer notre jugement, nous prfrons envoyer balader deuxmille ans de christianisme et congdier lide mme dhumanit.Le second exemple de jugement concernait un monde dsormaisla tte en bas, un monde factice ayant perdu tout semblant deralit, un monde o toutes les horreurs imaginables taientpossibles mme quand elles ntaient pas officiellementautorises. Dans lessai sur Auschwitz, Arendt a ralis unechose qui semblait impossible, savoir rendre justice au seulhomme correct qui tait en procs, le mdecin Franz Lucas,lequel, la diffrence dEichmann, semble avoir bel et bienpens ce quil avait fait et tre devenu muet quand il a comprisles implications pleines et entires que comportait le fait davoirt le citoyen dun tat ouvertement criminel.

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  • Note sur le texte

    1. Within Four Walls. The Correspondance between Hannah Arendt and HeinrichBluecher, 1936-1968, Lotte Kohler (d.), New York, Harcourt, 2000, p. 236.

    2. Between Friends. The Correspondance of Hannah Arendt and Mary McCarthy,1949-1975, Carol Brightman (d.), New York, Harcourt, 1995, p. 228.

    3. Pour une prsentation fine des jugements dArendt dans Rflexions sur LittleRock , voir Kirstie M. McClure, The Odor of Judgement. Exemplarity, Propriety, andPolitics in the Company of Hannah Arendt , in C. Calhoun, J. McGowan (dir.),Hannah Arendt and the Meaning of Politics, Minneapolis, University of MinnesotaPress, 1997, p. 53-84. Voir aussi les confrences Holmes la Harvard Law School deLearned Hand sur son opposition Brown c. Board of Education.

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  • Prologue(1)

    Depuis que jai reu la nouvelle plutt tonnante de votredcision de me choisir comme laurat du prix Sonning enhommage mon apport la civilisation europenne, je me suisefforce de comprendre ce que je pourrais rpondre. Du point devue de ma vie, dun ct, et de mon attitude gnrale lgard dece genre dvnements publics, de lautre, le simple fait auquel jeme trouve confronte a remu en moi tant de ractions et derflexions en grande partie conflictuelles quil ne ma pas tfacile dy voir clair sans compter la gratitude fondamentalequi nous laisse dsarms quand le monde nous offre un vraicadeau, cest--dire quelque chose qui vient rellement nousgratuitement, quand la Fortune nous sourit, ignorantsuperbement tout ce que nous avons chri consciemment ouinconsciemment titre dobjectifs, dattentes, de buts.

    Permettez-moi de tenter de dbrouiller tout cela. Jecommencerai par les aspects purement biographiques. Ce nestpas une mince affaire que de recevoir un hommage pour sonapport la civilisation europenne quand on est quelquun qui aquitt lEurope il y a trente-cinq ans, et ce sans nullement levouloir, pour devenir citoyen des tats-Unis, de faonentirement et consciemment volontaire parce que laRpublique amricaine tait un gouvernement du droit et nondes hommes. Ce que jai appris durant ces premires et crucialesannes passes entre immigration et naturalisation revenait peu prs un cours quon apprend tout seul sur la philosophiepolitique des Pres fondateurs, et ce qui ma convaincue dedevenir amricaine, ctait lexistence de fait dun corps

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  • politique, en opposition complte aux tats-nations europens,avec leur population homogne, leur sentiment organique delhistoire, leurs divisions de classes plus ou moins dcisives etleur souverainet nationale fonde sur la notion de raisondtat. Lide que, dans les moments cruciaux, la diversit doittre sacrifie l union sacre de la nation, jadis triomphesuprieur de la puissance assimilatrice du groupe ethniquedominant, a commenc seffriter sous la pression de latransformation menaante de tous les gouvernements ycompris celui des tats-Unis en bureaucraties ; ce nest plusltat de droit ni le gouvernement des hommes, mais lempiredes bureaux ou des ordinateurs anonymes, dont la dominationentirement anonyme peut devenir un plus grand danger pour lalibert et pour le minimum de civisme sans lequel aucune viecommune nest concevable que larbitraire le plus terrible que lestyrannies passes aient vu. Mais ces prils lis une simplequestion dchelle, associe la technocratie, dont ladomination menace toute forme de gouvernement dextinction,de dprissement qui nest dabord quun mauvais rveidologique dlibr et dont les proprits cauchemardesques nese dtectent que moyennant un examen critique , ntaient pasencore lordre du jour de la politique quotidienne, et ce qui mainfluenc lorsque je suis arrive aux tats-Unis, ctaitprcisment la libert de devenir une citoyenne sans avoir payer le prix de lassimilation.

    Je suis juive, comme vous le savez. Par ma mre. Je suis neet ai reu une instruction en Allemagne, comme, sans aucundoute, vous lavez entendu dire, et jai t forme dans unecertaine mesure par les huit longues et heureuses annes que jaipasses en France. Jignore quel est mon apport la civilisationeuropenne, mais je reconnais que, depuis toutes ces annes, jeme suis cramponne ce fonds europen avec une grandetnacit et celle-ci a parfois fris lobstination quelque peu

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  • polmique depuis que jai vcu parmi des gens, souvent mme devieux amis, qui essayaient toute force de devenir justelinverse : savoir de faire de leur mieux pour se comportercomme de vrais Amricains , den avoir lair, de se sentir tels,en se conformant surtout la simple force de lhabitude,lhabitude de vivre dans un tat-nation dans lequel vous deveztre comme les nationaux si vous souhaitez y appartenir. Magne est venue du fait que je nai jamais souhait appartenir, pasmme lAllemagne ; il mtait donc difficile de comprendre lerle important que joue assez naturellement la nostalgie cheztous les immigrs, en particulier aux tats-Unis, o loriginenationale, une fois quelle a perdu sa pertinence politique, estdevenue le lien le plus fort dans la socit et la vie prive.Cependant, ce qui pour ceux qui mentouraient tait un pays,peut-tre un paysage, un ensemble dhabitudes et de traditions,et, ce qui est plus important, une certaine mentalit, tait pourmoi un langage. Et si jai jamais fait quelque chose de conscientpour la civilisation europenne, ce nest sans aucun doute quelintention dlibre, du moment o jai fui lAllemagne, de netroquer ma langue maternelle contre aucune langue quon meproposerait ou me forcerait dadopter. Il ma sembl que, pour laplupart des gens, en particulier ceux qui ne sont pas dous pourles langues, la langue maternelle reste le seul repre fiable pourtoutes les langues quon acquiert ensuite par apprentissage ;pour la simple raison que les mots que nous utilisons dans laparole ordinaire tirent leur poids spcifique, celui qui guidenotre usage et le sauve des clichs superficiels, des nombreusesassociations qui apparaissent automatiquement et proviennentseulement du trsor reprsent par la posie que cette langue enparticulier et aucune autre a eu le bonheur de possder.

    Le second aspect qui ne peut pas ne pas tre pris enconsidration du point de vue de ma vie concerne le pays auquelje dois aujourdhui cet hommage. Jai toujours t fascine par la

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  • faon particulire dont le peuple et le gouvernement danois ontgr et rsolu les problmes hautement explosifs poss par laconqute nazie de lEurope. Jai toujours pens que cette histoireextraordinaire, sur laquelle, bien sr, vous en savez beaucoupplus que moi, devrait tre tudie dans tous les cours de sciencespolitiques qui traitent des relations entre pouvoir et violence,dont la frquente quation fait partie des sophismeslmentaires non seulement de la thorie politique, mais ausside la pratique politique relle. Cet pisode de votre histoire offreun exemple extrmement instructif de limportant potentiel depouvoir qui est inhrent laction non violente et la rsistance un adversaire possdant des moyens largement suprieursdexercer la violence. Et puisque la victoire la plus spectaculairedans cette bataille concerne la dfaite de la solution finale etle sauvetage de presque tous les juifs du territoire danois, quellequait t leur origine, quils aient t citoyens danois ou rfugisdAllemagne dchus de leur nationalit, il semble naturel que lesjuifs qui ont survcu la catastrophe se sentent eux-mmes lis ce pays dune manire trs particulire.

    Il y a deux choses que je trouve tout particulirementimpressionnantes dans cette histoire. Cest premirement le faitquavant la guerre, le Danemark navait nullement trait sesrfugis avec bienveillance ; comme tous les autres tats-nations, il refusait de les naturaliser et de leur accorder despermis de travail. Malgr labsence dantismitisme, les juifs,considrs comme des trangers, ntaient pas bien accueillis,mais le droit dasile, qui ntait respect nulle part ailleurs, taitapparemment considr comme sacro-saint. Lorsque les nazisrclamrent dabord seulement les rfugis allemands quilsavaient dchus de leur nationalit, les Danois expliqurent que,puisque ces rfugis ntaient plus citoyens allemands, les nazisne pouvaient les rclamer sans leur assentiment.Deuximement, alors que peu de pays dans lEurope occupe par

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  • les nazis ont russi par tous les moyens sauver la plupart deleurs juifs, il me semble que les Danois ont t les seuls oseraborder le sujet avec leurs matres. Le rsultat a t que, sous lapression de lopinion publique et sans tre menacs ni par unersistance arme ni par des actions de gurilla, les autoritsallemandes au Danemark ont chang davis ; elles ntaient plusfortes, elles taient surpasses par ce quelles avaient le plusmpris, de simples mots, prononcs haut et fort. Cela nestarriv nulle part ailleurs.

    Permettez-moi den venir maintenant lautre aspect de cesconsidrations. La crmonie daujourdhui est, sans aucundoute possible, un vnement public, et lhonneur que vousaccordez son rcipiendaire exprime la reconnaissance publique lgard de quelquun qui, du fait de cette circonstance mme, seretrouve transform en figure publique. cet gard, jen ai peur,votre choix laisse un doute. Je ne souhaite pas soulever ici ladlicate question du mrite ; un honneur, si je comprends bien,nous donne une impressionnante leon dhumilit, car ilimplique que ce nest pas nous quil appartient de nous juger,que nous ne sommes pas dignes de juger ce que nous avons faitcomme nous jugeons ce que les autres ont fait. Je suis assezporte estimer cette humilit ncessaire parce que jai toujourscru que personne ne peut se connatre, que personne napparat lui-mme comme il apparat aux autres. Seul le pauvreNarcisse se laisse tromper par son reflet, languissant par amourdun mirage. Mais alors que je suis prte cder lhumilitquand je suis confronte au fait vident que personne ne peuttre juge de son cas, je ne suis pas dispose abandonner mafacult de jugement tout entire et dire, comme peut-tre ledirait un vrai chrtien : Qui suis-je pour juger ? Parinclination purement personnelle et individuelle, je serais pluttdaccord, je crois, avec le pote W. H. Auden :

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  • Des visages privs en publicSont plus sages et plus douxQue des visages publics en priv(2).

    En dautres termes, par temprament et inclinationpersonnels, ces qualits psychiques innes qui ne forment pasncessairement nos jugements dfinitifs, mais certainement nosprjugs et nos impulsions instinctives, jai tendance fuirlespace public. Cela peut sembler faux ou inauthentique ceuxqui ont lu certains de mes livres et se rappellent mes louanges,voire ma glorification, de lespace public en tant quil est lespacedapparition de la parole et de laction publique. En matire dethorie et de comprhension, il nest pas rare que des gensextrieurs et de simples spectateurs parviennent une vue plusnette et plus profonde du sens rel de ce qui arrive avant etautour deux quil ne serait possible pour les acteurs et lesparticipants rels, entirement absorbs quils sont, comme il sedoit, par les vnements auxquels ils participent. Or, il est trspossible de comprendre la politique et de rflchir dessus sanstre ce quon appelle un animal politique.

    Ces impulsions originelles, ces dfauts de naissance si lonveut, ont t fortement renforcs par deux tendances trsdiffrentes, hostiles toutes deux tout ce qui est public, et quiont assez naturellement concid pendant les annes vingt de cesicle, durant la priode daprs la Premire Guerre mondiale,laquelle, mme lpoque, du moins dans lopinion de la jeunegnration dalors, a marqu le dclin de lEurope. La dcisionque jai prise dtudier la philosophie tait trs courante alors,bien que pas banale, et cet engagement dans une biosthertikos, dans une vie contemplative, impliquait dj, mmesi je ne le savais pas, un non-engagement public. La vieilleexhortation dpicure au philosophe, lath bisas, vis cach ,que lon comprend souvent tort comme un conseil de prudence,

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  • dcoule en fait assez naturellement du mode de vie du penseur.Car la pense elle-mme, distincte quelle est des autres activitshumaines, non seulement est une activit invisible qui ne semanifeste pas delle-mme ouvertement mais aussi, et cetgard elle est peut-tre la seule, na pas besoin dapparatre oubien mme na quune impulsion limite se communiquer auxautres. Depuis Platon, la pense a t dfinie comme undialogue silencieux entre moi et moi-mme ; cest la seule faonde se tenir compagnie soi et dtre heureux. La philosophie estune affaire solitaire, et il ne semble que trop naturel que lebesoin de philosophie apparaisse aux poques de transition,lorsque les hommes nont plus confiance en la stabilit dumonde et dans le rle quils y jouent, et lorsque la question desconditions gnrales de la vie humaine, lesquelles en tant quetelles sont contemporaines de lapparition de lhomme sur laTerre, prennent une intensit rare. Hegel avait sans douteraison : La chouette de Minerve ne dploie ses ailes quelorsque tombe le crpuscule.

    La tombe du crpuscule, quand la scne publique sestassombrie, na cependant aucunement eu lieu dans le silence.Bien au contraire, jamais la scne publique na t aussi rempliedannonces, en gnral trs optimistes, et le bruit qui agitait lairse composait non seulement des slogans de propagande lancspar les deux idologies rivales, chacune promettant un avenirbien diffrent, mais aussi des dclarations terre terre deshommes politiques ordinaires et des dclarations de centre-gauche, de centre-droit et du centre, toutes ayant pour rsultatnet de retirer leur substance toutes les questions quilsabordaient, et de jeter la confusion dans lesprit de leur public.Ce rejet presque automatique de tout ce qui tait public tait trsrpandu dans lEurope des annes 1920, avec ses gnrationsperdues comme elles se dsignaient , lesquelles bien srtaient des minorits dans tous les pays, des avant-gardes ou

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  • des lites, selon comme on les valuait. Le fait quelles taientpeu nombreuses ne les rend pas moins caractristiques duclimat de lpoque, bien que cela puisse expliquer la curieusemauvaise interprtation selon laquelle les annes 1920 auraientt les roaring twenties, leur exaltation et loubli presque totalde la dsintgration de toutes les institutions politiques qui aprcd les grandes catastrophes des annes 1930. On trouveraun tmoignage de ce climat antipublic dans la posie, lart et laphilosophie ; cest la dcennie durant laquelle Heidegger adcouvert das man, le on par opposition ltre-soiauthentique et o Bergson en France a estim ncessaire de sauver le moi fondamental des contraintes de la vie socialeen gnral et du langage en particulier . Cest la dcennie o,en Angleterre, Auden a dit en quatre vers ce qui aurait pusembler une banalit dans la bouche de beaucoup :

    Tous les mots comme Paix et Amour,Toute affirmation sense,Ont t souills, profans, avilisEt sont devenus un horrible crincrin mcanique(3).

    Ces inclinations ces idiosyncrasies ? ces affaires de got ? que jai essay de dater historiquement et dexpliquer dans lesfaits, quon acquiert dans ses annes de formation, peuvent allertrs loin. Elles peuvent conduire la passion du secret et delanonymat, comme si tout ce qui comptait personnellementdevait tre tenu secret Ne cherche jamais dire ton amour /Lamour qui ne peut tre dit (Willst du dein Herz schenken, /So fang est heimlich an) et comme si ne serait-ce que porterun nom connu du public, cest--dire clbre, ne pouvait quevous infecter de linauthenticit du on heideggerien, du moi social de Bergson et corrompre la parole par la vulgarit

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  • de l horrible crincrin mcanique dAuden. Il a exist aprs laPremire Guerre mondiale une curieuse structure sociale qui aencore chapp lattention des critiques littrairesprofessionnels aussi bien qu celle des historiens professionnelset des spcialistes des sciences sociales ; on pourrait lappeler la socit internationale des gens connus ; mme aujourdhui,il ne serait pas trop difficile de dresser une liste de ses membres,mais on ny trouverait aucun des noms de ceux qui ontfinalement reprsent les auteurs les plus marquants de lapriode. Il est vrai quaucun de ces internationaux desannes 1920 na rpondu leurs attentes collectives de solidaritdans les annes 1930, mais il est aussi irrfutable, je crois,quaucun dentre eux ne sest croul plus vite et na jet lesautres dans un plus grand dsespoir que la chute soudaine detoute cette socit apolitique dont les membres, gts par lapuissance radieuse de la renomme , ont t moins capables defaire face la catastrophe que la multitude des gens anonymes,seulement privs de la puissance protectrice de leur passeport.Je tire cela de lautobiographie de Stefan Zweig, Le Mondedaujourdhui, quil a crite et publie peu de temps avant de sesuicider. Cest ma connaissance le seul tmoignage crit de cephnomne insaisissable et trompeur dont laura a permis ceux qui y avaient droit de se dorer au soleil de la renomme dece quon appellerait aujourdhui leur identit .

    Si je ntais trop vieille pour adopter sans indcence lesmanires actuelles de parler de la jeune gnration, je pourraiscertainement dire que le fait mme de recevoir ce prix a eu pourconsquence immdiate et, dans mon cas, logique de dclencherune crise didentit . La socit des gens connus ,assurment, nest plus une menace ; Dieu merci, elle nexisteplus. Rien nest plus phmre en ce monde, moins stable etsolide que la forme de succs qui apporte la renomme ; rien nevient plus promptement ni plus facilement que loubli. Il sirait

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  • davantage ma gnration une gnration dj ge certes,mais pas encore compltement morte de laisser de ct toutesces considrations psychologiques et dadmettre que cetteintrusion heureuse dans ma vie nest que de la bonne fortune,mais sans jamais oublier que les dieux, du moins les dieux grecs,sont ironiques et aussi factieux. Un peu dans ce style, Socratecommenant sinterroger et poser ses questions aportiques la manire de loracle de Delphes, connu pour ses ambigutscryptiques, avait dclar quil tait le plus sage des mortels.Selon lui, ctait une hyperbole dangereuse ; elle indiquait peut-tre quaucun homme nest sage ; Apollon avait ainsi voulu luiindiquer comment raliser cette ide en jetant la perplexitparmi ses concitoyens. Quest-ce donc que les dieux ont pu avoiren tte en vous incitant slectionner pour un honneur publicquelquun comme moi, qui nest pas une personnalit publiqueet na pas lambition de le devenir ?

    Puisque la difficult ici a videmment quelque chose voiravec moi en tant que personne, je voudrais aborder autrement leproblme reprsent par le fait dtre soudainement transformeen personnalit publique par la force indniable non de larenomme, mais de la reconnaissance publique. Permettez-moide vous rappeler lorigine tymologique du mot personne ,qui a t adopt presque sans changement partir du latinpersona par les langues europennes avec la mme unanimitque, par exemple, le mot politique , driv du grec polis. Ilnest pas dpourvu de signification quun mot si important dansnos vocabulaires contemporains, que nous utilisons partout enEurope pour discuter de questions juridiques, politiques etphilosophiques trs diverses, drive dune source antiqueidentique. Dans ce vocable ancien, on entend quelque chose defondamental qui rsonne avec maintes modulations etvariations travers lhistoire intellectuelle de lhumanitoccidentale.

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  • Persona, en tout cas, renvoyait lorigine au masque delacteur qui recouvrait son visage personnel dindividu etindiquait au spectateur le rle quil jouait dans la pice. Sur cemasque, conu pour la pice et dtermin par elle, il se trouvaitune large ouverture lemplacement de la bouche, par laquellela voix individuelle et nue de lacteur pouvait passer. Cest de ceson passant travers que vient le mot persona : per-sonare, sonner travers , est en effet le verbe dont persona, lemasque, est le nom. Et les Romains furent les premiers utiliserle nom au sens mtaphorique ; en droit romain, la persona taitquelquun qui possdait des droits civiques, par opposition aumot homo, dnotant quelquun qui tait simplement membre delespce humaine, diffrent assurment dun animal, mais sansqualification ni distinction spcifique, de sorte que homo,comme le grec anthropos, tait frquemment utilis avec ddainpour dsigner des gens qui ntaient protgs par aucune loi.

    Cette interprtation latine de ce quest une personne mesemble utile pour mes considrations, parce quelle invite dautres mtaphores, les mtaphores tant le pain quotidien dela pense conceptuelle. Le masque romain correspond avec unegrande prcision notre faon dapparatre dans une socitdont nous ne sommes pas citoyens, cest--dire o nous nesommes pas gaux dans lespace public tabli et rserv laparole politique et aux actes politiques, mais o nous sommesaccepts en tant quindividus jouissant de droits propres etcependant en aucun cas en tant qutres humains comme tels.Nous apparaissons toujours dans un monde qui est une scne etnous sommes reconnus en fonction du rle que notre professionnous assigne, en tant que mdecins ou hommes de loi, en tantquauteurs ou diteurs, en tant que professeurs ou tudiants, etainsi de suite. Cest par le biais de ce rle, rsonnant travers,que quelque chose dautre se manifeste, quelque chosedentirement idiosyncrasique, dindfinissable et cependant

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  • didentifiable sans erreur, de sorte que nous sommes drangspar un soudain changement de rle, lorsque par exemple untudiant parvient son but, qui tait de devenir professeur, oulorsquune matresse de maison, socialement connue commemdecin, sert boire au lieu de soigner ses patients. En dautrestermes, lavantage dadopter la notion de persona pour mesconsidrations tient au fait que les masques ou rles que lemonde nous assigne et que nous devons accepter et mmeacqurir si nous souhaitons participer au thtre du monde, sontchangeables ; ils ne sont pas inalinables au sens o nousparlons de droits inalinables , et ils ne constituent pas uneinstallation permanente annexe notre soi intrieur au sens ola voix de la conscience, comme le croient la plupart des gens,serait quelque chose que lme humaine porterait constammenten elle.

    Cest en ce sens que je peux maccommoder dapparatre icicomme personnalit publique pour les besoins dunvnement public. Cela signifie que lorsque les vnements pourlesquels le masque a t conu seront passs et que jauraitermin duser et abuser de mon droit individuel de parler travers le masque, les choses se remettront en place. Alors, trshonore et profondment reconnaissante pour ce moment, jeserai libre non seulement dchanger les rles et les masquesque la grande pice quest le monde peut proposer, mais aussilibre pour me mouvoir travers cette pice dans ma cci-it ,identifiable, je lespre ; cependant, je ne me laisserai ni dfinirni sduire par la tentation forte que reprsente lareconnaissance, laquelle, quelle que soit sa forme, ne peut nousreconnatre que comme ceci et cela, cest--dire comme quelquechose que fondamentalement nous ne sommes pas.

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  • Prologue

    1. Ce discours a t prononc par Hannah Arendt pour la rception du prix Sonning, Copenhague, le 18 avril 1975. Voir supra, la prface, pour dautres commentaires.

    2. W. H. Auden, Shorts.3. W. H. Auden, We Too Had Known Golden Hours .

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  • I. RESPONSABILIT

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  • Responsabilit personnelleet rgime dictatorial

    Pour commencer, je voudrais faire quelques commentairessur la polmique assez enrage qua fait clater mon livreEichmann Jrusalem. Jemploie dlibrment les mots faitclater plutt que le mot caus , car une grande partie de laquerelle a t consacre un livre qui na jamais t crit. Mapremire raction a donc t dcarter toute cette affaire enreprenant le clbre bon mot autrichien : Il ny a rien de plusamusant quune polmique autour dun livre que personne nalu. Toutefois, puisque cette histoire a continu et puisque, enparticulier au cours de ses derniers pisodes, de plus en plus devoix se sont leves non seulement pour mattaquer propos dece que je navais pas dit, mais au contraire pour me dfendre, ilmest venu lesprit quil y aurait peut-tre plus, dans cetexercice assez sinistre, que du scandale ou de lamusement. Ilma aussi sembl qutait impliqu davantage que des motions , cest--dire plus que les bons vieux contresens qui,dans certains cas, ont caus une authentique rupture decommunication entre auteur et lecteur et aussi plus que desdistorsions et des falsifications dues des groupes dintrt,lesquels avaient bien moins peur de mon livre que du fait quildclenche un examen impartial et dtaill de la priode enquestion.

    Cette querelle a invariablement soulev toutes sortes dequestions strictement morales, dont beaucoup ne mtaientjamais apparues, alors que dautres, je ne les avais voquesquen passant. Javais donn un compte rendu factuel du procs,

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  • et mme le sous-titre du livre, Rapport sur la banalit du mal,me semblait si videmment corrobor par les faits lis laffaireque je navais pas cru ncessaire de lexpliquer davantage.Javais mis en lumire un fait que jestimais choquant parce quilcontredit nos thories concernant le mal, quelque chose qui estvrai mais pas plausible.

    Javais dune certaine manire tenu pour assur que nouscroyons toujours avec Socrate quil vaut mieux subir quecommettre une mauvaise action. Cette certitude sest rvle treune erreur. On est gnralement convaincu quil est impossiblede rsister la tentation quelle quelle soit, quon ne peut se fier aucun de nous ou attendre de qui que ce soit quil soit fidledans les moments cruciaux, qutre tent et tre forc reviennentpresque au mme, alors que, selon les paroles de MaryMcCarthy, qui a la premire mis le doigt sur ce sophisme : Siquelquun pointe un revolver sur vous et vous dit : Tue ton amiou je te tue, il est en train de vous tenter, un point cest tout. Mme si une tentation alors que la vie de quelquun est en jeupeut excuser un crime aux yeux de la justice, ce nestcertainement pas une justification morale. Finalement, et dunefaon des plus surprenantes, puisque nous traitons dun procsdont le rsultat fut bien de prononcer un jugement, on madclar que juger tait en soi injuste : personne ne peut jugersans avoir t prsent. Incidemment, ctait largumentquEichmann lui-mme opposait au jugement du tribunal.Quand on lui a dit que dautres choix taient possibles et quilaurait pu chapper ses devoirs meurtriers, il a insist sur le faitque ctaient l des lgendes rtrospectives nes aprs-guerre,dfendues par des gens qui ne savaient pas ou avaient oubli cequi se passait rellement.

    Nombre de raisons expliquent pourquoi la discussion sur ledroit ou la capacit de juger touche la question morale la plusimportante. Deux choses sont impliques ici : premirement,

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  • comment puis-je dire ce qui est juste et ce qui est injuste, si lamajorit ou tout mon environnement a prjug de la rponse ?Qui suis-je pour juger ? Et deuximement, dans