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JUIFS DE FRANCE 100% NOUVEAU •  OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2012 / N°36 www.respectmag.com N°36 Israël-Palestine Une passion française Antisémitisme Le malaise des Juifs de France Religion Sushis casher, Torah e-book Identités Une communauté plurielle « Juif » ou « pas Juif » ? Pleins feux sur les clichés J.-C. ATTIAS PAULINE BEBE RICHARD PRASQUIER PASCAL BONIFACE OFER BRONCHTEIN MéDINE ESTHER BENBASSAYVAN ATTAL UEJF

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extraits de respect magazine N°36

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Juifs de France

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Nouveau  •  OCTOBRE/NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2012 / N°36 • www.respectmag.comN

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Israël-Palestine

une passion française

Antisémitisme Le malaise

des Juifs de france

Religion sushis casher,

Torah e-book

Identités une communauté

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« Juif » ou « pas Juif » ? Pleins feux

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Marc cheb SunDirecteur de la rédaction - www.marc-chebsun.com

Juifs de francectobre 2011, j’écrivais en édito de notre numéro « 100 % Noirs de France » : « Jamais un Respect mag ne fut si compliqué à réaliser... Il a fallu comprendre puis expliquer en quoi la “France noire” – sa mémoire, ses errances, sa créativité – nous permet de

cerner toute la France. En entrant par une porte, certes spécifique, mais au cœur des gran-des mutations de notre histoire commune. Au final, la difficulté de la tâche nous a permis de mesurer l’urgence à s'en saisir. En allant au fond d’une spécificité, bien loin de nous diviser, ce 100 % Noirs de France ouvre la porte d’un “faire ensemble”. »Octobre 2012, sortie du numéro « 100 % Juifs de France »... Alors, plus simple à réaliser ? Loin de là. D’autres difficultés se sont manifestées, tout aussi révélatrices de nos carences et de nos peurs. La pesanteur de l’héritage, hanté par la participation française à l’Holo-causte, la popularité des clichés autour du « pouvoir juif », ajoutées aux répercussions pas-sionnelles du conflit israélo-palestinien, en font un dossier parmi les plus sensibles, et les plus tabous de la société française. Le pari de Respect mag ?Aborder le sujet « Juifs de France » de manière totalement décomplexée, et assumée.Parce que nous considérons que l’évitement n’est bon pour personne et participe, bien au contraire, à la diffusion des stéréotypes : celui qui ferait de ces citoyens français une com-posante forcément « à part ».Rassembler dans un espace partagé, celui du magazine, celles et ceux dont les témoignages, les ressentis ou les analyses interpellent nos a priori ou même nos simples points de vue. Sans précautions excessives vis-à-vis des dissensions internes à « la communauté » mais avec la volonté d’en afficher la pluralité. Et sans réinvestir – à propos de tout et n’importe quoi – nos propres positionnements sur le conflit du Proche-Orient. En étant à l’écoute des différents apports qu'il est si rare de voir réunis dans un même espace, en valorisant les autocritiques et les remises en cause. En comprenant en quoi l’histoire et les parcours des Juifs de France nous en disent long, évidemment sur cette composante essentielle de notre histoire commune, mais, au-delà, sur l’expérience minoritaire en France : « intégra-tion », « diversité » ou « assimilation », visibilité, organisation communautaire, lutte contre les stéréotypes, enjeux du vivre et faire ensemble...En créant, coûte que coûte, du dialogue, de l’échange, de la réflexion et de l’émotion, ce Respect mag prolonge notre photographie inédite de la France métissée.

Marc cheb Sun, directeur de la rédaction

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Olivier Ferrand, président-fondateur du think tank Terra Nova, depuis peu député socialiste de la 8e circonscription des Bouches-du-Rhône, est décédé cet été.

À l'émotion, celle de la perte d'un ami, s'ajoute la tristesse de voir disparaître un homme politique d'une grande et vraie intelligence, celle qui consiste à porter des projets innovants, à les porter haut et fort. Olivier allait au bout de ses idées, sans crainte de perturber, de bousculer. Il était un visionnaire. Nous avons beaucoup fait ensemble, il était un ami convaincu de Respect mag. Aujourd'hui, à travers ces quelques lignes bien dérisoires, toute la rédaction lui rend hommage, un hommage ému, un signe d'amitié à sa famille et à ses très proches, une pensée à toutes les équipes de Terra Nova. M.C.S.

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Bientôt...

Musulmans, Noirs, Asiatiques, Juifs de France... L'objet de notre siècle métissé

à mettre entre toutes les mains.196pages

Numero coLLecTorle 30 JANvIeR 2013 eN kIOsque

ÉDITO

Respect magazine 80/84, rue de Paris - 93100 MontreuilCourriel : [email protected] Internet : www.respectmag.com

Respect mag est une publication trimestrielle éditée par Presscode pour l’association Insertion et Alternatives

directeur de publication : Jean-Marc Borello, [email protected]

Éditeur : Gilles Dumoulin, [email protected]

directeur de la rédaction et fondateur : Marc Cheb Sun, [email protected]

rédactrice en chef Web : Maral Amiri, [email protected] 01 56 63 94 53

rédactrice en chef adjointe technique : Louise Bartlett, [email protected]

Secrétaire de rédaction :Bernadette d'Ovidio, [email protected]

chef de rubrique agitateurs : Ludovic Clerima, [email protected]

rédactrice permanente :Aurélia Blanc, [email protected]

rédacteurs : Dolorès Bakèla, Charles Cohen,Pascale Colisson, Bilguissa Diallo, Raphaëlle Elkrief,Réjane Éreau, Samuel Légitimus, David Rybojad, Fatoumata Sakho, Lisa Serero, Anasthasie Tudieshe Stagiaire : Moussa Diop

contributions : Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa, Fouad Aouni et Nols, Jewpop, Bariza Khiari, Karim Madani, Yaya Moore, Sefwoman, Marie Vanaret, Carole Zalberg

direction artistique : François Bégnez, [email protected]

Maquette : Françoise Gorge, Martin Laloy,Mickaël Massard (Presscode)

direction photo : Marc Cheb Sun

Photographe permanent : Darnel Lindor,[email protected]

Photographes : Élodie Abregel, Belka, Arno Brignon,Agence Corbis (Éric Feferberg, Éric Fougère, Helen King, Alain Nogues), Christian Ducasse, Yanney Echiel, Dom Garcia, Leïla Haddouche, Philippe Hamon, Jean-Pierre Lozouet, Marko93, Moatti, Hally Pancer, Laurent Prost, Antoine Smith, Pierre Terrasson, Franck Vibert

Illustrateurs : ElDiablo, Shoof, Mounir, Hervé Pinel

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Délégation générale Groupe SOS 102, rue Amelot 75011 Paris Tél. : 01 58 30 55 55 - Fax : 01 58 30 55 79 www.groupe-sos.org

Entreprise sociale, le Groupe SOS développe des activités qui concilient efficacité économique et intérêt général. Créé il y a 28 ans, il répond aux besoins fondamentaux de la société : éducation, santé, insertion, logement, emploi… Le Groupe SOS compte aujourd’hui près de 10 000 salariés au sein de 283 établissements et services présents en France métropolitaine, en Guyane, à Mayotte et à la Réunion.

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HumeurS

Mère juive13 h 15 : J’arrive chez mes parents. Tout le monde est déjà à table. ma mère fait des allers-retours dans la cuisine. mon père regarde qui court l’après-midi à Vincennes. mon frère, Stéphane, veut m’échanger une part de minina contre trois semaines en août dans l’appart de mémé à Cannes. Quand je lui explique que c’est un peu cher payé, ma mère s’assoit enfin : « Albert, fais moins fort la télé, on s'entend pas ! Pourquoi tu mets les informations ? Y a eu un acte antisémite ? Y a eu un attentat en Israël ? Eh ben alors éteins s’il se passe rien. Ça suffit ! »

« Tu sais Solal, on ne peut pas faire Noël. On est juifs. » À ce moment-là, tu te dis que oui, ton fils ne devrait rien objecter. C’est vrai après tout : « On est juifs », c’est la phrase de ta mère qui a bercé toute ton enfance. À cha-cune de tes questions un peu compliquées, elle te répondait le fameux « On est juifs » qui signifiait, tu le comprendras assez vite, « la discussion est termi-née, file dans ta chambre, celle-là elle va finir par me tuer ! »

mais enfin je suis juive… Tenez, dans l’avion, je me lève au moment précis où le steward demande qu’on attende l’ar-rêt complet de l’appareil. J’ai lu tous les bouquins de marc Lévy. Je suis allée voir deux fois la pièce Le Prénom avec Patrick Bruel. Quand j’entends un sketch d’elie et Dieudonné sur rire et Chansons, je change de fréquence ou je rigole une vanne sur deux, ça dépend. J’ai voté Sarkozy en 2007 et je crois même que je pourrais revoter pour lui. À chaque fois qu’il y a des manifestations de soutien à Israël, on y va avec les enfants, même si on sait que ça ne sert à rien. et puis je me sens pas bien en France, ça prouve bien que je suis juive, merde !

sur israël Si Israël était un mec, je l’invi-terais au resto et je lui dirais : « Non mais sérieux, je te trouve top, t’es super, t’es beau, tu sens bon le sable chaud, mais ça colle pas. Non, ça n’a rien à voir avec le fait que tu ne sois pas super-aimable et avouons que quand tu t’énerves, tu ne fais pas sem-blant. Mais attends, je sais que tu es dans ton bon droit. Non je te jure, vaut mieux qu’on en reste là. Je ne vais pas te rendre heureux. C’est vrai que quand je suis avec toi, je me sens proté-gée, mais tu me coûtes une blin-de. Si tu veux, on peut se revoir de temps en temps. On s’appelle cet été, ouais c’est bien ».

Grand frère Être la cadette de quatre frères dans une famille juive sé-farade, c’est un peu comme se faire serrer par les flics pour deal alors que ton permis de séjour a expiré depuis cinq ans. T’as autant de chances d’en sortir que Philippe Poutou – can-didat NPA aux présidentielles – d’être au second tour. Bref,

t’es dans la merde. « D’où tu crois que tu vas sortir ? », « T’es maquillée ou je rêve ? », « C’est

qui ce mec ? », « Pourquoi il veut dîner ? Un déjeuner c’est mieux ». « Ta copine Sonia,

je veux plus la voir, elle a une mau-vaise influence sur toi ». et dans cette configuration, t’as le choix entre « rien faire » et « pas bouger »… L’arrivée

successive de tes belles-sœurs dans la famille sonne comme une déli-vrance. À chaque mariage d’un de ses garçons, ma mère pleurait des semaines dans la cuisine. Pendant que moi, dans le couloir tapissé de marron et de jaune, je faisais la danse de la joie sur l’air de Free-dom avec mon walkman, auto-reverse s’il vous plaît.

DÉCAPANT

hroniqueuse pour le site web Jewpop, sefwoman nous gratifie régulièrement de ses réflexions,

toujours plus décalées, sur la communauté juive.

Cwsefwoman, le best of

JEWPOP

Parce qu’on est juifs !

Phrases à ne pas dire au rabbin qui vous demande de prouver votre judéité

Pourquoi on n'a pas le droit de manger du jambon ?

Pourquoi on va jamais à la campagne pour les vacances ?

Comment on fait les bébés ?

Pourquoi je ne peux pas épouser mehdi ? « Parce qu’on est juifs ».

Pourquoi on doit se taire quand ils parlent d’Israël au journal télévisé ?« Parce qu’on est juifs ».

Parce qu’on est juifs .

Parce qu’on est juifs .

Parce qu’on est juifs .

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oute société développe ses stéréo-types. Ces croyances, relatives aux traits de personnalité ou compor-tements supposés « typiques »

d’un groupe donné, sont largement parta-gées, mais nullement confirmées par une observation objective. Anecdotes ou histoires drôles contribuent à installer et à diffuser ces représentations, lesquelles changent paral-lèlement à l’évolution des rapports de force ou des mentalités. Ainsi les Noirs peuvent-ils être tantôt des « êtres primitifs », tantôt « na-turellement » de grands sportifs…

la banque juiveCertains stéréotypes ont la vie dure, tel celui concernant les Juifs et l’argent. Tout en va-lorisant l’étude, la tradition juive ne méprise pas les activités productives. Elle autorise également le prêt à intérêt. Ce qui a permis aux Juifs médiévaux de se livrer au commerce de l’argent, l’Église interdisant la pratique de l’usure entre chrétiens. Avec le temps, la mul-tiplication des interdictions professionnelles frappant les Juifs, le prêt à intérêt devient pour eux une spécialité. L’identification des Juifs à l’argent contribue à les noircir dans l’imaginaire non juif. D’où le stéréotype an-tisémite du « Juif riche » ou du « Juif avare ». Ayant acquis au fil des siècles une vraie compétence dans les métiers de l’argent, les Juifs investissent la banque et le monde de la finance à l’époque de la modernisation de la profession. Le mythe de la « banque juive », thème favori des antisémites, peut alors naî-tre. Les banquiers ne représentent pourtant qu’une infime partie de la société juive, dont la grande masse, au XIXe siècle, est encore très modeste. Dans la foulée, il est facile de faire des Juifs les inventeurs du capitalisme.

Or, si certains jouent alors un rôle important dans son développement, beaucoup d’autres, socialistes, marxistes, anarchistes juifs, le cri-tiquent vigoureusement et le combattent.

le Juif errantDe nombreuses expulsions frappent les Juifs de l’Europe médiévale et popularisent un autre stéréotype, celui du « Juif errant ». Une légende chrétienne rappelle le châtiment frappant tous ceux qui ne reconnaissent pas la divinité de Jésus. Cette légende va long-temps poursuivre les Juifs. On connaît les fantasmes que le nomadisme éveille (et dont pâtissent les dits « gens du voyage »). Les Juifs n’ont, par ailleurs, jamais été nomades et, en terre d’islam, ce stéréotype n’a jamais eu cours. Avec l’avènement du nationalisme en Europe, où l’enracinement dans le terroir est hautement valorisé, le « Juif errant » devient le « cosmopolite », dépourvu de racines, donc d’amour pour la nation. Ce thème fort de la propagande antisémite sera souvent associé à celui du « bolchevisme ». « Cosmopolite et bolchevique », « judéo-bolchevique », des as-sociations courantes dans le discours de l’ex-trême droite, en particulier dans l’entre-deux-guerres. Pour « dispersés » que les Juifs aient pu être, suite à maints mouvements migra-toires volontaires ou forcés, ils n’en ont pas moins été les fidèles serviteurs des nations qui les ont émancipés. Un patriotisme illustré par leur engagement massif dans le premier conflit mondial. Quant au « bolchevisme » dont on les créditait, il était certes lié au rôle joué par certains dans la révolution russe, ou par leur engagement communiste. Mais il n’y a pas si longtemps, les pays communistes eux-mêmes s’en prenaient aux Juifs. À vrai dire, toutes les combinaisons sont possibles et les

stéréotypes les plus contradictoires – celui du « Juif capitaliste » et celui du « Juif bolchevi-que » – ont pu parfaitement cohabiter.

le complot juifÀ partir de 1919, la mise en circulation en Occident des Protocoles des Sages de Sion donne une impulsion décisive au mythe du « complot juif » (et franc-maçon) de domina-tion mondiale. Ce texte est, en fait, un faux, fabriqué en 1890 par Matthieu Golovinski, qui travaillait pour la police secrète tsariste. Toute une littérature se développe autour de cet opuscule dans les années 1930. La tra-duction en arabe de ce faux, aujourd’hui très prisé en terre d’islam, continue à nourrir un antisémitisme local d’inspiration européen-ne, qui n’avait pas cours dans le passé, quand la présence juive était nombreuse dans ces pays. Les stéréotypes n’ont donc pas seule-ment la vie longue, ils savent aussi voyager.

esther Benbassa

T

moi BhLJ’habite au 15e étage d’une HLM. L’ascenseur fait souvent la gueule. chômeur de longue durée, je passe mes journées au PMu. une clope, un café, me v’là équipé pour la journée. 11 h du matin, je gratte deux tickets de millionnaire, je fous 4 € en l’air. Rituel l’après-midi, j’attends les résultats du tiercé. cette fois encore, le miracle n’est pas venu. Hélas ce n’est pas aujourd’hui que la roue va tourner. Au fait, moi, c’est Bertrand Henry-Lévi, rien à voir avec BHL, je vis au 15e étage d’une HLM.

Fouad aouni

ClIChÉs

capitaliste, bolchevique, cosmopolite, errant… Autant d’étiquettes apposées sur « le Juif », variables selon les époques, mais qui perdurent de nos jours.

des steReOtYpes a la vie duRe

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hIerDe FRANce100% JuiFs

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ller simple pour Tel-aviv. Cha-que année, environ 2 000 Juifs quittent l’Hexagone pour faire leur aliya, « montée » en hé-

breu. Une migration qui, venue des quatre coins du monde, obtient grâce à la loi du re-tour * la nationalité israélienne accordée aux Juifs et à leurs descendants souhaitant vivre en « Terre sainte ». Proportionnellement, la France se classe fournisseur numéro un des candidats à l’aliya.

Moteur principal : le sionismele pied posé en israël, pour chaque migrant français, une même sensation : celle d’être chez soi. Que sont-ils venus chercher ici que la France n’a su leur donner ? Un pays « de cœur ». les Juifs du monde, première dias-pora – avant que le terme ne désigne toute communauté dispersée à travers le monde –, auraient pour mission de « revenir » en terre d’israël. « Mon pays, c’est ici, confie Jeremy. Si demain les Juifs sont de nouveau persé-cutés, ce sera Israël qui nous sauvera, pas la France ». en fréquentant une école confes-

sionnelle ou un mouvement de jeunesse, la plupart des candidats à l’aliya ont côtoyé la vie communautaire juive en France. l’État hébreu leur apparaît comme une suite logi-que. « C'était une évidence, je me suis toujours projeté dans ce pays », se souvient Michel, en

israël depuis sept ans. Une terre que certains veulent défendre en s’engageant dans l’ar-mée israélienne. « J’étais inquiet pour l’exis-tence du pays, raconte Julien, 24 ans, soldat à Tsahal. Il me fallait participer à sa survie

car, aujourd’hui encore, Israël pourrait dis-paraître. » Jérémy, lui, a eu son déclic durant la seconde intifada. « J’ai eu envie de partir pour mieux comprendre le conflit et les rai-sons pour lesquelles on nous détestait autant en France. Je voulais savoir d’où je venais et être en capacité de défendre Israël ». et là in-tervient l’agence juive... Cet organisme semi-gouvernemental a pour mission d’encourager et d’aider les Juifs de la diaspora à s’installer en Terre promise. du coup, les programmes courts et gratuits foisonnent pour offrir une expérience israélienne aux jeunes Juifs du monde. et achever de les convaincre. Une fois leur décision prise, ces olim (immigrés) bé-néficient d'avantages : cours d’hébreu et étu-des supérieures gratuits, aides au logement, réduction d’impôts… Toutefois, depuis deux ans, un changement significatif de politique a lieu au sein de l’agence juive. l’organisme préfère désormais reléguer l’aliya au second plan. « La vraie préoccupation est de lutter contre une assimilation qui, en France, coupe les Juifs de la vie communautaire, explique arie abitbol, ancien émissaire de l’agence

l’alIyaun aboutIssement ?

« MOntée » veRs isRAëL

Quitter la France pour vivre en Israël, une décision prise chaque année par des centaines de Juifs. Fuite ou volonté ? Sionisme, perspectives d’emploi, sentiment d'antisémitisme… autant de raisons de dire bye bye à la république française.

A« Notre nouvelle mission est de renforcer l’identité juive en diaspora. » arié abitbol

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juive. Notre nouvelle mission est de renfor-cer l’identité juive en diaspora en faisant bai-gner les jeunes dans des milieux juifs. Après ça, ils partiront d’eux-mêmes en Israël ! » dans cette vision, l’aliya viendrait naturellement concrétiser et finaliser l’aboutissement d’un processus identitaire…

Quitter la FranceSi le sionisme constitue une motivation idéologique de longue date, il suffit parfois d’un déclic pour abandonner son pays na-tal. « Personne ne quitte la France parce qu’il souffre. Certes, il y a un malaise identitaire mais on ne part pas à cause de l’antisémi-tisme », affirme ariel kandel, directeur de l’agence juive en France. il n’en demeure pas moins que ces migrations ont connu un pic au début des années 2000, au moment de la seconde intifada. « Impossible de vivre dans un pays avec une population et des médias hostiles à Israël », s’insurge Charlotte, 25 ans, en plein processus d’aliya. Surtout lorsque, selon certains, l'antisionisme devient source d’antisémitisme. « Vivre en Israël permettra à mes enfants d’éviter l’école laïque en France, explique Jérémy. J’en ai trop souffert. Pendant la seconde Intifada, il ne se passait pas une journée sans que je me batte ». avec cette nouvelle vague de conflits au Moyen-orient, un palier aurait été franchi en matière d’an-tisémitisme… et de départs vers israël. dans les deux cas, les chiffres des agressions ne sont jamais retombés au niveau d’avant cet-te période [voir p. 61-63]. « Avant les années 2000, on était à 800-1 000 olim par an, expli-que ariel kandel. Durant la seconde Intifada, il y a eu un grand pic de 3 000. Maintenant, la moyenne est autour de 2000 départs par an ». Un avant et un après intifada... Pas un hasard donc si, en 2004, le Premier ministre israélien ariel Sharon profite de ce moment pour convaincre les Juifs de sauter le pas. « Si je devais m’adresser à nos frères de France, voilà ce que je leur dirais : immigrez en Israël

aussi vite que possible. » Une phrase dénon-cée par de très nombreuses voix, juives et non-juives. Tout en tombant à point nommé dans cette période désagréable pour la com-munauté. « Avec le meurtre d’Ilan Halimi, mon envie s’est confirmée : il fallait partir », raconte Julien.

Des raisons pragmatiquesCertains se sentent constamment ramenés à leur judaïté. ils ne veulent plus être des « Juifs de France » et préfèrent vivre complè-tement « juifs parmi les Juifs » pour ne plus être uniquement vus comme tel. « En France, je suis Juif marocain. Ici, je suis à ma place », sourit nathan. d’autant qu'une partie de la communauté juive française tend à se sanc-tuariser pour éviter les mariages mixtes. Un problème que Claire a préféré contourner. « Je suis restée deux ans et demi avec un non-Juif. Trop difficile. Ici, au moins, je ne prends pas ce risque et donc ne m’empêche pas de tom-ber amoureuse ! ». d’autres encore ont choisi une voie plus rationnelle, rejoignant israël comme ils seraient allés ailleurs. « Les jeunes sont plus regardants qu’avant. Aujourd’hui, nous avons affaire à une aliya pragmatique », reconnaît arie abitbol. À la recherche d’une meilleure qualité de vie, ils se tournent vers un pays jeune avec une forte croissance… et une météo plutôt accueillante. « En France, tout est gris, le marché de l’emploi est bloqué », poursuit Claire. avec un taux de chômage à 5 % en 2011 et d’excellents classements pour ses universités, israël attire les jeunes Juifs de France en quête de perspectives d’ensei-gnement et d’emploi. des arguments qui ont convaincu près de 70 000 Français y résidant aujourd’hui.

La désillusion À l’inverse de l’aliya, la yerida (descente) concerne le départ des Juifs d’israël. Un Français sur cinq rebrousserait chemin. en cause : le manque d’intégration sociale et les difficultés économiques. Un « fossé culturel » observé par de nombreux olim complique-rait leurs rapports avec les israéliens. après cinq années passées en Terre sainte, olivier a préféré rentrer dans son pays natal. « Je pensais trouver des Juifs, mais j’ai trouvé des Israéliens. Nous n’avons pas la même éduca-tion, je ne traînais qu’avec des Français. Je me sens plus proche d’un Français non-juif que d’un Israélien juif. Finalement, je me suis aperçu que j’étais français avant d’être juif ». Paradoxalement, la fuite d’une communauté entraîne la formation d’une autre, celle des Français en israël, dont il est difficile de sor-tir. « On se sentait plus étrangers qu’en Fran-ce, raconte david. Dès qu’on ouvrait la bou-che, on était vus comme français. Impossible de s’intégrer. » Ses enfants, en revanche, ont réussi leur aliya. Question d’âge, selon lui.

« Quand je suis parti à 45 ans, je savais ce que j’avais à perdre. Je quittais mon commerce pour toucher le smic israélien, ridiculement bas à l’époque ». de petits salaires pour une vie chère... « L’aliya est un sacrifice financier. Nous sommes habitués à une protection so-ciale élevée en France », rappelle ariel kandel. d’autant que la plupart des olim repartent à zéro en arrivant. Une nouvelle langue ajoutée à l’absence d’équivalence pour leurs diplômes conduisent certains à se contenter de petits boulots. « J’avais envie d’une carrière, d’un appart', explique Jérémy. J’aspire au schéma français. En Israël, tu peux encore être en co-loc' à 35 ans, avec un petit job, et claquer ton argent le week-end à Tel-Aviv ». il lui a fallu traverser 3 000 km pour que la France et sa diversité lui manquent. « Le multicultura-lisme entre Juifs ne m’a pas suffi. Je me suis aperçu que j’aimais être un Juif en diaspora. On est différent, on a quelque chose à appor-ter à la société. En Israël, cette particularité m’a manqué ».

Lisa Serero

* loi de l'État d'israël, votée par la knesset le 5 juillet 1950, stipulant que tout Juif a le droit de venir s'installer en israël en tant qu'immigrant.

« J’étais inquietpour l’existencedu pays. Il me fallait participer à sa survie car, aujourd’hui encore, Israël pourrait disparaître. »Julien, soldat de tsahal

réunion d’information sur l’aliya organisée par l’agence juive.

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Prison identitaire pour certains, pilier rassurant pour d’autres, la communauté juive recouvre une vraie diversité. Un groupe pluriel qui, comme d’autres, n’échappe pas à la tentation communautariste.

égulièrement présentés comme une communauté, les Juifs de France (environ 550 000 citoyens) formeraient-ils une grande

famille ? « Assez abstraite, la notion de com-munauté englobe des gens aux points de vue très différents, répond alain Granat, directeur de Jewpop, un site web joyeuse-ment décomplexé. Une partie des juifs se ré-clame de l’orthodoxie, d’autres sont libéraux, et certains vont simplement manger un fa-lafel le dimanche. La communauté juive est non seulement très diverse, mais beaucoup de gens vivent tout simplement en dehors ». À l’image de Sophie, comédienne de 26 ans, qui réfute toute appartenance à un groupe. « J’ai habité dans un quartier parisien où il y avait des groupes de Talmud Torah, des éco-les religieuses… C’est très visible. Mais moi, ma communauté, ce sont mes amis, les per-sonnes avec qui je travaille, avec qui je vis. Des gens qui s’entraident, indépendamment de leur identité culturelle ». Comme Sophie, nombreux sont les Juifs qui refusent toute assignation identitaire. Beaucoup évoluent

néanmoins au sein de la communauté. « La com’ », comme dit anael, 28 ans. Pour cette Strasbourgeoise, le centre communautaire de la ville a longtemps été un point de rendez-vous incontournable : « Il y a la synagogue, l’école, le centre socio-culturel, la médiathè-

que, les bureaux des mouvements de jeunes-se… On squattait là-bas entre jeunes après les cours, et c’était même un lieu de drague ! ».

Désir de proximitéespaces de vie sociale, de formation ou de spiritualité, les organisations communautai-res sont de plus en plus en prisées. en 2002, 67 % des 19-29 ans avaient déjà été en lien avec une structure éducative juive (contre 44 % en 1988). Côté école, même tendance : en 2005, 29 454 élèves étaient scolarisés dans une école juive, une augmentation de 84 % en 14 ans (1). Selon le sociologue erik Cohen, le « noyau communautaire » – à sa-voir les gens qui fréquentent, au moins une fois par semaine, la synagogue et une fois par mois les institutions juives – regroupe désormais 29 % des Juifs (22 % en 1988) : « En 2002, plus de personnes observent la casherout (2), lisent ou parlent l’hébreu, ont fréquenté un mouvement de jeunesse ou vi-sité Israël. » Une tendance qui se retrouve sur le web. en quelques années, internet a vu fleurir les sites de rencontres spécia-

R « À l’école juive, on sait qu'on peut compter sur les autres.» anael

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lisés comme JDream ou Feujworld. Quant aux sites d’information communautaires, ils semblent avoir trouvé leur public. « Il y a trois types de médias : culturels, religieux et d’opinion, essentiellement axés sur le conflit israélo-palestinien. Ce sont eux qui font le plus d’audience, jusqu’à 400 000 visites par mois pour certains, constate alain Gra-nat. Ces médias sont fédérateurs, sans être seulement destinés aux gens qui se sentent appartenir à la communauté. Ils reflètent le sentiment, largement partagé, que les médias traditionnels traitent l’actualité du monde juif et d’Israël de façon partiale ».

IdentitésVéritable ciment, l’attachement à israël constitue l’un des piliers de l’identité. Pas vraiment étonnant puisque 77 % des Juifs de France y ont de la famille. Pour autant, tous ne ressentent pas de lien particulier avec le pays. Sophie, dont plusieurs proches vivent

en israël, est restée un an à Jérusalem. « Je ne m’y suis jamais sentie chez moi. L’une des premières choses qu’on me demandait, c’est si j’étais juive. Très agaçant ! Qu’est-ce qui se serait passé si je ne l’étais pas ? Quand je ren-contre un Juif, je ne vois pas a priori un allié : peut-être qu’on va s’entendre… peut-être pas. » « Ce n’est pas parce que quelqu’un est juif qu’il sera forcément mon ami, mais il y a une proximité qui se crée immédiatement, es-time anael, qui a fréquenté l’école juive de la maternelle au Bac. la jeune femme voit dans ce sentiment quelque chose de rassu-rant. « Quand je suis arrivée dans une école publique pour mes études supérieures, j’y ai trouvé une froideur… À l’école juive, si tu vois que quelqu’un a un problème, tu vas le voir, même si tu ne le connais pas. On sait qu’on peut compter sur les autres ». Une so-lidarité précieuse dans une société marquée par le « chacun pour soi ». Pas un hasard, d’ailleurs, si la question communautaire se pose aujourd’hui avec insistance. « Face aux logiques de globalisation et d’uniformisation

par l’économie, les groupes ont tendance à se fermer sur eux-mêmes. C’est un phénomène mondial. Et puis il y a une montée de l’in-dividualisme : chacun veut être un individu, mais pour s’affirmer comme tel, certains choisissent de rejoindre une communauté, une identité », analyse le sociologue Michel Wieviorka.

République vs communautés ?loin d’être une exception, le sentiment com-munautaire d’une partie des Juifs de France semble étonnamment bien accepté – et même reconnu – par les pouvoirs publics, alors que la notion de communauté est constamment décriée. « On peut tenir un discours républi-cain pur et dur : “Je refuse d’entendre parler de minorités dans l’espace public”. Ou bien dire : “Je reconnais les communautés dans la mesure où elles s’accommodent des lois de la République”, mais on ne peut pas affirmer les deux à la fois, estime Michel Wieviorka. Nico-

las Sarkozy, par exemple, disait ne reconnaî-tre aucune minorité. Mais après la tuerie de Toulouse, il a montré sa compassion à l’égard de la communauté juive – et pas simplement à l’égard de familles françaises – puis accom-pagné les cercueils à l’aéroport pour qu’ils soient enterrés en Israël. C’est incohérent. Un jour, la France sera bien obligée de faire face au caractère schizophrénique très courant de ce type de positions. »

Communautarismeobjet de suspicion, la communauté n’est pourtant pas synonyme de communau-tarisme. « Dans une communauté, les gens partagent une culture commune, tout en s’accommodant très bien de valeurs univer-selles. Le communautarisme, c’est l’idée que la communauté décide de tout et qu’il n’y a pas de règle supérieure à la sienne », pré-cise Michel Wieviorka. « La communauté te donne un cadre, un soutien, de l’élan. Mais c’est bien de pouvoir s’ouvrir et partager avec l’extérieur », appuie anael, aujourd’hui en

couple avec un non-Juif. Une relation à la-quelle elle avait mis un terme, vu le malaise de ses proches, avant de faire volte-face : « Je suis attachée à ma communauté, à ma reli-gion, mais mon conjoint m’apporte quelque chose qu’il est le seul à pouvoir me donner, y compris dans ma pratique religieuse ». Un choix pas toujours simple, qui marque la li-mite entre attachement à sa communauté… et communautarisme. « Celui-ci peut débou-cher sur des formes extrêmes de religiosité ou de vie communautaire, mais n’implique pas forcément de violence, rappelle Michel Wieviorka. Il y a beaucoup d’amalgames. Pendant longtemps par exemple, on n’a pas voulu constater l’existence des communautés portugaises. On dénonce le communauta-risme musulman, mais on ne s’inquiète pas d’un communautarisme chinois. Quant au communautarisme juif, c’est peut-être le plus intéressant à regarder en face. Tous les Juifs ne vivent pas sur ce mode, mais il y a de for-tes tendances, depuis 25 ans, à la fermeture. Un phénomène dont personne ne veut parler, par crainte d’être mal perçu ».

Aurélia Blanc

1. Heureux comme Juifs en France ? erik H. Cohen, éditions elkana.

2. régime alimentaire respectueux des lois casher.

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La communauté, c’est quoi pour toi ?Philippe, 25 ansQuelque chose d’assez disparate. de l’extérieur, on peut avoir la sensation que c’est un groupe uni, avec des membres très similaires. Je pense que c’est faux. On y trouve des parcours et des cultures très différents. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’appartenir à cette communauté plutôt qu’à une autre. Même si c’est sûrement bien qu’elle existe, pour ceux qui souhaitent en faire partie.

Ava, 26 ans Je ne sens pas spécialement d’attachement communautaire, mais j’ai parfois le sentiment de faire partie d’une grande tribu. d’autant plus quand il se passe quelque chose de tragique, comme l’affaire Merah. Ça crée un rapprochement, un élan de solidarité dans la douleur. Ça peut sembler bizarre, mais je pense que c’est dû à notre histoire.

A.B.

« Chacun veut être un individu, mais pour s’affirmer comme tel, certains choisissent de rejoindre une communauté. » michel wieviorka

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Spécificités Franco, porte-parole de la Brigade anti-négro-phobie : le système a longtemps empêché les des-cendants de colonisés de réfléchir par eux-mêmes. on a pensé le problème du racisme à notre place. la lutte antiraciste ne tenait pas compte des spécificités des dif-férentes formes de racisme. Comme si un médecin don-nait un seul médicament pour toutes les maladies... on ne soigne pas le cancer ou le sida de la même manière. là, c’est pareil : on ne peut pas combattre efficacement le racisme si on ignore ses différentes causes. donc, on s’est dit qu’il fallait apprendre à défendre nos intérêts, tout en participant à la lutte contre le racisme en géné-ral, et plus précisément contre le racisme d’État. Maboula Soumahoro, civilisationniste : on as-siste à une transformation des identités. avant, on traitait ces questions de racisme en utilisant un binaire citoyens/étrangers. Mais les gens que l’on pensait étran-gers sont devenus citoyens, ils ont réfléchi sur leurs identités et ne se sont pas laissés dominer par les or-ganisations existantes, qui étaient d’abord franco-fran-çaises. ils se sont affirmés comme Français(e)s noir(e)s musulman(e)s ou autres.

Samy debah, président du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) : l’islamophobie n’était pas réellement prise en compte par les organisa-tions traditionnelles. Certaines ont contribué à l’ampli-fier, et une partie refuse même de reconnaître le terme « islamophobie ». C’est pour ça qu’on a créé le CCiF. His-toriquement, les luttes spécifiques ont aussi permis de faire avancer le droit en général. le combat féministe, par exemple, a fait progresser le droit des femmes, mais aussi le principe d’égalité dans toute la société. antoine Beaufort, président de la Licra Jeu-nes : il est très important de comprendre les causes et les conséquences de chaque problème. Mais on a un désaccord sur le terme « islamophobie », du moins sur la forme. la licra se bat depuis des années au niveau in-ternational contre l’utilisation de ce terme. en France, l’islamophobie désigne les attaques contre les croyants, mais le terme est habilement utilisé par certains pays comme l’iran pour dénoncer toute critique de l’islam. nous, on veut garder la possibilité de critiquer une religion. Si quelqu’un vient nous voir quand il y a des croix gammées sur une mosquée, on est évidemment les premiers à intervenir, mais on parlera davantage

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Peut-on combattre tous les racismes sans distinction ? Faut-il s’attaquer à chacun selon ses spécificités ? Pourquoi distinguer l’antisémitisme du racisme ? Respect mag ouvre le débat.

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de racisme anti-musulman.Samy : Une croix gammée sur une mos-quée, c’est quoi pour vous ?antoine : Un acte raciste.Respect mag : et sur une synagogue ?antoine : Un acte antisémite. on fait la distinction car, au regard de l’Histoire, le racisme et l’antisémitisme ne se sont pas construits de la même façon. Comme les Juifs n’étaient pas reconnaissables, on a voulu les distinguer en leur mettant la rouelle*, puis l’étoile jaune. on les a consi-dérés comme des ennemis de l’intérieur, alors que le racisme s’attaque à l’ennemi de l’extérieur. Respect mag : Mais aujourd’hui, dans beaucoup de pays européens, les citoyens musulmans incarnent la figure de « l’ennemi intérieur ».antoine : en tout cas, il n’y a aucune hié-rarchisation entre le racisme et l’antisémi-tisme.Franco : Peut-être pas dans les actes, mais l’appellation même de lutte contre le racis-me et l’antisémitisme crée une hiérarchie symbolique. d’un côté l’antisémitisme, de l’autre un ensemble où tout est mélangé… C’est une profonde négation de la spécificité des racismes. Soit on gomme les différences pour tous, soit on les reconnaît pour tout un chacun. Samy : la communauté juive a eu beaucoup de mal à se faire entendre face à l’antisémi-tisme : c’est un combat d’un demi-siècle. de la même manière, aujourd’hui, les groupes discriminés doivent mener ce combat. Cha-que année, lorsque le CCiF rend son rapport, on se demande où auraient été toutes ces personnes si notre collectif n’existait pas.

elles n’auraient pas été voir le MraP, la licra ou la ldH, qui discutent encore de l’utilisation du terme islamophobie.antoine : Beaucoup de musulmans se sont tournés vers nous. Quand on est victime d’un acte raciste, on ne se pose pas la question, on va voir ceux qui peuvent nous soutenir.Samy : lorsqu’ils présentent leur plan d’action à l’État, la licra, SoS-racisme, le MraP ou la ldH ne devraient pas spécifier l’antisémitisme, mais considérer que leur programme combat tous les racismes. Par principe d’égalité.antoine : Mais l’antisémitisme a sa spécifi-cité, puisqu’on a racialisé une religion.

Des mots sur les maux Maboula : Je n’ai aucun problème avec la terminologie utilisée et la spécificité histo-rique du racisme anti-juif. Ce que je ne com-prends pas, c’est la non-reconnaissance des autres. les Juifs, parce qu’ils ont vécu certai-nes choses, ont développé toute une pensée pour lutter contre ce qu’on a appelé l’anti- sémitisme, ce qui est logique. Pour les autres groupes, la question est justement d’inven-ter et de repenser des mots qui prennent en compte la spécificité de leur expérience. et de faire en sorte que ces appellations soient acceptées comme l’a été l’antisémitisme.Franco : dans le dictionnaire, le terme « né-grophobie » ne figure pas, ni aucun mot se rapportant au racisme anti-noir. et si vous ne nommez pas une chose, elle n’existe pas.Samy : on revendique le droit de nommer ce qui nous concerne. actuellement, on re-fuse aux victimes de dire de quoi elles sont victimes. islamophobie ? Tu n’as pas le droit de l’utiliser. acceptez que je puisse définir

ce qui me concerne avec le terme que je juge le mieux adapté !

ConvergencesMaboula : il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une cause commune. Même si, aujourd’hui, on n’appartient pas à un groupe discriminé, ce sera peut-être le cas demain. les caté-gorisations discriminantes ne sont jamais rationnelles : elles sont toujours politiques. or, la politique évolue. aujourd’hui on s’at-taque à l’islam ou aux noirs, demain ça sera peut-être à ceux qui ont les yeux bleus. alors, oui, les convergences sont souhaita-bles. Sont-elles possibles ? Je ne sais pas. il existe de vraies divisions, parce que les revendications de chacun sont réellement méconnues.Franco : nous travaillons parfois avec la licra, mais nous avons deux approches différentes. il est sain que nous ayons des désaccords et que nous en discutions, sinon il n’y aurait pas de convergence possible. il faut nous fédérer dans un mouvement com-mun, mais avec des gens qui savent, tous, de quoi ils parlent. Samy : C’est dans le travail en commun qu’on arrivera à bout de tous les racismes. Mais il y a un minimum à exiger de toute or-ganisation antiraciste : refuser absolument qu’on agresse ou discrimine une personne pour ce qu’elle est. antoine : Je crois qu’on est d’accord sur ce socle. on a un ennemi commun, on n’a pas forcément les mêmes méthodes, mais les es-paces de discussion sont nécessaires.

Propos recueillis par Aurélia Blanc

*Étoffe de couleur jaune ou rouge, que les Juifs étaient obligés de porter sur leurs vêtements au Moyen Âge.

Nommer les spécificitésJonathan Hayoun, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), réagit à notre débat.

« La distinction est le moteur du racisme et de l’antisémitisme. d’autres facteurs viennent marquer une différence entre les deux mots. Un raciste a peur de la différence. Un antisémite craint que son semblable lui mente ou veuille lui cacher une différence à l’intérieur de lui. L’antisémite est effrayé à l’idée qu’il ne puisse pas identifier, de manière visible, la différence de l’autre. On peut d’ailleurs être raciste sans être antisémite, et inversement. C’est vraiment une forme particulière de racisme. Les gens doivent comprendre que cette obsession de vouloir, à tout prix, effacer le mot « antisémitisme » ou le fondre avec le « racisme » crispe la communauté juive. Elle ne veut pas qu’on oublie tout ce que cette notion porte de sens. Je pense qu’il est possible de le retirer pour les événements ou les associations à venir. Mais enlever soudainement le « a » d’antisémitisme à la Licra paniquerait tous les Juifs de France. Les mots spécifiques doivent pouvoir exister dans certains cas. Il y a des zones en France où les populations d’un certain « type » sont visées par d’autres. Il faut nommer ces actes particuliers par le nom qu’il convient. Et parler, lorsque c’est le cas, d’islamophobie, de négrophobie ou d’antisémitisme. »

Propos recueillis par Ludovic Clerima

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