René Taveneaux, L'Abbé Grégoire Et La Démocratie Cléricale

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Revue d'histoire de l'Église de France L'abbé Grégoire et la démocratie cléricale René Taveneaux Citer ce document / Cite this document : Taveneaux René. L'abbé Grégoire et la démocratie cléricale. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 76, n°197, 1990. pp. 235-256. doi : 10.3406/rhef.1990.3497 http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1990_num_76_197_3497 Document généré le 29/09/2015

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Revue d'histoire de l'Église deFrance

L'abbé Grégoire et la démocratie cléricaleRené Taveneaux

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Taveneaux René. L'abbé Grégoire et la démocratie cléricale. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 76, n°197, 1990.

pp. 235-256.

doi : 10.3406/rhef.1990.3497

http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1990_num_76_197_3497

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AbstractAs a passionate defender of the parish clergy, Gregoire kept on reminding people of the landed rightsof the parish priests in the government of the Church and this, prior to the States General. During theRevolution his aims changed and tended to make parish priests spiritual as well as wordly guides ofthe village communities. This is the point of the Mémoire sur la dotation des curés en fonds territoriaux,expounded to the Constituent Assembly on April 11th 1790. Gregoire was to come up against a finalrefusal from the Assembly : according to its members the creation of a rural and landowning clergywould lead to the restoration of an « order » — with the meaning of the Ancien Regime — independentof the State, whereas bishops and parish priests were, to their minds, mere « public officers » servingthe nation.Gregoire's ecclesiastical ideal is the result of a long tradition in Lorraine as well as the Port-Royalexample ; it also reflects the « agromanie » of the Age of Enlightenment and the aspirations of thecoming Romantism.

RésuméDéfenseur passionné du clergé paroissial, Grégoire s'est, dans la période préparatoire aux Étatsgénéraux, attaché à rappeler inlassablement les droits fonciers des curés dans le gouvernement del'Église. Durant la Révolution, ses objectifs se modifient et tendent à faire des curés les guides à la foisspirituels et temporels des communautés villageoises. C'est l'objet du Mémoire sur la dotation descurés en fonds territoriaux, présenté à la Constituante le 11 avril 1790. Grégoire devait se heurter à unrefus sans appel de l'Assemblée : pour les députés, créer un clergé rural propriétaire terrien conduisaitnécessairement à la restauration d'un « ordre » — au sens de l'Ancien Régime — indépendant del'État, tandis qu'évêques et curés n'étaient, à leurs yeux, que des « officiers publics » au service de lanation. L'idéal ecclésiastique de Grégoire s'inspire à la fois d'une longue tradition lorraine et del'exemple de Port-Royal ; il reflète aussi l'« agromanie » du siècle des Lumières et les aspirations duromantisme naissant.

L'ABBE GREGOIRE

ET LA DÉMOCRATIE CLÉRICALE

Les idées presbytériennes, foisonnantes au temps des Lumières et dont l'influence pesa si lourdement sur l'idéologie révolutionnaire, procèdent d'antécédents lointains : elles existent, latentes, au long du Moyen Âge, mais c'est en 1611 que le théologien Edmond Richer, alors syndic de la faculté de théologie de Paris, en formule les principes essentiels dans un ouvrage sobre d'expression mais d'une grande vigueur dialectique, le De ecclesiastica et politica potestate libellus. L'Eglise y apparaît comme une société égalitaire où prêtres et évêques, parce qu'ils participent au même sacerdoce, sont juges pour la foi et conseillers pour la discipline ; disposant, les uns et les autres, d'une même autorité, ils sont guidés dans leurs décisions par des assemblées représentatives : le synode pour l'Église locale, le concile pour la chrétienté. Une telle communauté ecclésiale dont les membres se distinguent par des différences de fonctions plus que de nature, tend évidemment à la démocratie cléricale ; elle a pour effet, selon le mot de Georges Goyau, de réduire « la papauté à n'être plus dans l'Église, qu'une sorte d'accessoire » 1. Ce premier richérisme n'eut, il est vrai, dans l'immédiat qu'une audience limitée à quelques cercles de théologiens, tant demeuraient fortes les hiérarchies en honneur dans la société classique et l'Église tridentine. C'est au XVIIIe siècle qu'il devint l'une des composantes, à la tonalité souvent passionnelle, des mentalités du bas-clergé : il était favorisé par l'esprit des Lumières, par une volonté systématique de rationalisation aux dépens des traditions établies, mais aussi par une évolution sociologique accusant les contrastes du monde clérical. Tandis que l'épiscopat devient le refuge des cadets de grandes familles, les curés de campagne, victimes de la montée des prix, souvent rivés aux revenus fixes de la portion congrue, connaissent une situation précaire, parfois dramatique.

Avec la publication de la bulle Unigenitus 2 (8 septembre 1713), bientôt suivie, avec la mort de Louis XIV, du déclin de l'autorité politique,

1. Georges Goyau, Histoire religieuse (t. VI de V Histoire de la nation française), Paris, s. d., p. 392.

2. Sur les conséquences ecclésiologiques et politiques de la bulle Unigenitus : Jacques- François Thomas, La querelle de V Unigenitus, Paris, 1950, passim ; René Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, 1965, p. 34 sq. et 134 sq.

R.H.É.F., t. LXXVI, 1990.

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commence la remise en cause de Pecclésiologie traditionnelle. La question essentielle, sous-jacente à tous les différends ou conflits, est à la fois disciplinaire et doctrinale : qui dispose de l'expression de la vérité dans l'Église ? constitue-t-elle le privilège exclusif des évêques ? ou ceux-ci le partagent-ils ? et avec qui ? avec les chanoines ? les curés ? voire les simples laïques ? Questions brûlantes, vite portées au paroxysme et qui devaient conduire à des tensions, parfois à des heurts violents entre le premier et le second ordre 3. Dans les premières décennies du siècle, les revendications demeurent limitées : les curés prétendent par exemple s'arroger le droit de choisir, de leur propre chef, leurs vicaires ou de désigner eux-mêmes, sans l'approbation de l'évêque, les prédicateurs et les confesseurs. Mais bientôt les prétentions se durcissent et s'érigent en systèmes : des théoriciens comme Nicolas Le Gros, Nicolas Travers ou Gabriel Maultrot, dépassant ces conflits ponctuels ou occasionnels, se font les apôtres d'une ecclésio- logie égalitaire. Leurs thèses, toutes issues de Richer, se fondent sur l'interprétation du premier concile œcuménique, celui de Jérusalem 4, qui réunit aux mêmes fins doctrinales et pastorales, les apôtres et les 72 disciples, c'est-à-dire les premiers évêques et les premiers prêtres.

Soutenu par le périodique janséniste, les Nouvelles ecclésiastiques, par une extraordinaire profusion de brochures et de libelles et aussi par l'attente anxieuse des États généraux, le mouvement s'amplifie et, à la veille de la Révolution, entre 1786 et 1789, dégénère en véritable insurrection des curés 5. Des syndicats de prêtres « se fortifient dans les provinces où ils existent, il s'en crée dans les régions où l'on n'avait pas osé en former » 6. Leur objectif le plus immédiat est de demander réparation pour les clercs, privés est-il affirmé, de leurs prérogatives les plus légitimes, et par là-même de préparer le renouveau de l'Église. *

Henri Grégoire et l'image du « bon curé ».

La Lorraine participe à ce mouvement et en même temps s'en distingue. Le xvme siècle fut l'âge d'or du clergé lorrain. Une longue tradition appuyée sur la complexité des frontières — en particulier le cloisonnement entre terres ducales et terres françaises — tendait à l'équilibre des pouvoirs et laissait à chaque curé, maître de son bénéfice, une large indépendance 7. Leurs conditions matérielles de vie, diverses selon les cas particuliers, étaient en moyenne sensiblement plus élevées que dans l'ensemble du royaume. Beaucoup d'entre eux disposaient d'un « bouvrot », c'est-à-dire

3. Les phases successives de ces conflits font l'objet du livre d'Edmond Prêclin, Les jansénistes du XVIIIe siècle et la constitution civile du clergé, Paris, 1929.

4. Actes des apôtres, XV, 1-31. 5. Sur ce mouvement insurrectionnel : Ch.-L. Chassin, Les cahiers des curés, Paris, 1882,

passim et particulièrement p. 107 sq. 6. Ibid., p. 173. 7. Les curés lorrains en difficulté avec leur évêque, nommé par la France, étaient

systématiquement et efficacement protégés par la cour souveraine de Nancy.

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d'un bien-fonds attaché au presbytère. Quant à la portion congrue, en application dans moins de la moitié des paroisses, elle avait, durant l'occupation française du xvne siècle, été portée par Louis XIV à cent écus soit 300 livres. Au lendemain du retour du duc Leopold dans ses États, en 1698, au lendemain du traité de Ryswick, les décimateurs ■ — le plus souvent des moines — réclamèrent le rétablissement du taux d'avant- guerre. Ils faisaient valoir plusieurs arguments positifs : l'importance du casuel en Lorraine ; le coût de la vie, très inférieure à celui de la France ; l'usage permettant aux curés d'élever un « nourry », c'est-à-dire un animal domestique. Les curés répliquèrent 8 et, sans contester le niveau élevé de leur situation matérielle, ils en défendirent le bien-fondé : des revenus stables et suffisants étaient, disaient-ils, indispensables à leur état, car un clergé pauvre est le plus souvent médiocre et il existe bien peu de personnes capables d' « honorer le mérite enveloppé de l'indigence ». Ces raisons étaient de nature à convaincre Leopold : accédant à la requête des curés, il maintint le taux de la portion congrue, fixa de façon favorable les modalités de son versement et, au cours de son règne, en augmenta la valeur 9. Ls curés lorrains bénéficiaient ainsi, et malgré quelques dégradations provoquées à la fin du siècle par la montée des prix, d'une situation matérielle confortable 10.

Elle s'accompagnait d'un niveau de culture élevé, conséquence du mode de recrutement : en application de la décision du concile de Trente dans sa vingt-quatrième session, les bénéfices ecclésiastiques étaient pourvus au concours. Les épreuves étaient organisées selon les prescriptions conciliaires : les candidats — souvent une trentaine — réunis dans la ville épiscopale, argumentaient durant plusieurs heures devant un jury de théologiens et de canonistes ; le mieux classé l'emportait et obtenait le bénéfice. Cette procédure apparaissait si équitable qu'à la veille de la Révolution, l'opinion en réclamait non seulement le maintien mais la généralisation. Ainsi le cahier de doléances du clergé de Nancy revendique- t-il, dans son 23e article « que toutes les cures à patronage ecclésiastique soient mises au concours, réservant au patron le droit de choisir entre trois sujets qui lui seront présentés » n. Même vœu du bailliage de Rosières :

8. Les curez de Lorraine à Son Altesse Sérénissime, Toul, 1698, passim et particulièrement p. 1-12, 16 sq.

9. Sur la législation relative à la portion congrue : Recueil des ordonnances de Lorraine, t. I, p. 72 et t. III, p. 128 (ordonnance du 28 novembre 1725 portant la portion congrue à 400 livres).

10. Sur ces conditions de vie des curés lorrains au xvin" siècle, voir en particulier : D. Mathieu, L'ancien régime en Lorraine et Barrois... (1698-1789), 3e édit., Paris, 1907, p. 145-160 ; E. Martin, Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié, t. II, Nancy, 1901, p. 324-326. Un exemple de l'établissement des revenus d'une paroisse lorraine au xvme siècle est fourni par J.-Cl. Sommier, État de la cure de Champs, publiés par J.-F. Déblaye dans Annales de la Société d'émulation des Vosges, 1862, p. 300-344.

11. Cahier publié par L. Jérôme, Les élections et les cahiers du clergé lorrain aux États généraux de 1789, Paris-Nancy, 1899, extrait des Annales de l'Est, p. 36 sq. Le bailliage de Nancy, le plus important de la généralité de Lorraine-Barrois, avait été élevé au rang de bailliage présidial par l'édit de juin 1772. Au spirituel il relevait presque entièrement du

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« Que tous les bénéfices à charges d'âmes se donnent au concours et qu'il n'y ait plus lieu aux nominations, ni même aux démissions particulières » 12. Demande analogue dans le cahier de Bouzonville (Moselle) 13. Certains cahiers lorrains réclament même pour les vicaires le droit, après quelques années d'exercice, d'accéder au concours 14. C'est donc d'un clergé paroissial matériellement à l'aise et d'une réelle distinction intellectuelle que dispose la Lorraine à la veille de la Révolution. Il bénéficiait de surcroît d'un courant de sympathie favorisant ses espoirs : Grégoire note dans ses Mémoires que les curés étaient « justement révérés des ordres laïcs qui, témoins habituels de leurs vertus, de leurs bienfaits, dans tous les cahiers réclamèrent en leur faveur » 15.

Un processus logique devait donc, à la veille de la Révolution, les conduire à formuler des revendications nouvelles : moins pour améliorer un niveau de vie déjà élevé que pour affirmer leur autorité et accroître l'étendue de leur juridiction. Dans les dernières décennies du siècle se développe une fièvre idéologique qui, à vrai dire, n'épargne aucune région du royaume mais revêt en Lorraine une ampleur et un tour systématique inconnus ailleurs. Il s'agit en effet, non d'une simple rivalité de classes mais d'un conflit d'idées à l'expression doctrinaire. S'y mêle souvent, de façon explicite ou voilée, une reviviscence du sentiment national lorrain. Au début de 1789, circulait dans les paroisses de la région un opuscule de quelques pages intitulé A MM. les curés lorrains et autres ecclésiastiques séculiers du diocèse de Metz : il annonçait la création d'une commission de 48 membres « formée avec l'aveu tacite du gouvernement » dans le but de fixer le mode d'organisation des États provinciaux reconstituant « l'Assemblée nationale de la Lorraine ». Demeurée latente depuis les grandes étapes du déclin de l'indépendance lorraine (troisième traité de Vienne, 1737 ; mort de Stanislas, 1766), cette fièvre nationaliste avait revêtu un tour agressif avec la création des assemblées provinciales par l'édit royal de 1787. Les curés lorrains s'étaient alors montrés particulièrement mécontents de n'avoir pas obtenu dans cette institution la représentation proportionnelle à laquelle ils pouvaient prétendre, « en raison, disaient-ils de leur nombre et de la masse des revenus qu'ils présentaient à l'impôt ». Aussi, lorsqu'à la fin de 1788, il fut question de remplacer l'assemblée provinciale par des États provinciaux élus, les curés de Nancy décidèrent- ils de défendre leurs droits : ils prirent, dès ce moment, l'habitude de se réunir régulièrement chez le curé de Saint-Sébastien, Charles-Louis

diocèse de Nancy, récemment créé ; quelques paroisses appartenaient cependant aux diocèses de Toul ou de Metz.

Le patronage ecclésiastique est celui que possède un clerc, soit à cause de son bénéfice ou de ses fonctions d'Église, soit parce qu'il a doté un établissement ecclésiastique.

12. L. Jérôme, op. supr. cit., p. 167 ; Rosières, Meurthe-et-Moselle, arrond. de Nancy. 13. Archives parlementaires de 1787 à 1860, éd. J. Mavidal et E. Laurent, Paris 1875 sq.,

t. V, p. 695. 14. L.-Ch. Chassin, Les cahiers..., p. 347-348. 15. Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois...? précédés d'une notice historique sur

l'auteur par H. Carnot, Paris, 1837, 2 vol., t. I, p. 376.

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Guilbert, le thème de leurs revendications était d'obtenir leurs propres députés aux États provinciaux et généraux 16. Ce fut en Lorraine le début de l'agitation curiale, prélude immédiat de la Révolution : cet élan collectif ne créa pas le mouvement presbytérien, mais il lui donna sa dimension politique et sa vigueur offensive. En même temps qu'ils réclamaient leur insertion organique dans les assemblées représentatives, les curés présentaient une masse foisonnante de vœux ecclésiologiques, exposés dans les cahiers de doléances et dans une foule de brochures souvent anonymes 17. Quelles idées ou quelles revendications formulent-elles ? Il est difficile de saisir dans ce jaillissement aux contours incertains un programme précis ; quelques thèmes fonciers émergent cependant. L'une des affirmations essentielles est celle de l'institution divine des curés : ils ont, proclame le cahier du clergé de Bouzonville, été « institués par l'Auteur même de la religion pour former le sénat des évêques » 18. Ainsi « les successeurs des apôtres sont les évêques, comme les prêtres sont les successeurs des disciples [...], les uns et les autres reçoivent leurs pouvoirs immédiatement de Dieu, en vertu du sacrement de l'ordre » 19. Les curés forment par là-même, non seulement un « corps », mais un « ordre » ^ disposant, affirme le cahier du clergé de Toul de « la juridiction ordinaire » 21. Ces affirmations se fondent sur les auteurs ecclésiastiques en honneur dans les séminaires : Fleury, Habert, Van Espen, apologistes, est-il remarqué, du « retour à l'ancienne discipline » 22. Quelques libelles vont plus loin et, dépassant le domaine strictement ecclésial, traitent des affaires politiques et réclament par exemple le vote par tête aux Etats généraux, ou la suppression de tout privilège en matière d'impôt » 23.

Toutes ces revendications ou ces aspirations, demeurées dans un premier temps un peu anarchiques, se coordonnent en systèmes sous l'impulsion de quelques théoriciens dont les plus éminents furent François-Martin Thiébaut et Henri Grégoire. Le premier, d'abord professeur au séminaire Saint-Simon de Metz, puis supérieur de cette maison, devint, dans la ville épiscopale, curé de Sainte-Croix et fut élu du clergé aux États généraux. En

16. L. Jérôme, op. cit., p; 10-12, et Ch.-L. Chassin, Les cahiers des curés, p. 125-126. 17. Il est impossible d'analyser et même de citer toutes les brochures — mémoires ou

factums — parues alors en Lorraine et qui témoignent de l'importance du mouvement presbytérien. On trouvera les principales d'entre elles dans le fonds lorrain de la Bibliothèque municipale de Nancy {Catalogue des livres et documents imprimés de J. Favier, Nancy, 1898, n° 6641, 7657, 7664, 7672, 7678, 7680, 7685, 7686...). Tous ces mémoires sont postérieurs à 1775.

18. Archives parlementaires..., t. V, p. 699. 19. Déclaration d'un curé, membre de l'Assemblée nationale sur la Constitution civile du

clergé, Metz, s. d. (1790), p. 4. Brochure tirée à 1 000 exemplaires et distribuée gratuitement à Metz et aux environs.

20. Archives parlementaires..., t. V, p. 709-710, bailliage de Dieuze (Moselle). 21. Arch. nat. BA 81 Toul (clergé). 22. Cf. La légitimité du serment civique..., par Meynier, curé de Chaligny, Nancy, 1791.

Ces auteurs étaient enseignés au séminaire de Toul ; la constitution civile du clergé trouvera dans leurs œuvres une justification.

23. « Déclaration des curés lorrains syndiqués », 21 janvier 1789, dans Ch.-L. Chassin, op. cit., p. 268.

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dépit de ses lourdes responsabilités, il fut un auteur fécond dont la production théologique et spirituelle se poursuivit sans discontinuité, même sous la Révolution 24>. Son œuvre principale, la Dissertation sur la juridiction respective des évêques et des curés, publiée en 1786, eut, deux ans plus tard, une seconde édition « considérablement revue et augmentée » 25. En abordant ces problèmes, Thiébaut pénétrait au cœur même des débats les plus brûlants de l'ecclésiologie du siècle. Théologien et exégète, il emprunte l'essentiel de sa démonstration aux textes inspirés : les Évangiles, les Épîtres de saint Paul, les Actes des apôtres, les traités des Pères de l'Église. Dans sa conception même, l'ouvrage tend à rapprocher, parfois à confondre « disciples » et « apôtres », c'est-à-dire curés et évêques : aux uns et aux autres le Christ a confié la mission d'enseigner la doctrine 26. Il est d'ailleurs bien significatif, remarque Thiébaut, qu'au concile de Jérusalem, « modèle de tous les conciles », les apôtres et les prêtres s'assemblèrent pour examiner en commun le grave problème du respect des observances mosaïques 27. La conclusion de ces textes est, à ses yeux, évidente : « comme les Curés ne sont pas supérieurs à leurs Vicaires de droit divin, de même les Évêques ne le sont pas, de droit divin, des Curés. Tout ceci est affaire de sage et salutaire discipline » 28. L'Église apparaît ainsi comme une société égalitaire fondée sur la diversité des ministères plus que sur une hiérarchie d'origine divine. Ce ne sont point là spéculations gratuites : les conclusions ecclé- siologiques du curé de Sainte-Croix — il en témoigne explicitement dans son livre ^ — s'intègrent naturellement à sa catéchèse et sa pastorale ; il s'affirme ainsi comme le porte-parole d'un milieu, le bas-clergé messin qu'il a contribué à former et dont il exprime les aspirations et les mentalités 30.

Tandis que Thiébaut se veut, au premier chef, théologien, Henri Grégoire31 s'impose par sa prestance, sa parole enflammée, son art de

24. Outre sa Dissertation sur la juridiction respective des évêques et des curés, il est l'auteur d'une série d'homélies sur l'Ancien et le Nouveau Testament et d'un Traité ♦ de la religion, Metz, 1791. Ses principaux ouvrages occupent huit volumes des Œuvres diverses publiées par Migne.

25. Metz, 1788, 2 vol. C'est à cette seconde édition que se rapportent les références données ici.

26. Dissertation..., 5e partie, p. 11. Le texte invoqué est le passage de saint Luc, X, 1-9. 27. Actes des apôtres, XV, 2-6 ; Dissertation..., 5e partie, p. 25. 28. Dissertation..., 6e partie, p. 81. 29. Dissertation..., 5e partie, p. 14. 30. Pour une analyse plus approfondie de la personnalité et de l'œuvre de Thiébaut, cf.

René Taveneaux, Le jansénisme en Lorraine, Paris, 1960, p. 710-713. 31. Rappelons, sans prétendre à une enumeration exhaustive, quelques étapes essentielles

de la vie de Grégoire. 1750 (4 décembre) : naissance à Veho (Meurthe-et-Moselle, canton de Lunéville). Études « au collège des jésuites de Nancy (1753-1768) puis à l'Université de Nancy. 1775 : achèvement de ses études cléricales au séminaire de Metz et ordination sacerdotale. 1776 : vicaire à Marimont (M.-et-M., canton de Lunéville). 1782 : curé d'Emberménil (canton de Lunéville). 1789 : élu par le clergé de la circonscription électorale de Nancy, député aux États généraux. 1791 : élu évêque de Loir-et-Cher. 1792 : élu député de Loir-et-Cher à la Convention nationale. 1796-1800 : se consacre à la renaissance du culte et à la réunion d'un « concile national » pour le rétablissement de la paix religieuse. 1831 : mort (28 mai) et obsèques dans l'église de l'abbaye aux Bois. Pour une chronologie plus complète : P. Grunenbaum-Ballin, « Biographie de Grégoire », dans Europe, n° 128-129, août-septembre 1956 (n° spécial sur L'abbé Grégoire), p. 147-158.

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manier les foules et les dominer. Il portait très haut la condition de curé dans laquelle il voyait la pierre d'angle non seulement de l'Église mais de toute société. Ses années passées dans la paroisse d'Emberménil demeurèrent toujours à ses yeux la part privilégiée de son existence et, dans ses Mémoires, il l'évoque en termes d'un enthousiasme presque lyrique 32 :

Prêtre par choix, successivement vicaire et curé par goût, je formai le projet de porter aussi loin qu'il est possible la piété éclairée, la pureté des mœurs et la culture de l'intelligence chez les campagnards ; non seulement sans les éloigner des travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce genre d'occupations. Tel est le problème dont je tentais la solution dans les deux paroisses M soumises à ma direction : j'avais une bibliothèque uniquement destinée aux habitants des campagnes ; elle se composait de livres ascétiques bien choisis, et d'ouvrages relatifs à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts mécaniques, etc..

La confession établit dans la religion catholique des rapports plus immédiats entre les pasteurs et les fidèles que dans les sociétés qui ont supprimé cette partie du sacrement de pénitence. Or, telle était en général la confiance de mes paroissiens, que si je n'avais posé des bornes nécessaires à leurs révélations spontanées, souvent ils les auraient franchies. De là je concluais à la nécessité que les prêtres aient une conduite d'autant plus sévère pour eux-mêmes que le ministère offre quelquefois des dangers personnels.

L'époque de ma vie la plus heureuse est celle où j'ai été curé. Un curé digne de ce nom est un ange de paix ; il n'est pas un jour, un seul jour, où il ne puisse en le finissant s'applaudir d'avoir fait une foule de bonnes actions **.

Ce type de prêtre, à la fois directeur spirituel et guide temporel de ses ouailles, n'est pas au sens strict une nouveauté : il s'inclut dans une tradition établie de longue date en Lorraine et incarnée par des hommes comme l'évêque de Toul Hugues Des Hazards ^ au xvie siècle ou, au xvne, par Pierre Fourier curé de Mattaincourt 36. Mais, à son expérience pastorale

32. Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois..., précédés d'une notice historique sur l'auteur par M. H. Carnot, Paris, 1837, 2 vol., t. II, p. 12-13 (réédition en 1840). Ces Mémoires constituent une source essentielle pour l'histoire de Grégoire ; celui-ci les rédigea en 1808 et ils s'arrêtent à cette date, mais Carnot les continua dans sa notice jusqu'à la mort de l'auteur (1831), en s'aidant des notes laissées par celui-ci. Lazare-Hippolyte Carnot (1801-1888) était le second fils du conventionnel et le père de Sadi Carnot, président de la République. Il participa au mouvement saint-simonien et eut diverses responsabilités (député de Paris sous Louis-Philippe ; membre de l'Assemblée nationale ; sénateur inamovible). Il admirait et aimait Grégoire, sans partager cependant toutes ses options politiques.

La Bibliothèque de l'Arsenal conserve le manuscrit des Mémoires et une importante correspondance de Grégoire.

33. Ces deux paroisses sont Emberménil et Vaucourt (M.-et-M., canton de Lunéville). 34. Un esprit semblable se retrouve dans la lettre du 4 août 1791 adressée par Grégoire à

ses anciens paroissiens d'Emberménil, au lendemain de son élection au siège episcopal de Blois (publiée in extenso dans Jean Tild, L'abbé Grégoire d'après ses Mémoires, Paris, 1946, p. 34-36). Là encore, Grégoire apparaît comme un prêtre exigeant, soucieux des destinées humaines et spirituelles de ses ouailles, associant l'amour de la patrie à celui de la religion et fixant pour impératifs absolus à toute vie chrétienne, la fréquentation régulière des sacrements et le soin constant accordé à l'éducation des enfants.

35. Hugues Des Hazards fut évêque de Toul de 1506 à 1517 : dans la tradition lorraine et aussi dans l'esprit de la Renaissance, il se consacra à la fois au renouveau spirituel de son diocèse et à sa prospérité matérielle. Sur ce prélat, cf. Eugène Martin, Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié, t. I, Nancy, 1900, p. 553-574.

36. Sur les conceptions presbytérales de Pierre Fourier, cf. R. Taveneaux, « Saint Pierre

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vécue dans l'enthousiasme de la foi, Grégoire ajoutait la fièvre réformiste qui, à la veille de la Révolution, s'était emparée du bas-clergé. Son but ne fut d'ailleurs pas de proposer au monde clérical une nouvelle argumentation exégétique, mais de développer sa « conscience de classe » et de lui donner le souffle politique propre à faire triompher ses revendications. C'est lui qui, rédacteur du cahier de Lunéville, demanda, outre le maintien des libertés de l'Église gallicane, le remplacement des assemblées du clergé par des conciles nationaux et, pour les curés, la possibilité de se syndiquer afin de défendre « leurs droits communs parfois opposés à ceux des évêques » 37. De fait, sous son impulsion et celle de Galland, curé de Charmes, les curés lorrains s'étaient syndiqués dès la fin de 1787 à l'exemple de leurs confrères dauphinois. La force de leur organisation apparut le 21 janvier 1789 avec une déclaration d'une grande portée : ils proposaient la renonciation pour le clergé à tout privilège fiscal et préconisaient le vote par tête aux États généraux. L'abondante correspondance entretenue par le comité de Nancy avec le roi et avec Necker contribua grandement à la reconnaissance du droit électoral individuel des curés dans le règlement du 24 janvier38. Grégoire fut l'âme de ce mouvement presbytérien 39. Dans une première lettre « aux curés lorrains », du 22 janvier 1789, il fixe en termes incisifs l'enjeu du prochain combat :

... Comme curés nous avons des droits. Depuis douze siècles, peut-être ne s'est-il jamais présenté une occasion de faire

valoir ces droits, de développer des sentiments de patriotisme, et d'honorer le ministère sacré dont nous sommes essentiellement une partie constitutive. Saisissons-là, cette occasion, et que nos successeurs n'ayent point à nous reprocher d'avoir négligé leur cause et la nôtre 40.

Quelques mois plus tard, après sa brillante élection, le ton de Grégoire devient plus provoquant. Dans sa Nouvelle lettre d'un curé à ses confrères députés aux États généraux, c'est un véritable défi qu'il lance au clan du hautclergé :

Jamais, écrit-il, les curés assemblés en pareil nombre ne trouvèrent une occasion si favorable de reconquérir leurs droits envahis par le régime episcopal 41.

Fourier et les courants de pensée de son temps », préface au tome I de Pierre Fourier. Sa correspondance, édit. H. Derréal et M. Cord'homme, Nancy, 1986, p. xxix-xxxi. Grégoire admirait beaucoup Pierre Fourier, cf. L. Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire, t. I, 1750-1789, Nancy, 1873, p. 57, extrait des Mémoires de l'Académie de Stanislas.

37. C. Constantin, L'évêché du département de la Meurthe, Nancy, 1935, p. 99. 38. L. Jérôme, Les élections et les cahiers du clergé..., p. 10 sq. et Ch.-L. Chassin, Les

cahiers des curés, p. 268. La création en 1787 de l'assemblée provinciale, de laquelle les curés furent tenus à l'écart, fut en Lorraine, à l'origine de la réaction presbytérienne.

39. Il formulera de la façon la plus explicite ses sentiments presbytériens dans plusieurs publications, en particulier dans une brochure de 38 pages, La légitimité du serment civique..., Nancy, 1791.

40. Grégoire, curé d'Emberménil, Valentin, curé de Leyr, Didry, curé de Parroy, À MM. les Curés lorrains et autres ecclésiastiques séculiers du diocèse de Metz, Nancy, 1789.

41. S. 1. n. d. [juin 1789], p. 23.

L'ABBÉ GRÉGOIRE ET LA DÉMOCRATIE CLÉRICALE 243

Le projet de dotation des curés.

Conscients de leur force et de leurs droits, les curés entraient avec confiance dans la Révolution naissante : ils avaient pour eux le poids du nombre puisque, sur les 296 députés du clergé, on comptait 47 évêques, 23 abbés, 6 grands vicaires, 12 chanoines et 208 curés 42. Ils dominaient donc les représentants de leur ordre et bénéficiaient en outre à la fois de l'appui du tiers-état et des sympathies non négligeables d'une fraction de la noblesse. Leurs vœux semblaient devoir se réaliser sans difficulté. Cependant la situation générale et la politique religieuse de la Constituante laissaient entrevoir à court terme de graves difficultés : la crise financière, chaque jour plus aiguë, développe la convoitise à l'égard des biens d'Église ; au lendemain des journées d'octobre, une sourde campagne associant dans la même réprobation le roi, l'aristocratie et le clergé, donne naissance à un sentiment nouveau, l'anticléricalisme. Les députés ecclésiastiques, naguère encore respectés, sont suspectés, voire contestés, parfois insultés. Brutalement, en quelques semaines, les dispositions de la Constituante se modifient radicalement : plusieurs évêques émigrent, des curés rejoignent leur presbytère. L'inquiétude apparaît et, vite, se généralise : « Une cabale qui entraîne toute l'assemblée, ou au moins la majeure partie, écrit Barbotin 43, paraît avoir juré la perte du clergé et, par contre-coup, il faudra bien que la religion s'en ressente ». Les conditions étaient réunies pour la sécularisation des biens ecclésiastiques : proposée par Talleyrand, l'opération fut soutenue avec passion par Mirabeau puis par Barnave et, le 2 novembre 1789, par 510 voix contre 346, la Constituante votait la mise à la disposition de la nation des biens d'Église, « à la charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien des ministres et au soulagement des pauvres ». Il était par ailleurs stipulé qu'il ne pourrait être affecté à la dotation des curés moins de 1 200 livres, « non compris le logement et le jardin en dépendant ». Ainsi commença, dès le mois suivant, le 19 novembre 1789, la gigantesque opération de la vente des biens d'Église qui se prolongera durant toute la Révolution et ne prendra fin que sous le Consulat ; elle sera relayée trois mois plus tard, en février 1790, par la sécularisation des religieux et l'accaparement des biens monastiques. Les conséquences d'ordre économique, social, intellectuel et spirituel de ce transfert de propriété devaient être incalculables pour la nation, l'Église et la civilisation occidentale.

42. D'après Jean Leflon, La crise révolutionnaire, 1789-1846, Paris, 1949, p. 43, « Histoire de l'Église Fliche-Martin 20». Légères différences dans les chiffres présentés par Timothy Tackett, La Révolution, l'Église, la France, Paris, 1986, p. 65-66 et n. 39.

43. Lettres de l'abbé Barbotin publiées par A. Aulard, Paris, 1911, p. 74. Emmanuel Barbotin (1741-1816), curé de Prouvy (Nord), député du clergé aux États généraux, se montra d'abord favorable au tiers-état, mais les troubles révolutionnaires et la persécution contre l'Église, en firent un défenseur de la monarchie. Les sympathies de Grégoire à son égard s'expliquent à la fois par ses premières options politiques et par l'intérêt qu'il portait à la terre et à l'économie rurale. Plusieurs de ses lettres ont été citées ou publiées par A. de Gallier, L'abbé Grégoire et le schisme constitutionnel, Paris, 1883.

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Par sa soudaineté, cette flambée d'anticléricalisme suscita chez Grégoire une réaction indignée :

... Quoique les Curés ayent forcé l'estime générale, écrit-il au printemps de 1790, et que toutes les Provinces déposent en leur faveur, les insultes et les outrages sont communément l'échange de leurs soins paternels ; sicut oves in medio luporum ; et cette prédiction de l'Évangile se vérifie plus que jamais en ce moment ; le despotisme municipal s'introduit presque partout, et l'on peut citer par milliers les Paroisses où l'ingratitude, la tyrannie et même la rage se relayent pour aggraver les peines inséparables de notre ministère, pour harceler, vexer, tourmenter les Pasteurs 44.

De cette inquiétude devait naître le Mémoire sur la dotation des curés en fonds territoriaux45 y lu à la séance de l'Assemblée nationale du 11 avril 1790 et qui constitue sans doute la publication la plus importante du curé d'Emberménil dans la phase « révolutionnaire » de son existence. L'ouvrage se veut, non une simple démarche personnelle, mais un appel collectif des curés députés et même de tous leurs « Confrères épars dans le Royaume ». Les prêtres connaissent les pires angoisses en raison des menaces pesant sur leur statut social : les terres attachées à leur bénéfice prospéraient jusqu'alors grâce aux soins d'une « culture raisonnée » ; or elles risquent désormais, au grand détriment de la nation, de demeurer en friches ou d'être laissées à l'abandon, car les titulaires, incertains de l'avenir, n'osent ni affermer ni cultiver et les fermiers, redoutant la résiliation forcée de leurs baux, « effritent les terres et dévastent les héritages ». L'Assemblée tolérera-t-elle une telle spoliation ? sacrifiera-t-elle les curés qui, par deux fois — « en forçant la réunion des Ordres et en votant pour le veto suspensif* — ont « sauvé la France » ? Grégoire se refuse à l'imaginer : « J'ai, dit-il, examiné la question dont il s'agit et je vais prouver que l'intérêt des Pauvres, des mœurs et de l'Agriculture, sollicite, pour les Pasteurs, une dotation territoriale » 46. La cause, explique-t-il, s'impose d'elle-même, d'abord pour des raisons de simple équité : le vœu exprimé par beaucoup de cahiers de bailliages s'oppose à l'aliénation des biens affectés à la subsistance des curés. Par ailleurs beaucoup de familles se souviennent « avec satisfaction et même amour-propre, que leurs aïeux ont été les bienfaiteurs des Églises, qu'ils ont voulu assurer aux Pasteurs une fortune indépendante du caprice, et au Culte une pompe qui retraçât la majesté de la Religion. Des fonds territoriaux leur ont paru seuls une garantie solide » 47. Plusieurs cahiers et « une foule de requêtes et de lettres, poursuit-il, demandent la conservation de ces biens ». Les sacrifier

44. Post-scriptum de Grégoire à V Extrait des registres de la Société royale d'agriculture, Nancy, 1790, p. 32.

45. Le Mémoire eut deux impressions simultanées : à Nancy, chez Haener, et à Paris chez Baudouin, en 1790. Les deux éditions sont identiques par le texte ; elles ne diffèrent que par quelques dispositions typographiques. Les références données ici se rapportent à l'édition de Nancy.

46. Ibid., p. 2. Ce terme de « pasteurs » désigne, dans le langage de Grégoire à la fois les curés et les vicaires. .

47. Ibid., p. 3.

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serait donc à la fois une injure à l'égard des donateurs et de leurs descendants, en même temps qu'une méconnaissance de la volonté générale, fondement de la loi. La défense des bénéfices presbytéraux a-t-elle effectivement suscité cette adhésion unanime évoquée par Grégoire ? une réponse nuancée s'impose.

Les conditions de vie des curés avaient, à la veille de la Révolution, beaucoup sollicité l'attention du tiers et du clergé lui-même. Tous, prêtres et fidèles, condamnaient sans appel les droits dits « de casuel » considérés « comme une charge pour le peuple et comme avilissants pour le ministère » 4a. Les dîmes, tenues « pour une source intarissable de procès qui éloignent les curés de leurs paroissiens », étaient l'objet d'une semblable réprobation.

Presque tous les cahiers s'accordent sur la nécessité d'augmenter les rétributions attachées aux charges curiales, mais les modalités d'application n'apparaissent pas nettement. L'idée de dotation, sans être exclue des doléances, s'exprime de façon souvent incertaine. On note fréquemment le désir de voir supprimer les portions congrues — d'ailleurs peu nombreuses en Lorraine — « en dotant les curés par union de bénéfices ». La province offrait d'importants moyens de dotation, avec ses nombreux bénéfices simples et ses prieurés en commende. Mais il s'agissait moins, à vrai dire, du désir d'asseoir l'indépendance des curés sur une propriété foncière que d'une volonté d'harmonisation économique et sociale entre les pasteurs. Cette tendance apparaît dans les cahiers du clergé du bailliage de Nancy ^ œuvre pour l'essentiel de Guilbert, curé de Saint-Sébastien ; elle s'affirme plus encore dans une brochure publiée à la fin de 1788 ou au début de 1789 par le clergé du Toulois ̂ : son originalité est d'abord de proposer la suppression de la pluralité des bénéfices, mais surtout de confier au clergé — et non à l'autorité politique — le soin de fixer lui-même le montant du bénéfice nécessaire à l'entretien d'un clerc du premier ou du second ordre, le surplus éventuel étant affecté aux pensions des prêtres âgés ou malades. Mais si les dotations n'ont pas été ignorées du clergé, elles n'ont pas été envisagées comme des fonds personnels et, à la veille de la Révolution, elles n'occupent pas, dans le milieu où vécut Grégoire, la première place des revendications : elles sont par exemple totalement absentes des Instructions pour les députés du clergé du bailliage de Lunéville, auxquelles Grégoire lui-même participa au titre à la fois de rédacteur et d'élu 51.

48. Cahier du tiers-état de Neufchâteau, dans Documents sur l'histoire des Vosges, t. II, 1869, p. 315. Le clergé du baillage de Vie (Moselle) se montre plus radical encore : « Le casuel est une manière odieuse de faire payer une seconde fois les fonctions pastorales pour lesquelles les fidèles payent déjà la dîme ». (Archives parlementaires, t. VI, p. 17).

49. L. Jérôme, op. cit., p. 77 et 163. 50. Très respectueuses remontrances, plaintes et doléances du clergé du bailliage de Toul,

8. 1. n. d. (Bibl. municip. de Nancy 311.645a). 51. L. Jérôme, op. cit., p. 97 sq., spécialement p. 106.

246 R. TAVENEAUX

Ce sont donc les orientations politiques de l'Assemblée, dans les premiers mois de 1790, qui déterminèrent le curé d'Emberménil à réclamer avec force l'institution des dotations en fonds territoriaux, seul remède à ses yeux aux menaces pesant sur le clergé. Aux raisons circonstancielles déjà évoquées — respect à la fois de la volonté nationale et de la mémoire des bienfaiteurs — il en ajoute d'autres, plus foncières : d'abord le grave inconvénient d'un clergé pauvre. Grégoire reprend, mais dans une perspective assez différente, l'argumentation formulée un siècle plus tôt dans la lettre publique des curés lorrains à Leopold 52. Un prêtre voué à un traitement fixe vivra dans l'obsession constante du prix des denrées ; il sera à la merci de la ponctualité du Trésor national et en viendra à s'imposer des privations et à restreindre le cercle de ses aumônes. Cette hantise de la misère aura pour premier effet d'éloigner « les talents et les vertus d'un état où la sage politique doit les appeler comme le plus important dans l'ordre social dont la Religion est la pierre angulaire ». Les fonctions ecclésiastiques risquent alors de devenir le lot d'individus médiocres : pour prévenir ce péril, plusieurs solutions peuvent être envisagées. Le prélèvement sur les récoltes serait une manière de rétablir la dîme aux effets si nocifs : comment le cultivateur accepterait-il de voir dérober, à son champ ou à son aire, des gerbes qu'il regarde avec raison comme le produit de son labeur ? Une pension versée par l'État serait une autre solution : mais où prendre annuellement « la somme exorbitante » nécessaire à cette dépense ? imposera-t-on au peuple une sorte de nouvelle « taille » ecclésiastique ? très vite elle deviendrait impopulaire et susciterait une hostilité sourde à l'égard de la religion ; elle perpétuerait en outre les fâcheux effets de la portion congrue 53.

La solution la plus rationnelle, la plus équitable, la plus conforme à l'intérêt de la religion et de la patrie, est nécessairement attachée à la terre. Pour quelles raisons ? D'abord pour des motifs techniques : l'argent liquide est d'un usage malaisé en un temps où les communications entre villes et villages s'avèrent difficiles ; la propriété foncière au contraire constitue le bien le plus souple, s'indexant de lui-même au prix des denrées : « Le blé et le vin sont le thermomètre du prix de la plupart des choses consommables, et par ce moyen le curé tient en main une mesure constante pour en atteindre l'accroissement » 54. Mais l'avantage essentiel de la terre est qu'elle crée un lien entre le curé et le monde rural. La démonstration de Grégoire l'amène à brosser le tableau précis de la paysannerie qu'il connaît et qu'il aime, celle de l'ancienne Lorraine, pays d'exploitants modestes, généralement propriétaires, nécessairement voués à l'économie fermée à dominante pastorale. Chaque ménage possède, ou plus généralement tient à cheptel, une ou plusieurs vaches, parfois quelques brebis ; le

52. Les curez de Lorraine à Son Altesse..., 1698, supr. cit. Cette lettre traite essentiellement non des dotations, mais des portions congrues.

53. Mémoire sur les dotations..., p. 5 et Extrait des registres de la Société royale d'agriculture, p. 26. La Société d'agriculture estime que la portion congrue, en maintenant les curés dans le « dénuement », est préjudiciable à l'agriculture.

54. Mémoire..., p. 6.

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champ fournit les pommes de terre pour la nourriture, et la filasse pour le vêtement des enfants. Mais ces ressources s'avèrent presque toujours insuffisantes ; au paysan « il faut de la paille et du grain qu'on lui vend, on lui prête, on lui donne ». Le curé est alors son seul recours pour échapper à l'usurier.

Quand le pauvre souffre, sa première idée se porte vers son Curé, chez lequel il ne demande guère en vain ; ses premiers pas se dirigent vers le presbytère : le Pasteur, toujours sensible au malheur dont il a perpétuellement le tableau sous les yeux, est toujours accessible aux malheureux qu'il ne voit pas d'un œil sec et à l'existence desquels il a lié la sienne. Son grenier est celui de l'indigent : le Pasteur lui cède à meilleur compte, on lui prête dans un temps de cherté pour recevoir sans indemnité dans un moment d'abondance, ou enfin on lui donne du grain que ce pauvre ne trouverait ailleurs peut-être qu'en engageant ses haillons, quelquefois son lit à des accapareurs, à des vautours qui se multiplieront dans les villages à mesure que la maison curiale offrira moins de ressources... 5S.

Aucune œuvre inspirée de la bienfaisance ne peut, estime-t-il, supplanter la charité chrétienne, plus efficace et surtout plus apte à comprendre et à parler le langage du pauvre. Le curé n'est pas seulement un auxiliaire de la paysannerie : il s'intègre à cette classe par ses rythmes de vie, ses mentalités, ses centres d'intérêt ; entre ses ouailles et lui il existe une correspondance intime. Isoler le prêtre en le détachant du destin commun et faire de lui un « magistrat » serait « impolitique », car le magistrat est par nature « urbicole », le curé de campagne au contraire a « des relations habituelles et permanentes de charité et de conscience avec les villageois ». Son rôle, si important dans le domaine spirituel et moral, revêt aussi un aspect politique et social. On souhaite en effet « que le Pasteur répande dans les campagnes les connaissances relatives à la Médecine, l'Agronomie

et la Vétérinaire ». Une mission particulière lui est donc dévolue dans 1' « expansion des lumières » : il est l'artisan par excellence du progrès

agricole 56. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de progrès technique mais d'élévation morale, bénéfique à tous et spécialement au curé lui-même : « l'accablante monotonie de la solitude » ne l'expose-t-elle pas en effet aux tentations et au divertissement ? « Les attraits de l'Agriculture l'habitueront à la résidence ; lui envierait-on l'innocent plaisir de planter, de cultiver pour charmer ses ennuis, pour faire diversion à l'étude, au spectacle de la misère ? Ses mains honoreront un travail, qui étant le premier en utilité, est encore le premier en vertu ». Tel est le plaidoyer de Grégoire en faveur des biens-fonds territoriaux qui, mieux que des pensions toujours aléatoires,

55. Ibid., p. 8. Grégoire souligne ici les graves difficultés que connaissent à la fin du xviif* siècle les paysans lorrains : presque tous propriétaires, ils voient, en raison de la croissance démographique, leur exploitation se restreindre à chaque génération. Un accident atmosphérique, une mauvaise récolte les mettent à la merci des usuriers — les « accapareurs ».

56. Mémoire..., p. 19. Grégoire donne (p. 20-21) la liste d'une quinzaine de curés correspondants de la Société royale d'agriculture à qui l'économie rurale et pastorale est redevable d'un perfectionnement. Si l'on considère les lettres et mémoires adressés à l'Assemblée nationale, « aucune classe de Citoyens, dit-il, n'a fourni autant d'observations utiles que celle des Curés ».

248 R. TAVENEAUX ,

seraient en mesure d'assurer aux curés, outre la liberté spirituelle, la stabilité et l'indépendance à l'égard de l'État et de l'épiscopat 57.

L'échec.

Au premier regard, une telle proposition avait toute chance d'être accueillie favorablement par l'Assemblée, car Grégoire était alors au faîte de sa popularité. Son projet pouvait paraître d'autant plus fondé qu'il reposait sur un principe mis en œuvre dans l'élection aux États généraux : aux termes du règlement royal, tous les ecclésiastiques disposant d'un bénéfice séparé — évêques, abbés, curés... — avaient droit de suffrage direct, donc droit de siéger en personne aux assemblées de bailliage ; les autres clercs — chanoines, vicaires, membres d'une communauté monastique ou conventuelle — disposaient, non du droit de suffrage direct, mais de l'élection à deux degrés avec une représentativité très faible : un sur dix pour les chapitres, un sur vingt pour le bas-clergé non bénéficier. Cette innovation avait été voulue par le roi lui-même, désireux, disait-il, de « se rapprocher des besoins et des vœux de ses sujets, en appelant aux assemblées du clergé tous les bons et utiles pasteurs qui s'occupent de près et journellement de l'indigence et de l'assistance du peuple, et qui connaissent plus intimement ses maux et ses appréhensions » 58. Cette procédure qui avait assuré la prééminence des curés, paraissait donc répondre à une orientation politique voulue par la monarchie.

Très tôt, Grégoire avait formulé son projet, mais sans l'accompagner d'une argumentation solidement étayée. Au cours de la célèbre nuit du 4 août 1789, il avait demandé et obtenu la suppression de ce « monument de simonie » que sont les annates ; il avait admis, mais avec quelque réticence, « la suppression des dîmes » 59 et le 8 août, appuyé par Sieyès et Lanjuinais, il réclamait leur remplacement par une indemnité dont le capital, judicieusement placé, formerait la dotation du clergé. « Attachés à leurs propriétés, instruits de l'agriculture, les curés trouveront des moyens plus aisés d'économie, plus de facilités pour aider leurs paroissiens ». Un peu plus tard, lorsque le comité des dîmes propose de payer en argent le traitement des ecclésiastiques, il réclame une exception pour les curés : « L'intérêt des pauvres, des ministres, de la patrie, exige leur dotation en fonds territoriaux... Si vous pensionnez les curés, le peuple regardera la religion comme onéreuse..., les pauvres ne demandent pas d'argent mais du

57. Cf. Auguste Pouget, Les idées religieuses et réformatrices de l'évêque constitutionnel Grégoire, Paris, 1905, p. 90.

58. Règlement général du 24 janvier 1789 dans Armand Brette, Recueil de documents relatifs à la convocation des États généraux de 1789, Paris, 1894, t. I, p. 66-67.

59. Sur les particularités de la dîme en Lorraine : Jacques Bouveresse, « Contribution â l'étude de la dîme : la jurisprudence de Lorraine au xvme siècle», dans Annales de l'Est, 1981, p. 99-150.

L'ABBÉ GRÉGOIRE ET LA DÉMOCRATIE CLÉRICALE 249

pain » 60. Cette première démarche était demeurée sans écho ; il en alla de même d'une seconde, engagée quelques mois plus tard, en octobre, lors du débat sur le sort des biens du clergé. Ce silence témoignait déjà des sentiments de l'Assemblée ; aussi Grégoire se décida-t-il à une proposition clairement formulée et fondée sur une argumentation rigoureuse. C'est l'objet du Mémoire présenté d'abord à la Société royale d'agriculture au cours de sa séance de février 1790 61, et lu le 11 avril à l'Assemblée nationale. Ces pages, parfois décriées par les passions anticléricales ou des manœuvres politiques intéressées, s'imposent malgré quelques traces d'enflure verbale, par leur qualité d'expression, et leur logique persuasive : « Ce discours de Grégoire, remarque justement Augustin Gazier, est un des meilleurs qu'il ait fait ; il est calme, modéré, juste et, quoiqu'en ait dit Barère 62, aussi solide que brillant » 63.

Malgré sa vigueur dialectique et en dépit de circonstances apparemment favorables, la requête du curé d'Emberménil rencontra un accueil sans chaleur, voire hostile. La Société royale d'agriculture adopta une attitude déférente mais réservée ; elle loua l'auteur qui, disait-elle, « a présenté, avec la plus grande sagacité, toutes les considérations morales et politiques qui militent en faveur de son plan. Elles sont, poursuivait-elle, si multipliées et si bien enchaînées, qu'il est presque impossible de faire un extrait, sans omettre des choses importantes et sans les affaiblir » 64. Elle s'associait à la condamnation de la portion congrue qui, dans les pays où elle sévit, « est cause de l'état de langueur de l'agriculture et de l'ignorance des cultivateurs ». Elle remarquait prudemment que bien des raisons invoquées en faveur de la dotation demeuraient étrangères à ses propres travaux et ses finalités, qu'elle se cantonnerait donc dans les limites de sa compétence. Tout en reconnaissant « les avantages d'une propriété foncière et agricole dans la main des curés », elle en évoquait insidieusement les difficultés pratiques. « Un curé doit-il avoir en fonds de terre la totalité de sa dotation ? » Cette solution paraît difficilement réalisable : dans les pays de labourage, il faudrait « une forte charrue pour produire 1 200 livres » ^ ; dans ceux de vignobles le revenu est variable et aléatoire ; dans les régions arides, un vaste territoire serait nécessaire pour obtenir ce revenu net. La dotation totale en biens-fonds comporte donc de graves « inconvénients réels » auxquels s'ajoute le fait que certains curés, disposant d'une

60. Textes de Grégoire cités par L. Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire, 1789-1831, Nancy, 1884, p. 13. L'évêque de Nancy, La Fare, soutint la même thèse.

61. Cf. Y Extrait des registres de la Société royale d'agriculture, publié, avec un post- scriptum de Grégoire, à la suite du Mémoire sur la dotation..., p. 25-32.

62. Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841), député aux Etats généraux, puis à la Convention. Connu par son opportunisme politique et son éloquence pompeuse qui lui valut le surnom d' « Anacréon de la guillotine ».

63. Études d'histoire religieuse de la Révolution française..., Paris, 1887, p. 10 n. 64. Extrait des registres de la Société..., loc. cit., p. 25. 65. Entendons un attelage de six chevaux. Les 1 200 livres représentent la somme

minimale, « non compris le logement et le jardin en dépendant », allouée à chaque curé par le vote de la Constituante du 2 novembre 1789 (cf. Moniteur, t. II, p. 126, et J. Leflon, op. cit., p. 49).

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propriété « très ample », sont portés à l'affermer et s'éloignent ainsi « du but qu'il faut atteindre, l'emploi des lumières et de l'intelligence des hommes instruits pour les progrès de l'Agriculture ». Toutes ces conditions bien pesées, la Société opte pour la dotation « partiaire » ; elle ajoute que la réalisation de ce « grand projet » ne peut être confiée à l'Assemblée nationale, ses difficultés étant «trop grandes et trop variées» pour être surmontées par une loi. C'est aux municipalités à proposer les moyens d'accéder à cette dotation partiaire, « si désirable dans les lieux où les Curés n'ont point de fonds ruraux ». Ce vœu de la Société d'agriculture conduisait donc à une demie-mesure, parée il est vrai d'un déploiement impressionnant de considérations techniques, mais inspirée surtout par les dispositions politiques de l'Assemblée.

Celle-ci manifesta d'ailleurs à l'égard du Mémoire de Grégoire et malgré quelques témoignages de sympathie formelle, une hostilité beaucoup plus clairement affirmée. Elle avait reçu la motion de la Société d'agriculture : sur la proposition du curé d'Emberménil, on décida son impression et son « envoi dans le Royaume ». Dans quelle mesure ce texte fut-il effectivement diffusé ? Sans doute très parcimonieusement et aux seuls associés de la Société d'agriculture. Quelques députés, surtout des prêtres amis de Grégoire, soutinrent le projet : ainsi Gouttes ^ curé d'Argeliers dans l'Aude, Monel curé de Valdelancourt (Haute-Marne) ou Dillon, député du clergé de la sénéchaussée de Poitiers. Ce dernier formula même le vœu de voir les évêques dotés d'une « campagne avec les dépendances » ; la proposition fut soutenue par Grégoire lui-même car il était « juste, disait-il, d'assurer aux chefs de la Hiérarchie une fortune stable et assez étendue pour servir la générosité chrétienne et rehausser l'éclat de leur ministère ». D'autres orateurs dont Rangeard, archiprêtre d'Angers, tentèrent d'intervenir mais le droit leur en fut refusé et la discussion fut brutalement interrompue. L'opposition qui réunissait la majorité de l'Assemblée s'était exprimée par la bouche de Roederer, ancien conseiller au parlement de Metz et député de cette ville aux États généraux. Il développa cette idée qu'en donnant des biens-fonds aux curés, on les rivait à un groupe humain et à une terre, alors qu'ils devaient être des « magistrats », à tout instant disponibles et au service de la nation. Le 14 avril intervenait le décret repoussant la dotation aux curés, mais leur conservant provisoirement l'administration des biens dépendant de leurs bénéfices. Pourquoi provisoirement ? Grégoire s'en étonna : il convenait, lui fut-il répondu, de « ne pas blesser le principe constitutionnel » 67. C'était ériger en règle légale l'interdiction pour le clergé d'être doté de quelque propriété foncière. La

66. Jean-Louis Gouttes (1739-1794), ami et collaborateur de Turgot, fut élu député du clergé de la sénéchaussée de Béziers. Passionné comme Grégoire par les problèmes de l'agriculture, il se lia d'amitié avec lui et soutint la plupart de ses initiatives politiques. Évêque constitutionnel de Saône-et-Loire, il succéda à Talleyrand sur le siège d'Autun. Il mourut sur l'échafaud le 26 mars 1794.

67. Post-scriptum de Grégoire à l'extrait des registres de la Société royale d'agriculture, loc. cit., p. 31.

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proposition suggérée par la Société d'agriculture « de laisser aux municipalités le soin de pareilles créations s'avéra pareillement irréalisable tant les passions antireligieuses s'affirmaient avec une audace croissante jusque dans les moindres villages. Est-ce là, s'interroge-t-il une fois encore, « le prix décerné à ceux qui, dans l'espace de six mois, ont deux fois sauvé la France?1» C'est avec un sentiment de profonde amertume qu'il constate l'irrémédiable échec de son projet de biens-fonds presbytéraux. À ces curés, conclut-il, on vient de manifester « plus de rigueur que l'Angleterre même devenue protestante, qui excepta de la spoliation générale les terres destinées à la dotation de ses Ministres ».

Cette « rigueur » procédait d'une raison profonde : elle n'était pas la simple expression d'un anticléricalisme passionnel, mais l'application stricte d'un principe de philosophie politique. Le Chapelier, député du tiers de la sénéchaussée de Rennes, membre du comité de la Constitution, l'avait, dès octobre 1789, formulé d'un mot, bref mais lourd de sens, au cours de la discussion sur la sécularisation des biens ecclésiastiques : « Si le clergé demeure propriétaire, avait-il observé, il continuera à former un ordre dans la nation » 6B. Les constituants n'admettaient pas ce principe d'ancien régime : si la propriété était, à leurs yeux, un droit naturel, elle demeurait strictement individuelle et seuls en disposaient des citoyens tous égaux devant la loi ; elle n'était en aucun cas transposable à un corps social. Le curé devait, selon le mot de Mirabeau, être un « officier public », c'est-à-dire un salarié de l'État. Quant à Grégoire, il ne pardonna jamais à la Constituante cette décision inspirée, estimait-il, à la fois par l'ignorance et le fanatisme antichrétien. « Le délire de l'intolérance, écrira-t-il quinze ans plus tard, foula aux pieds ce projet ; de peur qu'il ne fût utile à la religion, à la morale, à l'indigence ; et par là fut tarie une foule d'instructions favorables à l'agriculture » 69.

Le curé d'Emberménil n'abandonna pas la cause de ses confrères, mais il renonça à la dotation en fonds territoriaux : le vote de la Constitution civile du clergé la rendait d'ailleurs irréalisable. Il s'attacha désormais à la promotion et au développement de l'agriculture, source essentielle à ses yeux de l'équilibre économique et de l'épanouissement de la vie chrétienne 70. Ses interventions, en ce domaine, dont la fréquence et la force de conviction demeurèrent constantes jusqu'à la fin de sa vie, s'ordonnent autour de trois grands thèmes : la formation des agriculteurs,

68. J. Leflon, op. cit., p. 49. • 69. Essai historique sur l'état de l'agriculture en Europe au XVIe siècle, Paris, an XII, p. 8. Il en parle en termes semblables dans ses Mémoires. On remarquera à ce propos les jugements sévères de Grégoire — pas toujours partagés par son biographe, H. Carnot, cf. t. I, p. 8 — sur la Constituante et la Convention dont il dénonce à plusieurs reprises le fanatisme, l'intolérance et l'étroitesse des vues (cf. en particulier, t. I, p. 425-427 ; t. II, p. 53 sq.).

70. Dans Europe d'août-septembre 1956, p. 95-99 (« Grégoire et l'agriculture »), Denis R. Bergmann présente le tableau des actions ou des initiatives de Grégoire en faveur de l'agriculture, mais en s'attachant strictement aux aspects économiques et techniques, à l'exclusion des valeurs spirituelles et morales de la vie aux champs, essentielles aux yeux du curé d'Emberménil. Voir aussi Jean Tild, op. cit., p. 47-48 et 50.

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la rénovation des techniques agraires, les problèmes du marché des grains. Il comprit la nécessité d'une éducation professionnelle ; celle-ci pouvait se réaliser de deux manières : empiriquement, grâce aux directives d'un « conseiller » local — en fait le curé, c'est la méthode préconisée par le projet de dotations en biens-fonds — ou par l'enseignement — c'est l'objet du projet d'Établissement de maisons d'économie rurale, présenté à la Convention le 16 brumaire an II (6 novembre 1793) 71. Le décret fut voté par l'Assemblée mais ne reçut pas même un début d'exécution. Il comprit pareillement la nécessité de rénover les méthodes d'exploitation et préconisa en particulier : l'assèchement des marais, la sélection des espèces animales et végétales, la réduction de la jachère au profit des fourrages artificiels 72. En matière d'économie agricole, il eut, à la différence de la plupart de ses contemporains, le mérite de s'intéresser plus qu'au ravitaillement des villes en grains, à la production dont il ne cessait d'encourager le développement 73. « Le monde, disait-il, pourrait nourrir dix fois plus d'habitants ». Il eut, en cette matière, une vision planétaire des problèmes. Mais l'intérêt que Grégoire porte à l'agriculture ne se limite ni aux techniques ni à l'économie : le travail de la terre est à ses yeux source de paix, d'élévation morale et spirituelle ; grâce à lui, l'homme « agrandit le domaine de ses jouissances, et recule, pour ainsi dire, les bornes de la création ». Son Essai historique sur l'état de l'agriculture en Europe au seizième siècle, écrit à la demande de la Société d'agriculture du département de la Seine et publié dans la nouvelle édition du Théâtre de l'agriculture et mesnage des champs d'Olivier de Serres, s'achève sur une envolée aux accents lyriques :

La main du Créateur embellit le séjour de l'homme des champs ; autour de lui elle sema les plaisirs honnêtes, pour le détourner de ceux qui ne sont pas avoués par la morale. L'agriculture, la profession la plus ancienne, la plus durable, la plus nécessaire, est encore celle qui trompe le moins les espérance de quiconque s'y livre ; unie à la vertu, elle est, pour l'individu comme pour les Nations, un moyen de bonheur et d'indépendance 74.

* *

71. À la Convention, il proposa d'établir une maison modèle d'économie rurale ; il obtint une somme de 150 000 francs pour la création de jardins botaniques. Il réclama les honneurs du Panthéon pour Olivier de Serres, l'auteur du Théâtre de l'agriculture. « Quel moment sublime, disait-il, que celui où les représentants du peuple français porteront en triomphe la statue d'un laboureur au Panthéon ! », L. Séché, Les derniers jansénistes, t. I, Paris, 1891, p. 143.

72. Mémoires, t. I, p. 46. 73. « II a, note justement Denis R. Bergmann (op. cit., p. 99), des vues presque

prophétiques sur le problème mondial de l'alimentation ». Sur ce problème voir aussi P. Boischot, « Un précurseur de la recherche agronomique, l'abbé Henri Grégoire (1750- 1831) », dans Bulletin de l'Association française d'études du sol, 1966, n° 12, p. 336-344.

74. Essai historique..., Paris, an XII, p. 85. Grégoire accordait un grand intérêt à cette publication (Mémoires, t. I, p. 564) qui, dans l'immédiat, ne connut pas la faveur escomptée parce que, estime l'auteur, « le républicanisme y est à pleines mains ».

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L'affaire de la dotation des curés en fonds territoriaux, outre sa portée sociale, constitue à bien des titres un révélateur idéologique. Elle marque une étape importante dans l'histoire de la Révolution naissante. Il apparaissait clairement que la Constituante entendait rompre, sans esprit de retour, avec une société d'ordres établie sur le bénéfice foncier, c'est-à-dire la terre : à ce qu'elle tenait pour une caste, jalouse de ses « libertés » et en même temps indépendante à l'égard de l'État, elle voulait substituer un clergé « pensionné » dans la stricte dépendance de la nation. Ce choix délibéré, associé à l'irruption d'un anticléricalisme passionnel, donne la mesure de l'évolution idéologique et politique de l'Assemblée et du pays tout entier entre le début de 1789 et les premiers mois de 1790.

Pareillement s'éclaire la personnalité de Grégoire, souvent présenté comme un serviteur inconditionnel de la cause révolutionnaire. Ses engagements politiques furent en fait beaucoup plus nuancés : doctrinaire dans ses proclamations préparatoires aux États généraux, il acquit au commerce du pouvoir le sens de la mesure et une perception pragmatique des réalités sociales. Déjà, en février 1790, au cours des débats préparatoires à l'anéantissement de l'Église régulière, il s'était élevé avec vigueur contre la suppression systématique des ordres religieux, rappelant en particulier l'œuvre éminente des bénédictins dans tous les domaines de la vie intellectuelle 75. La volonté de doter les curés en biens-fonds procède des mêmes perspectives : elle résulte d'une réflexion de Grégoire sur les problèmes de son temps. On y retrouve surtout les matériaux d'une ecclésiologie nés d'une longue expérience de vie dans le milieu rural où il était né et dont il connaissait les replis les plus intimes. Il aima passionnément les petites communautés vouées aux travaux des champs 76. Ses années à Emberménil furent, comme il se plut à le proclamer jusqu'à son dernier jour, le temps le plus heureux de son existence. Il a été dit combien cette pastorale du curé de village guide de ses ouailles au spirituel comme au temporel, matériellement indépendant grâce à son bénéfice, grâce aussi à la pratique du « bouvrot » et du « nourry », rejoignait une longue tradition lorraine incarnée au siècle précédent, par saint Pierre Fourier. S'y ajoutaient cependant des influences nouvelles : 1' « agromanie », propre au siècle des Lumières, avec laquelle se conjuguent les premières notes du romantisme, sensibles dans la lettre du 4 août 1791 à ses anciens paroissiens, et plus tard, avec un relief accru, dans les Ruines de Port-Royal 77. Cet amour de la

75. Grégoire eut toujours une grande admiration pour les bénédictins : elle s'explique par le fait que les monastères, vannistes ou mauristes, de l'ancienne France furent des foyers de recherche historique et surtout de théologie positive. Il tenait en particulier en très haute estime l'œuvre de dom Calmet, cf. R. Taveneaux, Le jansénisme en Lorraine, 1640-1789, Paris, 1960, p. 716 et n. 57 ; et L. Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire, I, 1750-1789, Nancy, 1873, p. 57.

76. Le type idéal du curé évoqué par Grégoire est toujours le pasteur de communautés rurales, jamais celui de paroisses urbaines.

77. lre édition, Paris, 1801, 40 p. ; 2e édit. très augmentée, Paris, 1809, 177 p.

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nature, de la vie au village, l'attachement à une existence simple et patriarcale dans le silence et la paix des champs ne sont pas seulement l'expression de l'affectivité du siècle : ils portent aussi l'empreinte du jansénisme à plusieurs moments de son histoire. Grégoire fut-il janséniste ? Question souvent formulée, fréquemment résolue de façon unilatérale mais dont la réponse implique en fait de multiples nuances d'ordre théologique, psychologique, moral et même politique : le curé d'Emberménil fut certes l'un des hérauts de ce jansénisme mêlé de richérisme, alors très répandu dans le clergé lorrain 78. Mais sa participation au mouvement dépasse le fait global de mentalité et relève d'une adhésion plus personnelle : doctrinaire de tempérament, il se plaça, dès sa prime jeunesse, dans le sillage de maîtres spirituels méthodiquement choisis. Il n'avait, contrairement à une idée reçue et souvent exprimée, aucune sympathie pour la philosophie des Lumières et détesta toujours Bayle, Voltaire, Diderot, Condorcet et Saint-Lambert 79. Ses maîtres à penser étaient, outre saint Paul et les Pères de l'Eglise, Pascal, Saint-Cyran, Arnauld, Bossuet, Nicole et deux prêtres de son siècle, dom Calmet et Duguet 80. À ce patrimoine spirituel son adhésion fut d'ailleurs moins d'ordre théologique ou doctrinal 81 que moral et dévotionnel : du Port-Royal cyranien, il aimait l'austérité joyeuse et la simplicité patriarcale d'un monastère qui se voulait une réplique au faste de la cour, celle de Paris et plus tard celle de Versailles. Cette volonté de dépouillement est présente à chaque page du Mémoire sur la dotation des curés ; elle se retrouve dans la plupart de ses œuvres, en particulier dans les Ruines de Port-Royal. Plus forte encore s'affirme chez Grégoire l'influence de la pensée de Duguet œ : ami d'Arnauld et de Quesnel, proche de l'École

78. R. Taveneaux, Le jansénisme en Lorraine, passim et spécialement Livre IV, p. 625-724. Il est significatif que dans ses différents ouvrages, spécialement dans l'édition des Mémoires, H. Carnot, biographe de Grégoire, le qualifie indifféremment de « prélat janséniste » ou de « prélat républicain ». L'assimilation n'est pas simplement verbale : Grégoire fait partie de ces jansénistes portés à transposer dans la société civile les thèses d'Edmond Richer.

79. L. Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire, I, 1750-1789, Nancy, 1873, p. 40-44. Ces appréciations se fondent sur des textes de Grégoire, et en aucun cas sur des jugements de valeur propres à Maggiolo. Les orientations de pensée de Grégoire nous sont connues à la fois par ses œuvres, imprimées et manuscrites, et par le catalogue de sa bibliothèque, Bibliothèque de la Société des amis de Port-Royal, Fonds Grégoire, res. 254. Il convient de se référer également à la masse énorme (près de 7 000 titres) des brochures qu'il a rassemblées et dont beaucoup sont aujourd'hui d'une extrême rareté. Voir à ce sujet A. Gazier, Etudes d'histoire religieuse de la Révolution française, p. 3.

80. L. Maggiolo, op. supr. cit., p. 83-84. Grégoire fut en particulier très marqué par V Exposition de la foi catholique de Bossuet ; mais son admiration pour cet ouvrage et son auteur déclineront, à mesure que s'affirmeront ses convictions républicaines.

81. L'aspect théologique ne doit pas cependant être minimisé à l'excès. L'œuvre de Grégoire en son entier est marquée d'une réprobation constante à l'égard du semi- pélagianisme (cf., par exemple Ruines de Port-Royal, 2e édit., p. 156 et Histoire des sectes religieuses... Paris, 1814, t. II, p. 29 sq.). Il était par ailleurs très proche des jansénistes dans leurs options spirituelles, cf. à ce propos son Histoire critique des dévotions nouvelles au Sacré-Cœur de Jésus et au cœur de Marie, Rome-Paris, 1807.

82. Sur Jacques-Joseph Duguet (1649-1733), cf. René Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, 1965, p. 28-29, 100-121, 231-232 (tables, bibliographie).

Par quelles raisons s'explique cette grande admiration de Grégoire à l'égard de Duguet ?

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française de spiritualité, créateur du journalisme janséniste, il fut l'un des rares disciples de Port-Royal à traiter de politique, d'économie et spécialement de l'ordre chrétien du monde et de la morale du pouvoir, problèmes qui, plus que tous autres, avaient les faveurs de Grégoire. Son Institution d'un prince, écrite en 1699 et publiée à Leyde en 1739, exalte les bienfaits de l'agriculture, préconise la généralisation de la propriété paysanne mais de la petite propriété, car « lorsque les gens de la campagne ne sont pas dans leur bien, et qu'ils y sont simplement à gage, ou fermiers, ils n'y donnent qu'une partie de leurs soins et travaillent même à regret ». La terre, source de tous les biens, n'offre pas seulement l'activité la plus rentable, elle est aussi la plus bénéfique à la santé de l'âme puisqu'elle fut pratiquée par le premier « homme « encore fidèle » pour devenir, après la faute, la rançon imposée par Dieu. Le capitalisme industriel et commercial, au contraire, en favorisant l'hégémonie de l'argent, conduit à l'immoralité et à l'extension du prolétariat. Ce « bucolisme chrétien », volontiers moralisant, méfiant à l'égard du colbertisme, admirateur des sociétés patriarcales et stables, se retrouve, exprimé en termes souvent semblables, parfois identiques, dans la pensée et l'œuvre de Grégoire. Sans doute est-il pareillement redevable à Duguet du figurisme83 qui s'affirme, de façon explicite ou sous-jacente, dans plusieurs de ses livres M et leur confère leur accent prophétique.

Associé à une tradition lorraine établie de longue date, l'héritage du XVIIe siècle — au premier chef celui de Port-Royal — marque donc d'une empreinte profonde la pensée de Grégoire. Fut-il plus réformiste que révolutionnaire ? artisan de la continuité plus que de la rupture ? désireux de promouvoir une société d'ordres régénérée par l'esprit « démocratique » ?

Certaines sont de caractère circonstanciel : dom Calmet que Grégoire vénérait profondément était, lors de son séjour parisien aux Blancs-Manteaux, entré dans l'intimité de Duguet qui le guida dans l'édition du Commentaire littéral sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, Paris, 1707-1716, 26 vol. (cf. R. Taveneaux, Le jansénisme en Lorraine, p. 526-527 et n.). D'autres raisons sont de nature plus foncière : Grégoire était sensible aux grandes visions théologiques planétaires de Duguet qui répondaient à son propre tempérament. Et surtout Duguet était de cette famille janséniste œuvrant pour l'union de l'augustinisme et du thomisme, c'est-à-dire pour une tendance conciliant la toute-puissance de Dieu et la liberté de l'homme (R. Taveneaux, op. supr. cit., p. 423 et n.) : un tel rapprochement était conforme aux options morales de Grégoire.

83. Le figurisme est une interprétation de l'Écriture fondée sur la multiplicité des sens du texte sacré : au delà de la signification littérale, on discerne plusieurs sens figuratifs permettant de retrouver dans les deux Testaments les grands épisodes de la vie de l'Eglise et même d'expliquer sa situation présente. Le figurisme constitue donc une théologie de l'histoire. Il a connu un développement exceptionnel pendant la longue « querelle de l' Unigenitus » ; ses principaux représentants furent l'abbé d'Etemare et Duguet : ce dernier est l'auteur des Règles pour l'intelligence des saintes Écritures, Paris, 1716.

84. En particulier dans V Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, Metz, 1789 ; et aussi, quoique dans une moindre mesure, dans les Réflexions sur « l'exposition des prédictions et des promesses faites à l'Église pour les derniers temps de la gentilitépar le P. Lambert », s. 1. n. d. [1806 ?].

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Questions délicates, peu propres à susciter des réponses catégoriques ou globales, mais qui placent dans une problématique renouvelée la personnalité riche et complexe du curé d'Emberménil.

René Taveneaux.