René Guenon, L'Homme Et Son Devenir Selon Le Vedanta

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  • LHOMME ET SON DEVENIR SELON

    LE VDNTA

    Ren Gunon

  • Avant-propos

    plusieurs reprises, dans nos prcdents ouvrages, nous avons annonc notre intention de donner une srie dtudes dans lesquelles nous pourrions, suivant les cas, soit exposer directement certains aspects des doctrines mtaphysiques de lOrient, soit adapter ces mmes doctrines de la faon qui nous paratrait la plus intelligible et la plus profitable, mais en restant toujours strictement fidle leur esprit. Le prsent travail constitue la premire de ces tudes : nous y prenons comme point de vue central celui des doctrines hindoues, pour des raisons que nous avons eu dj loccasion dindiquer, et plus particulirement celui du Vdnta, qui est la branche la plus purement mtaphysique de ces doctrines ; mais il doit tre bien entendu que cela ne nous empchera point de faire, toutes les fois quil y aura lieu, des rapprochements et des comparaisons avec dautres thories, quelle quen soit la provenance, et que, notamment, nous ferons aussi appel aux enseignements des autres branches orthodoxes de la doctrine hindoue dans la mesure o ils viennent, sur certains points, prciser o complter ceux du Vdnta. On serait dautant moins fond nous reprocher cette manire de procder que nos intentions ne sont nullement celles dun historien : nous tenons redire encore expressment, ce propos, que nous voulons faire uvre de comprhension, et non drudition, et que cest la vrit des ides qui nous intresse exclusivement. Si donc nous avons jug bon de donner ici des rfrences prcises, cest pour des motifs qui nont rien de commun avec les proccupations spciales des orientalistes ; nous avons seulement voulu montrer par l que nous ninventons rien, que les ides que nous exposons ont bien une source traditionnelle, et fournir en mme temps le moyen, ceux qui en seraient capables, de se reporter aux textes dans lesquels ils pourraient trouver des indications complmentaires, car il va sans dire que nous navons pas la prtention de faire un expos absolument complet, mme sur un point dtermin de la doctrine.

    Quant prsenter un expos densemble, cest ici une chose tout fait impossible : ou ce serait un travail interminable, ou il devrait tre mis sous une forme tellement synthtique quil serait parfaitement incomprhensible pour des esprits occidentaux. De plus, il serait bien difficile dviter, dans un ouvrage de ce genre, lapparence dune systmatisation qui est incompatible avec les caractres les plus essentiels des doctrines mtaphysiques ; ce ne serait sans doute quune apparence, mais ce nen serait pas moins invitablement une cause derreurs extrmement graves, dautant plus que les Occidentaux, en raison de leurs habitudes mentales, ne sont que trop ports voir des systmes l mme o il ne saurait y en avoir. Il importe de ne pas donner le moindre prtexte ces assimilations injustifies dont les orientalistes sont coutumiers ; et mieux vaudrait sabstenir dexposer une doctrine que de contribuer la dnaturer, ne ft-ce que par simple maladresse. Mais il y a heureusement un moyen dchapper linconvnient que nous venons de signaler : cest de ne traiter, dans un mme expos, quun point ou un aspect plus ou moins dfini de la doctrine, sauf prendre ensuite dautres points pour en faire lobjet

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  • dautant dtudes distinctes. Dailleurs, ces tudes ne risqueront jamais de devenir ce que les rudits et les spcialistes appellent des monographies , car les principes fondamentaux ny seront jamais perdus de vue, et les points secondaires eux-mmes ny devront apparatre que comme des applications directes ou indirectes de ces principes dont tout drive : dans lordre mtaphysique, qui se rfre au domaine de lUniversel, il ne saurait y avoir la moindre place pour la spcialisation .

    On doit comprendre maintenant pourquoi nous ne prenons comme objet propre de la prsente tude que ce qui concerne la nature et la constitution de ltre humain : pour rendre intelligible ce que nous avons en dire, nous devrons forcment aborder dautres points, qui, premire vue, peuvent sembler trangers cette question, mais cest toujours par rapport celle-ci que nous les envisagerons. Les principes ont, en soi, une porte qui dpasse immensment toute application quon en peut faire ; mais il nen est pas moins lgitime de les exposer, dans la mesure o on le peut, propos de telle ou telle application, et cest mme l un procd qui a bien des avantages divers gards. Dautre part, ce nest quen tant quon la rattache aux principes quune question, quelle quelle soit, est traite mtaphysiquement ; cest ce quil ne faut jamais oublier si lon veut faire de la mtaphysique vritable, et non de la pseudo-mtaphysique la manire des philosophes modernes.

    Si nous avons pris le parti dexposer en premier lieu les questions relatives ltre humain, ce nest pas quelles aient, du point de vue purement mtaphysique, une importance exceptionnelle, car, ce point de vue tant essentiellement dgag de toutes les contingences, le cas de lhomme ny apparat jamais comme un cas privilgi ; mais nous dbutons par l parce que ces questions se sont dj poses au cours de nos prcdents travaux, qui ncessitaient cet gard un complment quon trouvera dans celui-ci. Lordre que nous adopterons pour les tudes qui viendront ensuite dpendra galement des circonstances et sera, dans une large mesure, dtermin par des considrations dopportunit ; nous croyons utile de le dire ds maintenant, afin que personne ne soit tent dy voir une sorte dordre hirarchique, soit quant limportance des questions, soit quant leur dpendance ; ce serait nous prter une intention que nous navons point, mais nous ne savons que trop combien de telles mprises se produisent facilement, et cest pourquoi nous nous appliquerons les prvenir chaque fois que la chose sera en notre pouvoir.

    Il est encore un point qui nous importe trop pour que nous le passions sous silence dans ces observations prliminaires, point sur lequel, cependant, nous pensions tout dabord nous tre suffisamment expliqu en de prcdentes occasions ; mais nous nous sommes aperu que tous ne lavaient pas compris ; il faut donc y insister davantage. Ce point est celui-ci : la connaissance vritable, que nous avons exclusivement en vue, na que fort peu de rapports si mme elle en a, avec le savoir profane ; les tudes qui constituent ce dernier ne sont aucun degr ni aucun titre une prparation, mme lointaine, pour aborder la Science sacre , et parfois mme elles sont au contraire un obstacle, en raison de la dformation mentale souvent irrmdiable qui est la consquence la plus ordinaire dune certaine ducation. Pour des doctrines comme celles que nous exposons, une tude entreprise de lextrieur ne serait daucun profit ; il ne sagit pas dhistoire, nous lavons dj dit, et il ne sagit pas davantage de philologie ou de littrature ; et nous ajouterons

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  • encore, au risque de nous rpter dune faon que certains trouveront peut-tre fastidieuse, quil ne sagit pas, non plus de philosophie. Toutes ces choses, en effet, font galement partie de ce savoir que nous qualifions, de profane ou d extrieur , non par mpris, mais parce quil nest que cela en ralit ; nous estimons navoir pas ici nous proccuper de plaire aux uns ou de dplaire aux autres, mais bien de dire ce qui est et dattribuer chaque chose le nom et le rang qui lui conviennent normalement. Ce nest pas parce que la Science sacre a t odieusement caricature, dans lOccident moderne, par des imposteurs plus ou moins conscients, quil faut sabstenir den parler et paratre, sinon la nier, du moins lignorer ; bien au contraire, nous affirmons hautement, non seulement quelle existe, mais que cest delle seule que nous entendons nous occuper. Ceux qui voudront bien se reporter ce que nous avons dit ailleurs des extravagances des occultistes et des thosophistes comprendront immdiatement que ce dont il sagit est tout autre chose, et que ces gens ne peuvent, eux aussi, tre nos yeux que de simples profanes , et mme des profanes qui aggravent singulirement leur cas en cherchant se faire passer pour ce quils ne sont point, ce qui est dailleurs une des principales raisons pour lesquelles nous jugeons ncessaire de montrer linanit de leurs prtendues doctrines chaque fois que loccasion sen prsente nous.

    Ce que nous venons de dire doit aussi faire comprendre que les doctrines dont nous nous proposons de parler se refusent, par leur nature mme, toute tentative de vulgarisation ; il serait ridicule de vouloir mettre la porte de tout le monde , comme on dit si souvent notre poque, des conceptions qui ne peuvent tre destines qu une lite, et chercher le faire serait le plus sr moyen de les dformer. Nous avons expliqu ailleurs ce que nous entendons par llite intellectuelle, quel sera son rle si elle parvient un jour se constituer en Occident, et comment ltude relle et profonde des doctrines orientales est indispensable pour prparer sa formation. Cest en vue de ce travail dont les rsultats ne se feront sans doute sentir qu longue chance, que nous croyons devoir exposer certaines ides pour ceux qui sont capables de se les assimiler, sans jamais leur faire subir aucune de ces modifications et de ces simplifications qui sont le fait de vulgarisateurs , et qui iraient directement lencontre du but que nous nous proposons. En effet, ce nest pas la doctrine de sabaisser et de se restreindre la mesure de lentendement born du vulgaire ; cest ceux qui le peuvent de slever la comprhension de la doctrine dans sa puret intgrale, et ce nest que de cette faon que peut se former une lite intellectuelle vritable. Parmi ceux qui reoivent un mme enseignement, chacun le comprend et se lassimile plus ou moins compltement, plus ou moins profondment, suivant ltendue de ses propres possibilits intellectuelles ; et cest ainsi que sopre tout naturellement la slection sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie hirarchie. Nous avions dj dit ces choses, mais il tait ncessaire de les rappeler avant dentreprendre un expos proprement doctrinal ; et il est dautant moins inutile de les rpter avec insistance quelles sont plus trangres la mentalit occidentale actuelle.

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  • Chapitre premier

    Gnralits sur le Vdnta

    Le Vdnta, contrairement aux opinions qui ont cours le plus gnralement parmi les orientalistes, nest ni une philosophie, ni une religion, ni quelque chose qui participe plus ou moins de lune et de lautre. Cest une erreur des plus graves que de vouloir considrer cette doctrine sous de tels aspects, et cest se condamner davance ny rien comprendre ; cest l, en effet, se montrer compltement tranger la vraie nature de la pense orientale, dont les modes sont tout autres que ceux de la pense occidentale et ne se laissent pas enfermer dans les mmes cadres. Nous avons dj expliqu dans un prcdent ouvrage que la religion, si lon veut garder ce mot son sens propre, est chose tout occidentale ; on ne peut appliquer le mme terme des doctrines orientales sans en tendre abusivement la signification, tel point quil devient alors tout fait impossible den donner une dfinition tant soit peu prcise. Quant la philosophie, elle reprsente aussi un point de vue exclusivement occidental, et dailleurs beaucoup plus extrieur que le point de vue religieux, donc plus loign encore de ce dont il sagit prsentement ; cest, comme nous le disions plus haut, un genre de connaissance essentiellement profane (1), mme quand il nest pas purement illusoire, et, surtout quand nous considrons ce quest la philosophie dans les temps modernes, nous ne pouvons nous empcher de penser que son absence dans une civilisation na rien de particulirement regrettable. Dans un livre rcent, un orientaliste affirmait que la philosophie est partout la philosophie , ce qui ouvre la porte toutes les assimilations, y compris celles contre lesquelles lui-mme protestait trs justement par ailleurs ; ce que nous contestons prcisment, cest quil y ait de la philosophie partout ; et nous nous refusons prendre pour la pense universelle , suivant lexpression du mme auteur, ce qui nest en ralit quune modalit de pense extrmement spciale. Un autre historien des doctrines orientales, tout en reconnaissant en principe linsuffisance et linexactitude des tiquettes occidentales quon prtend imposer celles-ci, dclarait quil ne voyait malgr tout aucun moyen de sen passer, et en faisait aussi largement usage que nimporte lequel de ses prdcesseurs ; la chose nous a paru dautant plus tonnante que, en ce qui nous concerne, nous navons jamais prouv le moindre besoin de faire appel cette terminologie philosophique, qui, mme si elle ntait pas applique mal propos comme elle lest toujours en pareil cas, aurait encore linconvnient dtre assez rebutante et inutilement complique. Mais nous ne voulons pas entrer ici dans les discussions auxquelles tout cela pourrait donner lieu ; nous tenions seulement

    1 Il ny aurait dexception faire que pour un sens trs particulier celui de philosophie hermtique ; il va sans

    dire que ce nest pas ce sens, dailleurs peu prs ignor des modernes, que nous avons en vue prsentement.

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  • montrer, par ces exemples, combien il est difficile certains de sortir des cadres classiques o leur ducation occidentale a enferm leur pense ds lorigine.

    Pour en revenir au Vdnta, nous dirons quil faut, en ralit, y voir une doctrine purement mtaphysique, ouverte sur des possibilits de conception vritablement illimites, et qui, comme telle, ne saurait aucunement saccommoder des bornes plus ou moins troites dun systme quelconque. Il y a donc sous ce rapport, et sans mme aller plus loin, une diffrence profonde et irrductible, une diffrence de principe avec tout ce que les Europens dsignent sous le nom de philosophie. En effet, lambition avoue de toutes les conceptions philosophiques, surtout chez les modernes, qui poussent lextrme la tendance individualiste et la recherche de loriginalit tout prix qui en est la consquence, cest prcisment de se constituer en des systmes dfinis, achevs, cest--dire essentiellement relatifs et limits de toutes parts ; au fond, un systme nest pas autre chose quune conception ferme, dont les bornes plus ou moins troites sont naturellement dtermines par l horizon mental de son auteur. Or toute systmatisation est absolument impossible pour la mtaphysique pure, au regard de laquelle tout ce qui est de lordre individuel est vritablement inexistant, et qui est entirement dgage de toutes les relativits, de toutes les contingences philosophiques ou autres ; il en est ncessairement ainsi, parce que la mtaphysique est essentiellement la connaissance de lUniversel, et quune telle connaissance ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule, si comprhensive quelle puisse tre.

    Les diverses conceptions mtaphysiques et cosmologiques de lInde ne sont pas, rigoureusement parler, des doctrines diffrentes, mais seulement des dveloppements, suivant certains points de vue et dans des directions varies, mais nullement incompatibles, dune doctrine unique. Dailleurs, le mot sanskrit darshana, qui dsigne chacune de ces conceptions, signifie proprement vue ou point de vue , car la racine verbale drish, dont il est driv, a comme sens principal celui de voir ; il ne peut aucunement signifier systme , et, si les orientalistes lui donnent cette acception, ce nest que par leffet de ces habitudes occidentales qui les induisent chaque instant en de fausses assimilations : ne voyant partout que de la philosophie, il est tout naturel quils voient aussi des systmes partout.

    La doctrine unique laquelle nous venons de faire allusion constitue essentiellement le Vda, cest--dire la Science sacre et traditionnelle par excellence, car tel est exactement le sens propre de ce terme (1) : cest le principe et le fondement commun de toutes les branches plus ou moins secondaires et drives, qui sont ces conceptions diverses dont certains ont fait tort autant de systmes rivaux et opposs. En ralit, ces conceptions, tant quelles sont daccord avec leur principe, ne peuvent videmment se contredire entre elles, et elles ne font au contraire que se complter et sclairer mutuellement ; il ne faut pas voir dans cette affirmation lexpression dun syncrtisme plus ou moins artificiel et tardif, car la doctrine tout entire doit tre considre comme contenue synthtiquement dans le Vda, et cela ds lorigine. La 1 La racine vid, do drivent Vda et vidy, signifie la fois voir (en latin videre) et savoir (comme dans le

    grec ) ; la vue est prise comme symbole de la connaissance, dont elle est linstrument principal dans lordre sensible ; et ce symbolisme est transport jusque dans lordre intellectuel pur, o la connaissance est compare une vue intrieure , ainsi que lindique lemploi de mots comme celui d intuition par exemple.

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  • tradition, dans son intgralit, forme un ensemble parfaitement cohrent, ce qui ne veut point dire systmatique ; et, comme tous les points de vue quelle comporte peuvent tre envisags simultanment aussi bien que successivement, il est sans intrt vritable de rechercher lordre historique dans lequel ils ont pu se dvelopper en fait et tre rendus explicites, mme si lon admet que lexistence dune transmission orale, qui a pu se poursuivre pendant une priode dune longueur indtermine, ne rend pas parfaitement illusoire la solution quon apportera une question de ce genre. Si lexposition peut, suivant les poques, se modifier jusqu un certain point dans sa forme extrieure pour sadapter aux circonstances, il nen est pas moins vrai que le fond reste toujours rigoureusement le mme, et que ces modifications extrieures natteignent et naffectent en rien lessence de la doctrine.

    Laccord dune conception dordre quelconque avec le principe fondamental de la tradition est la condition ncessaire et suffisante de son orthodoxie, laquelle ne doit nullement tre conue en mode religieux ; il faut insister sur ce point pour viter toute erreur dinterprtation, parce que, en Occident, il nest gnralement question dorthodoxie quau seul point de vue religieux. En ce qui concerne la mtaphysique et tout ce qui en procde plus ou moins directement, lhtrodoxie dune conception nest pas autre chose, au fond, que sa fausset, rsultant de son dsaccord avec les principes essentiels ; comme ceux-ci sont contenus dans le Vda, il en rsulte que cest laccord avec le Vda qui est le critrium de lorthodoxie. Lhtrodoxie commence donc l o commence la contradiction, volontaire ou involontaire, avec le Vda ; elle est une dviation, une altration plus ou moins profonde de la doctrine, dviation qui, dailleurs, ne se produit gnralement que dans des coles assez restreintes, et qui peut ne porter que sur des points particuliers, parfois dimportance trs secondaire, dautant plus que la puissance qui est inhrente la tradition a pour effet de limiter ltendue et la porte des erreurs individuelles, dliminer celles qui dpassent certaines bornes, et, en tout cas, de les empcher de se rpandre et dacqurir une autorit vritable. L mme o une cole partiellement htrodoxe est devenue, dans une certaine mesure, reprsentative dun darshana, comme lcole atomiste pour le Vaishshika, cela ne porte pas atteinte la lgitimit de ce darshana en lui-mme, et il suffit de le ramener ce quil a de vraiment essentiel pour demeurer dans lorthodoxie. cet gard, nous ne pouvons mieux faire que de citer, titre dindication gnrale, ce passage du Snkhya-Pravachana-Bhshya de Vijnna-Bhikshu : Dans la doctrine de Kanda (le Vaishshika) et dans le Snkhya (de Kapila), la partie qui est contraire au Vda doit tre rejete par ceux qui adhrent strictement la tradition orthodoxe ; dans la doctrine de Jaimini et celle de Vysa (les deux Mmnss), il nest rien qui ne saccorde avec les critures (considres comme la base de cette tradition) .

    Le nom de Mmns, driv de la racine verbale man penser , la forme itrative, indique ltude rflchie de la Science sacre : cest le fruit intellectuel de la mditation du Vda. La premire Mmns (Prva-Mmns) est attribue Jaimini ; mais nous devons rappeler ce propos que les noms qui sont ainsi attachs la formulation des divers darshanas ne peuvent aucunement tre rapports des individualits prcises : ils sont employs symboliquement pour dsigner de vritables agrgats intellectuels , constitus en ralit par tous ceux qui se livrrent

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  • une mme tude au cours dune priode dont la dure nest pas moins indtermine que lorigine. La premire Mmns est appele aussi Karma-Mmns ou Mmns pratique, cest--dire concernant les actes, et plus particulirement laccomplissement des rites ; le mot karma, en effet, a un double sens : au sens gnral, cest laction sous toutes ses formes ; au sens spcial et technique, cest laction rituelle, telle quelle est prescrite par le Vda. Cette Mmns pratique a pour but, comme le dit le commentateur Somantha, de dterminer dune faon exacte et prcise le sens des critures , mais surtout en tant que celles-ci renferment des prceptes, et non sous le rapport de la connaissance pure ou jnna, laquelle est souvent mise en opposition avec karma, ce qui correspond prcisment la distinction des deux Mmnss.

    La seconde Mmns (Uttara-Mmns) est attribue Vysa, cest--dire l entit collective qui mit en ordre et fixa dfinitivement les textes traditionnels constituant le Vda mme ; et cette attribution est particulirement significative, car il est ais de voir quil sagit ici, non dun personnage historique ou lgendaire, mais bien dune vritable fonction intellectuelle , qui est mme ce quon pourrait appeler une fonction permanente, puisque Vysa est dsign comme lun des sept Chirajvis, littralement tres dous de longvit , dont lexistence nest point limite une poque dtermine (1). Pour caractriser la seconde Mmns par rapport la premire, on peut la regarder comme la Mmns de lordre purement intellectuel et contemplatif ; nous ne pouvons dire Mmns thorique, par symtrie avec la Mmns pratique, parce que cette dnomination prterait une quivoque. En effet, si le mot thorie est bien, tymologiquement, synonyme de contemplation, il nen est pas moins vrai que, dans le langage courant, il a pris une acception beaucoup plus restreinte ; or, dans une doctrine qui est complte au point de vue mtaphysique, la thorie, entendue dans cette acception ordinaire, ne se suffit pas elle-mme, mais est toujours accompagne ou suivie dune ralisation correspondante, dont elle nest en somme que la base indispensable, et en vue de laquelle elle est ordonne tout entire, comme le moyen en vue de la fin.

    La seconde Mmns est encore appele Brahma-Mmns, comme concernant essentiellement et directement la Connaissance Divine (Brahma-Vidy) ; cest elle qui constitue proprement parler le Vdnta, cest--dire, suivant la signification tymologique de ce terme, la fin du Vda , se basant principalement sur lenseignement contenu dans les Upanishads. Cette expression de fin du Vda doit tre entendue au double sens de conclusion et de but ; en effet, dune part, les Upanishads forment la dernire partie des textes vdiques, et, dautre part, ce qui y est enseign, dans la mesure du moins o il peut ltre, est le but dernier et suprme de la connaissance traditionnelle toute entire, dgage de toutes les applications plus ou moins particulires et contingentes auxquelles elle peut donner lieu dans des ordres divers : cest dire, en dautres termes, que nous sommes, avec le Vdnta, dans le domaine de la mtaphysique pure.

    Les Upanishads, faisant partie intgrante du Vda, sont une des bases mmes de la 1 On rencontre quelque chose de semblable dans dautres traditions : ainsi, dans le Taosme, il est question de huit

    Immortels ; dailleurs, cest Melki-Tsedeq qui est sans pre, sans mre, sans gnalogie, qui na ni commencement ni fin de sa vie (St Paul, ptre aux Hbreux, VII, 3) ; et il serait sans doute facile de trouver encore dautres rapprochements du mme genre.

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  • tradition orthodoxe, ce qui na pas empch certains orientalistes, tels que Max Mller, de prtendre y dcouvrir les germes du Bouddhisme , cest--dire de lhtrodoxie, car il ne connaissait du Bouddhisme que les formes et les interprtations les plus nettement htrodoxes ; une telle affirmation est manifestement une contradiction dans les termes, et il serait assurment difficile de pousser plus loin lincomprhension. On ne saurait trop insister sur le fait que ce sont les Upanishads qui reprsentent ici la tradition primordiale et fondamentale, et qui, par consquent, constituent le Vdnta mme dans son essence ; il rsulte de l que, en cas de doute sur linterprtation de la doctrine, cest toujours lautorit des Upanishads quil faudra sen rapporter en dernier ressort. Les enseignements principaux du Vdnta, tels quils se dgagent expressment des Upanishads, ont t coordonns et formuls synthtiquement dans une collection daphorismes portant les noms de Brahma-Stras et de Shrraka-Mmns (1) ; lauteur de ces aphorismes, qui est appel Bdaryana et Krishna-Dwaipyana, est identifi Vysa. Il importe de remarquer que les Brahma-Stras appartiennent la classe dcrits traditionnels appele Smriti, tandis que les Upanishads, comme tous les autres textes vdiques, font partie de la Shruti ; or lautorit de la Smriti est drive de celle de la Shruti sur laquelle elle se fonde. La Shruti nest pas une rvlation au sens religieux et occidental de ce mot, comme le voudraient la plupart des orientalistes, qui, l encore, confondent les points de vue les plus diffrents ; mais elle est le fruit dune inspiration directe, de sorte que cest par elle-mme quelle possde son autorit propre. La Shruti, dit Shankarchrya, sert de perception directe (dans lordre de la connaissance transcendante), car, pour tre une autorit, elle est ncessairement indpendante de toute autre autorit ; et la Smriti joue un rle analogue celui de linduction, puisquelle aussi tire son autorit dune autorit autre quelle-mme (2) Mais pour quon ne se mprenne pas sur la signification de lanalogie ainsi indique entre la connaissance transcendante et la connaissance sensible, il est ncessaire dajouter quelle doit, comme toute vritable analogie, tre applique en sens inverse (3) : tandis que linduction slve au-dessus de la perception sensible et permet de passer un degr suprieur, cest au contraire la perception directe ou linspiration qui, dans lordre transcendant, atteint seule le principe mme, cest--dire ce quil y a de plus lev, et dont il ny a plus ensuite qu tirer les consquences et les applications diverses. On peut dire encore que la distinction entre Shruti et Smriti quivaut, au fond, celle de lintuition intellectuelle immdiate et de la conscience rflchie ; si la premire est dsigne par un mot dont le sens primitif est audition , cest prcisment pour marquer son caractre intuitif, et parce que le son a, suivant la doctrine cosmologique hindoue, le rang primordial parmi les qualits sensibles. 1 Le terme Shrraka a t interprt par Rmnuja, dans son commentaire (Shr-Bhshya) sur les Brahma-Stras,

    1er Adhyya, 1er Pda, stra 13, comme se rapportant au Suprme Soi (Paramtm), qui est en quelque sorte incorpor (shrra) en toutes choses.

    2 La perception (pratyaksha) et linduction ou linfrence (anumna) sont, suivant la logique hindoue, les deux moyens de preuve (pramnas) qui peuvent tre employs lgitimement dans le domaine de la connaissance sensible.

    3 Dans la tradition hermtique, le principe de lanalogie est exprim par cette phrase de la Table dmeraude : Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui en haut est comme ce qui est en bas ; mais pour mieux comprendre cette formule et lappliquer correctement, il faut la rapporter au symbole du Sceau de Salomon , form de deux triangles qui sont disposs en sens inverse lun de lautre.

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  • Quant la Smriti, le sens primitif de son nom est mmoire ; en effet, la mmoire, ntant quun reflet de la perception, peut tre prise pour dsigner, par extension, tout ce qui prsente le caractre dune connaissance rflchie ou discursive, cest--dire indirecte ; et, si la connaissance est symbolise par la lumire comme elle lest le plus habituellement, lintelligence pure et la mmoire, ou encore, la facult intuitive et la facult discursive, pourront tre reprsentes respectivement par le soleil et la lune ; ce symbolisme, sur lequel nous ne pouvons nous tendre ici, est dailleurs susceptible dapplications multiples (1).

    Les Brahma-Stras, dont le texte est dune extrme concision ont donn lieu de nombreux commentaires, dont les plus importants sont ceux de Shankarchrya et de Rmnuja ; ceux-ci sont strictement orthodoxes lun et lautre, de sorte quil ne faut pas sexagrer la porte de leurs divergences apparentes, qui, au fond, sont plutt de simples diffrences dadaptation. Il est vrai que chaque cole est assez naturellement incline penser et affirmer que son propre point de vue est le plus digne dattention et, sans exclure les autres, doit prvaloir sur eux ; mais, pour rsoudre la question en toute impartialit, il suffit dexaminer ces points de vue en eux-mmes et de reconnatre jusquo stend lhorizon que chacun deux permet dembrasser ; il va de soi, dailleurs, quaucune cole ne peut prtendre reprsenter la doctrine dune faon totale et exclusive. Or il est trs certain que le point de vue de Shankarchrya est plus profond et va plus loin que celui de Rmnuja ; on peut du reste le prvoir dj en remarquant que le premier est de tendance shivate, tandis que le second est nettement vishnute. Une singulire discussion a t souleve par M. Thibaut, qui a traduit en anglais les deux commentaires : il prtend que celui de Rmnuja est plus fidle lenseignement des Brahma-Stras, mais il reconnat en mme temps que celui de Shankarchrya est plus conforme lesprit des Upanishads. Pour pouvoir soutenir une telle opinion, il faut videmment admettre quil existe des diffrences doctrinales entre les Upanishads et les Brahma-Stras ; mais, mme sil en tait effectivement ainsi, cest lautorit des Upanishads qui devrait lemporter, ainsi que nous lexpliquions prcdemment, et la supriorit de Shankarchrya se trouverait tablie par l, bien que ce ne soit probablement pas lintention de M. Thibaut, pour qui la question de la vrit intrinsque des ides ne semble gure se poser. En ralit, les Brahma-Stras, se fondant directement et exclusivement sur les Upanishads, ne peuvent aucunement sen carter ; leur brivet seule, les rendant quelque peu obscur quand on les isole de tout commentaire, peut faire excuser ceux qui croient y trouver autre chose quune interprtation autorise et comptente de la doctrine traditionnelle. Ainsi, la discussion est rellement sans objet, et tout ce que nous pouvons en retenir, cest la constatation que Shankarchrya a dgag et dvelopp plus compltement ce qui est essentiellement contenu dans les Upanishads : son autorit ne peut tre conteste que par ceux qui ignorent le vritable esprit de la tradition hindoue orthodoxe, et dont lopinion, par consquent, ne saurait avoir la moindre valeur nos yeux ; cest donc, dune faon gnrale, son commentaire que nous suivrons de prfrence tout autre. 1 Il y a des traces de ce symbolisme jusque dans le langage : ce nest pas sans motif que, notamment, une mme

    racine man ou men a servi, dans des langues diverses, former de nombreux mots qui dsignent la fois la lune, la mmoire, le mental ou la pense discursive et lhomme lui-mme en tant qutre spcifiquement rationnel .

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  • Pour complter ces observations prliminaires, nous devons encore faire remarquer, bien que nous lavons dj expliqu ailleurs, quil est inexact de donner lenseignement des Upanishads, comme certains lont fait, la dnomination de Brhmanisme sotrique . Limproprit de cette expression provient surtout de ce que le mot sotrisme est un comparatif, et que son emploi suppose ncessairement lexistence corrlative dun exotrisme ; or une telle division ne peut tre applique au cas dont il sagit. Lexotrisme et lsotrisme, envisags, non pas comme deux doctrines distinctes et plus ou moins opposes, ce qui serait une conception tout fait errone, mais comme les deux faces dune mme doctrine, ont exist dans certaines coles de lantiquit grecque ; on les retrouve aussi trs nettement dans lIslamisme ; mais il nen est pas de mme dans les doctrines plus orientales. Pour celles-ci, on ne pourrait parler que dune sorte d sotrisme naturel , qui existe invitablement en toute doctrine, et surtout dans lordre mtaphysique, o il importe de faire toujours la part de linexprimable, qui est mme ce quil y a de plus essentiel, puisque les mots et les symboles nont en somme pour raison dtre que daider le concevoir, en fournissant des supports pour un travail qui ne peut tre que strictement personnel. ce point de vue, la distinction de lexotrisme et de lsotrisme ne serait pas autre chose que celle de la lettre et de l esprit ; et lon pourrait aussi lappliquer la pluralit de sens plus ou moins profonds que prsentent les textes traditionnels ou, si lon prfre, les critures sacres de tous les peuples. Dautre part, il va de soi que le mme enseignement doctrinal nest pas compris au mme degr par tous ceux qui le reoivent ; parmi ceux-ci, il en est donc qui, en un certain sens, pntrent lsotrisme, tandis que dautres sen tiennent lexotrisme parce que leur horizon intellectuel est plus limit ; mais ce nest pas de cette faon que lentendent ceux qui parlent de Brhmanisme sotrique . En ralit, dans le Brhmanisme, lenseignement est accessible, dans son intgralit, tous ceux qui sont intellectuellement qualifis (adhikrs), cest--dire capables den retirer un bnfice effectif ; et, sil y a des doctrines rserves une lite, cest quil ne saurait en tre autrement l o lenseignement est distribu avec discernement et selon les capacits relles de chacun. Si lenseignement traditionnel nest point sotrique au sens propre de ce mot, il est vritablement initiatique , et il diffre profondment, par toutes ses modalits, de linstruction profane sur la valeur de laquelle les Occidentaux modernes sillusionnent singulirement ; cest ce que nous avons dj indiqu en parlant de la Science sacre et de limpossibilit de la vulgariser .

    Cette dernire remarque en amne une autre : en Orient, les doctrines traditionnelles ont toujours lenseignement oral pour mode de transmission rgulire, et cela mme dans le cas o elles ont t fixes dans des textes crits ; il en est ainsi pour des raisons trs profondes, car ce ne sont pas seulement des mots qui doivent tre transmis, mais cest surtout la participation effective la tradition qui doit tre assure. Dans ces conditions, il ne signifie rien de dire, comme Max Mller et dautres orientalistes, que le mot Upanishad dsigne la connaissance obtenue en sasseyant aux pieds dun prcepteur ; cette dnomination, si tel en tait le sens, conviendrait indistinctement toutes les parties du Vda ; et dailleurs cest l une interprtation qui na jamais t propose ni admise par aucun Hindou comptent. En

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  • ralit, le nom des Upanishads indique quelles sont destines dtruire lignorance en fournissant les moyens dapprocher de la Connaissance suprme ; et, sil nest question que dapprocher de celle-ci, cest quen effet elle est rigoureusement incommunicable dans son essence, de sorte que nul ne peut latteindre autrement que par soi-mme.

    Une autre expression qui nous semble encore plus malencontreuse que celle de Brhmanisme sotrique , cest celle de thosophie brhmanique , qui a t employe par M. Oltramare ; et celui-ci, dailleurs, avoue lui-mme quil ne la pas adopte sans hsitation, parce quelle semble lgitimer les prtentions des thosophes occidentaux se recommander de lInde, prtentions quil reconnat mal fondes. Il est vrai quil faut viter en effet tout ce qui risque dentretenir certaines confusions des plus fcheuses ; mais il y a encore dautres raisons plus graves et plus dcisives de ne pas admettre la dnomination propose. Si les prtendus thosophes dont parle M. Oltramare ignorent peu prs tout des doctrines hindoues et ne leur ont emprunt que des mots quils emploient tort et travers, ils ne se rattachent pas davantage la vritable thosophie, mme occidentale ; et cest pourquoi nous tenons distinguer soigneusement thosophie et thosophisme . Mais, laissant de ct le thosophisme, nous dirons quaucune doctrine hindoue, ou mme plus gnralement aucune doctrine orientale, na avec la thosophie assez de points communs pour quon puisse lui donner le mme nom ; cela rsulte immdiatement du fait que ce vocable dsigne exclusivement des conceptions dinspiration mystique, donc religieuse, et mme spcifiquement chrtienne. La thosophie est chose proprement occidentale ; pourquoi vouloir appliquer ce mme mot des doctrines pour lesquelles il nest pas fait, et auxquelles il ne convient pas beaucoup mieux que les tiquettes des systmes philosophiques de lOccident ? Encore un fois, ce nest pas de religion quil sagit ici, et, par suite, il ne peut pas plus y tre question de thosophie que de thologie ; ces deux termes, dailleurs ont commenc par tre peu prs synonymes, bien quils en soient arrivs, pour des raisons purement historiques, prendre des acceptions fort diffrentes (1). On nous objectera peut-tre que nous avons nous-mme employ plus haut lexpression de Connaissance Divine , qui est en somme quivalente la signification primitive des mots thosophie et thologie ; cela est vrai, mais, tout dabord, nous ne pouvons pas envisager ces derniers en ne tenant compte que de leur seule tymologie, car ils sont de ceux pour lesquels il est devenu tout fait impossible de faire abstraction des changements de sens quun trop long usage leur a fait subir. Ensuite, nous reconnaissons trs volontiers que cette expression de Connaissance Divine elle-mme nest pas parfaitement adquate mais nous nen avons pas de meilleure notre disposition pour faire comprendre de quoi il sagit, tant donne linaptitude des langues europennes exprimer les ides purement mtaphysiques ; et dailleurs nous ne pensons pas quil y ait de srieux inconvnients lemployer, ds lors que nous prenons soin davertir quon ne doit pas y attacher la nuance religieuse quelle aurait presque invitablement si elle tait rapporte des conceptions occidentales. Malgr cela, il pourrait encore

    1 Une remarque semblable pourrait tre faite pour les mots astrologie et astronomie , qui taient primitivement

    synonymes, et dont chacun, chez les Grecs, dsignait la fois ce que lun et lautre ont ensuite dsign sparment.

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  • subsister une quivoque, car le terme sanskrit qui peut tre traduit le moins inexactement par Dieu nest pas Brahma, mais shwara ; seulement, lemploi de ladjectif divin , mme dans le langage ordinaire, est moins strict, plus vague peut-tre, et ainsi se prte mieux que celui du substantif dont il drive une transposition comme celle que nous effectuons ici. Ce quil faut retenir, cest que des termes tels que thologie et thosophie , mme pris tymologiquement et en dehors de toute intervention du point de vue religieux, ne pourrait se traduire en sanskrit que par shwara-Vidy ; au contraire, ce que nous rendons approximativement par Connaissance Divine , quand il sagit du Vdnta, cest Brahma-Vidy, car le point de vue de la mtaphysique pure implique essentiellement la considration de Brahma ou du Principe Suprme, dont shwara ou la Personnalit Divine nest quune dtermination en tant que principe de la manifestation universelle et par rapport celle-ci. La considration dshwara est donc dj un point de vue relatif : cest la plus haute des relativits, la premire de toutes les dterminations, mais il nen est pas moins vrai quil est qualifi (saguna), et conu distinctement (savishsha), tandis que Brahma est non-qualifi (nirguna), au del de toute distinction (nirvishsha), absolument inconditionn, et que la manifestation universelle toute entire est rigoureusement nulle au regard de Son Infinit. Mtaphysiquement, la manifestation ne peut tre envisage que dans sa dpendance lgard du Principe Suprme, et titre de simple support pour slever la Connaissance transcendante, ou encore, si lon prend les choses en sens inverse, titre dapplication de la Vrit principielle ; dans tous les cas, il ne faut voir, dans ce qui sy rapporte, rien de plus quune sorte d illustration destine rendre plus aise la comprhension du non-manifest , objet essentiel de la mtaphysique, et permettre ainsi, comme nous le disions en interprtant la dnomination des Upanishads, dapprocher de la Connaissance par excellence (1).

    1 Pour plus de dtails sur toutes les considrations prliminaires que nous avons d nous borner indiquer assez

    sommairement dans ce chapitre, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer notre Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, dans laquelle nous nous sommes proposs de traiter prcisment ces questions dune faon plus particulire.

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  • Chapitre II

    Distinction fondamentale du Soi et du moi

    Pour bien comprendre la doctrine du Vdnta en ce qui concerne ltre humain, il importe de poser tout dabord, aussi nettement que possible, la distinction fondamentale du Soi , qui est le principe mme de ltre, davec le moi individuel. Il est presque superflu de dclarer expressment que lemploi du terme Soi nimplique pour nous aucune communaut dinterprtation avec certaines coles qui ont pu faire usage de ce mot, mais qui nont jamais prsent, sous une terminologie orientale le plus souvent incomprise, que des conceptions tout occidentales et dailleurs minemment fantaisistes ; et nous faisons allusion ici, non seulement au thosophisme, mais aussi quelques coles pseudo-orientales qui ont entirement dnatur le Vdnta sous prtexte de laccommoder la mentalit occidentale, et sur lesquelles nous avons dj eu aussi loccasion de nous expliquer. Labus qui peut avoir t fait dun mot nest pas, notre avis, une raison suffisante pour quon doive renoncer sen servir, moins quon ne trouve le moyen de le remplacer par un autre qui soit tout aussi bien adapt ce quon veut exprimer, ce qui nest pas le cas prsentement ; dailleurs, si lon se montrait trop rigoureux cet gard, on finirait sans doute par navoir que bien peu de termes sa disposition, car il nen est gure qui, notamment, naient t employs plus ou moins abusivement par quelque philosophe. Les seuls mots que nous entendions carter sont ceux qui ont t invents tout exprs pour des conceptions avec lesquelles celles que nous exposons nont rien de commun : telles sont, par exemple, les dnominations des divers genres de systmes philosophiques ; tels sont aussi les termes qui appartiennent en propre au vocabulaire des occultistes et autres no-spiritualistes ; mais, pour ceux que ces derniers nont fait quemprunter des doctrines antrieures quils ont lhabitude de plagier effrontment sans en rien comprendre, nous ne pouvons videmment nous faire aucun scrupule de les reprendre en leur restituant la signification qui leur convient normalement.

    Au lieu des termes Soi et moi , on peut aussi employer ceux de personnalit et d individualit , avec une rserve cependant, car le Soi , comme nous lexpliquerons un peu plus loin, peut tre encore quelque chose de plus que la personnalit. Les thosophistes, qui semblent avoir pris plaisir embrouiller leur terminologie, prennent la personnalit et lindividualit dans un sens qui est exactement inverse de celui o elles doivent tre entendues correctement : cest la premire quils identifient au moi , et la seconde au Soi . Avant eux, au contraire, et en Occident mme, toutes les fois quune distinction quelconque a t faite entre ces deux termes, la personnalit a toujours t regarde comme suprieure lindividualit, et cest pourquoi nous disons que cest l leur rapport normal, quil y a tout avantage maintenir. La philosophie scolastique, en particulier, na pas

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  • ignor cette distinction, mais il ne semble pas quelle lui ait donn sa pleine valeur mtaphysique, ni quelle en ait tir les consquences profondes qui y sont impliques ; cest dailleurs ce qui arrive frquemment, mme dans les cas o elle prsente les similitudes les plus remarquables avec certaines parties des doctrines orientales. En tout cas, la personnalit, entendue mtaphysiquement, na rien de commun avec ce que les philosophes modernes appellent si souvent la personne humaine , qui nest en ralit rien dautre que lindividualit pure et simple ; du reste, cest celle-ci seule, et non la personnalit, qui peut tre dite proprement humaine. Dune faon gnrale, il semble que les Occidentaux, mme quand ils veulent aller plus loin dans leurs conceptions que ne le font la plupart dentre eux, prennent pour la personnalit ce qui nest vritablement que la partie suprieure de lindividualit, ou une simple extension de celle-ci (1) ; dans ces conditions, tout ce qui est de lordre mtaphysique pur reste forcment en dehors de leur comprhension.

    Le Soi est le principe transcendant et permanent dont ltre manifest, ltre humain par exemple, nest quune modification transitoire et contingente, modification qui ne saurait dailleurs aucunement affecter le principe, ainsi que nous lexpliquerons plus amplement par la suite. Le Soi , en tant que tel nest jamais individualis et ne peut pas ltre, car, devant tre toujours envisag sous laspect de lternit et de limmutabilit qui sont les attributs ncessaires de ltre pur, il nest videmment susceptible daucune particularisation, qui le ferait tre autre que soi-mme . Immuable en sa nature propre, il dveloppe seulement les possibilits indfinies quil comporte en soi-mme, par le passage relatif de la puissance lacte travers une indfinit de degrs, et cela sans que sa permanence essentielle en soit affecte, prcisment parce que ce passage nest que relatif, et parce que ce dveloppement nen est un, vrai dire, quautant quon lenvisage du ct de la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut tre question de succession quelconque, mais seulement dune parfaite simultanit, de sorte que cela mme qui est virtuel sous un certain rapport ne sen trouve pas moins ralis dans l ternel prsent . lgard de la manifestation, on peut dire que le Soi dveloppe ses possibilits dans toutes les modalits de ralisation, en multitude indfinie, qui sont pour ltre intgral autant dtats diffrents, tats dont un seul, soumis des conditions dexistence trs spciales qui le dfinissent, constitue la portion ou plutt la dtermination particulire de cet tre qui est lindividualit humaine. Le Soi est ainsi le principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, tous les tats de ltre ; et ceci doit sentendre, non seulement des tats manifests dont nous venons de parler, individuels comme ltat humain ou supra-individuels, mais aussi, bien que le mot exister devienne alors impropre, de ltat non-manifest, comprenant toutes les possibilits qui ne sont susceptibles daucune manifestation, en mme temps que les possibilits de manifestation elles-mmes en mode principiel ; mais ce Soi lui-mme nest que par soi, nayant et ne pouvant avoir, dans lunit totale et indivisible

    1 M. Lon Daudet, dans quelques-uns de ses ouvrages (LHrdo et Le Monde des images), a distingu dans ltre

    humain ce quil appelle Soi et moi ; mais lun et lautre, pour nous, font galement partie de lindividualit, et tout cela est du ressort de la psychologie qui, par contre, ne peut aucunement atteindre la personnalit, cette distinction indique cependant une sorte de pressentiment qui est trs digne de remarque chez un auteur qui na point la prtention dtre mtaphysicien.

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  • de sa nature intime, aucun principe qui lui soit extrieur (1). Le Soi , considr par rapport un tre comme nous venons de le faire, est

    proprement la personnalit ; on pourrait, il est vrai restreindre lusage de ce dernier mot au Soi comme principe des tats manifests, de mme que la Personnalit divine , shwara, est le principe de la manifestation universelle ; mais on peut aussi ltendre analogiquement au Soi comme principe de tous les tats de ltre, manifests et non-manifests. Cette personnalit est une dtermination immdiate, primordiale et non particularise, du principe qui est appel en sanskrit tm ou Paramtm, et que nous pouvons, faute dun meilleur terme, dsigner comme l Esprit Universel , mais, bien entendu, la condition de ne voir dans cet emploi du mot esprit rien qui puisse rappeler les conceptions philosophiques occidentales, et, notamment, de ne pas en faire un corrlatif de matire comme il lest presque toujours pour les modernes, qui subissent cet gard, mme inconsciemment, linfluence du dualisme cartsien (2). La mtaphysique vritable, redisons-le encore ce propos, est bien au del de toutes les oppositions dont celle du spiritualisme et du matrialisme peut nous fournir le type, et elle na nullement se proccuper des questions plus ou moins spciales, et souvent tout artificielles, que font surgir de semblables oppositions.

    tm pntre toutes choses, qui sont comme ses modifications accidentelles, et qui, suivant lexpression de Rmnuja, constituent en quelque sorte son corps (ce mot ne devant tre pris ici que dans un sens purement analogique), quelles soient dailleurs de nature intelligente ou non-intelligente , cest--dire, suivant les conceptions occidentales, spirituelles aussi bien que matrielles , car cela, nexprimant quune diversit de conditions dans la manifestation, ne fait aucune diffrence au regard du principe inconditionn et non-manifest. Celui-ci, en effet, est le Suprme Soi (cest la traduction littrale de Paramtm) de tout ce qui existe, sous quelque mode que ce soit, et il demeure toujours le mme travers la multiplicit indfinie des degrs de lExistence, entendu au sens universel, aussi bien quau del de lExistence, cest--dire dans la non-manifestation principielle.

    Le Soi , mme pour un tre quelconque, est identique en ralit tm, puisquil est essentiellement au del de toute distinction et de toute particularisation ; et cest pourquoi, en sanskrit, le mme mot tman, aux cas autres que le nominatif, tient lieu du pronom rflchi soi-mme . Le Soi nest donc point vraiment distinct dtm, si ce nest lorsquon lenvisage particulirement et distinctivement par rapport un tre, et mme, plus prcisment, par rapport un certain tat dfini de cet tre, tel que ltat humain, et, seulement en tant quon le considre sous ce point de vue spcialis et restreint. Dans ce cas, dailleurs, ce nest pas que le Soi devienne effectivement distinct dtm en quelque manire, car il

    1 Nous exposerons plus compltement, dans dautres tudes, la thorie mtaphysique des tats multiples de ltre ;

    nous nen indiquons ici que ce qui est indispensable pour comprendre ce qui concerne la constitution de ltre humain.

    2 Thologiquement, quand on dit que Dieu est pur esprit , il est vraisemblable que cela ne doit pas sentendre non plus dans le sens o esprit soppose matire et o ces deux termes ne peuvent se comprendre que lun par rapport lautre, car on en arriverait ainsi une sorte de conception dmiurgique plus ou moins voisine de celle quon attribue au Manichisme ; il nen est pas moins vrai quune telle expression est de celles qui peuvent facilement donner naissance de fausses interprtations, aboutissant substituer un tre ltre pur.

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  • ne peut tre autre que soi-mme , comme nous le disions plus haut, il ne saurait videmment tre affect par le point de vue dont on lenvisage, non plus que par aucune autre contingence. Ce quil faut dire, cest que, dans la mesure mme o lon fait cette distinction, on scarte de la considration directe du Soi pour ne plus considrer vritablement que son reflet dans lindividualit humaine, ou dans tout autre tat de ltre, car il va sans dire que, vis--vis du Soi , tous les tats de manifestation sont rigoureusement quivalents et peuvent tre envisags semblablement ; mais prsentement, cest lindividualit humaine qui nous concerne dune faon plus particulire. Ce reflet dont nous parlons dtermine ce quon peut appeler le centre de cette individualit ; mais, si on lisole de son principe, cest--dire du Soi lui-mme, il na quune existence purement illusoire, car cest du principe quil tire toute sa ralit, et il ne possde effectivement cette ralit que par participation la nature du Soi , cest--dire en tant quil sidentifie lui par universalisation.

    La personnalit, insistons-y encore, est essentiellement de lordre des principes au sens le plus strict de ce mot, cest--dire de lordre universel ; elle ne peut donc tre envisage quau point de vue de la mtaphysique pure, qui a prcisment pour domaine lUniversel. Les pseudo-mtaphysiciens de lOccident ont pour habitude de confondre avec lUniversel des choses qui, en ralit, appartiennent lordre individuel ; ou plutt, comme ils ne conoivent aucunement lUniversel, ce quoi ils appliquent abusivement ce nom est dordinaire le gnral, qui nest proprement quune simple extension de lindividuel. Certains poussent la confusion encore plus loin : les philosophes empiristes , qui ne peuvent pas mme concevoir le gnral, lassimilent au collectif, qui nest vritablement que du particulier ; et, par ces dgradations successives, on en arrive finalement rabaisser toutes choses au niveau de la connaissance sensible, que beaucoup considrent en effet comme la seule possible, parce que leur horizon mental ne stend pas au del de ce domaine et quils voudraient imposer tous les limitations qui ne rsultent que de leur propre incapacit, soit naturelle, soit acquise par une ducation spciale.

    Pour prvenir toute mprise du genre de celles que nous venons de signaler, nous donnerons ici, une fois pour toutes, le tableau suivant, qui prcise les distinctions essentielles cet gard, et auquel nous prierons nos lecteurs de se reporter en toute occasion o ce sera ncessaire, afin dviter des redites par trop fastidieuses :

    Universel Individuel..

    { Gnral Particulier..

    {

    Collectif Singulier

    Il importe dajouter que la distinction de lUniversel et de lindividuel ne doit

    point tre regarde comme une corrlation, car le second des deux termes, sannulant rigoureusement au regard du premier, ne saurait lui tre oppos en aucune faon. Il en est de mme en ce qui concerne le non-manifest et le manifest ; dailleurs, il pourrait sembler au premier abord que lUniversel et le non-manifest doivent concider, et, dun certain point de vue, leur identification serait en effet justifie,

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  • puisque, mtaphysiquement, cest le non-manifest qui est tout lessentiel. Cependant, il faut tenir compte de certains tats de manifestation qui, tant informels, sont par l mme supra-individuels ; si donc on ne distingue que lUniversel et lindividuel, on devra forcment rapporter ces tats lUniversel, ce quon pourra dautant mieux faire quil sagit dune manifestation qui est encore principielle en quelque sorte, au moins par comparaison avec les tats individuels ; mais cela, bien entendu, ne doit pas faire oublier que tout ce qui est manifest, mme ces degrs suprieurs, est ncessairement conditionn, cest--dire relatif. Si lon considre les choses de cette faon, lUniversel sera, non plus seulement le non-manifest, mais linformel, comprenant la fois le non-manifest et les tats de manifestation supra-individuels ; quant lindividuel, il contient tous les degrs de la manifestation formelle, cest--dire tous les tats o les tres sont revtus de formes, car ce qui caractrise proprement lindividualit et la constitue essentiellement comme telle, cest prcisment la prsence de la forme parmi les conditions limitatives qui dfinissent et dterminent un tat dexistence. Nous pouvons encore rsumer ces dernires considrations dans le tableau suivant :

    Non-manifestation

    Universel... Manifestation informelle

    {

    Individuel..

    Manifestation formelle

    tat subtil tat grossier

    {

    Les expressions d tat subtil et d tat grossier qui se rfrent des degrs diffrents de la manifestation formelle, seront expliqus plus loin ; mais nous pouvons indiquer ds maintenant que cette dernire distinction ne vaut qu la condition de prendre pour point de dpart lindividualit humaine, ou plus exactement le monde corporel ou sensible. L tat grossier en effet, nest pas autre chose que lexistence corporelle elle-mme, laquelle lindividualit humaine, comme on le verra, nappartient que par une de ses modalits, et non dans son dveloppement intgral ; quant l tat subtil , il comprend, dune part, les modalits extra-corporelles de ltre humain, ou de tout autre tre situ dans le mme tat dexistence, et aussi, dautre part, tous les tats individuels autres que celui-l. On voit que ces deux termes ne sont vraiment pas symtriques et ne peuvent mme pas avoir de commune mesure, puisque lun deux ne reprsente quune portion de lun des tats indfiniment multiples qui constituent la manifestation formelle, tandis que lautre comprend tout le reste de cette manifestation (1). La symtrie ne se retrouve jusqu un certain point 1 Nous pouvons faire comprendre cette asymtrie par une remarque dapplication courante, qui relve simplement de

    la logique ordinaire : si lon considre une attribution ou une qualit quelconque, on divise par l mme toutes les choses possibles en deux groupes, qui sont, dune part, celui des choses qui possdent cette qualit, et, dautre part, celui des choses qui ne la possdent pas ; mais, tandis que le premier groupe se trouve ainsi dfini et dtermin positivement, le second, qui nest caractris que dune faon purement ngative, nest nullement limit par l et est vritablement indfini ; il ny a donc ni symtrie, ni commune mesure entre ces deux groupes, qui ainsi ne constituent pas rellement une division binaire, et dont la distinction ne vaut dailleurs videmment quau point de

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  • que si lon se restreint la considration de la seule individualit humaine, et cest dailleurs ce point de vue que la distinction dont il sagit est tablie en premier lieu par la doctrine hindoue ; mme si lon dpasse ensuite ce point de vue, et mme si on ne la envisag que pour arriver le dpasser effectivement, il nen est pas moins vrai que cest l ce quil nous faut invitablement prendre comme base et comme terme de comparaison, puisque cest ce qui concerne ltat o nous nous trouvons actuellement. Nous dirons donc que ltre humain, envisag dans son intgralit, comporte un certain ensemble de possibilits qui constituent sa modalit corporelle ou grossire, plus une multitude dautres possibilits qui, stendant en divers sens au del de celle-ci, constituent ses modalits subtiles ; mais toutes ces possibilits runies ne reprsentent pourtant quun seul et mme degr de lExistence universelle. Il rsulte de l que lindividualit humaine est la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ne le croient dordinaire les Occidentaux : beaucoup plus, parce quils nen connaissent gure que la modalit corporelle, qui nest quune portion infime de ses possibilits ; mais aussi beaucoup moins, parce que cette individualit, loin dtre rellement ltre total, nest quun tat de cet tre, parmi une indfinit dautres tats, dont la somme elle-mme nest encore rien au regard de la personnalit, qui seule est ltre vritable, parce quelle seule est son tat permanent et inconditionn, et quil ny a que lui qui puisse tre considr comme absolument rel. Tout le reste, sans doute, est rel aussi, mais seulement dune faon relative, en raison de sa dpendance lgard du principe et en tant quil en reflte quelque chose, comme limage rflchie dans un miroir tire toute sa ralit de lobjet sans lequel elle naurait aucune existence ; mais cette moindre ralit, qui nest que participe, est illusoire par rapport la ralit suprme, comme la mme image est aussi illusoire par rapport lobjet ; et, si lon prtendait lisoler du principe, cette illusion deviendrait irralit pure et simple. On comprend par l que lexistence, cest--dire ltre conditionn et manifest, soit la fois relle en un certain sens et illusoire en un autre sens ; et cest un des points essentiels que nont jamais compris les Occidentaux qui ont outrageusement dform le Vdnta par leurs interprtations errones et pleines de prjugs.

    Nous devons encore avertir plus spcialement les philosophes que lUniversel et lindividuel ne sont point pour nous ce quils appellent des catgories ; et nous leur rappellerons, car les modernes semblent lavoir quelque peu oubli, que les catgories , au sens aristotlicien de ce mot, ne sont pas autre chose que les plus gnraux de tous les genres, de sorte quelles appartiennent encore au domaine de lindividuel dont elles marquent dailleurs la limite un certain point de vue. Il serait plus juste dassimiler lUniversel ce que les scolastiques nomment les transcendantaux , qui dpassent prcisment tous les genres, y compris les catgories ; mais, si ces transcendantaux sont bien de lordre universel, ce serait encore une erreur de croire quils constituent tout lUniversel, ou mme quils sont ce

    vue spcial de la qualit prise comme point de dpart, puisque le second groupe na aucune homognit et peut comprendre des choses qui nont rien de commun entre elles, ce qui nempche pourtant pas cette division dtre vraiment valable sous le rapport considr. Or cest bien de cette faon que nous distinguons le manifest et le non-manifest, puis, dans le manifest, le formel et linformel, et enfin, dans le formel lui-mme, le corporel et lincorporel.

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  • quil y a de plus important considrer pour la mtaphysique pure : ils sont coextensifs ltre, mais ne vont point au del de ltre, auquel sarrte dailleurs la doctrine dans laquelle ils sont ainsi envisags. Or, si l ontologie ou la connaissance de ltre relve bien de la mtaphysique, elle est fort loin dtre la mtaphysique complte et totale, car ltre nest point le non-manifest en soi, mais seulement le principe de la manifestation ; et, par suite, ce qui est au del de ltre importe beaucoup plus encore, mtaphysiquement, que ltre lui-mme. En dautres termes, cest Brahma, et non shwara, qui doit tre reconnu comme le Principe Suprme ; cest ce que dclarent expressment et avant tout les Brahma-Stras, qui dbutent par ces mots : Maintenant commence ltude de Brahma , quoi Shankarchrya ajoute ce commentaire : En enjoignant la recherche de Brahma, ce premier stra recommande une tude rflchie des textes des Upanishads, faite laide dune dialectique qui (les prenant pour base et pour principe) ne soit jamais en dsaccord avec eux, et qui, comme eux (mais titre de simple moyen auxiliaire), se propose pour fin la Dlivrance.

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  • Chapitre III

    Le centre vital de ltre humain, sjour de Brahma

    Le Soi comme nous lavons vu dans ce qui prcde, ne doit pas tre distingu dtm ; et, dautre part, tm est identifi Brahma mme : cest ce que nous pouvons appeler l Identit Suprme , dune expression emprunte lsotrisme islamique, dont la doctrine, sur ce point comme sur bien dautres, et malgr de grandes diffrences dans la forme, est au fond la mme que celle de la tradition hindoue. La ralisation de cette identit sopre par le Yoga, cest--dire lunion intime et essentielle de ltre avec le Principe Divin ou, si lon prfre, avec lUniversel ; le sens propre de ce mot Yoga, en effet, est union et rien dautre (1), en dpit des interprtations multiples et toutes plus fantaisistes les unes que les autres quont proposes les orientalistes et les thosophistes. Il faut remarquer que cette ralisation ne doit pas tre considre proprement comme une effectuation , ou comme la production dun rsultat non prexistant , suivant lexpression de Shankarchrya, car lunion dont il sagit, mme non ralise actuellement au sens o nous lentendons ici, nen existe pas moins potentiellement, ou plutt virtuellement ; il sagit donc seulement, pour ltre individuel (car ce nest que par rapport celui-ci quon peut parler de ralisation ), de prendre effectivement conscience de ce qui est rellement et de toute ternit.

    Cest pourquoi il est dit que cest Brahma qui rside dans le centre vital de ltre humain, et ceci pour tout tre humain quel quil soit, et non pas seulement pour celui qui est actuellement uni ou dlivr , ces deux mots dsignent en somme la mme chose envisage sous deux aspects diffrents, le premier par rapport au Principe, le second par rapport la manifestation ou lexistence conditionne. Ce centre vital est considr comme correspondant analogiquement au plus petit ventricule (guh) du cur (hridaya), mais ne doit cependant pas tre confondu avec le cur au sens ordinaire de ce mot, nous voulons dire avec lorgane physiologique qui porte ce nom, car il est en ralit le centre, non pas seulement de lindividualit corporelle, mais de lindividualit intgrale, susceptible dune extension indfinie dans son domaine (qui nest dailleurs quun degr de lExistence), et dont la modalit corporelle ne constitue quune portion, et mme une portion trs restreinte, ainsi que nous lavons dj dit. Le cur est considr comme le centre de la vie, et il lest en effet, au point de vue physiologique, par rapport la circulation du sang, auquel la vitalit mme est essentiellement lie dune faon toute particulire, ainsi que toutes les traditions saccordent le reconnatre ; mais il est en outre considr comme tel, dans un ordre suprieur, et symboliquement en quelque sorte, par rapport 1 La racine de ce mot se retrouve, peine altre, dans le latin jungere et ses drivs.

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  • lIntelligence universelle (au sens du terme arabe El-Aqlu) dans ses relations avec lindividu. Il convient de noter ce propos que les Grecs eux-mmes, et Aristote entre autres, attribuaient le mme rle au cur, quils en faisaient aussi le sige de lintelligence, si lon peut employer cette faon de parler, et non du sentiment comme le font dordinaire les modernes ;le cerveau, en effet, nest vritablement que linstrument du mental , cest--dire de la pense en mode rflchi et discursif ; et ainsi, suivant un symbolisme que nous avons dj indiqu prcdemment, le cur correspond au soleil et le cerveau la lune. Il va de soi, dailleurs, que, quand on dsigne comme le cur le centre de lindividualit intgrale, il faut bien prendre garde que ce qui nest quune analogie ne doit pas tre regard comme une assimilation, et quil ny a l proprement quune correspondance, qui na du reste rien darbitraire, mais qui est parfaitement fonde, bien que nos contemporains soient sans doute ports par leurs habitudes en mconnatre les raisons profondes.

    Dans ce sjour de Brahma (Brahma-pura) , cest--dire dans le centre vital dont nous venons de parler, est un petit lotus, une demeure dans laquelle est un petite cavit (dahara) occupe par lther (ksha) ; on doit rechercher Ce qui est dans ce lieu, et on Le connatra (1). Ce qui rside en ce centre de lindividualit, en effet, ce nest pas seulement llment thr, principe des quatre autres lments sensibles, comme pourraient le croire ceux qui sarrteraient au sens le plus extrieur, cest--dire celui qui se rfre uniquement au monde corporel, dans lequel cet lment joue bien le rle de principe, mais dans une acception toute relative, comme ce monde lui-mme est minemment relatif, et cest cette acception quil sagit prcisment de transposer analogiquement. Ce nest mme qu titre de support pour cette transposition que lther est ici dsign, et la fin mme du texte lindique expressment, puisque, sil ne sagissait pas dautre chose en ralit, il ny aurait videmment rien rechercher ; et nous ajouterons encore que le lotus et la cavit dont il est question doivent tre aussi envisags symboliquement, car ce nest point littralement quil faut entendre une telle localisation , ds lors quon dpasse le point de vue de lindividualit corporelle, les autres modalits ntant plus soumises la condition spatiale.

    Ce dont il sagit vritablement, ce nest pas mme seulement l me vivante (jvtm), cest--dire la manifestation particulire du Soi dans la vie (jva), donc dans lindividu humain, envisag plus spcifiquement sous laspect vital qui exprime une des conditions dexistence dfinissant proprement son tat, et qui dailleurs sapplique tout lensemble de ses modalits. En effet, mtaphysiquement, cette manifestation ne doit pas tre considre sparment de son principe, qui est le Soi ; et, si celui-ci apparat comme jva dans le domaine de lexistence individuelle, donc en mode illusoire, il est tm dans la ralit suprme. Cet tm, qui rside dans le cur, est plus petit quun grain de riz, plus petit quun grain dorge, plus petit quun grain de moutarde, plus petit quun grain de millet, plus petit que le germe qui est dans un grain de millet ; cet tm, qui rside dans le cur, est aussi plus grand que la terre (le domaine de la manifestation grossire), plus grand que latmosphre (le domaine de la manifestation subtile), plus grand que le ciel (le

    1 Chhndogya Upanishad, 8e Prapthaka, 1er Khanda, shruti 1.

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  • domaine de la manifestation informelle), plus grand que tous ces mondes ensemble (cest--dire au del de toute manifestation, tant linconditionn) (1). Cest que, en effet, lanalogie devant sappliquer en sens inverse comme nous lavons dj signal, de mme que limage dun objet dans un miroir est inverse par rapport lobjet, ce qui est le premier ou le plus grand dans lordre principiel est, du moins en apparence, le dernier ou le plus petit dans lordre de la manifestation (2). Pour prendre des termes de comparaison dans le domaine mathmatique, afin de rendre la chose plus comprhensible, cest ainsi que le point gomtrique est nul quantitativement et noccupe aucun espace, bien quil soit le principe par lequel est produit lespace tout entier, qui nest que le dveloppement de ses propres virtualits (3) ; cest ainsi galement que lunit arithmtique est le plus petit des nombres si on lenvisage comme situe dans leur multiplicit, mais quelle est le plus grand en principe, puisquelle les contient tous virtuellement et produit toute leur srie par la seule rptition indfinie delle-mme. Le Soi nest que potentiellement dans lindividu, tant que l Union nest pas ralise (4), et cest pourquoi il est comparable une graine ou un germe ; mais lindividu et la manifestation tout entire ne sont que par lui et nont de ralit que par participation son essence, et il dpasse immensment toute existence, tant le Principe unique de toutes choses.

    Si nous disons que le Soi est potentiellement dans lindividu, et que l Union nexiste que virtuellement avant la ralisation, il va de soi que cela ne doit sentendre que du point de vue de lindividu lui-mme. En effet, le Soi nest affect par aucune contingence, puisquil est essentiellement inconditionn ; il est immuable dans sa permanente actualit , et ainsi il ne saurait avoir en soi rien de potentiel. Aussi faut-il avoir bien soin de distinguer potentialit et possibilit : le premier de ces deux mots implique laptitude un certain dveloppement, il suppose une actualisation possible, et il ne peut donc sappliquer qu lgard du devenir ou 1 Chhndogya Upanishad, 3e Prapthaka, 14e Khanda, shruti 3. Il est impossible de ne pas se souvenir ici de

    cette parabole de lvangile : Le Royaume des Cieux est semblable un grain de snev quun homme prend et sme dans son champ ; ce grain est la plus petite de toutes les semences, mais, lorsquil est cr, il est plus grand que tous les autres lgumes, et il devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (St Matthieu, XIII, 31 et 32). Bien que le point de vue soit assurment diffrent, on comprendra facilement comment la conception du Royaume des Cieux peut tre transpose mtaphysiquement : la croissance de larbre est le dveloppement des possibilits ; et il nest pas jusquaux oiseaux du ciel , reprsentant alors les tats suprieurs de ltre, qui ne rappellent un symbolisme similaire employ dans un autre texte des Upanishads : Deux oiseaux, compagnons insparablement unis, rsident sur un mme arbre ; lun mange le fruit de larbre, lautre regarde sans manger (Mundaka Upanishad, 3e Mundaka, 1er Khanda, shruti 1 ; Shwtshwatara Upanishad, 4e Adhyya, shruti 6). Le premier de ces deux oiseaux est jvtm, qui est engag dans le domaine de laction et de ses consquences ; le second est ltm inconditionn, qui est pure Connaissance ; et, sils sont insparablement unis, cest que celui-l ne se distingue de celui-ci quen mode illusoire.

    2 Ici aussi, nous trouvons la mme chose exprime trs nettement dans lvangile : Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers (St Matthieu, XX, l6).

    3 Mme un point de vue plus extrieur, celui de la gomtrie ordinaire et lmentaire, on peut faire remarquer ceci : par dplacement continu, le point engendre la ligne, la ligne engendre la surface, la surface engendre le volume ; mais, en sens inverse, la surface est lintersection de deux volumes, la ligne est lintersection de deux surfaces, le point est lintersection de deux lignes.

    4 En ralit, dailleurs, cest lindividu qui est dans le Soi , et ltre en prend effectivement conscience quand l Union est ralise ; mais cette prise de conscience implique laffranchissement des limitations qui constituent lindividualit comme telle, et qui, plus gnralement, conditionnent toute manifestation. Quand nous parlons du Soi comme tant dune certaine faon dans lindividu, cest au point de vue de la manifestation que nous nous plaons, et cest l encore une application du sens inverse.

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  • de la manifestation ; au contraire, les possibilits, envisages dans ltat principiel et non-manifest, qui exclut tout devenir , ne sauraient aucunement tre regardes comme potentielles. Seulement, pour lindividu, toutes les possibilits qui le dpassent apparaissent comme potentielles, parce que, en tant quil se considre en mode sparatif , comme sil avait par lui-mme son tre propre, ce quil peut en atteindre nest proprement quun reflet (bhsa), et non ces possibilits mmes ; et, bien que ce ne soit l quune illusion, on peut dire que celles-ci demeurent toujours potentielles pour lindividu, puisque ce nest pas en tant quindividu quil peut les atteindre, et que, ds quelles sont ralises, il ny a vritablement plus dindividualit, comme nous lexpliquerons plus compltement quand nous aurons parler de la Dlivrance . Mais, ici, nous devons nous placer au del du point de vue individuel, auquel, tout en le dclarant illusoire, nous nen reconnaissons pas moins la ralit dont il est susceptible dans son ordre ; alors mme que nous considrons lindividu, ce ne peut tre quen tant quil dpend essentiellement du Principe, unique fondement de cette ralit, et en tant que, virtuellement ou effectivement, il sintgre ltre total ; mtaphysiquement, tout doit tre en dfinitive rapport au Principe, qui est le Soi .

    Ainsi, ce qui rside dans le centre vital, au point de vue physique, cest lther ; au point de vue psychique, cest l me vivante , et, jusque-l, nous ne dpassons pas le domaine des possibilits individuelles ; mais aussi, et surtout, au point de vue mtaphysique, cest le Soi principiel et inconditionn. Cest donc vraiment l Esprit Universel (tm), qui est, en ralit, Brahma mme, le Suprme Ordonnateur ; et ainsi se trouve pleinement justifie la dsignation de ce centre comme Brahma-pura. Or Brahma, considr de cette manire dans lhomme (et on pourrait le considrer semblablement par rapport tout tat de ltre), est appel Purusha, parce quil repose ou habite dans lindividualit (il sagit, redisons-le encore, de lindividualit intgrale, et non pas seulement de lindividualit restreinte sa modalit corporelle) comme dans une ville (puri-shaya), car pura, au sens propre et littral, signifie ville (1).

    Dans le centre vital, rsidence de Purusha, le soleil ne brille point, ni la lune, ni les toiles, ni les clairs ; bien moins encore ce feu visible (llment ign sensible, ou Tjas, dont la visibilit est la qualit propre). Tout brille aprs le rayonnement de Purusha (en rflchissant sa clart) ; cest par sa splendeur que ce tout (lindividualit intgrale considre comme microcosme ) est illumin (2). Et on lit de mme dans la Bhagavad-Gt (3) : Il faut rechercher le lieu (symbolisant un tat) do il ny a pas de retour ( la manifestation), et se rfugier dans le Purusha primordial de 1 Cette explication du mot Purusha ne doit sans doute pas tre regarde comme une drivation tymologique ; elle

    relve du Nirukta, cest--dire dune interprtation qui se base principalement sur la valeur symbolique des lments dont les mots sont composs, et ce mode dexplication, gnralement incompris des orientalistes, est assez comparable celui qui se rencontre dans la Qabbalah hbraque ; il ntait mme pas entirement inconnu des Grecs, et lon peut en trouver des exemples dans le Cratyle de Platon. Quant la signification de Purusha, on pourrait faire remarquer aussi que puru exprime une ide de plnitude .

    2 Katha Upanishad, 2e Adhyya, 5e Vall, shruti 15 ; Mundaka Upanishad, 2e Mundaka, 2e Khanda, shruti 10 ; Shwtshwatara Upanishad, 6e Adhyya, shruti 14.

    3 On sait que la Bhagavad-Gt est un pisode du Mahbhrata, et nous rappellerons ce propos que les Itihsas, cest--dire le Rmyana et le Mahbhrata, faisant partie de la Smriti, sont tout autre chose que de simples pomes piques au sens profane o lentendent les Occidentaux.

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  • qui est issue limpulsion originelle (de la manifestation universelle)... Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne lclaire : cest l mon sjour suprme (1). Purusha est reprsent comme une lumire (jyotis), parce que la lumire symbolise la Connaissance ; et il est la source de toute autre lumire, qui nest en somme que sa rflexion, toute connaissance relative ne pouvant exister que par participation, si indirecte et si lointaine soit elle, lessence de la Connaissance suprme. Dans la lumire de cette Connaissance, toutes choses sont en parfaite simultanit, car, principiellement, il ne peut y avoir quun ternel prsent , limmutabilit excluant toute succession ; et ce nest que dans lordre du manifest que se traduisent en mode successif (ce qui ne veut pas dire forcment temporel) les rapports des possibilits qui, en soi, sont ternellement contenues dans le Principe. Ce Purusha, de la grandeur dun pouce, (angushtha-mtra, expression qui ne doit pas tre entendue littralement comme lui assignant une dimension spatiale, mais qui se rfre la mme ide que la comparaison avec une graine) (2), est dune luminosit claire comme un feu sans fume (sans aucun mlange dobscurit ou dignorance) ; il est le matre du pass et du futur (tant ternel, donc omniprsent, de sorte quil contient actuellement tout ce qui apparat comme pass et comme futur par rapport un moment quelconque de la manifestation, ceci pouvant dailleurs tre transpos en dehors du mode spcial de succession qui est proprement le temps) ; il est aujourdhui (dans ltat actuel qui constitue lindividualit humaine) et il sera demain (et dans tous les cycles ou tats dexistence) tel quil est (en soi, principiellement, de toute ternit) (3).

    1 Bhagavad-Gt, XV, 4 et 6. Il y a dans ces textes une similitude intressante signaler avec ce passage de la

    description de la Jrusalem Cleste dans lApocalypse, XXI, 23 : Et cette ville na pas besoin dtre claire par le soleil ou par la lune, parce que cest la gloire de Dieu qui lclaire, et que lAgneau en est la lampe. On voit par l que la Jrusalem Cleste nest pas sans rapports avec la ville de Brahma ; et, pour ceux qui connaissent la relation qui unit l Agneau du symbolisme chrtien lAgni vdique, le rapprochement est encore plus significatif. Sans pouvoir insister sur ce dernier point, nous dirons, pour viter toute fausse interprtation, que nous ne prtendons nullement tablir une relation tymologique entre Agnus et Ignis (quivalent latin dAgni) ; mais des rapprochements phontiques comme celui qui existe entre ces deux mots jouent souvent un rle important dans le symbolisme ; et dailleurs, pour nous, il ny a l rien de fortuit, tout ce qui est ayant une raison dtre, y compris les formes du langage. Il convient encore de noter, sous le mme rapport, que le vhicule dAgni est un blier.

    2 On pourrait aussi, ce propos, tablir une comparaison avec l endognie de lImmortel , telle quelle est enseigne par la tradition taoste, ainsi quavec le luz ou noyau dimmortalit de la tradition hbraque.

    3 Katha Upanishad, 2e Adhyya, 4e Vall, shrutis 12 et 13. Dans lsotrisme islamique, la mme ide est exprime, en des termes presque identiques, par Mohyiddin ibn Arabi dans son Trait de lUnit (Rislatul-Ahadiyah) : Il (Allah) est maintenant tel quil tait (de toute ternit) tous les jours en ltat de Crateur Sublime. La seule diffrence porte sur lide de cration , qui napparat que dans les doctrines traditionnelles qui, partiellement au moins, se rattachent au Judasme ; ce nest dailleurs, au fond, quune faon spciale dexprimer ce qui se rapporte la manifestation universelle et sa relation avec le Principe.

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  • Chapitre IV

    Purusha et Prakriti

    Nous devons maintenant considrer Purusha, non plus en soi-mme, mais par rapport la manifestation ; et ceci nous permettra de mieux comprendre ensuite comment il peut tre envisag sous plusieurs aspects, tout en tant un en ralit. Nous dirons donc que Purusha, pour que la manifestation se produise, doit entrer en corrlation avec un autre principe, bien quune telle corrlation soit inexistante quant son aspect le plus lev (uttama), et quil ny ait vritablement point dautre principe, sinon dans un sens relatif, que le Principe Suprme ; mais, ds quil sagit de la manifestation, mme principiellement, nous sommes dj dans le domaine de la relativit. Le corrlatif de Purusha est alors Prakriti, la substance primordiale indiffrencie ; cest le principe passif, qui est reprsent comme fminin, tandis que Purusha, appel aussi Pumas, est le principe actif, reprsent comme masculin ; et, demeurant dailleurs eux-mmes non-manifests, ce sont l les deux ples de toute manifestation. Cest lunion de ces deux principes complmentaires qui produit le dveloppement intgral de ltat individuel humain, et cela par rapport chaque individu ; et il en est de mme pour tous les tats manifests de ltre autres que cet tat humain, car, si nous avons considrer celui-ci plus spcialement, il importe de ne jamais oublier quil nest quun tat parmi les autres, et que ce nest pas la limite de la seule individualit humaine, mais bien la limite de la totalit des tats manifests, en multiplicit indfinie, que Purusha et Prakriti nous apparaissent comme rsultant en quelque sorte dune polarisation de ltre principiel.

    Si, au lieu de considrer chaque individu isolment, on considre lensemble du domaine form par un degr dtermin de lExistence, tel que le domaine individuel o se dploie ltat humain, ou nimporte quel autre domaine analogue de lexistence manifeste, dfini semblablement par un certain ensemble de conditions spciales et limitatives, Purusha est, pour un tel domaine (comprenant tous les tres qui y dveloppent, tant successivement que simultanment, leurs possibilits de manifestation correspondantes), assimil Prajpati, le Seigneur des tres produits , expression de Brahma mme en tant quil est conu comme Volont Divine et Ordonnateur Suprme (1). Cette Volont se manifeste plus particulirement, dans chaque cycle spcial dexistence, comme le Manu de ce cycle, qui lui donne sa Loi (Dharma) ; en effet, Manu, ainsi que nous lavons dj expliqu ailleurs, ne doit aucunement tre regard comme un personnage ni comme un

    1 Prajpati est aussi Vishwakarma, le principe constructif universel ; son nom et sa fonction sont dailleurs

    susceptibles dapplications multiples et plus ou moins spcialises, suivant quon les rapporte ou non la considration de tel ou tel cycle ou tat dtermin.

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  • mythe (du moins au sens vulgaire de ce mot), mais bien comme un principe, qui est proprement lIntelligence cosmique, image rflchie de Brahma (et en ralit une avec Lui), sexprimant comme le Lgislateur primordial et universel (1). De mme que Manu est le prototype de lhomme (mnava), le couple Purusha-Prakriti, par rapport un tat dtre dtermin, peut tre considr comme quivalent, dans le domaine dexistence qui correspond cet tat, ce que lsotrisme islamique appelle l Homme Universel (El-Insnul-kmil) (2), conception qui peut dailleurs tre tendue ensuite tout lensemble des tats manifests, et qui tablit alors lanalogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalit individuelle humaine (3), ou, pour employer le langage de certaines coles occidentales, du macrocosme et du microcosme (4).

    Maintenant, il est indispensable de remarquer que la conception du couple Purusha-Prakriti na aucun rapport avec une conception dualiste quelconque, et que, en particulier, elle est totalement diffrente du dualisme esprit-matire de la philosophie occidentale moderne, dont lorigine est en ralit imputable au cartsianisme. Purusha ne peut pas tre regard comme correspondant la notion philosophique d esprit , ainsi que nous lavons dj indiqu propos de la dsignation dtm comme l Esprit Universel , qui nest acceptable qu la condition dtre entendue dans un sens tout autre que celui-l ; et, en dpit des assertions de bon nombre dorientalistes, Prakriti correspond encore bien moins la notion de matire , qui, dailleurs, est si compltement trangre la pense hindoue quil nexiste en sanskrit aucun mot par lequel elle puisse se traduire, mme trs approximativement, ce qui prouve quune telle notion na rien de vraiment fondamental. Du reste, il est trs probable que les Grecs eux-mmes navaient pas la notion de la matire telle que lentendent les modernes, tant philosophes que physiciens ; en tout cas, le sens du mot , chez Aristote, est bien celui de substance dans toute son universalit, et (que le mot forme rend assez mal en franais, cause des quivoques auxquelles il peut trop aisment donner lieu) correspond non moins exactement l essence envisage comme corrlative de cette substance . En effet, ces termes d essence et de substance , pris dans leur acception la plus tendue, sont peut-tre, dans les langues occidentales, ceux qui donnent lide la plus exacte de la conception dont il sagit, conception dordre beaucoup plus universel que celle de l esprit et de la matire , et dont cette dernire ne reprsente tout au plus quun aspect trs particulier, une spcification par rapport un tat dexistence dtermin, en dehors duquel elle cesse entirement

    1 Il est intressant de noter que, dans dautres traditions, le Lgislateur primordial est aussi dsign par des noms

    dont la racine est la mme que celle du Manu hindou : tels sont, notamment, le Mns ou Mina des gyptiens, le Minos des Grecs et le Menw des Celtes ; cest donc une erreur de regarder ces noms comme dsignant des personnages historiques.

    2 Cest lAdam Qadmn de la Qabbalah hbraque ; cest aussi le Roi (Wang) de la tradition extrme-orientale (Tao-te-king, XXV).

    3 Nous rappelons que cest sur cette analogie que repose essentiellement linstitution des castes. Sur le rle de Purusha envisag au point de vue que nous indiquons ici, voir notamment le Purusha-Skta du Rig-Vda, X, 90. Vishwakarma, aspect ou fonction de l Homme Universel , correspond au Grand Architecte de lUnivers des initiations occidentales.

    4 Ces termes appartiennent en propre lHermtisme, et ils sont de ceux pour lesquels nous estimons navoir pas nous occuper de lemploi plus ou moins abusif qui a pu en tre fait par les pseudo-sotristes contemporains.

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  • dtre valable, au lieu dtre applicable lintgralit de la manifestation universelle, comme lest celle de l essence et de la substance . Encore faut-il ajouter que la distinction de ces dernires, si primordiale quelle soit par rapport toute autre, nen est pas moins relative : cest la premire de toutes les dualits, celle dont toutes les autres drivent directement ou indirectement, et cest l que commence proprement la multiplicit ; mais il ne faut pas voir dans cette dualit lexpression dune irrductibilit absolue qui ne saurait nullement sy trouver : cest ltre Universel qui, par rapport la manifestation dont Il est le principe, se polarise en essence et en substance , sans dailleurs que son unit intime en soit aucunement affecte. Nous rappellerons ce propos que le Vdnta, par l mme quil est purement mtaphysique, est essentiellement la doctrine de la non-dualit (adwaita-vda) (1) ; et, si le Snkhya a pu paratre dualiste ceux qui ne lont pas compris, cest que son point de vue sarrte la considration de la premire dualit, ce qui ne lempche point de laisser possible tout ce qu