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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Alain Renaut Politique et Sociétés, vol. 22, n° 3, 2003, p. 155-178. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/008855ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 23 octobre 2009 « Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai de philosophie politique appliquée »

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POLITIQUE ET SOCIÉTÉ. Alain Renaut

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

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    Alain RenautPolitique et Socits, vol. 22, n 3, 2003, p. 155-178.

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    Quest-ce quune politique juste? Essai de philosophie politique applique

  • QUEST-CE QUUNE POLITIQUE JUSTE ? ESSAIDE PHILOSOPHIE POLITIQUE APPLIQUE

    Alain RenautUniversit Paris IV Sorbonne

    Je me suis donn pour programme, durant ces dernires annes,dexplorer la transition entre philosophie politique et philosophie poli-tique applique. Pour ce faire, jai abord une srie de champs o lephilosophe intervient sur des problmatiques qui ne sont pas simple-ment le produit de lhistoire de sa discipline, mais qui, jaillissant dessocits contemporaines elles-mmes, mobilisent au moins aussilgitimement dautres comptences et connaissances que les siennes. travers ces problmatiques, la fois parce que le philosophe enhrite sans les crer et parce quelles convoquent, dans les dbats oelles se dveloppent, toute une srie de comptences et de connais-sances qui ne sont pas exclusivement philosophiques, la philosophiepolitique se trouve contrainte pour ainsi dire sortir delle-mme. Ellesy applique des objets et des champs dinterrogation sur lesquelsle philosophe peut certes considrer quil est, parmi dautres, lgitim intervenir, mais propos desquels son intervention et le contenu deson intervention ne lui sont pas uniquement dicts par les acquis delhistoire de sa discipline, de Platon ou dAristote jusqu John Rawls,comme cest le cas quand il soccupe de ses interrogations plus tradi-tionnelles, telles quelles relevaient plutt, non pas dune entreprisedapplication, mais bien dun travail de fondation. Cest, au demeu-rant, sur ce ddoublement de la philosophie politique (et, plus gn-ralement, de la philosophie pratique) selon les axes de la fondation etde lapplication que je voudrais dabord, en vue de justifier mon pro-gramme actuel, faire quelques observations destines 1) expliquerpourquoi la philosophie pratique contemporaine doit, mon sens, pri-vilgier aujourdhui les questions dapplication et 2) indiquer quellesdifficults particulires elle affronte en faisant ce choix. Je meffor-cerai ensuite 3) dillustrer ces difficults par une sorte dexercice dap-plication, qui prendra pour exemple la question, actuellement fortdiscute en France, du dossier corse et qui y considrera, plus pr-cisment, les options offertes une politique soucieuse de prendre encompte les revendications de droits culturels nouveaux sans sacrifierpour autant les principes de la dmocratie rpublicaine. Le travail que

    Politique et Socits, vol. 22, no 3, 2003

    Alain Renaut, UFR de philosophie, Universit de Paris IV Sorbonne, Rue Victor-Cousin, 75005 Paris, France.

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  • jesquisserai sur cet exemple aura pour fonction non seulement deprouver le mouvement (en loccurrence, celui de la philosophie poli-tique applique) en marchant, mais aussi de faire apparatre, en mmetemps que la fcondit en gnral inaperue dune approche authen-tiquement philosophique de tels dossiers, les limites au-del desquellesla philosophie politique applique mettrait elle-mme en pril cettefcondit.

    QUEST-CE QUE LA PHILOSOPHIE POLITIQUEAPPLIQUE ?

    En philosophie morale et politique comme ailleurs, la dimensiondu travail philosophique qui est la plus largement pratique en Franceest celle qui consiste mener une activit dhistorien de la philosophie,soit en rfrence un moment du pass de lhistoire de la philosophieauquel, pour telle ou telle raison, on attache une importance particu-lire, soit par souci dintgrer lhistoire la plus rcente, immdiatementcontemporaine, de la discipline. Cette activit historienne est certesimportante, et il est exclu dans mon esprit que nous puissions nousdrober devant ses exigences. Il reste que, mme sous la forme quimapparat la plus fconde (celle qui consiste identifier dans cer-taines philosophies des modles ou, pour le dire en termes hgliens,des types de position par rapport lobjectivit ), elle nest pas cra-trice par elle-mme. Le but ultime de lactivit philosophique nest pasde connatre lhistoire des philosophies constitues, mais plutt de seservir de ces philosophies constitues, soit pour en constituer une autre(ce qui ne va certes pas aujourdhui sans une part de navet, mais con-tinue nanmoins danimer les ambitions des quelques philosophesvivants qui ont le sentiment de produire une philosophie, tort ou rai-son, souvent tort, parfois raison), soit, plus raisonnablement, pourclairer laide de ces types de position par rapport lobjectivit unequestion que le philosophe se pose ou plutt qui lui est pose par lob-jectivit elle-mme 1. Il faut en effet le rappeler, tant la philosophieacadmique, telle quelle existe en France, le fait oublier : le rle duphilosophe consiste clairer une part ou une dimension du rel, soitsimplement pour la comprendre, soit, notamment dans le registre de laphilosophie pratique, pour la transformer ou pour rflchir ce quipermettrait de la transformer moins quil ne sagisse de dtermi-ner comment faire pour sauvegarder ce qui peut paratre menac par telou tel type dagression. Que lhorizon soit celui de la transformation

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    1. Pour une formulation plus dveloppe de ces considrations concernant le travailde lhistorien de la philosophie, je renvoie la mise au point qui ouvre Lre delindividu. Contribution une histoire de la subjectivit, Paris, Gallimard, 1989,p. 7-12.

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  • ou celui de la sauvegarde, voire de la conservation, cest en tout cascette logique qui nous fait sortir de lactivit purement historique ouhistorienne et nous fait alors rencontrer les deux autres modes dacti-vit ou dinterrogation qui sont concevables et praticables dans ledomaine de la philosophie morale et politique.

    Le deuxime mode dactivit correspond, pour le philosophe, untravail de fondation ou de refondation. Ce travail de fondation corres-pond en fait lactivit la plus traditionnelle de la philosophie engnral, telle quelle consiste montrer que lon peut fonder en raison,que lon peut rendre raison dun certain nombre dnoncs ou de pri-ses de position que nous effectuons sur tel ou tel secteur de la ralit.Ce travail de fondation qui fait que la raison, comme lexpliqueKant au dbut de la Dialectique transcendantale , remonte du condi-tionn ses conditions en exigeant toujours des conditions plus hautes,plus leves, voire un premier principe ou un premier fondementinconditionn dfinit non seulement la philosophie en gnral, mais

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    Rsum. Lauteur avance la thse de la ncessit dune transition de laphilosophie politique la philosophie politique applique. Cette ncessitprovient du fait que la philosophie politique doit intervenir aujourdhui surdes questions et des problmes qui dbordent le cadre de la philosophie poli-tique traditionnelle. Dans la confrontation de ces problmes, la philosophiepolitique ne peut simplement rpter le travail de fondation philosophique, ca-ractristique de linterrogation traditionnelle, mais elle doit dsormais sorien-ter vers un travail dapplication. Larticle prsente dans les deux premiresparties des observations gnrales qui visent 1) expliquer pourquoi la philo-sophie pratique contemporaine doit privilgier aujourdhui les questions dap-plication, 2) indiquer, partir dune lecture renouvele de lthique kan-tienne, quelles difficults particulires la philosophie pratique va rencontreren faisant ce choix. Dans une troisime partie, lauteur illustre par ltudedun exemple concret (les droits linguistiques en Corse) sa pratique philoso-phique de lapplication.

    Abstract. The author defends the necessity of a transition from politicalphilosophy to applied political philosophy. This necessity arises from the factthat political philosophy should today intervene on questions and problemswhich overstep the boundaries of traditional political philosophy. To tacklethese problems, political philosophers cannot simply repeat the foundationalwork which is typical of traditional political philosophy, but they should redi-rect their efforts toward applied political questions. The first two sections ofthe article have two aims : 1) to explain why contemporary political philoso-phy should today emphasize questions of application, 2) to illustrate, througha new reading of Kants ethics, some of the specific difficulties related to thiscontemporary philosophical endeavour. In the third section, the author givesus an example of applied political philosophy through an analysis of theFrench discussion around the linguistic rigths in Corsica.

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  • aussi la philosophie politique, par exemple, en la spcifiant par rapportaux interrogations plus descriptives de la sociologie politique ou dessciences politiques. Cest en ce sens notamment que la question spci-fique de la philosophie politique, au moins dAristote Rousseau, a tcelle du meilleur rgime, entendue (depuis Aristote) comme celle desavoir qui il est juste que le pouvoir revienne : cest l une questionde justice, plus prcisment, de justice politique puisque, dans lestermes qui ont travers toute la philosophie antique et moderne, ilsagit de savoir qui, si lon se demande comment rpartir le pouvoir ausein de la cit, a le meilleur droit exercer la souverainet. En un sens,tout le trajet de la philosophie politique jusqu Rousseau inclusive-ment aura consist en un gigantesque travail de fondation dune r-ponse possible une telle question, permettant de dire quel est lemeilleur rgime envisageable, savoir celui dans lequel le pouvoirrevient au souverain lgitime. Nous savons comment la rponse cettevaste interrogation a donn lieu de vifs dbats (sur la diversit desrgimes), puis sest progressivement stabilise sous la forme dunethorie de la souverainet du peuple dont les dclarations amricaineet franaise des droits de lhomme, la fin du XVIIIe sicle, numrrentles principes constitutifs.

    Pour autant, nous savons aussi que cette fondation de la dmocra-tie comme meilleur rgime, que thmatise la doctrine rousseauiste dela souverainet de la volont gnrale, na pas mis un terme au travailde fondation comme tel. Mme si cette conception du meilleur rgime, quelques extrmismes prs (qui ont certes pu correspondre cer-taines des plus grandes catastrophes que les hommes se sont infliges eux-mmes au nom de leurs idaux), sest impose de faon durable,elle a ouvert de nouveaux espaces dinterrogation requrant de nou-veaux efforts de fondation. supposer en effet que le souverain soitlgitime, cest--dire que ltat soit dmocratique, reste se demanderquelles doivent tre et comment doivent se pratiquer les relations entreltat dmocratique, suppos exprimer et dfendre lintrt gnral, etla socit, cest--dire lensemble des individus et des groupes dindi-vidus qui poursuivent la ralisation de leurs intrts particuliers. Cetteinterrogation nouvelle nat philosophiquement entre Kant et Hegel 2.Elle se dveloppe politiquement, dans le mme temps, la faveur de laRvolution franaise et des discussions suscites par ses propresdrives, notamment par la Terreur jacobine. la faveur de ce contexte,elle sest cristallise, de faon comprhensible, autour de la questiondes limites de ltat : quelles doivent tre les limites du pouvoir, sildoit y en avoir, y compris lorsquil sagit dun pouvoir dmocratique ?L encore, travers ce rebondissement interne linterrogation sur le

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    2. Je ne peux pas justifier ici cette priodisation : je renvoie Luc Ferry et AlainRenaut, Des droits de lhomme lide rpublicaine. Philosophie politique, tomeIII, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 96-103.

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  • meilleur rgime, la recherche dune rponse a pris la forme dun tra-vail de fondation, qui a donn lieu un vaste affrontement : dun ct,la thorie librale des limites de ltat prenait pour principe ultime lareconnaissance de lindividu et de ses droits ; de lautre ct, le refusque les valeurs de lindividualisme puissent constituer les valeurs poli-tiques suprmes caractrisait ngativement le socialisme, du moinssous sa forme tatique, dont le modle le plus puissant a t fourni partir du milieu du XIXe sicle par le marxisme. Pour plus dun sicle,le dbat sest fig autour de cette opposition sur les principes ultimesde lordre politique. Politiquement, il fallut attendre leffondrementultime du communisme, avec la chute du mur de Berlin en 1990, pourque le paysage ft dfinitivement transform. Intellectuellement etphilosophiquement, les dplacements majeurs staient dj produitsde la fin des annes 1960 au dbut des annes 1980, la faveur dunprocessus o le modle du socialisme tatique, dans ses incarnationslninistes, staliniennes ou maostes, a progressivement vol en clatssous la pression des exigences individualistes de lesprit du temps 3.Cette volatilisation du marxisme institutionnalis, puis du commu-nisme, fut si impressionnante quon a alors pu considrer pour untemps que se trouvait ainsi close la squence ouverte aprs la Rvo-lution franaise et que la publication par John Rawls, en 1971, de saThorie de la justice correspondait la fin de ce type dinterrogationsur les modalits du meilleur rgime, sous la forme dune refondationdfinitive du libralisme politique. En intgrant partiellement auxvaleurs du libralisme les exigences de justice sociale que le socia-lisme, puis le marxisme, aprs quil eut pulvris les diffrentes ver-sions du socialisme qui lavaient prcd, avaient opposes aux valeursde la dmocratie librale, la Thorie de la justice semblait nouveaustabiliser linterrogation quavait relance, aprs la premire stabilisa-tion rousseauiste, la querelle de la Rvolution franaise.

    Avec trente ans de recul, nous savons aujourdhui quelles illusionssattachaient cette reprsentation dune fin de lhistoire, en mmetemps qu celle dune fin de lhistoire de la philosophie politique.De fait, le dbat sur le meilleur rgime a repris, aussi bien entrelibraux et libertariens quentre libraux et no-libraux de mmequentre communautariens et libraux, ou encore entre libraux etno-rpublicains, pour savoir comment concevoir lordre politiquejuste. Pour lessentiel, ces nouvelles discussions sorganisent autourdune dclinaison particulire de linterrogation sur les relations entre

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    3. Jai montr ailleurs (La Pense 68. Essai sur lanti-humanisme contemporain,Paris, Gallimard, 1985, en collab. avec L. Ferry) comment leur manire les dif-frents mouvements des annes 1968 ont exprim ces exigences de lindividua-lisme avec une radicalit particulire, sans toujours sen rendre compte, commeen tmoigne le rle paradoxal jou dans ces mouvements foncirement individua-listes, sinon par le marxisme, du moins par le maosme ou par le trotskysme.

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  • ltat et la socit, comprise ici comme cette communaut de valeurset de traditions qui, en tout cas aux yeux des communautariens etdune partie des rpublicanistes, est irrductible ltat de droit.Ainsi linterrogation contemporaine sur le rapport entre le juste et lebien consiste-t-elle se demander si une conception du bien, incarnedans une socit ou dans une communaut dappartenance, doitprcder et excder la construction de ltat et du droit, en lui dictantses principes (par exemple ses principes de justice) ou si, au contraire,ltat se construit en toute neutralit lgard dune quelconque con-ception du bien socialement incarne en nempruntant aucunementses principes de justice aux valeurs ou aux traditions qui prcdent saconstruction.

    Sans quil soit besoin d insister davantage, il me semble clair quetout ce dbat des trente dernires annes sur la relation entre lesprincipes de justice et les conceptions du bien appelait lvidence unnouveau travail de fondation. Fallait-il entreprendre, aprs leffon-drement du marxisme, une refondation du libralisme ? Cette refonda-tion prendrait-elle la forme dune reconduction ou dune transforma-tion, et si transformation il devait y avoir, jusquo imposait-elle deramnager les lments du socle libral ? Fallait-il au contraire chap-per dfinitivement lorbite de lantinomie entre libralisme et socia-lisme, pour laborer une autre position encore, et si oui, laquelle ?Quelle que soit la rponse adopte, lactivit qui entreprenait de la fairevaloir sapparentait bien une nouvelle activit de fondation ou derefondation.

    Je ne prtends pas que ce dbat soit clos ni quil faille en sous-estimer limportance (il correspond mme, dans mon esprit, la troi-sime grande phase de linterrogation sur le meilleur rgime). Il resteque lon peut apercevoir aussi dans cette nouvelle version de lactivitfondatrice lamorce dun passage un autre type dactivit philosophico-politique relevant plutt de la problmatique de lapplication. Y com-pris sous la forme quil prend aujourdhui (pour faire simple, disonsaprs J. Rawls), le dbat entre libralisme et socialisme relve claire-ment, nous lavons dj remarqu, de la problmatique classique de lafondation. Revenons-y nanmoins un instant, pour apercevoir en quoicest la logique mme de cette entreprise fondatrice qui requiert cettefois, non sans paradoxe, un dplacement corrlatif du regard vers desquestions relevant de lapplication.

    Selon le camp auquel on choisit dappartenir philosophiquement,il sagit bien, soit, du ct rawlsien, de fonder des principes de justiceet lorganisation politique qui en dcoule, soit, de lautre ct, de con-tester cette fondation pour proposer et fonder une autre conception dela justice et de lorganisation politique subsquente. Nanmoins,depuis trente ans, les disciples de J. Rawls nont eu de cesse, pourexpliciter la porte de lapport rawlsien, de se demander sil ne faudraitpas tendre la porte du second principe rawlsien. Ce second principe

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  • est, bien sr, celui qui fait de la thorie rawlsienne de la justice unethorie de la justice sociale, puisque le principe de diffrence oudquit permet de considrer quune socit nest juste que si, par-del la garantie apporte lgalit des droits et liberts des individus(premier principe), les ingalits matrielles susceptibles dexisterdans la socit considre rpondent certaines conditions ou cer-tains critres (compatibilit avec lexigence dgalit des chances,capacit apparatre souhaitables mme aux plus dfavoriss). Cest travers ce second principe de justice que J. Rawls avait effectivementrefond une thorie de la justice sociale intgrant dans lhritage dulibralisme des exigences qui avaient jusqualors plutt t prises encharge par la contre-tradition socialiste. Laissons de ct la question desavoir ce quon peut penser de la porte de cette intgration pour uneapprhension du dbat contemporain sur les transformations dulibralisme ou sur une refondation du socialisme : ce qui mimporte iciest plutt de noter que les disciples de J. Rawls ont consacr leurs prin-cipaux efforts se demander sil faut ou non tendre le second principe(donc lexigence de justice sociale) en appliquant (le mot surgit ici delui-mme) lexigence dquit non plus aux individus, mais desgroupes.

    Les groupes dont il sagit peuvent tre, comme chez WillKymlicka, des groupes ethnoculturels ou, comme chez Susan MollerOkin, des groupes gnriques. Dautres cas peuvent parfaitement treenvisags : un groupe comme celui des enfants pourrait tre considrcomme requrant lui aussi une reformulation spcifie de principes dejustice. une nouvelle version du premier principe (ouvrant sur lareconnaissance de certaines liberts comme non ngociables, si dumoins lducation ne doit pas tre un dressage) viendrait ici sarticulerla dtermination dune nouvelle version du second principe : de toutevidence en effet, ne serait-ce que le critre de la compatibilit des in-galits matrielles avec lgalit des chances pourrait acqurir, danslespace de lenfance, une porte toute particulire 4. Or, quil sagissedes groupes culturels, des groupes gnriques ou des enfants, ce typedinterrogation continue bien de requrir en un sens un travail de fon-dation : ce qui sy joue, cest en effet la lgitimit dune ventuelletransformation du paradigme classique du sujet de droit qui ne seraitplus, ou plus seulement, lindividu abstrait, mais, soit le groupe dap-partenance, soit lindividu considr travers cette appartenance. Dumme coup, la perspective se trouve galement soumise lgitimationde reconnatre des droits spcifiques (droits culturels, droits desfemmes, droits des homosexuels, droits des enfants, etc.). Pouvons-nous fonder en raison de tels dplacements dans le dispositif de ltat

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    4. Mon propre travail sur lenfance (La libration des enfants. Contribution philo-sophique une histoire de lenfance, Paris, Calmann-Lvy/Bayard, 2002) ren-contre directement cette problmatique.

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  • de droit et, plus prcisment, lesquels 5 ? mesure que se dveloppentde telles interrogations, on peroit cependant que les problmatiquesgnrales de la philosophie politique antrieure trouvent ici se par-ticulariser et qu la faveur de ces particularisations de la question dudroit (droit des minorits linguistiques, droit des femmes, droit decommunauts unifies par des murs, droit des enfants, etc.), ce quipouvait apparatre comme un simple aspect du travail de fondation sorten fait du strict plan des principes et aborde ncessairement celui descontextes qui rendent ncessaires de telles interrogations. Ainsi la tran-sition se fait-elle avec le travail dapplication, et ce, partir de ladmarche fondatrice elle-mme, en nous invitant passer, pour mieuxsaccomplir, de la philosophie politique gnrale cette philosophiepolitique applique laquelle nous sommes dsormais conduits par larecherche de telles spcifications de lexigence gnrale de justicesociale.

    Clarifie quant sa logique, la transition vers la philosophie poli-tique applique nen soulve pas moins de multiples interrogations. Jenen retiendrai ici que deux.

    Dune part, la philosophie politique, dlaissant le terrain de noschers principes, ne risque-t-elle pas dy perdre son me en brouillantelle-mme ses marques distinctives vis--vis dautres disciplines, no-tamment la sociologie ? Question qui serait de peu dimportance si ellenengageait que de sottes querelles disciplinaires de territoire. Ques-tion troublante, en revanche, pour le philosophe, ds lors quil peroitcomment, sur le terrain de lapplication, la faon dont il lui faut envi-sager de dlaisser luniversel pour le particulier lexpose, soit treplus ou moins dmuni, du moins par comparaison avec les reprsen-tants dautres disciplines rompues, par la pratique de lenqute, lin-vestigation des questions contextualises, soit outrepasser les limitesde ses comptences spcifiques.

    Dautre part, ce qui peut faire difficult dans cette transition versla philosophie politique applique tient ce qui en constitue le plussouvent, aujourdhui, lenvironnement philosophique. Dans lhritagede J. Rawls notamment, la transition sopre en effet partir dun hori-zon philosophique au moins en partie kantien, alors que classiquementla discussion du kantisme, depuis deux sicles, avait plutt consist lui reprocher de ne pas pouvoir sortir du terrain des principes purs ouformels pour prendre en compte les exigences du rel. Raison suppl-mentaire, pour peu que lon partage linscription dans cet horizon, dene pas contourner les difficults auxquelles se heurte le philosophe

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    5. Louvrage intitul Alter ego. Les paradoxes de lidentit dmocratique (Paris,Aubier, 1999, en collab. avec Sylvie Mesure) tente de fonder la lgitimit din-clure, dans les droits individuels, des droits lidentit culturelle, mais refuse lerecours (prsent en revanche chez Will Kymlicka) des droits collectifs conuscomme revenant aux groupes en tant que tels.

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  • quand il prend soin de se demander jusquo, en tant que philosophe,il peut prcisment aller sur ce chemin de lapplication.

    LES LIMITES DE LAPPLICATION

    Ce dbat engage toute une srie de questions notamment cellede savoir quelles transformations du kantisme peut imposer cette pro-motion du problme de lapplication ou, inversement, celle de savoir siune rfrence maintenue au kantisme nimpose pas de tenir compte deslimites dlibres que Kant avait lui-mme traces la perspectivedune philosophie pratique applique 6.

    Javais autrefois abord ce dossier complexe dans la prsentationde ma traduction de la Mtaphysique des murs. Jy expliquais que cequi, chez Kant, touchait la mtaphysique des murs et que, parcette traduction, je proposais pour la premire fois de runir en unensemble (Fondation de la mtaphysique des murs, 1785, Doctrinedu droit, Doctrine de la vertu, 1797) se situait prcisment entre fon-dation et application 7 . Louvrage de 1785 relve certes de la probl-matique de la fondation , comme lindique expressment son titre(Grundlegung zur Metaphysik der Sitten) : cest mme du niveauultime de la dmarche fondatrice quil sagissait alors, puisque Kantrecherchait le principe ou le fondement ultime, en mme tempsquunique, de toute la sphre pratique fondement ultime dont onsait quil a estim le trouver dans lautonomie de la volont 8. Enrevanche, les deux Doctrines qui constituent la Mtaphysique desmurs proprement dite correspondent la problmatique de lapplica-tion Kant ayant cette occasion expressment rflchi aux condi-tions exactes ainsi quaux limites dune telle dmarche.

    Tout lecteur de Kant en est convaincu : lexigence morale est uneexigence duniversalit, mais une telle exigence ne nous fait pas par

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    6. Ce sont ces limites que rappelle, par exemple, une kantienne comme OnoraONeill, en discutant le projet mme dune thique applique.

    7. A. Renaut, prsentation et traduction de : Kant, Mtaphysique des murs, tome I :Fondation de la mtaphysique des murs, Introduction gnrale la mta-physique des murs, tome II : Doctrine du droit, doctrine de la vertu, Paris, GF-Flammarion, 1994.

    8. Cest mme la raison pour laquelle, Kant ayant recherch un fondement ultime,son titre (qui porte Grundlegung , fondation, et non pas Grundlage , fonde-ment ) tait absurdement traduit en franais quand on parlait des Fondementsde la mtaphysique des murs . Frege, en 1884, a bien publi des Fondementsde larithmtique (Grundlagen der Arithmetik) ; mais Kant, pour sa part, avaitcrit une Fondation de la mtaphysique des murs , mettant en vidence unfondement unique de la sphre pratique. Au demeurant, les utilisateurs de cetouvrage qui persistent parler de Fondements de la mtaphysique des murs seraient bien en peine dindiquer quelle pluralit ils font ainsi rfrence.

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  • elle-mme dpasser la sphre formelle du transcendantal, cest--direla sphre des conditions de possibilit de la moralit : elle ne nousindique pas par elle-mme comment passer de cette dfinition gnralede lobjectivit pratique la dtermination dobjets particuliers rels.La morale pure nous dit quil faut viser luniversel, mais elle ne nousdit pas ce que cet universel est effectivement dans tel ou tel cas, elle endcrit seulement la forme dsincarne ce pourquoi, si lon rduit laphilosophie pratique de Kant ce moment fondateur, lon pourraassurment en dnoncer satit le formalisme.

    Au demeurant, cette limitation du transcendantal pur est clairedans le registre de la philosophie thorique et elle nous aide mieuxpercevoir la teneur de la difficult dans le registre pratique. On sait eneffet que, dans le cas de la philosophie de la nature (de la physique),les catgories sont constitutives par rapport lexprience possible,mais seulement rgulatrices par rapport lintuition ce qui signifie,en clair, quon ne peut pas, la diffrence de ce qui avait lieu chez lescartsiens par exemple, entreprendre dlaborer une physique int-gralement a priori. Seules les mathmatiques peuvent en fait procderabsolument a priori parce quelles, et elles seulement, ne sintressentqu la forme de lexprience, non son contenu empirique.

    De mme, dans le cas de la philosophie pratique, qui seul nousretient ici, il est impossible de dduire a priori les fins concrtesque je dois me proposer de raliser dans telle ou telle circonstance par-ticulire. Je dispose certes dun principe, mais le problme de lappli-cation de ce principe lexistence suppose un saut . Ce saut neseffectue cependant pas de faon arbitraire, et cest justement luvrede la mtaphysique des murs (pour la partie pratique) que den dter-miner les conditions, comme cest le cas de la mtaphysique de lanature pour la partie thorique. Plus prcisment : Kant nomme en effet mtaphysique le procd non seulement lgitime, mais aussi nces-saire, par lequel nous pensons le rapport de luniversel au particulier.Ce procd consiste ajouter la structure catgoriale formelle unminimum dempiricit, une donne sensible aussi abstraite que possi-ble par rapport lempiricit (ce pourquoi le procd peut tre dit mtaphysique ), donc aussi proche que possible du transcendantal,de sorte que le saut soit lui-mme le plus restreint possible. Cest sansdoute, il faut y revenir, dans la prface aux Premiers principes mta-physiques de la science de la nature que lon trouve les indications lesplus prcises sur cette mthode de dtermination des catgories 9. Onregrettera, pour la rflexion contemporaine sur la philosophie pratiqueapplique, que Kant ait surtout fourni de telles indications propos duregistre thorique : il dpend toutefois de notre propre effort de les pro-longer dans le registre pratique.

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    9. Emmanuel Kant, Premiers principes mtaphysiques de la science de la nature,dans uvres philosophiques de Kant, tome II, Paris, Gallimard, 1980, p. 370 et s.

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  • suivre ces indications fournies par Kant au sujet de la mta-physique de la nature, le minimum ajout la structure catgoriale serala reprsentation dun mobile dans lespace et le temps. Cette simpleadjonction, qui peut seffectuer a priori et donc, rptons-le, peut tredite, en ce sens, mtaphysique (puisque je sais a priori de lobjetdonn, quel quil puisse tre, quil est situ dans lespace et dans letemps, quoi correspond la notion de mouvement), permettra ensuiteden dterminer le produit laide des quatre titres de la table des cat-gories, faisant ainsi surgir la phoronomie (quantit), la dynamique(qualit), la mcanique (relation) et la phnomnologie (modalit).

    On peut alors construire par analogie ce quil va en tre dans lop-tique dune mtaphysique des murs. Le premier lment, vritable-ment minimal, qui puisse tre ajout a priori aux catgories de la li-bert rside dans la reprsentation de lexistence des choses et despersonnes. Lajout dun second minimum , si lon peut dire, inter-viendra dans la Doctrine de la vertu (lexistence des penchants inscritsdans les diffrents sujets), mais il supposera dj la prise en compte dupremier raison pour laquelle, architectoniquement, la Doctrine dudroit prcde ce que Kant appelle aussi lthique.

    Ce procd de la mtaphysique , qui est donc pour Kant celui-lmme de lapplication, appellerait vrai dire bien des remarques. Ilfaut souligner tout dabord que la porte en est telle quelle engage uncertain nombre de prises de position sur des problmes prcis relevantde la raison pratique juridique ou morale. En ne retenant ici quun seulexemple, on aperoit ainsi que, de la manire mme dont se trouveconstruit lobjet de la Doctrine du droit, rsultent les deux questionscentrales qui vont fonder les divisions principales de louvrage etdterminer lordre dans lequel elles seront abordes :

    1. Quest-ce qutre libre lgard des choses ? Cette premirequestion fonde la thorie de la proprit et, plus gnralement,du droit priv.

    2. Comment les diverses liberts individuelles peuvent-elles sac-corder entre elles, cest--dire sautolimiter ? Ou encore : com-ment puis-je tre libre sans quautrui soit asservi et, rciproque-ment, comment autrui peut-il tre libre sans que je sois asservi ?Cette seconde question fonde la thorie du droit public.

    Or, la dichotomie ainsi produite du droit priv et du droit public abien videmment une porte considrable pour toute la thorie politiqueultrieure dont elle constitue mme, en quelque sorte, lacte de nais-sance 10. Elle correspond en effet pour lessentiel, on le peroit sanspeine, cette distinction plus contemporaine (qui fonde pour lessentiel,je lai rappel plus haut, le libralisme politique) entre la socit (civile)

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    10. Je reprends ici une thse dj dveloppe, selon une perspective sensiblementdiffrente, dans Des droits de lhomme lide rpublicaine. Philosophie poli-tique.

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  • et ltat ce dernier sentendant en loccurrence comme le lieu du droitde contrainte qui garantit la limitation rciproque des liberts. Il y a doncbien dans le cadre mme du kantisme, chacun le voit cet exemple, unesortie possible hors du pur transcendantal Kant faisant apparatre, lafaveur de lapplication des catgories de la libert la reprsentationdun espace o coexistent des personnes sappropriant des choses, quundispositif politique mnageant la distinction de la socit et de ltat estplus conforme ces catgories (plus objectivement pratique) quun dis-positif qui rsorberait cette distinction, soit au bnfice de la socit (tatde nature), soit au bnfice de ltat (despotisme).

    Cela dit, dans la logique du kantisme, jusquo va cette dmarcheapplicative ? Kant, vrai dire, a pour sa part au moins autant rflchi la procdure de lapplication qu ses limites ses yeux indpassables.Trs logiquement, ce devrait tre au terme de la Doctrine de la vertuque nous pourrions trouver la mise au point la plus explicite sur ceslimites au-del desquelles le procd de la mtaphysique des mursperdrait toute lgitimit. Trs logiquement en effet, puisque, si limitesde lapplication il doit y avoir, cest bien l o la dfinition formelle delobjectivit pratique est susceptible datteindre son plus haut degr deremplissement quelles seraient mme de surgir autrement dit : lo, la forme vide de lobjectivit (lexigence duniversalit), ont tintgres successivement deux dimensions qui lui taient extrieures, savoir lextriorit du ct de lobjet constitue par lexistence deschoses et des personnes (droit), puis lextriorit du ct du sujet cons-titue par les inclinations (vertu).

    Il faut pourtant le reconnatre : la conclusion de la Doctrine de lavertu, si elle frle cette question, ne la thmatise pas vritablement 11 etcest plutt, l encore, par analogie avec les indications dont nous dis-posons dans le domaine thorique (mtaphysique de la nature) quilnous faut concevoir la faon dont Kant sest reprsent les limites desa mtaphysique des murs.

    Dans le registre thorique, les matriaux amasss par Kant durantles dernires annes de sa vie et rassembls dans lOpus postumumenvisagent, au-del de la mtaphysique de la nature, la question du passage (bergang) la physique empirique 12. Ajoutant la struc-

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    11. On lira cependant avec attention la conclusion de la Doctrine de la vertu (p. 367-370 dans la traduction cite plus haut) o Kant, sur lexemple de la religioncomme doctrine des devoirs envers Dieu, suggre quil existe de jure des limitesinfranchissables de l thique en tant que philosophie pratique pure ; au-del deces limites, lajout quil faudrait nouveau intgrer la dfinition formelle de lamoralit pure ne pourrait plus tre accompli a priori, mais il serait de naturepleinement empirique en requrant que la doctrine considre soit applique une histoire donne .

    12. Voir sur ce point les indications rassembles par le Pre Franois Marty dans laprsentation de sa belle traduction de lOpus postumum (Paris, Presses universitaires

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  • ture catgoriale, non plus seulement le mouvement, mais les forcesmotrices comme substrat du mouvement, Kant semble mme streaventur trs loin dans la dduction de lempiricit et corrlativementtre parvenu trs prs de ces philosophies de la nature quallait cons-truire lidalisme allemand, notamment chez Schelling. Pour autant,mme dans ces textes tonnants o parat samorcer le programmedune dduction de la posteriori lui-mme, Kant reste fidle lespritde la philosophie critique : sa dduction de la matire nest pas consti-tutive, mais elle fournit seulement un fil conducteur ou une mthode (silon veut : un schme), non pour construire le donn a priori, mais pourse reprer dans lempirique. En ce sens, mme ainsi schmatise plusavant, lobjectivit thorique demeure seulement rgulatrice par rap-port lintuition : elle ne la produit pas, mais lattend ou, si lonprfre, lexistence, comme il convient dans un systme de la raisonfinie, nest pas dduite du concept et la science empirique resteextrieure la philosophie.

    Or, rien nautorise penser que Kant et envisag autrement leproblme du passage sur son versant pratique. Quelques lignes duparagraphe 45 de la Doctrine de la vertu, qui abordent expressmentune telle entreprise, semblent cet gard sans quivoque : Toutcomme lon rclame, de la mtaphysique de la nature la physique, unpassage qui possde ses rgles particulires, on attend bon droit de lamtaphysique des murs quelque chose danalogue savoir que,par application des purs principes du devoir aux cas de lexprience,elle schmatise pour ainsi dire ces principes et les prsente prts pourlusage moralement pratique 13.

    la diffrence des Premiers principes mtaphysiques de lascience de la nature, la Doctrine de la vertu amorcerait-elle donc djpar elle-mme le passage (bergang) ? La fin du paragraphe 45peut apparatre cet gard fort indcise, puisque Kant, successivement,y indique 1) que ces espces dapplication (Arten der Anwendung)ne peuvent ici tre dveloppes comme des sections de lthique ,mais doivent bien plutt lui tre ajoutes , puis 2) que cetteapplication (Anwendung) mme relve de la prsentation complte du

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    de France, 1986) : dans une lettre Garve de 1798, Kant dit prparer un ouvrageportant sur le passage des principes mtaphysiques de la science de la nature la physique . Cette entreprise semble avoir t aborde depuis 1796 et cest elleque, surtout aprs 1800, Kant consacrera ses dernires forces.

    13. E. Kant, Doctrine du droit, doctrine de la vertu, p. 341. Il existe un texte paral-lle concernant le passage dans lordre juridique (et non plus thique), dans Opuspostumum, AK, t. XXI, p. 178 : Une discipline de ce genre [passage du droit purau droit statutaire, A. R.] serait fort utile et mme indispensable pour juger de larationalit du droit empirique , et pour viter quil ne se rduise une uvreartificielle, purement mcanique, nullement objective (cest--dire dcoulant deslois de la raison), mais simplement subjective (issue de larbitraire du Pouvoir) .

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  • systme (de la raison pratique). Comprendre, me semble-t-il, quepour Kant les applications effectives, dans la particularit de leur con-tenu, chappent la Doctrine de la vertu ( lthique), mais que celle-ci peut et doit fournir (l est sa limite) le principe mthodique de lap-plication prsent ici aussi, et ce nest videmment pas ngligeable,en termes de schmatisation (cest--dire en termes dadjonction dl-ments dempiricit qui ne seraient plus, la diffrence des prcdents,concevables a priori). quoi correspond alors trs prcisment la pr-sence, dans la Doctrine de la vertu, de ces fameuses casuistiques qui,sans dduire jamais les fins concrtes que doit pouser le sujet moralhic et nunc, proposent, en considrant la diversit des circonstances,des types de particularisation (schmatisation) des exigences de lamoralit pure : il nen demeure pas moins que lapplication effectivenest pas davantage effectue, ici, quelle nest envisage par lOpuspostumum comme relevant, au-del de lindication de seule mthode,de la philosophie transcendantale.

    Chez Kant lui-mme, le systme critique de la philosophie ouvreainsi, dun ct, sur la science empirique, de lautre, sur la pratique dusujet agissant savoir : la politique comme horizon de la Doctrinedu droit, lthique concrte comme horizon de la Doctrine de la vertu :lune comme lautre tombent en dehors de la mtaphysique des murs,non parce que celle-ci serait reste trop abstraite ou trop formelle parrapport ce quelle aurait d tre, mais parce quil appartient unephilosophie de la raison finie de savoir, travers les limites de l ap-plication (ou du moins de ce qui, dans lapplication, relve du philo-sophe), reconnatre la radicalit de la finitude pratique comme elleavait su apercevoir, ds la Critique de la raison pure, la radicalit de lafinitude thorique.

    Que pouvons-nous donc aujourdhui retenir du kantisme pour la-borer une philosophie pratique et plus particulirement une philoso-phie politique privilgiant la problmatique de lapplication sur celle,plus classique, de la fondation ?

    Dun ct, Kant a incontestablement thmatis avec le plus derigueur, travers sa rflexion sur le procd de la mtaphysique desmurs , ce quil doit en tre du statut de lapplication dans le cadredune philosophie postmtaphysique. Assurment, les philosophiesspculatives ne rencontrent-elles de ce ct aucune difficult particu-lire, assures quelles sont par leurs propres illusions (celles qui con-sistent croire que le rel peut tre pens par concepts) de dduire leparticulier du gnral : cest donc le mcanisme mme de lillusiontranscendantale qui immunise les systmes mtaphysiques contre lesdifficults inhrentes la problmatique de lapplication. En revanche,pour les philosophies contemporaines qui ont renonc cette illusion,la question de lapplication se pose de faon autrement plus ardue,puisquelles ne peuvent plus sappuyer ici sur la simple dmarchedductive. Ce nest donc nullement un hasard si Kant, le premier, a

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  • prouv le besoin de thmatiser le statut de lapplication en philoso-phie, y compris en philosophie pratique, et dy poser la dmarcheapplicative la question de sa lgitimit possible.

    Dun autre ct, il nest pas douteux qu la faveur de ce travail surles conditions de possibilit dune application lgitime, Kant a aussiattir lattention sur les limites de lapplication, ou, plus prcisment,sur les limites dune application relevant encore de la philosophie.Bien videmment, il nest nullement inconcevable que, dans ladmarche applicative, le sens commun puisse se croire capable dallerplus loin : il parviendra cependant des noncs qui auront le statutdopinions ou de convictions, mais qui ne pourront se rclamer du tra-vail philosophique de lgitimation des noncs. La faon kantiennedinterroger les conditions dune application lgitime en philosophieconduit donc aussi envisager la reconnaissance de limites au-deldesquelles, en thique applique ou dans le registre de lapplicationpolitique, ce nest plus en tant que philosophe quil est envisageable desaventurer.

    Lapport dune telle rflexion nest nullement ngligeable. Ellepermet en effet au philosophe de rsister certaines demandes socialesqui lui sont adresses, depuis quelques dcennies, mesure que lessocits dmocratiques saffrontent au problme, par exemple dans ledomaine mdical ou dans les entreprises, de lapplication des normesjuridiques ou thiques. Ces demandes sont assurment sduisantes,notamment en ce quelles peuvent permettre de rinscrire linterven-tion philosophique dans la cit. Pour autant, elles doivent tre accueil-lies avec beaucoup de circonspection, non pas du tout parce que,comme le croit trop volontiers la philosophie acadmique, ds quil estquestion dobjets concrets, la philosophie renoncerait elle-mme,mais parce que se posent bel et bien ici des questions de lgitimit :jusquo le philosophe peut-il aller, comme philosophe, quand il sagitdassumer le passage des principes aux cas susceptibles ou non dese laisser subsumer sous de tels principes ? Jusquo le peut-il en rai-son de ses comptences, jusquo le doit-il aussi, sans prtendre subs-tituer, sur les questions quil est appel rgler, le modle de lexper-tise celui du consensus dmocratique ?

    Bref, il ne saurait y avoir de philosophie politique applique, pasplus que dthique applique, qui se puisse aujourdhui envisager sanstenir compte avec rigueur du type de crans darrt que Kant avait poss une dmarche que, par ailleurs, lintrieur de certaines limites, illgitimait. Soucieux de manifester ce quil peut en tre de la mise enuvre effective de tels crans darrt et de la fcondit qui, en dpitdeux et peut-tre mme grce eux, peut nanmoins tre reconnue la dmarche applicative, je voudrais proposer, pour terminer, une sortedexercice. Il consistera, sur un cas concret, mettre en videncejusquo la philosophie politique, quand elle sengage sur la voie delapplication, peut prtendre clairer le dbat, mais aussi partir de

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  • quel type prcis dengagement elle doit limiter les prtentions de sonsavoir pour mnager de la place aux convictions du citoyen.

    EXERCICE DE PHILOSOPHIE POLITIQUE APPLIQUE.LE CAS DES DROITS LINGUISTIQUES EN CORSE

    Lune des principales thmatiques o la dmarche applicative sestaffirme en philosophie depuis une dizaine dannes est incontestable-ment celle qui touche aux problmes soulevs par lapplicationdes principes gnraux de justice la question ethnoculturelle. WillKymlicka, parmi bien dautres, a ainsi expliqu maintes reprises,depuis La citoyennet multiculturelle 14, comment la problmatiquemulticulturaliste est prcisment celle qui prend pour objet les injus-tices commises lgard des groupes culturels : elle conduit tenter deremdier aux ingalits induites par ce type dappartenance dans dessocits qui veulent les ignorer (comme dans la tradition rpublicainefranaise) ou mme qui veulent y voir (comme dans les systmesdapartheid) un motif de discrimination excluant certains groupes dunaccs gal tout ce quoi sapplique la justice distributive, savoir lesbiens, les ressources, les charges ou les fonctions. Il sagit ici, claire-ment, dune problmatique de justice (comme en tmoigne le chapitreVI du livre de W. Kymlicka : Justice et droit des minorits ), maiselle se situe en aval des principes gnraux de justice : plus prcis-ment, lapplication recherche est en loccurrence celle des exigencesgnrales que J. Rawls avait exprimes dans son second principe, telquil rpond la question des ingalits acceptables ou non (justes ounon). En bref : faut-il, face aux ingalits, tre indiffrent ou non auxdiffrences ethnoculturelles, faut-il corriger par des dispositifs spci-fiques les ingalits induites par ces diffrences ? Concernant de telsdispositifs ventuels, il convient de se demander notamment dansquelle mesure, pour tre justes , ils devraient tre compatibles avecle respect prioritaire de ces autres exigences constitutives de notre idede la justice que J. Rawls avaient thmatises dans son premierprincipe, savoir le respect du droit gal de toutes les personnes indi-viduelles aux mmes liberts fondamentales. Comme lindique lesous-titre quil a choisi de donner son essai ( Une thorie libraledes droits des minorits ), W. Kymlicka situe pour sa part express-ment, en la matire, sa propre tentative dapplication dans le cadredune thorie librale de la justice et ne considre nullement que laprise en compte des ingalits culturelles contraindrait sortir de cecadre, contrairement ce questiment en gnral les auteurs commu-nautariens. On peut certes discuter cette conviction, ainsi quil mest

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    14. W. Kymlicka, La citoyennet multiculturelle : une introduction une thorielibrale du droit des minorits, Paris, La Dcouverte, 2001.

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  • arriv de le faire 15, et considrer plutt que sa position, parce quellerecourt lide de droits collectifs, chappe lorbite du libralismepolitique. Il nen demeure pas moins que le travail dont elle procdecorrespond bien, par rapport la reconstruction dune thorie gnralede la justice, une problmatique relevant de la philosophie politiqueapplique : la thorie librale de la justice est-elle capable de prendreen compte, et de quelle manire, les exigences dgalit revendiquespar les groupes culturels ?

    Pour autant, si lon se borne une telle formulation, la problma-tique de la justice ethnoculturelle 16 est encore trs gnrale. Sedemander si les principes libraux doivent intgrer les exigences duneplus grande galit prsentes, dans des socits dmocratiques pluri-culturelles, par les groupes minoritaires qui se sentent non reconnusdans leur diffrence, voire handicaps par elle, cest au fond dvelop-per une interrogation qui, replace dans une architectonique kantiennede la raison pratique, se situerait juste un cran aprs la Doctrine dudroit. Aux principes de lobjectivit pratique (catgories de la libert),la Doctrine du droit najoutait, comme lment minimal dempiricit,que lexistence extrieure des personnes et des biens : un ajout de plusintervient certes ici, mais encore trs proche des principes a priori delobjectivit pratique savoir lexistence extrieure des groupesculturels selon lesquelles ces personnes se distribuent. Un tel ajout setrouve en fait encore quasiment concevable a priori : je veux dire parl que la philosophie na pas encore besoin de beaucoup sortir delle-mme pour concevoir que les personnes peuvent appartenir des cul-tures diffrentes et rflchir ce que ces appartenances viennent com-plexifier dans le problme gnral de la justice. Raison pour laquelle,parce que cette interrogation ne sloignait que fort peu de la structuretranscendantale (les principes) sur quoi le philosophe est habitu ethabilit travailler, elle na pas boulevers limage que le philosopheavait de lui-mme : ainsi a-t-elle pu, y compris en France, se trouveracclimate de faon relativement facile. Je me suis certes expos, enmengageant dans ce type de rflexion, me voir souvent qualifier de sociologue par la corporation philosophique, ce dont je pressensque ce nest pas exactement un compliment. Reste que nous sentonsbien quil sagit l dune nerie et que, quand le philosophe politiquetravaille ce premier niveau dapplication, il peut encore le faire sansmodifier considrablement son dispositif de recherche et sans avoir intgrer une dimension dempiricit quil ne serait ni habitu ni

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    15. Je renvoie sur ce point Alter ego. Les paradoxes de lidentit dmocratique.16. Jemprunte le terme W. Kymlicka, Droits de lhomme et justice ethnocul-

    turelle , dans Diversit humaine. Dmocratie, multiculturalisme et citoyennet,sous la dir. de Lukas K. Soso, Paris, LHarmattan, 2002, p. 107-123 (ce volumerassemble les actes dun colloque de 1995 o je soutenais sur ces questions despositions trs diffrentes de celles quil mest arriv dlaborer depuis).

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  • habilit manipuler. Au demeurant, ce stade de lapplication, resur-gissent des clivages et des dbats doctrinaux qui renvoient directement ceux auxquels la philosophie nous avait accoutums depuis deux si-cles : contre ceux que Charles Taylor dsigne polmiquement commeles kantiens , les comunautariens sont, depuis Michael Sandel,ceux qui rcusent que les principes libraux, en faisant de lindividuabstrait, identique tout autre individu, le seul sujet de droit, puissentsatisfaire aux exigences dgalit culturelle. larrire-plan de ce dbatdsormais fameux saffirment en fait des options philosophiques beau-coup plus anciennes sur la conception mme du sujet et, notamment,sur la possibilit de se donner comme sujet de droit un sujet dbarrassde ce qui en gnral nous permet de nous identifier une histoire ou auxvaleurs dune communaut : ainsi retrouve-t-on ici les termes parfaite-ment classiques dune discussion qui avait dj oppos les Lumires etle romantisme quand, par exemple chez Herder, la thmatique de lat-tachement tait venue contrebalancer celle, effectivement kantienne,dune libert comprise en termes darrachement. Je me suis pour mapart, dans ce dbat, efforc dattirer lattention sur les difficultsinduites par tout recours, y compris chez W. Kymlicka, la notion de droits collectifs , dont je vois mal en effet comment elle serait com-patible avec la logique dun libralisme politique centr principielle-ment sur la valorisation de lindividu et de ses liberts 17. Du mmecoup, jai tent de plutt proposer une reformulation de la position pro-prement librale qui vise le mme objectif dune prise en compte desattachements, mais sous la forme dune explicitation des droits indi-viduels incluant des droits de lindividu faire valoir et respecter sonidentit culturelle, de manire ne pas abolir la priorit du premierprincipe de justice sur le second. Geste encore si proche du terrain desprincipes quil a pu sassortir dune proposition pratique consistant ajouter un volet la Dclaration universelle des droits de lhomme eny intgrant un reprage de ces droits individuels lidentit culturelle :droit accder librement une connaissance des divers grands patri-moines culturels de lhumanit, droit remonter librement aux sourceset aux documents constitutifs de sa propre culture, en confronter lesprincipes et les valeurs ceux des autres cultures ( travers une duca-tion la pluralit des cultures), de manire pouvoir choisir librementson identit, droit tre protg dans ce choix, la fois contre les autresgroupes, ventuellement majoritaires, et contre son propre groupe dap-partenance, etc. Lide fera sans doute son chemin 18 : par elle-mme,

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    17. Concernant cet lment du socle libral, je renvoie mon tude (en collab. avecS. Mesure) sur La discussion rpublicaine du libralisme moderne , dansHistoire de la philosophie politique, sous la dir. dA. Renaut, Paris, Calmann-Lvy, 1999, tome IV, p. 317-354.

    18. Cest aussi de cette ide que participent les efforts du Groupe de travail sur les droitsculturels quanime Patrice Meyer-Bisch dans le cadre de lInstitut interdisciplinaire

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  • elle conduit toutefois davantage vers des documents qui, ce niveaudapplication, restent encore des dclarations de principes et nenga-gent pas vraiment de dispositions concrtes. cette limitation, vientsajouter dans le cas de la France un certain nombre de blocages nationaux , qui tiennent en grande partie aux illusions suscitespar la suppose exceptionnalit de notre modle rpublicain, lequelest pourtant adoss un processus de pure abstraction des dif-frences : comme tel, il me semble donc difficilement susceptibledintgrer les questions formules en termes de justice ethnocul-turelle ces questions que nous avons toujours tendance con-cevoir en France comme constituant par elles-mmes, du simple faitquon les pose, une sorte de cheval de Troie introduit dans le bastionrpublicain. Cest en prenant acte de ces rticences et rsistances quejen suis venu me demander si, pour faire progresser ce genre deproblmatiques, il ne fallait pas savancer plus loin encore dans ledpassement des questions de principe, et travailler de plus en plussur des domaines dapplication imposant au philosophe politique desortir davantage encore de son pr carr : cest selon cette logiquequil mest apparu souhaitable de considrer un deuxime niveaudapplication de lexigence de justice, qui apparat quand on ne traiteplus seulement de la reconnaissance de lidentit culturelle commetelle, envisage dans sa gnralit, mais de la reconnaissance dunedimension particulire et plus concrte de lidentit culturelle, savoir lidentit linguistique.

    Le niveau dapplication dont il sagit alors est celui dont il mestarriv de moccuper en travaillant sur ce qua t en France, depuisquelques annes, le dbat sur les langues rgionales ou minoritaires 19.La dmarche sacquitte ainsi une double particularisation : dune part,elle accomplit le passage de la pluralit culturelle en gnral ceparamtre de la pluralit culturelle quest la pluralit des langues ;dautre part, lapplication considre concerne ici un lieu particulier (laFrance) et un moment particulier (celui de la ratification, qui a t ten-te et manque par la France de 1997 1999, de la Charte europennedes langues rgionales et minoritaires issue, en 1992, du Conseil delEurope). Sans revenir ici sur le dtail de mes argumentations, je rap-pellerai simplement avoir considr 1) que la France, lencontre du

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    dthique et des droits de lhomme de lUniversit de Fribourg (Suisse). On saitaussi quen novembre 2001, lUNESCO a adopt un texte important prenant laforme dune Dclaration universelle de lUnesco sur la diversit culturelle .

    19. Je renvoie ici mes deux principales contributions sur ce point : Le dbat fran-ais sur les langues rgionales , dans Comprendre, sous la dir. de W. Kymlickaet S. Mesure, no 1, Paris, Presses universitaires de France, 2000 ( Les identitsculturelles ), p. 381-400 ; Multiculturalisme, pluralisme, communautarisme ,dans Quest-ce que la socit ? Universit de tous les savoirs, tome III, sous ladir. dYves Michaud, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 454-464.

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  • blocage suscit par le Conseil constitutionnel en juin 1999 20, devrait sedonner les moyens de reprendre le processus de ratification de la Charteeuropenne, et 2) que cette reprise du processus de ratification pourraitfournir loccasion de prciser le contenu de la Charte en indiquant queles droits apprendre et parler la langue o lon reconnat une part deson identit devaient tre affirms comme des droits de lindividu. Ence sens, de tels droits linguistiques ne devraient donner lieu aucun sys-tme coercitif, notamment aucun dispositif o le sujet de ces droitslinguistiques serait dsign comme des groupes culturels (auquel cas ilsagirait en effet de droits collectifs avec tous les problmes, dj sug-grs, que cela me semble poser). Bref, il me semblait ncessaire,comme philosophe rflchissant lapplication des principes de la jus-tice ethnoculturelle, de plaider pour quune socit dmocratiquecomme prtend ltre la socit franaise aille au-del dun simple dis-positif lgislatif de tolrance de la diversit linguistique : de fait, ce dis-positif, qui conduit ce que seuls 3 % de personnes demeurent enFrance tant soit peu familires dune langue rgionale, apparat commenapportant quune contribution fort mince au maintien dune pluralitlinguistique destine pourtant saffirmer de plus en plus comme unevaleur dans un monde qui se globalise et qui, se globalisant, tend aussi suniformiser culturellement. Pour autant, ce plaidoyer ouvrait surlinvitation insistante faire en sorte que toute nouvelle lgislationenvisage demeure librale au sens politique du terme, cest--dire con-duise ltat ne mettre en place dans ses coles quune offre gnra-lise denseignement non obligatoire (facultatif) des langues rgionalesou minoritaires rpondant des demandes formules en nombre con-sistant par des individus. Un tel dispositif mtait apparu comme suffi-sant, dans le cadre dune dmocratie librale, pour aller fort au-del dela lgislation existante (loi Deixonne, 1951) : il dplacerait en effet lini-tiative de certains enseignants, dont la loi dit seulement jusquici queltat en accepte le principe, vers les individus revendiquant eux-mmes leurs droits culturels et linguistiques ; dans cette perspective,ltat se trouverait alors tenu dorganiser un enseignement rpondant ces demandes reconnues comme exprimant des droits.

    En formulant ces propositions 21, javais conclu mes interventionsen suggrant quen tout tat de cause le dbat ne pourrait que repren-

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    20. Deux objections la ratification de la Charte ont t mises en avant par le Conseilconstitutionnel : dune part, atteinte serait porte par une reconnaissance deslangues rgionales aux principes dindivisibilit de la rpublique, dgalit devantla loi et dunicit du peuple franais ; dautre part, le premier alina de larticle 2 denotre constitution stipule, depuis une modification introduite en 1992, que lalangue de la rpublique est le franais , alors que la ratification de la Charte euro-penne induirait un droit pratiquer publiquement dautres langues que le franais.

    21. Elles ont pu paratre trouver une sorte dcho dans la manire dont Jack Lang,alors ministre de lducation nationale, a entrepris en 2001, aprs lchec de la

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  • dre, ne serait-ce que dans la mesure o la construction de lEuropereposerait sa manire et un autre niveau le problme de savoir com-ment prserver la diversit linguistique. De fait, avant mme que cechangement de niveau nintervienne, le dbat a repris en France par-tir du printemps 2001, non plus autour de la question encore gnraledes langues rgionales ou minoritaires, mais sous la forme particula-rise qui concerne lenseignement du corse en Corse. Or, ce dernierstade de linterrogation me semble spcialement intressant envisa-ger, non seulement pour lui-mme, mais aussi pour le prsent propossur la trajectoire dune philosophie politique applique : la rflexionsy contextualise en effet au point dchapper dcisivement audomaine des questions de principe et de nous confronter directementau problme de savoir jusquo, dans le cadre dune telle chappe, lephilosophe peut savancer dans son travail dapplication.

    Pour fournir les donnes de cette rflexion, je rappellerai simple-ment quun projet de loi sur la Corse a t prsent, en France, le21 fvrier 2001, envisageant un certain nombre de modifications dansle statut de lle. Parmi dautres points qui ne nous concernent pasdirectement ici, ce projet faisait figurer, dans son chapitre II ( Dis-positions relatives aux comptences de la collectivit territoriale ) unesection I sintitulant De la diversit culturelle . Dans sa sous-sectionI ( De lducation et de la langue corse ), le texte dispose que lalangue corse est enseigne dans le cadre de lhoraire normal des colesmaternelles et lmentaires tous les lves, sauf volont contraire desparents ou du reprsentant lgal de lenfant . Que peut-on en penser ?Au plan politique, le dbat, qui ne peut tre isol de la situation trsparticulire qui est celle de la Corse, ne saurait tre considr commeproche de se clore et loin dtre clos. Bonne raison de tenter dy intro-duire, vis--vis des dcisions relevant du politique, ce type de rationa-lit qui peut relever dune contribution philosophique. Considronspour ce faire les positions en prsence.

    Beaucoup ont object que le dispositif prvu quivalait instaurerun enseignement obligatoire : le refus denvoyer ses enfants suivre cetenseignement serait, a-t-on dit et rpt, difficile manifester dans lecontexte corse auquel cas la ligne de plus grande pente conduirait accepter le programme scolaire, donc aussi lenseignement du corsequil contiendrait. En fait, si lon rflchit calmement et sans treanim par de quelconques attachements ou intrts personnels danslaffaire, on aperoit que le lgislateur peut ici envisager deux types dedispositifs : soit celui dune offre gnralise denseignement du corse,

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    ratification de la Charte europenne, de contourner lobstacle travers une sriede circulaires instaurant dans les coles un apprentissage plus organis de cer-taines langues rgionales, par exemple le breton. Ces textes, tort ou raison, ontsuscit nouveau de vastes polmiques (notamment propos des coles Diwan)et sont enliss dans le marais lgislatif.

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  • tout en stipulant quil faut que les parents inscrivent leurs enfants cetenseignement ; soit celui dune telle offre, tout en stipulant plutt que,si lon ne veut pas que ses enfants apprennent le Corse, il faut exprimerce refus et retirer sa progniture de cet enseignement. Comment juger,comment trancher ? Et que peut dire ici le philosophe politiquesoucieux de ne pas se borner poser des principes de justice, mais derflchir aux conditions de leur application ?

    Il me semble vrai dire que la question se limite, pour lui (pour lepolitique, cest tout autre chose), celle de savoir si cest le premier oule second dispositif qui est le plus juste, cest--dire le plus compatible la fois avec les deux principes de justice qui correspondent lexi-gence de libert individuelle et celle dgalit culturelle. mon sens,si lon se borne considrer ces exigences, surtout celle de libert indi-viduelle (car cest videmment ce niveau que la question se joue), ilest difficile de trancher : dans les deux cas, un choix sexprime, posi-tivement dans le premier, ngativement dans le second un choix,donc, dans un contexte comme celui de la Corse, un engagement, pourou contre un apprentissage entretenant une relation troite avec lareprsentation dune ventuelle identit corse. ce niveau des prin-cipes, le dbat nest donc pas facile arbitrer. Le constater signifie-t-ilpour autant que, lorsquon en arrive ce point dapplication de lexi-gence de justice culturelle, on atteigne les limites de linterventionphilosophique en loccurrence, les limites de la philosophie poli-tique applique ? Assurment serait-ce fcheux, puisque ctait juste-ment en vue de trancher ou du moins dclairer de tels dbats que toutle travail antrieur de la philosophie politique, depuis la reformulationdes principes de justice, trouvait son sens. En vrit, ce dernierniveau dapplication, il me semble en fait que le philosophe peutencore noncer deux considrations.

    Il peut souligner en premier lieu que le dispositif retenu, du pre-mier ou du second type, na de sens que si, de toute faon, ltat joueson rle classiquement libral. Depuis Locke, nous savons que ce rleconsiste interdire dinterdire. En clair : ltat a pour charge dinter-dire quiconque voudrait empcher quelquun de procder librement tel ou tel choix de le faire effectivement, dans les limites, bien sr, dela compatibilit de ce libre choix avec la possibilit laisse aux autresde procder eux aussi librement leurs choix. Ainsi ltat doit-ilempcher les pressions que des groupes pourraient exercer en tel ou telsens sur les individus, en loccurrence sur les parents dlves, pour lesforcer envoyer leurs enfants apprendre le corse ou au contraire pourles dissuader de le faire. Le dispositif retenu, quel quil soit, supposedonc clairement que, dans une situation comme celle de la Corseaujourdhui, ltat prenne ou reprenne ses responsabilits : jentendspar l ltat au sens libral de linstance qui exerce le monopole de laviolence lgitime. Cest l un premier rappel auquel le philosophe peutprocder en montrant comment, dans les philosophies politiques qui

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  • ont thmatis la notion librale de ltat, la reconnaissance des libertsindividuelles comme constituant un principe prioritaire de justice nen-trane nullement, ni chez Locke, ni chez Kant, ni mme chez J. Rawls,labaissement du rle de ltat comme institution de contrainte : pourle dire par allusion, ltat libral de J. Rawls nest pas ltat minimalde Robert Nozick et le libralisme politique nest pas le libertaria-nisme. En ce sens, la reconnaissance dun droit individuel nouveau(celui dexprimer son identit culturelle par la pratique dune languergionale) nexpose pas ncessairement une fragilisation de ltat.

    Le philosophe politique peut ensuite souligner quentre les deuxdispositifs envisags, le choix engage surtout une reprsentation dutype de solution que les tats dmocratiques peuvent et doiventapporter aux problmes issus du pluralisme culturel. Si lon soutientque la seule solution envisageable face ces problmes est de raf-firmer, contre tous les pluralismes, une identit commune (un univer-salisme abstrait), il faut au fond dcorciser la Corse : dans ce cas, lepremier dispositif (il faut que les parents inscrivent leurs enfants len-seignement du Corse) fera que moins denfants suivront cet enseigne-ment (car lengagement positif est une charge et un acte) et il est doncde loin prfrable. Si, au contraire, on considre que, dans des con-textes de ce genre, il faut viter des exacerbations souverainistes ouindpendantistes, on cherchera rendre plus convaincante ou plus con-sistante larticulation entre lexistence dun espace public commun etlexpression du pluralisme culturel : pour faire apparatre que cetteexistence nempche pas cette expression, le second dispositif seraalors de loin prfrable. Pour des raisons claires (tenant effectivement ce quil y aura de dlicat exprimer un refus et au fait que cest icile refus qui sera une charge et un acte), ce dispositif fera sans doute quedavantage de parents laisseront leurs enfants suivre cet enseignementplutt que de les en retirer contribuant ainsi crer chez les Corseseux-mmes la conviction que la reconnaissance dune identit corsenexige pas la rupture avec la rpublique.

    Bref, le choix entre les deux dispositifs envisags correspond enfait un choix entre deux grandes philosophies politiques, qui sontdeux versions du libralisme moderne : une philosophie dmocratico-rpublicaniste dun ct, qui considre quune communaut vritable-ment consistante est une communaut de citoyens arrachs leurs dif-frences et rassembls uniquement autour dun projet de coexistence ;une philosophie dmocratico-librale de lautre ct, qui considre quece rassemblement autour dun projet de coexistence nexclut pas, maisau contraire (quand il existe dans un espace commun des diffrencesculturelles ou religieuses) requiert la reconnaissance de ces diff-rences. La seconde philosophie politique, prcisment parce quelle estdmocratico-librale, conduit raffirmer toutefois que le principedune telle reconnaissance, qui relve de lexigence ou du principe delgalit, est subordonn sa compatibilit, quant aux modalits de sa

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    mise en uvre, avec la reconnaissance du principe des liberts indi-viduelles comme principe prioritaire de la justice.

    En somme, le philosophe politique peut, sur cette question desmodalits de mise en uvre des droits individuels lidentit culturelleet linguistique, aller jusqu clairer les termes dun dbat qui, ici,rpte au niveau le plus extrme de lapplication (ou de la particulari-sation) loption principielle qui doit intervenir entre deux versions oudeux inflexions de la modernit politique. Il peut par consquent con-tribuer, mieux que quiconque, clairer les choix de valeurs ultimesqui sexpriment dans la logique de ces deux versions ou de ces deuxinflexions les clairer aussi bien dans leurs principes les plusgnraux (dont lapplication est partie, en loccurrence les principes dulibralisme politique) que dans les modalits les plus particulires deleurs mises en uvre. Pour autant, la dcision elle-mme, qui relve,non plus du philosophe, mais du politique, peut parfois soprer, pourtelle ou telle raison de type pragmatique, directement lencontre dece que dicterait au politique concern la seule considration desvaleurs ultimes qui sont les siennes. une telle situation peuvent eneffet contribuer toute une srie de bonnes raisons que celui qui dcideest mme de faire valoir : du moins le philosophe, par son interven-tion, peut-il mettre en vidence que ces bonnes raisons, sur lesquellesil lui faut imprativement se taire comme philosophe, nappartiennenten rien lordre de la raison pratique.

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