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DEWEY, HOOK ET MAO : QUELQUES AFFINITÉS ENTRE MARXISME ET PRAGMATISME Emmanuel Renault Presses Universitaires de France | Actuel Marx 2013/2 - n° 54 pages 138 à 157 ISSN 0994-4524 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-2-page-138.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Renault Emmanuel, « Dewey, Hook et Mao : quelques affinités entre marxisme et pragmatisme », Actuel Marx, 2013/2 n° 54, p. 138-157. DOI : 10.3917/amx.054.0137 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 136.152.209.13 - 03/03/2015 01h26. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 136.152.209.13 - 03/03/2015 01h26. © Presses Universitaires de France

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DEWEY, HOOK ET MAO : QUELQUES AFFINITÉS ENTRE MARXISMEET PRAGMATISME Emmanuel Renault Presses Universitaires de France | Actuel Marx 2013/2 - n° 54pages 138 à 157

ISSN 0994-4524

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Renault Emmanuel, « Dewey, Hook et Mao : quelques affinités entre marxisme et pragmatisme »,

Actuel Marx, 2013/2 n° 54, p. 138-157. DOI : 10.3917/amx.054.0137

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DeWeY, hooK et mao : quelques aFFinités entre marxisme et pragmatismepar emmanuel renault

l’histoire du marxisme et du pragmatisme au xxe siècle fut telle qu’il est difficile, en ce début de xxie siècle, d’imaginer que ces deux traditions théoriques et politiques puissent entretenir des interactions fécondes, plus encore qu’elles aient été intimement liées à l’époque de la naissance du pragmatisme et chez certaines grandes figures du marxisme. chez la plupart de ceux qui continuent de se référer à marx, l’idée de pragmatisme reste associée à celle d’une philosophie faisant de l’adaptation à l’existant une norme en matière de connaissance et d’action – la critique en règle de horkheimer dans éclipse de la raison, parmi d’autres, a manifestement laissé des traces plus profondes que le jugement d’adorno, qui n’avait pas hésité à appeler dewey « le seul et vraiment libre1 ». symétriquement, chez ceux qui se réclament du pragmatisme, le marxisme sert souvent de repoussoir.

Pourtant, le marxisme et le pragmatisme ont été intimement liés. la naissance du pragmatisme comme courant identifiable, dans la première décennie du xxe siècle, suscita immédiatement d’intenses discussions en europe, où se développait simultanément la première grande discussion philosophique sur marx. il n’est donc pas étonnant que différents auteurs se soient référés à la critique pragmatiste des paradigmes philosophiques dominants pour expliciter le contenu et les implications spécifiques de l’œuvre marxienne. le rapport de sorel à la théorie jamesienne de la croyance2, tout comme celui de Gramsci à la critique du positivisme développée en italie par Papini, l’un des principaux pragmatistes conti-nentaux d’alors, en fournissent deux illustrations3. la seule mention de ces deux auteurs permet également de prendre la mesure de la diversité des liens possibles entre marxisme et pragmatisme, diversité qui renvoie elle-même à l’hétérogénéité des pragmatismes. utilisée en 1907 par James pour expliciter la convergence de ses propres orientations philosophiques

1. adorno Theodor Wiesengrund, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 427.2. Sorel georges, De l’utilité du pragmatisme, Paris, Rivière, 1921.3. Voir Mera Chiara, Antonio Gramsci e il pragmatism. Confronti e intersezioni, Florence, Le Cariti Editore, 2010.

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fondamentales avec celles de Pierce, dewey et schiller4, la notion de prag-matisme recouvre en fait des projets théoriques divergents, comme Pierce et dewey le soulignèrent peu après5.

Parmi les différentes figures fondatrices, c’est dewey qui fut l’occasion des rencontres les plus étroites et fécondes entre pragmatismes et marxismes. sydney hook, son proche ami et collaborateur pendant un temps, fut éga-lement le premier philosophe marxiste américain. étonnamment, dewey a également exercé une influence décisive sur l’histoire du marxisme en chine, puisque le séjour qu’il y fit entre 1919 et 1921 produisit sur mao un effet qui semble avoir été profond et durable. tout semble opposer à première vue le marxisme de ces deux contemporains que furent hook et mao. le premier est devenu pragmatiste alors qu’il était déjà marxiste tandis que le second est passé du pragmatisme au marxisme. l’un a tenté d’acclimater le marxisme à la philosophie américaine alors que l’autre a voulu l’adapter à la situation chinoise. l’un a compté sur le paradigme pragmatiste pour expliciter le contenu philosophique du marxisme alors que l’autre a utilisé des schèmes pragmatistes pour expliciter les orienta-tions d’un processus révolutionnaire en cours. des divergences si évidentes tendent toujours à accaparer l’attention et à dissimuler ce qui peut rele-ver d’une matrice théorique commune : en l’occurrence, la philosophie deweyienne. Pour porter celle-ci au jour, il faut commencer par présenter les affinités de dewey et de marx, affinités qui rendirent possibles diffé-rents alliages pragmatico-marxistes.

le heGel et le marx de la PhilosoPhie américaine ?contrairement à Pierce ou James, dewey a élaboré son pragmatisme dans

un cadre philosophique hégélien et il a souligné l’existence d’un « dépôt hégé-lien permanent » dans sa pensée6. la manière dont il s’est rattaché à hegel n’est pas sans évoquer le rapport de marx à ce dernier, comme l’a suggéré cornel west lorsqu’il a écrit de dewey qu’il était tout à la fois le hegel et le marx de la philosophie américaine7. de ce point de vue, les affinités relèvent aussi bien de ce qui est retenu de hegel, à savoir une théorie du primat de l’histoire comme processus d’éducation-formation (bildung) et de libération

4. Voir James Williams, Le Pragmatisme, Paris, Flammarion, 2007.5. Rappelons qu’en 1908, arthur Lovejoy dénombrait treize types de pragmatismes, « The Thirteen Pragmatisms », The Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Methods, n° 5, 1908, pp. 5-12, 29-39.6. Dewey John, « From absolutism to experimentalism » (LW 5, p. 154) (les textes de Dewey sont cités dans l’édition des œuvres com-plètes, selon les abréviations usuelles, EW pour la première série des « Early Works », MW pour les « Middle Works », et LW pour les « Later Works », Southern Illinois University Press, Carbondale, 1972, 1978, 1985). Pour une synthèse concernant l’hégélianisme de Dewey, nous nous permettons de renvoyer à notre « Hegel et Mead hégéliens », in Cukier alexis, Debray Eva (dir.), Mead et la théorie de la socialisation, Bordeaux, éditions du bord de l’eau, 2013, pp. 86-104.7. West Cornel, The American Evasion of Philosophy. A Genealogy of Pragmatism, Madison, University of Wisconsin Press, 1989, p. 69 : « Pour le dire brutalement, si Emerson est le Vico américain, si James et Pierce sont nos John Stuart Mill et Immanuel Kant, alors Dewey est le Hegel et le Marx américains. »

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(befreiung)8, que de la manière dont l’idéalisme hégélien est révisé, à savoir dans une perspective naturaliste et sociologique9.

À ces analogies structurelles s’ajoutent un certain nombre d’affinités entre les objectifs, les principes et les méthodes de dewey et marx. sur le plan politique, dewey a défendu des positions socialistes, en militant pour une socialisation et une démocratisation de la production10, et il a affirmé que les problèmes politiques et sociaux devaient être posés à partir d’une analyse de la base économique de la société11 et des dynamiques histo-riques qui sont susceptibles de les résoudre12. sur le plan anthropologique, il a défini l’homme comme un « animal fabricateur d’outil » et, sur plan de la théorie sociale, il a défendu l’idée d’un « déterminisme économique »13. en outre, on peut relever une certaine proximité méthodologique avec marx puisqu’il a affirmé que les positions philosophiques devaient être critiquées non pas seulement du point de vue de leur consistance théo-rique mais aussi à partir des processus sociaux qui leur ont donné nais-sance. il a également affirmé que la philosophie devait être profondément transformée pour cesser d’offrir des solutions purement spéculatives à des problèmes qui, en fait, ne peuvent être résolus que par une pratique sociale transformatrice14. Plus généralement, l’orientation fondamentale qui consiste à ériger la pratique en fondement et à la concevoir comme une interaction avec l’environnement, en s’opposant tout à la fois aux concep-tions subjectivistes (ou intellectualistes) et objectivistes (ou behavioristes) de l’action, comporte d’évidentes affinités avec les thèmes fondamentaux des Thèses sur Feuerbach. hans Joas a parlé pour cette raison d’une « extra-ordinaire proximité de la philosophie de la pratique de marx et de l’idée fondamentale du pragmatisme15 ».

la question de la portée qu’il convient d’accorder à ces affinités est complexe. dewey a toujours souligné sa faible connaissance de marx, mais il en avait une connaissance au moins indirecte en raison de son immer-

8. Le rapport hégélien de la Bildung et de la liberté est au cœur de Démocratie et éducation, comme l’ont montré Jim garrison et James good dans « Identifying Traces of Hegelian Bildung in Dewey’s Philosophical System », in Fairfield Paul (ed.), John Dewey and Continental Philosophy, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2010, pp. 44-68.9. Tout comme le Marx des Manuscrits de 1844, Dewey revendique, dans Expérience et nature, une position humaniste et naturaliste (LW 1, p. 10). Quant à l’idée d’un primat du social, elle est formulée dans l’article « The Inclusive Philosophic Idea » (LW 3, pp. 41-54).10. C’est en ce sens que Hook affirmait qu’un texte comme « Liberalism and Social action » prouvait la compatibilité du libéralisme deweyien avec la politique socialiste ; voir Phelps Christopher, Young Sydney Hook : Marxist and Pragmatist, Ythaca et Londres, Cornell University Press, 1997, p. 133.11. Voir notamment « Liberalism in a Vacuum. a Critique of Walter Lippmann’s Social Philosophy » (LW 11, pp. 490-496), « The Economic Basis of the New Society » (LW 13, pp. 310-323).12. Dewey John, « Social Change and its Human Direction » (LW 5, pp. 363-367).13. Pour une synthèse sur ces questions, voir Renault Emmanuel, « Dewey et la centralité du travail », Travailler, n° 28, 2012, pp. 125-148.14. Dewey John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003, p. 160 : « Le philosophe social qui vient dans un monde peuplé de ses propres concepts ‘résout’ les problèmes en montrant le rapport des idées entre elles, au lieu d’aider les hommes à résoudre les problèmes dans le concret en leur fournissant des hypothèses à utiliser et à mettre à l’épreuve dans des projets de réforme. »15. Joas Hans, Georg Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, Paris, Economica, 2007, p. 36. Cette proximité a été examinée de différentes manières, voir notamment Rockmore Tom, « Marxian Epistemology and Two Kinds of Pragmatism », Studies in Soviet Thought, Vol. 28, No. 2 (aug., 1984), pp. 117-125 ; Ryder John, « Community, Struggle and Democracy : Marxism and Pragmatism », ibidem, pp. 107-121 ; gavin William J. (ed.), Context over Foundation : Dewey and Marx, Dordrecht, Reidel, 1988.

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sion dans les débats qui traversaient le mouvement socialiste à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle16. sa collaboration étroite avec sydney hook, son voyage en urss17 et sa participation à la commission trotski, les lectures qu’il a effectuées et les textes qu’il a rédigés à cette occasion18, constituent trois autres sources d’information. il est vrai que dewey a surtout mis en avant ce qui distinguait sa théorie politique du marxisme. au rôle décisif de la lutte des classes et à la nécessité d’une révolution pour accéder au socialisme, il opposait une conception du socialisme comme coopération de classe et un modèle de transformation sociale certes radical mais graduel (il était critiqué sur ces deux points par hook). mais il est difficile d’exclure qu’il ait eu la conscience de se situer sur un terrain proche du marxisme lorsqu’il affirmait que les problèmes culturels, politiques et sociaux de son époque se réduisaient fondamentalement à la question du conflit entre le capital et le travail, lorsqu’il militait pour la constitution d’un nouveau parti qui prendrait en charge les intérêts des travailleurs et des chômeurs (tout en refusant, certes, de conférer au prolétariat un rôle hégémonique dans ce parti), et lorsqu’il se revendiquait du déterminisme économique19. en définitive, tout semble indiquer qu’il avait une connais-sance non négligeable de marx et de la diversité des interprétations qu’on pouvait en donner (entre lesquelles il se refusa toujours de trancher). il est également possible que ce soit précisément parce qu’il avait conscience des proximités de sa pensée avec un certain nombre de thèmes marxistes qu’il était soucieux de marquer des distances. mais il existe au moins un texte où cette proximité est assumée. dewey y présente sa propre entreprise comme une manière de prolonger la critique marxienne de l’idéalisme philosophique et le projet marxien d’une transformation de la philosophie en une philosophie de la pratique et de la transformation sociale.

l’article « la nature et son bien : une conversation », datant de 1909, est reproduit un an plus tard dans le premier volume d’articles publié par dewey en son nom propre et qui constitue la première présentation d’ensemble de sa philosophie : l’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais. en deuxième position, après l’article éponyme « l’influence de darwin sur la philosophie », il occupe une place stratégique. Faisant suite à la présentation du pragmatisme comme une manière d’assu-

16. Sur le rapport de Dewey aux différents socialismes de l’époque, voir Westbrook Robert, John Dewey and American Demo-cracy, Ithaca, Cornell University Press, 1991, chap. 12 : « Socialist Democracy » ; Bullert gary, The Politics of John Dewey, amherst, Prometheus Books, 1983, chap. 2 : « John Dewey’s guild Socialism », et Feuer Lewis S., « John Dewey and the Back to the People Movement in american Thought », Journal of the History of Ideas, Vol. 20, n° 4, Oct.-Dec. 1959, pp. 545-568.17. Voir Engerman David C., « John Dewey and the Soviet Union : Pragmatism meets Revolution », Modern Intellectual History, Volume 3, Issue 01, april 2006, pp. 33-63.18. Sur le rapport de Dewey à Trotski, voir garreta guillaume, « Their Dewey and ours : the meaning of the controversy with Trotsky about means and ends », Conférence à l’UNaM, Mexico, january 2012, à paraître.19. Sur le rapport de Dewey à Marx, voir notamment Cork Jim, « John Dewey, Karl Marx, and Democratic Socialism », The Antioch Review, Vol. 9, No. 4, 1949, pp. 435-452 et Manicas Peter T., « Philosophy and Politics : a Historical approach to Marx and Dewey », in Rescuing Dewey : essays in pragmatic naturalism, Lexington, Lexington Books, 2008, pp. 211-236.

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mer philosophiquement et dans toutes ses implications la révolution darwinienne, ce deuxième chapitre montre que le pragmatisme offre également une alternative aux orientations philosophiques dominantes. l’originalité du chapitre ne tient pas seulement à sa forme, celle d’un dialogue à cinq, mais aussi au fait que l’avocat du pragmatiste (eaton) y est dépeint en allié du défenseur du matérialisme historique (Grimes), et que le pragmatisme d’eaton apparaît comme le seul moyen satisfaisant de répondre aux exigences théoriques et politiques que marx pourrait opposer à un idéalisme absolu inspiré de bradley (moore), à un aristoté-lisme mâtiné de spencer (arthur) et au mysticisme (stair). la structure du dialogue illustre la fonction centrale qui revient au représentant du matérialisme historique. Grimes est celui qui prend le plus souvent la parole, autant qu’eaton (six fois, contre quatre interventions de moore, deux de stairs et une d’arthur). sa première intervention explicite le sens d’une métaphore d’eaton, qui confirme ensuite que cette interprétation est correcte. dans ses autres interventions, Grimes soutient que les positions idéalistes, spiritualistes et religieuses reposent sur des préjugés sociaux tout aussi intenables que le sont leurs implications politiques. il formule également une critique marxiste du pragmatisme en l’accusant de réduire la pratique à un concept philosophique laissant pratiquement les choses inchangées. dans un développement conclusif, eaton reprend à son compte la critique marxiste de ce qui constituait les orientations philosophiques dominantes. il affirme également que, « comme le pense Grimes, il est effectivement vrai que les problèmes ne sont résolus que là où ils émergent – à savoir dans l’action20 ».

Par l’intermédiaire de Grimes, quatre idées fondamentales sont prêtées au matérialisme historique. 1/ la philosophie eut à l’origine une fonction essentiellement politique qu’elle a ensuite perdue et qu’elle doit aujourd’hui retrouver. 2/ Pour ce faire, elle doit dépasser tous les dualismes (esprit/corps, théorie/pratique, art/travail, raison/expérience, etc.) qui trouvent leur origine dans un antagonisme de classe. les classes supérieures s’étant dès l’antiquité arrogées les activités politiques, intellectuelles, artistiques et religieuses, et ayant délégué les tâches liées à la reproduction matérielle aux classes inférieures, elles ont été conduites à dévaloriser tout ce qui renvoyait à la dimension prosaïque de l’expérience et de la pratique. 3/ la philosophie doit également récuser l’opposition de l’idéal et du réel qui procède d’un besoin de satisfaction substitutive et d’un renoncement (idéologiquement entretenu) à œuvrer à l’obtention de véritables satisfac-tions ici-bas. 4/ si elle veut remplir sa fonction politique, la philosophie doit reconnaître que l’histoire a été jusqu’à présent celle d’un conflit de

20. Dewey John, The Influence of Darwin on Philosophy, New York, Henry Holt and Company, 1910, p. 44 (MW 4, pp. 29-30).

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classe pour le contrôle des ressources économiques, et que l’exigence d’une société juste et libre ne peut être réalisée sans bouleversements radicaux des structures économiques.

ces quatre thèses sont reprises à son compte par dewey dans « la nature et son bien : une conversation », tout comme dans l’ensemble de son œuvre. nous avons déjà évoqué le fait que dewey voyait dans le conflit du travail et du capital la source des problèmes politiques et culturels, et qu’il critiquait les tentatives visant à statuer sur les problèmes culturels, politiques ou sociaux sans remonter à leurs sources écono-miques21. ajoutons que dans Démocratie et éducation (1916) comme dans reconstruction en philosophie (1920), il souligne à différentes reprises que les dualismes philosophiques de la théorie et de la pratique, de la raison et de l’expérience, de l’art et du travail, de l’éducation libérale et de l’édu-cation professionnelle, ont pour origine la structure de classe de la société grecque. soulignant que les théories philosophiques « sont nombreuses à avoir a été façonnées par les préjugés et les intérêts de classe22 », dewey est parfaitement conscient du caractère iconoclaste de son propos23. dans reconstruction en philosophie, il affirme également que c’est l’impuissance politique propre à l’époque de la naissance de la philosophie antique qui a conduit à opposer l’idéal au réel, au lieu d’y voir un instrument d’amélioration du réel, et il suggère que la philosophie a entretenu cette impuissance, de manière quasi-idéologique24 : « l’idéalisme a conspiré avec le matérialisme pour maintenir la vie réelle dans un état de pauvreté et d’injustice25. » il n’hésite pas non plus à localiser dans la conflictualité sociale les conditions d’une transformation sociale guidée par des idéaux :

la tâche de la philosophie, à l’avenir, consiste à clarifier les idées que les hommes se font des luttes sociales et morales de leur temps […], son but est de devenir l’instrument per-mettant d’appréhender ces conflits26.

21. Voir par exemple dans Individualism Old and New : « Notre matérialisme, notre dévotion pour faire de l’argent et pour avoir du bon temps ne sont pas des choses par elles-mêmes. Elles sont le produit du fait que nous vivons dans une culture de l’argent (money culture), du fait que notre technique et notre technologie sont contrôlées par l’intérêt pour le profit privé. C’est ici que réside le défaut sérieux et fondamental de notre civilisation, la source des maux secondaires et dérivés auxquels tant d’attention est accordée. Les critiques ne s’occupent que de symptômes et d’effets. » (LW 5, pp. 56-57).22. Dewey John, Reconstruction en philosophie, op. cit., p. 59.23. Ibidem, p. 77 : « J’ai bien peur qu’on me reproche d’avoir inventé toute cette histoire de parallèle entre la vieille cosmologie et l’organisation sociale. »24. Le fait que Dewey propose une théorie de la genèse sociale (inspirée de Marx) et psychique (inspirée de Freud) de l’opposition de l’idéal et du réel, notamment dans le chapitre 5 de Reconstruction dans la philosophie, peut être rapproché de la manière dont Max Eastman, ancien élève et ami de Dewey, figure de la gauche américaine et se réclamant de Marx, comparait les concepts marxien d’« idéologie » et freudiens de « rationalisation » et de « sublimation » ; voir notamment l’article « Marx anticipated Freud », New Masses, n° 3, juillet 1927, pp. 11-12.25. Ibidem, p. 126.26. Ibidem, p. 54.

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une PhilosoPhie PraGmatiste du marxismesydney hook était déjà marxiste avant de devenir pragmatiste, et il est

resté pragmatiste après avoir cessé d’être marxiste. les différents articles et les deux livres qu’il a consacré à la philosophie de marx, pour com-prendre marx (1933 ; jugé assez important pour être publié en traduction française chez Gallimard en 1936) et De hegel à marx. études sur le déve-loppement intellectuel de Karl marx (1936), appartiennent à la période de son marxisme pragmatiste. au cours de cette période, durant laquelle il était très proche sinon membre du Parti communiste américain, il a assisté à des conférences de korsch en allemagne, a été invité par riazanov à l’institut marx-engels de moscou, est entré en discussion avec trotski et a polémiqué avec max eastman sur la manière dont dewey devait être mis en rapport avec marx27.

avant même de s’être converti intellectuellement à l’instrumenta-lisme deweyien, hook avait été frappé par les affinités de reconstruction en philosophie (ouvrage datant de la période chinoise de dewey) avec le marxisme. dès cette conversion effectuée, il s’employa à connecter marxisme et pragmatisme. dans une série d’articles datant de la fin des années 1920, il commença par osciller entre une démarche consistant à décrire marx comme un prédécesseur de dewey et une présentation de l’instrumentalisme deweyien comme une manière de corriger le marxisme. dans les articles des années 1930, et dans les deux ouvrages mentionnés ci-dessus, il semble plutôt relier marxisme et pragmatisme dans un rapport de complémentarité et de réalisation mutuelle. d’un côté, la volonté deweyienne de soumettre la société à une réorganisation susceptible de concrétiser les promesses démocratiques ne pourrait être accomplie que par une théorie marxiste de la révolution. d’un autre côté, le pragmatisme serait le seul cadre théorique susceptible de trancher les débats infinis quant à l’orientation fondamentale de la philosophie marxiste, trancher signifiant en l’occurrence la présenter comme une « philosophie d’action sociale et, plus spécifiquement, une théorie de la révolution sociale28 ». dans l’esprit de hook, le pragmatisme semblait également constituer le paradigme philosophique le mieux à même de démontrer l’actualité philosophique du marxisme, et ce faisant, d’intro-duire marx dans une discussion philosophique américaine où il n’avait encore trouvé ni place ni légitimité29.

27. Sur l’activité politique et intellectuelle de Hook pendant cette période, voir Phelps Christopher, Young Sydney Hook : Marxist and Pragmatist, op. cit., pp. 16-90. Nous suivons Phelps dans la description de l’évolution du rapport à Dewey et à Marx dans les lignes qui suivent.28. Hook Sydney, Pour comprendre Marx, Paris, gallimard, 1936, p. 16.29. L’Introduction de From Hegel to Marx. Studies in the Intellectual Development of Karl Marx (Londres, Victor gollancz, 1936, p. 11) exprime bien cette volonté de faire ressortir les enjeux philosophiques contemporains de la pensée de Marx : « La caractéristique la plus impressionnante du développement intellectuel de Marx, mis à part son intérêt historique intrinsèque, est sa pertinence face à l’affrontement des doctrines dans l’angleterre et l’amérique contemporaines. »

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la force de l’interprétation de hook tient à son information, considé-rable pour l’époque, concernant les rapports de marx avec les Jeunes hégé-liens. elle tient également à la manière dont il reconstruit la cohérence d’ensemble de la philosophie marxienne à partir de la philosophie de la pratique développée par les Thèses sur Feuerbach et l’idéologie allemande. la philosophie deweyienne permet d’interpréter la dialectique marxienne de l’action et de ses circonstances selon le schème de l’interaction avec l’environnement (la définition de l’effectivité par « l’action réciproque » étant considérée comme l’un des principaux legs hégéliens)30. elle permet également de présenter l’unité de la théorie et de la pratique selon un schème instrumentaliste. la portée épistémologique des Thèses sur Feuerbach peut alors être explicitée dans le cadre d’une théorie de la sen-sibilité comme instrument de réorganisation de l’action31 et en référence à la conception pragmatiste de la vérité32. éloigné de tout dogmatisme, le marxisme apparaît comme un empirisme et un expérimentalisme33. hook combine également une conception pragmatiste de l’action sociale et une conception instrumentaliste de la théorie pour souligner, contre le scientisme, que marx ne vise pas le même type de vérité que les sciences de la nature puisque sa théorie est l’expression réflexive d’un intérêt de classe :

dans les théories de marx, une tendance et un but de classe sont présupposés. ses doctrines ne décrivent pas seu-lement les phénomènes de la société divisée en classes et les luttes qui en résultent. elles se présentent aussi comme un instrument destiné à cette lutte34.

en résulte une reformulation du concept d’idéologie, celui-ci ne dési-gnant plus le contenu de classe d’une doctrine mais son absence de théma-tisation réflexive35. son pendant positif consiste en une politisation de la définition deweyienne de la pensée par l’enquête. une fois la philosophie reconstruite comme instrument réflexif au service des efforts pratiques d’une classe en vue de transformer la société, elle devient enquête sur la meilleure manière de réaliser les besoins sociaux fondamentaux :

30. S. Hook, Pour comprendre Marx, op. cit., p. 60.31. Ibidem, pp. 33-34, 82-84.32. Ibidem, pp. 87-98.33. Ibidem, p. 13 : « Si la pensée de Marx a de la cohérence, celle-ci doit être cherchée non dans ses conclusions spécifiques, mais dans sa méthode d’analyse dirigée par les buts et besoins révolutionnaires de la classe internationale des travailleurs. Naturelle-ment, la méthode doit être vérifiée à la lumière de ses conclusions, mais ces dernières sont dérivées et non pas essentielles. Elles sont expérimentales et contingentes. […] Ce n’est qu’une autre façon de constater qu’il n’y a rien a priori dans la philosophie de Marx : elle est d’un bout à l’autre naturaliste, historique et empirique. »34. Ibidem, p. 14.35. Ibidem, p. 117 : « Une classe n’est pas toujours consciente des raisons pour lesquelles elle combat. C’est le choc et les consé-quences de la lutte qui l’amènent à la conscience d’elle-même. À strictement parler, c’est seulement dans l’absence d’une telle conscience d’elle-même qu’elle devient idéologie. »

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la philosophie est en un sens enquête normative. […] c’est pourquoi marx parle de sa méthode philosophique comme d’une critique. c’est une critique qui révèle les valeurs et les attitudes, le point de départ et les vœux secrets de notre pensée. c’est une sociologie des valeurs enquêtant sur racines sociales et les conditions sociales de la réalisation de ce que les hommes désirent36.

l’interprétation de hook se place sous un quadruple patronage philo-sophique et politique. sur le plan philosophique, c’est lukács et korsch qui sont mis en avant. la manière dont ils critiquaient le scientisme de la deuxième internationale, et dont le premier soulignait l’importance de la conscience de classe, permet de lire la philosophie marxiste à partir du primat deweyien de la pratique et de l’interprétation de la conscience comme moment de réorientation réflexive de la pratique, moment dont dewey soulignait qu’il est dérivé mais néanmoins décisif37. sur le plan politique, c’est de rosa luxembourg et lénine que hook se réclame en les présentant comme « le début de la réforme marxiste », au sens où ils invitent à renouer avec le sens authentique, à « lire les textes de marx et d’engels à la lumière de leur esprit primitif »38. la discussion de rosa luxembourg permet de formuler le primat de l’expérience sociale, intro-duit dans le cadre d’une critique des hiérarchies syndicales coupées de « l’expérience vive et effective de la lutte industrielle » et acquérant « peu à peu l’étroite et égocentrique idéologie du bureaucrate typique »39. de même que la lutte politique doit partir de l’expérience sociale, de même les théories marxistes seront jugées par leurs effets « dans l’expérience de la révolution sociale40 ». lénine est, quant à lui, dépeint en théoricien du parti comme instance de réorganisation et de réorientation de l’action, instance nécessaire à toute action intelligente et efficace. de même que Gramsci soulignait à la même époque que l’originalité de la théorie léninienne du parti consiste en l’introduction de la problématique de l’hégémonie, hook s’appuie sur la théorie deweyienne de la centralité politique de l’éducation pour formuler l’une des implications philosophiques des innovations léni-niennes : en plus d’un organisateur, le parti est un éducateur qui permet de surmonter les facteurs psychosociaux et culturels faisant obstacle à la prise de conscience de classe41.

36. Hook Sydney, From Hegel to Marx, op. cit., pp. 26-27.37. Dewey John, Reconstruction en philosophie, op. cit., p. 93 : « La connaissance est reléguée en position dérivée, d’origine secon-daire, même si son importance, dès qu’elle est établie, est décisive. »38. Hook Sydney, Pour comprendre Marx, op. cit., p. 55.39. Ibidem, p. 26.40. Ibidem, p. 203.41. Ibidem, p. 196.

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en définitive, le marxisme de hook reste assez orthodoxe. son intention n’est pas de réviser ou d’adapter marx, mais de participer à la « réforme marxiste ». aux antipodes d’un eastman soutenant que le marxisme comme cadre théorique est incompatible avec l’instrumenta-lisme deweyien et proposant de le libérer de son armature dialectique, hook défend le projet d’une dialectique expurgée de ses présupposés idéalistes, tout en rappelant à eastman les sources hégéliennes et les schèmes dialectiques constitutifs de la philosophie deweyienne42. la plupart du temps, ce qui chez hook semble constituer une innovation théorique substantielle relève de la reformulation terminologique prag-matiste. ainsi le sens normatif qui est donné au concept d’expérience permet-il d’affirmer qu’« aucune expérience sociale effective n’est possible dans une société divisée en classes43 ». de même, c’est en une simple reformulation que consiste la synthèse de la théorie des intérêts et des formes de conscience de classe sous la rubrique « psychologie sociale »44. mais sur deux points au moins, hook fait plus, en réévaluant ce que marx n’avait pas considéré comme décisif. d’une part, l’action historique n’apparaît pas seulement comme guidée par des besoins mais aussi par des idéaux. marx critiquerait aussi bien ceux qui congédient les idéaux et qui se voient ainsi condamnés à l’apologie de l’existant que ceux qui se rattachent à des idéaux séparés des tendances historiques et qui versent alors dans l’utopie45. d’autre part, hook relativise la centralité marxienne du travail, pour mieux insister sur l’interaction des différents facteurs constitutifs d’une formation sociale et accorder un rôle décisif au moment culturel. d’où une certaine tension entre les formulations renvoyant à l’idée de « base économique » de la vie sociale, d’une part, et à la définition de la société comme « un tout culturel dont les élé-ments sont liés entre eux46 », d’autre part. tout se passe comme si hook oubliait, dans sa lecture de marx, la centralité deweyienne du travail pour ne plus retenir que la centralité de l’éducation et la pluralité des sphères d’action et de valeurs. il en résulte que la tâche philosophique du marxisme semble relever principalement de la critique de la culture, de l’explicitation d’idéaux immanents aux luttes sociales et de la réflexion sur la manière dont ces idéaux peuvent être mis en pratique :

la tâche la plus importante du matérialisme historique est d’examiner et de critiquer les doctrines culturelles et sociales

42. Sur les deux polémiques avec Eastman, auxquelles Dewey refusa de participer malgré l’invitation qui lui en était faite, voir C. Phelps, Young Sydney Hook : Marxist and Pragmatist, op. cit., pp. 38-44, 96-100.43. Hook Sydney, Pour comprendre Marx, op. cit., p. 91.44. Ibidem, pp. 79-82.45. Ibidem, p. 63. Voir aussi pp. 100, 126.46. Ibidem, p. 111.

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afin de mettre à nu leurs racines et leurs prémisses sociales, d’exposer la contradiction entre leur programme avoué et leurs liens de classe, et de découvrir l’incidence sociale que prendra leur activité pratique guidée par leur intérêt47.

son hypothèse est que les conditions économiques (dans le sens très large déjà indiqué) déterminent les idéaux qui doivent se développer, et que la lutte des classes est le lieu géométrique de tous les idéaux48.

un maoïsme deweyien ?la question du rapport de mao à dewey est évidemment plus com-

plexe. avant de devenir marxiste, mao était partie prenante du mouve-ment de la « nouvelle culture » qui, lors du séjour de dewey en chine entre 1919 et 1921, fit de ce dernier son étendard philosophique. Plus significatif encore, alors qu’il était bibliothécaire à l’université de Pékin de l’été 1918 au printemps 1919, mao suivit les cours de hu shih et fut profondément influencé par celui qui était l’un des principaux philo-sophes du mouvement de la « nouvelle culture » et le principal pragma-tiste chinois de l’époque49. ancien élève de dewey à columbia, hu shih fut son traducteur et l’initiateur de sa venue en chine. il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que mao ait eu une connaissance suffi-samment large de dewey, dont il suivit également des conférences, pour se réclamer du pragmatisme au cours de l’année 191950, année précédant son passage au marxisme. analogue aux lumières européennes, le mouve-ment de la « nouvelle culture » était un mouvement de modernisation se réclamant des valeurs de la science et de la démocratie (dewey fut préci-sément reçu comme « m. science » et « m. democracy », deux slogans de l’époque)51 et comptant sur l’éducation comme vecteur de transformation sociale. l’activité politique de mao en 1919 et en 1920 est précisément marquée par différentes tentatives de développer la politique éducative, par l’intermédiaire de l’enseignement et de journaux, et elle porte la trace de l’influence de dewey et de hu, ce dernier publiant d’ailleurs des commentaires élogieux sur ses articles52. intégrés dans les orientations fondamentales de la « nouvelle culture », les principes deweyiens d’édu-

47. Ibidem, p. 117.48. Ibidem, p. 126.49. C’est Hu Shih qui lui conseilla de retourner dans la province du Hunan. Voir Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », Transactions of the Charles S. Peirce Society, Vol. 35, No. 1 (Winter, 1999), p. 77.50. Dans le « Manifeste de fondation de la revue de la rivière xiang », datant du 14/07/1919, il présente le pragmatisme comme la pensée la plus progressiste. Le fait que les différentes traductions des conférences de Dewey soient régulièrement citées dans la Société culturelle du livre dont il était l’un des fondateurs indique qu’il avait probablement une connaissance de l’ensemble de la pensée deweyienne ; à ce propos, voir Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », idem.51. Voir Ching-Sze Wang Jessica, John Dewey in China. To Teach and to Learn, New-York, State University of New-York Press, 2007, ch. 1 : « Dewey and May Forth China ».52. Voir Schram Stuart R., The Thought of Mao Tse-tung, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, pp. 21-22.

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cation resteront en vigueur par la suite, aussi bien dans la chine natio-naliste que dans la chine communiste53. il est vrai que dans une lettre du 1er décembre 1920, à l’époque où il devenait marxiste, mao a déclaré que la méthode d’éducation deweyienne n’était pas réalisable parce qu’elle supposait des transformations sociales préalables. mais il a continué à chercher à mettre en place le projet, qu’il devait à hu, d’une « université d’auto-éducation » (tzu-hsiu ta-hsueh), et dans sa « déclaration inaugurale de l’université d’auto-éducation du hunan » d’août 1921, il a repris les thèmes fondamentaux de la théorie deweyienne de l’éducation en insistant sur le rôle de l’initiative et de l’expression personnelles, en critiquant la séparation existant entre l’éducation et les préoccupations quotidiennes, et en soulignant l’importance du rapport du travail et de l’éducation54. de même qu’il n’a jamais cessé par la suite d’accorder, tout comme dewey, une fonction décisive à l’éducation, ses doctrines éducatives ont conservé la trace des problématiques deweyiennes de l’articulation travail/éduca-tion et de l’auto-éducation.

si l’idée d’une source deweyienne de la pensée de mao est générale-ment peu prise au sérieux, c’est notamment en raison d’une interprétation forcée de la rupture entre ceux des intellectuels de la « nouvelle culture » qui devenaient marxistes et le libéralisme incarné par hu. cette rupture se manifesta notamment dans une polémique entre hu et li ta-chao, l’un des fondateurs du futur Parti communiste chinois, lancée par un article où hu opposait une politique pragmatiste centrée sur l’étude et la résolution des « problèmes » à une politique dogmatique, fondée sur des « ismes », visant une résolution globale des problèmes. l’historiographie chinoise a longtemps considéré que la victoire du marxisme était celle des « ismes » contre les « problèmes », sans voir que li avait récusé cette opposition et qu’il partageait avec hu la même méthodologie tout en se concentrant sur des problèmes différents et en réfléchissant sur les conditions de la forma-tion d’une volonté collective susceptible de résoudre ces problèmes55. on peut effectivement considérer qu’une politique authentiquement marxiste doit porter sur la logique spécifique des problèmes et des conjonctures, tout en visant des transformations sociales globales, de sorte qu’il n’y a aucune raison d’opposer les « ismes » aux « problèmes ». il semble que mao ait défendu ce type de position méthodologique dès l’époque de sa proximité avec hu puisque, peu après son retour de Pékin, il a fondé une « société pour l’étude des problèmes » dont l’article iii affirmait :

53. Berry Thomas, « Dewey’s Influence in China », in J. Bleweet (ed.), John Dewey : His Thought and Influence, New York, Fordham University Press, 1960, p. 217.54. Voir Schram Stuart R., The Thought of Mao Tse-tung, op. cit., pp. 26, 30-31, 36.55. Nous suivons ici Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », op. cit., pp. 76-77, et Ching-Sze Wang Jessica, John Dewey in China. To Teach and to Learn, op. cit., pp. 33-34.

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l’étude des problèmes doit être solidement fondée sur des principes théoriques. avant d’étudier les différents types de problèmes, il faut donc étudier les principaux « ismes »56.

il semble également que ce type de position soit plus conforme à la phi-losophie de dewey que ne l’était celle de hu. la réduction du pragmatisme à une simple méthode de résolution des problèmes est peu compatible avec le principe de la réciprocité des moyens et des fins, qui ne joue d’ailleurs aucun rôle chez hu. l’opposition entre la résolution de problèmes spéci-fiques et les transformations globales et radicales est tout aussi contraire à la pensée deweyienne, comme nous l’avons vu plus haut57.

le contenu de l’enseignement de dewey en chine et les modalités de la réception de sa philosophie fournissent deux autres raisons de prendre au sérieux l’hypothèse d’un maoïsme deweyien. ses innombrables confé-rences ont permis à dewey d’enseigner tous les aspects de sa philosophie et de les rendre disponibles sous forme de publications en langue chinoise58. mais elles lui ont également fourni l’opportunité de baliser un domaine théorique non encore exploré sous une forme développée. dans une série de conférences de philosophie sociale (qui constituent aujourd’hui encore la seule expression systématique de sa théorie sociale), il a souligné que l’économie est la base de la vie sociale et politique, et il a présenté la société comme un espace de lutte entre groupes sociaux dominés et dominants, en se référant notamment au mouvement ouvrier et aux luttes des femmes59. il n’est pas étonnant que chen duxiu, par exemple, un autre des futurs fondateurs du Pcc, ait été fortement impressionné par ces conférences de philosophie sociale. on ne peut exclure qu’en attirant l’attention sur la base économique des problèmes sociaux et politiques, sur la nécessité d’une démocratie économique, et en défendant l’idée d’une démocratie fondée sur une base locale et populaire, ces conférences aient pu jouer un rôle dans la conversion d’un certain nombre d’intellectuels au marxisme (même si par ailleurs, dans ses leçons, dewey critiquait le marxisme en lui opposant le guild socialism)60. on ne peut pas non plus exclure que la conception deweyienne de la démocratie comme forme de participation à la vie sociale plutôt que comme régime institutionnel se soit combinée avec des thèmes provenant des narodniki pour donner au maoïsme la

56. Voir Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », op. cit., p. 79.57. Sur ces deux points, voir Sor-Hoon Tan, « China’s Pragmatist Experiment in Democracy : Hu Shih’s Pragmatism nand Dewey’s Influence in China », Metaphilosophy, 2004, pp. 45-64. Jessica Ching-Sze Wang considère quant à elle que ces différences avec Dewey renvoient à une divergence plus fondamentale encore : Hu n’aurait pas mis en avant le facteur de l’action en ayant défendu une version surtout jamesienne du pragmatisme (John Dewey in China. To Teach and to Learn, op. cit., p. 34).58. Voir Ou Tsuin-Chen, « Dewey’s Lectures and Influence in China », in Boydston Jo ann (ed.), Guide to the Works of John Dewey, Carbondale, South Illinois University Press, 1970, pp. 339-362.59. Dewey John, Lectures in China, Hawaii, University Press of Hawaii, 1973, pp. 64-81, 99-106.60. Ibidem, pp. 115-124.

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forme spécifique de populisme qui le caractérise61. quoi qu’il en soit, la réaction de chen duxiu prouve que la gauche de la « nouvelle culture » pouvait percevoir que le libéralisme de hu n’était pas représentatif des orientations politiques de dewey62.

un dernier point significatif est que le succès de dewey au sein du mouvement de la « nouvelle culture » tenait notamment au fait qu’il était présenté par hu comme le promoteur d’une méthode qui, en tant que telle, pouvait contribuer à la modernisation de la chine sans présupposer la validité des contenus sociaux et culturels étrangers. même si hu voyait dans le pragmatisme un moyen d’occidentaliser la culture chinoise63, dewey fut sans doute largement perçu comme ce qu’il était, à savoir un philosophe souhaitant participer à la modernisation dans le cadre d’une « reconstruction » de la culture chinoise plutôt que dans celui d’une occi-dentalisation64 – cette orientation par rapport au passé et à sa modernisa-tion resta toujours présente chez mao. conçue comme une méthode, la philosophie pragmatiste pouvait donc être considérée, encore au début des années 1920, comme susceptible d’applications variées et d’utilisations politiques opposées, libérales mais aussi marxistes65. en outre, il convient sans doute de considérer que le pragmatisme fut absorbé par le marxisme plutôt que remplacé par lui66. et c’est certainement en ce sens que mao a pu continuer à s’appuyer sur des éléments deweyiens comme la définition de la pensée par l’enquête et la conception instrumentaliste des rapports de la théorie et de la pratique.

au-delà de ces données factuelles, seules des conjectures sont possibles. après 1921, mao ne semble plus jamais s’être référé positivement à dewey. Pour examiner l’hypothèse d’une influence durable de son pragmatisme de jeunesse sur la forme spécifique qu’il a tenté de donner au marxisme, il n’existe donc pas d’autre moyen qu’une nouvelle recherche d’affinités : entre la pensée maoïste et la théorie deweyienne cette fois. on verra que de telles affinités sont plus significatives que ce qui pourrait s’expliquer par l’affinité générale des pensées de dewey et de marx (examinée dans la première section), ou par l’influence indirecte de dewey sur d’autres sources de la pensée maoïste, comme celle qu’il a exercée sur la politique

61. Sur la relation du maoïsme avec le populisme russe, voir Meisner Maurice, « Leninism and Maoism : Some Populist Perspective on Marxism-Leninism in China », in Marxism, Maoism and Utopianism, Madison, The University of Wisconsin Press, 1982, pp. 76-117.62. Sur la réception de la philosophie sociale deweyienne par Chen Duxiu, voir Ching-Sze Wang Jessica, John Dewey in China. To Teach and to Learn, op. cit., pp. 47-50.63. Ibidem, pp. 32-34.64. Berry Thomas, « Dewey’s Influence in China », op. cit., p. 225.65. Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », op. cit., p. 76.66. C’est la thèse de Thomas Berry dans « Dewey’s Influence in China », op. cit., pp. 221-222, 230. Elle correspond à la manière dont Mao décrit le rapport de la « nouvelle culture » au marxisme chinois : « Certains reçurent en héritage son esprit scientifique et démocratique et le remodelèrent sur la base du marxisme ; c’est ce que firent les communistes et quelques marxistes en dehors du parti » (« Contre le style stéréotypé », in Œuvres choisies de Mao-Tse-Toung, t. 3, Pékin, éditions en langues étrangères, 1968, p. 51).

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éducative soviétique67. Par sa manière de concevoir l’unité de la théorie et de la pratique et d’en faire un schème pour la théorie du parti, par sa politisation de l’idée d’enquête et sa réévaluation de la culture, le maoïsme est proche du marxisme pragmatiste de hook, mais il donne de nouvelles significations et une portée plus large aux thèmes deweyiens dans le cadre d’un projet global d’adaptation du marxisme aux conditions chinoises.

c’est tout d’abord au sujet de la conception instrumentaliste de l’unité de la théorie et de la pratique que les affinités du maoïsme avec le pragmatisme de dewey sont significatives. dans l’histoire du marxisme, mao est sans doute l’un de ceux qui ont le plus insisté sur le thème de l’unité de la théorie et de la pratique, auquel il a donné une forme typi-quement deweyienne. dans l’article « de la pratique » (1937), il reste proche de dewey lorsqu’il souligne que l’activité pratique produit des connaissances parce qu’elle est confrontée à des problèmes qu’elle doit résoudre. conformément à la vision naturaliste et instrumentaliste de l’activité sociale qui est propre à dewey, il affirme que dans toute société les hommes se livrent « à l’activité de production en vue de résoudre les problèmes relatifs à la vie matérielle des hommes68 ». concevant la pensée comme résolution réflexive des problèmes rencontrés dans la pratique, il ajoute : « c’est là l’origine même du développement de la connaissance humaine69. » il en déduit ensuite, toujours en parfait accord avec dewey, que la théorie étant un instrument au service de la pratique, sa valeur doit être cherchée dans ses effets pratiques, en l’occurrence dans sa capacité à résoudre des problèmes pratiques. ainsi affirme-t-il que la « philosophie marxiste » a pour « particularité évidente » que

la théorie se fonde sur la pratique et, à son tour, sert la pratique. la vérité d’une connaissance ou d’une théorie est déterminée non par une appréciation subjective mais par les résultats objectifs de la pratique sociale. le critère de la vérité ne peut être que la pratique sociale70.

comme chez dewey, la théorie est doublement fondée sur la pratique : ayant pour fonction de résoudre des problèmes, elle tire son origine de la pratique où surgissent des problèmes, et sa vérité est sa vérification ou

67. Sur l’influence centrale de Dewey sur les premières phases de la politique éducative, voir garreta guillaume, « Pragmatisme et pédologie. Dewey, Vygotski et la pédagogie soviétique des années 1920 », in Friedrich J., Rita Hofstetter R. et Schneuwly B (dir.), Une science du développement humain est-elle possible ?, Rennes, PUR, 2013, pp. 107-137. Sur le lien des idées éducatives de Mao avec l’idée soviétique de révolution culturelle, et avec les réformes éducatives promues par Kroutchev, voir Pepper Suzanne, Radicalism and Education Reform in Twentieth-century China : the search for an ideal development model, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, chapitre 11 : « On Stalin, Khruhschev, and the origins of the cultural revolution ».68. Mao Tse-toung, « De la pratique », in Žižek Slavoj, Mao. De la pratique et de la contradiction, Paris, La Fabrique éditions, 2007, p. 84.69. Idem.70. Ibidem, p. 86.

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capacité à résoudre, dans la pratique, ces problèmes. on lira encore, dans l’article « d’où viennent les idées justes » (1963), que la vérité se constitue dans le passage « de la pratique à la connaissance, puis de la connaissance à la pratique » et que le second moment, « d’une plus grande signification que le précédent », est le seul « moyen de faire l’épreuve de la vérité »71. ajoutons que, comme chez dewey, la vérité est fondée dans une pluralité de pratiques et non pas seulement dans l’expérimentation scientifique : les idées justes « ne peuvent venir que de la pratique sociale, de trois sortes de pratiques : la lutte pour la production, la lutte de classes et l’expérimenta-tion scientifique72 ».

secondaire par rapport à la pratique, la connaissance n’en joue pas moins un rôle décisif, en tant que facteur d’amélioration de l’expérience qui rend possibles de nouvelles pratiques qui, à leur tour, font surgir de nouveaux problèmes et de nouveaux développements théoriques. tout comme chez dewey, l’insistance sur la connaissance comme facteur de réorientation de la pratique est associée à l’idée d’un processus de crois-sance de l’expérience potentiellement infini :

Par la pratique, découvrir les vérités et encore par la pratique confirmer les vérités et les développer […]. la pratique, la connaissance, puis de nouveau la pratique et la connaissance. cette forme cyclique n’a pas de fin, et de plus, à chaque cycle, le contenu de la pratique et de la connaissance s’élève à un niveau supérieur. telle est dans son ensemble la théorie matérialiste-dialectique de la connaissance, telle est la conception que se fait le matérialisme dialectique de l’unité du savoir et de l’action73.

les implications de cette conception instrumentaliste de l’unité de la théorie et de la pratique sont nombreuses. elle était associée chez dewey à une opposition de la vérité comme « copie » (to copy) – copie de sensation ou de modèles éternels – et de la vérité comme « confrontation » avec les problèmes (to cope with)74. on retrouve des échos de cette opposition dans la manière dont mao s’efforce de justifier la spécificité de la voie chinoise par rapport au modèle soviétique tout en luttant contre le « dogmatisme »

71. Ibidem, p. 257.72. Ibidem, p. 256.73. Ibidem, p. 104. On remarquera que dans d’autres textes, cette conception typiquement deweyienne de la connaissance comme facteur de croissance de l’expérience s’accompagne d’une conception de la connaissance comme prise elle aussi dans un processus de croissance. Voir les distinctions entre « connaissances incomplètes » (qui en restent ou bien à l’étape sensible ou bien à l’étape rationnelle de la connaissance), « connaissances relativement complètes » (qui unifient ces deux étapes), et « connaissances com-plètes » (qui les unifient avec la pratique) (« Pour un style de travail correct dans le parti », in Œuvres choisies de Mao Tse-toung, t. 3, op. cit., pp. 35-36).74. Voir notamment Dewey John, The Quest for Certainty (1929), LW 4, p. 172.

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dans le parti. cette conception était également associée chez dewey à l’idée d’une créativité de la pratique, pratique qui ne peut cependant pas parvenir par elle-même, sans recours au pouvoir de réorganisation et de direction de la connaissance réflexive, à surmonter valablement certaines situations problématiques. ces thèmes sont présents dans les textes rédigés par mao à l’époque de son pragmatisme et de sa participation au mouve-ment autonomiste du hunan en 1920. il y reprend la critique deweyienne des tentatives d’imposer des buts extérieurs à l’action en affirmant que les réformateurs et les révolutionnaires ne doivent pas chercher à diriger le mouvement des masses de l’extérieur, mais au contraire participer à ce mouvement à la base pour en donner une expression adéquate. une fois marxiste, il a continué à soutenir tout à la fois qu’il faut « partir des masses et retourner aux masses75 » et que « sans intellectuel révolutionnaire, la révolution ne peut triompher76 ». n’est-ce pas un schéma analogue, déjà rencontré chez hook, que l’on trouve dans la conception du parti for-mulée dans l’idée qu’« il faut avoir confiance dans les masses ; il faut avoir confiance dans le parti, ce sont là deux principes fondamentaux77 » ? d’un point de vue deweyien, il n’est pas plus paradoxal d’insister à la fois sur la puissance autonome de l’agir et sur l’importance de l’intelligence que de reprocher au marxisme soviétique d’avoir sous-estimé tout la fois le rôle des masses et celui de la politique78.

une deuxième constellation de thèmes deweyiens concerne l’im-portance donnée à l’enquête. tout se passe comme si, contre les dérives intellectualistes (les prétentions à statuer politiquement du seul point de vue théorique) et dogmatiques (l’interdiction de toute adaptation de la doctrine marxisme), mao rejouait l’opposition pragmatiste des « ismes » et des « problèmes » en s’appuyant sur la définition deweyienne de la pensée comme enquête. c’est dans l’article « contre le culte des livres » (1930) que cette démarche trouve son illustration la plus frappante. À l’idée que les textes de marx et de lénine seraient des vérités incontestables qu’il suffit de mettre en pratique, mao oppose l’exigence de l’enquête : enquête sur les problèmes spécifiques rencontrés par les masses paysannes et les ouvriers, sur leurs aspirations, et sur les ressources et les obstacles qui caractérisent chaque situation particulière.

Pas d’enquête, pas de droit à la parole. vous n’avez pas fait d’enquête sur un problème, et on vous prive du droit

75. Mao Tse-toung, « À propos des méthodes de direction », in Œuvres choisies de Mao Tse-toung, t. 3, op. cit., p. 123.76. Mao Tse-toung, « Pour un style de travail correct dans le parti », op. cit., p. 35.77. Voir par exemple, Mao Tsé-toung, Citations du président Mao, Pékin, éditions en langues étrangères, 1966, p. 3.78. Mao écrit dans ses « annotations des Problèmes économiques du socialisme en URSS » (1958) : « Les soviétiques ne s’inté-ressent qu’aux rapports de production. Ils ignorent la superstructure, la politique et le rôle du peuple. S’il n’y a pas de mouvement communiste, il est impossible de passer au communisme » (Žižek Slavoj, Mao, De la pratique et de la contradiction, op. cit., p. 182).

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d’en parler. est-ce trop brutal ? non, pas du tout. du moment que vous ignorez le fond du problème, faute de vous être enquis de son état actuel et de son historique, vous n’en sauriez dire que des sottises. et les sottises, chacun le sait, ne sont pas faites pour résoudre les problèmes79.

avec la question de l’enquête, on voit mao opérer une politisation de l’épistémologie deweyenne (esquissée par hook à la même époque) qui ne concerne pas seulement les conditions de l’efficacité pratique de la politique révolutionnaire et de la prise en compte des besoins et des souf-frances des masses (par l’intermédiaire de « l’expression des griefs80 ») au niveau le plus élémentaire de leurs conditions de vie81. cette politisation de l’enquête relève aussi de la lutte contre la constitution d’une bureau-cratie coupée de l’expérience sociale et contre toutes les prétentions à la supériorité tirées d’un savoir, au sein du parti et dans le rapport du parti aux masses82. si tous « doivent sans exception enquêter personnellement sur la réalité sociale et économique83 », c’est qu’il s’agit là d’un moyen de participer à l’expérience sociale des masses tout en réduisant les effets d’inégalité épistémique.

la troisième composante deweyienne du maoïsme concerne la ré- évaluation de la question de la culture contre le marxisme soviétique, et la centralité politique qui s’en trouve conférée à l’éducation. les idées fondamentales de mao en matière d’éducation se sont forgées à l’époque où il adhérait au pragmatisme deweyien, où les statuts de sa « société pour l’étude des problèmes » mentionnaient, parmi les problèmes à étu-dier, « le problème de savoir comment appliquer la doctrine éducative de dewey84 ». Par la suite, il n’a cessé de mettre en avant les principes deweyiens de « l’auto-éducation » (auquel un chapitre du petit livre rouge est consacré), du dépassement du divorce entre culture populaire et culture savante (dépassement qu’il considère comme l’un des grands acquis du mouvement paysan du hounan85) et de l’articulation éducation/travail (qu’on retrouvera dans le versant éducatif de la politique du « grand bond en avant86 »). dewey soutenait qu’une révolution, au sens d’une transfor-mation sociale radicale, ne se réduit jamais à un événement ponctuel mais

79. Ibidem, p. 71.80. Mao Tse-toung, Citations du président Mao, op. cit., p. 161.81. Voir notamment Mao Tse-toung, « Soucions-nous davantage des conditions de vie des masses et portons plus d’attention à nos méthodes de travail », in Œuvres choisies de Mao-Tse-toung, t. 1, Péking, éditions en langues étrangères, 1966, pp. 163-168.82. Voir tout particulièrement « Préface aux Enquêtes à la campagne », in Œuvres choisies de Mao Tse-Toung, t. 3, op. cit., pp. 8-9.83. Žižek Slavoj, Mao. De la pratique et de la contradiction, op. cit., pp. 81-82.84. Voir Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », op. cit., p. 79.85. Voir Mao Tse-toung, « Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan », in Œuvres choisies de Mao Tse-toung, t. 1, op. cit., pp. 56-57.86. Voir notamment les articles 48-50 des « 60 points sur les méthodes de travail » (op. cit.)

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consiste toujours en un processus87, ne serait-ce qu’en raison de l’inertie des habitudes et du cultural lag88. c’est l’une des raisons pour lesquelles le progrès social dépendait d’après lui de l’éducation en tant qu’opérateur de formation et transformation des habitudes, en entendant par éducation l’ensemble des effets formateurs de la socialisation et non pas seulement l’éducation scolaire et familiale. on retrouve ces différents thèmes chez mao. la question qu’il pose est certes spécifique : comment transfor-mer les habitudes issues de l’ancienne société et comment éviter que les institutions de la nouvelle société, notamment le parti, ne produisent de nouveaux obstacles au cheminement vers le communisme ? et cette question est pensée dans la problématique spécifiquement marxienne de « l’auto-transformation » qui accompagne la « transformation des circons-tances »89. néanmoins, comme chez dewey, cette question est formulée à partir d’une anthropologie du soi comme ensemble d’habitudes et d’une conception de l’éducation comme transformation des habitudes par la participation à la vie sociale.

les riches interactions entre pragmatismes et marxismes ont été passées sous silence, certaines d’entre elles ont sans doute été partiellement dissi-mulées et déniées (comme chez dewey et mao), de sorte qu’il faut parfois se contenter d’indices, en l’occurrence d’affinités, pour les exhumer. cette occultation s’explique par les processus généraux qui ont dominé l’histoire du marxisme et du pragmatisme après-guerre. les facteurs qui devaient inciter le marxisme à s’opposer à une philosophie typiquement américaine sont tout aussi évidents que ceux qui devaient conduire le pragmatisme à revenir sur son hostilité initiale à l’égard d’une philosophie analytique devenue paradigme dominant. mais le poids de ces facteurs ne pas doit occulter la place de la contingence dans ces deux histoires divergentes. s’il est aujourd’hui difficile de voir des affinités entre marx et dewey, c’est notamment parce que ce dernier en est venu, au cours de la Première guerre mondiale, à dissimuler les sources hégéliennes de sa pensée pour mieux participer, en tant qu’intellectuel, à l’effort de guerre contre l’allemagne90. si les communistes chinois ont fini par lancer des campagnes contre dewey, ce n’est pas tant en raison de sa manière de penser le socialisme

87. Dewey John, « Experience, Knowledge and Value : a Rejoinder », LW 14, p. 76 : « Un événement révolutionnaire est une crise de haute intensité. Mais l’idée selon laquelle la révolution en son occurrence immédiate, celle d’une date déterminée, 1789 ou 1917/1918, est quelque chose de plus que le commencement d’un processus graduel est une auto-illusion utopiste. La méthode de l’action intelligente doit être appliquée à chacune des étapes par lesquelles une révolution ‘suit son cours’. »88. Dewey John, Reconstruction en philosophie, op. cit., p. 84 : « Il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes de pensée, et il est impossible de le faire d’un coup. En développant, en enseignant et en recevant des idées nouvelles, nous sommes obligés de nous servir d’idées anciennes comme outil de compréhension et de communication. »89. Marx Karl, L’Idéologie allemande, Paris, éditions sociales, 1976, pp. 207-208.90. Voir l’opuscule German philosophy and politics datant de 1915. James a. good a ainsi soutenu que la dissimulation partielle de son hégélianisme s’expliquait par des « exigences de guerre » : « John Dewey's ‘Permanent Hegelian Deposit’ and the Exigencies of War », Journal of the History of Philosophy, Volume 44, issue 2, 2006, pp. 293-313.

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comme un libéralisme que de sa participation à la commission trotski91 ! si, après-guerre, la pensée deweyienne a perdu presque tout crédit aux états-unis, c’est notamment parce que ses orientations politiques étaient trop à gauche pour être acceptables92. si dans les années 1960, le maoïsme a trouvé un écho philosophique dans le marxisme occidental, c’est prin-cipalement dans l’orbite de l’althussérisme, à l’époque de ce qu’althusser dénoncera ultérieurement comme son « théoricisme » et qui constitue sans doute l’une des versions du marxisme les plus éloignées du pragmatisme d’un hook (on pourrait en dire autant aujourd’hui du néo-maoïsme de badiou). si, dans les années 1970, les sciences sociales francophones ont effectué un tournant vers l’enquête au terme duquel marx n’a plus eu droit de cité, c’est notamment sous l’influence de l’importance accordée par mao à l’enquête…93 Prendre la mesure de ces contingences et de ces para-doxes peut au moins aider à percevoir l’arbitraire de certaines divisions du paysage intellectuel contemporain. n

91. Sun Youzhong, « John Dewey in China : Yesterday and Today », op. cit., pp. 82-83.92. À ce propos, voir Misak Cheryl, The American Pragmatists, Oxford, Oxford University Press, 2013.93. Cette hypothèse m’a été suggérée par Michelle Zancarini-Fournel, voir son Le Moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008, pp. 54-57.

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