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D. FREY, RELIGION ET RÉGÉNÉRATION DE LA LIBERTÉ CHEZ P. RICŒUR REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2012, Tome 92 n° 4, p. 595 à 617 595 RELIGION ET RÉGÉNÉRATION DE LA LIBERTÉ DANS L’ŒUVRE DE PAUL RICŒUR Daniel Frey Faculté de Théologie protestante – Université de Strasbourg 9 place de l’Université – F-67084 Strasbourg Cedex Résumé : Dans sa Philosophie de la volonté, Paul Ricœur a désigné la liberté humaine comme caractéristique fondamentale de l’homme. Dans le sillage d’Emmanuel Kant et de sa Religion dans les limites de la simple raison, il a toutefois fortement souligné le caractère indisponible de cette liberté, aussi bien au regard de la raison pratique que de la religion chrétienne. Aux yeux de Ricœur, c’est la religion, davantage que la raison pratique, qui constitue le moyen de restituer au sujet sa capacité à bien faire. Cette étude entend interroger la signification d’une telle affirmation, tant d’un point de vue de l’éthique que de celui de la religion chrétienne. Abstract : In his Philosophy of the Will, Paul Ricœur considered human freedom the fundamental characteristic of the human being. However, in the footsteps of Emmanuel Kant and his Religion within the Boundaries of Mere Reason he strongly emphasized the unavailable character of this freedom, both in the eyes of practical reason and of the Christian religion. According to Ricœur it is religion, rather than practical reason, which constitutes the means by which the subject receives its capacity to do good. This study investigates the meaning of this affirmation, both from the point of view of ethics and of the Christian religion. La philosophie n’a d’autre vocation, selon Paul Ricœur, que d’« éclairer par notions l’existence même 1 ». L’œuvre entière du philosophe témoigne de cette vocation, puisqu’elle constitue, à bien des égards, une vaste anthropologie philosophique. Un aspect seu- lement de celle-ci retiendra ici notre attention : l’affirmation selon laquelle la religion, considérée dans les limites de la simple raison, a pour fin la régénération de la liberté humaine. L’analyse de cette thématique est selon nous susceptible d’élucider la difficile question du rapport entre éthique et religion dans l’œuvre de Ricœur, depuis ————— 1 Ricœur, 1950, p. 20.

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RELIGION ET RÉGÉNÉRATION DE LA LIBERTÉ DANS L’ŒUVRE DE PAUL RICŒUR

Daniel Frey

Faculté de Théologie protestante – Université de Strasbourg 9 place de l’Université – F-67084 Strasbourg Cedex

Résumé : Dans sa Philosophie de la volonté, Paul Ricœur a désigné la liberté humaine comme caractéristique fondamentale de l’homme. Dans le sillage d’Emmanuel Kant et de sa Religion dans les limites de la simple raison, il a toutefois fortement souligné le caractère indisponible de cette liberté, aussi bien au regard de la raison pratique que de la religion chrétienne. Aux yeux de Ricœur, c’est la religion, davantage que la raison pratique, qui constitue le moyen de restituer au sujet sa capacité à bien faire. Cette étude entend interroger la signification d’une telle affirmation, tant d’un point de vue de l’éthique que de celui de la religion chrétienne.

Abstract : In his Philosophy of the Will, Paul Ricœur considered human freedom the fundamental characteristic of the human being. However, in the footsteps of Emmanuel Kant and his Religion within the Boundaries of Mere Reason he strongly emphasized the unavailable character of this freedom, both in the eyes of practical reason and of the Christian religion. According to Ricœur it is religion, rather than practical reason, which constitutes the means by which the subject receives its capacity to do good. This study investigates the meaning of this affirmation, both from the point of view of ethics and of the Christian religion.

La philosophie n’a d’autre vocation, selon Paul Ricœur, que d’« éclairer par notions l’existence même

1 ». L’œuvre entière du philosophe témoigne de cette vocation, puisqu’elle constitue, à bien des égards, une vaste anthropologie philosophique. Un aspect seu-lement de celle-ci retiendra ici notre attention : l’affirmation selon laquelle la religion, considérée dans les limites de la simple raison, a pour fin la régénération de la liberté humaine. L’analyse de cette thématique est selon nous susceptible d’élucider la difficile question du rapport entre éthique et religion dans l’œuvre de Ricœur, depuis

————— 1 Ricœur, 1950, p. 20.

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La Philosophie de la volonté jusqu’à l’essai intitulé « Théonomie et/ou autonomie

2 ».

I. UNE LIBERTÉ FONDAMENTALE, UNE FAUTE CONTINGENTE : CONVERGENCE DES DISCOURS PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUX

Lorsque Ricœur, sous le double héritage de la description des essences de E. Husserl et de la philosophie de G. Marcel, entreprend une description des structures du volontaire et de l’involontaire, identifiées aux « possibilités fondamentales de l’homme », les notions de « Transcendance » et de faute lui paraissent si peu secondaires qu’il tente, dès le premier paragraphe, d’en justifier la mise entre parenthèses

3. Tout est dit dans cette entame, à la fois la possibilité de procéder à une description pure de la liberté humaine, et la nécessité de l’articuler à une description empirique et hermé-neutique de la faute. Dans les termes mêmes de Ricœur :

la vérité empirique de l’homme comme esclave s’ajoute à la vérité eidétique de l’homme comme libre, elle ne la supprime pas : je suis libre et cette liberté est indisponible

4.

Ce commencement porte en lui, nous semble-t-il, la relation d’inclusion mutuelle des discours philosophique et religieux, dans laquelle le premier, faisant crédit à l’homme de sa liberté, prime le second, situant la bonté dans une origine perdue.

Il est capital de bien entendre qu’ici le premier mot revient à la philosophie et à l’éthique : l’eidétique de la liberté a bien primauté sur les discours religieux qui dénoncent depuis des temps immémo-riaux la culpabilité de l’homme. Le philosophe est d’abord celui

————— 2 Indiquons de suite, pour lever une possible équivoque, que Ricœur ne propose nulle

part une « philosophie de la religion ». Il a seulement choisi, à travers ses essais d’hermé-neutique de la religion, d’accorder toute son attention aux symboles et aux croyances religieuses liées aux textes fondateurs de la tradition judéo-chrétienne. Les communautés croyantes font alors l’objet d’une attention indirecte, à travers l’étude des processus anonymes de lecture et d’interprétation à l’œuvre au sein de cette tradition. Ricœur justifie l’étroitesse du point de vue choisi (religion = religion judéo-chrétienne), lorsqu’il affirme, au commencement de La Symbolique du mal, que le philosophe ne saurait « prétendre échapper à cette contingence des rencontres historiques et se tenir hors du jeu au nom d’une ‘objectivité’ non située » (Ricœur, 1960b, p. 30). De fait, à l’instar de Kant, il identifie toujours « la religion » avec ce que les traditions vétéro et/ou néotestamentaire donnent à penser. Cela revient à reconnaître indirectement que le rôle du philosophe n’est pas de prendre part aux débats théoriques (anthropologiques, sociologiques, historiques) visant à définir la religion, mais plutôt de penser à partir de la religion vis-à-vis de laquelle il a la plus grande proximité intellectuelle. Ricœur le fera en manifestant toujours une double exigence dont les termes sont en tension : avoir le souci de la discontinuité des discours et des problèmes philosophiques et religieux, et tenter de saisir les lieux où ces derniers se rejoignent.

3 Ricœur, 1950, p. 7 (P. R. souligne ; le « T » majuscule est également de lui). 4 Ricœur, 1950, p. 29 (P. R. souligne).

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qui, invariablement, honore le fond de bonté de la liberté humaine, plus fondamentale que sa déviance, et qui appelle sans relâche à la responsabilité. Aussi vieille que soit la plainte sur la méchanceté du monde, aussi vieux que soit le jugement des prêtres à l’encontre de l’humanité devant Dieu, le philosophe ne connaît qu’une seule liberté qui soit pensable : une « liberté qui se reconnaît responsable, qui jure de tenir le mal pour mal commis et avoue qu’il dépendait d’elle qu’il ne le fût pas

5. » Cette entrée dans la question du mal par la liberté humaine, Ricœur dit la tenir précisément de l’essai « Sur le mal radical » de Kant

6.

Dans le même temps, la faute, bien que toujours contingente, apparaît de façon énigmatique comme le destin de la liberté. La liberté est serve, elle avoue dans un cri : « ‘Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas

7’ ». Ces mots de l’apôtre Paul (Rm 7,19), Ricœur les cite sans même désigner leur origine biblique, parce qu’il les tient pour l’expression même du « véritable drame » de l’éthique : le « drame de l’homme divisé », c’est qu’il est conscient de cette déchirure sans être capable d’y remédier

8. Qu’un tel aveu de culpabilité, extrait d’une épître maî-tresse du Nouveau Testament adressée jadis aux chrétiens de Rome par un témoin de l’évangile, puisse exprimer aux yeux de Ricœur la faille de l’éthique profane est singulièrement significatif : pour Ricœur, comme pour Kant, l’aveu de la culpabilité est indivisément éthique et religieux. À lire Ricœur, on comprend que les mots de l’apôtre ne lui appartiennent pas. Ils renvoient, au-delà de leur portée religieuse, à une vérité universelle.

C’est dans cette convergence des discours philosophique et religieux, qui n’empêche pas que le premier souligne davantage la liberté constituante de l’être humain quand le second insiste sur le caractère hégémonique du péché aliénant l’homme, qu’il faut, selon nous, situer l’origine de l’idée ricœurienne selon laquelle la religion vise à restituer en l’homme la capacité à bien faire. Promouvoir l’éthique, c’est, en toute logique, faire crédit à l’homme d’une capa-cité à désirer le bien. Dans le même temps, penser la liberté sans l’idéaliser, c’est suspecter une incapacité humaine à viser le bien pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment du profit qu’on peut

————— 5 Ricœur, 1960a, p. 15. Qu’on se rappelle à cet égard le remarquable incipit de l’essai

« Sur le mal radical » ouvrant La Religion dans les limites de la simple raison : « Que le monde soit mauvais, c’est une plainte aussi vieille que l’histoire et même que la poésie la plus vieille encore, aussi ancienne que le plus ancien de tous les poèmes, je veux dire la religion des prêtres. » (Kant, 1986 [17942], p. 25).

6 Ricœur, 1960a, p. 15s. 7 Ricœur, 1950, p. 24. 8 Ricœur, 1950, p. 24.

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en escompter. La manifestation de la convergence des deux discours, on la trouvera précisément dans le concept indirect de serf-arbitre. Ce dernier, né du symbole, est proprement l’expression éthico-religieuse de la condition humaine : « l’énigme du serf-arbitre », celle « d’un libre arbitre qui se lie et se trouve toujours déjà lié, est le thème ultime que le symbole donne à penser

9. »

Cette étonnante réciprocité des discours philosophique et religieux quant au destin de la liberté nous semble à l’origine d’une réception contrastée, pour ne pas dire conflictuelle, de la première œuvre de Ricœur : les uns sont persuadés que cette eidétique de la liberté relève bien du logos philosophique ; les autres soupçonnent Ricœur d’avoir maquillé sous des dehors phénoménologiques les convictions chrétiennes qui, par ailleurs, étaient les siennes. La réalité nous paraît plus simple encore : Ricœur constate qu’il y a convergence de la tradition biblique et de la tradition philosophique dans le fait que la logique descriptive exige que l’on dise la liberté avant la faute, mais aussi que l’on dévoile la faute comme ce qui défigure toujours et déjà la liberté. C’est très clairement parce que le récit biblique de la chute dans la Genèse est, selon ses propres termes, en « affinité avec l’aveu que la liberté fait de sa responsa-bilité » que le philosophe s’autorise à l’élire parmi les autres mythes d’apparition du mal, sans se soucier d’ailleurs d’une quelconque conformité de sa lecture à l’égard de la dogmatique chrétienne

10.

Nous pouvons désormais revenir à l’introduction de la Philo-sophie de la volonté, où Ricœur justifie longuement son choix, inévitable autant que nécessaire, de faire abstraction de la Transcen-dance et de la faute. Le philosophe y annonce une Poétique de la volonté qui achèvera l’ensemble de l’entreprise, et dont le cœur aurait été l’idée de Transcendance. La référence à cette Transcendance est très fortement marquée par le kérygme chrétien :

L’expérience intégrale de la faute et sa contrepartie mythique, l’imagi-nation de l’innocence, sont étroitement solidaires d’une affirmation de la Transcendance : […] l’expérience intégrale de la faute, c’est la faute éprouvée comme étant devant Dieu, c’est-à-dire le péché. C’est pourquoi on ne peut dissocier faute et Transcendance. Mais surtout la Transcen-dance est ce qui libère la liberté de la faute. C’est ainsi que les hommes vivent la Transcendance : comme purification et délivrance de leur liberté, comme salut

11.

La faute aurait ainsi dû être abordée en lien avec la Transcen-dance, une fois que la parenthèse entourant celle-ci aurait été levée. Mais Ricœur n’a jamais rédigé cette Poétique de la volonté. Il est —————

9 Ricœur, 1960a, p. 13 ; P.R. souligne. 10 Ricœur, 1960a, p. 17. 11 Ricœur, 1950, p. 31.

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d’ailleurs surprenant qu’il ait songé à le faire, puisque lui-même remarque, au terme de l’introduction du Volontaire et l’Involontaire, qu’il n’existe pas de synthèse de la liberté et de la Transcendance. Le troisième volume annoncé devait selon lui constituer une critique des synthèses toujours prématurées subordonnant soit la liberté à la Transcendance, soit la Transcendance à la liberté – cri-tique qui aurait été faite à la lumière d’une magnifique définition de la grâce, forcément paradoxale : « Tout m’est donné et ce don consiste en ceci : que je suis une liberté entière jusque dans l’accueil de ce don

12. » On imagine mal, pourtant, quel aspect aurait présenté cette Poétique, car comment concevoir qu’elle puisse être autre chose qu’une méditation théologique sur la grâce ? Force est de constater, en tout cas, que les annonces relatives à ce troisième volume, dix années plus tard, demeuraient floues et s’accordaient mal aux premières, puisque Ricœur, après avoir annoncé à la fin du Volontaire et l’Involontaire une « philosophie de la Transcendance », projetait désormais une herméneutique philosophique des symboles du mal en confrontation avec la psychanalyse, le droit et la philo-sophie politique – herméneutique qui ne se constituera d’ailleurs qu’au fil du temps et des débats menés

13. La conclusion de La Symbolique du mal, du reste, ne mentionne plus la Transcendance

14. Ricœur, parti du logos philosophique autonome, mais s’instruisant des ressources langagières non philosophiques (mythique en l’occurrence) les plus fécondes, s’est donc ravisé : il a finalement décidé d’en rester à la seule description phénoménologique et herméneutique des structures du volontaire et de l’involontaire, ajournant sine die la synthèse philosophico-théologique qu’il avait d’abord entrevue

15.

Ricœur n’est pas théologien. Il a au fond toujours été clair, pour lui, que si le philosophe s’instruit de l’aveu que fait l’homme

————— 12 Ricœur, 1950, p. 35. 13 Ricœur, 1950, p. 440. 14 Ricœur y revendique cependant un « schéma essentiellement anselmien » (allusion à

la célèbre formule credo ut intelligam) par lequel il espère récupérer l’étroitesse de son ancrage dans les symboles bibliques par un surcroît de réflexion rendant la philosophie, « d’abord nourrie au plein du langage », « indifférente aux accès de sa problématique » et seulement « soucieuse de thématiser la structure universelle et rationnelle de son adhésion » (Ricœur, 1960b, p. 332 ; nous soulignons).

15 Lorsqu’il revient dans Réflexion faite sur ce volume selon lui imprudemment annoncé, Ricœur confirme qu’il « devait traiter du rapport du vouloir humain à la Transcendance – terme évidemment jaspersien, qui désignait pudiquement le Dieu des philosophes » (Ricœur, 1995, p. 25). Il ajoute plus loin : « quant à la poétique de la Transcendance, je ne l’ai jamais écrite, si l’on attend sous ce titre quelque chose comme une philosophie de la religion, à défaut d’une philosophie théologique. Mon souci, jamais atténué, de ne pas mêler les genres m’a plutôt rapproché de la conception d’une philosophie sans absolu […]. C’est donc dans mes exercices d’exégèse biblique qu’il faut chercher une réflexion sur le statut d’un sujet convoqué et appelé au dépouillement de soi » (Ricœur, 1995, p. 26).

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religieux de sa culpabilité, c’est parce que cet aveu lui semble rejoindre l’expérience universelle de l’homme désirant le bien, mais incapable de l’accomplir. Dans la philosophie de la volonté, l’aveu que fait la « conscience religieuse » de sa culpabilité est répété « en imagination et en sympathie » par le philosophe ; il n’est pas vécu par lui

16. Une chose est d’entendre et d’interpréter la parole du sujet confessant sa faute, une autre est de vivre, au premier degré, la confession du péché. Le philosophe ne peut qu’affirmer, au terme de son anthropologie pure, ce qu’est « l’homme capable de faillir

17 ». Cette étonnante expression désigne l’écart qui sépare la finitude de la culpabilité : la finitude rend l’homme faillible, certes, mais le phi-losophe ne passe de l’homme faillible à l’homme coupable qu’en enjambant l’abîme de la faute elle-même. Dans ces circonstances, il ne lui restait qu’à s’efforcer de saisir l’irruption de la faute, en prêtant l’oreille aux langages qui l’ont déjà nommé. Pour la raison autonome, libre à l’égard de tout magistère, la valeur et l’originalité du langage religieux tiennent précisément à cette capacité à rendre intelligible, – fût-ce de manière indirecte, par le mythe – le passage de l’innocence à la culpabilité. La culpabilité, le péché et la souil-lure sont les symboles essentiels de ces mythes du mal, par lesquels l’expérience du mal s’offre à la conscience religieuse. C’est parce que les symboles du mal ne se livrent qu’à travers une interprétation qu’il a fallu se livrer à leur exégèse, annoncée dans Le Volontaire et l’involontaire, et mise en œuvre dix ans plus tard dans La Symbo-lique du mal

18.

Nous avons vu que le drame de l’homme déchiré entre une capacité originaire au bien et un penchant radical au mal ressortit d’un « dualisme éthique » relevé par le discours philosophique, et révélé par le discours religieux

19. L’introduction du Volontaire et l’involontaire signale déjà que la régénération de la liberté est proprement l’espérance d’une bonté originelle recouvrée :

La liberté se souvient de son intégrité, dans la mesure où elle attend sa totale délivrance. Le salut de la liberté par la Transcendance est donc l’âme secrète de l’imagination de l’innocence. Il n’y a de Genèse que dans la lumière d’une Apocalypse

20.

————— 16 C’est patent déjà dans La Symbolique du mal (Ricœur, 1960b, citée ici p. 11) ; et

davantage encore dans « Culpabilité, éthique et religion » : « Le philosophe adopte, par sympathie et en imagination, les motivations et les intentions de la conscience confes-sante ; il ne ‘sent pas’, il ‘ressent’, sur un mode neutralisé, sur le mode du ‘comme si’, ce qui a été vécu par la conscience confessante » (Ricœur, 1969, p. 417).

17 Ricœur, 1960a, p. 161 (P. R. souligne). 18 Cf. Ricœur, 1960a, p. 10 et Ricœur, 1960b, p. 159. 19 Ricœur, 1950, p. 24. 20 Ricœur, 1950, p. 32.

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Sur le plan religieux (biblique en l’occurrence), le salut est l’accomplissement de la création de l’homme. Davantage qu’un simple retour à la normale, il est, comme l’a bien vu Ricœur, « don », « instauration d’une nouvelle création

21 ». Ricœur n’ignore pas non plus que le Nouveau Testament présente le Christ comme celui en qui se récapitulent toutes les figures antérieures du Juste ; il est le Nouvel Adam dont la Résurrection inaugure la nouvelle Création. En témoignent, parmi d’autres, les pages qu’il consacre à la « jus-tification » dans La Symbolique du mal

22. C’est bien parce que l’espérance attend l’accomplissement de la bonté originaire, perdue dans le péché, que Ricœur peut souligner le lien étroit entre le mythe de déviance et le mythe eschatologique, qui est par défini-tion un mythe de salut

23. Telle est, à très grands traits, l’espérance chrétienne d’une récréation déjà commencée avec la résurrection du Christ.

Pour Paul Ricœur, l’espérance est une catégorie commune au discours religieux et au discours philosophique, comme le montre J. Porée dans sa contribution aux actes d’un colloque consacré précisément à l’entrecroisement de l’herméneutique philosophique et de l’herméneutique biblique de Ricœur

24. Le thème de l’espérance est ainsi explicitement présent dans la conclusion du Volontaire et l’involontaire. Ricœur y entrevoit l’achèvement probable de la phi-losophie du sujet dans une « doctrine de la conciliation », qui ferait apparaître la subjectivité comme répondant à un « appel ou à une prise qui la dépasse

25 ». Cet appel laisse dans l’ombre l’Appelant supposé – Dieu –, que Ricœur ne nomme pas.

Mais ici aussi, il y a équivocité de l’acquiescement donné par le sujet. Ricœur écrit ainsi :

Je dis : voici mon lieu, je l’adopte ; je ne cède pas, j’acquiesce ; cela est bien ainsi ; car ‘toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein’ [Rm 8,28].

Équivocité disions-nous, car d’un même souffle est énoncée l’espérance, dans ce qu’elle peut avoir de réellement profane – com-ment consentir sans convenir dans le même temps que le monde ne

————— 21 Voir Ricœur, 1960b, p. 254. 22 « La justification et les symboles eschatologiques », Ricœur, 1960b, p. 243-260. 23 Après La Symbolique du mal, Ricœur reviendra sur ce rapport dans « Mythes du salut

et raison », essai inédit présentant une lecture d’ensemble des différents mythes d’origine du mal, doublée d’une réflexion sur le rapport entre le mythe adamique de déviance et les mythes du salut (voir notre édition, Ricœur, 2010, p. 271-297).

24 Porée, 2011. 25 Ricœur, 1950, p. 451 (P. R. souligne).

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nie pas ma liberté, mais s’offre à elle 26 ? – comme dans ce qu’elle a

de spécifiquement religieux, ainsi qu’en témoigne la citation de Rm 8,28, citation dont, là encore, Ricœur ne dévoile pas l’origine. Ce verset, dans son contexte, signale que Dieu règne sur toute sa Création, en vue d’un bien qui, dans la pensée de l’apôtre, est proprement le salut

27. Une même parole – « cela est bien ainsi » – peut ainsi dire la paix du sujet se confiant en Dieu, et la volonté apaisée, indépendante de toute foi.

Ce consentement, cependant, est toujours inachevé. Il est néces-saire, face au scandale du mal, de dépasser l’admiration de la bonté du monde par l’attente de la délivrance du mal :

L’espérance dit : le monde n’est pas la patrie définitive de la liberté ; je consens le plus possible, mais j’espère être délivré du terrible et, à la fin des temps, jouir d’un nouveau corps et d’une nouvelle nature accordés à la liberté

28.

Encore une fois, l’espérance se dit dans les catégories bibliques d’un nouvel ciel et d’une nouvelle terre, mais elle n’évoque pas directement cette « présence » de la Transcendance sur laquelle se clôt l’ouvrage

29. La liberté seulement humaine a finalement été décrite sans référence à la liberté divine : nous ne savons pas ce que pourrait être une liberté qui ne serait ni motivée, ni incarnée, ni contingente. Les derniers mots du livre (« Vouloir n’est pas créer ») font signe en direction d’une liberté divine, mais n’en disent rien, parce que le discours philosophique – à la différence d’une méta-physique appuyée sur la révélation – reconnaît n’avoir simplement rien à en dire

30. Le philosophe est resté dans les bornes de la raison, une raison ouverte cependant aux indications du langage mythique et biblique, pour autant que ce dernier soit en consonance avec l’exigence éthique.

On vérifie ainsi que le thème de la régénération de la liberté est bien présent dans la Philosophie de la volonté, de façon indirecte, dans les pages consacrées au concept d’espérance à la fin du Volontaire et l’involontaire. À bien y regarder, Ricœur l’a placé à l’horizon même de toute sa réflexion anthropologique dans la mesure où il a choisi de caractériser le serf-arbitre comme l’expression éthico-religieuse de la condition humaine – dans la mesure, surtout,

————— 26 Camus, dans l’épilogue du Mythe de Sisyphe, procède au même consentement, qu’il juge

en tout point fidèle à son refus de l’espérance chrétienne : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. » (Camus, 1965 [1942], p. 198).

27 Ricœur, 1950, p. 439. 28 Ricœur, 1950, p. 451. 29 Ricœur, 1950, p. 456 (P. R. souligne). 30 Ricœur, 1950, p. 456.

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où la seule réponse pratique qu’appelle le concept de serf-arbitre est selon lui la libération de la liberté

31.

II. LA LIBERTÉ LIBÉRÉE SELON L’ÉTHIQUE, ET SELON LA RELIGION

Rappelons ces mots de Ricœur : Il nous faut […], aussi difficile et paradoxal que cela soit, penser en quelque façon en surimpression la nature fondamentale de la liberté et son esclavage

32.

Force est de reconnaître que le détour par l’herméneutique des symboles du mal permet seulement d’expliciter le concept paradoxal de serf-arbitre, sans parvenir à déjouer le paradoxe d’une liberté qui ne dispose pas d’elle-même. Mieux décrire le serf-arbitre, c’est encore aiguiser le paradoxe constitutif de ce concept. C’est le cas notamment lorsque Ricœur affirme, avec force, que l’homme n’est que séduit. Ce que dit le schème de la séduction (provenant du plus ancien symbole du mal, la souillure), c’est que l’homme est mauvais sans être originairement méchant :

Cette extériorité est si essentielle au mal humain que l’homme, dit Kant, ne saurait être le méchant absolu, le Mauvais ; il est toujours le méchant second, le méchant par séduction ; […] il est essentiel que le mal soit en quelque manière subi

33.

Dans le même temps, la séduction ne va pas sans l’infection : le schème de l’infection désigne l’homme comme s’étant séduit lui-même. Je me livre moi-même au mal qui règne sur moi comme s’il était extérieur à moi

34. C’est là le nœud de toute anthropologie, et, pour l’éthique, un savoir de première importance : celui de la non coïncidence du vouloir et du pouvoir. Mais ce savoir est encore un non-pouvoir.

Toute la difficulté de l’entreprise ricœurienne d’articulation de l’éthique et de la religion proviendra du fait que l’éthique et le religieux, qui s’accordent dans un premier temps sur le constat du

————— 31 « L’énigme du serf-arbitre, c’est-à-dire d’un libre arbitre qui se lie et se trouve

toujours déjà lié, est le thème ultime que le symbole donne à penser. » (Ricœur, 1960a, p. 13 ; P. R. souligne).

32 Ricœur, 1950, p. 29. 33 Ricœur, 1960b, p. 149, cf. Kant, 1986 [17942], p. 60. Il est tout à fait remarquable que,

dans son exégèse du récit de la chute, Ricœur retrouve dans ses grandes lignes la lecture kantienne de la Genèse, et, par-delà, celle de Rousseau, professant, « avec opiniâtreté, la bonté naturelle de l’homme et sa perversité historique et culturelle » (Ricœur, 1960a, p. 161 – P. R. souligne ; cf. Ricœur, 1960b, p. 236).

34 Ainsi, « la séduction par le dehors est ultimement une affection de soi par soi » (Ricœur, 1960b, p. 149 ; P. R. souligne). Il faudrait revenir ici sur l’importance du premier symbole du mal, la souillure, dont certains traits se maintiennent dans les symboles ulté-rieurs jusqu’à celui de captivité.

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serf-arbitre, divergent ensuite radicalement sur ses conséquences mêmes. Pour prendre la mesure de ces difficultés, considérons d’abord la réponse que l’éthique apporte à l’énigme du serf-arbitre. Elle est, pour une part, celle de Ricœur.

Réplique éthique au serf-arbitre

Il n’y a rien de moralement mauvais (c’est-à-dire de suscep-tible d’être imputé) en dehors de ce qui est notre propre action (E. Kant)

35.

Si le mal n’est jamais que ce que l’homme fait à l’homme, s’il doit être défini comme ce qui n’aurait pas dû être, il n’y a qu’une réponse éthique possible : mettre la volonté au travail. Autrement dit, se vouloir bon. Il n’y a pas de limites à fixer à cette réforme vertueuse de la bonne volonté ; d’où le volontarisme farouche, formidable, quoique monotone, martelé par Kant dans sa philosophie pratique, et jusque dans son ouvrage La Religion dans les limites de la simple raison. À supposer qu’une aide divine, gracieuse, soit apportée au sujet (ce que la réflexion pratique, selon Kant, ne saurait trancher), l’essentiel serait d’en être digne : la grâce, dans la perspective kantienne, cela se mérite

36 ! Cette conception volontariste de l’éthique est tout à fait logique compte tenu du point de départ indiqué. On ne sera pas surpris d’entendre Ricœur proposer ailleurs, dans le sillage de Kant, une reformulation de l’impératif catégorique suscitée par sa méditation sur l’origine inscrutable du mal dans le serf-arbitre :

Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps que ne soit pas ce qui ne devrait pas être, à savoir le mal

37.

L’éthique, ici, n’a d’autre choix que de maintenir son exigence envers et contre toute conscience de l’incapacité inhérente à la nature humaine. Elle dira, avec Kant, « ‘tu dois, donc tu peux’ » ; cette affirmation signifie, comme Ricœur l’a remarqué, que « c’est parce que je me reconnais des devoirs que je me reconnais des pouvoirs » : « un être obligé est un être qui présume qu’il peut ce qu’il doit

38 ».

Le rôle de la religion, dans la perspective kantienne, sera de fournir des représentations susceptibles de renforcer les mobiles purement moraux de la raison : il s’agit de renforcer la volonté de

————— 35 Kant, 1986 [17942], p. 43-44 (Kant souligne). 36 Kant, 1986 [17942], p. 60. 37 Ricœur, 1990, p. 254 (P. R. souligne). À la même page, il indique : « le (libre) arbitre

humain apparaît porteur d’une blessure originaire qui atteint sa capacité à se déterminer pour ou contre la loi ».

38 Ricœur, 1969, p. 423.

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pouvoir sans rien ajouter au devoir. On sait que chez Kant, l’Idée d’un Bien suprême, reliée à celle d’un Être suprême, n’est pas le fondement de la philosophie pratique :

Dans la mesure où elle se fonde sur le concept de l’homme, comme être libre et s’obligeant par cela même par sa raison à des lois inconditionnées, la morale n’a besoin ni de l’Idée d’un Être différent qui le dépasse afin qu’il connaisse son devoir, ni d’un autre motif que la loi elle-même pour qu’il l’observe

39.

Elle est par contre, pour Kant, sa conséquence même, dans la mesure où en elle est visée une fin des fins, un but final, un point de convergence de toutes les fins, que la raison, d’ailleurs, ne pourrait pas se donner sans présupposer déjà des concepts moraux. Chez Kant, tout se passe comme si c’était le caractère rationnel de l’éthique lui-même qui nécessitait son dépassement dans la religion. Ricœur peut-il suivre Kant jusque-là ?

La condamnation religieuse de l’exigence éthique

Quant à celui qui ne fait pas d’œuvre, mais croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée comme justice (Rm 4,5).

On devine déjà l’embarras extrême dans lequel conduit une réflexion philosophique se saisissant, comme celle de Ricœur, du concept éthico-religieux de serf-arbitre. En effet, l’interprétation des symboles du mal, commandée par le symbole de la captivité du libre arbitre, culmine dans la condamnation religieuse de l’exigence éthique telle qu’elle vient d’être esquissée. Du point de vue de la symbolique biblique puis théologique, en effet, la volonté de vertu est elle-même la plus grande occasion de péché. Le serf arbitre a pour conséquence, religieusement parlant, c’est-à-dire du point de vue de Dieu, une incapacité à accomplir la loi divine, doublée et aggravée par une volonté d’auto-justification de soi et de ses œuvres. Ricœur ne pouvait manquer de relever, dans La Symbolique du mal, que si l’éthique peut choisir de se tourner vers la religion, et principalement vers le symbole d’une régénération gracieuse de la liberté, la religion, en revanche, ne saurait se muer en éthique, sauf à aggraver encore la servitude de la liberté.

La figure du Pharisien, telle que Ricœur la présente, est précisément celle d’un moraliste convaincu, à tort, de pouvoir pratiquer la loi, comprise comme la somme des exigences éthiques dictées par Dieu. La grandeur de cette figure tient à sa conviction qu’il n’est rien que l’homme ne soit capable de faire pour Dieu.

————— 39 Kant, 1986 [17942], p. 15.

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Aucun commandement n’est trop dur, puisqu’il est donné par Dieu. Comme le remarque Ricœur :

L’univers éthique du pharisianisme, c’est déjà celui de Pélage : point de grands contrastes, comme chez Paul, Augustin ou Luther, entre le mal radical et la délivrance radicale, mais un processus lent et progressif de salut, où le ‘pardon’ ne fait point défaut à la ‘repentance’, la grâce à la bonne volonté. Telle est la grandeur du scrupule, de son sens de la culpabilité et de son sens de la responsabilité

40.

Ce volontarisme optimiste ignore tragiquement l’incapacité radi-cale de l’homme à faire le bien, ou, en termes religieux, à accomplir la volonté de Dieu. S’efforcer d’être juste, c’est s’aveugler, car la justice est donnée ; être juste, c’est être justifié, et justifié par l’autre ultime – Dieu

41.

C’est donc ce même désir de perfectionnement éthique sans fin qui est révélé, au sens propre du terme, comme étant proprement le mal par le discours religieux. Si tout est grâce, s’efforcer d’être juste, c’est prétendre, devant Dieu, à une maîtrise sur soi qui est précisément le contraire de l’abandon à Dieu. Le péché n’est pas de ne pas croire en Dieu ; il consiste à se faire soi-même Dieu

42. Ricœur reconnaît, trop rarement nous semble-t-il, la singularité de ce juge-ment religieux vis-à-vis d’une exigence commune de l’éthique, l’exigence d’autonomie, lorsqu’il écrit dans « Culpabilité, éthique et religion » :

Replacé devant Dieu, le mal est qualitativement changé ; il consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie ; la volonté de vivre selon la loi est alors l’expression du mal et même la plus funeste, parce que la plus dissi-mulée ; pire que l’injustice est la propre justice ; la conscience éthique ne le sait pas ; la conscience religieuse le sait

43.

Mais ce savoir, la conscience religieuse le doit à ce qu’elle estime être une révélation : bibliquement et théologiquement parlant, c’est lorsqu’il est sauvé par Dieu que le sujet comprend ce qu’a été jusque-là son péché : se prétendre maître de sa vie. Nulle part le hiatus avec le discours éthique n’est plus grand. Même si l’on veille

————— 40 Ricœur, 1960b, p. 127-128. 41 L’expérience du Pharisien, lue à la lumière de l’Apôtre Paul, est en effet une impasse :

il lui est impossible de respecter toute la Loi. Or, si l’observance de la Loi n’est pas totale, elle est nulle, la Loi devenant elle-même accusation et source de péché. Être sous la Loi, c’est donc être mort, d’une mort qui s’ignore. Le dernier mot sur le péché appartient au discours de la justification par la foi, qui rend caduque la dimension salvatrice de la Loi – tout en maintenant l’exigence de la Loi.

42 Ricœur sait à l’occasion redire, pour l’approuver, « l’antinomie » luthérienne de l’Évangile et de la Loi, selon laquelle « le péché lui-même apparaîtrait moins comme la transgression d’une interdiction que comme le contraire d’une vie sous la grâce » (Ricœur, 1969, p. 438).

43 Ricœur, 1969, p. 428 (P. R. souligne).

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à ne pas le confondre avec l’idéal héroïque, stoïcien, d’une maîtrise de soi envers et contre tout, le discours éthique repose sur l’axiome que le sujet a prise sur lui-même, assez en tout cas pour être responsable de ce qu’il fait de l’autre, du monde et de soi-même. Aucune éthique ne saurait reprocher à l’homme de tendre vers cette maîtrise, dans la mesure du moins où, en la cherchant, il ne trahit pas la responsabilité qui est la sienne. Du point de vue de l’éthique, il ne manque rien à l’homme qui ne se situe pas devant Dieu. L’éthique ne saurait en aucune façon lui enjoindre de le faire ; se situer devant Dieu n’est pas impossible, mais ce n’est pas du tout une condition sine qua non de l’éthique. Et pourtant, dans la préface de La Religion dans les limites de la simple raison, Kant passe de sa forte affirmation liminaire selon laquelle la philosophie pratique n’a nul besoin de l’idée de Dieu à l’idée selon laquelle elle conduit « infailliblement » à la religion : or « infailliblement » est, du point d’une éthique laïque, et de notre propre point de vue, certainement de trop.

L’approximation philosophique de la liberté régénérée

Le dépouillement par lequel le sujet est appelé à renoncer à sa fallacieuse autonomie parce qu’elle constitue en elle-même, devant Dieu, l’expression d’un soi auto-suffisant, centré sur lui-même, se situe, nous semble-t-il, au-delà des exigences de l’éthique. Ricœur semble en être parfois conscient, qui note, au détour d’une analyse :

Que la liberté soit à délivrer, que cette délivrance soit délivrance de son propre esclavage, cela ne peut être dit en style direct : c’est pourtant la thématique centrale du ‘salut’

44.

Le salut de la liberté serve constitue le telos de la réflexion ricœurienne sur le mal ; mais c’est une ressource pour le moment hors d’atteinte. On a vu qu’au terme du Volontaire et l’involontaire, et malgré l’emploi d’un vocabulaire marqué par la théologie chré-tienne, Ricœur renonce volontairement, non sans regret ni hésitation, à intégrer le concept de salut, identifié alors avec la réconciliation de l’ensemble de la Création évoquée par Rm 8,28. Il n’en tente pas moins de s’approcher en pensée, autant que possible, de la possibi-lité d’une libération du libre arbitre. L’approximation philosophique de l’espérance qu’il s’est efforcé d’esquisser à la suite de La Sym-bolique du mal, notamment dans « La liberté selon l’espérance », constitue un effort pour rejoindre, comme il le souligne lui-même sans équivoque possible, le kérygme de l’espérance ; un effort, autrement dit, pour énoncer en style direct ce salut de la liberté qui,

————— 44 Ricœur, 1960b, p. 146 (nous soulignons).

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par définition, doit être plutôt annoncé qu’énoncé, parce qu’il relève du logos théologique, de la prédication ecclésiale, plutôt que de l’enseignement philosophique.

Le corollaire de l’ajournement indéfini de la thématique du salut, c’est la décision de maintenir ouverte la possibilité d’une attente eschatologique au sein de la philosophie – en d’autres termes, de constituer l’espérance comme horizon du discours philosophique. Refus du Savoir absolu hégélien et reprise de la question kantienne « que m’est-il permis d’espérer ? » vont alors de pair. Cette dernière est pour Ricœur le point d’ancrage de la religion dans l’éthique : puisque l’approximation philosophique du kérygme de l’espérance n’a d’autre but que de tendre vers un équivalent philosophique du théologoumène de la liberté délivrée « dans les limites de la simple raison », on conçoit que Kant se révèle un allié précieux

45. On l’a dit, ce dernier en est venu à présenter la religion comme ce à quoi l’éthique conduit immanquablement, parce que selon lui elle ne peut se passer d’un système symbolique offrant, parmi diverses repré-sentations utiles à l’action, celle d’une Providence menant toute chose, toute action, à son accomplissement. L’argumentation de Ricœur a ceci de commun avec celle de Kant qu’elle ne cherche pas à défendre l’éthique religieuse, à travers, par exemple, une illustra-tion de l’importance des commandements bibliques. Elle soutient, elle aussi, que la religion n’apporte rien en termes de contenus posi-tifs à l’éthique : sa spécificité réside dans la nouvelle perspective qu’elle offre à l’éthique profane

46. C’est la raison pour laquelle Ricœur cherche d’abord appui dans la Critique de la raison pratique, qui se révèle un soutien de premier ordre dans la compréhension d’une liberté régénérée : pour être en mesure d’accueillir la notion d’espérance, il faut, selon Ricœur, pouvoir postuler, avec Kant, l’existence d’une « liberté effective, une liberté qui peut », c’est-à-dire, comme il le précise un peu plus loin, « une liberté qui peut être volonté bonne

47 ». Le postulat de la liberté paraît à ce point essentiel aux yeux de Ricœur que les deux autres postulats kan-tiens, celui de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu, ne font selon lui « qu’expliciter le potentiel d’espérance du postulat de la liberté existentielle

48 ». Le postulat de l’immortalité est ainsi condition de la liberté : comment se croire capable de bien, sans se représenter la possibilité d’un « progrès allant à l’infini

49 » ? L’effort

————— 45 Ricœur s’approprie ici explicitement cette expression kantienne, non sans souligner

qu’en la matière le kantisme « sera plus à faire qu’à répéter » (Ricœur, 1969, p. 402). 46 Voir Ricœur, 1990, p. 37. 47 Ricœur, 1969, p. 409 (P. R. souligne). 48 Ricœur, 1969, p. 410. 49 Ricœur, 1969, p. 410.

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inachevable de perfectionnement moral, selon Ricœur, s’appuie ainsi sur la perspective, toute théorique, d’une persistance indéfinie de l’existence, laquelle serait selon lui « l’équivalent philosophique de l’espérance de résurrection

50 ». De la même façon, le postulat de l’existence de Dieu vient figurer, dans la perspective kantienne, la synthèse possible de la vertu et du bonheur.

Il serait ainsi permis d’espérer, du strict point de vue de la raison pratique, que le bonheur visé par toute action humaine visant le bien ne lui fasse finalement pas défaut. L’éthique profane présente en effet cette lacune, majeure, de ne pouvoir promettre le bonheur à celui qui s’y soumet… C’est ce grave défaut – cette amère igno-rance des conséquences de la vertu sur le bonheur futur – que « supplée » – pour reprendre le mot de Kant – la religion. Et Ricœur de citer longuement, avec enthousiasme, une des pages de la Critique de la raison pratique dans laquelle Kant présente la religion comme ce à quoi la philosophie pratique ou morale « conduit

51 ». Il l’introduit ainsi :

La philosophie morale engendre la philosophie de la religion lorsque, à la conscience de l’obligation, vient s’ajouter l’espérance de l’accom-plissement. « La loi morale ordonne de faire du souverain bien pos-sible dans un monde l’objet ultime de toute ma conduite. Mais je ne puis espérer le réaliser que par l’accord de ma volonté avec celle d’un auteur du monde saint et bon. […] La morale n’est donc pas, à pro-prement parler, la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes »

52.

Ricœur approuve ici Kant sans réserve et ne corrige aucunement le propos cité. Fort du précédent kantien, il conduit son travail d’approximation du kérygme chrétien jusqu’à l’articulation de l’éthique et de la religion, sans avoir jamais, souligne-t-il, subor-donné la philosophie à la théologie. Il importait seulement de rendre raison de ce kérygme, de parier sur l’unité du logos :

S’il n’y a qu’un logos, le logos du Christ ne me demande pas autre chose, en tant que philosophe, qu’une plus entière et plus parfaite mise en œuvre de la raison ; pas plus que la raison, mais la raison entière

53.

————— 50 Ricœur, 1969, p. 410-411. Cela, remarquons-le incidemment, ne laisse pas de sur-

prendre si l’on considère la méditation théologique dont il est parti, dans laquelle Ricœur signale, avec Moltmann, la nouveauté du thème de la Résurrection, déjouant toute logique, toute fatalité : comment une existence indéfinie peut-elle se rapprocher tant soit peu d’une résurrection d’entre les morts ?

51 Kant, 1989 [1788], p. 138. 52 Kant, 1989 [1788], p. 139, cité par Ricœur, 1969, p. 412 (les crochets sont de Ricœur). 53 Ricœur, 1969, p. 394 (c’est P. R. qui souligne). Dans la « Discussion » faisant suite

à l’« Approche philosophique du concept de liberté religieuse » (= Ricœur, 1969), Ricœur

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Affirmer péremptoirement l’unité du logos serait par trop hégé-lien ; espérer qu’il s’agisse d’un seul et même logos revient préci-sément pour Ricœur à se défaire de toute certitude quant à l’unité du logos

54. À nos yeux, c’est néanmoins faire le pari, pour le moins philosophiquement étonnant, d’une raison qui serait à ce point consciente de ses limites qu’elle en arriverait à s’ouvrir en quelque sorte de l’intérieur à une transcendance qui l’excède.

Cette voie d’approximation en exclut une autre, qui est celle des preuves onto-théologiques de l’existence de Dieu. C’est en toute cohérence que Ricœur n’accorde jamais aucun regard à la théologie naturelle, et qu’il fustige « l’indigence intellectuelle des prétendues preuves de Dieu

55 ». Là où il y a démonstration de son existence, il n’y a rien à attendre de Dieu. Ricœur reprend là encore le propos de Kant : « le domaine de l’espérance est très exactement coextensif à la région de l’illusion transcendantale. J’espère, là où je me trompe nécessairement, en formant des objets absolus

56 ». L’impossibilité d’ériger Dieu en objet de savoir est la condition philosophique de l’espérance ; impossible ne pas faire le parallèle avec la sentence fameuse de Kant dans sa préface à la Critique de la raison pure : « je devais donc supprimer [dépasser : aufheben] le savoir, pour trouver une place pour la foi [Glauben]

57 ». Il y a convergence, une fois encore, entre le souci de marquer les limites de la raison et celui de prêter l’oreille aux textes poétiques dans ce qu’ils peuvent avoir de singulier, d’inouï. Révoquer les preuves de l’existence de Dieu, c’est en effet un principe élémentaire pour une herméneutique soucieuse de revenir aux modalités les plus origi-naires de la foi.

Espérer l’unité du logos, telle est l’espérance qui anime certaines pages de l’œuvre de Ricœur. C’est un pari personnel, dans la mesure où c’est lui, Paul Ricœur, qui entend rendre raison de son attachement à une parole fondatrice venue de plus loin que lui. Un autre philosophe ne se sentirait pas tenu de répondre de cette parole. Dans le même temps, c’est comme posture intellectuelle que cette espérance rejaillit sur le lecteur, via le discours philosophique. ————— précisera : « je tiens à la distinction des deux discours, sans être entièrement satisfait de leur rapport. Je l’ai appelé un rapport de proximité parce qu’il évite également la confusion et la subordination ; je l’ai encore appelé rapport homologue parce que j’espère que c’est le même logos qui s’y exprime. […] Je ne peux donc expliciter ce que j’ai compris du kérygme de la résurrection qu’en déployant aussi loin qu’il est possible la rationalité elle-même, en particulier au moment où elle met en question son propre achèvement ; c’est alors qu’elle est le plus près du kérygme de la résurrection » (Ricœur, 1968, p. 248).

54 « Je ne peux pas, dit-il, m’installer dans l’unité du logos sous peine d’être hégélien » (Ricœur, 1968, p. 237).

55 Ricœur, 1994b, p. 93. 56 Ricœur, 1969, p. 405. 57 Kant, 1980 [17872], p. 748 ; c’est Kant qui souligne.

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Il convient donc de la discuter, de s’interroger sur ce qu’elle éclaire, le cas échéant, des rapports entre éthique et religion, entre philosophie et théologie.

III. REPRISE CRITIQUE

Comment concilier la nécessité de reprendre le thème kantien de l’espérance avec le pélagianisme dont Kant fait preuve dans sa propre articulation de l’éthique et de la religion ? Dans « La liberté selon l’espérance », Ricœur reprend au compte d’une approche philosophique de la liberté religieuse l’idée kantienne d’un progrès de la vertu sans terme défini. Kant considère en effet comme étant possible la marche graduelle vers la sainteté des maximes : la vertu, selon lui, s’acquiert

58. Certes, Kant ne pense pas qu’il soit possible de devenir bon, de devenir capable d’accomplir le devoir par devoir (autrement dit, d’être moralement agréable à Dieu) par une « réforme progressive » : pour restaurer la pureté du motif,

il faut une révolution dans l’intention de l’homme (un passage de celle-ci à la maxime de la sainteté), et il ne peut devenir un homme nouveau que par une sorte de régénération, pour ainsi dire une nouvelle créa-tion (Jn 3,5 […]) et un changement de cœur

59.

Ce qui est exprimé ici par Kant n’est rien d’autre que la nécessité d’une conversion, d’une nouvelle naissance. Néanmoins, il existe sur ce point une différence entre Kant et Ricœur, que ce dernier ne relève pas : Kant continue, malgré le thème johannique de la nouvelle naissance, à faire de la régénération de la liberté elle-même le fruit des efforts du sujet. Car Kant affirme tout de suite après que cette conversion n’est pas vécue dans l’instant, mais dans la durée : elle est dans l’instant pour Dieu seul, qui vit au-delà du temps

60. Il faut donc commencer par changer son caractère et sa façon de penser.

[L’homme] doit pouvoir espérer parvenir par l’usage de ses forces propres au chemin qui y mène et que lui indique une intention améliorée en son fond ; et c’est parce qu’il doit devenir un homme de bien, mais ne peut être jugé comme moralement bon qu’en raison de ce qui peut lui être imputé comme étant son œuvre propre

61.

Car dans le christianisme, qui pour Kant est la seule « religion morale »,

————— 58 Kant, 1986 [17942], p. 63. 59 Kant, 1986 [17942], p. 64 (nous soulignons le second des termes en italique). 60 Voir Kant, 1986 [17942], p. 65 et la note. 61 Kant, 1986 [17942], p. 68-69.

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c’est un principe fondamental que chaque homme doit agir, autant que ses forces le lui permettent, pour devenir meilleur. Et c’est seulement s’il n’a pas enfoui ses talents innés (Lc 19,12-16) et s’il a fait usage de la disposition au bien pour devenir un homme meilleur qu’il peut espérer que ce qui ne dépend pas de son pouvoir sera complété par une assistance provenant d’en haut

62.

Peu importe alors, ajoute Kant d’après un principe dont il ne donne pas l’origine (mais qui n’est certainement pas biblique !) de savoir ce que Dieu a fait pour le salut de cet homme : ce dernier doit surtout « savoir ce qu’il doit faire lui-même, pour se rendre digne de ce secours

63 ».

Dans un contexte très clairement théologique puisqu’il y est question du salut, Kant présente ainsi comme un principe chrétien fondamental de tout faire pour être meilleur, sans se soucier de ce que Dieu a fait pour son salut. L’opposition à la justification gra-cieuse est frontale. Contrairement à celle de Ricœur, l’approche philosophique de la religion chrétienne opérée par Kant ne cherche pas à intégrer l’idée de grâce dans toute son étrangeté, et ne retient de la thématique du salut que ce qui est strictement consonant avec l’éthique profane. Kant ne peut accepter qu’un salut par les œuvres. Il est donc, en toute logique avec ses prémisses, pélagien. Sans souci de se conformer à l’orthodoxie chrétienne (et encore moins luthérienne !), il se représente la justification comme ce qui ne peut manquer d’être accordé aux efforts du sujet agissant sur son propre rapport aux mobiles. Qu’il y ait bien selon lui un hiatus entre une théologie de la grâce, offrant la régénération de la liberté, et une religion éthique, par laquelle le sujet travaille à sa propre régé-nération dans l’espoir que cela lui sera imputé comme justice, cela n’est pas douteux

64. Kant a bien vu ce hiatus, mieux que Ricœur, nous semble-t-il

65. Logique avec lui-même, Kant entend rester fermé à la révolution de la pensée que constitue, sur le plan théologique, la justification gratuite du pécheur. Il ne veut pas (le théologien dirait : « il ne peut pas » !) concevoir que la grâce n’est plus de

————— 62 Kant, 1986 [17942], p. 70. 63 Kant, 1986 [17942], p. 70 (Kant souligne). 64 Kant affirme explicitement l’impossibilité d’inclure à sa théorie philosophique de la

religion l’idée des effets de la grâce, laquelle conduirait selon lui à « l’enthousiasme » (Schwärmerei, Kant, 1986 [17942], p. 70). On ne peut rien dire de l’idée d’effet de la grâce, ni dans la raison théorique, ni dans la raison pratique, puisqu’attendre un effet de la grâce signifie pratiquement ne rien faire ; or on ne peut se donner pour règle de bien faire de ne rien faire ! Encore une fois, un bien faire qui n’est pas un faire par soi est un non-sens pour Kant.

65 Ricœur a d’ailleurs tendance à minorer chez Kant lui-même le caractère antinomique de la justification gratuite et de la justification par les œuvres que requiert la stricte moralité, lorsqu’il affirme que Kant a « très justement transformé l’antinomie en paradoxe […] de l’effort et du don » : c’est là plutôt ce que lui-même tente d’opérer ! (Ricœur, 1994b, p. 34 – P. R. souligne).

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l’ordre de l’agir, mais du pâtir. De ce point de vue, la possibilité d’une articulation du kérygme chrétien et de l’éthique paraît dif-ficile, voire compromise – du moins si l’on tient à suivre, comme c’est le cas de Ricœur dans « La liberté selon l’espérance », le modèle kantien.

Sans doute faut-il ajouter que Ricœur s’est montré quelque fois sensible à cette opposition ultime entre une éthique de la capacité et une religion de la grâce. Dans la discussion qui a suivi son exposé sur la liberté selon l’espérance, il remarque en effet :

Il faut être Luther contre Érasme toutes les fois que l’autre prétend que la liberté peut se libérer toute seule ; il faut être Érasme contre Luther toutes les fois que l’autre démissionne de la tâche de penser le sens de la libération et de le penser avec les ressources d’une raison autonome

66.

Mais ce qui est affirmé ici, n’est-ce pas le caractère incompatible des discours éthique et théologique sur la régénération, par grâce, de la liberté ? Une liberté qui se reconnaît incapable de se libérer seule est une liberté qui se confie à Dieu, et qui renonce à la réforme, graduelle et autonome, de ses penchants au mal. Or cette dernière est la seule liberté que conçoit le moraliste lorsque, comme Kant, il considère la grâce comme étant seulement la récompense possible des efforts du sujet souverain. Articuler éthique et religion, c’est être pélagien ; insister sur l’opposition entre foi et éthique, comme l’a fait le théologien protestant Karl Barth, c’est être dans la lignée des Réformateurs. Vouloir en même temps que le sujet se reconnaisse en dette vis-à-vis d’une économie du don qui le dépasse et qu’il maintienne la possibilité de penser la liberté comme ce dont il demeure responsable et qui ne dépend pas de lui, voilà l’impasse à laquelle semble condamnée une réflexion partie de l’affirmation éthico-religieuse d’un serf-arbitre.

Le paradoxe de la liberté humaine peut, à cet égard, être rap-proché d’un autre que Ricœur lui-même a énoncé dans les mêmes termes : « comment la pensée peut-elle être à la fois liée et libre ? ». Comment, dirions-nous, peut-elle être autonome, et en dette vis-à-vis de symboles qu’elle semble, chez Ricœur du moins, ne plus pouvoir refuser dès lors qu’elle en a reconnu l’importance dans le déchiffrement de l’existence

67 ? Que peut-il y avoir de commun entre un discours qui définit le mal comme ce qui ne doit pas être, et un autre qui le caractérise comme le refus de s’abandonner à une Présence divine ? Quoi de commun entre une volonté d’autonomie et une autre d’hétéronomie ?

————— 66 « Discussion », Ricœur, 1968, p. 252. 67 Ricœur, 1960b, p. 325.

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* * *

Bien après Le Conflit des interprétations, Ricœur finira par prendre conscience de ce conflit. Il dépassera peu à peu sa lecture irénique de La Religion dans les limites de la simple raison, pour rechercher, malgré Kant, une possible articulation des notions d’autonomie et de théonomie qui permettrait d’intégrer le thème d’un secours divin, et d’admettre – ce que Kant a manqué de faire selon lui – le « caractère paradoxal indépassable de tout projet de libération du serf arbitre

68 ». L’essai intitulé « Théonomie et/ou Autonomie » représente à cet égard une tentative particulièrement remarquable pour dépasser l’opposition kantienne entre l’autonomie éthique du sujet moderne et la théonomie, à partir de la symbolique biblique

69. Celle-ci, qu’il a longuement étudiée dans ses essais d’herméneutique biblique, permet en effet à Ricœur de concevoir la théonomie comme une obéissance aimante qui s’appuie, pour l’excéder de toutes parts, sur la notion de justice. La théonomie ainsi définie relèverait en fait du « supra-éthique », qui diffère de ce que Kierkegaard appelait la « ‘suspension’ de l’éthique » en ceci qu’il demande davantage, et non autre chose, que la justice

70. L’amour est en excès vis-à-vis de la justice, et peut par là-même lui éviter « l’hybris » d’une indépendance mal comprise

71. Pour Ricœur, l’indépendance n’est pas nécessairement en contradiction avec une « antécédence » :

La légalité de la loi est autant instituée qu’instituante. En ce sens elle est toujours déjà là, ainsi que tout ordre symbolique sur lequel s’appuie en dernière analyse toute éducation

72.

Tout se passe comme si l’autonomie avait besoin de la reconnais-sance d’un don fondateur qui, du point de vue de l’herméneutique biblique, peut s’énoncer ainsi : « ‘Parce que tu as été aimé, aime à ton tour’

73 ».

La seule véritable pierre d’achoppement est pour Ricœur l’ambi-tion d’autosuffisance de l’autonomie, dans la mesure où le discours éthique se heurtera toujours, dans la perspective kantienne et ricœu-rienne, au problème de la disponibilité de la capacité originaire à bien faire. Ici, Ricœur ne peut que répéter son désir d’articuler, comme Kant, éthique et religion, mais en soulevant cette fois —————

68 Ricœur, 1996, p. 30 (nous soulignons). 69 « Théonomie et/ou Autonomie » (Ricœur, 1994a). 70 Ricœur, 1994a, p. 29. 71 Ricœur, 1994a, p. 33. 72 Ricœur, 1994a, p. 34. 73 Ricœur, 1994a, p. 33 ; cf. Ricœur, 2008, p. 35.

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clairement l’alternative que nous placions plus haut sous le signe du pélagianisme et de la justification gratuite : l’homme capable accède-t-il à une régénération de sa liberté « par ses propres forces ou avec l’aide d’ailleurs

74 ? » Pour toute réponse, Ricœur préfère s’interroger sur la possibilité d’échapper à cette articulation, même chez Kant :

Le peu que Kant concède ici à l’idée d’une aide gracieuse suffit à ne pas interdire à la philosophie pratique de s’ouvrir sur la dialectique très particulière entre l’autonomie et ce qui est appelé, au plan strict de la moralité, hétéronomie. Certes la philosophie de la religion n’est pas la philosophie morale. Mais peut-on maintenir étanche la cloison entre d’une part une morale qui sépare le principe de l’obligation de toute prise en compte de la capacité humaine d’obéir à la loi, et d’autre part la religion qui n’a pas d’autre objet, selon Kant, que la régénération du sujet moral, autrement dit que la restauration ou, pour mieux dire, que l’instauration d’un sujet moral capable

75 ?

Et pourtant, malgré cette question, révélatrice des efforts de Ricœur pour atténuer l’antinomie entre théonomie et autonomie, force est de constater que la philosophie kantienne ne saurait renon-cer au primat de l’autonomie sur la théonomie. Le secours apporté par les ressources religieuses demeure pour Kant symbolique, au sens ordinaire du mot : il n’est pas réel, et n’a pas d’efficacité en lui-même. Il n’en a que pour autant que le sujet autonome choisit de l’élire comme un motif d’agir autonome. Ce que Dieu fait au sujet reste en dehors du champ de la philosophie pratique ; le phi-losophe entend dire par contre ce que le sujet peut espérer faire en s’appuyant sur l’idée d’un Dieu moral. On lit ainsi dans la troisième Critique :

C’est seulement par la relation à l’objet de notre devoir, en tant que condition de la possibilité d’en atteindre le but final, que le concept de Dieu mérite le privilège d’être tenu pour vrai par nous en tant qu’affaire de croyance ; en revanche le même concept ne peut pas faire valoir son objet comme un fait

76.

La figure de Dieu, la raison pratique la trouve déjà là ; elle l’adopte de son propre chef parmi d’autres représentations à même de susciter l’agir éthique. Chez Kant, tout se passe comme si la raison pratique se donnait librement à elle-même ces représentations et même des concepts moraux issus de la religion chrétienne. De tels concepts, « puisqu’ils sont là maintenant, sont librement approu-vés par la raison et admis comme des concepts qu’elle aurait pu et dû trouver et introduire d’elle-même

77 ». C’est ainsi que, finalement,

————— 74 Ricœur, 1994a, p. 35. 75 Ricœur, 1994a, p. 35 (Ricœur souligne). 76 Critique de la faculté de juger (Kant, 1985 [1790], § 91, p. 1281). 77 Kant, 1985 [1790], p. 1282.

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la raison pratique précède toujours la foi pratique dans l’ordre de la fondation, quand bien même cette dernière serait première dans l’ordre d’apparition. Du reste, à quoi bon vouloir être pieux, si l’on ne veut pas d’abord être bon ? Kant semble n’avoir jamais varié sur ce point, qui écrivait déjà dans la Critique de la raison pure :

Si […] vous ne prenez pas soin dès le début, ou au moins à moitié du chemin, de rendre les hommes bons, vous n’en ferez jamais non plus des hommes sincèrement croyants

78.

Ricœur répondrait sans doute que l’un n’empêche pas l’autre, et que c’est même parce que le sujet peut s’appuyer sur une confiance qui le précède toujours qu’il peut croire qu’il est capable de bonté et l’être réellement. Sur ce point, la philosophie kantienne lui opposera invariablement la conviction selon laquelle, d’une part, la reconnaissance de la dimension éthique des sources bibliques pré-suppose une raison pratique antérieure et autonome, et d’autre part, que la régénération n’est possible que pour celui qui s’efforce de la mériter. Sur ce point précis, Kant et Ricœur, par ailleurs si proches, s’opposent radicalement.

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————— 78 Kant, 1980 [17872], p. 1383.

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