Regards sur une vie de marin-pêcheur

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R E G A R D S S U R U N E V I E

d e M A R I N - P E C H E U R

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156, Avenue Paul-Doumer - 92500 Ruel-Malmaison

Editions du Pen Duick, Paris 1979. Tous droits réservés

156, Avenue Paul Doumer - 92500 Rueil Malmaison - Tél. 749.28.10

I S B N 2 85 513 024 7 - Printed in France

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R E G A R D S S U R U N E V I E

d e M A R I N - P E C H E U R

Joseph CAMENEN

présenté par Paul GUIMARD

EDITIONS DU PEn DUICK

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Collection « Actualité » Directeurs de collection : Michèle Petipas - Lemaître et Daniel Gilles

Éric Tabarly Le tour du monde de Pen-Duick VI (80 mille)

Du tour du monde à la Transat (100 mille)

Loïck Fougeron (Neptune d'Or 1978) Si près du Cap Horn

Rayon Vert au Cap Horn (20 mille) (Prix Étoile de la Mer 1979)

Alain Maucorps Le Bel Espoir (Prix Drakkar 1976) (25e mille)

Daniel Gilles La Transat, un océan d'exploits

Ély Boissin Secrets d'épaves

Nicole Nealey - Van de Kerchove Sept fois le tour du soleil (20 mille)

Commandant Christian Pettré Splendeur et rouille (20e mille)

Éric Loizeau (Skipper de l'Année 1978) Froid Devant

Nicolas Angel Chavirage en Trimaran

Farley Mowat Ouragan aux Bermudes

Joseph CAMENEN Regards sur une vie de marin-pêcheur

Ian Dear Ces merveilleux Classe J

A paraître :

Jean-Claude Parisis Histoire de vivre : des Océans pour un croquant

Collection « Guides Alain

1 Marseille à Menton

2 Marseille à Port-Vendres Costa Brava

3 Corse Nord Sardaigne IIe d'Elbe

4 Nantes à Hendaye

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Collection « Technique » Directeurs de collection : Gérard Petipas et Éric Tabarly

Éric Tabarly et Gérard Petipas Journal de bord

Éric Tabarly Guide pratique de manœuvre

Roger Clausse Blocs Météo

B.B.C. - Méditerranée - Radio-France

Roger Florent Manuel de navigation astronomique

Françoise Virlogeux Guide pratique des Petites Antilles

Paul Jacob Avoir un bateau

Ély Boissin Plongez libre !

Régine Le Hénaff Secrets de cambuse

Jacques Armengaud Responsabilité et navigation de plaisance

Gaston Jacquin Le Malamock

Christian Hinterseber Navigation côtière : Permis B et C

A paraître :

Paul Jacob et Gérard Petipas Aide mémoire du plaisancier

Dominique Presles Éléments d'architecture navale

Jacques Angles et Odon van Gaver Guide pratique de la Grèce - Tome 1

Nautiques Fenwick » Rondeau

5 Nantes à Brest

6 Saint-Malo à Brest

7 Saint-Malo à Dunkerque les îles anglo-normandes

9 Côte Sud Anglaise

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Photographies :

Couverture : Christian SAPPA Marina CEDRI

Intérieur : Collection de l'auteur

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PRÉSENTATION

Voici un livre exemplaire. D'abord, parce qu'il retrace le destin d'un type humain à propos duquel la littérature française n'est pas bavarde : patron de pêche au chalut. Il faut savoir, en effet, que cela n'a pas beaucoup de sens d'écrire «la pêche». D'immenses différences séparent les différents «métiers», comme disent les marins pêcheurs.

Il y a la grande pêche (c'est le terme administratif), par exemple les morutiers de Terre-Neuve qui ont été maintes fois - et à juste titre ! - célébrés, récemment encore, par le Grand métier (1). Il y a les thoniers, «métier de touriste», disent les Terreneuviens ! Il y a la petite pêche qu'on connait ou croit connaître parce qu'au mois d'août, on a vu entrer les sardiniers ou les caseyeurs.

Entre les deux extrêmes, la pêche au chalut est la moins connue et, pourtant, l'une des plus dures. L'auteur a raison d'écrire dans sa préface : «Tous les faits cités sont authentiques, cependant, certains sembleront invraisemblables, surtout aux jeunes ou aux personnes étrangères à la mer.

Exemplaire aussi, la trajectoire de son héros. Famille pauvre, bien en- tendu ! Le 15 juin 1916, il a douze ans. Le quatorze juillet de la même année : premier embarquement comme mousse. A l'époque, ce n'était pas rare et ce n'était pas gai ! Lisez simplement ces lignes :

«...après avoir aidé au déchargement de la pêche, je cuisinais comme d'habitude et faisais frire les limandes ; j'étais à peine plus haut que le fourneau et le poisson que je plongeais dans l'huile fumante me tomba des

(1) : Jean Recher - Plon

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mains et je reçus l'huile bouillante en pleine figure. Normalement, on aurait dû faire soigner ma brûlure par un médecin et me débarquer, mais le capitaine d'armement n'ayant pas d'autre mousse à sa disposition pour le départ du bateau, alla chercher un tube de crème à la pharmacie et je repris la mer. Au cours de la marée, mon visage se couvrit de cloques, puis de croûtes, j'avais même un œil à moitié fermé et je souffrais beaucoup, surtout devant le fourneau, à la chaleur, car même dans cet état, il fallait faire la cuisine.»

Après plusieurs années de ce «dressage», Joseph Camenen devient mate- lot. Il embarque à La Rochelle, c'est-à-dire loin de son village. Son père, maçon, pour nourrir ses treize enfants, va chercher le travail où il est : dans les régions de l'Est et du Nord ravagées par la guerre.

«...Je n'ai connu mon père que pendant mon enfance, car lorsqu'il revint de nouveau travailler au pays, j'avais déjà quitté la maison pour aller naviguer et je ne le revis que rarement par la suite. »

Et voilà pour la vie de famille !

Le service militaire aurait dû constituer une sorte de répit et une occasion d'instruction. De fait, Joseph Camenen apprit le métier de radio, mais contracta une mauvaise bronchite à l'école de TSF, à Toulon. Un médecin militaire imbécile (c'est parfois un pléonasme) refusa de s'intéresser à cette broutille qui se transforma tout naturellement en bronchite chronique em- physémateuse. Imagine-t-on le sort d'un matelot asthmatique ?

«...Lorsque je remontais de la cale après avoir glacé le poisson, où j'avais respiré de l'air avoisinant zéro degré, j'étais pris d'essouflement. Au lieu d'aller sur ma couchette me reposer comme les autres, je dormais accoudé à la table du poste, comme un poivrot cuvant sa cuite, ne pouvant rester allongé car cette position aggravait mon mal. »

Ce qu'il fallut d'obstination, de courage, à Joseph Camenen pour passer son brevet de patron de pêche en étudiant dans les «loisirs !« que lui laissait son travail, vous le découvrirez dans ce livre dont l'un des mérites est de dresser un constat impitoyablement paisible de la condition sociale du marin-pêcheur d'hier.

Sait-on que les équipages, payés à la part, c'est-à-dire au pourcentage, n'avaient aucun contrôle sur le poids du poisson débarqué et sur son prix de vente ?

Sait-on que, dix ans après le Front Populaire, les marins-pêcheurs igno- raient encore les congés payés ?

Sait-on que, sans parler des naufrages qui étaient monnaie courante, beaucoup d'hommes sont morts parce que le patron décidait souverainement s'il fallait interrompre la pêche pour conduire un malade à l'hôpital ? Et que

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les armements n'appréciaient pas les patrons trop tendres !

Quant à l'humble vie quotidienne, à terre, voici :

«...Nous vivions dans une chambre meublée d'un lit, d'une petite table et nous nous contentions d'un réchaud à alcool pour faire la cuisine. Il n'y avait pas l'eau courante, il fallait descendre dans la cour chercher l'eau nécessaire et vider les eaux sales. Nous avons vécu en meublé pendant dix ans, faisant des efforts pour économiser l'argent nécessaire à l'achat du mobilier, mais nous n'y parvenions pas, malgré nos deux salaires.»

Ce «nous» signale l'apparition de la femme de Joseph Camenen. Il en parle peu, par pudeur. Je peux témoigner, pour en avoir reçu souvent la confidence, qu'entre tous les «métiers» de la pêche, les femmes redoutent le chalut. Après chaque marée (dix, douze quinze jours...) les hommes ren- trent pour quelques dizaines d'heures, trop recrus de fatigue pour prendre réellement part à la vie familiale ; puis ils repartent et les femmes restent seules avec, pour tout lien, les «messages perdus» qu'elles attrapent au vol pendant certaines vacations radio.

« VIF ARGENT, VIF ARGENT...en pêche...bon (ou mauvais) temps- ... Tout va bien à bord...Bonjour à la maison... »

Beaucoup de femmes m'ont dit préférer la grande pêche où les absences sont longues, mais le repos à terre assez consistant pour que l'intimité se recrée. Le chalut, c'est trop dur pour tout le monde. Il est vrai que Madame Camenen est née à Groix, d'une famille de marins !

«...Elle a été pour moi la compagne idéale, acceptant avec résignation la vie difficile qui fût la nôtre au début (...) Elle ne posait jamais de questions au sujet de la pêche, se réjouissant avec moi lorsque la marée était bonne, me consolant lorsqu'elle était mauvaise et excusant mon mauvais caractère dans ces cas-là. Depuis que les enfants nous ont quittés, allant vers leur destin, nous menons la vie calme des retraités, resserrant encore les liens qui nous unissent. »

Qui saura retracer la vie d'une de ces femmes ?

Dans son avertissement, l'auteur écrit : «Ce livre n 'a aucune prétention littéraire. » C'est vrai. Il ne faut pas y chercher un style, mais on y trouvera, ce qui est plus rare, un ton dont la sérénité fait la grandeur.

Paul GUIMARD

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AVERTISSEMENT

Ce livre n'a aucune prétention littéraire. C'est le récit tout simple de ma vie de marin. des événements que j 'ai vécus et dont j'ai été le témoin. Tous les faits cités sont authentiques; cependant, certains sembleront invraisemblables, surtout aux jeunes ou aux personnes étrangères à la mer.

Depuis mes débuts comme mousse en 1919. le métier de marin pêcheur a subi des transformations dans tous les domaines: Les voi- liers et les chalutiers à vapeur ont cédé la place à des bateaux à moteur modernes. munis d'appareils perfectionnés, aidant les patrons dans la recherche de la position et permettant une plus grande sécurité. La téléphonie sans fil a établi un lien permanent entre le marin et sa famille. qui ne vit plus dans l'angoisse comme autrefois.

Les marins ne sont plus ces hommes rudes d'antan fournissant la principale clientèle des cafés dans les ports; aujourd'hui ils sont sérieux et ont en général leur maison, une voiture; ce sont les fruits d'un meilleur salaire et ils jouissent d'une vie de famille plus harmo- nieuse. Cependant, le métier est toujours aussi dur, exigeant des hommes dix-huit heures de travail quotidien, souvent plus, par tous les temps, de jour comme de nuit et là on ne peut apporter de remède, c'est le métier...

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CHAPITRE 1

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c omment ai-je fait une carrière de marin ? Rien dans ma plus

tendre enfance ne m'y destinait. Mon père, aîné de treize enfants, était maçon, comme la plupart de ses frères ; l'un

d'eux seulement était douanier, un autre, handicapé, a travaillé toute sa vie comme machiniste, dans un atelier de Carnac, spécialisé dans la fabrique de savates. Sur treize enfants, il y avait une seule fille, la petite dernière, qui devait se marier plus tard avec un marin naviguant comme bosco au commerce. Elle est décédée en 1976 à l'âge de 80 ans.

Leur père était, lui aussi, maçon. Il n'y avait donc eu jusque là aucun marin dans la famille ; et pourtant, mes deux frères et moi allions être marins. Mon père nous disait souvent : « Faites le métier que vous voudrez, mais surtout pas celui de maçon ! » Il aimait cependant bien son métier, mais les salaires étaient trop bas, et de plus les jours de pluie étaient chômés ; à l'époque on scellait les pierres avec du mortier, ce qui était impossible par temps pluvieux.

Du village, bâti sur un monticule, on voyait la mer de tous les côtés, excepté à la sortie du village, car la route qui conduisait au bourg de Carnac passait près de la fontaine et du lavoir, où l'on venait puiser l'eau potable et où les femmes du village faisaient leur lessive. Cette fontaine était à quatre cents mètres du village : c'était la seule source d'eau potable, mais quelques mares des environs servaient à abreuver le bétail.

C'est dans ce petit village de Saint-Colomban dans la commune de Carnac (Morbihan) situé sur une presqu'île, que je suis né le 14 juillet 1904.

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Ma famille nombreuse de maçon mise à part, il était surtout peuplé de paysans et d'une famille dont le père était premier-maître dans la marine nationale. C'était la plus aisée du village ; les trois enfants firent des études secondaires et le fils aîné devint plus tard capitaine au long cours.

Ce village a conservé depuis son caractère rustique, celui de mon enfance.

Il est classé comme site protégé. Sa vieille chapelle, qui était autrefois un lieu de pèlerinage, vient d'être restaurée, car elle tombait en ruines. Cependant, à cinq cents mètres est née, au bord de la plage, une cité moderne, avec de nombreuses villas, et divers aménage- ments. Elle constitue le prolongement de la grande plage moderne de Carnac, qui s'est beaucoup développée depuis.

J'ai vécu dans ce village jusqu'à l'âge de cinq ans ; j'allais déjà à l'école de Carnac, située à deux kilomètres, en compagnie de mon frère, mon aîné de quatre ans. Pour moi, la route était longue, surtout l'hiver. D'autres enfants nous accompagnaient, mais nous étions divisés en deux classes, les uns allant à l'école laïque, les autres à l'école des frères, l'entente n'était pas toujours parfaite.

J'ai conservé un très mauvais souvenir de cette époque, malgré mon jeune âge. Un soir, nous revenions de l'école comme d'habitude, en compagnie d'autres enfants, dont deux fillettes de six et sept ans, que nous quittions à mi-chemin, au village de Bréno ; leurs parents n'aimaient pas beaucoup les voir en notre compagnie car nous étions pauvres et passions à leurs yeux pour des parias. Ce soir-là, sans raison valable, alors que nous passions près de leur maison, ces deux fillettes coururent chez elles en pleurant, disant à leur mère que je les avais battues, alors que nous avions joué ensemble tout au long du chemin. Leur mère, une méchante femme, sortit de chez elle aussitôt avec un gourdin et commença à me frapper ainsi que mon frère. Nous étions étendus à terre, incapables de nous sauver et elle frappait

toujours.

Elle s'en alla enfin, après avoir assouvi sa cruauté, nous laissant là inanimés. Nos camarades s'étaient enfuis. Au bout d'un moment nous nous relevions avec peine pour reprendre notre chemin. Nous sommes arrivés chez nous avec beaucoup de retard, couverts de plaies et de bosses, les vêtements en piteux état. Ma mère, inquiète de notre retard, était déjà prête à nous gronder, mais lorsqu'elle apprit notre mésaventure, elle réagit, alla chercher les gendarmes pour faire constater l'état de nos blessures, menaçant de poursuivre notre tortionnaire en justice. De nos jours, cette femme aurait été jugée en correctionnelle, mais tout s'arrangea à l'amiable.

Comme nous étions pauvres et mal vêtus, le juge de paix la condamna à nous payer à chacun une blouse et un pantalon.

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Adulte, j'ai retrouvé cette femme plus tard ; elle avait vieilli, je lui ai rappelé son attitude de ce jour-là en lui faisant remarquer que maintenant je pourrais lui rendre ses coups de bâton. Elle n'était pas très fière et manifesta des regrets.

Quelque temps plus tard, nous avons quitté Saint-Colomban, où nous habitions une masure, une seule pièce, mal éclairée par une petite fenêtre le jour, par une lampe à pétrole la nuit, où les deux lits garnis de paille avaient du mal à trouver une place de chaque côté de la table. La cuisine se faisait dans la cheminée ; d'ailleurs ce n'était pas compliqué : beaucoup de soupe, de bouillie de blé noir, des pommes de terre avec du lait caillé, jamais de viande. Heureusement, mon père était un passionné de la pêche à pied ; le dimanche il allait à la marée et revenait avec du poisson, ce qui permettait de varier le menu.

Mon grand-père paternel étant décédé avant ma naissance, ma grand-mère, qui habitait près de nous, avait eu beaucoup de mal à élever sa nombreuse famille ; elle avait eu douze garçons et une fille seulement, plusieurs étaient décédés dans leur jeune âge, je n'en ai connu que sept. Elle avait une vache et nous donnait du lait, quelquefois du beurre, car elle avait très bon cœur. Avant la guerre, ses grands fils l'aidaient à élever les plus jeunes. Elle était morte de chagrin en 1918, deux de ses fils étant morts à la guerre ; l'un d'eux était mon parrain, il fut tué en voulant ramener son capitaine blessé dans nos lignes et reçut à titre posthume la croix de guerre et la médaille militaire.

Ma mère était orpheline depuis l'âge de quatre ans, elle avait été élevée par un grand-père cruel et avait eu une enfance malheureuse ; n'ayant jamais été à l'école, elle était illettrée, car, très jeune, elle fut placée pour garder les vaches.

J'avais cinq ans lorsque nous avons quitté Saint-Colomban pour aller habiter le village voisin, dont nous étions séparés par un bras de mer. Ce village, le « Pô », était un petit port de pêche et d'ostréiculture. Notre nouvelle maison était plus spacieuse, il y avait deux grandes pièces, un grenier, une écurie qui nous permettait d'avoir une chèvre pour le lait et d'élever un cochon, nous avions aussi un champ qui nous procurait les pommes de terre et les légumes. Tout cela coûtait plus cher bien sûr, mais notre situation s'était malgré tout un peu améliorée. Comme on disait chez nous, des pommes de terre dans le grenier et un cochon dans le charnier, la pitance est assurée. Mon père était pourtant un bon maçon, tailleur de pierre, mais malgré le côté artistique de son travail, il n'était pas rétribué comme il aurait dû l'être, car il fallait modeler la pierre pour créer l'architecture de cette époque, ce qui n'a rien de commun avec des bâtisses d'aujourd'hui.

C'est là que j'ai commencé à prendre conscience de la situation, car

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en revenant de l'école, mon frère et moi, nous prenions au bourg le pain et l'épicerie, mais toujours à crédit. La boulangère n'avait pas de livre de comptes, mais chaque famille avait sa règle, et elle faisait une encoche à chaque pain délivré. A la fin du mois ma mère allait payer, mais elle n'avait jamais assez d'argent pour tout régler et la dette chez les fournisseurs augmentait sans cesse. Cependant, elle ne restait pas inactive, et allait laver le linge dans les villas à la plage de Carnac, mais cela ne suffisait pas. Elle était occupée une bonne partie de la journée ; pendant son absence, les grands s'occupaient des plus petits à la maison. En effet, la famille s'était agrandie : déjà avant de quitter Saint-Colomban nous avions eu une petite sœur et au « Pô » naquit un petit frère, ce qui n'arrangea rien, car les ressources étaient les mêmes. Le jeudi et le dimanche, mon frère aîné et moi, nous allions à la pêche aux palourdes. Avec le produit de la pêche nous achetions une paire de sabots pour l 'un ou pour l'autre.

En 1914, lorsque la guerre éclata, mon père fut aussitôt mobilisé et monta au front dès les premiers jours. Ma mère percevait une petite allocation, mais c'était insuffisant, car une petite sœur était née en 1912 ; nous étions donc cinq enfants.

J'avais dix ans, mon frère aîné en avait quatorze. Il aurait voulu partir en mer ; il se rendait compte lui aussi que la situation n'était pas brillante, mais ma mère s'y opposa en raison des dangers que comportait la navigation en temps de guerre. En attendant il travaillait chez un ostréiculteur, mais c'était mal payé et irrégulier. Il avait été employé quelque temps chez le médecin de Carnac ; il ne gagnait pas grand chose, mais à la maison cela faisait une bouche de moins à nourrir, car il était également logé et habillé. En 1915, il partit cependant, à bord du brik-goélette SAINT-NICOLAS, mais son bateau fut coulé dans la Manche par un sous-marin allemand qui fit évacuer le bord à son équipage avant de le canonner. Cela ne le découragea pas : il embarqua ensuite à bord d'un trois-mâts pour faire le voyage des Antilles.

J'avais dix ans à la déclaration de la guerre ; pendant les vacances scolaires, je travaillais chez un ostréiculteur. Cet établissement était géré par une de mes tantes, une personne de grand mérite, une veuve qui éleva seule ses six enfants en occupant un emploi qui aurait convenu à un homme. Très courageuse, montrant l'exemple, elle était écoutée et obéie de tous, même d'un vieux marin retraité engagé là pour manœuvrer les chalands servant à transporter les huîtres, et que je devais aider.

Ma tante, une brave femme, qui m'aimait bien, aurait voulu m'épargner ces durs travaux, mais le métier avait ses exigences et pendant la marée basse, il fallait embarquer dans le chaland le plus grand nombre possible d'huîtres pour fournir de l'ouvrage aux trieuses et aux emballeuses. Elle savait aussi que les quarante sous que je gagnais par jour seraient les bienvenus à la maison. Le travail n'était pas régulier ; pendant les mortes-eaux en effet, les parcs à

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huîtres ne découvraient pas, il fallait donc faire un effort beaucoup plus intense pendant plusieurs jours.

Le vieux marin, le père Harnois, me racontait ses anciens voyages, les pays qu'il avait visités, la vie à bord des grands voiliers. Au début du siècle, les bateaux partaient pour de longs voyages, la navigation à voile ne permettait pas toujours la rapidité, car il y avait de longues périodes de calme. Les marins de l 'époque étaient des hommes rudes, sachant souffrir et supporter les privations ; la nourri ture peu variée qu'on leur servait provoquait certaines maladies comme le scorbut. Le commandement était toujours autoritaire, les hommes n'étaient pas toujours faciles à manier, mais ils obéissaient aux ordres sans discuter, même au péril de leur vie, dans les coups durs, comme le passage du Cap Horn où il fallait, lors des tempêtes, monter dans la mâture pour carguer les voiles afin de diminuer la surface de toile, avec pour seul appui un filin sous les pieds et la voile qu'il fallait serrer sur la vergue avec un raban prévu à cet effet. Tout cela me semblait dur mais me donnait malgré tout des idées d'évasion.

Il y avait aussi dans le village un vieux capitaine en retraite qui avait commandé de grands voiliers et ne correspondait pas à la description de ces capitaines autoritaires dont m'avait parlé le père Harnois (mais peut-être aurait-il fallu le connaître pendant son activité). Maintenant qu'il n'avait plus la responsabilité d 'un commandement , avec tout ce que cela comporte comme soucis, il représentait pour moi une sorte de héros, ayant affronté des tempêtes, fait de grands voyages, visité un grand nombre de pays, vécu toutes sortes d'aventures.

Ses récits me passionnaient. Dès que l'occasion se présentait, j'allais le trouver pour qu'il me raconte encore d'autres voyages, de nouvelles aventures. J'étais comme un enfant qui prie son narrateur pour obtenir encore une histoire.

Il avait remarqué que je suivais avec attention ses contes, car il me recherchait lui aussi pour me raconter sa vie de marin. Il avait besoin de se confier et avait découvert en moi l 'auditeur idéal. Je crois que c'est lui qui m'a vraiment donné le goût de la mer, l 'envie de partir.

Notre maison était située près de la jetée, à dix mètres de la mer, là où les bateaux venaient s'amarrer. A la moindre occasion j 'empruntais une plate pour aller godiller ; c'était devenu une passion pour moi. Les années passèrent, j'allais à l'école régulièrement, mais je n'étais pas un très bon élève, sans contrôle sur mes devoirs, puisque ma mère était illettrée et que mon père, était mobilisé. Par ailleurs, chaque fois que nous pouvions travailler, mon frère et moi, chez les ostréiculteurs et rapporter quelques sous à la maison, nous délaissions l'étude, et si la mer était basse lorsque nous arrivions de l 'école, nous laissions nos leçons pour aller pêcher des palourdes ou des bigorneaux.

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L'année du certificat d'études et de la communion arriva. Jusqu'à l'âge de douze ans je n'avais jamais porté de souliers, je ne pouvais pourtant pas aller à la communion en sabots de bois ; le bon Dieu me l'aurait sans doute pardonné, mais j 'aurais été la risée de tous. Ma mère n'ayant pas les moyens de m'acheter des chaussures, j'irais une fois de plus pêcher des palourdes et économiserais le produit de la vente pour cette acquisition.

Pour passer le certificat d'études, il fallait avoir douze ans révolus ; la date étant fixée au 15 juin, il me manquait un mois. Le directeur de l'école ne voulut pas me présenter, mais je n'étais pas son meilleur élève. Ma mère fit demander une dispense à l'Inspecteur d'Académie par l 'intermédiaire du maire de Carnac. Elle fut accordée en raison de notre situation de famille, et du fait que mon père était mobilisé.

Le jour de l 'examen, j'étais conscient de l 'importance du résultat, je savais que ma mère s'était donné beaucoup de mal pour que je sois présenté, je ne voulais pas la décevoir. Je savais que pour embarquer à douze ans, il fallait être titulaire du certificat d'études primaires ; dans le cas contraire je devais attendre l'âge de treize ans. J'étais donc décidé à faire tout mon possible pour l'obtenir, et je fus heureux le soir d'apprendre à ma mère que je l'avais passé avec succès.

Le lendemain je lui fis part de mon intention d'aller naviguer. Mon frère aîné était justement en permission entre deux voyages. Je voulais partir avec lui, car il fallait un mousse à bord de son trois- mâts. Ma mère n'accepta pas que nous soyons tous les deux à bord du même bateau à cause de la guerre ; son angoisse était accrue par l'idée que mon frère avait déjà fait naufrage une fois.

Elle me proposa au contraire, malgré notre pauvreté, de rester encore un an à l'école, en attendant des jours meilleurs, car elle souffrait elle-même profondément de ne savoir ni lire ni écrire.

Si mon frère aîné et moi seuls avions obtenu le certificat d'études, nous avions tous été à l'école jusqu'à l'âge de douze ans. Bien entendu, la scolarité n'était pas obligatoire, alors beaucoup d'enfants ne fréquentaient pas régulièrement l'école pour des raisons diverses, soit parce qu'ils habitaient trop loin ou tout simplement parce qu'ils étaient employés à la ferme par leurs parents.

Je dus donc renoncer à prendre le départ avec mon frère et me contenter provisoirement d 'embarquer à la petite pêche. L'année 1916 avait donc été une année importante pour moi, car j'avais obtenu le certificat d'études le 15 juin, j'avais douze ans le 14 juillet et j 'embarquais pour la première fois le 16 août.

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CHAPITRE II

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LA ROCHELLE

PORT DE PÊCHE

La Rochelle a toujours été un port de pêche. Depuis plusieurs siècles, des pêcheurs rochelais sillonnent les mers. Lorsque Jacques Cartier accomplit en 1535, à la demande du roi de France, un voyage à Terre-Neuve et dans le golfe du Saint-Laurent, où il prit possession du Canada au nom de François 1 il fut étonné de rencontrer dans ces parages un navire rochelais pêchant la morue.

Cependant, un siècle plus tôt, vers 1450, deux navires rochelais de 80 tonneaux armèrent pour la pêche à la baleine dans les mers froides de Terre-Neuve. En 1454, deux autres bateaux rochelais partirent pour Terre-Neuve pêcher la morue. Depuis cette époque lointaine, la pêche à la morue ne cessa de se développer avec des navires de plus en plus grands.

En dehors de ces grandes pêches lointaines, il y avait à La Rochelle une flottille importante de voiliers, pratiquant différentes sortes de pêches, mais surtout le chalut à perche. Les chalutiers à vapeur firent leur apparition après la guerre de 1870.

En 1871, un Anglais nommé Graggs, négociant à La Rochelle, fonda avec quelques actionnaires le premier armement de pêche à vapeur. Il fit construire à Londres trois chalutiers en acier, munis d'une machine de 120 chevaux, traînant un chalut de 12 mètres d'ouverture. Il les appela le ROCHELAIS, le BRETON et le NORMAND. Cet armement expédiait le poisson de ses chalutiers en caisses avec de la glace importée de Norvège. Les bateaux partaient pour trois ou quatre jours de mer sans glace. A tour de rôle, l'un des trois transportait à terre la pêche des deux autres. Ce ne fut pas une réussite. Un an et demi plus tard, l'armement en difficulté dut céder son exploitation à Monsieur d'Orbigny (futur maire de La Rochelle) et à Georges Faustin qui fut plus tard président du Tribunal de Commerce.

Ce nouvel armement prit le nom de « Pêcheries de l'Ouest » et acheta ensuite deux autres chalutiers à vapeur : le MARIETTE et le VERDON (peu de temps après, le NORMAND fit naufrage). Ils exploitèrent cette société pendant 8 ans : 4 ans à La Rochelle et 4 ans à Arcachon. Les bénéfices étant presque nuls, les chalutiers furent cédés à une société d'Arcachon. Il y eut d'autres chalutiers à vapeur à La Rochelle, mais ils n'eurent pas beaucoup de succès.

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C'est en 1881 que l'on commença à fabriquer de la glace à La Rochelle, 12 tonnes en 24 heures, mais on en recevait encore de Norvège. En 1885, fut fondée une société de pêche qui fit construire à Nantes un chalutier en fer de 120 chevaux de puissance. Il fut baptisé HYACINTHE. Cinq ans plus tard, Bouteleux, qui dirigeait cet armement, eut en gérance trois chalutiers en bois : la JEANNE, ROBERT, et AMI, mais c'est en 1900 que la pêche à vapeur prit son essor, puis se transforma pour atteindre un grand développement en 1914.

Elle donna naissance aux grands armements que l'on a connus après la guerre 1914-1918, dont les principaux furent : les Pêcheries de l'Atlantique, la Société Anonyme des chalutiers de La Rochelle, l'Association Rochelaise de Pêche à Vapeur, les Pêcheries Arme- ments Rochelle Océan (P.A.R.O.) et différents petits armements qui, n'étant pas mareyeurs, vendaient la pêche de leurs chalutiers dans les. grandes pêcheries. Il y avait bien l'encan municipal, mais il suffisait à peine aux voiliers et aux pêcheurs artisans.

Les Pêcheries de l'Atlantique étaient dirigées par Monsieur Oscar Dalh, né à Sarpsborg, en Norvège, qui partit de chez lui à l'âge de 15 ans, fit le tour du monde comme pilotin et passa le cap Horn plusieurs fois. Il se fixa ensuite à Cardiff, en Angleterre, chez son frère, un agent maritime, puis il vint à La Rochelle, chez un autre agent maritime, pour perfectionner son français, en 1895. Il y épousa une demoiselle Billote, la fille du directeur de la banque de France, elle était la petite fille du peintre et écrivain Eugène Fromentin. Après son mariage, il acheta deux cargos, l'un faisait le transport des bois du Nord, l'autre transportait des marchandises en Afrique et se perdit sur le banc d'Argain, au large du Sénégal.

Oscar Dalh fut naturalisé Français le 8 avril 1900. En 1904, il fonda un armement à la pêche qui prit le nom de Pêcheries de l'Atlantique. Cet armement comprenait les chalutiers suivants : le SHAMROCK, le PEN-MEN, la BANCHE, le CHANCHARDON. Il s'associa ensuite avec Monsieur Garrigues (un avocat) pour acheter deux autres chalutiers le CHAUVE AU et le CORDOUAN, puis une série de quatre chalutiers de 38 mètres achetés en Angleterre : les BALEINES, la COUBRE, CHASSIRON, et ROCHEBONNE. Monsieur Garrigues quitta les Pêcheries de l'Atlantique en 1919, à la suite d'un conflit. Il eut à choisir entre deux solutions : il pouvait partir avec un grand chalutier de 38 mètres ou bien avec deux unités de 30 mètres. Il choisit les deux petits, le CORDOUAN et le CHAUVE AU, qu'il mit en gérance à l'A.R.P.V. en 1919. Il acquit alors un troisième bateau, le BOIS DE BEAUMARAIS, qui devait prendre plus tard le nom d'HENRY GARRIGUES, dont il est question au cours de ce récit.

La guerre en 1914 dispersa la flottille des Pêcheries de l'Atlantique. Les meilleurs chalutiers furent réquisitionnés par la Marine