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Regarder voir Le design graphique dans l’espace urbain. dnsep grade de master option art mention design graphique multimédia Anaïs Lacombe 2014 École supérieure d’art des Pyrénées Pau

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Mon mémoire de DNSEP interroge et analyse la façon dont le design graphique participe à la construction de l’espace urbain.

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Le design graphique dans l’espace urbain.

dnsep grade de master– option art mention design graphique multimédia– Anaïs Lacombe– 2014 – École supérieure d’art des Pyrénées – Pau

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Le design graphique dans l’espace urbain.

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Introduction 7

UN POSTULAT THÉORIQUE : L’ÉCRIT CONSTRUIT LA VILLE

Une étude pionnière : l’enseignement de Las Vegas 17

Une notion : l’acte d’écriture 21

Des enquêtes : les écritures urbaines 24

ARPENTER L’ESPACE URBAIN : UNE TRADITION ET UNE MÉTHODE

La déambulation comme source pour la création littéraire 37

La déambulation comme pratique artistique 41

La déambulation comme démarche pour lire l’espace urbain 49

LE DESIGN GRAPHIQUE DANS L’ESPACE URBAIN : LES ACTEURS ET PRATIQUES

Affiches et supports 62

Typographie et architecture 67

Signalétique et identité visuelle 69

Écriture et communication 72

Déambuler pour faire projet 79

Repères bibliographiques 85

I.

I.1

I.2

I.3

II.

II.1

II.2

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III.

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7 | Introduction

[1] Paquot Thierry, L’espace public, Paris, La Découverte, 2009, p. 3.

[2] id.

[3] ibid.

Introduction

Le design graphique fait indéniablement partie de notre vie quotidienne. Qu’on le remarque ou non, il y est bien présent. On peut dire qu’il se trouve partout : chez nous, chez les autres, dans la ville, dans la rue, dans les magasins, sur la route, sur les murs… Le champ d’action du design graphique est large et étendu et il connaît différentes formes (signalétique, plaques de rues, affiches, etc.). Pour ce mémoire, j’ai fait le choix d’interroger son application dans l’espace urbain. Pour définir cet espace, je me suis appuyée sur les travaux de Thierry Paquot. Ce philosophe a écrit de nombreux ouvrages sur la ville, sur la manière d’y habiter, sur l’urbanisme, l’urbain… Je retrouve dans sa perspective théorique l’idée que j’ai de l’espace urbain, c’est-à-dire un espace à vivre, à découvrir, à arpenter, dans lequel on peut déambuler. Thierry Paquot fait une distinction entre l’espace public et les espaces publics. Pour lui, l’espace public « évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées […], mais aussi une pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue » [1]. Alors que les espaces publics « désignent les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants » [2]. Il s’agit donc des rues, des places, des artères, des différents réseaux qui permettent « le libre mouvement de chacun » [3]. Ces deux expressions ont en commun la communication, dans le sens « d’être en relation avec », d’échanger, de circuler. Ce qui

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8 | Introduction

[4] op. cit. p. 4.

[5] Cette expression est tirée de l’interview de Claire Lambert (chargée de l’action culturelle du Bel Ordinaire à Pau) par Francesca Cozzolino, extrait de l’article « Lire la ville, écrire la ville », paru dans le bo, (revue de l’espace d’art contemporain Le Bel Ordinaire), n°3, mai 2013, pp. 12 – 15. Lire la ville, écrire sa ville est un dispositif d’interventions et d’ateliers pédagogiques adressé au jeune public qui invite à observer la ville, la parcourir, y intervenir par la production d’objets graphiques. Ces actions sont menées dans le cadre de la manifestation Ouvrez l’œil qui invite le citoyen à regarder autrement sa ville, son environnement urbain.

[6] « Aujourd’hui dans les pays développés, il y a saturation et pollution visuelle des espaces publics et privés par les images (sans imagination ni invention) de la consom-mation de masse », extrait d’une interview

les différencie, c’est leur champ d’action. L’espace public n’est pas « géographique ou territorial » contrairement aux espaces publics qui sont, la plupart du temps, « physiques, localisés, délimités géographiquement » [4]. En faisant cette différenciation, Thierry Paquot peut ainsi, dans le dernier chapitre de son livre, désigner les espaces publics comme des lieux urbains. Je trouve cette distinction très pertinente, elle me permet de qualifier l’espace urbain comme un ensemble de bâtiments, de voies, de rues. C’est un lieu de circulation, de déplacement, de déambulation. Mais à cette définition doivent s’ajouter également les signes graphiques qui s’affichent dans cet espace. Ils sont, pour moi, aussi importants que l’architecture dans la construction de l’urbain. Par exemple, les plaques de rues nous donnent des points de repères nous permettant ainsi de nous situer dans la ville et de la « lire » [5]. Sans elles, nous ne pourrions nous déplacer d’un point à un autre dans une ville inconnue. L’espace urbain, à mon sens, est un espace à éprouver, à habiter, à traverser. Il est un espace à vivre que j’appréhende par ses signes graphiques. C’est dans cet espace urbain, fait d’architecture, de rues et de signes, que je situe mon territoire de recherche sur le design graphique dans la ville.

Aujourd’hui, l’espace urbain est occupé par une multitude de signes graphiques : affiches, panneaux d’indication, messages publicitaires, informations, signalisations, enseignes… Toute cette variété de signes participe à la construction d’une ambiance graphique complexe, et parfois gênante, de la ville, à un tel point que certains parlent de pollution visuelle [6] de l’environnement, et que cette situation nous amène à faire abstraction de ce qui ne nous est pas utile, nécessaire afin de ne pas être submergé. Le design graphique s’est intégré à notre vie de tous les jours, à un tel point, qu’il se fond dans le milieu urbain. Malgré sa présence dans la ville, les passants n’y prêtent plus attention. Chacun arpente l’espace urbain à sa manière, mais cela se passe forcément dans les rues, et pour moi par le biais de la marche. L’expérience de la marche et de l’observation de la ville

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9 | Introduction

est devenue une habitude de mon quotidien. La déambulation comme méthode pour « lire » l’espace urbain est une pratique qui a une histoire ancienne [7]. Je l’ai d’abord pratiquée un peu intuitivement, puis de manière plus intensive lors de mon Erasmus en Belgique, l’année dernière. Maintenant, lorsque je me balade dans une ville, inconnue ou non, mon regard est toujours attiré par tout ce qui touche de près ou de loin au design graphique. Je suis dans une recherche constante — consciente ou non — d’écrits et d’images dans la ville. Au cours de mes multiples errances dans les rues de Bruxelles, j’ai pris en photo de très nombreux signes graphiques. Au fur et à mesure de mes sorties, j’alimentais une sorte de banque d’images et l’augmentais, jour après jour. En relevant ces formes graphiques, je n’avais pas de but précis, je le faisais pour moi, pour étoffer ma culture de designer graphique. Je me suis alors demandée de quelle manière je pouvais exploiter ce travail de relevés, comment je pouvais partager cette vision graphique de l’espace urbain.

L’occasion m’en fut donnée à mon retour à l’ésa [8], dans le cadre d’un exercice de description. On nous demanda de réaliser une ou plusieurs « chroniques spatiales », c’est-à-dire de décrire, au moyen d’un texte et d’une image, un objet de design graphique dans son contexte. Cet exercice m’a aidée à analyser, à traiter les signes graphiques prélevés lors de mes déambulations bruxelloises. Ce travail d’écriture fut pour moi révélateur et déclencha le début de cette recherche. Mon point de départ : repérer et collecter tous les signes, les traces — volontaires ou non — du design graphique qui constituent l’espace urbain. C’est un travail d’enquête, de recherche, sur un terrain précis, bien qu’étendu, des traces du langage graphique dans l’espace urbain. Ces « chroniques spatiales » consistaient, pour l’essentiel, à décrire des situations graphiques et à les interroger. Maintenant, pour aller plus loin, pour les comprendre et les donner à voir à un public, j’ai besoin de les analyser, de construire un protocole,

des Graphistes Associés par un jeune graphiste allemand, en 1998. Cette pollution visuelle est toujours d’actualité de nos jours. (cf : Perrottet Vincent, « Partager le regard », 2013, en ligne sur www.partager-le-regard.info).

[7] Se référer au II. Arpenter l’espace urbain : une tradition et une méthode.

[8] École supérieure d’art des Pyrénées – Pau.

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10 | Introduction

auquel j’ai commencé à réfléchir en m’appuyant sur des théories se situant dans une discipline en particulier : l’anthropologie de l’écriture.

Au cours d’un séminaire [9], Béatrice Fraenkel [10] a donné une communication sur ses travaux de recherche et sur sa méthode de travail. Elle a présenté certaines de ses enquêtes sur ce qu’elle nomme « des évènements d’écriture » qui changent l’ambiance graphique d’une ville [11]. Mais ce qui m’a particulièrement intéressée, c’est sa façon d’appréhender l’espace urbain et de questionner cet espace par ses écritures. Ma pratique de la déambulation se rapproche de sa démarche méthodologique et de son approche anthropologique : « Il ne faut pas se contenter d’analyser un corpus et de faire des typologies », dit le chercheur, « mais il faut avant tout identifier les acteurs, les lecteurs et les enjeux de ces signes urbains ». Sa conférence a fait surgir des questions auxquelles je n’avais pas encore pensé, comme pourquoi mon regard s’arrête ?, comment réagit-on à une ambiance graphique ?, ou encore comment sont perçus les signes graphiques dans l’espace urbain par les passants ? Béatrice Fraenkel a évoqué les notions de prégnance et de saillance. Par prégnance, elle désigne le fond urbain, l’environnement quotidien auquel on ne prête pas attention, et par saillance, les choses qui nous ont marqués, ce qui retient notre regard. Je trouve ces deux notions très pertinentes, et cela me donne des pistes pour répondre à la question que je me pose, celle de comprendre qu’est-ce qui attire notre regard. Cette rencontre avec Béatrice Fraenkel m’a confortée dans mon intention de m’intéresser aux signes graphiques qui sont présents dans l’espace urbain.

En tant qu’étudiante en design graphique et multimédia, il me semble que j’ai acquis une certaine « expertise » qui me permet d’identifier les formes qui m’entourent — de les chercher, de les repérer, de les reconnaître et de les comprendre — dans mon quotidien. Il y a tant de choses que les passants ne remarquent

[9] Séminaire de recherche, mené par Marie Bruneau et Bertrand Genier, intitulé (in/ from/ to) contexts, 2nd cycle à l’ésa des Pyrénées – Pau, 2013.

[10] Béatrice Fraenkel est la directrice de l’équipe « Anthropologie de l’écriture » à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess) à Paris.

[11] Se référer au I.3 Des études : anthropologie de l’écriture.

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11 | Introduction

pas dans l’espace urbain car ils n’ont pas cette expérience et cette conscience des formes. Je porte, sans doute malgré moi, un regard de designer graphique sur le monde, je repère ces signes que les autres ne voient pas car je m’y intéresse. Mon envie est de les faire découvrir au public, de montrer la ville d’un point de vue différent, de manière à contribuer à une meilleure conscience des formes présentes dans notre environnement. Je voudrais révéler la présence de ces interventions graphiques aux passants, les intriguer, les intéresser, les interroger, et les pousser à se demander mais qu’est-ce que c’est ? Une série d’expériences m’a amenée à saisir l’importance des signes graphiques dans l’espace urbain et à m’interroger sur leur place dans cet ensemble. Mon objectif est donc d’analyser et de donner à voir comment le design graphique participe à la construction de la ville.

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I

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15 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

UN POSTULAT THÉORIQUE : L’ÉCRIT CONSTRUIT LA VILLE

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17 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

I.1 Une étude pionnière : l’enseignement de Las Vegas

Il m’est apparu important de commencer par évoquer le livre L’enseignement de Las Vegas [1], car il montre le point de vue d’architectes qui observent la ville de Las Vegas, dans les années 1960, et réfléchissent à la manière dont elle se construit. C’est l’une des premières études où l’on considère les signes graphiques comme structurants de l’espace urbain. Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour remettent en question l’architecture moderne et démontrent l’importance du « symbolisme de la forme architecturale » [2] en prenant comme exemple d’étude le « Strip », portion du Las Vegas Boulevard : ils regardent autour d’eux, analysent le paysage architectural qui les entoure, observent ce qui est devant leurs yeux et en tirent des conclusions.

Dans la première moitié du livre, ils étudient cette partie de Las Vegas en tant que « phénomène de communication architecturale » [3]. « La communication domine l’espace en tant qu’elle est un élément à l’intérieur de l’architecture et dans le paysage. » [4] On peut donc dire que Las Vegas est une ville où la communication a pris le dessus sur le bâti. C’est elle qui structure l’espace urbain et s’impose dans le paysage. L’espace urbain est donc défini par l’architecture mais aussi par les écrits, la signalisation, les enseignes, par tous les éléments qui participent à la communication dans la ville.

[1] Venturi Robert, Scott Brown Denise et Izenour Steven, L’enseignement de Las Vegas, Collines de Wavre, Mardaga, 2008, première publication, « Learning from Las Vegas », The Architectural Forum, 1968.

[2] op. cit. p. 11.

[3] op. cit. p. 20.

[4] op. cit. p. 22.

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19 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

Las Vegas, de la fin des années 60, est saturée par de multiples signes graphiques, notamment les enseignes. Celles-ci participent à la construction de l’espace, à sa compréhension, elles sont essentielles à la lecture de la ville. Les enseignes sont des points de repères dans la ville. Malgré le fatras visuel qu’elles génèrent, elles permettent aux passants de se diriger d’un point à l’autre. Elles établissent une communication, une cartographie, une topographie dans laquelle le passant va pouvoir s’orienter, se déplacer d’un point à un autre. « L’architecture ne suffit plus » [5] pour définir l’espace urbain. Les signes graphiques, ici les enseignes, deviennent plus importantes que l’architecture pour se repérer et se mouvoir dans la ville. On aborde celle-ci en fonction des signes qui la composent. Les formes architecturales passent au second plan. Ils vont le démontrer, dans la seconde partie du livre, au travers de deux exemples de bâtiments, qu’ils nommeront respectivement le canard [6] [a] et le hangar décoré [b]. Le canard est « un bâtiment particulier qui est un symbole », un « bâtiment-devenant-sculpture » [7], c’est-à-dire que le bâtiment se suffit à lui-même. L’enseigne devient le bâtiment, elle est le signe de sa fonction. C’est une architecture que l’on peut qualifier de tautologique. Par exemple, on pourrait dire que la Bibliothèque nationale de France à Paris [c], avec ces quatre bâtiments d’angle en forme de livre, est une architecture dite canard car ces livres rendent explicite la fonction du bâtiment. Le hangar décoré est « un abri conventionnel sur lequel des symboles sont appliqués » [8], c’est-à-dire que c’est l’enseigne qui donne un sens au bâtiment. Pour illustrer leurs propos, ils prennent comme exemple la Guild House [d] de Robert Venturi et la comparent au Crawford Manor [e] de Paul Rudolph. On retiendra de cette analyse comparative très détaillée que « c’est dans l’enseigne de Guild House que repose la plus pure manifestation du hangar décoré et le contraste le plus vif avec Crawford Manor » [9]. L’ornementation d’un hangar décoré est explicite. Sans celle-ci, sans l’enseigne, le bâtiment n’est qu’une boîte à chaussure complètement anonyme.

[5] op. cit. p .27.

[6] op. cit. p. 97, appelé ainsi en l’honneur de la rôtisserie en forme de canard, « Big Duck » de Long Island.

[7] op. cit. p. 100 et p. 97.

[8] op. cit. p. 100.

[9] op. cit. p. 110.

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21 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

[10] op. cit. p. 27.Ces deux exemples nous montrent qu’ici les signes graphiques sont aussi importants, voire plus, que les bâtiments proprement dits. Les enseignes, disent les auteurs de l’étude, sont devenues indispensables pour appréhender l’espace urbain, spécialement celui de Las Vegas. Sans elles, « il n’y a pas de lieu » [10], il n’y aurait plus de repères, plus de communication entre la ville et ceux qui la parcourent. Dans le cas étudié par Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, l’espace urbain est donc tout autant défini par ses signes graphiques que par son architecture.

I.2 Une notion : l’acte d’écriture

L’étude de Robert Venturi et ses collègues a été, à mon avis, pionnière dans la mise en place d’une démarche portant à faire, non plus des relevés des architectures composant un espace urbain, mais de ses écrits. Ainsi, elle a ouvert la voie à d’autres approches focalisées sur l’étude des « écritures exposées ». C’est le cas des travaux de l’anthropologue Béatrice Fraenkel. Elle a formulé cette notion au milieu des années 90 [1], et a ainsi posé un regard scientifique sur les écritures de la ville en mettant en œuvre une anthropologie de l’écriture. L’anthropologie de l’écriture se construit sur l’étude des cultures de l’écrit et des pratiques d’écriture en donnant une attention particulière aux relations entre écriture, action et cognition. Ainsi, cette approche porte à penser l’écrit comme étant une action.

Béatrice Fraenkel envisage l’exposition des écrits en tant que pratique, une pratique d’écriture dans l’espace urbain. Ces écrits ne correspondent pas seulement à une fonction informative, ils ont aussi des fonctions dites « symboliques » [2]. Elle expose trois critères, qu’elle tire de trois définitions existantes de l’écriture exposée, pour expliquer ces fonctions symboliques.

[1] Fraenkel Béatrice, « Les écritures exposées », Linx, n°31, Nanterre, 1994, pp. 99 – 110.

[2] op. cit. p. 101.

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22 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

[3] ibid.

[4] Detienne Marcel, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, pp. 69 – 70.

[5] Corbier Mireille, « L’écriture dans l’espace public romain », L’Urbs, Espace urbain et histoire, École Française de Rome, 1987, p. 30.

[6] Fraenkel Béatrice, « Les écritures exposées », op. cit. p. 102.

[7] op. cit. p. 104.

[8] op. cit. p. 108.

Le premier critère est celui de la lisibilité mis en avant par Armando Petrucci. Il souligne « la fonction communicative de l’écriture » [3]. Elle cite ensuite le point de vue de Marcel Detienne qui écrit que « l’écriture doit être plus visible que lue » [4], c’est le second critère de l’écriture exposée : la visibilité. La dernière définition sur laquelle elle s’appuie est celle de Mireille Corbier qui met en avant l’importance de la mise en espace des écrits. Ceux-ci sont exposés « de façon à être lus ou à pouvoir être lus par tous » [5]. Le dernier critère relevé par Béatrice Fraenkel est celui de la publicité. Elle dégage ainsi trois caractéristiques qui définissent l’écriture exposée : la lisibilité, la visibilité et la publicité, qui « privilégient tour à tour l’écriture elle-même, le dispositif de sa diffusion et enfin sa réception » [6]. Béatrice Fraenkel replace ensuite ces critères dans l’histoire des écritures exposées, qui commence avec l’écriture cunéiforme. Elle étoffe ainsi sa définition de l’écriture exposée à travers des données historiques. Elle constate que « l’exposition d’écrits n’implique pas nécessairement une offre de lecture » [7], car au début les écrits étaient destinés aux dieux. Puis ces écrits vont s’adresser aux citadins avec les textes de lois exposés sur la place publique, pas forcément lisibles, mais visibles. « La présence de signes écrits marque l’environnement, balise l’espace, le transforme en espace écrit. » [8] L’écriture devient alors accessible à tout le monde. C’est sa présence dans l’espace urbain qui le délimite. On peut dire que les écritures exposées peuvent être également des écritures urbaines. Celles-ci englobent un vaste champ de signes graphiques, de supports, de formes… Cela peut être de la signalétique, des enseignes, de l’information, des écritures commerciales, de la publicité ou encore des écritures artistiques, des graffitis, des slogans…

Ces signes graphiques peuvent être étudiés à travers une théorie des actes d’écriture qui vise à appréhender l’écrit comme une action et pas seulement comme un signe linguistique et/ou visuel. Béatrice Fraenkel formule cette théorie une dizaine d’années après la formulation de la notion d’écriture exposée,

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dans un article intitulé « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire » [9]. Dans ce texte, qui s’appuie sur la théorie des actes de langage d’Austin [10], elle commence en décrivant une scène d’écriture : des militants maoïstes, en 1970 à Paris, écrivent sur les murs des graffitis politiques, des slogans. Elle définit ce geste d’acte de « graffiter », le fait d’écrire ces slogans militants sur les murs constitue un « acte de langage » (au sens d’Austin), c’est une « action d’écriture » [11]. Elle poursuit son propos du point de vue de la lecture, à travers le témoignage d’un militant parisien de mai 68, qui évoque une inscription « À bas le vieux monde ! ». Le fait de regarder cette inscription, qu’elle soit écrite, lui donnait l’impression qu’elle allait se réaliser. C’est le point de vue du passant, qui reçoit, lit, une écriture urbaine, et qui se persuade que ce qui est écrit peut devenir réel. C’est « le résultat de la force performative de l’écriture exposée elle-même », c’est-à-dire qu’un acte d’écriture est capable de « produire des effets de lecture » [12]. La mise en espace d’un acte d’écriture joue un rôle dans la réception de son message. Ces deux exemples appartiennent à l’acte de graffiter. Cependant, tout autour de nous, dans notre quotidien, l’espace urbain déborde d’actes d’écriture autres que les graffitis. Il ne tient qu’à nous de les voir, de les recevoir, de les comprendre, certains captent notre regard, d’autres sont illisibles, mais possède une force graphique. On retrouve les questions de visibilité et de lisibilité évoquées avec la notion d’écriture exposée. Béatrice Fraenkel s’attache à trois typologies d’écritures urbaines auxquels nous nous confrontons tous les jours : les écriteaux, les enseignes et les plaques de rues. Les écriteaux, tels que « Chien Méchant » sont des « actes d’écriture banals dont la performativité est bien réelle » [13], on nous met en garde, de manière explicite, qu’un chien peut nous attaquer si on pénètre dans le jardin. Avec cet exemple simple, elle pointe l’importance de l’emplacement de ces écriteaux, indispensable pour qu’ils soient efficaces. Installé au bon endroit, un écriteau modifie le lieu où il est exposé. Elle reprend le cas de

[9] Fraenkel Béatrice, « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », Langage et société, 2007 /3 – 4 (n°121 – 122), p. 101 – 112.

[10] Austin J. L., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991, première publication en 1962.

[11] Fraenkel Béatrice, « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », op. cit. p. 22.

[12] op. cit. p. 23.

[13] op. cit. pp. 24 – 25.

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24 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

« Chien Méchant » pour expliquer son propos, « la maison qui s’orne de cette pancarte devient une maison interdite, protégée » [14], elle change de statut. Elle définit cet « acte d’attachement d’un écrit à un lieu » d’acte « d’étiqueter » [15]. Les enseignes et les plaques de rue sont aussi des « pratiques d’étiquetage » [16]. Elle finit son article en abordant la notion d’évènement d’écriture, c’est-à-dire un évènement qui va déclencher des écritures urbaines collectives. Elle s’appuie sur l’enquête qu’elle a conduite à New York après les attentats du 11 septembre 2001.

Grâce à l’étude de différents cas d’écritures urbaines, Béatrice Fraenkel a ainsi mis en évidence deux types d’actes, celui de « graffiter » et celui « d’étiqueter ». Elle en déduit que tout acte d’écriture possède une force graphique et une force performative. En conclusion, on peut dire que ces deux notions, les écritures exposées et l’acte d’écriture, complexifient le regard que nous pouvons porter sur les fonctions d’un écrit dans la ville. Selon cette approche, toutes les écritures exposées sont des actes d’écriture, des écrits d’action, qui participent à la construction de la ville. L’anthropologie de l’écriture est particulièrement intéressante pour aborder les enjeux du design graphique dans l’espace urbain.

I.3 Des enquêtes : les écritures urbaines

Je m’appuierai ici sur deux enquêtes portant sur les écritures de la ville qui mettent en avant les notions d’écriture exposée et d’acte d’écriture : l’une effectuée par le Centre de recherche et d’étude pour la diffusion du français (credif) en 1985 et l’autre conduite par Béatrice Fraenkel sur les écrits de septembre à New York en 2001.

[14] op. cit. p. 25.

[15] ibid.

[16] ibid.

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25 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

Le credif fut créé en 1959 et dissous en 1996. C’était un organisme français public de recherche scientifique, rattaché à l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Son objectif était de procéder à des recherches et d’éditer des publications sur l’enseignement du français à des non francophones. En mai 1965, Denis Lehmann écrit un texte, Mur/murs [1], relatant les résultats d’une enquête réalisée par le credif. Cette étude portait sur l’environnement langagier scriptural, c’est-à-dire sur tous les écrits présents en milieu urbain, la « langue au milieu de laquelle on circule » [2]. Chaque message est exposé à notre regard et est susceptible d’être reçu par les passants. Cette enquête prend en compte « tout ce qu’il peut y avoir de scriptural dans le décor de notre vie quotidienne » [3], et par décor, les chercheurs entendent « les lieux d’habitation ou de travail, les lieux publics administratifs, commerciaux, de culte ou de loisirs », ou encore « les espaces publics de déplacement » [4]. Ils n’ont pas analysé la totalité de ces territoires scripturaux et se sont limités à étudier une « partie du décor langagier scriptural » celui des « trajets domicile-travail » [5]. Ils ont alors engagé un travail de relevés des différents types d’écrits rencontrés lors de ces parcours quotidiens. Pour cela, ils ont mis en place toute une méthodologie de recherche visant à faire des relevés des objets écrits. Ils ont établi une approche systématique, en définissant des normes pour prendre des photos, afin de prélever ces écrits dans l’espace urbain et de constituer un corpus sur lequel baser leur recherche, leur réflexion. Les relevés ne sont pas uniquement photographiques, il y a aussi des schémas, des plans dessinés [a], des tableaux descriptifs. Il s’agit d’un travail d’observation, de classification, d’analyse. Avant d’entamer cette recherche, un « inventaire général pré-construit du décor langagier scriptural » [6] avait été réalisé. Il leur a fallu l’adapter à la réalité de l’enquête de terrain et établir une nomenclature afin de classer ces relevés. Au moment de l’écriture de ce texte, cela n’a pas encore été testé.

[1] Lehmann Denis, « Mur/murs », Cahier du Français des Années 80, n°1, mai 1985, pp. 146 – 168.

[2] op. cit. p. 146.

[3] ibid.

[4] op. cit. p. 147.

[5] op. cit. p. 150.

[6] op. cit. p. 153.

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27 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

Ce qui a retenu mon attention à la lecture de cette étude, c’est le protocole mis en place afin de prélever le langage scriptural urbain, la méthodologie pour analyser un corpus. Tout ce travail de relevés des écrits est très similaire à ma pratique de recherche et ce texte m’a donné quelques clés de travail pour tenter de définir une classification de tous ces signes graphiques.

Abordons maintenant l’enquête que Béatrice Fraenkel a menée à New York. Après les attentats du 11 septembre 2001, la ville de New York a été submergée par des écrits de toutes sortes dans différents lieux. C’est ce qu’elle nomme un « évènement d’écriture ». À travers son livre, intitulé Les écrits de septembre New York 2001 [7], elle nous transmet son analyse de ce phénomène d’écriture, elle nous le donne à voir et à lire. En premier lieu, Béatrice Fraenkel s’est posée la question de l’échelle de son projet, sur quel périmètre d’espace allait-elle enquêter, car cet évènement d’écriture touche toute la ville de New York. Elle décide de réduire son territoire d’investigation à Manhattan, lieu où s’est produite la catastrophe qui a engendré tous ces écrits. Elle a déjà mené des enquêtes sur des évène-ments d’écriture mais elle considère que celui de New York est à part. D’un côté, à cause de la prolifération rapide des écrits, de leur étendue dans l’espace urbain, et par leur caractère éphémère (quatre semaines car le maire décide de stopper ce langage scriptural). De l’autre, à cause de la variété de la nature des messages écrits : « […] étaient mélangés les affiches de recherche de disparus, les écrits de deuil, de compassion, de revendication, d’appel à la paix, de glorification des pompiers, d’apostrophe au président » [8]. Chaque jour, Béatrice Fraenkel se rend sur le terrain pour visiter les lieux du drame et elle documente ses trajets, ordinaires, répétitifs, ou exploratoires, essentiellement par le biais de la photographie. Tous ces relevés photographiques lui permettent de rendre compte de l’abondance des écrits qui envahissent la ville et de constituer un corpus.

[7] Fraenkel Béatrice, Les écrits de septembre New York 2001, Paris, Textuel, 2002.

[8] op. cit. p. 17.

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Pourquoi réagit-on en écrivant ? La force dévastatrice de cette catastrophe en a fait un évènement qui rassemble les gens et qui a créé un besoin d’exorciser, d’exprimer ce qu’ils éprouvent, ressentent, par le biais de l’écriture [b]. L’espace urbain deviendrait ainsi un « espace de lecture et d’écriture » [9]. La population a réagi à cette tragédie et des dispositifs se sont mis en place dans les rues, ou dans des endroits particuliers, comme les casernes de pompiers. Des sortes d’autels se sont construits, mélangeant fleurs, bougies, messages, affiches, toutes sortes d’écrits [c]. La ville change de statut et se transforme en lieu de commémoration, en lieu d’exposition de la détresse des Américains. Béatrice Fraenkel remarque que l’accumulation de ces écrits ne forme pas le fatras visuel qu’on perçoit au premier regard. Elle constate qu’il n’y a pas de chevauchement d’écrits, chaque parole est respectée. Les écritures s’organisent, se coordonnent naturellement, d’un commun accord collectif tacite. Tous ces messages ont avant tout une grande force visuelle en raison de leur accumulation. De plus, ces écritures sont manuscrites. Même si les messages qu’elles expriment sont semblables, elles sont différentes car écrites par une main différente, cela accentue cette force et engendre de l’émotion. Les écritures ne sont pas seulement le fait des habitants de New York mais proviennent de tous les États-Unis. Ce sont des « écrits populaires, […] illicites, […] éphémères » [10]. Ils « sont faits pour agir sur autrui, pour informer, pour commémorer, pour honorer, […] pour agir sur soi-même, pour se réconforter, se convaincre, faire le deuil, […] pour répondre à la ruine d’une partie de la ville en constituant un nouvel espace public » [11]. Ce sont des écrits d’action qui ont une grande force visuelle et émotionnelle et qui s’étendent à toute la ville. Leur omniprésence dans l’espace urbain fait qu’on les retrouve où qu’on aille qu’on le veuille ou non. Béatrice Fraenkel parle de « réseau scriptural » qui « révèle une nouvelle cartographie de la ville » [12].

[9] op. cit. p. 22.

[10] op. cit. p. 23.

[11] op. cit. pp. 23 – 24.

[12] op. cit. p. 37 et p. 39.

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30 | Un postulat théorique : l’écrit construit la ville

Ce phénomène d’écriture collective n’a pas de réel destinataire, même si il s’offre aux passants. Tous ces messages ne se prêtent pas vraiment à la lecture car il n’y a pas de sens de lecture, ils sont dans des « espace[s] non linéaire[s] » [13]. Les écrits remplissent de grandes surfaces, comme des panneaux ou des murs, dans tous les sens, se touchent sans se recouvrir les uns les autres, et portent des messages similaires. Tout cela ne facilite pas la lecture, elle est possible mais n’a pas vraiment de sens car les messages ne forment pas un texte à lire. Ce sont des écrits qui ont une autre portée que le fait d’être lu, celui d’être vu. Ils ont une grande force graphique. Ils sont un exutoire, un moyen d’agir à son niveau personnel, de réagir à un évènement qui nous dépasse.

Ce travail de documentation, effectué par Béatrice Fraenkel, met en évidence l’importance des écrits dans la ville. Même si les écrits de New York sont une réaction à un fait tragique, ils nous ont montré que les habitants peuvent s’approprier l’espace urbain par le biais de l’écriture, par le biais de signes graphiques. Ce phénomène éphémère restera dans les mémoires tant que l’on se souviendra de la raison qui l’a déclenché. Les habitants de New York ont fait face à cet attentat par l’écriture et non par la violence. Collectivement ils se sont rassemblés, liés, rencontrés, unis, dans cet évènement d’écriture. Leurs écrits ont structuré la ville pendant quatre longues semaines, ont changé le statut de l’espace urbain en lieu de mémoire, de deuil, de paix. Leur disparition n’enlève rien à leur force et au fait que des écrits peuvent jouer un rôle important dans la construction de l’espace urbain.

Dans les travaux de recherche présentés ci-dessus, des méthodes précises ont été mises en place pour tenter de saisir l’influence des signes graphiques sur notre perception de la ville : l’organisation d’un corpus d’écrits (du langage scriptural et des écrits urbains). La pratique de la déambulation dans la rue est également une démarche employée dans ces

[13] op. cit. p. 67.

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deux enquêtes. Cette méthode d’appréhension de l’espace urbain, d’un évènement d’écriture, a connu plusieurs antécédents. La déambulation est une tradition et une pratique qui puise ses origines dans le champ littéraire et dans le domaine des pratiques artistiques.

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ARPENTER L’ESPACE URBAIN : UNE TRADITION ET UNE MÉTHODE

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II.1 La déambulation comme source pour la création littéraire

Au xixe siècle, Charles Baudelaire [1] caractérise l’artiste de son époque en le qualifiant de flâneur et définit sa physiologie. Il écrit : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito » [2]. Le flâneur profite de la vue, aime observer, déambuler, errer, parcourir la ville sans but précis. Il est un observateur poétique qui s’intéresse au quotidien de la ville. Il s’exerce intentionnellement à la perte de soi, « c’est un moi insatiable du non-moi » [3]. Il prend plaisir à se laisser porter par ce qui se passe autour de lui, ce qui est fugitif. Il cherche à capter l’éphémère. Le fait de se déplacer suscite et éveille sa pensée. Son terrain d’expérimentation est vaste, c’est la ville, l’espace urbain, les rues, « la foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celle du poisson » [4]. La flânerie est une activité, une pratique, qui prend également l’appellation de déambulation. Pour pratiquer cet « art de la flânerie », il faut désapprendre, changer notre façon d’appréhender la ville. Pour pouvoir voir autrement l’espace urbain, il faut être apte à recevoir

[1] Charles Baudelaire (1821 – 1867), poète français.

[2] Baudelaire Charles, Le peintre de la vie moderne, 1859, chapitre III « L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », Sandre, Paris, 2002, p. 11.

[3] ibid.

[4] ibid.

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les surprises, les accidents, le côté furtif et imprévu que la ville a à offrir. Il faut être capable d’oublier tout ce que l’on connaît, mettre sous clé ses repères et se lancer dans la foule en ayant pour seul référent soi-même. Ainsi, le flâneur est tout disposé à faire l’expérience de la déambulation, à se confronter à l’espace.Flâner est une manière de penser, de voir et de ressentir la ville comme si c’était la première fois, et cela à chaque déambulation. Le flâneur n’a pas d’a priori ou de jugement sur la ville, il oublie ce qu’il sait de celle-ci afin de la découvrir à nouveau, encore et encore. Il se construit une ville nouvelle par le biais de la marche. La figure du flâneur de Baudelaire sera reprise et développée par Walter Benjamin [5]. Celui-ci, en traduisant les écrits de Baudelaire, a commencé à s’intéresser à cette notion. Il écrit : « Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie » [6]. Tout comme Baudelaire, il associe la foule au territoire d’exploration du flâneur, c’est « l’explorateur de la foule » [7]. Au cours du xixe siècle, la ville se développe, s’industrialise, se modernise et cela se répercute sur la vision de l’observateur. Celle-ci se modifie en même temps que son champ d’application, s’adapte à cette ville moderne. Sa démarche reste la même : jouir de l’instant présent, errer, déchiffrer, lire la ville. Walter Benjamin fait de la flânerie une méthodologie, une pratique. Il privilégie une approche psychologique et sensorielle de la grande ville et part du principe que celle-ci change notre perception. Le flâneur est indissociable de la ville, de l’espace urbain. Flâner devient un geste, une méthode pour l’appréhender.

La ville du xxie siècle n’est pas la même que celle du xixe siècle, ou encore du xxe, ce sont des époques différentes avec des environnements urbains différents. En évoluant au fil des siècles, la ville s’est modifiée, changeant ainsi notre perception, et notre manière de déambuler à l’intérieur. On a sans doute un peu perdu le côté poétique de la flânerie décrite par Baudelaire. Chaque siècle s’est réapproprié l’art de flâner, de déambuler. Des écrivains, des artistes, des mouvements artistiques…

[5] Walter Benjamin (1892 – 1940), philosophe allemand, et aussi historien de l’art, critique littéraire, critique d’art et traducteur.

[6] Benjamin Walter, « Baudelaire ou les rues de Paris », Paris, capitale du xixe siècle (1939), p. 14, en ligne sur www.rae.com.pt/Caderno_wb_2010/Benjamin_Paris_capitale.pdf.

[7] op. cit. p. 15.

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utilisent cette pratique pour observer le quotidien, le mouvement, les rencontres, pour créer des œuvres, pour réaliser des performances… Un autre exemple nous est donné par l’écrivain Georges Perec [8] qui s’est adonné, entre autres, à l’observation et à l’analyse du quotidien. Il s’intéresse à la ville, à l’espace urbain. Son roman Tentative d’épuisement d’un lieu parisien [9] décrit ses déambulations, effectuées dans un périmètre bien défini, la place Saint-Sulpice, dans un temps donné, trois jours. Il y consigne, à différents moments de la journée, dans différents lieux, toutes les observations qu’il a faites. Il note, de façon méthodique, tout ce qu’il voit, tout ce qui se passe dans la rue, sous forme de listes [a]. Il nous livre ici son regard sur la ville, sa perception du quotidien de la place Saint-Sulpice. Son but est de pointer du doigt « ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » [10]. Il détaille les choses, les évènements qui font partie de la vie de tous les jours, dans un style très ludique. Ainsi, il nous donne à voir sa vision du quotidien de cet espace urbain qu’est la place Saint-Sulpice. Il associe à la pratique de la déambulation celle de l’écriture et plus précisément celle de la description. Il en fait un exercice de style.

Il me semble pertinent de mentionner également les écrits du mouvement surréaliste [11]. Parmi les premiers, on trouve le récit autobiographique d’André Breton, intitulé Nadja [12]. Sa rencontre avec Nadja est le fruit d’un hasard objectif, il l’aperçoit dans la rue et décide d’aller lui parler. Pendant neuf jours, il va la suivre ou parcourir la ville de Paris à ses côtés. L’histoire s’écrit au moment où elle se déroule. Nadja va le guider, lui faire découvrir une ville nouvelle, différente de celle qu’il connaît, pleine de mystères et de rencontres. Il expérimente la ville par le biais de l’errance, et nous fait part de son ressenti. Dans ce récit, il rend compte des évènements qu’il a vécus avec cette femme en déambulant dans les rues de Paris.

[8] Georges Perec (1936 – 1982), écrivain français.

[9] Perec Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1975, Lonrai, Christian Bourgois éditeur, 2008.

[10] op. cit. p. 10.

[11] Mouvement littéraire, culturel et artistique de la première moitié du xxe siècle. Ce sont les écritures surréalistes qui m’intéressent car elles découlent de la déambulation, de la marche.

[12] Breton André, Nadja, Paris, La Nouvelle Revue française, Collection blanche, 1928.

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Les surréalistes pratiquèrent la déambulation collectivement ou en solitaire dans le but de libérer leur inconscient. Pour eux, la ville apparaît comme un lieu de magie quotidienne. Ils décident d’aborder Paris en délaissant les endroits à la mode de l’époque, les lieux considérés comme « populaires ». Ils s’intéressent à des lieux plus sombres, moins fréquentés et qui invitent à la flânerie, à la rêverie. La déambulation est pour les surréalistes une véritable activité mentale et poétique. Ils pratiquent l’errance, la marche au hasard, dans le dédale des rues parisiennes. Ils préfèrent les déambulations nocturnes à celles en plein jour, car elles libèrent l’inconscient et permettent d’accueillir l’imprévu, la rencontre amoureuse… Le poète surréaliste s’abandonne et se laisse porter par la flânerie, par la force de la déambulation. En explorant la ville, il explore son inconscient, laisse vagabonder son imagination. Il trouve le surréel dans la banalité du quotidien, « Paris devient un lieu de quête et d’enquête » [13]. Chaque surréaliste expérimente, appréhende la ville différemment, dans le but de trouver l’inspiration, par le biais de la déambulation. Leur démarche influencera d’autres artistes ou mouvements artistiques, notamment les situationnistes.

II.2 La déambulation comme pratique artistique

L’Internationale situationniste, créée en 1957, est un mouvement, une organisation artistique révolutionnaire, composée autant de théoriciens que d’expérimentateurs. Guy Debord [1] fut l’un des fondateurs de ce groupe : « Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure. La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. C’était une dérive à grandes journées, où rien ne ressemblait à la veille et qui ne s’arrêtait jamais » [2].

[13] Ishikawa Kiyoko, Paris dans quatre textes narratifs du surréalisme, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 15 – 16.

[1] Guy Debord (1931 – 1994), écrivain, essayiste et cinéaste français.

[2] Guy Debord, ln girum imus nocte et consumimur igni, Paris, Gallimard, 1999, première publication en 1982, Champ Libre.

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Les situationnistes s’inspirent donc des déambulations nocturnes des surréalistes pour provoquer, susciter des situations. Ils se préoccupent de la ville moderne et des changements qu’elle apporte dans les habitudes de vie de ses habitants. Ils reprennent et développent le principe de la psychogéographie [3]. Guy Debord la définit ainsi : « la psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » [4]. La psychogéographie est une nouvelle méthode d’investigation pour décrypter les déplacements des passants dans l’espace urbain et analyser les modifications que cela entraînent dans leur attitude. Cette démarche se pratique par la méthode de la dérive. Celle-ci se présente comme une technique de déambulation rapide, sans but, à travers l’espace urbain. En cela, elle se rapproche de la pratique du flâneur de Baudelaire. Celui qui dérive « renonc[e], pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’[il se connaît] généralement, aux relations, aux travaux, aux loisirs qui [lui] sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » [5]. Ce n’est donc pas de la marche ou de la promenade classique. Il s’agit d’errer au hasard, sans point fixe, sans destination précise, de traverser la vie quotidienne en se laissant guider par les variations d’ambiance de la ville. Celles-ci vont influer sur le comportement du dériveur, sur son ressenti, sur le chemin qu’il va emprunter. Telle ambiance ou tel signe va faire dévier le parcours du dériveur, le faire bifurquer dans un nouveau sens, vers de nouvelles situations (poétiques, émotionnelles, mystérieuses…). Le dériveur est en perpétuel mouvement, en perpétuelle recherche de nouvelles rencontres, d’évènements inattendus. La dérive permet de créer des situations différentes de celles du quotidien et de transformer la perception que l’on a habituellement de la ville. La dérive est une nouvelle façon de se mouvoir dans l’espace urbain en captant l’atmosphère des lieux traversés. De cette pratique

[3] Principe défini par Ralph Rumney, peintre britannique, (1934 – 2002).

[4] Debord Guy, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues, n°6, Bruxelles, septembre 1955, p. 11.

[5] Debord Guy, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n°9, Bruxelles, novembre 1956, p. 6

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a notamment découlé de nouveaux plans de villes, des cartes psychogéographiques [a], dessinés par les situationnistes en fonction de leurs désirs, de leurs rencontres, de leurs expériences de la dérive. La pratique de la dérive a ensuite été reprise par d’autres artistes, d’autres groupes, comme par exemple le collectif italien Stalker. Créé à Rome, en 1995, sur l’initiative des architectes italiens Francesco Careri et Lorenzo Romito, Stalker est un laboratoire d’art urbain hétéroclite, composé d’architectes, d’urbanistes, de danseurs, de vidéastes… Leur but est de redécouvrir les grandes villes en les arpentant au moyen de la marche, et plus précisément, de délimiter et d’analyser leurs contours dans l’intention de saisir la manière d’habiter l’espace urbain à plusieurs niveaux. Pour cela, ils organisent des promenades, des dérives collectives dans des espaces où l’on n’a pas l’habitude d’aller. Ils explorent les frontières des villes créant des conditions qui offrent une nouvelle vision de celles-ci. « Employant une métaphore, on peut décrire Stalker comme un voyage dans les combles de la ville, ce lieu où la civilisation entrepose ses rebuts et sa mémoire et où naissent de nouvelles relations, de nouvelles populations et de nouveaux dynamismes en continuelle mutation. » [6] Rome fut leur premier terrain d’exploration. Du 5 au 8 octobre 1995, les Stalker entreprennent une marche de 70 km autour de Rome. Pendant quatre jours, ils traversent un périmètre délimité en allant toujours tout droit, ne faisant aucun détour pour contourner un obstacle. S’il y a un lac, ils le franchissent. Suite à cette marche, à l’instar des situationnistes, ces arpenteurs vont réaliser une carte, le Planisfero Roma [b]. Dessiner cette carte est une manière de révéler la topographie de cet espace inconnu, inconscient, et pourtant présent sur un territoire existant. En déplaçant notre attention de l’espace urbain quotidien, Stalker nous fait découvrir une ville nouvelle, nous surprend, transforme notre perception. L’élaboration de cartographies est un des outils qu’ils utilisent pour rendre compte de

[6] Extrait du manifeste de Stalker, en ligne sur www.arpla.fr/canal2/figureblog/?p=5757.

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ces déambulations. Ils réalisent aussi des planisphères, des vidéos, des photographies qui servent à reconstituer leurs explorations. Il ne reste de la marche que des archives qui créent une nouvelle déambulation.

Ainsi, la déambulation est une façon particulière d’aborder la ville qui peut changer notre perception de celle-ci. C’est un art, une exploration, une expérience de la marche. Exemplaire à cet égard est la démarche de l’artiste Laurent Malone [7]. Le 5 août 1997, Laurent Malone et Dennis Adams [8] décident de relier à pied Manhattan Downtown jusqu’à l’aéroport Kennedy de New York. Le protocole est simple : prendre le chemin le plus direct possible, en ligne droite, pour rejoindre l’aéroport. Cette contrainte va les mener hors des sentiers battus créant ainsi un nouveau chemi-nement qui ignore délibérément les mouvements de circulation habituels. Ce trajet, normalement parcouru en voiture, ne se prête pas à la déambulation. Laurent Malone et Dennis Adams vont investir l’espace urbain sans tenir compte des rues ou des artères principales. Leurs pas vont les mener à traverser des champs, un cimetière, une voie rapide… Ils dessinent ainsi leur propre chemin à suivre pour effectuer ce trajet. Ils vont marcher pendant 11h35 sans s’arrêter, sauf pour prendre des photos. Ils ont un appareil photo pour deux et suivent un protocole précis pour garder trace de leur marche. Dès que l’un d’eux s’arrête pour capturer un signe, une situation, un bâtiment, l’autre doit automatiquement « effectuer une photographie en tournant le dos à l’angle de la photographie précédente sans tenir compte du sujet, du cadrage, ni des réglages et de la mise au point de l’appareil » [9]. On obtient ainsi deux points de vue différents d’un même endroit, deux perceptions, le champ et le contrechamp. Le résultat de cette marche est présenté sous la forme d’un livre intitulé JFK [10] [c]. Il contient les 243 paires de photographies prises tout au long du trajet. Elles se confrontent sur des doubles pages replaçant ainsi le lecteur dans le dispositif de prise de vue de ces photos [d]. Sur les pages de gauche, on retrouve les photos « choisies »,

[7] Laurent Malone, né en 1948, artiste français. Il est aussi très connu pour les Transects (terme géographique désignant l’analyse d’un territoire en suivant une ligne droite) qu’il met en place avec Dennis Adams. C’est une méthode d’exploration et de renouvellement du regard sur la ville. Les Transects invitent les marcheurs à être là, présents à la ville et au monde, à aller à la rencontre de l’autre, à arpenter la ville comme un territoire ouvert au-delà des limites apparentes ou imposées de la géographie urbaine. Source : www.tinyurl.com/p5fnmus.

[8] Dennis Adams, né en 1948, artiste américain, connu pour ses interventions dans l’espace urbain.

[9] Soichet Hortense, Photographie et mobilité. Pratiques artistiques en déplacement, Paris, l’Harmattan, juillet 2013, p. 54.

[10] Adams Dennis et Malone Laurent, JFK, Marseille, lmx Éditions, 2002.

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et sur celles de droite, les photos « contraintes » correspondantes. Par ce protocole photographique, les artistes mettent en évidence la dimension subjective du regard, de notre perception de la ville. À travers ce livre, le lecteur fait l’expérience de la déambulation effectuée par les deux artistes. La photographie est le moyen de retranscrire, de narrer leur marche dans l’espace urbain.

Pour conclure cette partie sur la pratique artistique de la déambulation, j’évoquerai l’approche de deux autres artistes, pionniers dans cette démarche : Richard Long [11] et Hamish Fulton [12]. Ce sont tous les deux des artistes marcheurs mais leurs processus de création sont différents. Richard Long prépare ses déambulations dans la nature à l’aide de cartes. Lors de son déplacement, il va utiliser ce que la nature met à sa disposition pour faire œuvre. La nature est toute à la fois sa matière première et son moyen d’expression. Il intervient directement dans la nature en y laissant une empreinte qui va transformer l’environnement, de façon subtile. Il s’immisce dans la nature en déplaçant, en accumulant, en créant des formes avec divers matériaux. Chacune de ses interventions a un rapport au paysage et à l’échelle humaine. Elles sont le résultat de ses déplacements dans l’environnement et nous offrent sa perception du paysage traversé. « Chaque marche, bien qu’elle ne réponde pas à une définition conceptuelle, réalise une idée particulière […]. Ainsi, chacune comme art me procure un moyen idéal pour explorer les relations entre temps, distance, géographie et mesures topographiques. » [13] Ses œuvres sont à la merci des éléments et se dégradent au fil du temps. Pour en garder une trace, Richard Long en fait des photographies. Il prélève aussi des matériaux trouvés sur place. Ce sont ces photos et ces objets qu’il expose ensuite pour rendre compte de cet acte de marcher, associés à des textes ou encore des dessins, des cartes. Contrairement à Richard Long, Hamish Fulton n’agit pas sur l’environnement qu’il traverse. La totalité de son travail porte sur la marche. « Mon travail concerne l’expérience

[11] Richard Long, né en 1945, sculpteur, photographe et peintre anglais. C’est l’un des principaux artistes du Land art.

[12] Hamish Fulton, né en 1946, « artiste marcheur ».

[13] Propos cités sur la page www.lesartistes contemporains.com/Artistes/long.html.

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de la marche à pied. L’œuvre d’art encadrée concerne un état d’esprit ; elle ne peut pas représenter l’expérience de la marche à pied. La marche a une vie propre, elle ne demande pas à être transformée en art. Je suis artiste et je préfère réaliser mes œuvres à partir de réelles expériences vécues. » [14] Hamish Fulton déambule à travers le monde, effectuant des marches, qu’il nomme des artistic walks. Ses pieds lui ont fait découvrir différents horizons, mêlant paysage et espace urbain. L’expérience de la marche, le corps en mouvement, lui permettent de ressentir la nature, de l’éprouver, cela fait partie de son processus de création. La marche le rend plus réceptif à ce qui l’entoure, aiguise sa perception du paysage. C’est la marche elle-même qui fait œuvre, qui est une expérience artistique. Comme Richard Long, il utilise la photographie pour témoigner de ses traversées. Il prend aussi des notes de ses itinéraires, des obstacles rencontrés et de la durée de chacune de ses déambulations. Depuis les années 1990, il organise des marches collectives, essentiellement en milieu urbain, cela lui permet d’éprouver, de partager l’expérience de la marche avec autrui. Il reconstitue, pour les expositions, ses parcours à l’aide de photos, de dessins, de peintures et de textes. Il tente de nous donner à ressentir, par ses travaux, son expérience de la marche, de la déambulation.

II.3 La déambulation comme démarche pour lire l’espace urbain

Depuis déjà quelques années, l’association Ne pas plier [1] a amorcé plusieurs initiatives dans l’idée d’éveiller l’intérêt du passant à l’espace urbain. Elle a enclenché « un travail pour comprendre la ville avec ceux qui la vivent, pour la rendre accessible, lisible, utilisable, pour tous ceux qui, par leur présence et leurs actions, font la ville » [2]. Pour cela, cette association « développe des instruments qui rendent possible

[1] Créée en 1991 par Gérard Paris-Clavel, graphiste social, l’association Ne pas plier est fondée pour qu’« aux signes de la misère ne vienne s’ajouter la misère

[14] Propos cités sur la page www.tinyurl. com/nqmvsyh, par Elsa Durieux, « Tais-toi et marche ! », 27 avril 2010.

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l’appropriation des territoires urbains par leurs habitants [et] propose des dispositifs pratiques qui fournissent une ‹ méthode de lecture › de la ville » [3]. On retrouve dans ces dispositifs l’Observatoire de la ville, actif à Ivry depuis 1994, et le cru (Chemin de randonnée urbain) qui démarre ses déambulations en 1999, et qui n’a jamais cessé de fonctionner depuis. L’Observatoire de la ville se trouve au sommet d’un immeuble, offrant ainsi une vue panoramique sur la ville qui s’étend en contrebas. Le fait d’observer l’espace urbain du dessus permet une autre approche, une autre exploration de celui-ci. C’est une façon différente de voir, de lire la ville. Les « lecteurs » de l’Observatoire choisissent chacun un angle de vue qui leur est propre, qui les intéresse afin de regarder la ville. Il ne s’agit pas simplement de la contempler, mais plutôt « de la décrypter, de l’interpréter, de l’analyser et de créer un vocabulaire et des notions partagées » [4]. Le croisement de ces différents regards donne à voir une perception multiple de la ville. Les cru sont des promenades collectives urbaines qui suivent un parcours planifié autour d’un thème choisi à l’avance. Ces excursions font « découvrir la multiplicité des dimensions de la ville et la diversité des possibles qu’elle ouvre » [5] par la pratique de la déambulation. Bien qu’organisé, le parcours est propice aux rencontres, aux hasards, aux échanges avec autrui. Afin de rendre compte de l’expérience de chaque cru, l’un des participants réalise soit un texte-récit, soit un document filmé. Ces deux dispositifs permettent d’appréhender la ville de deux façons : en étant à l’intérieur d’elle ou en la regardant à distance, d’un point de vue élevé. Bien que différents, leur objectif est le même : (ré)apprendre aux citoyens à « lire la ville ». Leur but est de donner aux habitants « les outils nécessaires et les moyens d’expression indispensables à la formulation des questions qui les concernent, afin de pouvoir revendiquer et agir sur leurs vies citadines » [6]. L’Observatoire et le cru sont deux moyens d’expérimenter différentes visions de l’espace urbain

des signes. » Son terrain est celui des luttes populaires. Elle propose, sur un mode expérimental, des moyens politiques et esthétiques (mots, paroles, images) pour participer aux luttes avec des formes heureuses. Source : www.nepasplier.fr.

[2] Collectif sous la direction d’Isabel de Bary, La ville est à nous, Ivry, Ne pas plier, 2011 p. 6.

[3] ibid.

[4] op. cit. p. 7.

[5] op. cit. p. 6.

[6] op. cit. p. 7.

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et de susciter l’attention de ses habitants afin qu’ils passent de « l’état de spectateur passif à celui d’observateur actif » [7], qu’ils s’impliquent, investissent leur ville.

Directement relié à mes préoccupations, je citerai le « cru des signes de la ville », initié par Gérard Paris-Clavel en 2009. Ce designer graphique explique et montre les différents signes graphiques qui sont présents dans la ville. Au cours de cette déambulation, les participants prêtent attention aux signes qui font partie de leur environnement quotidien mais qu’ils ne voient plus ou qu’ils ne remarquent pas. Chaque individu porte sur la ville son propre regard, façonné par son identité, son vécu, son métier… Il est donc normal que certains s’intéressent aux signes graphiques, alors que d’autres ne remarquent que l’architecture ou le paysage. « Regarder c’est choisir » [8], choisir sur quoi nos yeux vont se poser. Cette immersion dans les signes urbains a permis aux participants d’appréhender la ville d’un point de vue différent de celui qu’ils en ont habituellement, celui du designer graphique. L’Observatoire de la ville, dans le même esprit, propose un exercice de « cueillette » de ces formes. Il s’agit de relever les signes présents dans l’espace urbain, les codes visuels apparents dans l’environnement afin d’en réaliser un recueil. Les participants, au fil de leur déambulation, constituent ainsi un corpus d’images qu’ils analysent ensuite pour pouvoir classer les signes collectés dans différentes catégories [a]. À partir de cette analyse, plusieurs typologies des images sont mises en évidence (la publicité, les institutions publiques, la signalétique, etc.). Ces deux dispositifs mettent l’accent sur les différentes formes visuelles présentes dans l’espace urbain dans le but de contribuer à mieux comprendre la ville. Un autre exercice de l’Observatoire, consistant à s’intéresser à la signalétique de la ville, a retenu mon attention, car les interventions réalisées par les participants touchent de près à mon projet. Au cours de marches dans l’espace urbain, ils relèvent les multiples panneaux

[7] op. cit. p. 8.

[8] op. cit. p. 48.

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de signalisation qu’ils rencontrent. Après avoir étudié les différents codes qui leur sont propres [b], le travail proposé est de créer, d’imaginer une signalisation plus poétique [c]. Ces nouveaux panneaux éphémères sont ensuite installés dans l’espace urbain. Je trouve cette démarche très intéressante par rapport à mon intention de rendre visible les signes graphiques qui nous entourent. Cette nouvelle signalétique permet d’intriguer le passant car elle sort de l’ordinaire, ne se fond plus dans la masse et interpelle. C’est une proposition forte qui réussit à attirer la curiosité du passant, à l’interroger.

Le flâneur, le dériveur, l’arpenteur, le marcheur, le randonneur, celui qui déambule dans l’espace urbain a vu sa dénomination changer au gré des transformations que la ville a subies au fil du temps. Il a su adapter et développer sa pratique à son époque. Je considère la déambulation comme une méthode permettant de faire projet également dans le domaine du design graphique. Appliquer la pratique de la déambulation au champ du design graphique n’est pas nouveau mais diffère selon ceux qui l’emploient.

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LE DESIGN GRAPHIQUE DANS L’ESPACE URBAIN : LES ACTEURS ET PRATIQUES

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J’illustrerai, dans la troisième partie de ce mémoire, différentes modalités d’appropriation de l’espace urbain par des designers, à l’aide de quatre projets — réalisés ou non — pensés pour le construire, le structurer. Je commencerai avec deux exemples qui prennent en compte les déplacements des passants et leurs regards pour faire projet, un de Malte Martin et un autre de Pierre di Sciullo. Puis je présenterai une identité visuelle pensée par l’atelier presse papier (Marie Bruneau et Bertrand Genier) qui utilise la déambulation en tant que démarche de création. Je finirai avec un travail de recherches et de conception de nouvelles méthodes de communication entrepris par Ruedi Baur et Civic City dans la ville de Nègrepelisse. Ils enclenchent cette recherche en passant d’abord par une phase d’exploration de l’espace urbain par le biais de la marche afin de relever les écrits qui y sont présents. Chacun de ces projets de design graphique produit des signes en accord avec la déambulation, soit par la démarche employée, soit par les formes produites, soit par le contenu créé.

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62 | Le design graphique dans l’espace urbain : les acteurs et pratiques

III.1 Aªches et supports

Malte Martin [1] fonde l’association Agrafmobile [2] afin de pouvoir exprimer son envie de réinventer l’espace urbain, de le reconquérir en tant qu’espace d’imagination, de création, appartenant à ceux qui y habitent.

En 2006, la ville de Paris organise une manifestation culturelle et artistique pour « célébrer » la fin des travaux entrepris sur le boulevard Magenta, intitulée Magenta éphémères qui invite 12 artistes. Ce boulevard a subi une longue réorganisation des transports aménageant des voies pour les bus, les voitures, les vélos et les piétons. Ce chantier a duré pendant deux ans et a occasionné des embouteillages, des déviations, des insatisfactions et des polémiques. À cause de cela, la ville de Paris hésite à faire une communication proclamant la fin des travaux de peur de provoquer plus de mécontentement.Finalement, le département de l’Art dans la ville donne son accord pour la conception de nouvelles façons de montrer l’art dans l’espace urbain parisien. Il n’y avait aucun cahier des charges, chaque artiste ou graphiste appelé était libre de ses choix. Malte Martin ne comprend pas ce besoin de célébration, et préfère interroger l’espace qu’on lui a donné à aménager d’un point de vue critique mais aussi poétique. Il se questionne sur la façon de transformer l’espace urbain, qui se banalise dans le quotidien de la ville, par une intervention artistique. Il cherche le moyen d’être à sa place dans cette manifestation. Avec les outils du designer graphique et les membres de son association, il invente un dispositif permettant d’exprimer cette polémique, de donner une place à ce débat dans l’espace urbain. Il s’agit de « dire », chaque semaine, quelque chose de nouveau au moyen d’affiches installées sur un mobilier spécifique. Ils ne peuvent

[1] Malte Martin, né en 1958, designer graphique, plasticien et typographe d’origine allemande.

[2] Agrafmobile a pour objet de créer et d’organiser des événements artistiques tant dans le domaine des arts visuels que dans celui du spectacle vivant. Elle intègre ainsi la possibilité de croisement des approches entre plasticiens, chorégraphes et metteurs en scène et autres auteurs. Elle privilégie des interventions qui s’intègrent dans l’espace urbain et rend accessible la création contemporaine à un large public. Source : www.agrafmobile.net/site0.html.

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donc pas prévoir les textes qui vont composer les affiches. Les commanditaires, en acceptant cette façon de procéder, ont permis à Malte Martin et son équipe d’être libre, de se sentir à leur place dans cette manifestation. C’est ainsi qu’ils investissent la place de l’église Saint-Laurent du boulevard de Magenta, menant vers la gare de l’est, en y installant l’équivalent d’une énorme colonne Morris [3] à 12 faces planes, composée d’affiches utilisant seulement du texte, des « mots-affiches » [4] [a]. Cette place a la particularité d’être extrêmement passante. Elle se situe dans un environnement assez gris. Cette absence de couleurs dans cet espace incite Malte Martin, dans un premier temps, à réaliser des affiches aux couleurs fortes et contrastées. Le protocole est simple, chaque semaine les affiches sont renouvelées, les textes changent. Ceux-ci proviennent de trois sources différentes. La première, c’est son point de vue sur ce débat. Ces affiches sont des interpellations qu’il ne signe pas de son nom. La seconde est issue de textes écrits par des personnes qui observent, pensent la ville (philosophes, sociologues, architectes, etc.). Pendant une semaine, ce sont ces deux types de sources de textes qui sont affichés sur la colonne. Durant cette période, des médiateurs [5] récoltent les propos des passants au sujet du dispositif. Ces réactions constituent la troisième source de textes, et apparaissent lors de la deuxième semaine de la manifestation. Malte Martin choisit celles qui attirent son attention. À partir de ce choix, il y associe un texte « savant » et une interpellation. Il reçoit aussi de l’aide des « sans domicile fixe » habitant la place. Ils vont jouer le rôle de médiateurs entre les passants et Malte Martin. Qui est mieux qualifié que ceux qui vivent et connaissent cet espace pour le faire partager au plus grand nombre ? Ces sdf s’intègrent dans la démarche établie en expliquant aux usagers les motivations qui ont inspiré cette proposition graphique et en rapportant les paroles qui se sont dites. Celles-ci se transforment en affiches.

[3] C’est un élément du mobilier urbain, initialement parisien, mais présent dans beaucoup de villes françaises. Elle a une forme cylindrique et sert principalement de support de promotion des spectacles et des films.

[4] Expression extraite du site www.agrafmobile.net/site3.html.

[5] Les médiateurs sont essentiellement des étudiants en art.

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Pendant trois mois [6] se jouent ainsi le feuilleton du boulevard de Magenta qui engage un dialogue avec les usagers. Ce sont leurs réactions qui alimentent la création des « mots-affiches ». Une fois par semaine, Malte Martin s’installe dans un café, à proximité de la place, afin d’observer l’attitude des usagers face à sa tour d’affiches. Avec ce projet, il espère déclencher une « sorte de ralentissement du monde » [7], que les passants s’attardent pour lire les messages et qu’ils aient l’impression que ce dispositif leur parle, en n’étant ni commercial, ni administratif. Mais à son grand regret, il n’a pas perçu ce genre d’effet pendant les premières semaines d’installation et il se demande bien quelles sont les raisons qui font que ce projet ne fonctionne pas comme il l’avait pensé. Le fait qu’il n’ait pas pu choisir l’emplacement de la colonne peut être un facteur mais pas le seul. La réponse est venue des médiateurs : les usagers pensent que c’est une publicité pour la société Orange [8] en plusieurs étapes et que bientôt on verra le produit. L’utilisation de la couleur est associée à la publicité, à une démarche de marketing et à ses codes visuels. Il y a une telle surabondance de signes dans l’espace urbain, que notre regard a appris à ne sélectionner que ce qu’on pense utile. Il fait abstraction de la couleur. L’usager se protège contre cette pollution visuelle, et du même coup, il ne remarque pas certains signes graphiques. Malte Martin revient à son idée première d’utiliser un langage graphique essentiellement noir et blanc, ce qu’il qualifie de « stratégie de basse tension » [9]. Il émet la thèse que dans un environnement saturé de publicités plus colorées les unes que les autres, le noir et blanc est plus efficace car il se détache des autres formes. En effectuant ce changement au niveau de la couleur, les affiches ont davantage captivé l’attention du passant et engendré plus de réactions. Ces messages attirent le regard par leur sobriété, leur simplicité et leur beauté. L’utilisation du noir et du blanc rend plus sérieux les textes affichés. Cette expérience a confirmé l’hypothèse de Malte Martin sur la force visuelle du noir et du blanc, sur l’impact qu’elle suscite. Ce projet fut

[6] Du 19 avril au 10 juillet 2006.

[7] Propos extraits de la conférence « Ville & Création : l’art urbain ou comment l’éphémère transforme-t-il nos identités ? », donnée par Malte Martin et organisée par le caue (Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) de Paris, le 13/10/11 dans le cadre du cycle Les petites leçons de ville.

[8] Les premières affiches étaient de couleur orange, c’est pourquoi les passants ont cru que ce dispositif était une publicité pour la société Orange.

[9] La stratégie de basse tension est l’utilisation du noir et du blanc dans un espace urbain saturé où les panneaux 4 ∞ 3 rivalisent de couleurs pour attirer l’attention. Cette technique est plus efficace, d’après Malte Martin, car elle permet d’augmenter les contrastes, de créer du blanc, des silences et de faire parler les quelques signes assez concentrés en noir, pour se faire entendre.

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une « expérience très riche, forte, et importante » [10] pour lui. Il lui a permis de se questionner sur qui habite vraiment l’espace urbain ? qui en sont les véritables usagers ? et à qui s’adresse une proposition graphique ? Ce dispositif d’affiches donne à voir, pour un temps donné et dans un espace limité, une autre façon de s’approprier un lieu, une autre manière de le concevoir, de le penser. Cette expérience éphémère avait pour objectif de ralentir le passant, d’intervenir dans son quotidien et à mettre en pratique sa capacité à observer ce qui l’entoure au lieu de simplement traverser un espace sans y jeter un regard. Cette démarche a permis, dans une certaine mesure, d’attirer l’attention de l’usager sur des interventions graphiques et de le faire participer, de l’impliquer dans ce processus de reconquête de son environnement urbain.

III.2 Typographie et architecture

Pierre di Sciullo [1] s’intéresse, entre autres choses, à la lettre, la typographie et à l’architecture. Il est un créateur de formes et aime expérimenter, inventer de nouveaux procédés de création.

Un des projets qui a retenu mon attention est son « T » de Nice. Les travaux d’aménagement du tramway de Nice commencent en 2003 et se finissent en 2007. À cette occasion, la ville décide de passer une commande artistique. Pierre di Sciullo est invité à proposer un projet : il imagine une sorte de totem permettant d’indiquer les stations du tramway [a]. L’espace urbain est un lieu de passage pour ceux qui y vivent. Il fallait donc trouver un signe qui attire l’attention sur le tramway, nouveau moyen de transport pour se mouvoir dans cet environnement. Pierre di Sciullo imagine alors un signe, à la fois visible et transparent, un « T » en volume. La lettre seule se suffit

[1] Pierre di Sciullo, né en 1961, graphiste, typographe et dessinateur de caractères français.

[10] Se référer à la note 6

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à elle-même, il n’y a pas besoin du mot entier « tramway » pour indiquer l’emplacement des stations. La question de l’échelle d’un tel objet est très importante et avant de lancer le premier prototype, Pierre di Sciullo et ses collaborateurs sont passés par le dessin, le croquis, l’étude. Au final, ils réalisent, pour chacune des 20 stations du tramway, une enseigne carrée d’environ 90 cm, installée à une hauteur de 5,50 m sur un totem, au milieu du quai, afin d’être repérable de loin. Ce carré est une plaque de métal dans laquelle quatre parties rectangulaires sont pliées à 90°, deux par deux, de chaque côté de la plaque, de manière à évider la structure d’un « T ». Ainsi, vu de face, le « T » est vide et on voit à travers. Ces enseignes sont peintes, d’un côté, avec un ocre rouge (pour rappeler les origines italiennes de Nice), de l’autre, avec un bleu foncé, dans le but de distinguer le ciel au travers du « T ». Elles sont tout à la fois identiques et différentes. Le « T » est un objet changeant, mouvant qui se perçoit différemment selon le point de vue, l’angle par lequel on l’aborde. « C’est un signe dont la lecture est simple, et en même temps un peu mystérieuse. » [2] Le « T » apparaît et disparaît en fonction du regard de l’usager, de son déplacement. Le signe s’estompe ou se révèle au regard du passant, mais ne perd en rien sa fonction première : guider le citoyen dans sa déambulation. Avec ce jeu de perception, Pierre di Sciullo évite ainsi la répétition monotone d’un même signe dans l’espace urbain. C’est une intervention poétique et en même temps fonctionnelle, qui ne dévoile pas toutes ses astuces au premier regard. Les deux couleurs utilisées indiquent chacune un sens de circulation afin que l’usager sache dans quelle direction il va. Cependant, si le passant n’accorde pas une attention particulière à ce signe, il ne remarque pas cette subtilité. Peut être que certaines personnes ne voit pas que cette enseigne est un « T », et elles s’en rendront compte seulement dans quelques années. Si on rencontre toujours ce signe de profil, on ne peut pas lire la lettre « T ».

[2] presse papier, « Typographie et architecture », conversation avec Pierre di Sciullo, Étapes, n°154, mars 2008, pp. 48 – 56.

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En imaginant cette sculpture typographique, Pierre di Sciullo a pensé à l’usager et à l’action de lecture, en se demandant comment celui-ci allait se confronter à ce « T ». Il a pris en compte les déambulations des passants et les changements d’angle de vue que cela engendre. Il a joué avec ces changements de perception ; il les a inclus dans la création de son signe. Ce designer graphique aime donner des choses à lire dans l’espace urbain. La relation entre la typographie et l’architecture est une question récurrente dans son travail qu’il aborde toujours avec habileté et poésie. Il intègre souvent des subtilités (des mots cachés, une utilité ou une inutilité…) dans ses projets qui ne se dévoilent qu’à l’observateur aguerri. Il joue avec le fait que chaque individu observe l’environnement dans lequel il vit d’une façon qui lui est propre. Ainsi, ses interventions graphiques sont à la portée de tous, à des niveaux de perception différente. Comment l’usager aborde l’espace urbain est une question qu’il faut évidemment prendre en compte lorsqu’on a l’intention d’intervenir dans la ville.

III.3 Signalétique et identité visuelle

Marie Bruneau et Bertrand Genier [1] associent régulièrement leur pratique du design graphique à celle de la marche.

En 2003 par exemple, le ministère de la Culture leur confie une commande publique pour le compte de la mairie d’Aubusson afin de repenser la signalétique et l’identité graphique de la ville. Leur première initiative est alors d’aller sur le terrain, de parcourir les rues afin de découvrir la ville, la comprendre, la vivre. C’est par le biais de la marche qu’ils partent en quête de tout ce qui fait l’identité de cette petite ville de la Creuse. Ils s’intéressent à son histoire, ses différentes spécialités, aux signes graphiques présents dans l’espace urbain, à son architecture, ses couleurs.

[1] Ils fondent ensemble, en 1981, l’atelier presse papier à Bordeaux.

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Ils prennent le temps d’aller et venir, de rencontrer et d’échanger avec les habitants, ce qui leur permet d’approcher progressivement Aubusson à travers le regard de ceux qui la vivent et la connaissent. En déambulant, ils recueillent aussi les différents éléments avec lesquels ils vont pouvoir construire la nouvelle identité graphique. « L’identité est ce qui distingue une chose (un lieu, un objet, une personne, un groupe…) d’une autre et la rend unique. » [2] Celle d’Aubusson se constitue ainsi à travers l’ensemble des éléments collectés en marchant dans la ville [a], ce sont eux qui vont constituer la base du vocabulaire graphique mis en œuvre dans le projet. De ce vocabulaire découlera « un système graphique à l’usage de la ville » [3]. Comme la couleur est très présente dans les tapisseries qui font la renommée de la ville, celle-ci sera la composante principale du projet, tout comme les lettres tissées pour signer les tapisseries influenceront la création de nouvelles formes graphiques. En marchant dans l’espace urbain, les presse papier font également l’expérience des différentes manières de circuler en ville. Par le biais de la déambulation libre, ils se laissent entraîner dans les passages, empruntent des escaliers, montent, descendent, tentent des raccourcis, repèrent des chemins cachés à la vue si on ne prend pas le temps d’y prêter attention, tels les traboules de Lyon. Ils constatent ainsi qu’« il y a deux sortes de villes dans Aubusson » [4], celle des automobilistes et celle des piétons. Ce sera autour de ces cheminements — qu’ils qualifient de « sentiers urbains » et seulement pratiqués par les habitants — qu’ils articuleront leur proposition de signalétique [b]. Le projet pour Aubusson s’organise alors autour de quatre grandes composantes, toutes puisées dans le contexte de la ville elle-même, dans le « déjà là » : des sentiers urbains comme principe de lecture et de circulation de et dans la ville, des lettres tissées comme système générateur de nouvelles écritures, des couleurs utilisées dans leur dimension plastique, et un vaste corpus iconographique (détails, cadrages, etc.)

[2] Bruneau Marie et Genier Bertrand, Travaux en cours, Pyramyd ntcv, Paris, 2006, p. 49.

[3] ibid.

[4] op. cit. p. 50.

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prélevé dans la riche histoire de la tapisserie d’Aubusson, et disponible pour toutes sortes d’utilisations. Malheureusement, cette proposition ne verra pas le jour à cause de problèmes pour la financer et de changements au niveau des commanditaires.

Ce que je retiens de ce projet, c’est la méthode adoptée pour répondre à une commande. Ces designers graphiques se sont appropriés la ville d’Aubusson en allant à sa rencontre. Ils ont développé leur pensée en déambulant, en explorant, en faisant l’expérience de la ville afin de pouvoir en réaliser une identité adaptée, ancrée à son histoire. Ils ont exploité ses ressources, ses richesses, en les réinjectant dans leur processus de création. Cette identité est unique et ne pourrait être reprise ailleurs, cela n’aurait aucun sens. Leur démarche sera peut être similaire pour une autre ville mais pas le résultat, « il n’y a pas de recettes : le contexte est à chaque fois singulier ; la réponse sera donc du ‹ sur-mesure › nécessairement » [5]. Chaque réflexion autour d’un projet de design graphique se pense, se questionne par rapport à une situation bien spécifique.

III.4 Écriture et communication

Le designer graphique Ruedi Baur [1] et son groupe de recherche Civic City [2] sont invités en 2011, par La cuisine, centre d’art et de design, et la mairie de Nègrepelisse, à imaginer, inventer d’autres manières de communiquer ensemble dans la ville. Ce centre d’art met en place des pratiques en situation afin de développer des projets artistiques au cœur du quotidien des habitants. « En s’infiltrant dans les usages quotidiens, nous invitons artistes et designers à réfléchir aux interactions possibles entre la création et la cité. » [3] Cette invitation est une réflexion sur la place des écrits dans la ville, sur leur participation à sa construction.

[5] op. cit. p. 51.

[1] Ruedi Baur, né en 1956 à Paris, est un designer franco-suisse.

[2] Civic City est un institut de design critique dirigé par Ruedi Baur (avec Vera Baur et Imke Plinta), fondé en mars 2011. Il rassemble des designers

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Le point de départ du projet de Civic City peut se traduire par cette question : « Peut-on s’imaginer une ville sans affiches, sans enseignes préfabriquées, sans panneaux indicateurs, sans messages sauvages ? » [4]. Ce projet se déroule en plusieurs temps. En 2012, les chercheurs et étudiants de Civic City organisent deux workshops qui leur permettent d’entamer une recherche, une étude portant sur tous les écrits présents dans l’espace urbain de Nègrepelisse. Cette première phase est un travail de récolte, d’identification, des écrits urbains qu’ils analysent et classent afin de faire ressortir les différents langages présents à Nègrepelisse. À partir de ce corpus, ils dégagent un premier vocabulaire de ces langages qu’ils découpent en trois typologies (« la cité collective », « la cité investie » et « la cité marchande »). Au fur et à mesure de discussions et d’échanges, ils affinent ces typologies, les rendent plus précises. Ce corpus est à la base de leur travail de conception. Après avoir recensé, classé, étudié, les écrits en présence dans la ville, ils entament la seconde phase : s’interroger sur la manière d’intervenir dessus, de les modifier en inventant de nouveaux moyens de communication. Ils rentrent dans un temps d’expérimentation, de création, où tout est envisageable. Ils élaborent différents projets, procédés, qu’ils mettent en œuvre virtuellement et développent ainsi un univers graphique propre à la ville de Nègrepelisse. Ils utilisent systématiquement la peinture noire [5] pour matérialiser des sortes d’ardoises sur lesquelles on vient écrire à la craie les informations. Ces « ardoises » servent de support de communication. L’utilisation de la craie permet d’effacer et de remplacer les différentes informations au fur et à mesure des événements se déroulant dans la ville. Ces deux procédés graphiques sont la base de toutes les propositions de Civic City. La dernière phase est la réalisation concrète de certains de ces projets dans la ville de Nègrepelisse. Dans l’esprit des concepteurs, il ne s’agit pas simplement de penser des solutions abouties mais plutôt « de mettre en œuvre une culture durable et partagée de l’écrit où chacun peut prendre une part active » [6],

graphiques, des architectes, des urbanistes, des sociologues… Cet institut organise des cours et des workshops, développe des projets et des recherches dans différents domaines concernant la ville.

[3] Stéphanie Sagot, directrice artistique du centre d’art et de design de Nègrepelisse, source : la-cuisine.fr/le-centre-d-art-et-ses-missions.

[4] Phrase extraite du communiqué de presse pour l’exposition « Imaginer Nègrepelisse ! Jardiner ensemble l’écrit de la ville ».

[5] Ils choisissent la couleur noire en raison de l’origine du nom de la ville. Nègrepelisse tire son nom des pelisses portées par les bûcherons qui, en fabriquant du charbon de bois, les noircissaient.

[6] Stéphanie Sagot, directrice artistique du centre d’art et de design de Nègrepelisse.

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[7] Cette exposition a été présentée à la médiathèque de Nègrepelisse du 21 septembre au 16 novembre 2013.

[8] C’est une caisse de très grande taille utilisée en agriculture.

d’inviter le citoyen à participer à l’écriture de sa ville. Ils convient donc les habitants à participer à la mise en place des différents projets, organisent des ateliers de calligraphie. Les différentes associations de Nègrepelisse prennent part aux installations. Civic City imagine un espace urbain à partager par le biais d’une écriture élaborée, soignée et surtout manuscrite.

L’intégralité de la recherche menée par Civic City, depuis juin 2012 à septembre 2013, est présentée au sein de l’exposition « Imaginer Nègrepelisse ! Jardiner ensemble l’écrit de la ville » [7]. Elle nous montre la ville telle qu’elle pourrait être, telle qu’ils l’ont pensée. Les propositions réalisées dans la ville ne sont pas nombreuses et sont encore au stade de prototype, mais donnent un aperçu des intentions de Civic City. La première que l’on remarque en rentrant dans la ville est le kiosque noir qui se situe à l’entrée [a]. Il est composé de panneaux d’informations, sur lesquels sont écrits tous les évènements qui se passent à Nègrepelisse. Ces informations sont écrites à la main dans un style calligraphique. En regardant attentivement, on peut percevoir les anciens messages sous les nouveaux. Le kiosque est une proposition qui semble permanente et déjà bien intégrée à l’espace urbain et à la vie des habitants. Ce sont eux qui l’alimentent. La seconde est un totem de palox [8] [b], situé sur un rond-point et informant sur les différents évènements sportifs de la semaine. Le kiosque annonce les évènements du mois tandis que le totem indique ce qui se passe dans la semaine. La troisième intervention se trouve sur la façade de la mairie. La devise de la République Française est écrite à la peinture blanche, chaque mot sur un fond noir et espacé les uns des autres [c]. L’utilisation de l’écriture manuscrite donne une allure poétique au bâtiment. Je trouve cette proposition très réussie. Les membres de Civic city sont aussi intervenus sur la façade de la piscine municipale, où ils ont écrit en bleu et en blanc, toujours sur fond noir, « au printemps à nouveau

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nous irons à la piscine » [d]. La craie s’est diluée par endroit à cause de la pluie, ce qui souligne le caractère éphémère de ce message. La dernière intervention est un projet permanent qui se situe dans le bois de Montrosiès de Nègrepelisse, rebaptisé bois de Sherwood. Dans ce bois, il y a un rucher collectif imaginé par la designer Matali Crasset. Civic City décide d’intervenir de manière permanente et d’enrichir le rucher en réalisant un parcours expliquant la vie des abeilles. Sur de grandes échelles noires [e], dispersées dans le bois, sont écrites les différentes étapes de l’existence d’une abeille.

Les différentes propositions qui se côtoient dans l’espace urbain de Nègrepelisse sont le point de départ d’un changement possible de la forme du statut des écrits dans la ville. Tout ce projet a permis aux habitants de s’interroger sur les différents langages urbains qui construisent leur environnement. L’intervention de Civic City a, à mon sens, touché tous les Nègrepelissiens et les a ouvert à une nouvelle façon de voir et de comprendre leur ville. Chacun a pu expérimenter cette conscience des formes qui est propre au designer graphique, cela leur permet d’avoir une vision différente de la ville dans laquelle ils vivent.

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Déambuler pour faire projet

Tout comme les artistes, écrivains, philosophes, designers graphiques évoqués précédemment, je souhaite développer la déambulation en tant que processus de création. Déambuler fait partie de ma vie de tous les jours. Lors de mes « excursions » urbaines, mon regard et mon appareil photo sont toujours à l’affût d’un signe, d’une situation graphique. Si je pars marcher sans destination précise, il y a toujours quelque chose qui m’intriguera, qui attirera positivement mon regard. J’aiguise ainsi mon sens de l’observation à dénicher des formes ou des situations graphiques qui ont quelque chose d’intriguant, de cocasse, de poétique ou de sensible. Je ne suis pas de protocole particulier, je laisse mon regard me porter, au hasard, à la rencontre de signes graphiques. Mon envie de relever, de révéler ces formes et ces « écrits » graphiques prend racine dans des travaux plus anciens qui m’ont appris à me servir de la déambulation pour faire projet.

Lorsque j’étais en 2e année, pour un sujet intitulé « le réel et son double », j’ai choisi de sortir me balader dans les rues, à la nuit tombée, et d’observer la vie qui passe. Mon regard est systématiquement attiré par les fenêtres illuminées des maisons, à travers lesquelles on peut apercevoir des instants fugaces de la vie de leurs habitants. Ce qui, au départ, n’étaient que de simples promenades nocturnes, s’est transformé en une série de photos de ces instants « volés ». Cette expérience m’a permis

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de pratiquer la déambulation dans un but précis : déambuler pour dévoiler. J’en ai fait un projet photographique qui m’a appris à affiner mon aptitude à voir, à regarder, à prêter attention à ce qui m’entoure.

Lors d’un arc [1], proposé en 2012 par Vincent Perrottet et Jean-Marie Blanchet, j’ai expérimenté la déambulation en tant que méthode d’observation. Cet atelier avait pour objet le quartier des Halles de Pau, et pour but la réalisation d’un journal, de format presse quotidienne, ayant pour projet d’offrir un regard graphique sur ce quartier, ses habitants, ses habitudes. Une page était dédiée au projet de chaque étudiant. Chacun s’est immergé dans ce quartier, se l’est approprié à sa manière, y a fait des rencontres, des échanges… et en a réalisé une proposition graphique. Cet atelier fut pour moi un travail de regard, de ressenti, d’observation, d’écriture et surtout de déambulation. En réduisant mon champ d’action au marché des Halles, j’ai pu observer les gens autour de moi, leurs actions, leurs comportements pour finalement me focaliser sur un point particulier de leurs routines : leurs rencontres. Pendant une journée, j’ai erré dans le marché en écrivant, comme des petites brèves, toutes les rencontres que je repérais. Ce sont essentiellement des descriptions, d’une ou deux phrases, des gens, de leurs habits, leurs accessoires, et de leurs rencontres. Par cet exercice de description, je donne une autre vision de ce marché. À travers mon regard, un regard extérieur, qui n’est pas celui d’un habitué ou d’un commerçant, je donne à voir une journée aux Halles du point de vue des rencontres. Le rendu graphique de ces brèves est une expérimentation de mise en page, inspirée d’un projet de Fanette Mellier [2], par laquelle j’ai tenté de retranscrire ma vision de ces rencontres quotidiennes au marché en jouant avec les polices de caractères, l’absence de certains mots, la couleur… Ce projet m’a permis d’utiliser l’action de déambuler pour observer et décrire.

[1] Atelier de recherche et de création.

[2] Je me suis inspirée d’une expérimentation graphique réalisée par Fanette Mellier, graphiste française née en 1977. Elle a mis au point une nouvelle mise en page d’un livre de Céline Minard, Bastard Battle, en travaillant « chaque double-page dans l’idée que le texte était ‹ possedé ›, ‹ incarné ›, en intervenant graphiquement sur la matière typographique, toujours à partir du centre des doubles-pages, du cœur du livre… ». Le texte subit ainsi des mutations au rythme du récit de plus en plus importantes au fur et à mesure de la lecture. Source : www.cig-chaumont.com/fr/cig/page/editions-ressources/ditions/bastard-battle-de-celine-minard.

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Ces deux expériences m’ont aidée à expérimenter, de façon différente, la pratique de la déambulation dans le but de faire projet. Lors de mon séjour en Belgique, j’ai développé cette méthode de façon plus intensive. Le fait de me retrouver dans une ville inconnue a intensifié ma pratique de la marche. Au début, je déambulais dans les rues pour découvrir Bruxelles et ses alentours, sans itinéraire précis, sans plan auquel me référer. Je me laissais guider par les ambiances de la ville. Rapidement, je me suis rendue compte que c’était mon regard de designer graphique qui influençait mes déambulations. Chacun se déplace dans la ville, dans les rues avec une intention qui lui est propre, la mienne est de marcher pour chercher. Mon attention se focalise sur les signes graphiques que je rencontre dans l’espace urbain et détermine le chemin que je vais emprunter. Au lieu de prendre en photo le paysage, ou encore l’architecture de Bruxelles, j’en relevais les différentes formes graphiques. Je découvrais cette ville à travers ses objets graphiques (panneaux, signalétique, affiches, graffitis, traces…). En rentrant à l’ésa, j’ai entamé un travail de description de ces différents relevés à l’aide des « chroniques spatiales » [3]. Écrire sur ces situations graphiques m’a permis de mettre des mots sur les signes que j’avais observés, et d’expliquer pourquoi ils ont retenu mon attention.

L’espace urbain est un espace à vivre, à ressentir, à découvrir, à traverser et c’est en déambulant que je l’appréhende graphiquement, que je me l’approprie, en tant que designer, c’est-à-dire dans l’idée d’y puiser matière à projet. Les différents éléments graphiques qui s’y trouvent sont souvent invisibles aux yeux du passant, car celui-ci ne prend pas le temps de regarder ce genre de signes, ou de s’y intéresser. La plupart du temps, le passant ne déambule pas, il se rend quelque part, il a une destination, un but, et observer ce qui l’entoure ne fait pas partie de son parcours.

[3] Se référer à l’introduction.

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De nombreux évènements ont pour but de sensibiliser le public au design graphique, comme le festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont, le mois du graphisme d’Échirolles ou encore les Rencontres de Lure qui comptent parmi les plus connus. Certains d’entre eux interviennent directement dans la ville où ils se produisent. Je pense notamment au festival Graphisme dans la rue, créé par Philippe Chat, à Fontenay-sous-Bois, qui s’est malheureusement arrêté en 2010. Cet évènement permettait à des designers graphiques d’investir librement la ville avec des affiches ayant pour objet des thèmes citoyens. Philippe Chat a aussi mis en place la Galeru en 2000. C’est une ancienne échoppe de cordonnier qu’il transforme en galerie d’art et de design graphique. Il met à profit la vitrine de cette échoppe, donnant sur la rue, pour exposer les travaux d’artistes, de plasticiens, de designers graphiques aux passants. Cette démarche donne à voir librement des créations graphiques. Celles-ci ont pour but de retenir l’attention des passants et espèrent attiser leur curiosité et les inciter à rentrer dans la Galeru pour en découvrir plus. La démarche mise en œuvre avec cette vitrine est très intéressante car celle-ci éveille la conscience des habitants à différentes pratiques artistiques et graphiques. Dans la même veine, on peut évoquer la manifestation Ouvrez l’œil [4] à Pau. Cet évènement autour du design graphique invite l’habitant à regarder autrement sa ville et à s’interroger sur la place des signes, des écrits et des images qui construisent l’espace urbain. Ouvrez l’œil sollicite le déplacement des habitants afin qu’ils aillent découvrir les multiples propositions des designers graphiques invités ou des élèves participants à cette manifestation installées dans différents lieux de la ville. C’est une invitation qui encourage le passant à s’attarder sur ce qui l’entoure et « à prendre le temps de s’intéresser à la création graphique libérée de toute contrainte commerciale » [5].

[4] Ouvrez l’œil est une proposition du Bel Ordinaire, organisée en partenariat avec l’ésa des Pyrénées, l’association accès(s), le service jeunesse de la ville de Pau, l’association Destination patrimoine et l’inspection académique. Source : Chaminade Patrice, « Dossier Ouvrez l’œil », bo, n°2, février/juillet 2013, p. 13.

[5] Extrait du dépliant de la première édition d’Ouvrez l’œil en 2009.

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Ces différentes manifestations, qui investissent la ville avec les outils du design graphique pour le donner à voir, sont directement liées au travail plastique que je souhaite conduire pour mon projet de fin d’études. Mon objectif est d’accompagner, de diriger le regard du passant, de susciter son intérêt sur les signes graphiques qui l’entourent au quotidien. Je vais poursuivre mes explorations urbaines afin de continuer à relever et collecter ces différentes formes visuelles présentes dans la ville, et participant à sa construction. À partir de ces relevés graphiques, je développerai plusieurs propositions ayant pour but de les « rendre visible », en intervenant de différentes façons dans la ville elle-même et/ou à travers divers supports édités.

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LIVRES

Artières Philippe Les enseignes lumineuses, Bayard, Montrouge, 2010.

Augoyard Jean-François Pas à pas, Seuil, Paris, 1979.

Benjamin Walter Paris, capitale du xixe siècle (1939), en ligne sur www.rae.com.pt/Caderno_wb_2010/Benjamin_Paris_capitale.pdf.

Bruneau Marie et Genier Bertrand Travaux en cours, Pyramyd ntcv, Paris, 2006.

Collectif sous la direction d’Isabel de Bary, La ville est à nous, Ne pas plier, 2011.

De Miranda Luis L’être et le néon, Max Milo Éditions, Paris, 2012.

Fraenkel Béatrice Les écrits de septembre New York 2001, Paris, Textuel, 2002.

Hannerz Ulf Explorer la ville, Minuit, Paris, 1983.

Hortense Soichet Photographie et mobilité. Pratiques artistiques en déplacement, Paris, l’Harmattan, juillet 2013.

Marcolini Patrick Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle, Montreuil, L’échappée, 2012.

Paquot Thierry L’espace public, Paris, La Découverte, 2009.

Perec Georges Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1975, Lonrai, Christian Bourgois éditeur, 2008.

Venturi Robert, Scott Brown Denise et Izenour Steven L’enseignement de Las Vegas, Collines de Wavre, Mardaga, 2008, première publication, « Learning from Las Vegas », The Architectural Forum, 1968.

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ARTICLES

Body-Gendrot Sophie « Au hasard de l’espace public », La Vie des idées, 1er avril 2010, en ligne sur www.laviedesidees.fr/Au-hasard-de-l-espace-public.html.

Cozzolino Francesca « Lire la ville, écrire la ville », bo, n°3, mai 2013, pp. 12 – 15.

presse papier « Typographie et architecture », conversation avec Pierre di Sciullo, Étapes, n°154, mars 2008, pp. 48 – 56.

Fraenkel Béatrice « Les écritures exposées », Linx, n°31, Nanterre, 1994, pp. 99 – 110.

Fraenkel Béatrice « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », Langage et société, 2007 /3 – 4 (n°121 – 122), p. 101 – 112.

Hess Charlotte « La flânerie dans l’espace public : du geste conceptuel au geste performatif », en ligne sur www.zonesdattraction.org/IMG/doc/espace_pub_flanerie_taille_dv.doc.

Lehmann Denis « Mur/murs », Cahier du Français des Années 80, n°1, mai 1985, pp. 146 – 168.

Lamireau Clara « Barbouillages », Le Tigre, volume III, juin 2007, pp. 50 – 53.

Perrottet Vincent « Partager le regard », 2013, en ligne sur www.partager-le-regard.info.

Varga Renáta « Les écrits dans la ville : typologie », Communication et langages, n°124, 2e trimestre 2000, pp. 106 – 117.

VIDÉOS

www.dailymotion.com/video/xrowcl_5-2-ville-creation-l-art-ephemere-par-malte-martin_newsconférence « Ville & Création : l’art urbain ou comment l’éphémère transforme-t-il nos identités ? », donnée par Malte Martin et organisée par le caue (Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) de Paris, le 13/10/11 dans le cadre du cycle Les petites leçons de ville.

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Je tiens à remercier toutes les personnes ayant participé, de près ou de loin, à l’écriture de ce mémoire .

À Bertrand et Marie, pour leur présence et leurs conseils éclairés, à Francesca, pour son temps et ses remarques avisées, à Marie, Chloé et Lucie, pour leur patience à toute épreuve, et leur amitié sans faille, à ma famille, pour son soutien inconditionnel.

Pau, le 13 janvier 2014

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Scala Sans dans ses différents dessins–Élémentaire Aubépine 150 g /m²pour la couverture–Ivoire 80 g /m² pour les pages intérieures–ésa des Pyrénées – Pau–2014

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Regarder voir…en référence au titre de la chronique hebdomadairede Gérard Lefort, dans le journal Libération.