Réflexions sur une diplomatie culturelle de la France

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Madame Annie Guenard

Réflexions sur une diplomatie culturelle de la FranceIn: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 2002, N. 65-66. pp. 23-27.

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Guenard Annie. Réflexions sur une diplomatie culturelle de la France. In: Matériaux pour l'histoire de notre temps. 2002, N. 65-66. pp. 23-27.

doi : 10.3406/mat.2002.403309

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_2002_num_65_1_403309

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Réflexions sur une diplomatie culturelle

de la France

René ( senté Paris ené Girault a dirigé la thèse que j'ai présentée à l'automne 1994, à l'Université de

Panthéon-Sorbonne : « La présence culturelle française en Europe centrale et orientale avant et après la Seconde Guerre mondiale, (1 936- 1940; 1944-1949) ». Le choix de la recherche s'est situé à la croisée de deux préoccupations respectives. René Girault était l'initiateur d'un programme inter universitaire sur « La puissance en Europe »; un champ d'investigation avait été peu approché, celui de la dimension culturelle d'une politique étrangère. Pour ma part, je souhaitais entreprendre une recherche approfondie sur le « Bloc de l'Est ». Une thèse antérieure, celle d'Albert Salon, L'action culturelle de la France clans le monde; analyse critique avait porté sur deux siècles (le XIXe et le XXe). Son auteur avait mis en cloute l'existence, dans toute son histoire, d'une réelle « politique culturelle » de la France. En prenant un cas pertinent, par son temps et sa zone géographique, il était intéressant de vérifier cette conclusion1.

Travailler sous la conduite de René Girault, ce fut faire le choix d'un vaste sujet : six États de l'Europe de l'Est, ayant en commun d'appartenir à une zone de tensions extrêmes, d'être soumis à la pression extérieure puis à l'intervention directe de régimes totalitaires, de devenir des « démocraties populaires » ; deux périodes encadrant le temps de guerre, permettant de couvrir plus d'une décennie — car la guerre et Vichy ne pouvaient être totalement ignorés. Abordé dans cette perspective large, le sujet permettait de dégager les grandes orientations d'une action gouvernementale à l'échelle d'un ensemble régional qui occupait depuis des décennies une place spécifique dans la politique étrangère de la France, d'en voir l'esprit, les principes mais aussi les particularités par rapport à un programme d'action pensé à l'échelle mondiale. Il s'agissait aussi d'effectuer une étude approfondie de l'affirmation de la France clans chacun des États, pour bien distinguer la variété des situations et des évolutions. Plus j'avançais clans la recherche, plus je devais prendre en compte les interférences entre « culture » et « information » clans les phases de tensions étudiées. Une autre dimension de la thèse apparaissait, celle d'une « propagande » élaborée par une démocratie qui luttait pour s'affirmer face à d'autres puissances et face à des risques d'affrontements.

La hauteur des ambitions placées dans ce volet de la politique étrangère se révèle au travers des budgets votés : à elle seule, la diplomatie culturelle draine entre 1936 et 1939 environ 18 % du budget du Ministère des Affaires Étrangères; en 1945 et 1946, elle représente 35 % de ce même budget, et se maintient ensuite, en 1947 et 1948,

autour de 30 %. L'Europe centrale et orientale représente toujours la principale cible, devançant de très loin les autres espaces du monde. Chacune des périodes s'ouvre sur un sursaut français, une intervention vigoureuse et multiforme de la France, faisant intervenir de plus en plus ce qui relève « information », correspondant à des enjeux géopolitiques précis; après un effort maintenu pendant des années, elle se clôture sur une certaine impuissance, voire une éviction, dues d'abord au conflit mondial, plus tard à la « normalisation » du « Bloc de l'Est ». Dans les années trente, le sursaut à partir de l'été 1936 correspond à la volonté de consolider l'influence de la France, en perte de vitesse, de prévenir une éventuelle dislocation de son système d'alliances à l'est, menacé par l'intervention massive de l'État nazi dans la zone et sa propagande nettement antifrançaise. Une politique de fermeté est conduite, qui inclut un « programme d'expansion culturelle et intellectuelle », mais aussi « d'information », considéré comme une « arme » à part entière de « défense nationale ». Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France affaiblie est face à une Europe en pleine mutation, qui participe à d'autres enjeux de puissance : l'instrument culturel, avec ses différentes composantes, est le seul vecteur d'affirmation à l'étranger dont elle peut disposer; un instrument de substitution sans doute, auquel une dimension importante est accordée en raison du poids des idéologies. Mais c'est aussi l'affirmation d'une démocratie qui entretient un certain temps le rêve d'être « un pont » entre deux mondes opposés. Elle se voit en effet comme le seul médiateur, parmi les États d'Europe, capable de ne point contrarier la grande puissance de l'Est européen, son alliée depuis 1944.

De ce travail de recherche, je retiendrai quelques conclusions se rapportant à la conception, aux procédés opératoires, aux orientations et à certains objectifs d'une action qui a pu, sans ambiguïté, être qualifiée de « politique culturelle » volontariste, d'en voir également certaines limites. Entre les deux périodes étudiées, des contrastes ont été mis à jour, mais plus encore des continuités qui sont synonymes d'une maturation de l'action gouvernementale.

Les dirigeants du Front populaire sont, à partir de 1936, les promoteurs d'une diplomatie culturelle active en Europe centrale mais aussi dans le monde entier. Les acteurs traditionnels sont sollicités, au Quai d'Orsay le « Service des Œuvres françaises à l'étranger » rattaché à la Direction Politique, mais aussi l'Association française d'action artistique (AFAA) et, au ministère de l'Instruction publique, le Service des relations universitaires. Mettant en place les modalités d'une action

1. Albert Salon, Thèse d'État soutenue à Paris I, 1 980. Analyse présentée dans le chapitre xn, pp. 819-347.

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(Collection BDIC)

d'envergure, le président du Conseil fait intervenir aux côtés du Service des Œuvres le nouveau Secrétariat d'État rattaché au ministère des Affaires étrangères. À la présidence du Conseil, il installe une « Commission interministérielle pour l'action et l'information à l'étranger », réunie mensuellement; l'un de ses deux présidents est issu du Service des Œuvres. Le choix est celui d'une formule de « coordination » des diverses interventions ministérielles hors de l'hexagone. Après cette « première expérience » — et présentée comme telle aux députés — Léon Blum crée au printemps 1938, dans son deuxième gouvernement, un ministère de la Propagande, dont il est impossible de juger de l'efficacité étant donné sa courte durée d'existence. Avec les gouvernements Chautemps et Daladier, entre 1 937 et les premiers mois de 1 940, l'option de coordination l'emporte, laissant ses attributions propres à chacun des ministères concernés. Elle se renforce même par la création fin 1938 d'une « Section permanente » de la commission interministérielle, réunie de façon hebdomadaire, puis par celle du « Commissariat Général

à l'Information » clans l'été 1939, directement rattaché à la présidence du Conseil. Cette conception de coordination, plutôt que celle d'un ministère indépendant, a ses limites. Elles sont d'abord financières, puisque ni la Commission ni le Commissariat n'ont d'autonomie à ce niveau et sont dépendants des sommes engagées par les ministères. Il y a aussi à l'absence de prééminence de ces organismes : il existe des divergences dans les priorités à respecter, et, au moins jusqu'à l'automne 1938, certaines décisions ministérielles (PTT, Commerce, Finances) vont constituer des entraves à la réalisation d'une politique globale. Dans le gouvernement de « Défense nationale » formé par Daladier au printemps 1938, la « Section Permanente » se présente de plus en plus comme un simple espace de bilans, de réflexion pour infléchir l'action dans le sens des nécessités de l'heure. Elle n'envisage pas des actions d'envergure, et si elle impulse de nouveaux axes d'affirmation à l'étranger, en particulier en direction de la jeunesse et des masses, elle ne réussit pas pour autant à mobiliser de manière identique tous les rouages du gouvernement et de l'administration.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le choix du Gouvernement Provisoire de la République Française ne se porte toujours pas sur un grand ministère de la propagande qui couvrirait l'ensemble des actions à mener à l'étranger; le terme lui-même reste banni pour nommer les rouages créés. Deux structures aux attributions clairement définies et aux budgets importants vont travailler en parallèle et parfois de façon concurrente : la Direction Générale des Relations Culturelles, aux Affaires Étrangères;

le Ministère de l'Information, très vite réduit à un Secrétariat d'État, puis simple département du Ministère de la Jeunesse, des Arts et des Lettres, avec deux directions, « Documentation », « Services français d'Information à l'étranger ». Il n'existe pas d'organe de « coordination » à la tête du gouvernement et la marge d'autonomie de chacune des deux structures paraît réelle, dans le cadre d'une politique de réimplantation des positions de la France à l'extérieur. Ainsi, dans deux temps de fortes tensions et face aux ministères de propagande de régimes totalitaires, si l'on excepte la décision prise au printemps 1938 par Léon Blum, au contenu mal connu, les décideurs n'ont pas opté pour une structure unique et centralisatrice pour organiser et conduire une politique.

À l'origine de ce choix se trouve la conception de « l'affirmation à l'étranger ». Dans les analyses fournies au printemps 1937 aux députés par les décideurs du Front populaire domine l'idée que la France ne part pas « à la conquête du monde », qu'elle n'entreprend pas une propagande, mais veut seulement « ... empêcher une sorte de

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conquête morale... de ses amis et alliés... », et « ... affirmer [à l'étranger] le vrai visage de la France » en s'opposant aux contrevérités déversées par l'Allemagne nazie2. Même lorsque l'État élabore progressivement des instruments favorisant des interventions qui se rapprochent d'une propagande, cette conception perdure. Il en est de même après la Libération, dans une situation internationale bien différente : la France issue de la Résistance est totalement ignorée en dehors de sphères restreintes; il faut instruire sur cette France « nouvelle », pour asseoir à nouveau son influence, pour surmonter le risque d'être marginalisé de la scène internationale et européenne. En 1 936 et jusqu'à la guerre, c'était bien une conception de « défense française » et de réaction aux réalités du moment, aux agissements des nazis qui prévalait. En 1945, face aux grands vainqueurs et aux forces politiques agissantes en Europe centrale et orientale, la recherche du retour de la puissance et de la reconnaissance par des interlocuteurs nouveaux génère une politique associant d'emblée « culture » et « information », sans jamais chercher pourtant à s'imposer dans aucun de ces deux domaines.

Les années 1936-1939 représentent pour la République une étape essentielle dans l'exercice d'une diplomatie culturelle. Le gouvernement qui lance en 1936 un « programme d'expansion intellectuelle et culturelle » l'inscrit dans une plus vaste offensive encore, celle « d'une action et d'une information à l'étranger ». Il concentre ses efforts sur les activités des « missions universitaires », sur les instruments traditionnels, mais en se fixant des objectifs très précis qui débouchent sur un élargissement de la définition du champ culturel et intellectuel. Les instruments traditionnels, ce sont les réseaux associatifs d'amitié bilatérale aux statuts variés — le plus important étant celui de l'Alliance Française — , ce sont les manifestations culturelles (expositions, représentations théâtrales, concerts) et la politique de diffusion du livre, ce sont les structures d'enseignement aux profils très contrastés et avant tout les sept Instituts français de la zone, sans équivalent chez les concurrents. Les décisions de 1 936-37 et leur pérennisation concernent une rénovation en profondeur des lieux français, des Instituts en particulier, clans le contenu des formations et des activités connexes, dans une définition plus claire de leurs différents publics. Des enseignements juridiques et scientifiques sont inaugurés ou développés (quand ils sont déjà en place comme à Varsovie, à Prague) pour attirer de nouveaux publics étudiants, et une ouverture sur l'extérieur est favorisée : les contacts se multiplient avec les universités nationales et leurs laboratoires, avec les établissements supérieurs techniques et le monde de l'industrie. Les objectifs du très vaste programme de « Don gouvernemental du livre français » (en fait l'ensemble des productions écrites), lancé clans l'été 1936, programme sans précédent et financé par des fonds publics, sont similaires : il s'agit de mettre à l'affiche une France innovante, scientifique et technique, avec l'ambition de s'attacher le monde du travail et de la production, les élites sociales, les jeunes générations, bref les forces vives de chacun des États. Le but est

bien de rallier les individus plus que les masses. L'enjeu, c'est de mettre fin au décalage durable, qui s'est accentué avec le déploiement de moyens massifs par le régime nazi, entre la perception d'une France bien traditionnelle, celle de la « Patrie des Lettres et des Arts », et la perception d'une Allemagne attractive et moderne, c'est-à- dire technicienne, industrielle et dynamique. L'élargissement du champ culturel et intellectuel, c'est aussi la décision d'y intégrer les nouveaux médias, radio, cinéma, films documentaires en particulier, de les utiliser au maximum pour une définition rénovée de la France. Il s'agit d'une réaction évidente aux pratiques des puissances fascistes et à leur omniprésence grâce à ces vecteurs de masse. Des « agences » financées par l'État sont impliquées, ainsi que le Service des Œuvres, commandant des documentaires aux producteurs privés, contrôlant leur élaboration, organisant leur diffusion. Après une phase de conception et d'installation des infrastructures nécessaires, ces divers instruments participent en 1 938 et en 1 939 à l'a

ffirmation française en Europe centrale et orientale. Au même moment, le gouvernement de Dala- clier développe fortement l'information vers l'étranger, avec des crédits accrus de 55 % par rapport à 1937 et la fait évoluer vers la propagande (dont l'un des thèmes centraux est la puissance militaire et impériale de la France), tout en exerçant un contrôle direct sur sa diffusion par les oncles (stations privées) et les firmes d' « actualités cinématographiques ».

On retrouve dans l'immédiat après-guerre, dans un tout autre contexte puisqu'il faut le plus souvent reconstruire, des choix similaires chez les responsables de la diplomatie culturelle : concentration sur l'enseignement, à tout niveau, en particulier l'enseignement supérieur ainsi que les formations scientifiques et professionnelles; politique du « Don gouvernemental du livre » — celui « qui sert », et non celui qui distrait — ; reprise de projets de conventions culturelles interrompus par la guerre; sollicitation des liens associatifs avec les amis « traditionnels » mais aussi avec les « progressistes » qui s'imposent à la tête des différents gouvernements et clans les rouages des sociétés est-européennes; politique de prestige avec quelques grandes expositions... De leur côté, la Radiodiffusion et le Ministère de l'Information reprennent une image diversifiée de la France : leurs productions présentent aussi bien son effort de « Reconstruction », que son potentiel et ses réalisations. On constate une réelle continuité, avec un perfectionnement des structures et des pratiques. Ainsi, à Paris, au Quai d'Orsay, au programme de « Don du livre » s'ajoutent plusieurs innovations : celle qui permet à l'État, par le biais d'une « Association pour la pensée française », d'être le promoteur de la réédition d'œuvres maîtresses, littéraires et scientifiques; celle qui instaure un « Service des nouveautés » de l'édition française utilisant le relais de librairies de maisons d'édition clans les capitales. Autre exemple de per

fectionnement, celui des pôles de l'Information à l'étranger : clans l'été 1939 ils avaient été installés auprès des postes diplomatiques, avec pour personnel des enseignants recrutés au sein des mis-

2. Archives de la Chambre des Députés. Commission des Affaires Étrangères, Séance du 17 mars 1937. Propos de Camille Chau- temps, Ministre d'État.

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sions universitaires; à partir de 1945, il s'agit de « Services » complets, confiés à des « attachés d'information », implantés au centre des capitales et avec pignon sur rue, travaillant en liaison avec les structures culturelles, palliant parfois leur absence ou leurs difficultés.

Dans la conception et les pratiques de l'affirmation de la France à l'extérieur existent des limites. J'insisterai sur un handicap jamais surmonté, qui a trait à la diffusion commerciale des produits culturels et intellectuels. Les responsables de la politique d'expansion et de propagande sont placés face à une logique de marché; leurs ambitions sont très éloignées de celles des producteurs, mais elles ne peuvent être imposées à ceux-ci sans une intervention massive des pouvoirs publics assurant des garanties et des profits suffisants. En permanence, les mesures prises restent partielles, limitées dans le temps et dans l'espace, jamais d'ampleur suffisante pour convaincre les professionnels de s'engager aux côtés de l'État au-delà d'opérations ponctuelles. Ainsi, l'État élabore des programmes dont il a la totale maîtrise, les « Dons », qui atteignent des catégories précises de bénéficiaires, mais il ne prend pas de mesures radicales pour créer des courants commerciaux. Ce qui n'empêche pas les décideurs d'avoir très tôt et de façon précise une perception des lacunes et des insuffisances des pratiques de l'État comme de celles des partenaires économiques, d'être conscients que l'absence d'un support d'échanges commerciaux solides et équilibrés constitue une entrave à un tel processus d'expansion, et d'entreprendre un travail de fond pour surmonter les problèmes rencontrés. Malgré les aides ponctuelles qu'ils accordent et les accords de clearing conclus, les gouvernements achoppent sur la question de la diffusion par voie commerciale, ceci jusqu'aux premiers signes de l'entrée en guerre froide. Celle- ci, à partir du printemps 1947, modifie profondément — et pour longtemps — les données et ferme pratiquement l'accès aux marchés est européens.

La question de la diffusion de l'écrit français dans les deux périodes conduit aussi à constater, de manière plus sensible que dans d'autres domaines, une spécificité de la France, reflet à la fois de ses limites dans l'action et de ses atouts. Il s'agit d'un rapport au temps profondément différent de celui qui ressort de l'action menée par les puissances concurrentes, qu'elles soient nazie, anglo-saxonnes, soviétique; les archives montrent que celles-ci sont le plus souvent attachées à agir vite, sans attendre, même si c'est de façon imparfaite ou incomplète, et concentrent une large part de leurs activités à « l'information » (même lorsqu'ils ne négligent pas l'influence culturelle et technique). Il est indéniable que dans le champ de I' « information » les décideurs français travaillent aussi dans le temps court, dans l'immédiateté des impératifs présents. Mais au Quai d'Orsay, pour des missions plus classiques, les décideurs travaillent sur le temps long, misent sur un ancrage de longue durée, et gardent ce cap même lorsqu'il y a urgence ou pression du contexte international. Cette conception repose aussi sur une optique de « qualité » des interventions. La réalisation identique des deux programmes successifs du « Don

du livre » est révélatrice des composantes de cet état d'esprit : une sélection initiale d'ouvrages et de revues proposée aux bénéficiaires est confiée à deux comités spécialisés, littéraire et scientifique, qui élaborent un catalogue (en 1937 puis en 1947). Chacun contient plusieurs milliers de références bibliographiques; ce sont des sommes et des mises à jour de la production intellectuelle, littéraire et des travaux scientifiques, passés et présents, des capacités de la France dans tous les domaines. Suivent d'autres étapes : désignation des bénéficiaires, organismes et personnes privées, répartition des crédits, choix exprimés par les destinataires à partir du catalogue et transmission à Paris, commandes aux éditeurs, opérations de transport et enfin, remise aux destinataires, le plus souvent dans le cadre d'une réception officielle. Pour chaque opération, menée avec une très grande rigueur et un souci de la perfection, plusieurs mois sont nécessaires, alors que l'urgence est là, nécessitant une affirmation massive. Ainsi, dans l'après-guerre, le moment de l'envoi et de la réception du « Don », à l'automne 1948, est celui du durcissement des relations dans la Guerre Froide et de l'installation de gouvernements de l'Est dominés par les PC nationaux : c'est bien trop tard par rapport aux calendriers de l'évolution de la zone et des relations internationales. On retrouve cette association de rapport au temps et de volonté de perfection à d'autres niveaux et dans d'autres moments cruciaux, retardant une action nécessaire; citons le cas de l'implantation, dans l'extrême fin des années trente, d'une station radio de grande puissance émettrice vers l'étranger, implantation envisagée dès 1936 mais différée à plusieurs reprises; signalons aussi le cas des longues préparations d'expositions artistiques prestigieuses. Alors que d'autres puissances agissent sur des bases différentes, de telles méthodes peuvent, dans l'immédiat, apparaître comme sources de handicaps. Ce rapport spécifique au temps de la part de décideurs français, cette conception d'une action s'insérant avant tout dans la durée, en faveur d'un ancrage en profondeur dans le pays récepteur, on les retrouve encore clans une décision de 1947 : les restrictions budgétaires qui s'imposent au pays conduisent à fermer à l'automne les pôles de l'Information à l'étranger et à réintégrer leurs activités au sein des Instituts, identifiés comme les piliers de l'action gouvernementale.

Dans les diverses orientations de l'affirmation française en Europe centrale et orientale, deux sont particulièrement intéressantes à analyser : l'image portée au-dehors et l'élargissement de l'influence de la France à de nouveaux publics. D'une période à l'autre, elles répondent à des impératifs différents. L'image élaborée par les décideurs reste en permanence incomplète, elle n'est pas neutre et apparaît nettement définie en fonction des pays récepteurs, des exigences de l'environnement à la fois national et international, du contexte politique, des intérêts de la France dans sa quête d'influence. Hormis l'affirmation de « modernité », force est de constater que le plus souvent, — et même entre 1 945 et 1 947 — il existe un décalage entre la réalité de ce qu'est la France, à l'intérieur, et l'image qu'elle construit et diffuse dans cet

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ensemble régional. Entre 1936 et 1940, en déléguant des écrivains prestigieux, porteurs d'un message d'humanisme, en présentant un film comme « La grande illusion », la France se présente comme une nation œuvrant pour la paix et la sauvegarde des valeurs du monde démocratique face aux idéologies d'extrême-droite; mais jamais ne sont sollicités des écrivains appartenant à la gauche intellectuelle, à l'antifascisme, et pas davantage des représentants littéraires ou artistiques de formations associatives nées avec le rassemblement de Front populaire. Avec ces choix, les gouvernements successifs évitent de heurter des gouvernements et des opinions où l'on trouve des sympathies pour le fascisme, évitent d'alimenter une propagande nazie anti-française. Au sortir de la guerre, c'est la France Résistante et « progressiste » qui est mise en avant; même s'ils ne sont pas les seuls porte-parole, nombreux sont les communistes ou compagnons de route qui sont sollicités pour représenter la France; le dépouillement des archives montre que, dans d'autres espaces géographiques, l'image fournie est beaucoup moins étroite et moins politisée. Dans les années qui suivent, à travers les différents vecteurs, la définition de l'image reste largement centrée sur une France en concordance avec les changements politiques et sociaux en cours à l'Est, et ce malgré des évolutions intérieures et internationale qui créent le fossé entre la France et les États situés derrière le rideau de fer. Mais le choix initial, volontariste, d'une image « progressiste » devient à partir du printemps 1947 une adaptation de plus en plus contrainte aux demandes des interlocuteurs officiels et aux contextes idéologiques et politiques de plus en plus prégnants.

Ambition permanente, l'élargissement de l'influence de la France se pose cependant en termes différents clans les deux périodes. En 1936 et jusqu'à la guerre, l'ouverture vers de nouveaux publics s'impose d'elle-même : la clientèle de la France se limite encore trop aux sphères aisées des sociétés, à l'intelligentsia. Un travail porteur de résultats est réalisé au niveau scientifique et professionnel, mais clans les associations, les lycées, les manifestations culturelles, l'ouverture paraît s'arrêter aux moyennes bourgeoisies. Quant aux opinions publiques, à la jeunesse non étudiante, qui font partie des préoccupations des décideurs, mis à part un accès possible au film et à la radio, seules des actions limitées les atteignent. Entre

1945 et 1947, quand la latitude d'agir existe encore, la logique d'ouverture vers de larges couches des populations est à la fois idéologique et stratégique : elle est liée à la ligne « progressiste » sur laquelle la France se situe; elle correspond aussi, pour assurer la pérennité de la présence, à l'absolue nécessité d'atteindre les catégories sociales montantes qui vont fournir les nouvelles élites des États. « L'ouverture » c'est aussi la volonté de concilier les contacts conservés avec les « anciens amis de la France » et ceux noués dans les nouvelles forces politiques des États, en espérant être rassembleur autour de la culture. C'est un rêve qui se révèle vite une illusion et conduit à une impasse dès l'été 1 947, mais n'empêche pas de conserver chaque type de liens tant que cela s'avère possible, en adoptant une ligne pragmatique et en permanente adaptation avec l'instauration de la guerre froide.

Face aux puissances occidentales, une campagne idéologique va monter derrière le rideau de fer. Elle s'inscrit dans le temps de la « normalisation » idéologique, du « Jdanovisme », orchestrés par Moscou et relayés dans chaque État au cours de l'année 1 948, avec des paroxysmes au printemps et à l'automne 1949. Cette propagande contre les démocraties se développe d'abord en Roumanie et en Bulgarie, avant de s'étendre à l'ensemble du Bloc. Elle condamne « le cosmopolitisme occidental », elle induit la « lutte contre les agents étrangers ». Les diplomates en poste soulignent que la France en est la cible principale : Paris est qualifié de « capitale intellectuelle du cosmopolitisme condamné par Moscou ». La campagne est particulièrement violente clans les États où l'influence de la France est forte. Emprunter à René Girault une réflexion sur cette réalité, livrée lors de ma soutenance de thèse, me paraît opportun pour conclure : l'instauration du Jdanovisme dans le Bloc de l'Est ne constitue-t-elle pas, à ce moment précis, une réponse à une politique culturelle et intellectuelle de la France conçue sur la durée, n'est-ce pas une preuve que, pour Moscou et les communistes staliniens de ces États, cette influence n'est pas négligeable, qu'elle agit en profondeur et laisse dans les esprits des germes de liberté inconciliables avec la constitution d'un Bloc monolithique? ■

Annie Guénard Institut Pierre Louvain