Réenchanter la vie

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Pour un nouvel humanisme

Jacques GrandMaison, Renchanter la vie. Tome I. (2002)PAGE 26

Jacques GrandMaisonSociologue, professeur retrait de lUniversit de Montral

(2002)

Renchanter la vie

Essai sur le discernement.Tome I.

Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,professeure retraite de lenseignement au Cgep de ChicoutimiCourriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, sociologueSite web: HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/" http://classiques.uqac.ca/

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Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeure retraite de lenseignement au Cgep de ChicoutimiCourriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

partir du livre de:

Jacques GrandMaison, Renchanter la vie. Essai sur le discernement. Tome I. Montral: Les ditions Fides, 2002, 287 pp.

M. Jacques GrandMaison (1931 - ) est chanoine et sociologue (retrait de lenseignement) de l'Universit de Montral.

[Autorisation formelle accorde par tlphone le 6 mars 2004 par M. Jacques GrandMaison et confirme par crit le 15 mars 2004 de diffuser la totalit de ses uvres, articles et livres, dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

Polices de caractres utilise: Comic Sans, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11.

dition numrique ralise le 12 janvier 2012 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

Ouvrages rcents du mme auteur

HYPERLINK "http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.grj.aun" Au nom de la conscience, une vole de bois vert, Montral, Fides, 1998.

HYPERLINK "http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.grj.qua" Quand le jugement fout le camp, Montral, Fides, 1999.

Renchanter la vie, Montral, Fides, 2002.

Questions interdites sur le Qubec contemporain, Montral, Fides, 2003.

Du jardin secret aux appels de la vie. Essai sur l'intriorit et l'engagement, Montral, Fides, 2005.

Jacques GrandMaison

Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

Montral: Les ditions Fides, 2002, 287 pp.

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Donnes de catalogage avant publication (Canada)

Renchanter la vieSommaire: t. 1. Essai sur le discernement spirituel.

ISBN 2-7621-2462-X (V. 1)

1. Vie spirituelle. 2. Foi. 3. Croyance et doute. 1. Titre.

BL6Z4.G73 2002291.4 C2002-941202-1

Les ditions Fides remercient le ministre du Patrimoine canadien du soutien qui leur est accord dans le cadre du Programme d'aide au dveloppement de l'industrie de l'dition.

Les ditions Fides remercient galement le Conseil des Arts du Canada et la Socit de dveloppement des entreprises culturelles du Qubec (SODEC). Les ditions Fides bnficient du Programme de crdit d'impt pour l'dition de livres du Gouvernement du Qubec, gr par la SODEC.

IMPRIM AU CANADA

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Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

En guise dexergue

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matires

Comme une bougie la table d'un repas chaleureux

Il y a de ces moments de grce dans la vie qui touchent les fibres les plus sensibles de notre cur Rencontre d'tre tre.Voix, regards et sourires qui viennent du fond de l'me.Rires et pleurs qui s'enlacentet se consolent. Avec des silences rconfortants.Chimie d'intimit et d'altrit, de chair et d'esprit, de pain et de vin. Renouement avec les profondeurs spirituelles de notre humanit.Et parfois d`indicibles sortilges et d'ineffables envotements.Un je-ne-sais-quoi de transcendant,de mystique, d'inconditionnel, de gratuit. Comme l'ami qui sait tout de toi et qui t'aime quand mme.

[8]Pareils moments ressemblent au tte--tte, la chandelle d'une table o l'on partage le plus secret de soi, tout autant que la saveur d'un bon petit plat. Dans le clair-obscur d'un soir intime, quelque part, hors des froides habitudes, dans un coin de paix, de tendresse et de silence, il n'y a l que la petite flamme d'une bougie qui fait danser la prunelle de nos yeux et chanter la joie intrieure de nos mes. Il arrive que Dieu parle notre cur de la mme faon; comme seule lumire cette flamme vacillante de notre foi, vacillante au moindre souffle de nos haleines qui se croisent, vacillante, mais tenace et brlante, juste ce qu'il faut pour suggrer le mystre de nos mes dans le feu d'un regard.

Si peu et pourtant un je-ne-sais-quoi de profonde vrit et d'affectueux attachement, un accord intrieur, une rencontre dmes, un frmissement de la fibre la plus intime de nos corps, de nos visages, de nos mains, une prsence son propre mystre, celui de l'autre.

Car ce n'est pas en pleine lumire, mais au bord de l'ombre que les rayons de la bougie illuminent nos secrets. Silence, rserve, respect de l'autre, humaine chaleur dans l'amiti et l'amour vrais. Symbole de Dieu qui nous aime en retrait, qui se consume avec la cire de notre vie qui passe pour nous rvler un feu qui demeure.

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Un pacte d'amiti incassable. Oui, chair fragile de notre vie, semblable la cire qui se consume un feu toujours prt faire reflamber notre indicible mystre, celui de nos amours, celui de la fidlit de Dieu. Feu de joie et de peine, feu de rires et de larmes, feu de rudes passions et de douces tendresses. Foyer intime de nos liens, de nos connivences, de nos complicits, de nos confidences, en amour comme en amiti.

Lentement, la chandelle s'abaisse comme l'or d'un crpuscule, juste le temps qu'il faut pour retrouver et son cur et son me, dans ce tte--tte unique, irremplaable, si modeste, si proche et pourtant hant comme la mer par des choses lointaines et majeures.

Il y a des rencontres comme celles-l qui sont comme la plus ardente, la plus belle prire, o mme la coule de cire qui se resolidifie, nous parle d'un dessein de Dieu o rien ne se perd.

Mais Seigneur, tu le sais, nos vies, nos amours sont des bougies qui se consument irrmdiablement, remues par le souffle du temps,et dont la flamme oscille entre l'obscurcissement et la clart qui la ranime, entre mche noircie et lueur d'or, tantt bleue, tantt orange. Et nous voil sur cette ligne de crte o confinent le temps et l'ternit,

[10]la chair et l'esprit, le destin et la libert.Flambe de l'angoisse la plus intrieurequi cache sous sa cendreune braise de certitude mystrieuse.Tu es l.Certitude de soi, de l'autre, de toi, Seigneur,et tout au bout,quand la bougie s'teint, la dernire flamme rpand plus de clartque celle qui se consume doucement.

Comme la nature, au sortir de l't, qui livre, pleins feux, toutes ses couleurs,avant l'hiver des grands dnuements. Nous sommes, Seigneur, de ton feuqui ne meurt pas, comme ces amitis indfectibles qui rsistent l'usure du temps au creux d'une mme foi.

[289]

Table des matires

En guise dexergueQuatrime de couvertureIntroduction

Premire partie.Voies d'accs

Le silenceLe plaisir comme don de DieuLes profondeurs spirituelles de la musique et du chantBoire son propre puitsPour cet amour qui vient de toiFoi et libert intrieureLe rcit comme chemin de discernementLe sens vocationnel de l'altrit et de l'engagementLa transcendance

Deuxime partie.Un jardin de prires

LiminaireDes mots qui ont de l'me chaque saison sa prireLes saisons de la vie et de l'meBouquets

Conclusion transitivePostface

Jacques GrandMaisonRenchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

QUATRIME DE COUVERTURE

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresJacques Grand'Maison a de multiples talents, comme le prouve cet ouvrage qui surprendra ses lecteurs les plus assidus. Il y avance par touches progressives dans l'intelligence et la pratique du discernement spirituel Pour en rvler la saveur. il y a l, crit-il, une aventure intrieure inestimable de l'me. Une aventure qui peut aussi renchanter la vie et inspirer nos engagements personnels et altruistes les plus dcisifs.merveill par l'admirable crativit culturelle des dernires dcennies, il emprunte la voie symbolique - faisant place la prire - pour accder ce bouillonnement de la conscience et de l'me contemporaine. Pareille dmarche est ncessaire pour quiconque cherche se rapproprier, de manire la fois critique et dynamique sa conscience, son corps, sa subjectivit, la conduite de sa vie, son univers intrieur, sa qute de sens.Jacques Grand'Maison est l'un des observateurs les plus attentifs de la socit qubcoise. Prtre, thologien, sociologue et professeur mrite de la Facult de thologie de l'Universit de Montral, il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages.

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Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

INTRODUCTION

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresCe pome, d'entre de jeu, laisse deviner que le premier spirituel se loge d'abord dans la chair de notre plus intime humanit. Et le Verbe s'est fait chair, comme le dit si bien saint Jean. La vise potique que je privilgie dans ce premier tome d'un ouvrage consacr au discernement spirituel permet une approche plus existentielle, plus chaleureuse, plus accorde l'exprience religieuse et ses multiples cordes de sensibilit et d'intelligibilit, de transcendance et d'immanence. La potique de la foi peut nous dlivrer de la langue de bois d'un discours religieux fig et figeant. Me viennent ici les propos cinglants et librateurs d'un psychiatre sur le monde clrical o j'volue.Je remarquai que les ecclsiastiques qui me parlaient de religion taient presque toujours savants, presque toujours dominateurs et souvent vertueux. Mais qu'ils fussent des amoureux perptuels, des enfants embrass, de belles cratures vivantes, des ressuscits du matin, des tres balays par le grand vent du dsir souverainement rpandu de la Pentecte, non, vraiment, cela ne m'apparaissait point. Leur existence ne me paraissait pas aventureuse, aventure, souverainement fibre, profondment anime, amplement rpandue, largement ouverte, vivement mene, gaillardement invente comme aurait pu l'tre celle [12] d'hommes conscients que le dsir incarn mne la mort, donc un plus de vie par la rsurrection. Il m'apparaissait au contraire que ce qui tait du domaine religieux tait renferm, rigide, prform, prjou, prdigr, prpens, pressenti par un autre. Aucun doute vivant, aucune folie jaillissante, aucun lan drangeant, aucun illogisme enfantin, aucune beaut naturelle ne venait me dire que le Dieu de ces gens-l tait vivant, dsirant, gracieux, nourrissant et enivrant comme du pain et du vin, ardent comme un berger ou un fianc.

Premires approches du discernement spirituel

Bien sr, il ne s'agit pas ici d'opposer btement une exprience spirituelle qui fait du bien celle qui fait le bien. Le discernement spirituel essaie de conjuguer le beau, le bon, le vrai, le fibre et le juste. Il n'a rien d'un esthtisme facile, d'un moralisme paralysant ou accusateur, d'un amour fleur bleue ou sirupeux qui ignore ou occulte le ct tragique de la condition humaine. Et il ne saurait pas plus tenir d'une transcendance dcroche de la finitude humaine, du scandale du mal, de l'histoire relle marque de continuit, de ruptures, de dpassements et d'indits.Mais il y a aussi dans l'me humaine une mystrieuse ouverture sur l'ineffable, l'indicible, sur ces choses qui ne meurent pas o le croyant devine l'horizon de Dieu, ou, tout le moins, intuitionne un inconditionn qui chappe aux calculs et aux raisons de nos savoirs et de nos techniques les plus sophistiques. Les grands rcits mythiques et symboliques de l'histoire humaine connue, vhiculs par les nombreuses traditions culturelles et religieuses, contiennent des trsors de sens qui ont inspir des milliers de gnrations. Les rayer de nos entreprises de comprhension de nos aventures individuelles et collectives reprsenterait un trs grave appauvrissement. Un certain nihilisme cynique contemporain n'y est pas tranger quand il proclame la fin des grands rcits, la fin de l'histoire, la mort de l'homme tout autant que celle de Dieu. Du coup s'estompent les horizons de ces choses lointaines et majeures qui hantent la conscience et l'me humaines et qui ont inspir les grandes oeuvres et les grands ouvrages des civilisations leur apoge.[13]Avec une certaine ironie, l'athe Koesler disait: On ne peut tout de mme pas expliquer les cathdrales par l'analyse chimique de leur mortier. Dans sa correspondance la fin de sa vie, le savant Einstein disait dboucher sur un horizon de mystre o surgissaient en lui la question de Dieu et celle des profondeurs spirituelles de l'tre humain, qui lui apparaissait de plus en plus comme un tre unique dans le cosmos. Nous mergeons de la matire, de la nature vivante, avec un je-ne-sais-quoi de transcendance au-del de toutes les logiques de ncessit, avec une conscience, une libert, une capacit culturelle de donner du sens, de faire de la musique et de la posie, sur lesquelles la science n'a pas de prise, sinon celle d'en dire peu de chose.Le sacr, malgr tous ses avatars, est une composante importante du respect radical qu'appellent les fondations des idaux et des valeurs, du droit et de la morale, et de l'humanisation d'une socit. On prend conscience de son rle positif quand pointe la menace du plus rien de sacr. Pensons l'interdit sacr de l'inceste qui a permis des clans en guerre perptuelle de sortir de la violence grce des alliances matrimoniales interclaniques. Cet interdit avait trois dimensions: une dimension sacrale, une dimension morale et une dimension sociale qui se renforaient et se limitaient la fois. D'o sa porte humanisante, libratrice, civilisatrice. je ne suis pas sr qu'un certain lacisme n'a pas perdu de vue cette oeconomie humaine de base. Et, ce chapitre, nos explications du phnomne grandissant de l'inceste sont bien courtes et superficielles pour rendre compte du drame spirituel, moral et social que sous-tendent pareil refus de toute limite, et ce culte narcissique du tout est possible. Un exemple sur mille d'un certain appauvrissement du discernement.Le discernement est tout aussi prcieux pour bien comprendre et assumer les indits et les progrs, les avances authentiques de la modernit. Par exemple, la gestation rcente d'un nouvel art de vivre sous diverses formes: revalorisation du corps, de l'affectivit et de la subjectivit, requestionnement et renouvelle-ment thiques, regain des valeurs spirituelles; souci d'engager sa propre histoire comme on le fait dans nos familles modernes standard ou recomposes; priorit donne aux droits humains fondamentaux; nouvelle conscience locale et plantaire grce laquelle un peu partout dans [14] le monde des individus, des groupes, des classes sociales, des peuples refusent d'tre un rouage de la machine conomique, de systmes technobureaucratiques dont l'idologie est leur propre fonctionnement (Habermas), et aussi de partis politiques uniques ou de rgimes totalitaires, dictatoriaux. Il en sera question dans cet ouvrage.Derrire ce qui se dfait, d'autres pousses de vie et de sens surgissent souvent. Ce pari, on le trouve dans les grandes traditions spirituelles. Mais celles-ci nous rappellent qu'il faut de longs, patients et exigeants dsenfouissements du sens pour inspirer et fconder de tels sauts qualitatifs dans l'histoire comme dans nos itinraires individuels. La mtaphore du filon d'or qu'on extrait du ventre de la terre et de la pierre opaque nous fait deviner le dur mais passionnant labeur qui accompagne toute dmarche de discernement.

Revisiter les fondements de la traditionet de la modernit

Cette dmarche s'inscrit toujours dans une exprience existentielle non seulement personnelle mais aussi influence par les sensibilits et les tendances de l'poque o nous vivons. Le nouvel art de vivre voqu plus haut a des prolongements inattendus, par exemple, le nouvel intrt pour les expriences mystiques des traditions et des grands matres spirituels, qui est une faon de ressaisir les profondeurs mystiques des enjeux contemporains et de trouver des rponses aux questions indites souleves par les dfis thiques provoqus par les dcouvertes et les innovations scientifiques et technologiques, les graves problmes d'environnement, les ingalits croissantes, les guerres ethniques et religieuses qui semblent prendre le relais des affrontements idologiques d'hier.Cet intrt mystique se retrouve aussi dans la formidable explosion de la crativit culturelle des dernires dcennies, dans le regain de la philosophie suscit par les nouvelles crises et qutes de sens, sans compter les courants plus explicitement religieux qui circulent plus librement et plus intensment dans l'univers cosmopolite urbain et mdiatique.En contrepoint, comment ne pas souligner ici l'autre extrme du spectre du paysage spirituel actuel, savoir un nombre grandissant [15] de contemporains qui veulent aller au bout de leur humanit sans religion et qui remettent en cause bien des vidences et des certitudes des esprits religieux? L'agnosticisme et l'athisme peuvent jouer, entre autres choses, un rle purificateur des croyances, des images de Dieu, des alinations religieuses et renforcer ainsi l'importance du discernement. Dostoevski disait que la plupart des tres humains se posent les mmes questions fondamentales tout en leur donnant des rponses diffrentes. Sur le terrain plus spcifiquement religieux, Kierkegaard soulignait que les religions sont les divers chemins par lesquels les humains cherchent Dieu et que pour lui, comme chrtien, la Bible et les vangiles sont un des lieux privilgis o Dieu vient trouver l'humanit, cheminer avec elle et l'inviter chez lui. Comment ne pas souligner ici la riche et complexe tradition judo-chrtienne multimillnaire dont les nombreux courants sont marqus par des centaines de cultures et de religions. De lents et ardus exercices de discernement spirituel critique et dynamique ont jalonn l'volution des croyants au cours de l'histoire. Les incessantes rinterprtations accompagnes souvent de rudes dbats nous font constater que l'exprience spirituelle n'a rien d'une rfrence fige et indiscutable, rien d'un savoir absolu, d'un systme tanche.En mme temps, et c'est l son paradoxe, l'exprience spirituelle, mme aujourd'hui, se veut une fondation et parfois une refondation, comme le laissaient entendre un groupe de parents dans une entrevue rcente o ils s'interrogeaient sur ce qu'ils voulaient transmettre leurs enfants. Leur rflexion mrite qu'on s'y arrte:Les valeurs comme l'amour, la justice, la libert, sont trs importantes, mais on sait qu'avec l'une ou l'autre de ces valeurs, on peut faire bien des conneries et se prter bien des travers. Quel est le fondement de tout cela? On a l'impression que tant de choses prsentement ont perdu leurs fondations: l'cole et la famille, la politique et la socit, la science et la morale, la vie ensemble et mme la conscience. Qu'est-ce qui arrive quand il n'y a plus rien de sacr respecter? Est-ce qu'un jeune peut se construire et esprer s'il est entour d'adultes qui ne croient plus en grand-chose? N'y a-t-il pas une grave crise spirituelle quand l'humanit dsespre d'elle-mme? Tous les combats [16] d'aujourd'hui se jouent autour de l'avoir, du savoir et du pouvoir, mais qu'en est-il du croire? Est-ce que nos socits ont remplac ces couches profondes de sens vhicules depuis des millnaires par les diverses expriences religieuses de l'humanit? Mon fils cgpien lit Dostoevski, il a peine le comprendre parce qu'il ne sait presque rien de la culture chrtienne. En liquidant la religion, on a bloqu la voie d'accs aux riches patrimoines de l'humanit. Ceux-ci ne peuvent tre compris par de pures dmarches d'information ou de connaissances abstraites. C'est plus que des objets de muse.Voil des propos entendus dans cette entrevue qui recoupent d'autres propos semblables que nous avons colligs dans le cadre d'une recherche que nous menons depuis plus de dix ans sur les orientations culturelles, sociales, morales et religieuses de la population de six rgions typiques du Qubec contemporain.

L'enjeu crucial de la fonction interprtative

Il y a prsentement une gestation des consciences qui tient d'un discernement spirituel, sinon d'un appel au dveloppement et l'enrichissement de cette dmarche qui dborde l'aire institutionnelle des glises, et qui mme s'en dmarque trs souvent. Comme si on voulait se rapproprier son propre Je crois. Le catholicisme, particulirement celui des derniers sicles, a t domin par les clercs qui se rservaient la fonction interprtative dans un cadre autoritaire qui rclamait une obissance inconditionnelle. Ce qui poussait ma mre dire son cur: Vous ne contribuerez jamais construire une foi adulte, une foi d'adulte, sur une conscience infantilise.Dans le cadre de la recherche cite plus haut, un de nos interviews affirmait ceci: Si j'tais un bon catholique, j'obirais la baguette, mais je ne le suis pas, parce que moi, j'interprte. En cessant de pratiquer ma religion, il a bien fallu que je me demande qui, a quoi je crois. Ces propos nous renvoient plus largement au cur de l'exprience spirituelle o la fonction interprtative joue un rle crucial, justement parce que c'est l un domaine non seulement de convictions personnelles, mais aussi de discernement, de [17] recherche, de doutes, d'incessants questionnements, de profondeur mystrielle, d'indicible et d'ineffable, de paris de sens, d'aventure intrieure, de ncessaire confrontation avec les autres, de foi partage, comme disait si bien Fernand Dumont. Dans notre recherche, entre autres questions, nous posions celle-ci: Quand et comment avez-vous dit votre premier "Je crois" vritablement en votre nom personnel? C'est l que nous avons dcouvert le plus explicitement ce fort mouvement plus ou moins souterrain de rappropriation personnelle et subjective de l'exprience spirituelle, et des perles de discernement pertinent.Certes, cette mouvance intrieure de rappropriation s'inscrit dans la tendance culturelle de bien d'autres rappropriations o l'on est soucieux, plus que jamais peut-tre, d'ouvrir son propre chemin, d'aventurer sa propre histoire particulire, de vivre ses appartenances en y mettant une touche particulire et de concevoir de bout en bout de la vie chacune des tapes comme une nouvelle chance de croissance. On ne parle pas sans raison d'itinraires spirituels, passage de bien des errances modernes une itinrance qu'on veut la fois mieux balise et plus libre, o la premire transcendance est celle du plus intime au-del de soi-mme.videmment, ce cheminement positif s'accompagne aussi de travers, de drives. De soi soi, il n'y a pas de chemin. Ce solipsisme contredit et mme tue le spirituel comme aventure intrieure ouverte sur plus grand que soi, sur les autres et l'Autre, sur des horizons dont l'individu ne peut tre la mesure. Il n'y a pas de discernement, mme spirituel, sans distanciation de soi, sans altrit, sans reconnaissance de manques qu'on ne peut seul combler. S'agit-il de salut? Comment ne pas dj en reconnatre des requtes dans nos graves drames d'aujourd'hui?Les propos voqus plus haut portent croire que plusieurs contemporains qui renouent avec l'exprience spirituelle cherchent justement en celle-ci un chemin librateur pour sortir de cette culture narcissique qui finit par enfermer l'individu en lui-mme, et aussi pour ouvrir un monde livr uniquement son immanence sous un ciel ferm. Une certaine resacralisation du cosmos est peut-tre tributaire de l'touffement qu'on ressent dans une socit o tout se [18] joue court terme dans presque tous les domaines. Comme si on avait besoin de sommets o l'on respire mieux sa vie et son me, avec, sous les yeux, des horizons autres que ceux des pulsions et des dsirs du moment. Bref, une exprience spirituelle qui largit, rehausse le temps et l'espace. Le vide voqu par plusieurs de nos tmoins tait souvent corrl au spirituel tout autant qu'au sens. Comme disait Oscar Wilde: quoi bon connatre le cot, le prix, la mesure de toute chose, si on n'en sait plus la valeur?Il m'arrive de penser que cette nouvelle gestation des consciences est en avance sur la logique instrumentale, procdurale et mercantile dominante de la technobureaucratie, de l'conomie et de l'univers omniprsent de la consommation.Je viens de terminer un mandat de quatre ans comme citoyen dans une Rgie rgionale, l o l'on gre les problmes sociaux et de sant. On n'a mme pas pass une heure ou deux rflchir sur le sens de ce que nous faisions, au-del de nos objectifs organisationnels et fonctionnels, ne ft-ce que pour nous interroger sur ce qui se passe chez les gens, objets de nos interventions. Une seule fois, une psychiatre, atterre par la multiplicit et la complexit croissante des problmes mentaux, psychiques et physiques de ses patients, a dit: Y a-t-il un lieu, un temps o je pourrais partager avec d'autres les questions de sens que soulvent tant de drames actuels? Sa question est tombe comme un pav dans la mare. On n'avait pas le temps pour ce genre de dmarche. Au mme moment, dans notre recherche, j'entendais des gens qui remettaient de l'avant la question du sens, mme lorsqu'ils disaient: On ne comprend plus ce qui se passe, on se sent impuissant. Voyez comment l'impuissance est aussi tributaire de l'absence de sens...Comment s'tonner que le recours au spirituel devienne un heu de qute de sens chez certains et que chez d'autres, ce soit la philosophie hors des murs qui joue ce rle?Au printemps 2001, j'ai t invit comme personne-ressource trois congrs: celui de la sant mentale, celui du personnel clinique et de recherche, et celui des centres de jeunesse. Je retiens un passage des propos que j'ai tenus la fin de ces trois rencontres, en confrence de clture:[19]En terminant, permettez-moi de rsumer cet expos avec un appel qui m'habite comme un de vos ans. Un appel la fois complice, critique et plein d'espoir.Quand je fais une lecture seconde des expriences de rhabilitation que vous avez russies dans vos initiatives et dmarches heureuses d'intervenants comme praticiens, chercheurs ou cliniciens, je dcouvre que des jeunes ont souvent rebondi lorsqu'ils ont trouv avec vous un sens clairant, librateur et motivateur. Un sens leur tape de vie, un sens leur preuve, un sens qui ressuscite leur idal enfoui, et, quelques fois, un sens leur rvolte porteuse d'une conscience en friche, en qute de lumire et d'ensemencement. Ce qui interroge la qualit de nos propres profondeurs morales et spirituelles o se logent les ressorts les plus dcisifs de la conscience et de l'me humaines.Il m'arrive de souhaiter que des recherches soient entreprises sur cette dynamique fondamentale et existentielle du sens, sur ses diffrentes formes d'closion et de cheminement dans les processus de rhabilitation. Je ne suis pas sr que nous ayons vraiment explor les potentialits de cet ordre dans le nouvel art de vivre de notre modernit, ces nouveaux sens qui rehaussent notre conscience, notre humanit. La pertinence de notre travail est largement tributaire de la qualit de notre propre philosophie de la vie, de notre finesse d'analyse culturelle, de conscience et d'me. Personne de vous ne peut dire que ce n'est pas son crneau. Les appels actuels des jeunes, mme les plus paums, sont marqus par ces nouvelles sensibilits et ces nouveaux sens tapis dans la conscience moderne, dsenfouir et cultiver.Nos technologies de crise et leurs tenants me semblent trop pauvres philosophiquement, culturellement et spirituellement. Pauvres autant sur le plan d'une solide culture humaniste qu'au plan de la culture religieuse. C'est un appel que je vous fais respectueusement et non une condamnation. Il y a bien des formes d'analphabtisme. Celle-ci est aussi tragique que les autres. Au soir de ma vie, c'est l une de mes plus grandes peines qui n'a rien d'une nostalgie passiste, moralisatrice ou confessionnelle. L'pret et la profondeur des problmes et des dfis que nous pose cette large cohorte fragilise de la jeune gnration appellent en nous-mmes une meilleure prise sur les sources et ressources de dpassement de l'me humaine, sur des horizons de sens mieux dchiffrs. Erikson, un des grands matres penser en notre domaine, disait que nous sommes ce qui nous survit. Dans cette socit o tout se joue court terme, nous occupons stratgiquement un des [20] rares lieux humains concrets de long terme. ce chapitre, notre responsabilit est aussi politique. L encore, il nous faut tre des esprants lucides, ttus et entreprenants. Les jeunes ont besoin de cette fibre d'adulte.

Dans cet ouvrage, je ne me limite pas ce premier degr de l'exprience spirituelle. Celle-ci nous emmne au-del, au-dessus et en dessous de la trajectoire courante de nos dbats et combats du jour. Elle nous ouvre d'autres horizons de sens, ce qui peut paratre inutile ou gratuit en regard de ce qui rapporte immdiatement, de ce qui relve des changes, des intrts et des impratifs d'efficacit. L'exprience spirituelle s'exprime aussi par d'autres mots, d'autres symboles, d'autres rfrences. L'vangile de Jsus-Christ en est un bel exemple, qui se dmarque de nos logiques de sens convenu. Il bouleverse nos ides reues, nos vidences, nos rites et mme nos morales

quand il nous invite aimer nos ennemis, quand il dit que les prostitues nous prcderont dans le Royaume des cieux,quand il refuse radicalement la condamnation irrmdiable de la femme adultre,quand le pre pardonne son fils prodigue qui a dilapid une bonne partie de l'hritage familial,quand il reconnat le fond de bont chez Zache, aux richesses douteuses,quand il dit bienheureux ceux qu'on mprise: les pauvres, les exclus qu'on tient pour pas grand-chose,quand il clbre l'humanit gnreuse du bon Samaritain qui fait du bien sans se rfrer Dieu,quand il vante la foi de gens qui sont d'autres religions, quand il chasse au fouet les vendeurs du temple,quand il apostrophe le pouvoir religieux sur les consciences, quand il dit: mme si ton cur te condamne, Dieu est plus grand que ton cur,quand il met de l'avant les tiers qui n'ont que leur humanit mettre dans la balance, et qui ne sont pas inscrits dans les rapports de force.

[21]Rien ici d'un spirituel l'eau de rose, facile, prt--penser. Plutt une rude aventure et d'pres conqutes sur soi, sans compter cet appel des luttes collectives de libration, d'humanisation pour que le monde ne soit pas une caricature du Royaume de Dieu. Et que dire des longs apprentissages pour en arriver une vritable libert intrieure? Tout cela appelle une qualit de discernement spirituel sans cesse remise sur le mtier.

La facture de cet ouvrage

Dans ce premier tome, je dcrirai les principales voies d'accs au discernement spirituel. Le deuxime tome, plus costaud, portera plus systmatiquement sur la dmarche de discernement spirituel, sur ses fondements critiques et dynamiques, sur les enjeux cruciaux actuels.Parmi les voies d'accs que j'explore dans un premier temps, j'ai privilgi la voie symbolique et potique, accompagne de la prire comme lieu existentiel le plus prgnant de l'exprience. Ce qui me permettra d'avancer par touches progressives dans l'intelligence et la pratique du discernement spirituel pour rvler la saveur et le bonheur de s'y prter, de s'y investir. Il y a l une aventure intrieure inestimable de l'me et de l'accs Dieu, une aventure qui peut aussi renchanter la vie et inspirer nos engagements personnels et altruistes les plus dcisifs.La faon de prier, le contenu de sens de la prire, sa source et son horizon, sa profondeur et son lvation marquent non seulement nos manires de croire - ce qu'exprimait sa manire le vieil adage de la tradition chrtienne: lex orandi, lex credendi - mais aussi nos raisons, nos sensibilits, notre univers symbolique, nos engagements et nos ouvertures la transcendance.Je tiens remercier ceux et celles qui m'ont permis de relater leur exprience et qui souvent m'ont instruit, inspir et relanc dans la foi, telle cette femme de 70 ans qui me donnait rcemment une intelligente et robuste leon d'esprance. [22] Ne soyez pas si pessimiste, me disait-elle, les enfants nous contestent aussi longtemps qu'on est l avec eux. Quand on quitte cette terre, ils ramassent nos affaires et font du neuf avec cela. C'est un peu comme Jsus de Nazareth; ses disciples n'ont pas compris grand-chose son message quand il tait au milieu d'eux. Ce n'est qu'aprs son dpart qu'ils ont saisi et ressaisi les nouveaux chemins de sens, d'humanit et de foi qu'il venait d'ouvrir dans l'histoire. tes-vous prt ce consentement que peut-tre nous, les parents et grands-parents, acceptons mieux que vous? Il n'y a pas de foi sans modestie. Mme le Dieu de la Bible et de Jsus a fait preuve d'une telle modestie, allant jusqu' accepter de nous perdre, de se perdre, tellement il tient respecter notre libert. C'est l que la foi commence, la ntre et la sienne en nous.

[23]

Jacques GrandMaisonRenchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

Premire partie

Voies daccs

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Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

Premire partie.Voies daccs

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Le silence

De silence et de prsence

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresSilence et prsence, deux biens prcieux entre tous, et pourtant de plus en plus rares dans le monde d'aujourd'hui plus que jamais envahi par le bruit et tant de courses folles. Et dire que ces deux biens sont totalement gratuits alors que tout se monnaie, mme la culture, l'amour et le moindre service...Deux biens spirituels dont Dieu est la source, le modle, l'inspirateur et l'hte.Prsence soi, l'autre, prsence Dieu et de Dieu, d'une mme mouvance qui rclame silence et coute.Certaines expressions familires disent bien l'absence de prsence.Tu parles, tu parles, mais tu ne sais pas te taire et couter.Tu es l physiquement, mais c'est comme si tu n'tais pas l. Tu es ailleurs, partout et nulle part.Cette absence commence donc au-dedans de soi. Une absence soi-mme, une sorte de surdit, d'opacit et d'aveuglement intrieur encombr.Heureusement une nouvelle conscience s'veille et invite la simplicit volontaire face cette obsessive et compulsive avidit de consommation. Comment ne pas esprer qu'on prolonge cette libration jusqu'au-dedans de soi pour mieux respirer sa vie et son me pour retrouver sa paix intrieure?Si le mot que tu veux ajouter n'est pas plus beau que le silence, retiens-le, disait un mystique soufiste.[26]Prsence et silence s'appellent l'un l'autre. Sous prtexte de transparence et de libert d'expression, on dsapprend taire ce qui doit l'tre, garder un secret, une confidence. On dit que, dans le village d'antan, tous savaient tout de chacun, alors que le respect de la vie prive est une des belles conqutes de la modernit. O en est-on vraiment ce chapitre? Dag Hammarskjld disait: Le silence est l'espace qui enveloppe toute action et toute vie en commun, comme l'amiti qui se passe de paroles.Avec la tl ou la radio toujours allume, il est difficile de comprendre ce propos. Pourquoi le silence est-il devenu de plus en plus insupportable? Veut-on mieux touffer sa propre intriorit? Il faudrait relire ce que dit Blaise Pascal sur le divertissement, vhicule tout-terrain de la distraction de soi. Se peut-il que le mal de vivre, que les bleus l'me doivent beaucoup ce paradoxe du vide intrieur et de son encombrement de phantasmes hants par cette angoisse flottante sans repres si bien identifie par Freud? Un peu comme les mgapoles urbaines qui s'talent comme un magma sans dehors ni dedans, o tout se disperse, o l'on passe d'une exprience l'autre, sans en mrir une seule. Comme le dit si bien l'aphorisme: tout passe, tout lasse, tout casse. Cette dispersion de flux verbal, de bavardages mdiatiques, d'images de plus en plus agressantes, loigne des joies intenses du recueillement, du silence et de la prsence relle, de la mmoire et de l'horizon.Le tlphage ressemble l'insecte qui se prcipite sur le feu... les feux de la rampe. Je suis toujours tonn qu'on s'inquite si peu de l'avachissement 30 40 heures par semaine devant le dferlement d'images, de publicits agressantes la tl, et si peu aussi de la difficult de s'y arracher, pour boire au puits de sa propre vie et de celle des autres autour de soi. Et dire qu'on tient tant penser et par soi-mme. C'est l o l'eau est la plus profonde qu'elle est la plus calme, la plus pure. Thank you, Shakespeare. Ceux qui d'un papier, d'une toile, d'un marbre ou d'un son ont fait une chose imprissable l'ont souvent tire de l'inspiration de leur vie intrieure. Depuis quelque temps, on redcouvre la mystique. C'est un signe encourageant.Il y a en tout tre humain un humus potique et mystique qui mrite d'tre cultiv. J'en ai trouv de beaux exemples dans la prire [27] des humbles quand elle se libre de la langue de bois des formules strotypes qui laissent peu de place au renchantement de la vie, de l'me et de la foi. Souvent cette prire s'exprime travers les symboles les plus simples et les plus fondamentaux sur un fond de silence intrieur et de prsence recueillie, d'ouverture au mystre lumineux qui habite l'me et la conscience, le regard du dedans.

* **

Le Seigneur dit lie: Sors et tiens-toi sur la montagne, je vais y passer. Il y eut devant le Seigneur un vent fort et puissant qui rodait les montagnes et fracassait les rochers; le Seigneur n'tait pas dans le. vent. Aprs le vent, il y eut un tremblement de terre. Le Seigneur n'tait pas dans le tremblement de terre. Aprs le tremblement de terre, il y eut un feu; le Seigneur n'tait pas dans le feu. Et aprs le feu, le bruissement d'un souffle tnu.

lie comprit que l'Esprit de Dieu souffle d'abord dans l'intimit de l'me, comme la tendresse qui est le repos de la passion, comme le silence qui est la condition premire de la prsence.

Je viens toi, Seigneur, dans le silence de l'enfant qui s'endort. Dans le silence apaisant de l'closion des fleurs de nos jardins. Dans le silence lumineux du soleil et des toiles. je viens toi dans la douce brise du matin et le miroir du lac endormi. Dans le pas furtif sur le doux tapis du sous-bois et la bure de ses vieilles feuilles derrire chez nous. Dans l'attente muette et patiente du pcheur l'afft des truites invisibles qui taquinent l'appt de sa ligne. Tu viens nous, comme le grain de semence dpos dans la nuit de la terre, comme le battement fidle et cach du cur, comme le mystre de notre me qui nous inspire le meilleur de nous-mmes, comme l'ami qui silencieusement est prsent tout entier ta peine.Apprends-moi, Seigneur Dieu, goter ton silence rconfortant et ton murmure dans mon cur: Je te donne ma paix, celle que le monde ne peut t'apporterPaix avec soi, paix avec les autres, paix avec toi, mon Dieu. Bienheureux les pacificateurs, le Royaume des cieux est eux.[28]Il en est de toi, Seigneur, comme ces beauts les plus vraies qui ne sont accessibles que dans le regard paisible et silencieux qui se fait prsence et prire.Seigneur, apprends-nous librer le silence au-dedans de nous-mmes. Comme dit le pote mystique: combien de gens meurent sans avoir fait le tour d'eux-mmes, sans avoir apprivois l'ombre de leur mystre et frquent le secret des tres et des choses...

Le Dieu silencieux de la Bible

La marque de la divinitdont tu dsires un signe,c'est le silence mme.ANTOINE DE SAINT-EXUPRY

Dans la jungle, deux explorateurs sont posts dans un jardin qu'ils viennent de dcouvrir dans une clairire. Pour l'un, il y a un jardinier quelque part; pour l'autre, il n'y en a pas. On guette pendant des heures et des jours. Rien. Il doit tre invisible, dit alors celui qui croit au jardinier. On dcide donc de dresser une clture lectrique pour dtecter le moindre mouvement, le moindre bruit, la moindre prsence. Rien faire. C'est donc un invisible, insensible, inodore, impalpable, silencieux et inaccessible jardinier, ajoute-t-il. L'explorateur sceptique rtorque: Veux-tu me dire quelle diffrence il y a entre un tel jardinier et pas de jardinier du tout?Sur ce point le croyant lui-mme va rejoindre le sceptique et l'incroyant. Mais ceux-ci ont pour eux l'avantage de la scurit de leur raisonnement. Comme disait le croyant juif Georges Steiner: Dieu nous a faits son image, mais celle-ci n'est jamais en scurit. Pourtant, la Bible fourmille de cette expression rcurrente: Et Yahv dit... Reste que le croyant est le plus souvent confront au dchiffrement des traces silencieuses de Dieu, ds qu'il situe sa propre vie dans la foi, et la foi dans sa vie. L'esprit moderne sceptique, si bien scnaris dans la pice de Beckett En attendant Godot, (God?) laisse entendre que Dieu ne se prsente jamais; donc, il n'existe pas. Dieu, s'il parle, le fait de faon telle que sa parole peut [29] toujours tre rduite, en toute bonne foi et mme avec rigueur, un langage humain. Le croyant ne peut jamais prtendre avoir entendu Dieu lui-mme. L'itinraire de Jsus de Nazareth marque ce rapport l'Ancien Testament: Jsus fut conduit par l'Esprit Saint au dsert. On aurait pu crire: Dieu dit Jsus: va au dsert... mais ce n'est pas le cas. On lit plutt: Bienheureux ceux qui ont cru sans avoir vu. Saint Augustin, dans La cit de Dieu (XVII, Gi 2), Opte Pour cette formulation heureuse: Dieu parle aux hommes la manire des hommes. S'il est vrai que l'tre humain est l'image de Dieu, qu'y a-t-il d'inconvenant ce que le verbe humain dise vraiment ce Verbe de Dieu, fait chair en Jsus de Nazareth et en nous, croyants?

La parole de Dieu ne se fait pas entendre par des haut-parleurs venant dchirer tout coup le tissu de nos conversations humaines. Elle se lit sur nos lvres, dans nos vies et prend forme dans nos expriences.C'est quand nos dialogues, faits d'changes verbaux et de mille autres signes, prennent assez de profondeur ou d'lan pour dboucher sur la question de Dieu que la parole de Dieu se fait entendre de faon efficace et percutante. C'est quand nous prenons au srieux les questions cruciales de nos vies que la parole de Dieu prend forme en nos curs et nos intelligences au point que, par nous, elle rveille parfois des consciences endormies. C'est quand nos questions et remises en question nous prennent au plus intime de nous-mmes que la parole de Dieu devient vraiment vivante, efficace, plus incisive qu'un glaive double tranchant (He 4,12). C'est nous qui sommes responsables de la parole de Dieu en ce monde, non pas pour la rpandre comme si elle se trouvait quelque part enferme dans un contenant identifiable, mais pour qu'elle soit Jean Martucci, Dieu, parole et silence, Montral, Fides, 1978..

Cela dit, restent entier le mystre du silence de Dieu, la foi en un Dieu tout autre que ce que nous en disons, et notre propre mystre intrieur qui hante notre me et notre conscience. S'y love un silence dont il nous faut mieux saisir le sens dans un travail de discernement spirituel.[30]Dans l'exprience spirituelle, le silence ouvre un passage, le mutisme enferme.Le silence est un prlude l'inspiration, la rvlation, la contemplation, au surgissement du sens, la perception de l'ineffable et de l'indlbile que mme l'athe Jean-Paul Sartre laissait souponner dans son ouvrage majeur, L'tre et le nant, alors que le mutisme marque un refus, sinon une opacit, une aporie qui bloque l'accs au rel invisible, l'inconditionn. Selon plusieurs traditions religieuses, il y eut un silence avant la cration. Le silence enveloppe les grands vnements, le mutisme les cache. L'un donne aux choses grandeur et majest; l'autre les dprcie et les dgrade. L'un marque un progrs, l'autre une rgression. Le silence, disent les rgles monastiques, est une grande crmonie. Dieu se manifeste l'me qui fait rgner en elle le silence. Il rend muet qui se dissipe en bavardage et ne pntre pas en qui s'enferme et se bloque dans le mutisme.

Du silence la prire

Seigneur Dieu, le soleil du jour a caress nos visages et jusqu'aux paumes de nos mains. Nous avons cout le silence de la nuit toile et contempl au matin les brumes de l'horizon. Et au crpuscule, ton ciel se colorait de mille et une aquarelles sur le miroir du lac. L'ombre des conifres y dessinait des cathdrales l'envers.Ces paysages de beaut sublime nourrissent notre me et nous parlent silencieusement de ta prsence, Divin Crateur.Tu transfigures notre vie, tu adoucis son pret, tu redonnes horizon nos humbles travaux du jour, tu relances nos amours si fragiles, nos espoirs incertains, tu claires nos mystrieux destins. Entends en nous monter le chant de reconnaissance de nos mes que tu sais si bien pacifer et raviver dans la confiance.Comme une toile qui accroche notre regard dans la nuit de notre plus intime mystre, comme un croissant de lune qui enchante nos amours. Comme le sapin toujours vert qui rsiste nos plus rudes hivers. Comme la trace de nos pas sur le blanc de la neige si pure.Tu nous as faits, Seigneur, chantres de ta cration, amoureux de la terre et dcrocheurs d'toiles.[31] chacun tu as rserv une toile, ce que les croyants d'hier appelaient suivre sa bonne toile. La dcouvrir, c'est se retrouver pour renchanter sa vie le restant de ses jours jusqu'aux sicles des sicles.

* * *

Seigneur Dieu, tu as mis en chacun de nous une capacit d'ensoleiller nos jours, d'toiler nos nuits. Tu as fait de nous des tres d'amour, pour l'amour. Tu as ouvert nos mes sur l'infini, sur l'ternel. Tu nous as confis les uns aux autres et tu n'exclus personne ta table. Tu es pour nous source de libert intrieure, de paix intrieure. Tu as pris le risque de nous crer libres comme toi et tu t'offres nous gratuitement comme un pain qui nourrit et rassemble. Fais de cette eucharistie que nous allons recevoir une force pour que nous repartions d'ici plus lgers, plus confiants, plus heureux, plus gnreux, plus srs de nous-mmes et de toi.Que ta paix soit toujours avec nous.

* * *

Pour approfondir ces rflexions, je vous propose un court pome de Victor Hugo inspir de cette phrase de la Bible: Et j'entendis une grande voix.

J'tais seul sur le quai, par une nuit d'toiles.Pas un nuage aux cieux, sur les mers pas de voiles.Mes yeux plongeaient plus loin que le monde rel.Et les bois, et les monts, et toute la nature,Semblaient interroger dans un confus murmureLes flots des mers, les feux du ciel.

Et les toiles d'or, lgions infinies, voix haute, voix basse, avec mille harmonies,Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu.Et les flots bleues, que rien ne gouverne ni n'arrte,Disaient, en recourbant l'cume de leur crte:- C'est le Seigneur, le Seigneur Dieu.

[32]

Librer le silence

Je voudrais savoir entendre le pas presque muet du goland sur le sable humide de la rive.

Je me ferais veilleur de plagepour couter le chant mystrieux de la mermari au silence lumineux des toiles.

Tout petit, j'ai appris le secret du silence pour approcher l'oiseau rare et apprivoiser mon premier cureuil.

J'ai su plus tard que seul un amour vraipouvait trouver plnitude dans la prsence silencieuse de l'autre.

J'ai parfois viol des tresen voulant dnouer leur secretet dbusquer leur mystrieux retrait.

J'ai mme dilapid mon hritage spirituel d'intrioritacquis dans une tradition de prire.

Et je me suis habitu au tumulte de la ville, ce que la cyberntique appellele bruit qui dtraque la vie.

Alors, j'ai d rapprendre le silence grands frais de solitudes compulsivesarraches mes sottes trpidances.

[33]

J'ai connu des mutismes terribles, mortels, exsangues et stupides dans une conscience dsesprment vide.

Il me fallait passer par ce creuset pour retrouver un mouvement de viequi soit vraiment de mon fit.

Depuis lors, dans le silence, j'ai dcouvertles harmoniques de mon existence et l'indit de mon propre mystre.

J'ai trouv l'ami le plus attentifle lieu de mes aveux dcisifset une antenne apte toutes les ondes.

Ceux qui prtendent vivre au boutte,ont-ils jamais fait le tour d'eux-mmesavec cette patience qui suinte goutte goutte?

Il est plus difficile de librer le silence que la parole,en ces temps de disputes folles.

Et la parole cessera d'tre strile bavardagepour devenir expression forte d'une engageante luciditquand le jugement de conscience sera mr et libr.

Plusieurs craignent cette ascse,pourtant elle peut tremper leurs trsors intrieurset vaincre les pires rouilles du cur.

[34]

Silence

Toutes paroles me deviennent intrieuresEt ma bouche se ferme comme un coffrequi contient des trsorsEt ne prononce plus ces paroles dans le temps,des paroles en passage,Mais se ferme et garde comme un trsor,ses parolesHors l'atteinte du temps salissant, du temps passager.Ses paroles qui ne sont pas dg tempsMais qui reprsentent le temps dans l'ternel,Des manires de reprsentantsAilleurs de ce qui passe ici,Des manires de symbolesDes manires d'vidences de l'ternit qui passe ici.

Des choses uniques, incommensurables,Qui passent ici parmi nous mortels,Pour jamais plus jamaisEt ma bouche est ferme comme un coffreSur les choses que mon me garde intimes,Qu'elle gardeIncommunicablesEt possde ailleurs.

SAINT-DENYS GARNEAU

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Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

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Le plaisir comme don de Dieu

Eucharistie dt

Retour la table des matiresNous allons mditer sur le plaisir comme don de Dieu, sur les biens et bienfaits de sa cration, l't: les fruits et lgumes frais et leur got exquis; les splendeurs de la nature avec sa symphonie ensoleille de verdure, de fleurs et de coloris chatoyants; nos corps souvent en meilleure forme. Bref, sur le plaisir et la joie de vivre que nous ressentons davantage.Le cur la fte dans des rencontres plus gratuites, les plaisirs du regard et des bons petits plats, les plaisirs d'amiti, les plaisirs des petits bonheurs de la vie, tout cela a-t-il quelque chose voir avec la foi?Il faut bien reconnatre qu'on a peu intgr le plaisir dans nos prires, dans notre foi. Il est question de la prire dans l'vangile d'aujourd'hui. Une foi triste est une bien triste religion.Nous allons mditer sur le plaisir comme lieu humain o s'exprime la joie de vivre et de croire avec les dons du crateur et de sa cration.Saint Paul disait: allez donc aussi Dieu avec tout ce qu'il y a de bon et de beau dans la vie. Jsus lui-mme ne cesse d'voquer dans son vangile les biens de la cration. On lui reprochait mme de frquenter les bons vivants, les publicains et les pcheurs (Mt 11).Mes matres religieux ne citaient pas souvent ces expressions frquentes dans la Bible: le bon plaisir de Dieu et le bon plaisir des hommes.[36]Au matin du monde, nous disent les premires pages de la Bible, Dieu prit un grand plaisir contempler les fruits de sa cration en nous invitant faire de mme: Et Dieu vit que cela tait bon.Eh oui! le plaisir est aussi un don de Dieu, surtout le plaisir de l'amour puisqu'Il se prsente nous comme un Dieu d'amour.Pourquoi donc le catholicisme et le protestantisme des derniers sicles ont-ils tenu trop souvent le plaisir en suspicion comme s'il tait dangereux pour la vie et la foi, pour la morale et la religion? Pourquoi prier Dieu seulement quand on est malheureux ou en manque? Comment oublier ce point que la joie de Dieu, c'est notre bonheur, comme disait saint Irne, le premier thologien du christianisme?Un Dieu aussi passionn, aventur et aventureux n'aurait-il donc rien voir avec nos passions humaines? Ne nous a-t-il pas crs semblables Lui?Bien sr, Il s'est fait partie prenante de nos preuves, de nos souffrances. Il combat avec nous le mal sous toutes ses formes. Il tient sauver tout tre humain. Mais Il n'est pas seulement le Sauveur crucifi en Jsus. Il est le Crateur qui nous a faits crateurs notre tour. Crateurs de beaut, de bont, de bonheur, d'amour, de plaisirs, de vie nouvelle. Les premiers chrtiens priaient debout, les bras ouverts, comme pour marquer leur joie et leur foi en Dieu qui, dans la Rsurrection du Christ, rouvrait le monde, la vie, la mort et son au-del l'espoir, une terre nouvelle, des cieux nouveaux.Oui, ce monde a un sens, le bonheur est possible, l'amour et la justice sont possibles, l'tre humain n'est pas condamn retourner au nant, l'histoire avance vers Dieu malgr tous ses drames. Dieu ne cesse de ressusciter notre foi en nous-mmes, en notre humanit. Dieu croit plus en nous que nous en Lui. Il est un Dieu qui nous fait du bien. Peut-on aller vers Lui sans ce qui est bienfaisant en nous, sans ces humbles plaisirs et petits bonheurs de la vie qui peuvent nous aider croire aux plus grands bonheurs que Dieu nous promet?[37]

Tournons cela en prire

Seigneur Dieu Crateur, aide-nous rintgrer dans notre foi et notre prire les biens et les dons de Ta Cration, les plaisirs et les joies de la vie, les petits bonheurs quotidiens.Redonne-nous, Seigneur, un sens plus positif de la vie pour en faire un lieu plus heureux, un sens de bndiction, de reconnaissance, d'action de grce. Aide-nous dcouvrir le sens spirituel du pain, de nos amours de chair, du vin de nos ftes et des nombreux biens de Ta Cration.Apprends-nous prier devant les fleurs de nos jardins, avec les joies de nos enfants, avec nos amours et nos amitis, avec nos saisons de la nature, nos saisons de la vie, nos saisons de l'me et de la foi. Tu le sais, nous t'oublions trop souvent quand nous sommes heureux, quand nous avons du plaisir, alors que c'est un bonheur pour toi de nous voir ainsi.Apprends-nous une prire qui t'associe au partage de nos joies et plaisirs, avec nos chansons d'amour, nos gestes d'amour, nos ftes, nos succs, nos bons coups, nos moments de plnitude, de fiert.Aide-nous tmoigner de toi comme des chrtiens heureux, avec une foi qui bonifie, embellit, grandit, chante la vie et enchante le curAide-nous croire que toi, le Dieu d'amour, tu danses avec nous quand nous sautons de joie, quand nous croyons au bonheur possible. Aide-nous comprendre qu'un chrtien c'est celui qui peut prier avec toutes choses n'importe quel moment, en toutes circonstances, parce qu'Il te sait toujours prsent, disponible et fidle.Tu chavires quand on Te dit: j'ai besoin de Toi.Tu exultes quand on bondit de bonheurTu chantes et pleures avec nous comme Jsus avec Lazare, avec Madeleine, avec l'aveugle guri, avec Pierre ou Judas qui ont trahi, avec l'tranger qui croit en Toi.Redonne-nous le got de prier, la capacit de prier avec plaisir, de Te prier avec nos plaisirs, mme les plus modestes, et les reconnatre comme dons de Dieu. Te bnir pour eux, en eux, avec eux.Apprends-nous une foi plus heureuse qui fait du bien et nous porte au bien.

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Rflexion critique

Il faut bien l'avouer, le christianisme, particulirement celui des derniers sicles, chez les catholiques comme chez les protestants, n'a pas une carte de route glorieuse au chapitre du plaisir comme don de Dieu, surtout dans ce qu'on appelait le plaisir de la chair. Tout tait matire faute grave, mme les mauvaises penses qui, elles aussi, pouvaient mener l'enfer. La grille de nos fameux examens de conscience comportait une longue liste de pchs charnels. Cette obsession s'enracinait jusque dans la lointaine conception du pch originel faussement rattach au pch de la chair d'Adam et ve.Je n'oublierai jamais le choc que j'ai eu un jour dans un monastre de France en dcouvrant une inscription grave dans la pierre, qui remontait au Moyen ge et s'nonait comme suit: Le plaisir de mourir sans peine vaut bien la peine de vivre sans plaisir. Cette expression peut marquer davantage un mpris de la chair, de la vie et du monde que l'amour de Dieu. L'importance extrme qu'a prise le systme monacal pendant mille ans de christianisme a fait paratre la vie monastique comme l'idal de la vie chrtienne: ayant su choisir Dieu, et Dieu seul, le moine est quelqu'un qui est spar du monde, spar de l'autre sexe, vou la continence; il est obissant, par volont d'obir au suprieur comme Dieu mme, et tout proccup de son salut et de l'attente de l'autre vie, la vritable. C'est partir de ce modle qu'on jugeait des dites faiblesses charnelles des pauvres lacs et de leur petite vie dans le monde.On me dira qu'il n'en est plus de mme aujourd'hui. Nous y reviendrons. Car il est important de se rappeler aussi que la plupart des grands vins et fromages sont venus des moines. Si ceux-ci n'avaient pas aim la vie, ils n'auraient pas invent ces plaisirs et ne les auraient pas vcus comme dons de Dieu, et comme rjouissance du cur. Ils disaient: Ce bon vin coule en vous comme le petit Jsus en culotte de velours. Mme le champagne nous vient du moine dom Prignon.Le Moyen ge a t une pre poque d'invasion des barbares, de guerres incessantes, de maladies effroyables, comme la peste et le cholra. Ces preuves n'aidaient pas l'amour de la vie, de la chair et [39] du monde. Et pourtant ce n'est que plus tard dans le protestantisme comme dans le catholicisme que le pch de la chair est devenu une vritable obsession. Les extrmes se ressemblent et souvent se succdent. La permissivit et l'autoritarisme ont des effets aussi pervers l'un que l'autre; l'extrme gauche est aussi brutale que l'extrme droite. l'obsession du pch de la chair a succd aujourd'hui l'obsession tyrannique du plaisir maximum atteindre tout prix.L'ouvrage remarquable de Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir retrace jusqu'au fond des ges bien des tyrannies de la sexualit, et cela, jusqu' aujourd'hui. S'il est un domaine qui demande beaucoup de discernement, c'est bien celui-ci, parce qu'il concerne la fois la vie, l'amour, l'instinct, le plaisir, la reproduction, des dsirs plus profonds, autant que des pulsions et des valeurs comme la sensibilit, le respect, l'altruisme, la vie passionne, l'lan culturel crateur. Mais la sexualit peut aussi vhiculer des contre-valeurs comme la violence, la domination, la possession des autres. Bien des pouvoirs absolus ont mat le peuple jusque dans sa sexualit.D'o la difficult de voir le plaisir comme un don de Dieu et une composante dynamique de l'exprience humaine. Essayons de porter un regard plus positif sur le plaisir dans toutes ses dimensions, mais comme don de Dieu. Mettons-y un brin d'humour. D'abord, une blague monacale:

Dans une communaut de moines chartreux, on avait dcrt que chacun ne prononcerait que cinq mots tous les dix ans. Un moine bougon, grognon, ronchon, au bout de dix ans, dit son suprieur ses premiers cinq mots: Nourriture infecte, portions trop petites. Dix ans plus tard: Lit excrable, sommeil trop court. Aprs dix autres annes, il dit son suprieur: Moi, je sacre mon camp. Rponse du suprieur: On sait bien, tu as chial toute ta vie.

Et une blague plus laque:

Les gars et les filles d'une mme famille avaient planifi un party fort pic. Leur mre, en prenant connaissance du programme, s'tait exclame: Vous ne ferez pas de notre foyer une maison de pch avec [40] vos danses lascives, vos histoires sales et vos petits jeux cochons.Leur pre, bon vivant, tait dans tous ses tats. Lui, il le voulait le party. Quelle merveilleuse occasion de danser avec des jolies filles! Exaspr par le refus de la mre, il finit par trouver une solution. L'il brlant et clin, il tenta une dernire suggestion: Mre matresse, on le fait le party et puis aprs, tu nous emmnes tous confesse.

Quand je suis devenu prtre, mon pre m'a incit me mler de mes affaires. il m'a dit: L'glise ne semble pas comprendre que le plaisir d'amour peut nous aider, nous, les parents, mieux vous aimer, vous, nos enfants, et aussi croire que Dieu est amour.Revenons donc notre rflexion sur le plaisir. Pour rdiger le texte qui va suivre, je me suis inspir d'une homlie prononce par Pierre Talec lors des vendanges chez des vignerons de Bordeaux.

Le plaisir, un lan vital

Disons d'abord que le plaisir est dans la logique de la vie. Dieu nous a faits tres de chair, avec des sens nous permettant de goter en toute chose un certain parfum de bonheur. Mais, dans le dtail de la vie quotidienne, comment reconnatre le visage du bonheur si nous n'avons pas le sens du plaisir, c'est--dire cette heureuse connivence avec la cration, cette bonne sant de l'existence, cette prdisposition s'aimer soi-mme avec largesse, aimer les autres non par devoir, mais de manire dtendue, dans la joie?Je sais, les chrtiens parlent plus volontiers de la joie. Le plaisir, a fait paen, humain, trop humain. Comme si l'humain n'tait pas normal dans la vie d'un chrtien qui croit que Dieu s'est fait homme. Certes, la joie est intrieure, elle est noble et durable. Elle est srnit acquise, faite de cette douce batitude que donne l'avant-got de l'ternit. Ainsi s'accorde-t-elle bien avec notre dsir d'absolu qui nous hante. (Qui n'est pas avide d'ternit, dsireux d'imprimer au temps la marque du dfinitif?) Tandis que le plaisir, lui, est phmre. Il peut paratre frivole et pourtant il est fait, au coeur mme de la gaiet o il s'exprime, de la lucidit tragique de celui qui sait que le temps prsent ne peut que s'vanouir. Et mme parfois il peut [41] arriver que le plaisir cache une certaine angoisse de mourir. En cela, il s'accorde bien la condition humaine, o tout est fugitif. Il n'est pas tranger la grandeur de l'homme, car l'honneur d'tre un homme se vit dans le courage de la contingence, c'est--dire dans le consentement vivre le quotidien, non pas comme la salle d'attente plus ou moins ennuyeuse du ciel, mais comme le temps prsent qui a une valeur en soi.Le plaisir est un lan vital. Dieu nous le donne comme un tonus pour vivre pleinement le plus clair de notre temps qui se passe dans la banalit. Le courage de nous lever tous les matins -pour rpter la mme chose - risquerait de nous manquer si nous perdions cette aptitude savourer les bonnes choses de la vie, sous prtexte qu'elles passent.Ainsi le plaisir est bon. Il est simple et modeste. Regardez: quel plaisir de veiller autour d'un bon vin, de choisir un bon cru, un bon millsime, d'apprcier son corps, sa robe et son fumet. Il y a une telle surabondance de plaisirs simples et naturels! Il faut savoir les cueillir. Quel plaisir de respirer l'odeur de la terre, la vraie terre, celle qui sent bon les sillons et la rose, quel plaisir de regarder le ciel quand, le bleu est silence, au petit matin, sur une plage dserte. Quel plaisir de sentir l'odeur des petits marchs fleuris o l'on cause, surprenant le sourire d'un enfant.Tout ce qui fait la vitalit chrtienne, c'est--dire la gnrosit de la cration, l'amabilit de notre Dieu qui n'est pas un petit esprit, le don gracieux du salut de Jsus-Christ, la dilatation de l'tre qu'est l'esprance, tout cela serait-il tranger au plaisir d'tre un homme incarn? Alors, ne croyez pas non plus que je parle en paen. Quand je parle du plaisir, Dieu n'est pas loin. Pour nous, chrtiens, le plaisir n'est pas obsession d'une jouissance tous crins, pure facilit, repli sur soi, mais au contraire reconnaissance de ce qu'il y a de bon dans la cration. Le plaisir est comme un offertoire soi-mme, o l'on s'offre ce que Dieu nous donne. Il est ouverture l'autre, accs la communication. Et finalement, le plus grand plaisir, c'est encore de faire plaisir l'autre... Il ne se confond pas avec la satisfaction de possder des choses. Il est plutt possession de soi-mme, matrise de soi, dans la communication avec les autres.[42]Il me semble que Dieu nous susurre l'oreille: Faites-moi aussi un peu plaisir. Sachez discerner le bon plaisir... Pour le plaisir de Dieu, clbrons dans la joie cette eucharistie. Buvons la sant de Dieu parmi les hommes, notre sant du corps, du cur, de l'esprit... la vtre, au plaisir...

Note biblique sur le plaisir

Le pessimiste Qohelet, qui dit tant de choses sur l'absurdit du monde et des hommes, ne fait pas moins un loge tonnant du plaisir jusqu' le considrer comme un don de Dieu:

Il est bon de manger, de boire et de jouir des bonnes choses. (Qo 8,15)Va, mange ton pain dans la joie et bois de bon cur ton vin car Dieu a dj apprci tout ce que tu as fait. Porte toujours des habits blancs; que l'huile ne manque pas sur ta tte. jouis de la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours de ta vie incertaine que Dieu te donne sous le soleil, parce que c'est ta part dans la vie et dans la peine que tu prends sous le soleil. (Qo 9,7-9)Pour tout homme qui Dieu a donn richesses et trsors et qu'il met en mesure de s'en nourrir et de prendre sa part, et de jouir de son travail, pour celui-l, il s'agit bien d'un don de Dieu. (Qo 5,18)

C'est une erreur, dit l'exgte Antoon Schoors, de traduire la racine hbraque SMH par sois heureux ou rjouis-toi, sois joyeux. La seule traduction correcte est jouis, prends du plaisir. Faut-il en dduire que les traducteurs traditionnels tenaient en suspicion tout loge du plaisir comme tel, et surtout comme don de Dieu Voir L'aspect radieux de la foi, dans Concilium, n287, 2000, p.. 36.?

[43]Gare ta vie au soleil

Oui, arrte-toi, tu ne l'as pas vol. Tu ne peux vivre sans cesse dans la course et le bruitNe crois pas trop vite aux marchands de soleil. Les vraies vacances ne se mesurent pas au nombre de kilomtres. Les vraies vacances, ce sont les vrais amis; a ne se vend pas, a ne s'achte pas. On peut rler sous le soleil et chanter sous la pluie.

Lorsqu'il pleut, sois dans la joiecar les plantes pourront grandir;et, quand le soleil t'blouit, songe aux fruits qui pourront mrir!

Savoure les petits bonheurs, les grands cotent trop cher. Apprends t'aimer toi-mme et entrane-toi ainsi aimer les autres. Embrasse la vie,rconcilie-toi avec elle, la tienne et celle des autres.

Habille ton regard de lumire et ton cur de silence.Il nous faut couter l'oiseau au fond des bois, le murmure de l't, le sang qui monte en soi. Et, quand ton cur est mare basse,dans une zone de tristesse que tu ne peux expliquer, prends patience avec toi-mme. Vis au rythme des saisons. Attends la mare haute.

Bannis l'obsession, cesse de te tourmenter.Tu n'as pas si mal travaill. Tous ceux que tu as aids grandir, laisse-les faire, laisse-les se faire. Laisse Dieu les faire:Il chemine en eux mystrieusement.

[44]

Conscration

Nous venons toi avec le pain de nos amours, de nos travaux et de nos jours. Consacre-les en semences d'ternit.Plus que les biens partager, apprends-nous nous partager comme tu l'as fait en Jsus ton fils bien-aim la dernire cne, son dernier repas sur terre, pour nous signifier que nous sommes tous invits ta table ici-bas et dans l'au-del et pour faire de nos repas la maison un lieu de ta bndiction, un vrai moment de partage bni de toi.Jsus prit du pain et nous rvla que tu t'es fait pain partager.Messe de la vie, dans la vie o tu nous invites vivre ton Eucharistie.Messe sur le monde et son CrateurMesse, levain qui rehausse nos parcours quotidiens.Messe, sel de la terre qui affine nos gots de vivre, de bien vivre et de partager gnreusement.Messe de la mission particulire confie chacun.Messe chante dans les cinq continents en milliers de langues et de musiques de toute gamme.Messe de la fraternit en qute d'une humanit, d'une seule famille terrestre.Messe des liens entre les vivants de la terre et du ciel.Messe de ton Royaume toujours en marche vers son plein accomplissement dans la foule du Christ qui nous y prcde.

la table de Dieu

Nos frres protestants ont maintenu la belle tradition de la bndiction et de la prire au moment des repas. Nous venons de mditer sur le plaisir comme don de Dieu. Le plaisir de la table est un des plaisirs les plus quotidiens, les plus familiers, les plus frquents. Cette tradition chrtienne pourrait raviver en nous le sens du plaisir comme don de Dieu, le sens de la faim et de la soif. Dis-moi quelle est ta soif et je te dirai qui tu es...Quelles sont tes faims et tes soifs? Quels plaisirs cherches-tu? Que valent-ils? Sais-tu faire plaisir aux autres? As-tu faim de Dieu, soif de sa prsence? Sais-tu vivre ta foi dans la joie? Sais-tu le plaisir de [45] Dieu? Que cherches-tu? Qu'attends-tu quand tu viens communier? Dans quel esprit le fais-tu? Avec quelle prire au cur?Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guri.

Action de grce

Nous voulons te rendre grce, Seigneur, pour tous les bienfaits de ta Cration, pour cette beaut de l'immense univers auquel tu nous as donn accs par notre intelligence, notre conscience et nos yeux.Nous te rendons grce pour les forces de la nature que tu as confies au gnie humain pour dvelopper le monde, fconder la terre et en faire une demeure viable, la seule dans notre univers plantaire connu.Nous te rendons grce pour cette tonnante vie qui jaillit du soleil et de la pluie, pour les mille et une saisons qui rythment le temps et l'espace de nos itinraires humains.Nous te rendons grce pour nos cinq sens qui nous permettent de goter la saveur des tres et des choses, et aussi de penser, de transformer le monde et de le renchanterNous te rendons grce pour cette capacit de crer notre tour et de dvelopper notre propre art de vivre, d'aimer, de croire et d'esprer.Merci pour la parole qui nous permet de communiquer, d'changer, de chanter et de te parlerMerci pour les raffinements du cur humain et ses mille et un sentiments, ses plaisirs et ses joies.Merci pour notre me capable de se dpasser et de s'lever jusqu' toi.Merci pour la joie de croire en toi et de se savoir aim de toi. Entends notre prire d'action de grce qui monte vers toi.

Bndiction

Terminons cette rflexion avec un sentiment de reconnaissance, avec la bndiction de Dieu, avec la volont ferme de l'associer non seulement nos peines et nos besoins, mais aussi nos plaisirs et nos dsirs, avec la rsolution d'tre davantage des semeurs de bonheur, avec le souci de tmoigner d'une foi plus heureuse qui donne [46] le got de vivre, largit l'horizon d'esprance, renforce la confiance, dynamise nos efforts, nos projets et notre apport au monde. Merci, Seigneur.

* * *

[47]

Renchanter la vie.Tome 1. Pour un nouvel humanisme.

Premire partie.Voies daccs

3

Les profondeurs spirituellesde la musique et du chant

Les origines spirituelles

Retour la table des matiresL'histoire nous apprend que dans les plus lointaines origines chinoise, indienne et biblique la musique a jailli des profondeurs spirituelles de notre humanit. Elle inspirait la communication avec le divin et modulait les accords entre le corps et l'me, entre la terre et le ciel; elle cultivait une harmonie des mouvements du cur. S'y modulait une dmarche concertante des assonances et des dissonances de la vie, de la chair et de l'esprit. C'tait un lieu privilgi de l'exprience mystique de ces choses lointaines et majeures qui hantent la conscience humaine, l'au-del de l vie et la mort. Angoisses, dsirs, paix intrieure et abandon y trouvaient leur rsonance. Et que dire de la voix humaine qui sait si bien chanter toute la gamme des sentiments, et qui seule peut chanter la beaut de l'immense univers et glorifier son Crateur.Au dire de plusieurs historiens et anthropologues, la croyance au Crateur serait la plus rpandue dans l'histoire des cinq continents, des diverses cultures et religions. il y a dans l'me de la musique et la musique de l'me un lan crateur o se concertent l'humain et le divin, l'immanence et la transcendance du monde et du sens qu'on y cherche.On a beaucoup parl de la culture moderne qui aurait dsenchant le monde par ses calculs et sa raison. Et pourtant comment ne [48] pas y reconnatre en mme temps la formidable explosion des arts et de la crativit dont on sous-estime trop la prgnance spirituelle? Le merveilleux Adagio de Samuel Barber, d'une sensibilit trs moderne, est porteur d'un renchantement de l'me et de ses sources spirituelles voques plus haut. Bien sr, le gnie pictural humain et sa formidable richesse symbolique de reprsentation et d'inspiration mritent aussi un intrt majeur. Mais il reste que le son prcde la vue, semble-t-il, dans nos origines culturelles d'Orient et d'Occident. C'est peut-tre parce que le rapport entre la musique et l'me est parmi les rapports les plus fondamentaux de la conscience humaine avec son intimit et son ouverture sur l'infini, sur le mystre et, pour le croyant, sur Dieu.Des recherches rcentes ont dcouvert que l'enfant dans le sein de sa mre entend dj les berceuses qu'elle lui chante. Ce qui amne penser que le son prcde la vue, comme si la musique intrieure prcdait, accompagnait et dpassait les plus beaux paysages. N'est-ce pas voquer ici le caractre originel et fondamental de l'oreille du cur et de l'me et leurs profondeurs spirituelles? On a dit que l musique adoucit les murs humaines trop souvent inclines la violence.

Que ta musique intrieure, Seigneur Dieu, adoucisse notre cur et que ta paix soit toujours avec nous.

chacun sa musique

Comme le cur qui a ses battements, comme les saisons qui ont leurs rythmes, la conscience et l'me, l'exprience humaine et la spiritualit ont aussi leurs rythmes propres, la manire de la musique avec ses cadences d'allegro et d'adagio, de capricio et de fugue, d'impromptu et de prlude, de bmols et de dises, de notes blanches et noires, de pauses et de silences.Mais il arrive aussi que nos mains tranent longtemps sur le clavier pour retrouver une mlodie perdue, le bon accord, la note juste ou un nouvel accord qui renchante l'me et le monde.[49]

Quand je sens le besoin de me recentrer dans ma vie disperse et ma prire trop distraite, je vais vers Bach.Quand je cherche deux notes qui s'aiment, je m'enlace l'archet de Mozart.Quand je veux raviver ma passion d'aimer, de lutter, d'esprer, je convoque Beethoven.Quand j'ai besoin de danser avec les autres, j'affectionne l'harmonieux dsordre fou et dcapant du rock.Quand je pleure mes bleus l'me, j'aime bien le jazz et le blues au saxophone.

Mais rien comme la flte traversire pour retrouver mon me et mon Dieu et son souffle tnu, le violoncelle pour toucher mes fibres de chair blesse, l'orgue pour apprivoiser le mystre, le sacr des choses lointaines qui hantent mon intriorit o se nouent et se dnouent l'ailleurs et l'intimit.Sans la musique, la vie serait une erreur, disait Nietzsche; la foi aussi peut-tre, et mon pari sur Dieu. C'est avec Lui que j'ai toujours cherch ma propre mlodie, ma vrit intrieure, la fidlit mon lit de source, ou encore de nouvelles cordes que je n'ai jamais pinces. Sans cesse la mtaphore de la musique me revient l'me. Thme et variations dans le concert de mes raisons et passions, dans ma partition qui cherche sa place au milieu de l'orchestre de mes relations aux autres.Et puis vient le ravissement d'une plage d'coute sur un horizon d'ternit. Comme disait Goethe: Arrte instant, tu es si beau. Surgit ce vu de faire durer ces instants d'enchantement. Comme dit la chanson: Quand on est heureux, on voudrait arrter le temps. Mais c'est grce la musique, ses rythmes, ses mares, ses patiences cadences que le temps se fait un merveilleux sculpteur, mme des matriaux les plus durs de nos aventures:

Ah, si nos mains obissaient davantage nos mes pour sculpter des joies qui ne meurent pas, des beauts qui nous rapprochent de toi, divin sculpteur de nos soleils aux mille et une couleurs, de nos rves impossibles, que toi seul, Seigneur, peux raliser. Nous ne sommes pas que des tres de besoin, de pain et de jeux, mais des tres de dsirs [50] ouverts sur l'infini et l'ternel. Nos amours, nos chants et mme nos chagrins n'en sont-ils pas dj les premiers sacrements?

Rares sont les musiques authentiques qui n'ont pas quelque chose de sacr lov dans nos mes. Art et spiritualit ne sont pas loin l'un de l'autre, comme la musique et la posie, si tant est qu'on a en soi une vivante intriorit capable de rsister un style de vie agite et tout en surface. Oui, une spiritualit qui libre et cre des espaces heureux pour rinventer une cit qui ne soit pas une grimace de ce Royaume dont nous parlent les mystiques de Dieu. J'ai pleur, j'ai dans avec vous, disait le Nazaren, envoy de Dieu, et vous ne l'avez pas reconnu ou mme devin. N'empchez pas la musique de vos mes, rpte le Qohelet dans la Bible. Nos plus belles et fcondes inspirations intrieures viennent de l, y compris les fureurs sacres de nos passions aussi bien que les tendresses qui nous en reposent.L'orgue avec ses multiples claviers ne fait que prolonger les riches gammes de l'me et de ses enchantements.La musique qui reste sur papier est peut-tre le plus sr symbole d'une foi oublie, mais toujours en attente d'tre ravive. Je pense au magnifique psaume qui souvent me tance: Qu'as-tu fait de la foi et des ferveurs de ta jeunesse? Ton Dieu qui ne vieillit pas peut te la rendre aussi neuve et chantante.

Quand la musique se fait prire

Nous nous merveillons devant la riche complexit du gnome humain, de son code gntique sans trop penser la magnificence du crateur qui en est l'auteur. Mais peut-tre pouvons-nous mieux en retracer la touche, Seigneur Dieu, dans ce que l'humanit a pu faire avec les huit notes de la gamme et les sept couleurs de l'arc-en-ciel. S'y modulent des beauts qui viennent la fois de toi et de nous. Par cette capacit de crer, tu as fait de nous tes gaux, semblables Toi. Sujets d'une alliance gratuite que tu offres notre libert.Tu nous offres plus qu'une amiti, tu nous offres une complicit d'inspiration dans l'invention de notre propre chemin et dans la cration de sens, [51] de musique qui peuvent renchanter nos amours, nos uvres, nos soifs et nos faims.Quand il a mis la dernire touche son oratorio Le Messie, Handel est tomb en prire, dans ce qu'il a appel sa rencontre ineffable entre lui, compositeur, et le Crateur qui l'a inspir. Des centaines de gnrations ont pri par la suite en coutant ces airs inoubliables qui nous parlent de Toi, l'ternel, le grand musicien de nos mes et de nos richesses spirituelles imprissables qui rsistent l'usure du temps. Dans ces joies sans limite tu nous ouvres aux horizons infinis d'harmonie de ton ciel, de ton mystrieux Royaume o tu nous invites.Aide-nous, Seigneur, rsister toute banalisation de nos allluias, la trivialisation des cordes les plus sensibles de notre cur, et surtout de notre me. Peut-tre nous faut-il davantage ressaisir la gense des beauts premires qu'voque dj le rcit biblique de la Cration qui dcrit ton souffle planant au-dessus des eaux au matin du monde.Souffle, inspiration, merveillement, lan mystique, illumination intrieure, intimit dme, ne sont-ce pas l les premires sources de l'art et de ses plus belles crations, vrai dire, de tous les arts? Art de vivre, art d'aimer, art de bien penser, art de renchanter le monde. Rien ici d'un esthtisme facile et superficiel. Rien d'un ravalement une trippe sans me de danses trpidantes qui compensent illusoirement le vide intrieur ou l'absence d'horizon d'esprance.Heureusement renat, resurgit en nous notre me trop oublie, mais toujours habite par Ton souffle, Seigneur Dieu, et les beauts de Ta Cration ressuscitent nos propres lans crateurs de beau, de vrai, de juste et du plus libre en nous-mmes. N'est-ce pas l le lieu premier et dernier de tous nos rendez-vous avec Toi?

Clbration

Bible et vangiles, comme toutes les traditions mystiques, nous invitent chercher des biens imprissables. quoi bon tout avoir si on est vide l'intrieur de soi, vide d'me, vide de Dieu et de ses richesses inestimables. il arrive que la musique et le chant nous redonnent de l'me, de l'lan intrieur et aussi le got de Dieu lov [52] dans nos fibres les plus sensibles. Nous allons mditer sur cela dans un climat reposant et nourrissant de prire et de recueillement; dsencombrons-nous d'abord de tant de choses qui nous alourdissent le corps et l'esprit.

coute, Seigneur, ces chants d'appel vers toi qu'taient les kyrie eleison et les allluias de nos premiers lans de foi. Ravive en nous ce qui purifie le cur et fais jaillir en nous la musique de notre me.Notre incantation sera scande, psalmodie par le plus bel allluia du chant grgorien. Comme le doux bruissement du feuillage dans l'accalmie du soir qui s'abandonne dans les bras de la nuit. Entends, Seigneur, le chant de notre me qui monte vers toi, notre divin ami. Allluia!Comme l'enfant qui clate de rire aprs avoir pleur et qui s'endort au murmure de sa prire innocente dans des bras qui le bercent, nous nous abandonnons toi, Dieu de tendresse, en te confiant nos amours et nos rves. Allluia.Comme le chant des oiseaux dans le silence de nos rveils et l'aube de ton soleil qui enchante notre me, reois, Seigneur, notre reconnaissance pour ce nouveau jour et la vie qu'il relance. Allluia!Comme les berceuses qui ont enchant notre jeunesse, nos enfants et petits-enfants, souviens-toi Seigneur de nos premires ferveurs et aide-nous ne pas vivre notre vieillesse comme une triste sagesse. Allluia.Toi, le Dieu compagnon et complice de notre plus intime aventure, attentif tous nos appels jusqu' nos cris les plus touffs, entends l'cho de nos voix intrieures, de nos silences, de nos peines de vie et d'amour . Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur, coute mon appel, que ton oreille se fasse attentive au cri de ma prire. Je mets mon espoir en toi, je suis sr de ta parole.

Arrtons-nous un instant ces dlicieuses connivences entre la musique et notre me, sur la foi qui peut renchanter la vie, ses jours et ses nuits, nos sagesses et nos folies, nos lans et nos replis.Chacun a son propre chant intrieur, sa musique d'me, ses airs prfrs, sa propre mlodie trouver ou retrouver.Dans la foi nous pouvons dcouvrir, avec l'oreille du cur et de l'me, Celui qui sait le mieux pincer nos cordes les plus sensibles, nos fibres les plus intimes.[53]La musique est un des plus beaux cadeaux que Dieu a confrs au gnie humain. C'est incroyable ce que l'humanit a pu faire, crer, inventer avec les huit notes de la gamme et les sept couleurs de l'arc-en-ciel...N'empchez pas la musique, nous redit le Dieu de la Bible, c'est elle qui dit le mieux l'me et son Dieu, l'amour et la vie, la peine et le bonheur.Il y a des chansons mme apparemment trs profanes qui ont un je-ne-sais-quoi de sacr, de spirituel, d'intriorit inspire qui fait vibrer en nous des dsirs, des allgresses, des pleurs, des souffles d'me, d'infini et d'ternit.Je pense, par exemple, la chanson de Jacques Brel qui s'intitule La qute. Rien qu' la lire, on rehausse en soi la tonalit de ce qu'on vit, de ce qu'on voudrait vivre, de ce qu'on espre le plus. Dans cette mouvance de sons et de mots, de sens et d'harmonies, le croyant peut deviner une trace de Dieu, et, comme un cho, cette parole: Ce qui est impossible aux hommes est possible Dieu.

[54]

La qute

Rver un impossible rvePorter le chagrin des dpartsBrler d'une possible fivre Partir o personne ne part Aimer jusqu' la dchirure Aimer, mme trop, mme mal, Tenter, sans force et sans armure,D'atteindre l'inaccessible toile. Telle est ma qute.

Mditation

On peut recevoir et comprendre l'vangile comme une invitation nous dsencombrer de bien des choses futiles qui nous empchent d'apprcier les richesses spirituelles que Dieu peut nous apporter. Une d'entre elles est constitue de musiques et de chants qui nous branchent sur d'autres longueurs d'ondes que celles de plus en plus tonitruantes de nos mdias omniprsents. On l'aura compris, la musique dont il s'agit est celle que seule l'me peut syntoniser et goter. La musique qui fait le plus de bruit n'est pas celle qui libre nos propres mlodies intrieures de l'me et du cur et permet de nous recueillir, de nous cueillir au fond de nous-mmes, et de rencontrer Dieu qui chante en nous son amour et ses promesses.C'est notre me qui nous dit: Chante-moi quelque chose pour que je sente que je suis toujours l dans ton cur. Dieu nous dit la mme chose, le mme souhait, avec la mme tonalit de tendresse, le mme accord complice.

De tous les trsors amasss par l'me humaine dans l'histoire, la musique et le chant figurent parmi les plus prcieux, bien au-del de ce qu'on appelle les oeuvres sacres. C'est dans le drame profondment humain et spirituel de sa surdit que Beethoven a compos son admirable Neuvime symphonie et son Hymne la joie. Pouvait-il mieux exprimer la mystrieuse capacit de rsurrection de l'tre humain? [55] Derrire ce qui meurt, autre chose surgit, pousse, renat en vie neuve. Beethoven tait chrtien. La mort et la rsurrection du Christ taient chez lui une source d'inspiration. son tour le compositeur renchantait ce grand mystre lumineux et silencieux de cette scandaleuse et merveilleuse foi en la victoire de la vie sur la mort, de l'amour sur la haine, du bien sur le mal, de l'esprance sur le dsespoir. En coutant cette oeuvre, on peut se dire qu'il faut de profondes harmonies de coeur et d'me pour soutenir les fortes dissonances de la vie et de l'aventure humaines.En contrepoint, je pense l'crivain Flaubert qui au plus noir de sa maladie mortelle disait: Je vais mourir comme un chien alors que cette putain de Bovary [personnage central de son oeuvre] va traverser peut-tre les sicles sans moi. L'exprience chrtienne de Beethoven ouvre un horizon de sens o corps et me font partie intgrante de l'avenir, o retentit en musique la promesse de Dieu: Je suis avec toi pour toujours. Le mystrieux, l'ineffable, l'indicible, le transcendant, prennent ici un visage, s'inscrivent dans l'histoire, rejoignent le plus existentiel de notre itinraire de vie, et nous redonnent de l'me. La musique et le chant allient nos plus intimes fibres du cur et de la chair, le corps et l'me, la vie et son au-del. Ici on comprend mieux la porte de ces mots de Dostoevski: La beaut sauvera le monde.Je n'oublierai jamais ce moment de grce dans un grand congrs international o pendant nos discussions, tour de rle, des voix discordantes s'affrontaient autour des priorits de libration. Priorit la lutte contre le racisme chez les uns, contre la pauvret chez les autres, contre le capitalisme ou le communisme chez d'autres. Non, disaient des militantes, ce doit tre la lutte contre le sexisme pour librer la femme. Et bien sr, les dlgus du Tiers-Monde qui dnonaient l'axe tragique des ingalits entre le nord et le sud de la plante. la fin de la dernire soire du congrs consacr la musique et aux chants de divers pays et continents, quelqu'un s'est lev et a dit ceci:

Nous nous sommes disputs qui mieux mieux en opposant nos priorits, en nommant ces choses dont on veut se librer, sans jamais [56] nous arrter ce au nom de quoi nous voulons lutter, ce que nous avons en commun. Ce soir, j'ai vibr jusqu'au fond de mon me ces musiques et ces chants aussi beaux que diffrents des quatre coins de la Terre. Tous avaient en commun ce que Mozart disait: Je cherche toujours deux notes qui aiment. Et moi, mon tour, je me disais: nous n'irons pas loin si nous perdons de vue, si nous n'approfondissons pas la beaut, la grandeur de l'tre humain, notre amour de l'tre humain, la tendresse de la Terre, les trsors de l'me, la mystrieuse capacit de dpassement de nos consciences o se logent nos ressorts les plus dcisifs, et tous les sortilges et envotements de nos musiques et de nos chants, qui sait, peut-tre sommes-nous les seuls dans l'univers pouvoir penser, transformer et renchanter le monde. tant nous obsder des misres, nous adoptons une mentalit misrabiliste qui maintient le pauvre dans une image dgradante et paralysante de lui-mme. Nous lui ravissons, malgr nos bonnes intentions, sa dignit, sa musique et son chant. Comme les romantiques d'hier qui disaient: Les chants les plus dsesprs sont les chants les plus beaux et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. Je ne veux en rien minimiser l'importance des luttes sociales et conomiques, mais subrepticement nous glissons vers une pure conception de l'homme producteur. Ne faisons-nous pas le jeu de ceux qui font des tres humains des rouages, des instruments, des ressources de leur conomie, de leur march, de leur systme, de leur parti, et de quoi encore?Ce soir, dans la plus totale gratuit, nous avons chant et mis en musique l'tre humain qui a une valeur en lui-mme, sa beaut, son me, sa transcendance, ses profondes harmonies capables de s