Redécouvrir Henri Lefebvre - les-lettres-francaises.fr · dans la folle bataille de la science...

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 2 février 2012. Nouvelle série n° 90 Redécouvrir Henri Lefebvre par Jacques-Olivier Bégot Cécile Gintrac Jean-François Poirier Jean-Loup Thébaud Ephire, de Gianni Burattoni La République communiste de Badiou par Jean Ristat

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s d u 2 f é v r i e r 2 0 1 2 . N o u v e l l e s é r i e n ° 9 0

Redécouvrir Henri Lefebvrepar Jacques-Olivier BégotCécile GintracJean-François PoirierJean-Loup Thébaud

Ephire, de Gianni Burattoni

La République communiste de Badiou par Jean Ristat

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . I I

HENRI LEFEBVRE

Henri Lefebvre, ce roi non couronné du marxisme français, aura-t-il été notre Lukács ? Peut-on se risquer à le penser,

alors même que ce qui les distingue fait valoir ses droits avec éclat ? Quel sens y aurait-il en effet à rapprocher le grand-bourgeois de Budapest, le membre de la nomenklatura communiste de la « grande époque » avec le fils des com-munes rurales des Pyrénées, bohème parisien et perpétuel outsider ? Enfin, malgré son mérite et le scandale de son oubli, personne n’aura l’idée de mettre la Somme et le Reste au niveau d’Histoire et Conscience de classe. Pourtant, à y regarder de plus près, la surprise se surmonte et l’apparentement perd sa brutalité. Ce qui fait, alors, leur fraternité, c’est que l’un et l’autre ont été contraints de se construire un « chemin vers Marx » (pour reprendre le titre de Lukács), ils n’ont reçu ni le communisme ni le marxisme en héritage. Kulturkritiker, c’est avec leurs moyens propres, répondant à une visée exis-tentielle, qu’ils ont élaboré leur problématique personnelle et c’est cette problématique qui les a conduits au marxisme comme à une solution. On s’en doute, cette liberté de démarche ne les prédisposait pas à la docilité. Lukács lui-même, contrairement à l’opinion générale, on l’oublie trop, se trouve presque toujours en délicatesse avec l’orthodoxie.

Quoi qu’il en soit de cette comparaison et de ses limites, nous disposons par chance d’un texte d’Henri Lefebvre qui témoigne de cette identi-fication – d’une reconnaissance avouée envers un frère et un maître. Il s’agit d’une conférence prononcée en 1955 à l’Institut hongrois. Une triple actualité explique, semble-t-il, ce salut. La RDA venait de publier un volume d’hommages au philosophe hongrois (où figure, à côté d’un texte de Thomas Mann, le Mein Weg zu Marx), Lukács venait d’être honoré du prix Kossuth et de publier la Destruction de la raison. Moment d’accalmie à saisir, car, les années précédentes, Lukács n’était guère persona grata pour deux formules qui avaient fait scandale : en remarquant que le réalisme socialiste n’avait pas encore eu son Balzac ou son Léonard de Vinci, ou que le marxisme pouvait bien être un Himalaya, un levraut à son sommet, mais qu’il ne pouvait se

gonfler plus grand que l’éléphant dans la plaine. Toutefois, on s’en doute, l’intervention de Le-febvre s’inscrivait dans une stratégie qui excédait la commémoration académique et qui avait pour véritable enjeu la discussion philosophique en France. En effet, 1955, c’est l’année des Aventures de la dialectique de Merleau-Ponty, dont la pu-blication déchaîne une terrible polémique de la part des intellectuels du PCF et notamment de la Nouvelle Critique. Merleau-Ponty s’appuyait sur Histoire et Conscience de classe, le livre maudit que Lukács avait récusé par la suite, pour pro-mouvoir un « marxisme occidental », à faire valoir, car lui seul vivant, contre l’orthodoxie venue de Moscou. Mais il ne s’agissait pas principalement pour Lefebvre de saluer la Destruction de la raison (dont il rapporte, avec profondeur, l’inspi-ration au docteur Faustus) comme correction et rectification d’Histoire et Conscience de classe ; de manière beaucoup plus subtile et perverse, la cible visée se découvre être celle de ses camarades de la Nouvelle Critique qui s’étaient engagés dans la folle bataille de la science prolétarienne. Lefebvre, de fait, n’a pas de mal à montrer que le jdanovisme de cette dernière n’est en réalité que la répétition vulgaire du gauchisme du Lukács de 1927, voué aux gémonies par la même ortho-doxie ! En brouillant ainsi les pistes, en montrant plutôt qu’elles se brouillent, Lefebvre veut poser le problème du rapport entre la philosophie et la politique, mieux, le problème du philosophe lui-même laissé en suspens : contrairement au vœu du Lukács de 1927, le prolétariat n’a pas remplacé le philosophe, la philosophie ne peut se résorber dans la science ou se dissoudre dans la politique. Latéralement, Henri Lefebvre effleure un thème qui lui est spécifique et qu’on retrouve dans toute son œuvre. Partant de l’amitié de Thomas Mann et de Lukács, il se prend à réflé-chir sur le classicisme et le rôle révolutionnaire que lui fait jouer Lukács. Henri Lefebvre, fidèle au romantisme, ici, hésite pourtant un moment. Si nous avions un Thomas Mann, peut-être pourrions-nous suivre Lukács dans son projet esthético-politique, mais nos Thomas Mann s’appellent Duhamel ! Nous sommes loin du compte !

Jean-Loup Thébaud

Bien que son œuvre compte un nombre impressionnant d’ouvrages de grande ampleur et qu’elle suscite un intérêt soutenu dans les pays anglophones ainsi qu’en Allemagne, Henri Lefebvre ne semble pas avoir eu en France la postérité qu’il mérite. Faut-il y voir la confirma-tion que « nul n’est prophète en son pays » ? La réédition, à l’initiative de Michel Surya, de l’article « Vers un romantisme révolutionnaire » invite à chercher d’autres explications de ce phénomène, en même temps qu’elle donne l’occasion de relire une pensée foisonnante.

Auteur, dès les années 1930, à une époque où les traductions de ces auteurs n’étaient pas légion, de Morceaux choisis de Marx et de Hegel, Lefebvre ne s’est pas contenté d’introduire à quelques représentants emblématiques de la tradition matérialiste, de Diderot à Lénine, puisqu’il fut aussi l’auteur de monographies consacrées à des figures aussi diverses que Nietzsche, Pascal, Musset ou Rabelais. Dans sa présentation de l’article sur le romantisme, Rémi Hess dit l’admiration que suscitait, auprès de ses étudiants de Nanterre, le « background intellectuel considérable » de ce professeur si peu académique, qui faisait fi des cloisonnements disciplinaires et n’hésitait pas, pour dénoncer l’ossification du marxisme, à s’appuyer sur Joachim de Flore, moine du XIIe siècle en rébellion contre la bureaucratie ecclésiastique : « Je n’avais jamais connu de professeur aussi engagé physiquement dans sa pensée, aussi impliqué

dans le mouvement de la réflexion qui s’appuyait sur une érudition qui nous subjuguait. » Cette culture était au service d’une recherche vivante, mue par le désir de « faire de la pensée de Marx une source d’analyse pour les problèmes actuels », au lieu de la figer dans le marbre de dogmes indiscutables.

C’était prendre le risque de rendre Marx moins familier, plus difficile à saisir, et telle est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Lefebvre n’a pas acquis la valeur canonique d’autres interprétations de Marx. Sur ce point, la confrontation avec Lukács s’avère particulièrement éclairante. Une telle entreprise impliquait de surcroît une curiosité pour la

vie quotidienne dont la tradition philosophique offre peu d’exemples et qui constitue sans doute l’un des aspects les plus actuels de l’héritage de Lefebvre, qui a peut-être appris du surréalisme cet art de percevoir « le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien », pour reprendre les termes de Walter Benjamin, autre marxiste inclassable avec qui l’auteur de la Révolution urbaine aura partagé une attirance passionnée pour la ville. À peine plus de vingt ans après sa disparition, il reste en somme à découvrir bien des aspects de l’œuvre d’Henri Lefebvre.

Jacques-Olivier Bégot

Lefebvre et Lukács

Redécouvrir Henri Lefebvre

Vers un romantisme révolutionnaire, d’Henri Lefebvre, présentation de Rémi Hess, Nouvelles Éditions Lignes. 80 pages, 9 euros.

Évoquant la trajectoire de Friedrich Schlegel, cet esprit si libre dans sa jeunesse, « athée, radical, individua-

liste », qui entraîne dans son sillage tout le romantisme d’Iéna, pour finir moins de deux décennies plus tard en « philistin gras, à la parole onctueuse, gourmand, paresseux et vide », converti au catholicisme et à la solde de Metternich, Blanchot se demande : « Qui est le vrai ? Le dernier Schlegel est-il la vérité du premier ? Est-ce que la lutte contre le bour-geois banal ne sait engendrer qu’un bourgeois exalté, puis fatigué et, pour finir, contribue seulement à une exaltation de la bourgeoisie ? » Le problème du romantisme est ainsi posé dans toute sa complexité, et c’est avec une conscience tout aussi aiguë des équivoques du romantisme qu’Henri Lefebvre aborde le dé-bat, dans un article de 1957 qu’il faut féliciter Michel Surya d’avoir eu l’idée de republier. La date a évidemment son importance : comme le rappelle Rémi Hess, c’est le moment où Lefebvre, accusé par les communistes fran-çais d’être l’auteur du rapport Khrouchtchev, rompt avec le Parti au lendemain du soulè-vement ouvrier de Budapest, pour s’engager dans la rédaction de la Somme et le Reste. La conjoncture, au demeurant, n’est guère favorable au romantisme, qui est loin de cor-respondre aux canons de l’esthétique marxiste officielle. Lukacs lui-même, en rupture avec son propre romantisme de jeunesse, défend la cause du réalisme et n’a de cesse de brocarder les avant-gardes, au nom de ce que Lefebvre appelle à juste titre un « néoclassicisme » dont le verdict lui paraît sans appel : « Le roman-tisme tend inévitablement vers une attitude réactionnaire. »

Avec une perspicacité dont les recherches de Michael Löwy et Robert Sayre ont fait ressortir toute la fécondité, Lefebvre choisit d’adopter une perspective diachronique qui le conduit à distinguer deux versions du ro-

mantisme : tandis que « l’ancien romantisme », quelles que soient les différences que présen-tent ses manifestations respectives de part et d’autre du Rhin dans la première moitié du XIXe siècle, se définit par « l’homme en proie au passé », « le nouveau romantisme » rompt avec la fascination des origines et se place ré-solument sous le signe de « l’homme en proie au possible ». Dans le détail, la typologie est cependant plus fine et plus nuancée, puisque le nouveau romantisme prolonge l’ancien autant qu’il se sépare de lui.

L’ancien romantisme apparaît même tra-versé par de profondes divisions : si le roman-tisme allemand cherche essentiellement, aux yeux de Lefebvre, à « éluder la révolution » et ne remet pas fondamentalement en ques-tion l’ordre social de l’époque, le mouvement romantique français s’efforce au contraire d’accompagner, au moins sur le terrain de l’art, les conséquences de la Révolution fran-çaise. Bien que ces distinctions aient tendance à gommer la complexité du romantisme alle-mand, où l’inspiration révolutionnaire, loin d’être absente, fut peut-être à la source de tout le mouvement, elles redonnent toute leur importance au « désaccord », au « dédouble-ment » et au « déchirement » essentiels à tout romantisme, auxquels le classicisme ne peut accorder qu’une place subordonnée.

Dans les dernières pages de son article, Lefebvre approfondit la définition de cette catégorie du possible, dans la perspective d’une « dialectique » où le « possible-possible » (où la recherche d’un dépassement des contradic-tions n’exclut pas le conformisme) s’oppose au « possible-impossible » que le romantisme proprement révolutionnaire aspire à réaliser. Avec cette alliance des contraires qui exprime de façon paradigmatique les tensions qui tra-versent le romantisme, voire le définissent, il y va, en définitive, d’un autre rapport au présent, que Lefebvre résume d’une formule qui ne rappelle pas par hasard la conception nietzschéenne de l’inactualité : « “Nous” vi-vons intégralement notre temps, précisément parce que nous sommes déjà de cœur au-delà. »

J.-O. B.

Équivoques romantiquesD

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L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . I I I

HENRI LEFEBVRE

Associé au souci du pauvre, le pain, ou au train-train d’une vie banale et désillusionnée, « le quotidien » est devenu une notion à la fois floue

et désirable, attrayante et répulsive. Elle navigue entre la banalité de l’existence et l’écueil des tracas. Elle trouve-rait en quelque sorte sa traduction dans « le journal », bien résumée dans la rubrique « Horoscope » : « Amour, Travail-Argent, Santé ». On comprend quel a pu être le mépris d’un Heidegger voyant dans l’Alltäglichkeit la-vie-quotidienne-marigot, où s’abrasent les diffé-rences. L’homme moderne, apathique ou affairé, fuit dans le chez-soi navrant de la quotidienneté. Mais la vie quotidienne, telle que la conçoit Henri Lefebvre, ne saurait se confondre avec cette déchéance de l’esprit dont les magazines sont peut-être, plus que le reflet, l’instrument, possiblement détourné si on adopte le point de vue optimiste du braconnage culturel cher à Michel de Certeau. Elle peut être ce fond, qui, une fois qu’on l’a touché du pied, permet au plongeur au bord de l’asphyxie de remonter s’il est habile dans son mouvement. L’espoir, c’est connu, n’est donné qu’aux désespérés, les autres n’en ayant pas besoin.

Mais en voulant s’emparer par les mots et la pensée de cet objet mouvant par excellence qu’est la vie quo-tidienne, Henri Lefebvre avait une ambition qui, pour accessible qu’elle parût au premier abord, recelait de redoutables difficultés. Qui fut donc cet Henri Lefebvre aujourd’hui bien oublié ? Un Français typique comme il le portraiture dans sa Critique de la vie quotidienne ? Le Français, c’est Descartes, bien sûr, les rues toutes droites, Richelieu, la ville où tout est d’équerre, la musique de Rameau, certes c’est tout cela, mais c’est aussi son contraire : « Ce Français cartésien aime la vie bouillonnante et imprévue. Il se laisse emporter par de singu-liers engouements. La France est aussi la patrie de la mode, de l’éphémère, de la frivolité, des parfums et des fanfreluches, de la féminité. » On croirait le portrait de Lefebvre, il a écrit un Descartes et un Musset, plus persévérant que Gide qui n’y était pas parvenu, on peut penser qu’il a lu le Capital en entier, mais il préférait assurément la compagnie des belles femmes à celle des professeurs d’université, fussent-ils marxistes. Sa postérité contemporaine, si l’on me passe cette audacieuse

formulation, ce sont les situationnistes ou le mouvement Cobra, ou encore le sociologue artiste que fut Baudrillard, et il fut et reste ignoré de la Sorbonne. Robert Voisin, qui a été son remarquable éditeur à L’Arche, a publié la Critique de la vie quotidienne en 1947, le dernier retirage date de 1980, et seulement le tome III est épuisé. Il en serait autrement s’il lui était arrivé de figurer au programme de l’agrégation.

La question reste de savoir comment s’emparer de cet objet qui nous fuit quand on veut l’appréhender, sans le dénaturer,

sans le corrompre par des artefacts. Certainement pas avec la langue des savants, le vocabulaire barbare des structuralistes. Il s’effarouche facilement et s’évanouit dès qu’il voit une note de bas de page, une citation savante.

Une écriture fluide, aisée, proche de la conversation pourra seule capter cette vie quotidienne, eau vive, toute différente de la vie privée, eau stagnante. On songe à du Garaudy, mais qui aurait plus de profondeur, ou à l’Adorno de la vie mutilée, de la vie qui ne vit pas, mais qui n’atteindrait pas l’ampleur du grand Theoriekritiker.

L’ambiguïté de cette, on n’ose dire « méthode », c’est encore trop dire, de cette « manière » disons, pour rester neutre, c’est qu’on perd toute extériorité qui permettrait de cerner, de définir cette vie quotidienne, de qualifier cette dérive, pour parler comme les situationnistes. Le grand ancêtre en la matière est Georg Simmel. Comment est-il passé de sa thèse, publiée en 1881, l’Essence de la matière selon la monadologie physique de Kant, à la Psychologie des femmes, qui paraît en 1890 ? Le penseur qui aura su le mieux observer la buée de son époque déposée sur la vitre qui nous sépare du monde avait été un philosophe allemand au sens le plus classique du terme, mais il aura éprouvé l’impossibilité de penser le moderne dans les termes de la raison pure. Puis, après avoir caboté le long de la côte wilhelminienne, au moment où la mer est de-venue furieuse, il a connu la tentation nostalgique de la terre ferme, et ce fut pour la trouver, provisoirement, dans une solution nihiliste : dans un nationalisme d’abord intransigeant puis qui alla s’émoussant.

« Mais le plus important, ce sera qu’elle (la théorie) puisse ouvrir la perspective du dépassement, et montrer comment résoudre l’antique conflit du quotidien et de

la tragédie, de la trivialité et de la fête. » N’a-t-on pas là une transposition exotérique du fameux point ésotérique « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » ? Le danger d’une solution qui est à la fois le solvant et l’objet dissout, c’est qu’elle risque de perdre toute opérativité. Nous sommes quelques-uns à nous débattre dans ce piège.

Jean-François Poirier

Le Droit à la ville, d’Henri Lefebvre, Economica, Paris, 2009. 136 pages, 14 euros.

Publié deux mois avant Mai 1968, le Droit à la ville a sans doute inspiré quelques slogans pendant les manifestations, mais l’ouvrage a

surtout connu, avec sa traduction anglaise en 1996 et la découverte de cette œuvre par le monde de la recherche anglophone, ce qu’il faut bien appeler une deuxième naissance. Le concept s’est imposé depuis comme une référence incontournable des pensées critiques et radicales de la ville chez des auteurs comme David Harvey ou Edward Soja, mais aussi bien au-delà, notamment en Amérique latine, et jusqu’en Corée. Le « droit à la ville » a même été intégré aux rapports de l’ONU et de l’Unesco depuis une décennie. En 2010, un rapport d’ONU Habitat invitait ainsi les autorités locales à donner à chaque résident un « droit à la ville ».

La diffusion mondiale de ce concept tient avant tout aux apports théoriques de l’ouvrage. Le phi-losophe y rejette la spécialisation et la fragmen-tation des pensées de la ville entre sociologues, géographes, aménageurs, architectes… L’approche se veut consciemment totalisante.

Car c’est bien une « théorie de la ville et de la société urbaine » que Lefebvre contribue à former.

Pour l’auteur, la ville n’est pas un lieu parmi d’autres de la production capitaliste. Elle est même davan-tage que le lieu privilégié de cette accumulation. En effet, « la ville moderne intensifie en l’organisant l’exploitation de la société entière ». Le droit à la ville est donc sans nul doute la première tentative de « mise en espace » de l’économie politique de Marx à l’échelle urbaine.

En 1968, Lefebvre dénonce l’urbanisme mo-derne et fonctionnaliste des Trente Glorieuses, qu’il conçoit comme une forme d’urbanisme d’État au service des intérêts capitalistes. Il observe les effets d’une planification qui implique la dissociation croissante des lieux de travail et des lieux de rési-dence et la nécessité de déplacements pendulaires qui en découle. Ces dynamiques structurelles ne transforment pas uniquement les paysages et les rapports de production, ils conditionnent la vie quotidienne des citadins, en les privant des possibi-lités de rencontres et d’échanges qui font l’essence de la ville.

À bien des égards, Henri Lefebvre décrit déjà la ville néolibérale à venir, et les prémices d’une mise en concurrence généralisée des espaces urbains : « Elle se profile devant les yeux, la ville idéale, la Nouvelle Athènes. New York et Paris en proposent déjà une image, sans compter quelques autres villes. Le centre de décision et le centre de consommation

se réunissent. Basée sur leur convergence straté-gique, leur alliance sur le terrain crée une centralité exorbitante. (…) Fortement occupé et habité par les nouveaux Maîtres, ce centre est tenu par eux. »

Le Droit à la ville assume par ailleurs sa visée transformatrice et émancipatrice. Le titre de l’ou-vrage est si proche du slogan qu’on pourrait presque en venir à le regretter. Repris par les agences de communication des ministères et des collectivités locales, il est devenu un outil parmi d’autres de ce que l’on nomme désormais le marketing territorial. Lefebvre avait d’ailleurs tenté de dissiper les am-biguïtés : « Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. » Il faut donc l’entendre comme le droit, pour les citadins, de produire leur ville plutôt que l’accès à une ville déjà constituée et structurée par les forces capitalistes. Cette « utopie expérimentale » que Lefebvre appelle de ses vœux n’a rien à voir avec « l’idéologie de la participation (qui) permet d’obtenir au moindre prix l’acquiesce-ment des gens intéressés et concernés. (…) N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà un nom ? Elle se nomme autogestion. » C’est à cette seule condition, n’en déplaise aux commu-nicants et aux technocrates, que le droit à la ville prend sa véritable dimension émancipatrice.

Cécile Gintrac

Henri Lefebvre, penseur de la vie quotidienne

Penser dans la « jungle des villes » Quelques ouvrages d’Henri Lefebvre

l Le Matérialisme dialectique, 1939l Critique de la vie quotidienne, 1947l La Somme et le reste, 1956l Problèmes actuels du marxisme, 1958l Le Droit à la ville, 1968l La Révolution urbaine, 1970l Au-delà du structuralisme, 1971l Le Temps des méprises (entretiens avec Claude Glayman), 1976l La Révolution n’est plus ce qu’elle était (avec Catherine Régulier), 1988l Conversations avec Patricia Latour et Francis Combes, 1991

DR

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . I V

LETTRES

Lettres à André Breton, 1918-1931, de Louis Aragon. Édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet. Gallimard, 472 pages, 23,90 euros.

Ils s’étaient rencontrés à la fin de septembre 1917, au Val-de-Grâce. Il y avait entre eux la poésie, déjà la révolte et le refus que la poésie ne soit que cela – que littérature. Ils se

déchirèrent en mars 1932, séparés, a-t-on dit, par la politique. Se quittèrent-ils pour autant ? Dans l’existence, c’est certain. Avec hauteur pour l’un, mutisme pour l’autre, longtemps, taisant leur plaie. Ils se sont considérés du coin de l’œil toujours, l’un polémiquant, l’autre dans un silence dont il ne sortira que tard, après la mort de l’ancien ami, pour des évocations disant, bien plus que la nostalgie d’une jeunesse, la tendresse enfouie… Qui, « ils » ? Faut-il continuer ? Depuis longtemps déjà, les deux jeunes poètes de 1917 sont entrés dans la légende et leur amitié brisée constitue l’une des pages les plus fameuses de l’histoire littéraire du siècle dernier. Non sans mélectures. Les éditions Gallimard viennent de publier, sous le titre Lettres à André Breton, 170 lettres d’Aragon à Breton échelonnées du 18 mai 1918 au 2 septembre 1931, dans une édition présentée et annotée par Lionel Follet.

Si l’on connaissait déjà quelques pièces partielles d’un bref et révélateur moment de crise entre les deux amis, en janvier 1919, quand Aragon se posait en mal-aimé et trahissait par l’intensité de son chagrin une amitié aux allures passionnelles, l’étendue ici de la correspondance révélée et commentée avec l’érudition irréprochable du spécialiste couvre une période autrement considérable. Il y manque, pour les amateurs de linéarité, les réponses de Breton, encore soumises pour quelques années au silence des archives. La voix seule d’Aragon, donc, se donne à entendre. Est-ce effet de cette solitude ? Il semble que l’une des constantes des lettres, et peut-être de la relation entre les deux amis, tient dans l’appel incessant d’Aragon à son destinataire, non sans chantages et danse des sept voiles : « Aussi de temps en temps je veux éprouver ton amitié et je demande : quelle est la couleur des arbres, et si tu me dis tricolores je saurai bien que tu mens. Mais tu réponds durement, avec des mots très purs. Alors je reprends TA main. »

Deux massifs surtout forment l’essentiel du livre, et par là même l’apport décisif de cette publication : les années 1918-1919, quand Aragon écrit depuis le front ou, plus tard, son affectation alsacienne, et les longues lettres détaillées écrites depuis Moscou, à l’automne de 1930, qui rendent compte du congrès des écrivains dit « de Kharkov », épisode fondamental pour l’histoire du surréalisme et la biographie d’Aragon. C’est dire l’importance de ce livre, si l’on veut le considérer comme un document. Pièce en mains, donc, Lionel Follet peut dans son in-troduction rompre avec les lectures et interprétations polémiques, outrancières, concernant ce fameux congrès. Rappelons donc, une fois encore, ce qu’il nous fut permis de supposer sur cette affaire, et qu’on est heureux de voir confirmé : non, Aragon – ni Sadoul, qui l’avait rejoint – ne s’est pas vendu aux autorités soviétiques à cette occasion. Trouvant le moyen par raccroc de se faire inviter à un congrès de littérateurs comme l’Union soviétique commençait à savoir les produire, alors qu’il s’était rendu avec Elsa Triolet à Moscou pour rendre visite à Lili Brik après le suicide de Maïakovski, Aragon a espéré y conquérir une reconnaissance des positions surréalistes en matière de création et faire du groupe, contre l’influence de Barbusse et

d’écrivains plus traditionalistes, le véritable correspondant en France de l’avant-garde révolutionnaire. Les lettres montrent que tout se fit dans l’urgence et qu’Aragon s’est un peu naïvement (l’avenir l’aidera à progresser sur ce point…) félicité des succès de tribune – « le rapport sera publié in extenso », se réjouit-il le 20 novembre 1930 – en oubliant que, dans les labyrinthes de la politique, l’essentiel se joue en coulisses. Ainsi fut-il conduit, le théâtre de voix fini, et sous peine de voir perdus tous les bénéfices qu’il croyait avoir obtenus pour le surréalisme, à signer une déclaration se désolidarisant du Second Manifeste « dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique ». L’apprenti stratège fut donc manipulé et les débutants en pratique du pouvoir défaits de leurs espérances. Peut-on espérer l’affaire close, et les polémiques ?

Bien plus passionnante est la découverte des lettres expédiées depuis le front. Elles confirment en grande partie ce qu’Aragon avait pu dire de sa guerre, la première, de l’étrange intensité de vie qu’il y connut : « Tout est ici étourdissant, vois-tu », note-t-il depuis le front. Il faut tenir compte évidemment de l’ironie, du dandysme juvénile et du choix, expliqué par Aragon plus tard, de ne pas faire « l’honneur » à la guerre de lui accorder attention. Mais même à compter avec cette défense bien com-préhensible, la lecture de ces lettres est saisissante : la grande affaire est l’écriture, l’envoi de textes, les jugements. C’est aussi que par la rédaction des lettres, le soldat anéantit la guerre qui l’entoure, d’où l’entrain, la vivacité de certaines missives, faites pour séduire incontestablement, et s’étourdir en même temps : « Le temps merveilleux. Les tranchées. Ce petit bout de boyau. (…) Mais comme un homme que l’amour fatigue, le canon ne dit qu’un mot, et se recueille pour de futurs. » Les explications de l’éditeur permettent à qui veut s’y plonger de découvrir

ici l’étendue des citations cachées, des références et effets de connivences entre les amis, dans une plume parfois un peu saturée, comme le sont les écritures commençantes. Les érudits chercheront (et trouveront) de quoi préciser où en étaient les admirations, les reconnaissances et les répudiations d’un jeune génie cherchant encore son propre chemin. On découvre ainsi la complexité de la relation à Apollinaire et l’on peut éprouver le petit plaisir de prendre la mémoire du vieil Aragon en flagrant délit d’enjolivement.

Pour qui connaît en effet la page émue par laquelle Aragon disait avoir été « aveuglé » par un petit bout de papier reçu de Breton lui écrivant : « Mais Guillaume Apollinaire vient de mourir », l’exclamation du 17 novembre 1918 aurait de quoi surprendre : « Apollinaire est mort Hourrah et c’est compris ! » Nulle duplicité cependant du jeune homme écrivant dans le même temps un hommage au défunt : le texte public dira aussi les limites d’un héritage, et le sentiment, aussi injuste qu’on voudra (cet âge est sans pitié), que l’auteur d’Alcools ne faisait que se survivre.

Mais cette correspondance n’est pas qu’un document d’histoire littéraire. Entre les inévitables échanges d’informations qui font parfois la pesanteur du genre, c’est, d’abord, une écriture qui s’es-saie, joue et jouit de diversités qu’offre le genre ouvert de la lettre, s’amuse d’un jour à l’autre à se contredire, explore le décousu.

Les pépites dès lors abondent : « C’est un contemporain. Il faut tuer les contemporains », « Qui nous délivrera du style ? », « Ce qui m’étonne, ta voix est la seule qui ne s’altère pas par la poste », « Ce qui me dégoûte chez les poètes, c’est que ce sont des rusés ou des futés »… C’est aussi et déjà toute l’âme d’Aragon dans le scintillement d’une douleur qui ne se dit que par le jeu avec elle-même : « Chlore, ô chlorose. Toussant, ah, inutile de jouer avec les sons, ils ne rebondissent plus. Le mot : feuillée se détourne tristement de son sens.

Il faut bien que je me détourne de mes sens. Le vent frais du soir sur ma figure chasse le démon des lettres. Il pleut très doucement. Louis. »

Les Lettres à André Breton sont du Aragon. C’est tout dire.Olivier Barbarant

P. S.Le numéro 52 de Faites entrer l’Infini, publiée par les Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, vient de paraître. On y lira avec intérêt plusieurs textes. D’abord, une importante mise au point d’Aragon sur Paul Valéry et la façon dont les jeunes surréalistes appréciaient son œuvre et sa carrière ; une présentation originale par l’océaniste Patrick O’ Reilly du livre d’Elsa Triolet À Tahiti, récemment publié aux Editions du Sonneur ; une lettre du philosophe Guy Besse à Elsa Triolet qui revient sur les questions du temps et de l’histoire dans ses derniers romans. La partie iconographique de la revue est consacrée au peintre Jean Amblard et plus particulièrement à son œuvre graphique. Des textes d’Elsa Triolet, de Paul Eluard, une lettre d’Aragon et une longue étude de Richard Bucaille rappellent quel peintre fut Jean Amblard auquel Raoul Sangla vient de consacrer un passionnant film vidéo.Le numéro peut s’acquérir auprès des Amis d’Aragon et Elsa Triolet, 58, rue d’Hauteville, 75010 Paris au prix de 13 euros, franco de port.

La nuit n’éclaire pas tout, de Patricia Reznikov, Albin Michel, 352 pages, 20 euros.

Patricia Reznikov fait partie de ces auteurs capables de nous procurer des surprises, de nous intriguer et de nous passionner.

Elle nous fait éprouver ce fameux « plaisir du texte » dont Barthes s’était fait le héraut. Son dernier roman, La nuit n’éclaire pas tout, est une belle réussite. Il échappe au canevas classique du genre sans entrer dans les périlleux dédales de l’expérimentation. Oui, il nous donne beaucoup de plaisir, mais aussi nous procure d’autres sentiments, un peu de tristesse, souvent de la mélancolie, parfois même de l’affliction, sans jamais pour autant distiller tristesse et ennui.

Je pourrais même dire que le ton est enjoué, le style enlevé, l’expression heureuse.

L’intrigue ? Il n’y en a pas à proprement parler. Et pourtant le mouvement ne manque pas : on ne cesse de parcourir l’Europe en tous sens, d’Amsterdam à Londres, en passant par Turin, pour toujours revenir dans un Paris qui a conservé sa beauté nostalgique – un Paris situé entre le réel et l’imaginaire, entre sa vérité et son mythe. Le héros de cette aventure est-il Benjamin Himmelbar, un écrivain déjà âgé, revenu de tout ou presque, ou Héloïse, une jeune fille, curieuse, impérative et excentrique qui l’entraîne à la suivre dans ses folles randon-nées n’obéissant qu’à ses impulsions ?

Comment ne pas voir ces pages comme un art du voyage, qui est aussi un art amou-

reux ? Comment ne pas le regarder comme une aventure entre deux êtres qui s’inspirent l’un l’autre alors que si peu de choses devraient les rapprocher ? Et s’il s’agissait de la mise en scène de la relation étrange entre un romancier et sa lectrice ?

Ce n’est pas tant un périple dans l’espace des villes qu’une circumambulation dans des cultures qui ont façonné un être, au fil du temps et des épreuves, comme si nos personnages apparte-naient à une diaspora de gens du voyage intérieur.

Ce qui est le plus admirable dans ce roman, c’est la vie qu’elle magnifie, malgré toute sa pesanteur et les désillusions qu’elle charrie, c’est la faculté de son auteur de rendre non seulement crédibles, mais aussi émouvantes et palpables, les émotions suscitées par ces aventures qui se

situent à mi-chemin entre Conrad, les livres de voyage de Morand et les errances de Rilke. Cela le rend inclassable et, de ce fait, attirant. Patricia Reznikov nous apprend que le chemin (comme une interprétation occidentale du tao) est tout. Les accidents qui surviennent sur la route sont les moments de l’enseignement, de l’expérience, de la création. Le roman est l’histoire de deux figures en miroir qui déjouent le mythe de Faust : le vieil homme conserve sa jeunesse et la belle et légère Héloïse apprend à vieillir (c’est-à-dire à construire son propre théâtre de la mémoire) sous ses formes adorables. C’est au milieu des fantômes des poètes des siècles passés que leur vie trouve paradoxalement sa dimension concrète et s’accomplit.

Gérard-Georges Lemaire

« Et écris-moi, je suis si nu ! »

Du voyage comme diaspora du désir

Dessin de Gianni Burattoni.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . V

LETTRES

La Vie de Monsieur Descartes, d’Adrien Baillet (Éditions des Malassis, 1 060 pages, 45 euros).

Carnet de notes 2001-2010, de Pierre Bergounioux (Verdier, 1 260 pages, 39 euros).

«Il traitait durement son corps, comme un ennemi insolent qu’il faut toujours tenir assujetti. Tous les jours il s’ap-

pliquait à lui retrancher de son ordinaire, il l’avait enfin accoutumé à ne dormir que cinq heures, encore le plus souvent habillé, à ne faire qu’un repas, à ne pas boire de vin, à se passer de feu, à ne sortir qu’une fois la semaine en ville, à garder le cabinet. / Dans un corps ré-duit à l’extrême, l’esprit ne pouvait manquer d’être libre, et le maître de l’un et de l’autre. » Ces quelques phrases extraites de l’Abrégé de la vie de Monsieur Baillet font du théologien proche des jansénistes un héros de la pensée, un esprit pur, dont le fonctionnement est poussé à ses extrêmes limites. On comprend donc que son livre le plus célèbre soit la Vie de Monsieur Descartes, publié en 1691, quinze ans avant sa mort. Cette biographie mythique jamais encore rééditée dans l’intégralité de ses 1 000 pages reste, pour les spécialistes, le plus grand livre écrit sur l’auteur du Discours de la méthode, une vie jour après jour du philosophe français et une analyse de sa philosophie.

C’est le premier livre publié par les jeunes Éditions des Malassis, le rêve d’un éditeur qui semble avoir créé sa maison pour se faire ce plaisir. Espérons que son ambition – le livre est impeccablement édité, allant jusqu’à donner la pagination de l’édition originale, afin d’être aussi un outil de travail pour les chercheurs – sera récompensée et que, au fil des ans, on le verra sortir d’un semi-oubli d’autres textes essentiels.

La vie de Descartes, on le sait, a d’abord été une vie d’aventures :

Descartes a été militaire (on se souvient du début de la deuxième partie du Discours de la méthode : « J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; (…) le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trou-vant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais seul tout le jour enfermé dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pen-sées », il a fréquenté les ruelles des belles dames du Paris de Louis XIII, il s’est battu en duel. Sa vie, avant de devenir celle d’un héros de la pensée, a été celle d’un jeune homme de bonne famille, d’un aventurier lettré. Une vie de cape et d’épée, presque.

Et le livre d’Adrien Baillet fait la part belle à cette époque de l’existence du philosophe : sa biographie est l’exploration systématique,

passionnante, de la totalité d’une aventure humaine. Il s’agit sans doute, avec la Vie de Samuel Johnson, de James Boswell, du plus grand accomplissement de la biographie en tant que genre littéraire.

On suppose que Roberto Rossellini y a beaucoup puisé pour écrire le scénario de son Descartes, qui en est comme l’équivalent ciné-matographique : la pédagogie portée à son stade ultime, le récit d’une vie, l’explication d’une pensée, la dissection d’une pensée expliquée par une vie.

Si l’on ne peut que supposer que Rossellini s’est inspiré de Baillet, on sait, en revanche, qu’il s’agit d’un auteur de chevet pour Pierre Bergounioux, dont Descartes est le héros, om-niprésent dans nombre de ses romans, et à qui il a consacré un bref essai, Une chambre en Hollande.

Le mercredi 6 juin 2007, il note dans son carnet : « Il va faire beau.

Les trente pages que j’ai écrites sur Des-cartes ne valent rien. Elles appellent une refonte complète si même elles ne sont pas à mettre au panier. Je n’avais pas suffisamment clarifié l’affaire, avant de m’y jeter », et le lendemain, jeudi 7 juin : « Il a plu dans la nuit. Je relis Baillet in extenso et reprends l’affaire hollandaise au commencement. » Gageons qu’il aura été l’un des premiers acheteurs de cette réédition.

Le troisième volume de son Carnet de notes est aussi beau, aussi précieux, humainement,

que les deux premiers. Il n’y a sans doute, dans la littérature autobiographique du XXe siècle, que le Journal, de Léon Bloy, pour faire montre d’une telle authenticité, d’une telle sincérité, d’une telle simplicité, dans la description, au jour le jour, de la vie d’un homme, de ses soucis, de ses colères, de ses joies parfois, aussi, mais plus souvent de ses peines. Le journal de Ber-gounioux n’est pas de ces journaux d’écrivain qu’on parcourt à partir de l’index, pour s’amu-ser d’un ragot, d’un portrait, d’une vacherie. Ici, pas d’index, pas de « gens-de-lettrisme ». Il ne s’agit pas du journal d’un écrivain mais du journal d’un homme comme les autres, qui voit grandir ses enfants, vieillir sa mère, qui devient lui-même grand-père, et sent le poids des ans et de la maladie. Le Carnet de notes, c’est le récit des travaux et des jours d’un « honnête homme », voué à sa famille, à son travail et à ses réflexions, qui s’interroge sur le monde qui l’entoure (Bergounioux, jusqu’en 2009, est resté professeur de collège), un récit qui, par sa simplicité, sa modestie, sa transparence, devient un livre universel.

Quand on prend le Carnet de notes à la pre-mière page, on lit les mille pages suivantes avec fascination : Bergounioux nous parle à tous, et sa vie banale – indépendamment du fait qu’il est, avec son ami Pierre Michon, l’un des très grands écrivains français d’aujourd’hui – est celle de chacun d’entre nous.

Christophe Mercier

Des vies écrites

La Séquence de l’énergumène, de Gabriel Matzneff. Éditions Léo Scheer. 340 pages, 21 euros.

Le style pamphlétaire demande, exige une grande maîtrise de l’écriture. Se maintenir quotidiennement sur cette corde raide est une gageure que Gabriel Matzneff releva dans

sa chronique consacrée à la télévision, du 30 octobre 1963 au 15 février 1966, dans le journal Combat, où il tenait également une détonnante chronique politique hebdomadaire qui lui avait valu l’intérêt, entre autres, de Breton ou d’Aragon. Lorsque Henri Chapier eut l’idée de cette « séquence » sur la balbutiante télévision française, qui ne comptait alors – rappelons-le – qu’une seule chaîne, Matzneff est un jeune homme qui n’a rien publié – son premier livre, le Défi, paraîtra en 1965.

Dès sa première chronique, Matzneff pose le ton : ce sera celui d’un bretteur – à l’image de ces trois mousquetaires ché-ris depuis son enfance. Il n’épargne rien ni personne. Surtout pas les puissants. De Gaulle est au pouvoir. Son parti, l’UNR, s’impose partout. Le pouvoir politique en place est omnipré-sent, contrôle tout, censure à tour de bras. L’ordre régnait sur les médias. Rien ne lui échappe. Matzneff, qui va bientôt soutenir avec enthousiasme François Mitterrand, utilise tous les ressorts de sa plume pour les dénoncer. L’humour est de mise. Prenons un exemple : « Jeudi soir, le récital tant attendu de Bianca Castafiore ne nous a pas déçus. Cette chère Bianca ! Comme jadis Kirsten Flagstad, la grande wagnérienne, elle ne se résigne pas à faire ses adieux au public. Ainsi, sept années encore, elle compte charmer le spectateur de la Scala de Milan. Quelle chance est la nôtre ! “Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir ! Est-ce toi, Marguerite ? Réponds, réponds vite !” » Qui est ainsi décrit ? Qui se cache sous le nom de Bianca Castafiore ? Rien moins que le Général ! Cependant, quelques chroniques plus tard, Matzneff lui rendra hommage, car tout honnête homme a le sens de la grandeur. La grandeur n’était pas le fait de tous les hommes de pouvoir du gaullisme, loin s’en faut. Si les Alain Peyrefitte, qui muselait l’information aussi bien que le régime soviétique, Georges Pompidou (surnommé « Bougnaparte »), Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, et autres sont allègrement brocardés, Matzneff ne se contente pas de l’humour rappelant au passage les propos louangeurs pour Pétain du très catholique directeur de l’ORTF, Wladimir d’Ormesson.

La politique, dans ces textes qui débordent bien souvent du cadre imposé pour offrir des réflexions sur des thèmes chers à

l’auteur, n’est pas le seul combat de Matzneff. L’un d’eux sera d’ailleurs irrémédiablement perdu : celui contre la vulgarité des émissions proposées, car le pouvoir gaulliste, dès la naissance de la télévision, avait compris combien ce média pouvait servir à la crétinisation des esprits, donc à leur asservissement. Matzneff s’en prend alors à Zitrone, à Guy Lux ou à l’émission Âge tendre et Tête de bois, dont le présentateur est qualifié de « yé-yé ranci, le Luis Mariano du pauvre, l’homme au râtelier twisteur, le responsable de l’émission le plus bête et le plus vulgaire que produise l’ORTF ». En revanche, Matzneff s’enthousiasme pour les réussites du petit écran telles que l’adaptation du Dom Juan, de Molière, par Marcel Bluwal avec Piccoli et Brasseur, qui reste encore aujourd’hui un petit chef-d’œuvre, ou l’Ubu

mis en scène par Jean-Christophe Averty, qui subissait les foudres de la censure parce qu’il passait des bébés au hachoir et que notre auteur s’emploie à défendre.

Que ce soit pour des raisons politiques, morales ou es-thétiques, Matzneff n’est jamais dupé par la télévision – au point de refuser pendant un certain temps de faire entrer un poste chez lui. D’ailleurs, bien souvent, cette chronique n’est qu’un prétexte à évoquer des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés dans l’ensemble de son œuvre. Il en pro-fite pour polémiquer respectueusement avec Mauriac, pour défendre l’orthodoxie, pour laquelle il obtient une émission le dimanche matin, sans oublier les musulmans, pour les-quels il réclame un égal temps d’antenne, pour parler de cinéma ou d’écrivains. Il affirme que la télévision ne sera jamais un instrument pédagogique qui permettrait d’élever les spectateurs. Il sait qu’il vaut mieux lire Saint-Cyran que regarder un documentaire sur Port-Royal. Devant les programmes de Noël, il donne ce conseil : « Allez à la messe de minuit, allez en boîte, faites n’importe quoi, mais surtout ne regardez pas la télévision. » Il va même plus loin, prévoyant les effets terribles de cette entrée du monde dans les foyers : « Je me demande si, en nous apportant le monde à domicile, la télévision n’est pas en train de tuer – surtout chez les plus jeunes d’entre nous – le sens du merveilleux et le goût de l’aventure. Oui, la télévision n’est-elle pas en train de créer une génération de petit-bourgeois voyeurs qui, le derrière dans un fauteuil, se contenteront de regarder vivre les autres sur le petit écran, au lieu de vivre eux-mêmes ? »

Ces chroniques sur la télévision, comme les articles déjà recueillis dans divers volumes (le Sabre de Didi, le Dîner des Mousquetaires, C’est la gloire, Pierre-François !,

Yogourt et Yoga ou Vous avez dit métèque ?) ne constituent pas un à-côté de l’œuvre de Matzneff. Ils en sont un élément, au même titre que les romans, essais ou volumes de journal intime, et leur style en est tout autant soigné, tout autant personnel, en un mot tout autant excellent. Comme la Révolution selon Cle-menceau, l’œuvre de Matzneff est un bloc dont le fil conducteur est la volonté de tout dévoiler de soi, ses passions, ses doutes, ses enthousiasmes, ses colères, ses deuils, aussi bien l’homme intime souffrant et jouissant, amoureux ou au bord du suicide, que l’homme social aux attitudes et combats multiples. Lisez, relisez Matzneff. Son œuvre possède cette rare vertu de rendre ses lecteurs plus vivants.

Franck Delorieux

Matzneff spectateur de la télévision

Dessin de Gianni Burattoni.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . V I

LETTRES

La Mer et le Martin-pêcheur, de Bui Ngoc Tan, L’Aube Éditeur. 514 pages, 29,90 euros.

Une vie de chien, de Bui Ngoc Tan, L’Aube éditeur. 140 pages, 6,90 euros.

La littérature vietnamienne ne se réduit pas, comme on serait tenté de le croire en France à la seule Duong Thu Huong, où

elle s’est installée, fuyant les rigueurs du régime de son pays. Nous en avons une éclatante confir-mation avec la récente parution d’un pavé – à tout le moins aussi « romanesque » et critique que les ouvrages de la romancière – signé Bui Ngoc Tan et qui a pour titre la Mer et le Mar-tin-pêcheur. De treize ans plus âgé que Duong Thu Huong (il est né en 1934), Bui Ngoc Tan est issu d’une famille de révolutionnaires et a tout naturellement activement milité.

Devenu reporter après la guerre contre les Français, après qu’il a repris possession de Hanoi avec son régiment, il sera arrêté en

1968, condamné à intégrer un camp de réédu-cation pendant cinq ans, et surtout interdit de publication pendant une vingtaine d’années ; on le soupçonne à tort de mener des activités antigouvernementales. Il est relâché au bout de deux ans, mais n’est autorisé à exercer que des métiers manuels.

Il finit par devenir fonctionnaire dans une entreprise de pêche d’État du port de Hai-phong. Nul doute qu’il n’y aura pas perdu de temps, car la Mer et le Martin-pêcheur, qui raconte justement la vie d’une telle entreprise, a toutes les caractéristiques d’un documentaire particulièrement minutieux, l’auteur allant par exemple jusqu’à utiliser, voire énumérer avec un plaisir évident, les termes techniques propres à l’activité décrite, que ce soit à terre ou en mer. Mais si Bui Ngoc Tan est désor-mais enfin reconnu, dans son propre pays et à l’étranger, comme un des écrivains majeurs de son temps – avec le Doi Moi, le « Renou-veau » vietnamien de la fin des années 1980, il a pu officiellement renouer avec la littérature –, c’est que son talent s’exerce bien évidemment

au-delà de simples descriptions réalistes d’un monde du travail particulier, aussi intéressant soit-il. Au seul plan romanesque, Bui Ngoc Tan brasse une matière d’une richesse extrême. Il n’y a pas un seul « héros » dans son livre, mais une multitude de personnages, des plus hauts placés aux plus humbles, des capitaines des bateaux de pêche aux sans-grade, qu’à chaque fois l’auteur suit dans sa trajectoire, alors que dans le même temps vient se mêler aux différents récits, dans un subtil et sensible tressage, le journal d’un enfant, un adolescent, d’un des capitaines qui emmène son fils pour la première fois en campagne… Multitude de vies d’hommes et de femmes se battant pour leur survie, entre violence, résignation, coups bas, magouilles, tendresse et fraternité, c’est tout cela à la fois, une véritable saga, que cette Mer et le Martin-pêcheur, alors que dans le même temps le « documentaire » s’avère de plus en plus impitoyable et devient comme le symbole du fonctionnement de tout un pays engagé dans la voie du développement. Avec certains morceaux de bravoure, comme celui

décrivant l’arrivée d’un bateau au Japon, qui voit tout l’équipage se ruer dans les boutiques pour acheter à qui mieux mieux, en quantités hallucinantes, caisses de boisson, de cigarettes et autres produits de consommation, chaînes hi-fi, bicyclettes et motos qui seront soigneu-sement démontées et cachées à bord et qui, après accord « à l’amiable » avec les douaniers vietnamiens, seront vendus et enrichiront enfin les heureux vendeurs… Ce sont les rouages même du mécanisme de fonctionnement de l’entreprise qui sont ainsi mis à nu. La nature humaine étant ce qu’elle est, on ne peut pas dire que le tableau soit vraiment réjouissant. L’écriture de Bui Ngoc Tan, elle, en revanche, l’est véritablement ; on l’avait déjà décelée, dans un registre différent, la nouvelle, dans la bien nommée et très incisive Vie de chien, que les Éditions de l’Aube rééditent oppor-tunément. Et l’on attend son Récit de l’an 2000, qui avait déclenché un énorme scandale à sa parution au Vietnam, avec authentique autodafé à la clé…

Jean-Pierre Han

Une saga maritime

Œuvres complètes, d’Isaac Babel, traduction de Sophie Benech, Éditions Le Bruit du temps, 1 309 pages, 39 euros.

L’aventure terrestre d’Isaac Babel s’est terminée en 1940 sous les balles d’un peloton d’exécution sur ordre de Staline. Il avait alors quarante-cinq ans. En même temps

que lui disparaissaient les derniers récits auxquels il travaillait. En 1954, à peine un an après la mort de Staline, les accusations d’espionnage étaient balayées, l’homme était réhabilité mais les textes saisis n’ont pas pour autant réapparu.

L’œuvre de Babel reste donc amputée des ultimes écrits.Bien qu’il ait commencé sa carrière avec l’appui de Gorki et

que cela ait longtemps joué en sa faveur, la diversité des appré-ciations à son sujet masquait bien des jalousies tenaces. Comme on le sait, le talent ne fait pas que des amis, et les protections dont Babel bénéficiait, son train de vie, son appartenance à la Tchéka dans sa jeunesse, sa judéité, le fait qu’il ne voulait pas se mêler à des querelles qui lui paraissaient stériles, tout cela constituait autant d’éléments qui en ont fait la cible de diverses factions littéraires. En réalité, il ne lui a pas été facile de s’imposer, le contenu de ses livres n’ayant cessé de provoquer polémiques et critiques.

L’accueil fait à son ouvrage le plus connu, Cavalerie rouge, est symptomatique de la manière dont les milieux littéraires et politiques l’ont considéré, alors même qu’il était une des étoiles montantes de la littérature soviétique. D’un côté, des louanges pour la maîtrise littéraire remarquable, de l’autre, des attaques sur le sens. Ainsi, Cavalerie rouge, qui relate la campagne mi-litaire contre la Pologne en 1920 après que celle-ci eut envahi l’Ukraine, provoqua-t-il la colère de Boudionny, le chef de la cavalerie. Qu’est-ce qui était en cause ?

À l’évidence, l’image que Babel donnait des soldats rouges. Il faut savoir que cette campagne de 1920 était un sujet sensible car l’Armée rouge n’avait pas réussi à prendre Varsovie et à libérer la Pologne de l’aristocratie. L’affaire s’était finalement conclue par un armistice défavorable à l’URSS et la perte de territoires. Mais ce n’étaient pas ces considérations qui animaient Boudionny. Il reprochait à Babel de ne pas avoir dépeint ses cavaliers comme les héros qu’ils étaient censés avoir été, c’est-à-dire animés d’un esprit révolutionnaire, empreints de noblesse de caractère et irréprochables de comportement. Or la réalité que le livre présentait est tout autre : à côté de l’héroïsme s’y étalaient l’inculture, les violences, les meurtres, les viols, l’antisémitisme, la haine des intellectuels, tout un ensemble de comportements de soldats façonnés par un abrutissement séculaire qui les rend féroces, égoïstes, cupides.

En fait, les cavaliers de Boudionny étaient des paysans sem-blables à ceux des rangs adverses. Ce qui les distinguait de leurs adversaires était moins la nature de leurs actes que le sens de

leurs actes. Les blancs luttaient au nom de la civilisation pour le maintien de l’ordre et des privilèges, les rouges luttaient pour la révolution qui ne pouvait apporter que des bienfaits. C’est ce problème que Cavalerie rouge posait avec maestria. Il faut remarquer que Babel n’était pas le seul à mettre le doigt sur la contradiction entre des moyens affreux et des fins lumineuses. Alexandre Sérafimovitch le faisait aussi, bien que d’une ma-nière différente, dans le Torrent de fer, qui montre comment la puissance de la révolte populaire, anarchiste dans son essence, violente dans ses manifestations, finit par se canaliser, s’appri-voiser, se discipliner puisque c’est là la condition de la survie.

Un passage de Cavalerie rouge résume ce que Babel veut faire comprendre :

« Je crie oui ! à la révolution, [dit le juif Guédali] je lui crie oui, mais elle, elle se cache et n’envoie que des coups de feu… À quoi répond Babel, concernant les actes des soudards rouges :

– Le soleil n’entre pas dans les yeux fermés, mais nous allons ouvrir les yeux fermés. » Pour une large part, toute la problé-matique littéraire et humaine de Babel est concentrée dans ces deux répliques. La question est bien de savoir comment ouvrir

les yeux fermés, les ouvrir à plus d’humanité, à plus de beauté, qui sont les seuls objectifs dignes d’être poursuivis.

Cette dialectique de la fin et des moyens se trouve déjà mise au jour dans les premiers récits de Babel qui concernent le monde juif. Dans Histoire de mon pigeonnier, qui relate des événements politique de 1905, comme dans les Récits d’Odessa (1931) la question juive se pose avec grande acuité.

L’Église russe, qui vient de canoniser le dernier tsar, considère sans doute qu’il était bien doux le temps de la bonne Russie d’antan. À cette vision idyllique de la réalité, Histoire de mon pigeonnier oppose le vécu du jeune Babel, qui revient chez lui après avoir acheté des pigeons et se trouve confronté à un pogrom. La maison familiale vient d’être dévastée, l’oncle a été tué. La police n’a rien fait et ne fera rien, les pogromistes sont protégés. Les Récits d’Odessa sont une longue plongée dans ce monde juif qui s’organise comme il peut et dont le héros est finalement Bénia Krik, un chef de bande talentueux contre lequel rien ne peut être tenté. Mais Bénia n’est pas un simple voyou, c’est un homme qui a du cœur et une éthique. À ce titre, respectable. Dans un film ultérieur, réalisé en 1926, Babel le fera mourir car il n’y a pas d’avenir possible pour un voleur dans la société nouvelle.

Tout au long de ses récits, Babel fait entendre la force récur-rente de l’antisémitisme qui pose pour la communauté israélite le problème de savoir comment vivre dans un tel contexte. Plier ou se révolter ? Pour Babel, comme pour bien d’autres intel-lectuels juifs, la solution sera la Révolution. Il se mettra donc à son service. Octobre 17 ne sera pas un coup d’État, comme croit pouvoir l’écrire la traductrice, mais le début d’une épopée révolutionnaire que Babel a partagée très tôt, dans les rangs de la Tchéka. Des tchékistes qu’il a alors connus, il parle comme suit : « Je possédais tout : des vêtements, de la nourriture, du travail et des camarades, fidèles dans l’amitié comme dans la mort, des camarades comme il n’en existe nulle part au monde, sauf dans notre pays. »

Babel affectionne le genre de la nouvelle qui lui permet d’at-teindre rapidement à la véracité des faits ou des personnages. Il traque l’adverbe, l’adjectif, tout ce qui alourdirait son récit, tout ce qui l’empâterait et lui interdirait de faire surgir le détail révélateur dans sa pleine force. Quand il lui semble que son arsenal réaliste n’est pas suffisant, il s’évade dans des images d’une beauté et d’une capacité d’évocation étonnantes. Il a ainsi exposé son art littéraire : « Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. » C’est pour cela que ces 1 300 pages sont indispensables.

François Eychart

L’intégrale d’Isaac BabelLes Éditions Le Bruit du temps viennent de publier l’ensemble de son œuvre dans une traduction nouvelle

de Sophie Benech. Un ensemble qui fera date.

Dessin de Gianni Burattoni.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . V I I

SAVOIRS

La République de Platon, d’Alain Badiou. Éditions Fayard, 600 pages, 25 euros,

Entretiens, I, Éditions Nous, 268 pages, 22 euros.

On dit parfois, ça et là, que Badiou est un auteur inclas-sable. Il a, en effet, plusieurs cordes à son arc : le roman, le théâtre, la philosophie, la mathématique, l’essai critique

ou politique… Pourquoi faudrait-il d’ailleurs le « classer » ? « Comment classer Platon, rétroactivement, philosophe d’avoir fondé la philosophie, très grand poète de la prose grecque, passé aux transparences de la mathématique, ou s’exerçant à Syracuse aux prémisses du despotisme éclairé, fût-ce au risque d’y être vendu comme esclave ? » fait-il remarquer dans un entretien en 1992. Il pose une question que je fais mienne : « Que sont nos vies, si l’ordre académique des choses en trace l’ornière ? »

Son dernier ouvrage, en effet, ne manquera pas de désar-çonner, entre autres philistins, ceux qui s’avancent d’un bon pas dans la carrière, armés de pied en cap de leur « spécia-lité ». Nous savons que notre époque n’aime rien tant que les experts… Qu’est-ce donc que la République de Platon signée Alain Badiou ? Une traduction de plus après les célèbres et classiques éditions d’Émile Chambry (1949), de Léon Robin (1950), ou de Robert Baccou (1966) ? Certainement pas, puisque Alain Badiou y prend des libertés avec le texte de Platon qui ne manqueront pas d’irriter nos « érudits », lesquels, pourront lui intenter « un procès en apostasie ». Dans sa préface, d’ailleurs, il abat son jeu et guide son éventuel procureur : il avoue, par exemple, avoir parfois capitulé devant la difficulté de traduire certains passages, en particulier dans le chapitre VIII : « Tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvi-sation de Socrate qui est de mon cru. » Mais ce n’est pas tout. Le découpage traditionnel du texte grec en dix livres lui paraît « aberrant ». Il le redécoupe donc en seize chapitres auxquels il adjoint un prologue et un épilogue. Dix-huit séquences donc. Enfin, il insère la République dans le contexte philosophique qui est le nôtre – et le sien – en traduisant Idée du Bien par Idée du Vrai ou Vérité. L’âme devient « Sujet ». Je le cite : « On parlera dans mon texte de l’incorporation d’un Sujet à une Vérité plutôt que de “l’ascension de l’âme vers le Bien”. » « Concupiscence, cœur et raison » (la tripartition de l’âme) deviennent Désir, Af-fect et Pensée. « Je me suis aussi permis de traduire “Dieu” par “grand Autre” et même parfois par “Autre” tout court. » Voilà donc quelques pièces dans un procès à charge qui ne peuvent que réjouir l’accusation. Laquelle ne manquera pas, en outre, de s’étonner que parmi les interlocuteurs de Socrate (ils sont au nombre de six) l’un des deux frères de Platon (Glaucon et Adimante dans le texte canonique) change de sexe : Adimante devint Amantha. Cela n’a rien évidemment d’anecdotique. Et je me contenterai pour le moment de reprendre simplement la réponse de Badiou, en 1981, à une question de Gérard Miller à propos de son « romanopéra », l’Écharpe rouge, (mis en scène par Antoine Vitez) : « Je me suis aperçu – mais d’une façon pu-rement rétroactive – que dans tous les romans que j’avais écrits antérieurement, il y avait toujours un frère et une sœur… » Je m’arrête à ce moment de la préface de Badiou dans laquelle il explique « comment j’ai écrit cet incertain livre ». Clin d’œil au grand Raymond Roussel et à son Comment j’ai écrit certains de mes livres. Car, après tout, un traducteur anglais, R. Waterfield (1993) ne propose-t-il pas une division de la République non en livres mais en quatorze chapitres. Et, en 1941, F. M. Cornford donnait un texte sans dialogue. Je n’entrerai pas dans le débat interminable traduction/trahison, débat probablement stérile (me contentant ici de souligner que toute traduction est sans doute une interprétation). Ainsi du titre la République, en grec Politeía, qu’il est bien difficile de rendre en langue française : projet de donner une constitution politique pour fonder les institutions, projet pour désigner la recherche sur le meilleur régime politique… Mais le dialogue traite également et en même temps de la justice de l’âme sur laquelle se fonde la justice de la cité. Platon s’attacherait à établir des principes et des règles pour que la cité soit juste sans, disent certains commentateurs, traiter d’un régime particulier, en restant à la constitution générale de la cité. La tradition a consacré le terme République – N’allons pas plus avant.

La République est un dialogue écrit à une date qu’on ne peut donner avec certitude : 411, 410 av J.-C. ? L’œuvre s’ouvre par une scène qui se déroule au Pirée. Socrate en compagnie de Glaucon est venu de la ville haute d’Athènes pour célébrer le culte d’une déesse, Bendis. Ils croisent un groupe d’amis et, tous, en attendant la fête nocturne, s’attablent chez Polémarque.

« La scène de la République est donc une scène nocturne, habi-tée des présages de la mort et des récompenses de l’au-delà », écrit Georges Leroux. Au fur et à mesure que le dialogue va progresser, les personnages vont en quelque sorte peu à peu s’effacer, et sur la scène principale demeureront, autour de Socrate, les frères de Platon, Glaucon et Adimante (Glauque et Amantha, chez Badiou). Dans le texte grec, ils répondent aux « fausses questions de Socrate » par oui, certainement, c’est tout à fait juste, non, pas vraiment. Le seul à incarner le rôle du contradicteur est, dès le prologue, Thrasymaque, un sophiste. C’est sa position que Socrate veut réfuter. Platon, dans un autre dialogue, le nomme « négociant en matière de savoir ». Il est le représentant des intellectuels ayant soutenu la politique de conquête d’Athènes. Pour lui, la justice n’est jamais que l’intérêt du plus fort. « L’injustice est sagesse et savoir ; une domination rationnelle et efficace exige l’injustice, et même l’injustice absolue. Alors que pour Socrate la justice est sagesse et vertu […] l’injustice n’étant qu’ignorance… »

J’ai, avant d’entreprendre cet article, après avoir lu la Ré-publique de Badiou, repris une traduction que j’avais sous la main, celle de Leroux. Puis je suis revenu à celle de Badiou, renonçant à une étude comparative. Lisant Badiou, il est évi-dent que Platon est notre contemporain. Et le choc est violent, dès les premières pages, tant la langue des acteurs sur la scène philosophique du dialogue est celle de notre quotidien en ces premières années du XXIe siècle. « Le jour où toute cette im-mense affaire commença, Socrate revenait du quartier du Port, flanqué du plus jeune frère de Platon, un nommé Glauque. Ils avaient fait la bise à la déesse des gens du Nord, ces marins avinés… Ç’avait de la gueule, du reste, le défilé des natifs du port. Et les chars des gens du Nord, surchargés de dames très découvertes, n’étaient pas mal non plus. » Ces premières lignes de la République de Badiou donnent le ton de l’ouvrage. Je ne cacherai pas que certaines expressions ou tournures de phrases m’ont parfois irrité : point n’est besoin de recourir à un tel vocabulaire « jeune branché » : par exemple, « le mec Thésée », « l’intello ramène sa fraise », « les bagnoles ». Ce sont là quelques scories que charrie une langue étincelante dont le mouvement emporte le lecteur et rend au texte de Platon toute sa force et sa beauté. Ce dont il nous parle nous concerne tous, aujourd’hui et maintenant. Et Badiou, avec audace, j’allais dire un certain culot, l’a dépoussiéré, débarrassé de la gangue académique qui masquait son éclat de diamant. Il faudrait mettre au programme des classes terminales la République de Badiou. Mais, évidemment, chers lecteurs, je rêve, je rêve… Pourtant « au vu de ce que l’éducation actuellement dominante produit de réactionnaire, de purement conservateur ou même de totalement nul, que faire d’autre que rééduquer ? » Il est clair que la traduction de Badiou s’éloigne souvent du texte platonicien proprement dit. Mais il est tout aussi clair à mes yeux « que cet éloignement relève d’une fidélité philosophique supérieure ». Certains considéreront que Socrate citant Freud,

Lacan, Staline, Mao, Alfred de Vigny, ou bien définissant le communiste comme « celui dont l’énergie politique est au service de la passion du Vrai », n’a pas de sens, condamnant la République de Platon au musée. Si, en revanche, l’on considère que nous devons continuer à dialoguer avec Platon, alors il faut nous présenter à lui tels que nous sommes aujourd’hui : « ce que Platon dit de très judicieux à partir de la théorie des nombres irrationnels se révélera tout aussi judicieux si l’on parle de topologie algébrique », écrit Badiou. Tout comme il me paraît juste de ne pas « en rester aux guerres, révolutions et tyrannies du monde grec, si sont encore plus convaincantes la guerre de 14-18, la Commune de Paris ou Staline ? » La parole rendue par Badiou aux jeunes gens donne au dialogue toute sa vivacité. Loin d’être toujours de simples faire-valoir des discours socratiques, ils se rebellent parfois, maniant à leur tour l’ironie, par exemple lorsque Socrate développe sa thèse bien connue contre les poètes qu’il veut chasser de la cité : « Ni sur le poème ni sur le théâtre vous ne m’avez convaincue, lui dit Amantha. Votre cible – un art qu’on suppose ramené à la reproduction des objets extérieurs et des émotions primitives – est très étroite, alors que vous faites comme si elle représentait pratiquement tout le domaine. Ni Pindare ni Mallarmé […] ni Emily Dickinson […] ni Federico Garcia Lorca ne rentrent dans votre schéma. Socrate se tait, tendu… » Ils nous repré-sentent souvent, nous lecteurs, découragés devant la difficulté d’une démonstration ou l’obscurité d’un concept, obligeant le maître à s’expliquer… On retiendra aussi le nouvel exposé du fameux mythe de la caverne : « Imaginez une gigantesque salle de cinéma. […] les spectateurs ont, depuis qu’ils existent, em-prisonnés sur leur siège, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles. » La conclusion de la fable selon Badiou veut que le spectateur, une fois son œil détourné « des visions captives que lui proposent les produits du marché mondial […] voitures partout nickelées, ordinateurs pour multiconversations débiles, bref tout ce qui tourne cet œil vers la bassesse et l’insignifiance […], alors on s’apercevrait que chez les mêmes individus le même œil peut voir ces vérités avec la même netteté qui le tourne aujourd’hui vers le néant des choses mauvaises… » Tel est le fondement égalitaire de notre communisme, ponctue Glauque… Un autre mythe termine la République, celui d’Er, de Pamphylie. Ce soldat, « un brave gars mort dans les tranchées d’une guerre stupide », ressuscite douze jours plus tard et raconte son séjour dans un lieu surnaturel. Le modèle cosmologique à partir duquel Platon expose sa doctrine de la nécessité à laquelle le temps de la destinée humaine est lié est complexe et ne peut évidemment être exposé ici. Mais il permet à Platon de déve-lopper sa métaphysique de l’immortalité de l’âme unie à un corps particulier. Er, de retour sur terre, raconte comment les âmes font le choix d’une existence. Elles en sont responsables en fonction de leur état moral. Plus elles auront été dans le vice au cours d’une existence antérieure plus elles auront tendance à choisir une vie vertueuse… Le récit d’Er, témoin des morts, décrivant les choix dictés par les vies précédentes ne manque pas d’humour, réécrit par Badiou. Ainsi Mallarmé choisit la vie d’un cygne et Pavarotti « à mon avis bêtement, la vie d’un rossignol ». J’ai admiré particulièrement comment il intègre au récit d’Er les données de l’astrophysique contemporaine : « Au tout début, on voit uniquement […] le point imperceptible d’énergie pure dont l’explosion crée l’espace-temps-matière. L’idée du devenir investit le ciel, et sa trace est justement cette ligne – matière lumineuse ou vide actif, c’est tout un – qui est pour nous le lointain signal du spectacle. Ensuite, les nappes floues du feu atomique se dilatent, s’écartent. » Je vais inter-rompre ici ma lecture, en regrettant de n’avoir pas parlé par exemple des pages sous-titrées « Critique des quatre politiques précommunistes», et en particulier de celles consacrées à la démocratie et à la tyrannie. Pour moi aussi, comme pour les personnages de la République à la fin de leur entretien, « il y eut un long silence dans la nuit douce maintenant tombée sur leur fatigue et leur émotion. […] Quelque chose avait eu lieu pour les siècles des siècles ».

Le livre de Badiou, qui a su intégrer avec une superbe maîtrise son commentaire dans le texte de Platon, est en effet un ouvrage sinon inclassable du moins unique en son genre. C’est aussi l’œuvre d’un écrivain. Il fait de nous les pionniers de l’Idée communiste. Nous sommes les membres d’une aris-tocratie universelle. Nous, quoi qu’en disent certains, hommes ordinaires puisque de cette pensée « n’importe qui peut et doit être le porteur ». Élitaire pour tous, disait Vitez, aristocratisme populaire, écrit Badiou. Le combat est le même.

Jean Ristat

La République communiste de Badiou

Dessin de Gianni Burattoni.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . V I I I

SAVOIRS

La Montagne contre la mer. Essais sur la société et la culture palestiniennes. de Salim Tamari. Éditions Sindbad/Actes Sud, 313 pages, 25 euros.

À l’ombre du mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, de Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot (dir.), Éditions Actes Sud/MMSH, 334 pages, 25 euros.

Trop souvent, le peuple palestinien n’est évoqué que dans le cadre de la domination coloniale israélienne et l’image que l’on se fait de lui finit par se réduire à quelques figures trop

évidentes. Celles de « peuple victime » ou de « peuple résistant » sont pourtant bien loin d’épuiser toute la richesse de l’histoire et de la culture palestiniennes, et le très beau livre du sociologue palestinien Salim Tamari, la Montagne contre la mer, permettra au lecteur français d’en saisir de nombreux aspects.

Tamari fait débuter sa recherche non pas, comme cela se fait de manière conventionnelle, lors des premiers conflits entre Arabes et sionistes, à l’époque du mandat britannique sur la Palestine (1920-1948), mais nettement plus avant, lorsque la région est sous contrôle ottoman. Il montre toutes les transformations vécues alors, qui contredisent les idées communes sur l’« immobilisme de la Palestine arabe », puisque les réformes de l’État ottoman – et notamment celle du statut de la terre – avaient initié un début de croissance économique moderne à travers le développement d’une forme de capitalisme agraire à Jaffa et à Gaza et à travers celui d’industries légères. Les trois villes portuaires, Haïfa, Gaza et Jaffa, virent se développer une nouvelle classe bourgeoise, mais aussi croître une population urbaine, souvent d’extraction rurale et attirée par le dynamisme local.

L’auteur fait remarquer que cette attirance pour la mer et la côte vient de loin et il la décrit de manière extrêmement suggestive, à travers le rituel musulman traditionnel de Nabi Reuven qui était l’occasion, pour les Palestiniens de la côte, d’investir le littoral lors de festivités bigarrées durant lesquelles les habituelles séparations entre hommes et femmes s’estompaient au milieu des chants et de la musique. Il est significatif que ce qui était aussi une fête ait été célébré pour la dernière fois en 1946. La dispersion des populations palestiniennes et la domination israélienne y mirent un terme, tout comme à des pans entiers de la culture palestinienne, tels ces pèlerinages sur les tombes des saints locaux que l’auteur évoque avec finesse, pèlerinages qui voyaient parfois les Palestiniens de différentes confessions s’y mêler sans problème.

En effet, à la lecture des pages prenantes de l’auteur sur la vie dans les villes palestiniennes, et notamment dans la Jérusalem du début du XXe siècle, on constatera que les divisions entre confessions étaient bien plus ténues qu’on le pense et que le statut discriminant de « dhimmi » (les minorités religieuses, discriminées dans l’islam) n’avait pas cours envers les chrétiens

de diverse confession et les juifs, qu’ils fussent palestiniens ou maghrébins. La Palestine de l’époque était une Palestine où le musulman venait offrir ses vœux au voisin juif lors de la fête de Pourim, où les hommes se mêlaient dans les cafés où retentissait la musique du gramophone récemment acquis, où l’alcool et le narguilé se consommaient sans beaucoup de modération. De manière significative, l’auteur fait remarquer que c’est sous l’impulsion des Britanniques qu’une division entre quartiers, selon une logique de confession, fut établie à Jérusalem. La séparation entre les communautés, plus qu’un héritage arabe et turc, fut donc avant tout une création coloniale.

Après une première partie d’inspiration sociologique, l’au-teur propose l’itinéraire de plusieurs Palestiniens aussi hauts

en couleur qu’attachants, tels que Wasif Jawhariyyeh, grand musicien de oud et poète connu dans tout le monde arabe, ou Najâti Siqdi, militant du Komintern, combattant de la guerre d’Espagne et tra-ducteur en arabe des classiques russes, ou encore Ishâq Shâmî, écrivain juif rallié au sionisme mais indéfectiblement attaché aux Palestiniens et à la Palestine, qu’il décrira avec une précision quasi-ethno-graphique dans ses livres de fiction.

Ce sont là toutefois des figures du passé, qui témoignent de ce que fut cette société bouleversée, voire même détruite, par la guerre de 1947-1948, les exodes et les exils, les massacres et les expulsions. À la lecture du livre de Tamari, un réel regret touche le lecteur devant une Palestine bel et bien disparue. Ce regret fait écho à la nostalgie distanciée de l’auteur, lui-même né à Jaffa en 1945, une ville qu’il dut fuir avec ses parents trois ans plus tard. On ne trouvera pas de pistes prospectives qui mèneraient jusqu’à notre époque, car tel n’est pas le propos de l’auteur et il faudra chercher ailleurs des éclairages détaillés sur la situation actuelle des Palestiniens. Par exemple, dans À l’ombre du mur.

Ce livre est une plongée dans l’actualité brûlante du conflit, puisque le mur est celui séparant Israël de la Cisjordanie. Ou-vrage collectif extrêmement rigoureux et parfois aride, doté de cartes précises mais aussi de photos très suggestives, il a été élaboré autour d’un postulat aussi réaliste qu’inquiétant : le mur de séparation – par ailleurs inachevé – ne préfigure en rien l’existence de deux États indépendants,

un pis-aller dans le contexte actuel. Le mur est le projet d’un gouvernement israélien dont rien ne démontre qu’il envisage l’existence d’un État palestinien, même amputé de Jérusalem-Est et d’une partie des terres de Cisjordanie ac-tuellement colonisées. S’il y a « séparation », cela ne serait pas entre deux États mais entre deux peuples, soit un « système d’exclusion d’une population palestinienne située “à l’intérieur” d’un espace demeuré sous contrôle israélien ». Les checkpoints, les routes de contournement et les colonies « sauvages » sont les armes d’une stratégie de contrôle alliant les moyens les plus sophistiqués aux objectifs les plus archaïques : le contrôle de la terre et de l’eau, au détriment complet d’un peuple.

Baptiste Eychart

La trajectoire de la Palestine : une identité brutalisée

Deux ouvrages exposent le destin de la Palestine, de l’époque ottomane à la construction du mur.

L’Époque de la performance insignifi ante. Réfl exions sur la vie désorientée,de Fabio Merlini, traduit de l’italien par Sabine Plaud, Éditions du Cerf, « Passages ». 208 pages, 23 euros.

En 1951, de retour d’exil, Adorno publiait, sous le titre Minima Moralia, un ensemble de Réflexions sur la vie mutilée. En choisis-

sant de placer ses propres réflexions sous le signe de la « vie désorientée », Fabio Merlini a sans doute voulu rendre hommage à la lucidité exem-plaire de ce diagnostic critique, tout en suggérant que nous nous trouvions aujourd’hui confrontés, à « l’époque de la performance insignifiante », à des défis inédits, non moins redoutables que ceux qui hantaient le « monde administré » décrit dans les fragments des Minima Moralia.

S’il rappelle quelques-unes des formules qui ont tour à tour cherché à cerner les différents aspects de la crise actuelle, à commencer par les proclamations de la « fin de l’histoire », bientôt relayées par la célébration de la « fin des idéologies », sans oublier l’antienne de la « crise du sens », l’auteur refuse de s’en tenir là et s’efforce de mettre au jour les causes profondes du phénomène. La situation se pré-sente en effet sous la forme d’un scandaleux paradoxe : alors que les instruments dont nous disposons pour communiquer, travailler ou produire ne cessent de se perfectionner et de-viennent chaque jour plus « performants », leur usage ne procure au sujet aucune réelle sa-tisfaction : « Cette toute-puissante opérativité que nous avons entre les mains nous apparaît comme toujours plus pauvre en sens. »

Le mot de « désorientation » n’évoque pas pour rien Kant et son célèbre Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? En dernière analyse, il y va, selon Fabio Merlini, d’un bouleversement des conditions de toute orientation, autrement dit, d’une mutation sans précédent de notre rapport au temps et à l’espace, sous l’effet conjugué des innova-tions technologiques et des métamorphoses du capitalisme marchand. Cette « crise de l’expérience » qu’évoquait Benjamin dans un essai de 1933 au titre accusateur, Expérience et Pauvreté, découle de l’hégémonie du modèle de la consommation, qui tend à s’imposer à toute relation au monde, aux autres comme à soi-même : « L’expérience du temps s’abrège sur le modèle de la consommation : ponctuelle, omnivore et dépourvue de linéarité. » C’est

encore à Kant que font référence les dernières pages du livre, où l’avènement d’un monde global (où les frontières seraient censées deve-nir toujours plus poreuses) se voit confronté à l’idéal cosmopolitique évoqué par l’auteur de l’Idée d’une histoire universelle.

Contrairement à ce que prétendent ses chantres, la mondialisation ne crée qu’un simulacre de monde commun, elle n’offre en définitive qu’une caricature de l’image de l’homme comme « citoyen du monde », car « les effets de globalité sont principalement orientés vers le renforcement de la localité des intérêts, des pouvoirs et des politiques ». La conclusion a, sans aucun doute, valeur stratégique, traçant l’horizon des interventions critiques et des luttes en cours et à venir.

Jacques-Olivier Bégot

Malaise dans la mondialisation

Palestiniens, de Mustapha Boutadjine. Paris 2004.

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L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . I X

ARTS

IDes philosophes, des historiens et surtout

des écrivains ont joué un rôle essentiel dans l’aventure de la création artistique de leur temps. Ce fut le cas d’Edmond de Goncourt. Après avoir écrit, avec son frère Jules, les trois volumes sur l’Art du XVIIIe siècle (1859), de nombreux essais sur les artistes de leur temps, des Salons, sans parler des notes accumulées dans leur Journal sur les peintres et les sculp-teurs de leur propre collection, il provoque, toujours avec son frère, un coup de tonnerre dans le monde de la création artistique avec la parution du roman Manette Salomon (1867). Après la mort de Jules survenue en 1870, Ed-mond continue à collectionner des estampes japonaises avec passion (ils avaient commencé à s’y intéresser neuf ans plus tôt) et écrit deux monographies essentielles : Utamaro en 1891 et Hokusaï en 1896. Il serait absurde d’affirmer que les Goncourt ont inventé le japonisme qui a aussi bien influencé Édouard Manet (il n’est que de voir le Portrait d’Émile Zola), Claude Monet qui a constitué une collection superbe à Giverny, la plupart des impressionnistes et Vincent Van Gogh. Mais ils en furent le fer de lance et les propagateurs grâce à l’érudition, mais surtout l’intelligence et la sensibilité des vues d’Edmond. Dans Utamaro, comme dans ses « biographies » des artistes français, il introduit des descriptions très poussées et très singulières d’œuvres qui suffisent à faire comprendre leur génie. La publication des Maisons vertes chez Hazan permet de se faire une idée précise du style d’Utamaro, de ses sujets de prédi-lection et du caractère qu’il imprime à ses figures et à ses sujets. Et quand il se tourne vers Hokusaï, qui fait objet d’une publication remarquable de ses œuvres chez Hazan, il montre de quelle façon il a renouvelé l’art de son pays et le récit de sa longue vie permet de découvrir ces planches qui, d’imitations somptueuses de ses

.maîtres, se changent en créations éblouissantes une fois passé le cap des cinquante ans. En les considérant comme de grands hommes et en regardant leurs productions comme de magnifiques exemples de l’art universel, Edmond de Goncourt a donné au japonisme ses fondements historiques et théoriques, tout en sachant retrouver sa verve de romancier.

Utamaro, de Chantal Kozyreff & Nathalie Vandeperre, Hazan, 160 pages, 38 euros.Hokusaï, de Matthi forrer, Hazan, 576 pages, 80 euros.

IIAprès quelques siècles fastueux

d’amour passionné, la relation entre les arts et la littérature se fait moins charnelle et moins nécessaire. Le siècle dernier est encore magnifique, mais un déclin s’amorce à sa fin.

Auprès d’Aragon, de Breton et même de Soupault, Robert Desnos a été moins prolifique, mais il a laissé de beaux textes sur la peinture sur-réaliste et sur Diego Rivera. Il a encore le feu sacré.

Difficile de dire la même chose de Jonathan Littell, quand il aborde les œuvres de Francis Bacon. Son essai paraît une très vague synthèse de tous les livres accumulés sur le peintre britannique.

Ces trois petits essais bien conformistes (cela commence par une visite au Prado assez peu en-gageante), répètent les vérités les plus élémentaires déjà ressassées sur l’auteur de la Crucifixion. Ces pages sans gloire procurent un certain ma-laise et ravalent Bacon au rang d’un petit-maître déclinant les fondamen-

taux de ses précurseurs. Le plus grave reste que l’écriture n’est pas au rendez-vous. C’est écrit bien médiocrement et ne fait que renforcer la pauvreté du propos.

(À suivre).

Écrits sur les peintres, de Robert Desnos, « Champs Arts », Flammarion, 286 pages, 9 euros.Triptyque : trois études sur Francis Bacon, de Jonathan Littell, Gallimard, 133 pages, 22 euros.

CHRONIQUE DE GÉRARD-GEORGES LEMAIRE

L’écrivain face à l’art : de la folle passion au désamour

« La Piscine a dix ans », La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, Roubaix. Catalogue : Gallimard, 288 pages, 29 euros.

Disons-le d’emblée (l’exposition qui vient de s’achever le prouve), La Piscine n’est pas un musée comme les autres. À commencer par

son nom, qui n’a rien d’une métaphore car nous sommes ici dans un bâtiment qui a été conçu en 1932 pour répondre aux besoins sportifs et hygiéniques d’une main-d’œuvre immigrée dans cette ville avec la révolution industrielle. Le monde du travail est présent dès l’entrée avec l’imposant mur de briques, typique de l’architecture du Nord : c’est la façade des anciens établissements de textile Hannart Frères.

Une manière claire d’inscrire le lieu dans la tra-dition locale et de rappeler qu’il s’agit du musée d’Art et d’Industrie, la mémoire artistique restant inséparable du vécu d’une population.

Face à son succès impressionnant (200 000 vi-siteurs par an), on oublie parfois que sa naissance s’est faite plutôt aux forceps. Il fallait vraiment être visionnaire ou fou pour oser envisager y placer les collections de peintures, sculptures, céramiques et tissus en provenance de l’ancien Musée national de Roubaix. Comme l’explique son conservateur en chef, Bruno Gaudichon, transférer et replacer les œuvres dans leur nouvelle destination « pouvait sembler difficilement compatible avec les contraintes

qu’imposait un établissement natatoire couvert de céramique ». Il faut lire le très riche catalogue publié à l’occasion du dixième anniversaire de La Piscine pour suivre de près à la fois les transformations effectuées dans la structure de ce lieu (fermé en 1985) et les solutions muséales qui ont été trouvées.

Au final, le bâtiment remanié par l’architecte Jean-Paul Philippon n’a rien perdu de son magni-fique et kitsch décor années trente, tout en s’adaptant à sa nouvelle fonction. Devenue monument local, La Piscine partage-t-elle le syndrome Bilbao, où l’architecture particulière du musée Guggenheim est devenue l’emblème de cette autre ville industrielle ? Pas tout à fait, car à la différence du musée espagnol, ce n’est pas une « valeur ajoutée » au paysage de Roubaix mais un symbole d’identité fort pour ses habitants. Un signe qui ne trompe pas : quand vous arrivez dans la ville, n’importe quel passant vous indiquera avec précision le chemin du musée. Mais ce sentiment d’attachement, de fierté même, on le retrouve plus particulièrement chez le personnel qui travaille dans La Piscine. Ainsi, le visiteur pressé qui fait le tour d’une exposition en négligeant une salle a parfois droit à un rappel poli par un des gardiens !

Quant aux collections, elles proposent un « tis-sage » entre les travaux en textile et en céramique se trouvant autour du grand bassin et les ailes, consacrées aux beaux-arts. Les choix artistiques sont à la fois imposés par les œuvres héritées de l’ancien musée mais aussi par une politique qui,

en peinture et en sculpture, met en valeur essen-tiellement la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Pour citer une fois encore le catalogue : « Ces choix esthétiques ne sont pas à l’évidence ceux de la radicalité, ils n’en revendiquent pas moins leur inscription dans leurs époques ; ils créent une évocation du goût des industriels roubaisiens tout au long des XIXe et XXe siècles. » Rien ne force le visiteur à partager ces goûts, mais tout l’oblige à constater la sincérité et l’empathie de cet effort. Un des points forts de cette collection est le Groupe de Roubaix, rassemblant des artistes du Nord postérieurs à la dernière guerre (Eugène Leroy, Eugène Dodeigne ou Marc Ronnet).

Qui plus est, La Piscine propose de belles expo-sitions temporaires, tantôt d’artistes contemporains (Jean-Pierre Pincemin), tantôt d’artistes majeurs de la modernité (Degas sculpteur, les vues de ports de Signac, la céramique de Chagall, le Bloomsbury). C’est ainsi que la prochaine exposition confrontera les œuvres de Picasso avec leurs photographies prises par David Douglas Duncan. Pour Bruno Gaudichon La Piscine a un rôle de médiateur culturel et permet aux exclus de toute pratique artistique « d’être réintégrés à la communauté et restitués dans leurs droits à la culture ». Une façon de tenir la tête hors de l’eau ?

Itzhak Goldberg

À partir du 15 mars à la galerie Univer à Paris.

Roubaix : dix ans d’une grande histoire

Mustapha Boutadjine expose

« Frantz Fanon et ses frères »

à la Bellevilloise pour la 7e éditionde la Semaine anticoloniale

Du 23 février au 4 mars 2012.Cette édition sera consacrée

au 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, de la fraternité entre Français et immigrés à l’approche

de l’élection présidentielle et des luttes des femmes à travers le mouvement

de décolonisation.

La Bellevilloise, 21, rue Boyer, 75020 Paris.Tél. : 01 46 36 07 07

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Vent frais par matin clair, par Hokusaï, 1830-32, impression polychrome.

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L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . X

ARTS

« Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, Claude Viallat », site du pont du Gard, jusqu’au 13 mars 2012. Catalogue : Ceysson éditions d’art, 18 euros.

« Robinson ou la force des choses », Mamac, Nice, jusqu’au 27 mai 2012.

Au débouché des gorges du Gardon, le magnifique site du pont du Gard abrite un établissement public de coopéra-tion culturelle (EPCC) actif et doté de vastes installations.

Organisée sous la houlette de Bernard Ceysson, l’exposition « Dezeuze, Saytour, Viallat » présente un choix d’œuvres anciennes et contemporaines de ces trois fondateurs, au début des années 1970, du mouvement Supports/surfaces, qui remit en question les moyens picturaux et les supports et envisagea la peinture « libérée », dans une pratique débordant le cadre du tableau.

Voilà un parcours esthétique dynamique, qui éclaire à la fois la singularité des démarches individuelles et la connivence, la cohérence qui les lient. Aussi Déborah Laks affirme-t-elle avec pertinence que si ces œuvres doivent évidemment être abordées dans le contexte intellectuel et politique dans lequel ces artistes ont défini leur approche artistique, on ne saurait les enfermer dans un formalisme révolu. Tout en respectant les fondements de leur programme initial, ils n’ont cessé de l’enrichir dans de nouvelles déclinaisons plastiques.

Ainsi, « même dans le travail très radical de Dezeuze sur le châssis, la solidité théorique n’empêche pas son propre dépassement par l’œuvre (…). Éclairée par des décennies de pratique, la liberté avec laquelle ces artistes ont abordé la peinture prend un sens nouveau ».

Une belle énergie émane des créations de Dezeuze, Saytour et Viallat.

Les formes arrondies et pointues des boucliers colorés de Daniel Dezeuze se suivent et ne se ressemblent pas, ses Peintures qui perlent sont des méditations ou des champs d’oiseaux, ses Pavillons offrent au tamis de leurs mailles de nouvelles lumières, ses retables ont la

simplicité des évidences. Libres, no-mades, raboutées, les grandes toiles sans châssis de Claude Viallat, aux pans reliés parfois d’une échelle centrale, n’ont pas toujours leur place au mur, elles se lisent alors à l’envers, se découvrent à l’endroit. Elles multiplient toujours leurs em-preintes, répétées, alignées, souples et mobiles, rythmées comme des embrasses, des répons.

Les formes octogonales de Patrick Saytour énoncent, quant à elles, dans la force des traits, d’étonnantes compositions pic-turales, évoquent des univers pa-limpsestes (les Transparents) ou se déclinent en suite (les Multipliés).

À la fois ouvert à d’infinis possibles, extrêmement maîtrisé et toujours insaisissable, l’espace créé par les artistes s’offre à la réflexion, à la méditation même, mais aussi au jeu que procure la

distance, les bruissements ironiques, les pièges. À la poursuite, peut-être, de ce que Jankélévitch appelait, « l’illusion complète de la vérité ». Ces mêmes artistes participent aussi au Mamac de Nice à une exposition qui met en avant la filiation des artistes avec le mythe de Robinson.

Marc Sagaert

Les trois mousquetaires de Supports/surfaces

Hiver 1893. Il neige dru sur New York. Le froid est incisif, violent. Alfred Stieglitz, son premier appa-reil photographique portable à la main, se tient à

l’angle de la Cinquième Avenue et de la Trente-Cinquième Rue. Il attend. Il attend longtemps. Trois heures, raconta-t-il. Une voiture à deux chevaux s’avance péniblement. Le cocher lutte contre la neige autant que les bêtes. Stieglitz appuie sur le déclencheur. La photographie sera intitulée Hiver, Cinquième Avenue. Elle a contribué à la légende de Stieglitz. En 1921, le critique musical Paul Rosenfeld lui consacrait un article dans lequel il posait l’importance de son travail : « … À l’exception de Stieglitz, pas un seul photographe n’a utilisé l’appareil photographique pour faire ce que seule la photographie peut faire, fixer les moments visuels, enregistrer ce qui se tient entre lui et l’objet qui est devant son objectif à un moment donné du temps. Tous se sont souciés non de l’objet et du moment mais de faire une “photographie artistique” et ils ont ainsi échoué à utiliser leur instrument adéquatement .»

Alfred Stieglitz naît aux États-Unis le 1er janvier 1864. En 1883, il réalise ses premières photographies en Allemagne où il a suivi ses études. Parmi ses premières œuvres, on trouve par exemple Rayons de soleil. Paula (1889), qui préfigure les intenses jeux de lumière des photographies nocturnes ou des vues de New York prises depuis sa fenêtre en 1931. New York sera un des sujets majeurs de la photographie de Stieglitz. Il représente inlassablement la modernité de la ville, avec les vues du Flat Iron notamment. Stieglitz est en quête permanente. Comme Rimbaud, il veut être « absolument moderne ». En 1902, il lance la « photo-sé-cession », l’année suivante il fonde la revue Camera Work et, deux ans après, il ouvre sa première galerie. Il contribue ainsi à diffuser les œuvres de Steichen, Coburn ou Strand pour la photographie, de Matisse, le Douanier Rousseau, Cézanne, Picasso, Braque, Picabia ou Brancusi pour la peinture et la sculpture. Il publie plusieurs ouvrages qui, avec son activité de directeur de revue et de galeries, mais aussi et surtout avec son œuvre photographique propre-ment dite, feront de lui un chef de file incontesté prônant la « straight photography », c’est-à-dire la forme pure. Il photographie également la campagne de Lake George, où

il possède une maison, Venise, Berlin, Paris, la campagne hollandaise, des nuages… En 1924, il épouse en secondes noces le peintre Georgia O’Keeffe, à qui il voue un amour profond, passionné, et avec qui il expose et qu’il photo-graphie inlassablement, vêtue ou nue, détaillant son corps, suivant les mêmes principes modernistes. Il abandonne la photographie en 1937 et meurt le 13 juillet 1946 à New York.

La citation de Paul Rosenfeld est extraite du dernier ouvrage de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, dont un chapitre est consacré à Stieglitz sous le titre « La majesté du moment ». Qu’est-ce que le « régime esthétique de l’art » ? Dans le recueil d’entretiens Et tant pis pour les gens fatigués (Éditions Amsterdam, 2009), Rancière nous en donne une définition : « Le régime esthétique distingue (…) le domaine de l’art à partir du mode d’être sensible attribué aux produits de l’art. Il en fait les manifestations d’un mode spécifique de la pensée – d’une pensée devenue extérieure à elle-même – dans un sensible lui-même arraché au mode ordinaire du sensible. Il pose les produits de l’art comme équivalence du voulu et du non-voulu, du fait et du non-fait, du conscient et de l’inconscient (…). Il soustrait les produits de l’art aux normes représentatives mais aussi au type d’autonomie que leur accordait le statut d’imitation. Il en fait à la fois des réalités autonomes, autosuffisantes, et des formes de la vie. » On comprend dès lors que cette approche de l’œuvre appli-quée à la photographie la tire hors du « document » dans lequel, plus ou moins volontairement et pour des raisons sans doute plus intimes que théoriques, l’avait cantonnée Roland Barthes dans la Chambre claire. Il semble donc tout naturel que la straight photography de Stieglitz soit devenue pour Jacques Rancière l’objet d’étude évident en ce qui concerne la photographie.

Pour un des pionniers de la photographie, William Henry Fox Talbot, cette technique naissante se substituait au des-sin. Dans son ouvrage de 1844 au titre on ne peu plus clair, le Crayon de la nature (repris dans Sophie Hedtmann et Philippe Poncet, William Henry Fox Talbot, Éditions de l’Amateur, 2003), Talbot évoquait « ce nouvel art qu’est le dessin photogénique ». Le photographe appuie sur le déclen-cheur et l’image est produite par « la main de la nature ».

Dans les décennies qui vont suivre, quand la photographie cherche à s’imposer comme art, ce que Rancière appelle « l’histoire du devenir-art de la photographie », malgré des réticences parfois violentes comme ce fut le cas avec Ruskin, elle prend comme référent le dessin ou la peinture qu’elle cherche à imiter. L’exemple le plus frappant en est sans doute une œuvre de Henry Peach Robinson, Fading Away (1858), « un tableau de la “douleur de l’existence”, commente Rancière, telle qu’on la concevait à l’époque : la mort dans un salon aux lourdes tentures d’une jeune phti-sique en robe blanche, assistée par deux femmes résignées, tandis qu’un homme, le dos tourné, contemple par la large fenêtre les nuages du couchant ». L’œuvre est composée, les personnages posent et l’on connaît même des « croquis » préparatoires comme cette photographie de 1857 qui ne représente que la morte sur son fauteuil se détachant d’un fond noir. Pour sortir de cette impasse qui ne tient pas seulement à ce qui est représenté mais à la technique même (retouches parfois très importantes, superpositions, etc.), il convenait de substituer l’œil à la main : « La photographie est un art en propre – et un art proprement moderne – parce qu’elle affirme le privilège du regard sur la main. »

Nous n’entrerons pas dans tous les débats théoriques qui ont, si j’ose dire, conduit à l’œuvre de Stieglitz, et dont Ran-cière nous donne tous les détails. La radicale nouveauté de Stieglitz – sa modernité et, osons le mot, son génie – est donc de produire des images qui ne sont que pures photographies. Laissons les derniers mots à Jacques Rancière en citant l’ex-plicit de cet essai lumineux et capital pour la compréhension des enjeux artistiques de la photographie : « L’objectivité de l’appareil ne se lie à l’arbitraire du sujet sur lequel se fixe le photographe qu’en identifiant ce sujet à la métonymie d’un monde, à un moment singulier qui condense ses vitesses et ses lenteurs. L’objectivité de la photographie, c’est le régime de pensée, de perception et de sensation qui fait coïncider l’amour des formes pures avec l’appréhension de l’historicité inépuisable contenue dans toute intersection de rue, tout pli d’une peau et tout instant du temps. »

Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, de Jacques Rancière. Éditions Galilée, 315 pages, 27 euros.

CHRONIQUE PHOTOGRAPHIQUE DE FRANCK DELORIEUX

Stieglitz et la straight photography

DR

Daniel Dezeuze, Patrick Saytour et Claude Viallat.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . X I

CINÉMA / MUSIQUE

La musique de notre temps se ressource, elle prépare sa relève en vue de nouveaux et jeunes publics, avec le concours de

compositeurs déjà connus tels Félix Ibarrondo et d’autres, entrant dans la carrière, tel Oscar Strasnoy.

Félix Ibarrondo, Basque espagnolNé en 1943, dans une famille de modestes

amateurs, il poursuit des études musicales à Saint-Sébastien et à Bilbao. Compositeur, pianiste, il est reconnu par ses pairs. Lors de sa jeunesse passée sous la dictature de Franco, il témoigne déjà d’une écriture narrative caractéristique par son timbre. Il décide de monter à Paris où, à l’École normale de musique, il travaille successivement avec Max Deutsch, émigré allemand, grande fi-gure, élève d’Arnold Schoenberg, avec Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, puis aux côtés de Mau-rice Ohana. Ecclésiastique dans une paroisse de banlieue, ce n’est pas un artiste spécifiquement religieux mais plutôt quelqu’un de très attaché à la culture basque. Une pièce comme Sino (1981) pour chœurs et percussions, illustre de manière

impressionnante un monde très ancien, ses sites gravés dans la roche et une nature puissante. Félix Ibarrondo a beaucoup composé pour le saxophone et la flûte. Cet homme, d’une mo-destie plutôt rare dans le métier des « croches », vit essentiellement de ses commandes et de ses participations à de nombreux festivals. Tenté par l’opéra, il tourne autour de plusieurs projets dont l’adaptation d’un texte du journaliste Philippe Broussard qui a enquêté sur le rapt et le meurtre d’une jeune femme par des militaires argentins au temps de la dictature.

Profondément marqué par les tueries en Es-pagne de notre « grand » Napoléon, F. Ibarrondo est un musicien à la fois énergique et violent. Dans l’un de ses derniers CD, l’Empreinte di-gitale (2006), on ressent cette âpreté à fleur de peau, particulièrement éclatante dans ses Trois Chants basques a cappella.

C’est la preuve d’une renaissance dans un pays qui a donné nombre de grands musiciens et qui a dû déplorer, il y a peu, la disparition précoce d’un « génie », trop méconnu ici, Fran-cisco Guerrero.

Oscar Strasnoy : Argentin de Berlin, une musique pour et par le rire

On connaît le bon mot de Woody Allen : « Quand j’écoute trop de Wagner, j’ai envie d’en-vahir la Pologne ! » Remarquons à notre tour que très souvent, lorsque l’on entre dans une pièce de musique contemporaine, il nous semble pénétrer dans un univers concentrationnaire. Ce tout tragique qui a succédé au romantisme et au post-romantisme des XIXe et XXe siècles, Oscar Strasnoy le rejette et nous gratifie d’humour, voire de rire, et n’hésite pas à s’emparer des années folles, des années vingt. Il fait son miel d’une référence « pas ou peu sérieuse » aux yeux du commun que des artistes comme Luciano Berio, Mauricio Kagel, Georges Aperghis et bien d’autres ont introduit dans « le corpus du sérieux ».

Le festival Présences 2012, organisé au Châ-telet, a proposé un programme très varié de ses créations et de leurs références. N’ayant pas eu la disponibilité de suivre l’intégralité de ce choix bien « métré » (retransmis sur France-Musique) ; nous nous sommes centrés sur le Bal qui ouvrait,

de manière emblématique, Présences 2012 d’après un roman d’Irène Nemirowski (disparue, elle, tragiquement). De nouveaux riches entendent se fêter par un grand bal des plus mondains.

Hélas, l’héritière est à couteaux tirés avec sa mère prise au piège d’une improbable grandeur et n’expédie pas les cartons d’invitation.

Résultat, personne ! Et nous voici plongés dans une atmosphère à la Erik Satie, Ray-mond Radiguet, celui du Bal du comte d’Or-gel, voire à la Jean Cocteau ; ou au cinéma muet des premiers films de René Clair. Un peintre d’aquarelles, Hermenegildo Sabat, fait projeter les fruits de son imagination et de sa cruauté ; un retable qui vise les person-nages. Il règne un grain de folie où la musique de Strasnoy, avec son chant, pas toujours parfaitement incarné, crée un bon moment où l’on rit, sourit, respire un air qui nous distrait de la morosité ambiante.

Claude Glayman

Théâtre du Châtelet : Présences 2012 : 13 au 13 janvier.

Vers la relève : Félix Ibarrondo et Oscar Strasnoy

Une plage au soleil, la Méditerranée, des enfants qui jouent au ballon… Ce pourrait être le décor idéal d’une comédie douce et soyeuse. Les réalisateurs de Jeux d’été

et d’Une bouteille à la mer en ont fait le point de départ de deux tragédies. Deux films durs et poignants qui interrogent l’adolescence, l’identité, la violence. Pourtant, a priori, rien ne relie vraiment ces deux histoires.

Une bouteille à la mer est l’adaptation d’un roman pour la jeunesse de Valérie Zenatti, paru en 2005 (L’école des loisirs), Une bouteille dans la mer de Gaza (l’étiquette « jeunesse » est ici plutôt inopérante et réductrice : ce livre toucha tous les publics, de tous les âges et de tous les milieux qui l’eurent entre les mains). Tal Levin est une jeune Française de dix-sept ans qui a suivi ses parents et son frère partis vivre à Jérusalem. Ce dernier est militaire, en mission à Gaza. Un attentat suicide qui a frappé un café de leur rue agit comme un déclic dans l’esprit de Tal. Les « Palestiniens » contre les « Israéliens », le terrorisme, la guerre, les bombes, les morts… elle veut comprendre.

Sans passer par les filtres habituels de la famille, des amis, des journaux, de la politique. Elle voudrait trouver quelqu’un qui lui ressemble, qui se poserait les mêmes questions. Mais c’est un peu comme jeter une bouteille à la mer. Ce qu’elle va donc faire. Son frère va s’en charger, sur la plage de Gaza, avec à l’intérieur un mot qui demande à qui le trouvera d’envoyer un e-mail à l’adresse indiquée.

Ce sera Naïm, adolescent qui vit seul avec sa mère dans un petit appartement du centre de Gaza. S’établit alors une cor-respondance électronique qui nous permet de lire cette guerre sous un jour nouveau.

Il arrive trop souvent que, dans les fictions et documentaires sur le Proche-Orient, Palestiniens et Israéliens soient réduits à leur seule identité patriote, religieuse et/ou culturelle. En faisant abstraction de l’intime, c’est-à-dire de l’universel, la dernière passerelle. Tout en décrivant les conditions de vie des deux côtés (une séquence se déroule durant l’opération « Plomb durci », qui avait vu Gaza aveuglément et massivement bombardé par l’armée israélienne), le film nous montre deux adolescents aux prises avec leur quête identitaire, où les appartenances à une société, à une tradition, à une famille sont bousculées par des pulsions intimes ; où le désir amoureux est troublé par le chaos politique ; où les liens se font et se défont dans un désordre de panique et de furie.

Avec son roman comme avec cette adaptation réalisée par Thierry Binisti, à laquelle elle a pris part, Valérie Zenatti s’inscrit dans le camp de ceux qui rechignent à en choisir un de façon définitive et absolue, en assumant le flottement, l’amertume et l’inconfort qui peuvent en découler. Ce qui ne l’empêche pas d’être au plus près d’une réalité qu’elle a côtoyée durant huit années passées en Israël. Réalité qu’elle fréquente aussi, sous une autre forme, par la traduction des livres d’un écrivain israélien

majeur, Aharon Appelfeld. Et ce n’est pas un hasard si elle avait cité Mahmoud Darwich en exergue de son livre :

« La patrie, il me l’a dit/C’est boire le café de sa mère/Et rentrer, à la tombée du jour, rassuré. » Si la force narrative de l’échange épistolaire se perd un peu en passant de l’écrit à l’écran, le film arrive à ouvrir d’autres espaces, comme la relation très forte entre Naïm et sa mère, superbement jouée par Hiam Abbass.

Les Jeux d’été, du réalisateur italo-suisse Rolando Colla, se dé-roulent, eux, dans le cadre paisible d’un camping de bord de mer, en Toscane. C’est là que Nic, douze ans, et son petit frère passent leurs vacances, sous la tente, avec leurs parents. Tout serait parfaitement banal si le père de Nic n’avait pas tendance à boire et à frapper. Avec le temps, l’habitude, Nic s’est pro-tégé. Rien ne l’atteint, pas même les brûlures de cigarette qu’il s’inflige pour impressionner Marie, une fille du camping dont il est amoureux. Et l’on voit les enfants se construire à leur tour un petit cercle infernal sadomasochiste. La cabane qu’ils découvrent au milieu d’un champ de maïs devient la réplique de la tente parentale. On se désire et on se met à l’épreuve.

Un profond malaise traverse tous ces êtres, petits et grands, et les dépasse. Le film est construit sur un mode ternaire où, entre la tente et la cabane, la plage ensoleillée de-vient une parenthèse d’oubli de soi, à ciel ouvert, à l’écart des enfers domestiques.

Jeux d’été aurait pu être une chronique de plus sur le malaise adolescent, la cruauté des passions qui dérivent, la violence que l’on se transmet de père en fils, comme un destin qui vous étouffe, comme ces guerres que l’on reçoit en héri-tage. Certaines scènes très dures nous placent sur le fil, au bord d’un malaise voyeuriste. Mais la densité des personnages, l’inventivité de la mise en scène, l’éclatante beauté

des paysages et des acteurs, banals et sublimes, tout cela en fait une œuvre singulière, marquante, sincère et subtile. La fin, inattendue et magnifique, emporte notre conviction.

Luc Chatel

Une bouteille à la mer, de Thierry Binisti, avec Agathe Bonitzer et Mahmoud Shalaby, sortie le 8 février. Jeux d’été, de Rolando Colla, avec Armando Condolucci et Fiorella Campanella, sortie le 8 février

La violence en héritage

Dessin de Gianni Burattoni.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . F É V R I E R 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 2 F É V R I E R 2 0 1 2 ) . X I I

THÉÂTRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 2 février 2012. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : SGP.

164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 1er mars 2012.

LE THÉÂTRE 71 DE MALAKOFF

invite les lecteurs des LETTRES FRANÇAISES

à la représentation de

Pionniers à Ingolstadt de Marieluise Fleisser mis en scène par

Yves Beaunesne

le jeudi 9 février à 19 h 30.

2 x 10 places, soit 20 invitations

Confirmation indispensable au 01 55 48 91 00,

avant le 7 février

Après la bataille, de Pippo Delbono. En tournée à Caen, Toulouse et Valence en mars et avril, à la suite de son passage au Théâtre du Rond-Point à Paris.

Après la bataille, nous prévient d’emblée Pippo Delbono dans son dernier opus. Après la bataille… vraiment ? L’homme de théâtre italien, l’un de ceux – ils sont

rares sur la planète théâtrale – qui pratiquent leur art à la pre-mière personne du singulier, à visage découvert et en payant de sa personne, aurait-il baissé pavillon ? Comment lui, le saltimbanque, héritier de la commedia dell’arte, de Fellini et de Dario Fo, après avoir dénoncé le Temps des assassins, la Guerra (la guerre), la Rabbia (la rage), la Menzogna (le men-songe) encore récemment, aurait-il pu faire ainsi allégeance à ce monde d’« assis », pour reprendre un autre terme de Rimbaud ? Alors même qu’il y a encore peu, dans son livre Mon théâtre (Actes Sud), il parlait de « gagner la bataille, vaincre l’impossible » ? Eh bien que l’on se rassure, voici Pippo Delbono tel qu’en lui-même, toujours accompagné de ses semblables, ses fidèles compagnons d’aventure, de misère et de gloire, marginaux que la société bien pensante abhorrait au point d’en enfermer certains comme le dé-sormais fameux Bobo ; l’énergie et la rage sont toujours là face à la barbarie et au désastre du monde, et les voici plus combatifs que jamais, mais avec une lucidité accrue qui rend leur regard plus sombre.

Sans doute y a-t-il « après la bataille » un temps de latence, pas vraiment de répit, où l’on compte les victimes et où l’on erre au milieu des ruines. La vision que nous offre Pippo Delbono dans ce spectacle est d’une tonalité presque noire (elle s’était déjà assombrie dans la Menzogna), l’espace nu

de la scène est entouré de murs qui évoquent la prison ou l’asile (c’était et c’est encore souvent tout un). Quelques petites portes s’ouvrent sur le néant… L’humanité dans tout cela ? Elle est bien du côté de Pippo et de ses acolytes rencontrés au fil de ses voyages, alors que lui aussi, tout aussi mal dans sa peu, se cherchait. C’est bien cet élément humain qui transparaît dans tous ses spectacles, et particu-lièrement dans cet Après la bataille dont il ne faudra pas s’étonner qu’il est expressément dédié à deux personnalités. À Pina Bausch d’abord, que Pippo Delbono, en compagnie de Pepe Robledo avec lequel il a fondé la compagnie en 1986, a côtoyée et avec laquelle il a travaillé ; et surtout à Bobo, cet homme de soixante-quatorze ans, microcéphale et sourd-muet, l’extraordinaire Bobo qui, une fois de plus, comme toujours ou presque, est présent sur scène, et de quelle manière, bloc compact de poésie, Bobo qui n’était jamais sorti de l’institution où il était enfermé depuis cinquante ans et que Pippo a « libéré »…

Le spectacle annoncé, commenté, porté, dansé par Pippo Delbono, qui dialogue avec sa mère, cite et lit Pasolini, Ar-taud, la poétesse Alda Merini, disparue il y a deux ans, qui affirmait que « les déments, je les ai rencontrés quand je suis sortie », semble être fait de bric et de broc. C’est en réalité, et comme toujours, un joyeux et parfois très drôle chaos de sé-quences entre parades toujours d’une beauté époustouflante, saynètes, revue populaire, morceaux de danse, au son d’une musique assourdissante et d’interventions plus discrètes du violoniste roumain Alexander Balanescu. Une véritable fête pour les yeux et l’esprit, et un non moins véritable travail d’art quoi qu’en disent les esprits chagrins. Pour dire encore et toujours la folie du monde.

Notre folie.J.-P. H.

Paysage dévasté

La Dame aux camélias, à partir du roman d’Alexandre Dumas fi ls. Mise en scène de Frank Castorf. Théâtre national de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 15 février. Tél. : 01 44 85 40 40.

Nul doute que si l’actuel directeur de la Volksbühne de Ber-lin, Frank Castorf, avait voulu mal se faire voir des bons Français que nous sommes, il ne s’y serait pas pris autre-

ment. Car enfin, se saisir de la très romantique Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, dont l’opéra (la Traviata de Verdi) puis le cinéma, agissant comme des loupes, ont encore grossi les traits fleurant bon la mélodramatique bluette, lui faire rendre l’âme, ou plus exactement la faire exploser de l’intérieur en montrant tous ses travers idéologiques, s’en aller ensuite fouiller du côté du dé-senchantement de notre célèbre Révolution de 1789 que le monde nous envie, via la pièce de Heiner Müller, la Mission, et ressortir quelques citations de l’Histoire de l’œil de Georges Bataille pour assaisonner le tout en allant fouiner du côté de la Littérature et le mal, de l’érotisme, voilà qui relève de la provocation pure, et d’un manque de respect évident de notre patrimoine bourgeois national.

Et pourtant c’est bien ce que vient de faire Castorf, avec tout le « mauvais » goût possible pleinement assumé, qui le rapproche d’un Matthias Langhoff, dans notre très national Théâtre de l’Odéon. Seuls les esprits retors dont je m’honore de faire partie y auront trouvé plaisir et jouissance. Tout en admirant l’extra-ordinaire savoir-faire théâtral du metteur en scène allemand, qui travaillait pour la première fois avec des acteurs français. Mais

toujours avec la même cohérence de propos, son œuvre entière s’acharnant à mettre au jour le chaos d’un monde en pleine déréliction. Le romantisme mélodramatique de la Dame aux camélias revu et corrigé par Castorf n’est pas ici un « en-soi », il est mis en regard et en confrontation avec la Mission de Hei-ner Müller, qui évoque la Révolution et ses idéaux trahis. Sans doute est-ce le heurt entre ces deux œuvres qui produit le chaos de la scène. Mais Castorf ne se contente pas de cette vision, il mène sa réflexion plus loin encore, ajoute un troisième volet à sa description quasi apocalyptique, celui de l’érotisme, avec les citations de Georges Bataille. Et voilà constituée la trilogie d’un imaginaire bien français. Tout cela, finalement, pour rendre compte de notre monde d’aujourd’hui rongé par l’idéologie de nos sociétés libérales avancées en pleine décomposition. Que le rideau s’ouvre sur l’image choc d’un décor de favela avec un vrai poulailler, et de non moins vraies poules, juché en hauteur près d’un toit en pente et dans lequel Marguerite Gautier – une « poule » en argot – agonise en se tordant de douleur, entre cris et râles, accompagnée par deux de ses camarades de « travail » ne devrait donc étonner personne. Plus bas l’auteur en personne s’agite, prépare une tambouille peu ragoûtante pour le pauvre Armand… Voilà pour le côté pile. Côté face, que l’on découvre lorsque le plateau se met à tourner, apparaît le décor aseptisé d’un salon design avec lumières flashy, nous revoilà dans notre terrifiant univers d’aujourd’hui…

Castorf use et abuse, non sans un certain humour, des signes et des clins d’œil (rappel d’une obsession de Heiner Müller avec

tête d’un protagoniste dans un four, remake de la célèbre scène de meurtre de Psychose d’Hitchcock par-ci, alors qu’Armand et Marguerite regardent un extrait de Que Viva Mexico d’Eisenstein par-là, que des images télévisées de la chute de Ceausescu nous sont proposées et que, sur un immense panneau publicitaire, Berlusconi et Kadhafi se donnent l’accolade avec le slogan « Niagra forza for ever », avant qu’Hitler n’apparaisse aux côtés de Franco…). Il ne fait pas dans la dentelle ; ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on lui demande. Lui-même (dans la deuxième partie du spectacle presque entièrement consacrée à la Mission de Heiner Müller, une pièce qu’il avait déjà montée, dans son in-tégralité, en Allemagne, preuve évidente qu’elle lui tient plutôt à cœur) prenant un malin plaisir comme à son accoutumée à filmer en direct ses comédiens, grossissant ainsi leurs moindres expressions déjà portées en leur point d’incandescence avec brio et efficacité. Il faudrait d’ailleurs tous les citer, Jeanne Balibar en tête qui n’interprète pas le rôle de Marguerite Gautier, mais parmi quelques autres, celui de Dubuisson, le révolutionnaire de la Mission qui choisit de trahir ses idéaux, avec Anabel Lopez, Ruth Rosenfeld et Claire Sermonne face à Jean-Damien Barbin, Vladislav Galard et Sir Henry. Ils ne sont en rien inférieurs, loin de là, à leurs homologues allemands que l’on admire tant à chacune de leurs apparitions en tournée en France ; il y a donc bien une question de direction d’acteurs et de confiance de ces derniers dans le propos du metteur en scène, bref une relation qui est bien d’un ordre idéologique.

Jean-Pierre Han

L’apocalypse selon Castorf

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