Recueil de Nouvelles 2015
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Françoise Beausire Christian Bourry
Evelyne Donnet
Françoise Duvoisin
Suzanne Ehrensperger
Christine Jaccoud
Francine Howald
Lenka Matousek
Magali Perriraz-‐Bourry
Jean-‐Pierre Taton
Nathalie Teriaca
Marie-‐Laure Type
Anne Weber
DISTYLERIE
Recueil de nouvelles 2015
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Le pont ........................................................................................................... 3 Lenka Matousek
Jeunesse ........................................................................................................ 5 Magali Perriraz Bourry
L’ombre d’un doute .................................................................................. 8 Anne Weber
Recto verso ................................................................................................ 11 Christine Jaccoud
Vertiges ....................................................................................................... 14 Evelyne Donnet
La mare au fond du jardin ................................................................... 17 Francine Howald
Une hospitalité incongrue ................................................................... 20 Françoise Beausire Blop ! ............................................................................................................. 25 Françoise Duvoisin
Vagabond de l’esprit .............................................................................. 27 Jean-‐Pierre Taton
Couleur sépia ............................................................................................ 30 Marie-‐Laure Type
Mathilda ...................................................................................................... 32 Nathalie Teriaca
Krystal .......................................................................................................... 35 Christian Bourry
L’anniversaire de tante Jeanne .......................................................... 38 Suzanne Ehrensperger
Illustration de couverture : Françoise C. / 2013
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Le pont Elle relève la tête, écarte une mèche de cheveux qui lui colle au front et s'étire. Le
bas de son dos est douloureux. Elle a les mains rêches et rouges d'avoir frotté le linge tout le matin. L'air soulève les draps dans la chaleur du mois d'août. Marie a dix-‐huit ans, elle attend son premier enfant. Alors qu'elle remonte vers la maison, elle voit accourir Jean qui lui arrive tout
essoufflé. -‐ Je viens de parler au père à Dédé, la boulangerie est à remettre ! Il a dans ses yeux une lueur dont elle appris à se méfier. Marie sert à la boulangerie, attrape les baguettes et les ficelles, s'essuie les mains
pleines de farine sur sa blouse blanche. Trois francs quarante et voilà deux en retour. Autre chose pour ces messieurs-‐dames ? Robert, va donc ouvrir à Monsieur Chabert ! Dix croissants, comme d'habitude? Mes amitiés à Madeleine, oh mais qu'il est beau ce bébé, Nini, ramasse-‐moi ce journal qui traîne, Monsieur Chabert, votre femme vous cherche, Robert va vous raccompagner, Lysette, où t'es-‐tu donc traînée, ta robe est toute trouée ? Les yeux des enfants brillent à la vue des grands bocaux en verre remplis de sucettes et de bonbons, les passants s'arrêtent devant la vitrine pour contempler les mille-‐feuilles, choux à la crème, babas au rhum arrangés avec soin sur des plateaux ornés de napperons en dentelle de papier. Marie, derrière la caisse, virevolte, souriante, chaleureuse et efficace. Il doit faire grand soleil demain, vous verrez, la Saône est splendide à cette époque! Attends, voilà, je souffle dessus et tu ne sens plus rien! Robert, rattrape voir Monsieur Chabert, il a oublié sa casquette ! Ca fait trente centimes, comment va ta maman ? Madame Chabert ? Mais Robert lui a ramené hier, il a du l'oublier ailleurs! Des éclairs ? Au moka et au chocolat, oui... Nini, va donc me chercher des boîte à l'arrière! Et oui, comme vous dites, bientôt neuf ans! Mathilde pouvez-‐vous servir Madame Jorand, s'il vous plaît? Et donc, si tu soustrais cinq, ça te fait combien ? L'été, Marie aperçoit les écrivains et les peintres s'asseoir à la terrasse du café, de
l'autre côté de la place, et commander un ballon de rouge. Elles se demandent ce qu'ils peuvent bien trouver de si étonnant en ces lieux. La Saône qui déroule son long ruban vert, gris et bleu. Le pont en métal qui relie l'autre rive en trois enjambées. Les peupliers qui agitent leur feuillage argenté. Les ormes et les saules qui courbent leurs branches jusque dans l'eau. Et les barques des pêcheurs qui fendent la brume au petit matin. L'hiver, le brouillard s'attarde sur les berges et les bourgades environnantes, tel un spectre grisonnant. Marie se demande souvent si ce n'est pas cette chose triste et humide qui s'est infiltrée sous la peau et les os de son Jean et qui rend, année après année, ses sautes d'humeur plus imprévisibles. Elle aussi aimerait s'attabler à une terrasse, un café à la main et observer les
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passants. Ou embarquer sur une de ces péniches qui rattrapent le Rhône et poursuivent leur course jusque dans les eaux turquoises de la Méditerranée. Jean travaille toute la nuit et dort le jour. Il s'absente parfois en fin d'après-‐midi.
Elle lui en fait parfois le reproche, quand les clients sont partis, les enfants couchés. Il la prend par la taille, enfouit son visage dans ses cheveux et lui chantonne dans l'oreille :
⁃ Marinette, je n'ai que toi en tête ! C'est sa bonne humeur, entraînante, solaire, qui l'avait conquise la première fois
qu'ils s'étaient rencontrés. Depuis, elle avait appris que cet enthousiasme fiévreux – agrandissons la boulangerie ! Déménageons à Villefranche ! Achetons un café à Lyon ! -‐ était suivi par des mois d'abattement lourd. Ni les enfants, ni la réputation de ses pains et de ses choux à des kilomètres à la ronde, ni les gestes tendres de Marie, ni même les consultations chez les médecins ne le délogeait de son enfermement. Un petit matin de septembre, elle ouvre les yeux, tourne la tête sur l'oreiller. Jean
n'est pas à ses côtés. Il a du finir la nuit et aller prendre le café. Il a du avoir du mal à terminer la crème au beurre. Il a du aller marcher au bord de l'eau, ça lui fait du bien aux nerfs. Elle s'habille, descend à la cuisine, fait bouillir l'eau pour le café au lait, aide la plus petite à enfiler sa robe, pose un baiser sur cinq joues. Vers neuf heures, alors qu'elle rassemble les viennoiseries restantes dans un seul panier, la clochette au-‐dessus de la porte tinte. Elle lève la tête.
⁃ Marie... C'est Ernest, son frère. Il est blême. Un silence de coton s'étend entre eux. Marie
entend son cœur battre à tout rompre, comme la première fois que Jean a posé ses mains sur sa taille. Elle s'affaisse sur une chaise et tandis qu'Ernest se penche et la serre dans ses bras, un gémissement rauque monte et emplit la boulangerie. Chaque année, quand je viens voir Mamie en vacances, nous allons poser des
roses sur la tombe de Papy. Nous nous asseyons ensuite sur le banc devant la boulangerie et nous mangeons des choux à la crème.
Lenka Matousek
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Jeunesse
Passionné(e) de théâtre ? La scène off du festival d’Avignon en juillet prochain vous tente ? Jeune metteur en scène expérimenté dans l’avant-‐garde recherche acteurs, actrices et techniciens de la scène, ambitieux et généreux. Casting le 10 août 2015 de 10 h à 14 h au Théâtre de la Distylerie à Fleurville. Pas sérieux s’abstenir.
Des rangées imposantes de sièges fatigués occupent le centre du théâtre. Il y a
quelques années, leur velours était rouge, mais la lumière et le temps l’ont délavé en larges zones orange. Certains sièges ont été rapiécés avec des morceaux de velours. D’autres écorchures n’ont pas eu droit à ce traitement. Une multitude d’objets encombre le pourtour de la salle. Au fond, des sacs, des cartons, des patères présentant une collection de chapeaux, un mannequin nu, coiffé d’une casquette militaire cachant le haut de son visage. Des étagères récupérées sont remplies d’objets disparates déposés par d’anciens accessoiristes. Des appareils pour l’éclairage, le son et la projection d’images sont entassés près de la large porte d’entrée sur la droite. Et malgré ce désordre poussiéreux, la salle de théâtre est majestueuse dans ces murs de pierres sèches. Ok, c’est à vous ! J’vous fais le topo sur vos personnages… Vous êtes tous les deux amoureux de la même fille, Linette, mais sans le savoir.
Toi, Oscar, t’as écrit un texte pour cette fille et tu veux profiter du concours de slam de la Maison de Quartier pour te déclarer. Tu seras soutenu par tes potes. Tu vantes son style, sa beauté… Tu rêves qu’elle tombe dans tes bras comme dans un vieux film que t’as vu sur le net… Tu viens prendre conseil auprès d’un gars du quartier qui a une super réputation
de slameur. Tu penses d’abord à l’apprivoiser parce qu’on sait jamais avec lui. Il peut démolir ta réputation hyper facilement et fini pour la fille... Mais tu tiens pas ta résolution et tu lui balances ton texte très vite. T’insistes sur l’importance du slam et sans dire que c’est pour la fille que tu décris… Toi Ahmed, tu r’connais tout de suite la donzelle dont il est question à un détail.
T’es vénère mais t’en laisses rien paraître parce que t’assures pas encore avec elle. Tu lui dis que ses rimes sont nazes (mais t’y crois pas et t’es encore plus jaloux). Tu lui cites des rimes nulles qu’on t’a dites, en précisant quand même qu’elles sont pas de toi, pour l’inciter à démolir ses propres rimes... Tu connais bien les rimes Oscar ? Mets bien le ton du gars amoureux fou qu’est
plus dans la réalité quand il les dit. Tellement il rêve à sa belle…
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Aspor Mora se tourne et cherche quelqu’un du regard dans l’ombre de la salle.
Pégaz est juché sur une échelle appuyée contre une poutre métallique. Il se débat avec un des gros projecteurs. Pégaz ! Pendant qu’Oscar récite ses rimes, j’aimerais que tu changes l’éclairage. Un
peu psychédélique pour appuyer le côté fou. T’as ça dans tes spots ? Eh, Aspor ! Tu crois quoi !?! Dans ce foutu théâtre on a juste une boule de disco.
J’veux bien te faire du psychédélique, mais faudrait acheter le disque avec les huiles qui tournent devant le projo. Ça f’rait vraiment un effet comme tu veux. Sinon, rêves pas ! Eh, Aspor ! Pendant qu’il est question d’achats du matériel nécessaire… j’espère
que tu n’oublies pas que j’ai besoin de vêtements pour des slameurs. Est-‐ce que tu réalises que je ne peux pas aller chez Emmaüs ? Tu m’a bien dit qu’il ne s’agissait pas d’une pièce classique… J’aurais besoin d’un crédit pour aller chez Tacchini. J’ai un très bon ami vendeur chez eux et je compte sur lui pour me conseiller ! J’ai le temps avec le chômage… Eh, Aspor ! J’peux t’montrer mes croquis des décors maintenant ? Là c’est la rue
devant chez Ahmed. Là c’est la chambre bourge de Linette. Elle a gardé toutes ses peluches depuis qu’elle est p’tite. Comme c’est une fille gâtée, y faudra un gros budget peluches… Sur cette feuille j’ai dessiné le skate Park que je veux peindre à moitié en trompe l’œil sur le fond de la scène… J’peux commander le bois ? Bonjour M’sieur. J’suis Aspor Mora. Merci de me recevoir, c’est très aimable à
vous. Je crois que votre fille Philiberte vous a expliqué ma demande. Je vais aller droit au but pour ne pas vous faire perdre de temps. Voilà… J’ai réuni une très bonne troupe de théâtre et un ami a écrit pour nous une pièce très actuelle. Mais il faut que je vous explique… Je fais du théâtre depuis tout petit. Ma mère m’a inscrit à l’atelier théâtre de la
Maison de Quartier très jeune pour que je puisse « faire le clown là librement, et plus en cours ». Je participe à un autre atelier théâtre depuis que je suis entré au lycée. Ça m’aide toujours autant pour l’école… Tout le monde dit que je suis très doué. Mais je ne veux pas faire qu’acteur ; je veux faire de la mise en scène en tant que professionnel ! Et je rêve de la scène « off » (d’abord) à Avignon l’année prochaine pour me lancer. La pièce est de Jean-‐Ba’ Paque, dit Momo. En fait c’est son histoire… Momo il était
timide et il savait pas comment faire avec les gens. Non ! Ce n’est pas un truand. Il avait des problèmes d’intégration dans la société, mais parce qu’il fuyait les gens quand il était vexé plutôt que de dire ce qui lui plaisait pas. En fait, Momo, il a eu une mère qui ne l’aimait pas. Mais il a plein d’amis maintenant qu’une fille s’est intéressée à lui. Non, M’sieur, il n’a jamais fait de tags. C’est pas lui non plus, le jeune qui dort dans
le parc. Ç’ui-‐là, c’est Lulu. Il est machiniste dans la troupe. Il est très doué. Vous vous
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rappelez la cabane qu’il avait faite dans les arbres ? Ça lui faisait un super loft ! Dommage que les flics l’aient démolie… Au fait, vous me parliez des tags. Vous les trouvez comment ? C’est ceux de
Thiébaud. Il s’est proposé pour les décors. Il a des idées géniales ! Il s’est inspiré de la chambre de votre fille Philiberte pour une scène. Il voulait prendre la collection de peluches de votre fille pour les accessoires, mais elle lui a répondu qu’il n’en était pas question ! Elle a dit qu’elle ne prêtait jamais les cadeaux que vous lui aviez faits. J’pense que c’est parce qu’elle vous adore votre fille ! Les acteurs ? Je crois pas que vous connaissiez Oscar, Ahmed et Linette. Ah,
comment vous savez qu’ils traînent avec Lulu dans le skate Park ? Ils sont super doués pour jouer la comédie. Ils incarnent parfaitement leurs rôles ! Ils prévoient même de faire une démo de skate pendant la pièce. Ils doivent voir avec Thiébaud question place pour ne pas tomber sur les spectateurs… Et je suis aussi très content que Pégaz soit notre éclairagiste. Je crois pas que vous
le connaissiez, même s’il est souvent au Park… C’est un gars qui dea… euh, qui rêve aussi de devenir décorateur comme Thiébaud. Il m’a expliqué qu’il visitait des appartements pour s’inspirer pour plus tard. Mais on l’a mis aux éclairages parce qu’il n’a pas le vertige et qu’il peut grimper en deux secondes pour régler les projecteurs… Comme Lulu le machiniste ! Ben quoi Philiberte !?! Tu m’avais dit qu’on pouvait faire confiance à ton père
parce que c’est un conseiller municipal qui favorise la réinsertion sociale par les arts… J’ai bien essayé de lui expliquer le topo… En fait il est complètement réac’ ton père ! Il a dit qu’il ne voulait pas en entendre plus alors que j’avais pas parlé de tout le monde. Faudra qu’on trouve une autre source de financement… Aspor Mora avait rendez-‐vous à 10h30 au « Bar du Marché » à Pont-‐de-‐Vaux ce
mercredi. Il allait rencontrer le « mécène » dont lui avait parlé Philiberte. Il pensait arriver le premier, mais sa copine était déjà attablée à la terrasse en compagnie de trois hommes. Il fut impressionné par la carrure imposante de deux d’entre eux. Lunettes noires, cheveux gras et barbes filasses, tatouages émergeant du col de leur t-‐shirts et coulant des manches jusqu’aux mains. Le troisième homme auquel s’adressait Philiberte, était sec, basané et lui aussi couvert de tatouages. Des traits noirs formant des araignées, des têtes de mort couchées sur des ossements, une faux par ci et une pin-‐up ailleurs. Aspor Mora renonça à compter les piercings qui leur scintillaient aux arcades sourcilières, narines, lèvres et oreilles. Le soleil brillait sur les chromes de leurs Harleys garées devant leur table. Ce n’était pas comme ça qu’il s’était imaginé celui qui devait financer sa pièce. Il
regrettait de s’être forcé à mettre une cravate…
Magali Perriraz Bourry
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L’ombre d’un doute Il fait gris. Tant mieux. Il aime les ciels chargés qui modulent les contours et
offrent aux rayons de soleil de faire de l’herbe une fête de vert. Cadré par la fenêtre du train, chaque pré est une toile, chaque village un croquis. Le paysage porte déjà sa signature. Il ouvre le dépliant : Hôtel garni, chambres confortables, cuisine familiale. Belle
vue et tranquillité assurées. On lui a conseillé un petit hôtel au bord de l’eau. « Les paysages sont des Turner
sans Tamise, les sœurs Rouard cuisinent divinement bien. Tu dormiras dans des draps fins, mangeras des œufs à la coque cuits comme tu les aimes : trois minutes et demi, mouillettes masquées d’un voile de beurre. Le sel gris de Guérande sera à une pincée de doigts. Bordant la Saône, l’hôtel est fidèle à sa photo. Son toit d’ardoises multiplie
tourelles et poinçons, ses larges balcons, les cascades de pétunias. Sur la terrasse la bourgeoisie locale boit des blancs cassis dans des battements d’éventails. Les sœurs Rouard toutes amidonnées l’accueillent. Elles disent, chaque chambre est décorée différemment, on vous a réservé la chambre jaune. Théodore déteste le jaune. A moins qu’il ne soit abondamment sali par des tons
sombres. Mais il se réjouissait de tout et souhaite que cette attente heureuse dure. Il sourit. D’ailleurs la chambre jaune n’est pas si jaune, ses murs sont bleu layette, c’est le lit en bois qui brille comme un citron. Les lattes de parquet disjointes donnent la sensation que le sol tangue à chaque pas, les chaises de paille sur des pattes de faon sont prêtes à s’agenouiller. Une sensation d’équilibre fragile l’accompagne pendant qu’il déballe ses affaires tout comme le sentiment d’être familier du lieu. Le chevalet de voyage dans un coin, ses pinceaux dans le verre à dents, ses papiers à aquarelles fraîchement marouflés rangés par ordre de grandeur. Sa mise en place est faite. De sa fenêtre, la Saône est un ruban soyeux. Théodore aime la qualité des verts de
la végétation, le chemin gris poudré qui longe la rivière et la couleur des champs brûlés par le soleil. Ce paysage l’inspire sans parler de la jeune femme de chambre pâlotte dont les yeux noirs dévorent le visage. Demain il lui demandera si elle veut bien poser pour lui. Un portrait. Elle assise en tenue de travail avec pour seule touche de lumière les perles qui pendent à ses oreilles ; elles font ressortir le blanc de son tablier et la faïence dans laquelle baigne ses prunelles. Mais pour l’instant il va dîner.
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Céleri rémoulade, suivi d’un coq au vin tout en velours avec des petits lardons, des
oignons grelots lustrés de sucre roussi. Après le fromage, une charlotte aux pommes glisse sur la nappe, sa géométrie est parfaite. Les languettes de brioche croustillent de beurre noisette, les pommes sont fondantes et finement amères. Un petit marc de Bourgogne ? Vous êtes bien installé ? Déjà au travail ? Théodore
acquiesce distrait. Il pense à sa vocation. Il n’a jamais voulu être peintre. Observer et dessiner il ne sait faire que ça. Enfant, le père dilapidait l’argent du mois en Pastis pendant que la mère écrasée de fatigue par des journées à astiquer les grandes maisons sans merci en retour s’endormait en plein jour sur le canapé du salon. Quand arrivait le temps de tournesols en fleurs et avec eux les vacances, Théodore se retrouvait seul. Il sortait son carnet à dessin sous le bras croquer des soleils, un oiseau ou un chien. De retour, il retrouvait sa mère assoupie, alors il s’asseyait en face du canapé pour la dessiner. Elle roulée en boule de dos dans une robe vanille, elle les bras en croix comme pour se contenir, à moins qu’elle n’ait été surprise par le sommeil en pleine couture, le menton sur le torse et les doigts sur l’ouvrage. Quel meilleur modèle qu’une endormie ? A l’école son don pour le dessin lui valait des commandes. D’abord des animaux, des super héros plus tard, et enfin des filles calibrées sur mesure à la demande de ses voisins de banc. Et puis il s’est mis à peindre émerveillé de donner une deuxième vie à tout ce qui lui plaisait. Le marc a déposé des lies dans ses pensées. Il rêve d’un bain. Cela fait des années qu’il ne s’est plus allongé dans l’eau chaude. Il y a des pieds à
l’autre bout de la baignoire, les siens. Observation. Le gros orteil présente un léger valgus, l’ongle droit est grignoté par un début de mycose, la corne ivoire est striée de crevasses. Sur le coup de pied, sa peau est presque laiteuse, piquetée de tâches de rousseur. Je ne me souviens pas d’avoir été roux. Séchage méticuleux. Il n’est pas si tard. Théodore n’a pas touché un crayon de la journée. Il prend un
cahier de croquis, une mine de plomb et extrait un miroir d’une poche en peau de chamois. Lorsqu’il ne sait plus quoi saisir autour de lui, il se dessine. On lui dit souvent que ses portraits sont très ressemblants ce qui l’accable. A
quoi bon peindre ce que tout le monde voit. Ce soir il s’observe longuement dans la glace avant de remarquer au second plan, derrière lui, sur le mur au-‐dessus du lit, quelques toiles maladroitement accrochées. Occupé à ranger ses affaires il ne les a pas remarquées avant le repas. La main de l’artiste a généreusement appliqué l’huile en touches épaisses. Dans la nuit, une lune tourne et brille comme un soleil, le ciel pleut des étoiles sur un petit village blotti dans un vallon masqué par les flammes noires d’un cyprès. Des serpentins de mille bleus déroulent des collines. Il fait du bruit ce tableau, il remue. Théodore a beau le connaître, il est sonné,
s’assied sur le lit. Quelle décision dans le geste, quelle audace, quelle efficacité avec si peu de moyen. Les couleurs ? Celles que je veux. La perspective ? Quelle perspective ? Si je décide que les arbres sont des mèches, ce sont des mèches. Il voudrait oser ça et savoir s’arrêter à temps lui aussi. Mais par souci d’honnêteté,
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laquelle il se le demande, il retouche, corrige, affine, trouvant que trop vite et trop court c’est forcément trop peu. Ce don du raccourci le blesse. C’est alors que son regard s’attarde sur la table jaune postée devant la fenêtre. Pendant qu’il prenait son bain quelqu’un a déposé là dans un vase une brassée de tournesols au bord de l’évanouissement. Certaines corolles ont déjà pleuré tous leurs pétales couleur de miel et leurs cœurs nus sont comme des yeux noirs posés sur lui. Il n’arrive pas à soutenir ces regards, lâche le crayon. Décidemment il déteste le jaune.
Anne Weber
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Recto verso « Il a fallu 50 ans à une carte postale pour parcourir quelques kilomètres et
parvenir à son destinataire. La poste lui a réclamé 1 franc afin d’affranchir l’envoi dont le timbre était périmé »
Mon ami, Rejoins-‐nous pour la fête. Ce sera samedi et tout le dimanche aussi. Après tant d’années, tu pardonneras mon silence en rencontrant ma divine fiancée.
Longeant la rivière, c’est presque sur la pointe des pieds que Jean aborde le manoir. Il reconnaît le bâtiment flanqué de sa tour. La façade semble basculer sur une diagonale, comme sur la carte postale. De même, il reconnaît les petits paquets de nuages blancs, halos de buée collés sur le ciel. Le portail en fer forgé est largement ouvert. Jean avance en tordant ses pieds sur
la caillasse de la cour. Perché en équilibre, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, il dépoussière ses chaussures vernies puis camoufle son mouchoir sali dans une touffe de chardons. Devant lui, une large porte de grange en bois ferme le passage. S’il poussait le vantail de gauche ? Ou s’il poussait plutôt celui de droite ?
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D’un côté, un monde obscur, grave, peuplé d’ombres silencieuses… De l’autre, une vive lumière, un espace animé de sons allègres… Jean désigne la gauche, la droite. Quel sera son choix ? Il rit de son jeu. La fête là,
derrière ce passage, est une promesse palpitante. Il pousse les deux battants et avance résolument. A sa gauche, plusieurs bicyclettes sont abandonnées le long d’un large couloir.
Hissées sur leur pied, les roues arrière libérées tournent lentement, inutilement. C’est sans doute le mouvement persistant d’une expédition sur les chemins qui longent la rivière. En face, une large tôle est appuyée au mur crépi de ciment. Elle reflète les cycles en abîme. Au milieu des machines, de leur reflet, au milieu de cet orchestre de chromes, de guidons, cet enchevêtrement de rayons, Jean est le chef d’un orchestre de sonnettes. Quelques pas encore. Devant lui, une sculpture monumentale, une sorte d’arbre
métallique tend ses branches d’acier vers le ciel. Rameaux d’aluminium, feuilles de cuivre, fruits en étain. Jean se trouve dans un hangar dont seule la moitié du toit est couverte d’une charpente. D’un côté l’arbre rutile sous le soleil de l’autre, l’espace est plongé dans un demi-‐
jour. Il distingue des tables disposées en désordre, bousculées, des chaises abandonnées à la hâte. Il y a des assiettes en carton multicolores et des miettes de tourtes au chocolat, à la fraise, au citron. Les nappes en papier un peu froissées, un peu déchirées sont parsemées de bonbons dans leur cellophane. Sous la poutraison, l’immense espace est décoré de guirlandes, de lampions et de fanions. Des métrages de cordelettes sont tendus le long des murs. Au moyen de pincettes, des feuilles de papier peintes de motifs enfantins y sont suspendues. Jean s’assied un instant. Il entend les cris, les rires dont l’espace a gardé l’empreinte. Il voit ces enfants exubérants dont les habits sont tachés de sirop. Il est l’un d’eux, pincé, chatouillé, barbouillé et hilare. Ensuite, une porte coulissante révèle un jardin luxuriant. Un sentier de gravier
ondule entre des buissons de roses, de lauriers, d’hibiscus. Jean vacille un peu car les fragrances qu’il inhale profondément sont enivrantes. Au pied d’un muret, dans un panier de rotin, il y a des boules métalliques. Sur un ruban de sable, des joueurs de pétanque ont laissé de grandes éraflures. Jean peut entendre le choc des boules et le son mate de leurs chutes. Cependant ce qu’il perçoit enfin, c’est la rumeur joyeuse de la fête. A travers les fenêtres d’une belle façade des silhouettes dansent au ralenti. Il pénètre une longue salle de bal. Ce qu’il remarque d’abord, c’est la paroi en face
de lui, tout au fond de la pièce. Elle est entièrement habillée de livres alignés, empilés sur des étagères qui ploient sous leur poids. Ignorant les convives qui se sont rangés silencieusement sur les côtés, il s’approche d’un haut miroir adossé à la bibliothèque. Un doigt enduit de couleur a tracé en grandes lettres qui bavent un peu : « Nous voyons celui qui n’existe pas, mais celui que nous ne voyons pas existe ». Au-‐delà de la sentence, Jean scrute son reflet un peu flou. Son double l’observe également avec une attention empreinte d’ironie lui semble-‐t-‐il. Parfois le
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sosie disparaît presque, s’évapore. Et puis, il est à nouveau très proche, clone et tout à coup, image inversée, joker. Alors, depuis les profondeurs du miroir, une femme s’approche et évince le
jumeau. Il la reconnaît parfaitement, avec sa robe de dentelle piquée de perles, sa longue chevelure presque blanche, son sourire aussi doux qu’une caresse. Elle semble flotter en apesanteur dans le temps et l’espace. Jean retrouve enfin son amour de toujours. Il accueille ensorcelé celle dont le souvenir ne la jamais quitté. La musique anime à nouveau les couples qui se sont reformés. Les enfants se pourchassent entre les danseurs. Jean valse toute la nuit emporté dans une douce extase. Il y a sous le toit des chambres mansardées dont il a ouvert chaque porte. Il y a la
bleue, la jaune, la rose meublée d’un lit à baldaquin. Au matin, il a le sentiment de s’être dissout dans un long coma. La maison est silencieuse, la salle de bal désertée. Sur le miroir, la sentence est effacée. Quelques photographies sont oubliées sur un guéridon. Jean choisit l’une d’elles et reconnaît sa carte avec au recto, le ciel bleu et les petits nuages, le manoir qui bascule sur une diagonale. Au verso le timbre poste est inconnu. Un profil sépia est mâchuré par le tampon encreur. De l’écriture désuète il ne restent que quelques traces évaporées. Esseulé, désemparé, Jean retrouve le sentier dans le jardin. Il foule des ronces, des
chardons. Les rosiers sont engloutis par les liserons. Les plates-‐bandes informes ont perdus leurs franges de buis taillés. Des objets hétéroclites, délavés, rouillés, semblent avoir été jetés pêle-‐mêle dans les herbes desséchées. Les boules de pétanque ne sont qu’un amas de rouille. L’arbre sculpture fait place à un amoncellement de ferraille. Des fers à béton, des bribes de fers forgés, un poêle estropié, des grillages tordus. Les tables du goûté des enfants sont dépouillées de leur vaisselle, de leurs nappes, grises d’une épaisse couche de poussière. Au fond du hangar, des tours de potiers, des nasses de pêcheurs, des établis avec leurs serre-‐joints témoignent d’activités passées. Une toile mitée les dissimule partiellement. Jean chancelant se retrouve devant les vélos désarticulés. Ils ont perdus leur
couleur et leur brillance. Ils sont effondrés contre le mur. Il se tient là, un peu voûté, campé sur ses jambes légèrement écartées, à la recherche d’un équilibre précaire. En face des bicyclettes, la tôle renvoie le reflet d’un vieillard. Son frac, dont les basques pendent un peu déchirées, est gris de poussière. Jean reconnaît difficilement son visage, vieilli, buriné, affaissé, sali par une barbe de plusieurs jours. Les liserons sont montés à l’assaut de la grille de l’entrée. Il s’agrippe aux
entrelacs corrodés du métal qui écorche ses mains. Il s’affaisse, ses jambes ne le portent plus, il sait que son cœur l’abandonne. Le murmure de l’eau tranquille de la Saône s’estompe. Le signal lumineux du pont
clignote sans fin.
Christine Jaccoud
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Vertiges Il n’a pas l’aisance des grands jours. La corde fend la surface de l’eau et se précipite vers le fond. C’est la troisième fois
qu’il rate l’amarrage. Avant d’accoster, Boris a soigneusement choisi son emplacement à côté d’une
barque noire, au milieu des nénuphars jaunes. Depuis Lyon il a remonté la Saône sur son bateau Le Boom 415, laissant sa femme et ses enfants dans leur appartement. Voilà huit mois qu’il travaille sur son prochain livre Le Défi. Son éditeur en attend
la dernière mouture pour le 30 septembre. En panne d’inspiration, se sentant en perdition, il tente là l’ultime sauvetage. Il a décidé de changer d’air et la découverte sur internet d’un endroit calme où il espère se retrouver l’a amené jusqu’à cette petite localité bourguignonne. Le Manoir convoité se trouve juste en face du port où il vient de mouiller. Il lui suffit de traverser le pont métallique pour s’y rendre. Il lance le cordage qui atteint de justesse la bitte d’amarrage. Contrarié il
rassemble ses bagages et quitte l’embarcation sans entendre les cris et les rires des enfants qui se jettent dans l’eau depuis le ponton. Il avance à allure rapide, tête baissée, mais son pas est très vite retenu par les
roulettes de sa valise qui se cabrent l’une après l’autre sur les gravillons au sol. Ces ratages successifs et ces empêchements le titillent ; comme si cela parlait de lui. Allongé sur le lit de sa chambre, nauséeux, il essaye de retrouver comment il en
est arrivé là. Cette sensation de trop, ce sentiment de vide. Cette étrangeté qui l’habite. Un entre deux désagréable qui l’oppresse et le laisse en suspension. En poussant le portail du manoir il a immédiatement reconnu la terrasse avec les
colonnes coloniales qui figurait sur la photo du site. A sa vue, le propriétaire, a lâché le sécateur dans le panier d’osier rempli de roses fanées. D'un geste rapide il a soulevé d'une main son chapeau de paille à large bord, s'est essuyé l'autre main, un coup à l'endroit un coup à l'envers, sur son tablier de jardinier et l'a salué. Sacré poigne ! a pensé Boris. D'une voix assurée et chaleureuse il lui a souhaité la bienvenue. Ils ont continué à
échanger quelques mots et au fur et à mesure de leur discussion le visage de Boris s'est détendu, les deux petites rides qui traversaient sont front se sont estompées. Il y avait dans sa gorge un goût qui revenait, semblable à ce qui l'avait incité à venir ici lorsqu'il avait consulté le www.manoirfleurville.com. Si il se souvient bien, c'est à partir du moment où le svelte quinquagénaire l'a prié
de le suivre pour le conduire jusqu'à sa chambre que les choses ont basculé.
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Cette succession de passages, ..., ce besoin qu'il éprouvait de reprendre plus
souvent son souffle. Il se rappelle ... D'abord la traversée de la courette. Le vieux banc de jardin miteux aux lattes
éclatées qui ne parvenait pas à lui seul à cacher le nombre considérable de bonbonnes vidées et couchées. Puis, l'entrée dans l’atelier où machines à outils, échelles, cartons, bidons, fils de fers, autres objets indéterminés et poussières accumulées formaient un amas où il était difficile de se faufiler. D'ailleurs sa chemise blanche couverte de cette épaisse tâche de graisse noire est sûrement fichue. A suivi la découverte de l'abominable Théâtre où, dans une semi obscurité, il a distingué d'informes patapoufs inanimés plus ou moins grisâtres entassés pêle-‐mêle sur des sièges pour la plupart éventrés. Il s'est senti chanceler et blêmir mais n'a pu l'exprimer. Muet, il a continué à suivre son hôte qui semblait intarissable sur les origines de ce Manoir. En franchissant le patio il lui a expliqué que tous les plots, planches barre de fer qui gisaient là étaient destinés aux prochains travaux de transformation et que…. Boris n’a pas entendu la suite. Il a continué à déambuler jusqu’à la chambre où, en ce moment, il tente de reprendre ses esprits. Il est comme une loque sur ce lit, n'a plus de force, se sent dépossédé. C’est ici,
qu’il espérait un dernier sursaut. Cet envahissement d’objets, par contraste peut-‐être, accentue son vide intérieur. Il n’a pas de mots, plus de vocabulaire. La gorge le serre, il étouffe. Comme pour mieux faire rentrer l'air il jette sa tête en arrière sur l'oreiller ouvre la bouche et aspire bruyamment. Il faut qu’il sorte. Zombie, il s'assoit sur le rebord du lit. A tâtons, il enfile ses
chaussures, se redresse et machinalement tourne le bouton en porcelaine blanche de la porte. L'esprit ailleurs, il descend, sort. Sans sourire ni même les saluer il passe à proximité d’un groupe de résidents installés sur la pelouse autour d'une table ronde sous un parasol rouge géant. Il reste sourd aux bruyantes « esclaffades » et aux tintements des verres. Il se dirige vers le pont. Accoudé au parapet il scrute les profondeurs du fleuve. La nausée le reprend. Il
pense à celui qu'il a été et ce qu'il est maintenant. Tout est confus. Où sont passés le temps de son succès à l’occasion de son premier livre, les interviews des radios et des télés, les séances de signature ? Aujourd'hui plus rien ne l'habite qu'un grand trou noir. Il ne sent bien nul part. A quoi bon l'existence? Il s'agrippe à la rampe en bois, la serre de plus en plus fort, se crispe. Ses yeux
hagards fixent l’eau boueuse où flottent par-‐ci par-‐là quelques ilots d’algues. Une force l'attire, comme un appel. Il perd pied. Dans un dernier sursaut il repousse violemment la rambarde. Sa tête frappe le poteau métallique, il chute. Estourbi, il est étendu au sol. Lorsque, lentement il se redresse, un profond dégoût lui enfle la gorge. Un
cocktail de honte, de mépris, de colère l'envahit. Dans cette horrible turbulence, des mots lui viennent très clairement en tête : bon à rien, raté, médiocre. Il a envie de gerber. Les mains dans les poches, il erre, regarde sans le voir le sol. Le jour décline. Il
marche. Il éprouve le besoin d'accélérer. Il marche, marche, marche encore. De plus en plus vite. C'est comme une ivresse. Et le voilà qui court. Des vibrations parcourent ses jambes et montent dans son corps. A chaque foulée le contact de sa
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plante de pieds sur le sol se fait plus présent. Il s'essouffle, son cœur bat. La vie frappe dans sa poitrine. Elle tape, tape, tape. Des sons saccadés se propagent, il les entend dans son cou, ses tempes, ses oreilles. Et cette moiteur sur son front, cette transpiration sous les aisselles, ce ruissellement sur sa poitrine. Le sentiment qu'il y a quelqu'un dans ce corps. Il s'arrête, haletant, à demi plié, les deux mains au dessus des genoux. Quand
enfin son souffle s'apaise, il relève la tête et découvre d'un côté la berge, de l'autre une haie, des noisetiers, des frênes, des ronces aussi. Devant lui la forêt touffue semble engloutir le sentier de terre sur lequel il se trouve. Il décide de faire demi tour. L'air est encore chaud et les couleurs se diluent à la tombée du soir. Il ne se rappelle pas avoir longé ce haut et long mur de vieilles pierres au dessus duquel flotte à présent une odeur de grillades. Il ne se souvient pas davantage de la traversée de cette route départementale où viennent deux voitures viennent de se croiser en se klaxonnant. C'est étrange, il distingue le Manoir très loin là bas. Il aurait fait tant de chemin? Lorsqu'il rentre, le parc est éclairé et quatre personnes discutent encore dans la
fraîcheur du soir. Près du parasol refermé, quelqu'un lui fait signe d’approcher. Venez prendre un verre avec nous! Il reconnaît la voix chaleureuse de son hôte. Boris est tout en sueur. Tentant de faire bonne figure, il avance en esquissant un léger sourire. Le svelte quinquagénaire lui présente tour à tour les convives qui se lèvent pour lui serrer la main. Kathy, Mario. Boris salue poliment. Quand il se tourne vers la brune Agathe, en un éclair son champ de vision se rétrécit. Il est percuté de plein fouet par son sourire étincelant, kidnappé par son regard océan. Sensation de dérive. Ses pupilles se dilatent, des papillons volent dans son ventre, son rythme cardiaque s'accélère. Alors que leur main se touchent tout son corps s'embrase. Devant lui, bien planté, lui apparaît un nouveau Défi. Evelyne Donnet
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La mare au fond du jardin Il effectue des rangements dans le grenier de son manoir depuis plusieurs heures
quand son regard est soudainement attiré par le coin d’une sorte de petit livre en maroquin rouge. A peine visible, car coincé entre deux vieux dictionnaires épais et poussiéreux, le petit triangle de cuir semble lui faire de l’œil ! Intrigué, Edouard Desmoulins le saisit et à sa grande surprise, découvre qu’il
s’agit non pas d’un livre, mais plutôt d’une sorte de carnet de bord ou de journal intime. Impossible de le feuilleter, les deux boucles en métal noirci sont reliées par un cadenas ancien. Peut-‐être la clé se trouve-‐t-‐elle également dans ce grenier ? Le jeune cinquantenaire balaie les lieux d’un regard scrutateur. Des piles de vieux
livres hérités du 19ème et une multitude d’objets hétéroclites cohabitent dans cet espace gigantesque, recouverts d’une poussière dense. En devenant propriétaires des lieux, Edouard et son épouse Nora avaient également acquis les biens matériels des précédents occupants des lieux. Pas seulement des objets et des meubles, du reste. Le manoir semblait aussi renfermer en ses hautes pièces, des vestiges immatériels, selon Nora. Pensant au moment où son épouse lui avait dit cela, Edouard esquissa un petit sourire ironique. Le libraire ne partageait pas les croyances ésotériques de son épouse. Suite à un petit héritage, Edouard est parvenu à convaincre Nora d’acheter cette
demeure lui permettant de réaliser son rêve. Le couple s’est marié très jeune et il y a fort longtemps que la passion s’est muée
en une sorte d’amitié. Après quelques années de tentatives infructueuses pour devenir parents, Nora avait perdu tout espoir d’être mère un jour. Finalement, elle s’était plus ou moins fait une raison. Edouard, lui, n’avait pas eu de grandes difficultés à renoncer aux joies de la paternité. Il sentait de manière diffuse que sa franchise par rapport à cet état de fait avait été à l’origine d’une prise de distance qui s’était installée insidieusement chez Nora. Depuis lors, leurs rapports intimes étaient devenus épisodiques et quelques peu dénués d’une réelle motivation de sa part à elle. Edouard souffrait de cela, mais tout à la joie de l’achat et de l’installation au manoir, il avait provisoirement relégué sa libido au second plan. Mais Nora regrette son ancienne vie en ville, son quotidien loin de ses amies, de
son club de fitness et de la vie culturelle qui lui plaisait tant. Elle regrette d’avoir accepté de suivre son époux dans son projet, ce qu’elle a davantage fait par loyauté que par amour ou poussée par une envie réelle de déménager. Edouard abandonne l’idée de retrouver la clé du petit cadenas. Il faudra sacrifier
ce dernier. Après avoir quitté le grenier avec le petit livre rouge, il décide de prendre une douche et de se préparer un petit en-‐cas. Requinqué, Edouard brise le
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cadenas à l’aide d’une pince à métaux. L’excitation de découvrir le contenu de ce livre emporte le libraire. Une once de culpabilité se manifeste toutefois. N’est-‐ce pas faire preuve de voyeurisme que de déflorer les écrits d’une personne qui a pris la peine d’enfermer ces derniers sous clé ? Il chasse de son esprit ses réticences, s’installe confortablement dans un vieux
canapé aux ressorts épuisés, ouvre le petit livre. En haut à gauche, une phrase écrite à l’encre violette : Matilde Defleurville, août 1870, manoir de la Distylerie. L’éciture, ferme et décidée, se trouve adoucie par le tracé de lettres aux rondeurs sensuelles, ornementées parfois d’élégantes spirales. Edouard sent son cœur à un rythme plus accéléré. Pour le libraire, cela ne fait aucun doute, il s’agit du journal intime d’une adolescente ou d’une jeune femme. Les commissures de ses lèvres se relèvent en un sourire licencieux. Une pensée lui a traversé l’esprit. Serait-‐il un Nabokov du 21ème siècle, tombé sur une Lolita du 19ème ? Passé ce moment d’égarement, il entreprend la lecture du journal de Mathilde. Il
dévore le récit en deux heures emporté à la manière d’un bout de bois que l’on a jeté dans les flots d’une rivière au débit puissant. Impossible de quitter le courant, ni de se raccrocher à une pierre de secours. Edouard, envahi par une sève montante qu’il ne peut réprimer ne parvient pas à s’abstraire de sa lecture… Quand il arrive dévasté aux trois points de suspensions qui terminent le récit, il n’est plus qu’un caillou calciné qui aurait été projeté de la cheminée d’un volcan débordé par une lave brûlante qui, il le sait, détruira son cœur et son cerveau. Nora rentre de son travail de secrétaire une heure plus tard et trouve son mari en
train de contempler le sol, l’œil hagard, l’air absent. Elle recule d’un pas, épouvantée par la vision terrifiante qui s’offre à elle. Les cheveux poivre et sel d’Edouard ont blanchi, son visage creusé de rides profondes est devenu celui d’un vieillard. Il est sale, mouillé, souillé par des morceaux d’algues et une odeur infecte a envahi la pièce. Nora pousse un cri d’effroi et de dégoût. Que s’est-‐il passé ? Pourquoi t’es-‐tu
baigné dans la mare ? Edouard tente de répondre, mais son cœur et son cerveau vidés de tout flux vital
ne lui laissent pas la possibilité de s’exprimer. Nora constatant sa mort, se laisse tomber sur le sol, comme une poupée de
chiffons et pleure doucement, essayant de mettre de l’ordre dans son esprit. Elle aperçoit alors sur le sol le petit livre rouge. Non sans appréhension, elle l’ouvre et se lance à son tour dans le récit de l’histoire de Mathilde. Elle tourne les pages mécaniquement, froidement, à la manière d’un comptable qui vérifierait l’exactitude de calculs. Elle se sent extérieure à elle-‐même, ne désirant par cette lecture que parvenir à restituer le pourquoi et le comment des faits qui ont amené Edouard à une mort aussi inimaginable qu’atroce. Mathilde était âgée de 18 ans quand elle avait couché sur le papier son histoire.
Elle vivait dans ce manoir depuis sa naissance et avait eu une enfance heureuse. Amoureuse de Louis, un jeune homme de son âge, issu de la même bourgeoisie aisée qu’elle, elle rêvait de s’unir à lui par les liens du mariage. Louis était lui aussi « investi d’un amour profond » pour la jeune fille. Leurs parents respectifs acceptaient ce mariage, soucieux avant tout du bonheur de leurs enfants.
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Hélas, le projet des jeunes gens ne put avoir lieu. Louis fut tué en août 1870 à la bataille de Borny-‐Collombey lors de la guerre franco-‐allemande. Mathilde ne put surmonter cette tragédie. Amaigrie, rongée par le chagrin, elle décida de se donner la mort. Louis lui avait cependant transmis un message de l’au-‐delà la suppliant de ne pas mettre fin à ses jours, car leurs âmes ne pourraient rejoindre la lumière et seraient condamnées à errer indéfiniment dans les ténèbres… Les dernières lignes du journal de Mathilde mentionnent toutefois que la mort
volontaire par noyade d’un être humain aurait le pouvoir de libérer les âmes maudites. Nora, les yeux rougis par le chagrin lâcha le livre. Edouard avait choisi de sacrifier
sa vie pour une jeune-‐fille d’un autre temps, qu’allait-‐elle faire de la sienne ?
Francine Howald
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Une hospitalité incongrue Aurélien roulait depuis des heures, quand sa voiture, une BMW de location, cala. Tout l'après-‐midi, il avait admiré les champs jaunes ocre dont la monotonie était
rompue, par l'intervention de gros rouleaux, jaunes, eux-‐aussi, attendant patiemment d'être emprisonnés pour l'hiver dans ces horribles plastiques blancs... et puis il s'était laissé séduire par ces petits villages blottis autour d'une église au clocher pointu. Ainsi le temps avait passé et il avait rendez-‐vous à Dijon avec des amis d'études.
Les jours avaient déjà commencé à diminuer et la nuit tombait. Il était neuf heures et demie. L'accélérateur ne répondait plus. La jauge d'essence était à moitié pleine. Aurélien
fit semblant de vérifier le carburateur, les courroies de transmission. Mais ses connaissances en mécanique étaient nulles à tel point qu'il aurait été incapable de changer un pneu. Un vent frais annonçant la pluie s'était levé, il le glaçait. Il était inutile de songer au stop à cette heure et dans ces lieux. Dans ces villages les gens devaient être d'un naturel méfiant. Soucieux d'éviter une collision, il décida de la pousser dans un petit chemin aperçu à la lueur des phares. Heureusement, elle était maniable. Il la gara dans une petite clairière, la verrouilla et partit chercher de l'aide. En marchant, il arriva au bord de la Saône. Il la longea quelques kilomètres. Sur son chemin, il ne rencontra âme-‐qui-‐vive. Aucun signe de vie. Soudain, il
parvint à une sorte de manoir paraissant abandonné depuis plusieurs années. A tout hasard, il frappa à une porte. Doucement. De plus en plus fort. Il tapait maintenant à coups redoublés contre la porte, les volets, certain que
personne ne l'entendait. Il agrémentait ces attaques d'injures diverses, hurlait, menaçait de mettre le feu à
l'édifice, lançait des pierres aux étages supérieurs. Il trépignait. Il l'aperçut enfin. Une silhouette noire derrière une fenêtre du grenier venait d'écarter le rideau.
Une femme petite, avec un bonnet fiché sur le haut du crâne. Elle le fixait. Impassible. Il frissonna.
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Elle n'avait pas l'air d'avoir peur alors que sa maison était assaillie par un étranger. Peut-‐être avait-‐elle déjà appelé la police ? La profondeur de la nuit sembla se concentrer dans ce face-‐à-‐face entre l'intrus et
la résidente. Il eut honte de son hystérie et malgré lui, leva la main droite en guise de salut. -‐ Hello ! Pouvez-‐vous m'ouvrir ? L'apparition ne cilla pas. Les minutes s'étiraient. A force de la scruter dans la pénombre, il fut obligé d'admettre qu'elle avait
disparu. Comment s'était-‐elle éclipsée ? Il répéta: -‐ Hello! Hello! Il y a quelqu'un ? La maison était inhabitée. Il avait rêvé. Le vent se leva, agitant les branches des arbres, austères gardiens de ce manoir. Il
s'était énervé tout seul, il était temps qu'il rebrousse chemin. Il passerait la nuit dans sa voiture, en espérant un dépannage demain matin, au mieux. Soudain, elle surgit, une nouvelle fois, à la fenêtre entrebâillée du perron. Il ne l'avait pas entendue descendre ni ouvrir les battants. On aurait dit qu'elle
avait volé du premier étage au rez-‐de-‐chaussée. Il chevrota: -‐ Excusez-‐moi. Elle ne bougeait pas ni disait rien. Il tenta d'expliquer sa situation. Il la distinguait mal. A l'évidence, une dame pas toute jeune. Soudain une note grave, étonnamment puissante, s'éleva dans la nuit. -‐ Je ne suis que la gardienne, désolée. L'inconnue avait du coffre et parlait avec un épais accent étranger en roulant les r. L'affirmation ne souffrait aucune réplique. C'était une intimation à décamper sur
le champ. Il s'apprêtait à rebrousser chemin quand la même voix forte, lança: -‐ Un moment, s'il-‐vous-‐plaît. Il attendit. -‐ Revenez-‐donc. Il entendit le cliquetis d'une lourde serrure, d'un volet qui grince sur ses gonds et
la porte d'entrée s'ouvrit. Une faible lueur, bougie ou lampe, dont le halo tremblait, révéla une femme
minuscule, en coiffe et chemise de nuit, tassée sur elle-‐même. Une paysanne d'un folklore passé. Elle l'invita d'un signe à entrer. Elle marmonnait. Il tendit l'oreille. Dans le flot de vocables charriés par sa langue, quelques mots surnageaient comme autant de pépites. D'après ce qu'il comprit, les propriétaires étaient absents depuis longtemps, elle ne savait pas quand ils reviendraient.
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S'il le souhaitait, elle pouvait l'héberger pour la nuit. D'un doigt effilé sortant d'une mitaine, elle lui indiqua les étages. Cet index décharné l'effraya. Elle fit deux pas en avant. Sans réfléchir, il pensa
prendre ses jambes à son cou, puis se ravisa. Il était ridicule. Elle avait pitié de lui et il allait se conduire comme un mufle ? Elle s'effaça devant lui, il grimpa l'escalier. Il la dépassait d'au moins deux têtes. Elle l'invita à gagner le premier étage. Il n'y
avait pas de lumière, le courant était coupé. Il n'était pas seulement loin de chez lui, il avait reculé d'un siècle dans le temps. La vieille marmonnait, prolixe, elle semblait rattraper des mois de silence forcé. Elle broyait les mots entre ses dents comme du gravier. Il n'entendait rien à son charabia d'autant qu'elle soufflait, s'arrêtant à chaque marche pour reprendre haleine. Il craignait qu'elle se brise en grimpant. Elle disposait d'une sous-‐pente sans confort, espérait que ça lui conviendrait. Elle
le répéta au moins trois fois. La lampe de poche qu'elle trimbalait au bout de sa main, découpait des ombres démesurées sur les murs qui sentaient le renfermé. L'hôtesse l'introduisit dans une modeste chambre meublée d'un lit en fer, sans
draps, d'un matelas maculé en divers endroits, d'une chaise aux barreaux manquants. Les murs gonflés s'écaillaient. La vieille, anxieuse, guettait son approbation. Avec sa touffe de cheveux blancs clairsemés, ses poils sur le menton, ses chicots
dans la bouche, on ne pouvait imaginer la jeune fille qu'elle avait dû être un jour. Même le tissu de sa coiffe était rongé par les mites. Si elle avait eu un corps jadis, il avait disparu avec le temps, s'était comprimé. Elle était noyée dans une robe de chambre verdâtre qui tombait en lambeaux. Elle lui laissa une bougie entamée et une boîte d'allumettes, lui souhaita une
bonne nuit et referma la porte sans clé. Aurélien était incapable de s'endormir dans un tel fouillis. Il avait faim, mais espérant que le rangement lui tiendrait lieu de dîner, il remit un peu d'ordre autour de lui. L'épaisse couche de poussière le découragea Demain à l'aube, il aurait filé. Il irait chercher de l'aide au village, boirait un café
qui le requinquerait. Mais son estomac gargouillait. La vieille bique aurait tout de même pu lui
proposer une collation. La radine! En réalité, elle l'effrayait. Elle n'affichait pas cet air débonnaire des personnes
âgées dont le temps a émoussé l'agressivité. Elle le dévisageait avec des yeux fureteurs. Savait-‐elle sur lui des choses qu'il ignorait encore ? Il s'allongea sur le lit, n'ôtant que ses chaussures. Le matelas gémissait. II rabattit sur lui une couverture mitée, évitant soigneusement de la poser sur son visage. Il venait de s'assoupir quand la porte s'ouvrit avec un couinement de charnières
prononcé. Il écarquilla les yeux et fixa dans la pénombre ce battant qui s'écartait du mur au ralenti. Une forme entrait, sans se presser, refermait avec soin le loquet et se dirigeait à petits pas vers le lit. Maintenant la vieille était penchée et lui envoyait une haleine pareille à un cellier rempli de fruits pourrissants. -‐ Laissez-‐moi m'allonger près de vous.
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Elle s'exprimait dans un murmure. Elle répéta la phrase tout en saisissant la couverture d'une main. La situation dégénérait. Il s'affola. Non ! Elle n'allait pas oser?! A ses objurgations, elle répondait invariablement: -‐ J'ai froid, je suis chez moi, laissez-‐moi me coucher. Pointant sur lui un doigt accusateur, elle le poussa avec une force qui l'étonna. Il
s'écarta, un reste de respect dû aux aînés. Elle se laissa tomber à-‐côté de lui, le lit tangua comme une barque. Il tenta de creuser entre elle et lui un fossé. Alors elle se releva, se désempêtra de sa robe de chambre. Elle était vêtue d'une simple chemise de nuit qui laissait entrevoir deux gambettes. Elle s'allongea et se tourna vers lui, passa son bras autour de son torse et feignit de s'endormir. Elle respirait fort, avec une inspiration lente qui se terminait dans un râle. La peur chez Aurélien rivalisait avec le dégoût. Il allait se relever, retourner à sa
voiture. Mais elle retrouverait sa trace, cognerait à la fenêtre, s'allongerait sur lui, tyrannique et glacée dans une affreuse étreinte. Il grelottait. Au bout d'un moment, il tenta de se dépêtrer, de migrer au bout du lit, croyant la vieille assoupie, mais la pression de ses phalanges pareilles aux serres d'un rapace le ramena à la réalité. Le spectre le serrait plus fort que jamais. Le lit les aspirait. Il croyait s'enfoncer dans des épaisseurs de vase qui les enfouiraient tous les deux avec des bruits de succion. Il n'en pouvait plus. Les nerfs à vif il hurla en rage: -‐ Dégage la mémé que je m'en aille. Il parvint à se dégager de l'étreinte sénile, mais les ongles de la vieille
s'accrochèrent à son tee-‐shirt qui se déchira. Il avait pris un tel élan qu'il atterrit sur le plancher et se releva aussitôt. Maintenant qu'il était libre, il commença par apostropher la femme. Mais elle resta sans réaction. Il s'aperçut alors que ses yeux étaient à demi clos et sa peau grise. Ses lèvres étaient retroussées sur des canines brisées, il n'en sortait aucun souffle. Il claquait des dents devant cette vérité inéluctable : elle était morte. Il descendit l'escalier manquant tomber plusieurs fois sur ses jambes flageolantes. Il ne pouvait croire que la vieille toquée eût attendu cette nuit précise pour venir
agoniser dans ses bras. Il déverrouilla la porte d'entrée, l'ouvrit sans bruit. C'était tôt le matin. Le paysage était noyé dans un brouillard gris-‐blanc. Les
branches des arbres s'égouttaient, luisantes d'humidité. Une mare au vert laiteux scintillait à travers les arbres. Aurélien continua de courir, redoutant que sa logeuse, à demi-‐nue surgisse d'un
buisson et ne le ramène de force au royaume des macchabées. Il croyait apercevoir, nichés dans les buissons, des squelettes qui le hélaient avec un rictus. On entendait au loin le ronronnement d'un tracteur, peut-‐être embourbé dans un
champ. Il arriva enfin à sa voiture, l'habitacle était humide, les vitres perlées de rigoles. Il mit le contact. Miracle: le moteur vomissait. Il avait dû le noyer la veille. Il
actionna les essuie-‐glaces, ouvrit le chauffage pour désembuer les vitres. Il embraya
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en première. La boîte à vitesses hurla, les pneus sifflèrent. Aurélien maintenait le pied au plancher, voulant se distancer au plus vite du manoir maudit. Il ne se calma qu'après une heure de conduite. Il s'arrêta pour faire le plein dans une station-‐service. Il en profita pour téléphoner : -‐ Allô Vincent, c'est Aurélien. Des problèmes de voiture. J'arrive dans une heure.
J'ai dû dormir en route. Il ne put s'empêcher de vérifier que la vieille ne s'était pas cachée dans le coffre. Il but un café au lait accompagné d'un croissant. Les gens, des routiers, des familles en vacances semblaient le regarder d'un oeil
soupçonneux. Incapable de se réprimer, il s'enferma dans les toilettes et se vida de son angoisse. Il continua sa route et rejoignit ses amis.
Françoise Beausire
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Blop !
Le bruit sourd d’une bulle qui éclate lui fait tourner la tête en direction de la mare, nichée là, tout au fond du jardin de ce manoir bourguignon encore imposant, bien que rongé par le lierre grimpant. Le dos anthracite d’un énorme silure en quête de quelques larves à croquer
s’arque pour disparaître au même instant dans la vase limoneuse, dispersant en surface les lentilles d’eau très abondantes en cette année de canicule. L’étang est bien asséché, au désespoir des quatre colverts résidents du lieu. La
barque rouge à fond plat gît quasi à cale sèche au pied du ponton de bois, retenue bien inutilement par un cordage au double nœud marin, les rames ensablées. Blop ! Intriguée par cet éclat de vie fugace, elle s’approche du plan d’eau. Elle penche
son visage opalin, couronné d’une chevelure rousse aux boucles indomptées, sur ce miroir au teint vert d’eau. Une libellule, dans sa danse élégante, frôle son reflet, ridant l’eau en cercles
concentriques où elle voit apparaître un visage étrangement ressemblant au sien… -‐ Sir Gaudry te fait appeler, Florine ! Dépêche-‐toi ! Notre petit duc Hugues fait à
nouveau une crise de faux croup ! Il suffoque ! Il va trépasser ! Vite ! Florine essuie ses mains à son cotillon, dénoue les pans drapés de son surcot.
Elle pose prestement un béguin de toile sur la cascade de ses mèches rousses sans même nouer les attaches rouges, celles des jeunes filles à marier, et saisit sa besace de cuir accrochée au manteau de la cheminée. Le palefrenier du domaine, juché sur son solide canasson de Bresse, la hisse
d’une main puissante sur le dos non-‐sellé de la bête. Galops effrénés. Odeur humide des prés. Cliquetis des rênes lâchés. Mors
mousseux d’écume. Sueurs. Mur d’enceinte franchi. Tintements de pavés glissants. Porte cochère. Basse cours fumante et fourmillante. Effervescence. Florine se laisse glisser sur le flanc de l’animal, arrange sa coiffe, époussette
prestement son bliaud. Une chambrière essoufflée et rougeaude la guide à travers les couloirs et escaliers de service du castelet. L’enfant est assis sur le bord de son lit, entouré de toute la maisonnée, dans un
brouhaha de conseils dispensés à la volée. Quand Florine franchit le seuil bien ciré, tous les regards convergent vers elle.
Regards de dédain. Regard de dégoût sur ses fripes et sabots crottés qui claquent
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sur le plancher. Regards effarouchés par le feu de sa chevelure, empreinte du diable assurément. Regards suppliants de la duchesse-‐mère. Regards perçants et impudiques du maître des lieux qui, traversant le cercle de la domesticité, vient à elle en soufflant entre ses dents : -‐ Sauve-‐le ! sinon… Florine soutient son regard, rejette sa toison flamboyante en arrière, d’un geste
entendu, dévoilant une épaule ivoire et gonflant sa poitrine sous sa chainse entrouverte. Elle s’approche de l’enfant avec un sourire bienveillant, l’embrasse de son regard
de guérisseuse et l’enserre dans ses bras. Elle sort ensuite une petite cassette de sa gibecière, en tire une poudre grisâtre raclée sur le front de la statue de Berthe, feu l’épouse vertueuse et béatifiée de Jean de Roussillon, et la dissout dans un peu de lait. L’enfant boit sans rechigner et se recouche miraculeusement paisible sur l’épaisseur de ses coussins. Il sourit. Florine pose une main fine dans la broussaille de ses cheveux, dévisageant ses traits… traits qu’elle reconnaissait pour les avoir étreints… Blop ! Les araignées d’eau, en patineuses gracieuses, glissent leurs longues pattes
anguleuses à la surface de l’eau trouble. Les canards tentent de s’ébrouer, les palmes à demi immergées. Un geai cajole, les pies bavardent dans la chesnaie. Flore reste totalement interloquée par ce qu’elle a vu, le regard vide. Les frémissements de l’eau lui redessinent les ridules de son visage de quarantenaire, femme active et en recherche identitaire. -‐ Mamaaaan ! j’m’suis fait piquer ! Bloup ! Rêverie éclatée comme les bulles savonneuses aux couleurs de l’arc-‐en-‐
ciel de ses enfants! Flore tire de son fourre-‐tout une petite pharmacie homéopathique de secours.
Apis mellifica 5 CH, 3 granules toutes les 3 minutes.
Françoise Duvoisin
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Vagabond de l’esprit Le désordre et la surcharge d’objets de la Distylerie m’inspiraient. Et comme
souvent je venais y acheter un peu d’ivresse. C’était mon refuge, j’y retrouvais mon moi gommé par le temps et les onomatopées sous forme de phrases définitives (Le Grand Horloger dans sa générosité m’avait offert à une femme sans savoir que je me serais contenté d’une un peu moins bien). Dans le nous de mon bulletin de mariage, elle tenait tant de place qu’il n’en restait
plus pour mon je. Elle l’avait déteint, délavé, détricoté. En apparence, de moi, il ne restait que la trame, le filigrane, ma seule ombre comme preuve d’existence, je me déplaçais dans cette vie sans vraiment laisser de traces. Quelle paresse, me direz-‐vous, de ne pas avoir réagi ! Eh bien, plutôt que de lutter,
j’ai préféré glisser dans un autre monde où l’esprit est libre. De ma vie physique, je n’ai conservé que l’indispensable compte en banque, avec son carnet de chèques. Il existe tant de richesses dans le jardin, de l’autre côté de la barrière. A la Distylerie, on se retrouvait entre amis de sensibilité artistique. Marie-‐Claude
m’avait dit qu’elle aimait écrire des « textes de la rue », en instantanés et je m’étais permis de lui demander un droit d’entrée dans son univers. Ces carnets m’avaient confié son regard, ses décors. Son style précis, rythmés, ses mots évocateurs témoignaient d’une méthode d’expression rigoureuse issue de son passé d’enseignante. Sur mon tabouret de bar, perdu dans mes pensées, isolé dans ma première bière
et mon deuxième univers, je n’avais pas remarqué que la Distylerie s’était éveillée, les tables garnies. Deux jeunes femmes devisaient au bout du comptoir. Marie-‐Claude entra, à la main, une enveloppe de papier kraft contenant les mots désordonnés que je lui avait confiés pour lui donner le change. Je la saluais, le temps de m’entendre dire que malgré quelques imperfections, dans ma correspondance, jamais un homme, pas même une femme, ne lui avait adressé des lettres de tant de sensibilité. Mon tour de poitrine prit instantanément dix centimètres. N’ayant ni orgueil ni ambition, j’avais néanmoins besoin d’autosatisfaction pour nourri mon ego. -‐ Tu vois, par exemple, quand tu lui dis : « pour t’appartenir, être le champagne de
la coupe que tu portes à tes lèvres pour que les bulles viennent y mourir ». Ou bien : « La neige avait peint février sur l’ombre des toits ». Ou bien : « Quand je t’imagine au printemps, le corps alangui dans l’herbe, baigné d’une lumière blanche comme un sein, tu as vu le souffle du vent se marier à la chaude haleine du soleil pour te dispenser un baiser en caresses si immense que seul les sirènes en prodiguent aux hommes ».
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Elle comprit pourquoi elle, ta Muse, souhaitait te rendre aux vents et aux sirènes de l’imaginaire. L’explication de comment le printemps agit sur nous me paraît plausible : « Les
beaux jours, le vent frivole d’avril, en se glissant sous les jupes des filles, mêle impudiquement les parfums de leur féminité aux senteurs de la nature pour éveiller chez les hommes des instincts pour lesquelles ils se damneraient. Une des jeunes filles m’interpela pour me demander si c’était possible de
consulter. La demande était gratifiante. Le départ d’un client intercalé facilita le rapprochement. On engagea une conversation quadrangulaire. Pas question de refaire le monde mais en parler. Tout à coup, je m’aperçus que si, quel que soit l’heure, il est toujours une heure, celle à laquelle je devais rentrer était déjà partie depuis longtemps. Mon enveloppe à la main, je me dirigeais vers la porte en levant le bras pour, comme d’habitude, déclamer le « Mais il est tard, Monsieur, il faut que je rentre… chez moi ! ». Un soir, en mal d’une souffrance narcissique, je reprenais mes textes pour
m’abriter dans mes mots. J’aperçus quelques mots, en poème, flanqué en travers sur l’enveloppe : Rencontre inattendue Rencontre sympathique Un peu de poésie, de folie Un comptoir, un soir A revoir…
[une adresse en guise de signature] J’étais dans l’obligation de répondre. Abdiquer eût été pire que le risque d’être
maladroit. Moi, déjà d’octobre, et elle, encore tout en printemps : pas question de l’envisager, imaginer parsemer du plaisir sur son corps du bout de mes doigts. -‐ Non. Seulement emprunter un peu de son charme pour habiller mon rêve. En-‐tête classique dans ma correspondance, en haut à gauche : « D’un vagabond de
l’esprit, simple passager du temps ». A droite : « Qu’importe la date, qui s’en fuit déjà, oublions le temps ». En titre : « INATTENDU. Je n’étais venu que pour acheter un peu d’ivresse de ces flacons d’eau forte que nous vend Christelle, au bard de la Distylerie ». Je me lançai : Ah ! Il a fallu en boire des kilomètres de bar pour tenter d’étancher cette
inextinguible soif de rencontre, de partager l’enivrement de l’esprit qui va de la saveur des mots jusqu’à la folie, en passant pas la poésie. Mais ! Déception ; n’avoir souvent fait que de côtoyer des solitudes, et plus nous étions nombreux et plus il y avait de solitudes. Dans le brouhaha : que la misère de l’esprit et l’ivresse du mélange hydro-‐
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alcoolique se perdant dans des débats insignifiants, dans le but de s’oublier, de tuer le temps, comme si celui-‐ci n’était pas capable de se tuer tout seul. J’ai rarement fait de bonnes rencontres mais je peux vous assurer que l’autre soir, la symbiose des mots et des saveurs d’alcool m’ont offert une agréable caresse de l’esprit. Rien à voir avec l’ivresse pour oublier. Plutôt, un enivrement qui mémorise le plaisir d’avoir fait un p’tit bout de chemin avec vous. C’est agréable de relire ces mots griffonnés en vitesse, presque instinctivement, et qui sont à eux seuls un poème. Comme je te le disais, la vie est un théâtre où chacun s’interprète. Ce soir-‐là, tout était parfait, j’ai apprécié votre rôle, la déco et aussi les boissons d’entracte.
En définitive, je ne sais rien de vous. Vous êtes peut-‐être instit, pilote, ouvrière, infirmière ou peut-‐être artiste mais de vous, je connais l’essentiel : votre capacité à capter et à retransmettre des sensations. La réaction électrique récepteur-‐émetteur, n’est-‐elle pas la base de l’alchimie de l’artiste ?
De mon côté, je ne suis ni instit ni pilote ni… J’étais paysan, homme d’un terroir. J’ai longtemps cultivé ma folie qui m’a envahi pour faire de moi un « vagabond de l’esprit », à parcourir les chemin du temps. Pas de tristesse ni de gloire à en tirer, seulement la possibilité, dans l’esprit des autres, de semer du plaisir du bout de mes mots.
IL Y EUT UN SOIR Sympathique rencontre Inattendue Un comptoir un soir Un peu de poésie Un peu de folie A revoir…
Si ces mots vous apportent de la contrariété, confiez-‐les au vent ou au temps qui sauront les disperser dans l’oubli. Si je les retrouve sur mes chemins d’errance, je les offrirai au feu de la médiocrité.
Sans rancune.
Après cet accouchement, quelle chance que les boîte aux lettres aient une fente beaucoup trop étroite et rende service aux timides qui ne pourront pas glisser la main et reprendre ce qui, pour une fois, leur a permis d’affirmer leur audace.
Jean-‐Pierre Taton
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Couleur sépia En feuilletant l'album photo posé là sur la table basse, je tombe sur cette photo
prise en 1977. Debout dans sa barque, la casquette bien vissée sur le front, un sourire timide et une fière allure, mon grand-‐oncle Léon pose. Légèrement devant lui, à sa droite, ma mère, un peu crispée. A sa gauche, mon père tout sourire. Et devant eux, mes deux frères aînés, droits et sérieux, l'un posant les mains sur l'épaule de mon plus jeune frère avec son sourire malicieux, et l'autre qui entoure de ses bras sa petite sœur, "moi", au regard pétillant. Le bord de Saône, la maison juste au bord avec son jardin, ses chemins.... J'ouvre le grand portail en bois. A droite, la maison en pierres blanches, à gauche,
les anciennes écuries qui étaient devenues pour nous, les petits neveux, un lieu de jeu. Jeux de cache-‐cache, de guerre, de loup.... Et soudain me reviennent les images de mon grand-‐oncle dans la cour, à gauche
contre le mur, une grille calée sur quelques pierres, un tas de bois, et je revois Léon lors de ces belles journées d'été où l'on se retrouvait en famille. Après ue pêche fructueuse, il arrivait, posait son panier sur la table. Il sortait de sa poche son canif, et là, d'un geste sûr, il fendait le poisson en deux, le vidait, l'écaillait, coupait la tête, le passait sous l'eau, le posait sur la grille. Les poissons bien alignés, une braise juste ce qu'il faut, il surveillait la cuisson et nous servait. Quel délicieux souvenir que cette friture... Autre lieu, autre ambiance. Une grotte (une ancienne carrière de pierre) où dés
l'entrée, une odeur d'humidité, une sensation de fraicheur t'envahissait... Continuer et descendre la rampe et là, sur le côté, était accroché une sorte de cage (en bois ou en fer, je ne saurais le dire), d'où s'exhalaient des odeurs de beurre rance, de charcuterie et des relents de camembert bien fait : le garde-‐manger, le frigo des temps anciens. Et sous la lumière blafarde, entrevoir, bien rangées dans leur rayonnage, les bouteilles de vin. Cette cave où nous pouvions aller seulement avec sa permission. J'entends sa voix
:" Ne cours pas, ça glisse, tu risques de tomber. Reste à côté de moi." Le vieil homme qui par son maintient, ses cheveux blancs, cette façon de parler
posément, mais quand c'est dit, c'est dit, me semble faire partie de ces hommes du siècle dernier. Ces patriarches, aux mains larges, ridées , rugueuses (qui caressaient, corrigeaient, régissaient ou pointaient), et aux regards sévères ou bienveillant.
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J'aimais bien l'écouter, le regarder, assise sur le banc en face de la cheminée, lors de ces longues soirées d' hiver. Oui, qu'il était agréable d'être là, dans cette cuisine chaleureuse : avec son buffet, sa table, son banc en bois foncé, ce meuble blanc des années 60 où était posé des boites de "Rennie", la télévision en couleur, cette grande cheminée en pierres avec le tisonnier et le soufflet au cuir rouge pour attiser les braises. Que c'était drôle de l'actionner ! Et à droite de la porte d'entrée, l' évier de pierre ! Une anecdote me reviens (réalité ou légende ?). Je me souviens que parfois,
Tonton nous servait un fond de rosé dans nos verres, avec la consigne d'aller mettre de l'eau. Arrivés devant l'évier, tournant le dos, nous levions le coude pour boire "ce sirop des grands" et remplissions ensuite le verre d'eau. Nous retournions à la table avec un sourire malicieux, tandis que les adultes se regardaient d'un air entendu.... Je tourne la page de l'album et je continue mon voyage.
Marie-‐Laure Type
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Mathilda Mathilda débarqua au Manoir un gris petit matin d’avril. Elle avait fait un long
voyage depuis l’Allemagne et se réjouissait de rencontrer sa nouvelle famille. Mathilda avait pour tout bagage, une couverture et un magnifique collier noir et
argenté. Elle aima tout de suite le Manoir : les pièces étaient spacieuses, le parc permettrait
d’innombrables promenades et les arbres offriraient de petits coins ombragés très appréciables durant les longues journées d’été. Mathilda aima tout de suite marcher le long de la Sâone en compagnie de
Monsieur et Madame. Monsieur était un riche négociant de liqueurs et voyageait beaucoup pour son
travail. Madame restait au Manoir et recevait les invités avec grâce et gentillesse. Monsieur et Madame avaient deux enfants, et, afin de pallier aux absences
répétées de Monsieur, ils avaient sollicité la compagnie de Mathilda. La venue de Mathilda avait transcendé de joie les 2 enfants, peu habitués à
partager leur univers. Mathilda apprécia tout de suite Mouflette qui était douce et câline. Mouflet, par contre, c’était autre chose. Mouflet avait 10 ans, le cheveu bouclé d’un ange, la joue rouge et joufflue et la
suffisance de son statut de fils de… Mathilda n’aimait pas du tout Mouflet ; Mathilda détestait Mouflet. Elle l’évitait de tout son possible et recherchait autant que faire se peut la
compagnie des autres. Elle savait que Mouflet était mauvais: Mouflet aimait torturer les animaux.
Dépecer un ver de terre ou faire l’autopsie d’un sandre pêché par Monsieur, le rendait dans un état extatique proche de la jouissance. Elle détestait ses caresses. Elle n’aimait pas non plus quand il lui amenait son
repas, là-‐haut, au grenier, car elle savait qu’ils seraient alors seuls, tous les deux et qu’elle devrait se soumettre. Afin de rompre cette longue monotonie qui s’installa au Manoir, Monsieur
organisait quelquefois des promenades pour la famille et surtout, proposait la sortie au Marché, le mercredi.
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Mathilda adorait le jour du Marché. Ce matin-‐là, elle pouvait errer, de -‐ ci, de -‐ là, s’imprégnant et humant toutes sortes d’odeurs : la saveur du Comté, celle du poulet grillé ou encore une jolie rosette suspendue à un étal. Peut-‐être Monsieur lui offrirait-‐il un morceau de saucisson. Le Marché donnait à Mathilda un sentiment de liberté qu’elle éprouvait rarement,
un sentiment de quiétude, de plénitude, loin du Mouflet qui la harcelait sans cesse, loin du Manoir, loin des contraintes de la vie humaine. Le Marché permettait un voyage immobile au gré des bruits, des odeurs et des
ruelles étroites de la ville. Elle y croisait parfois Salomé, Max ou Pépette au détour d’un lampadaire ou d’un coin de bistrot. Mathilda trainait la patte, flânait, et Monsieur l’attendait, patiemment. Un mercredi, alors que Monsieur buvait son picon-‐bière au bar du Marché,
Mathilda rencontra Momo et là, plus rien ne fut pareil. Momo, du premier regard, la remplit de joie. Il parvint à lui montrer des lieux insoupçonnés, la divertissait et lui faisait goûter à tous les plaisirs du Marché. Dès lors, elle commença à attendre impatiemment la sortie du mercredi, où,
fortuitement, elle pourrait voir, voire apercevoir Momo. Momo se rendait-‐il compte du sentiment inavouable que Mathilda éprouvait pour
lui ? Parfois les deux êtres pouvaient se rejoindre au bord de la Saône, près du Pont, au
port. Là, ils gambadaient joyeusement, libres de toutes contraintes. Mais ces moments étaient rares. Mathilda commença à jalouser la vie dissolue et
insouciante de Momo. Momo n’avait pas d’attache, Momo était libre de ses mouvements et n’avait de comptes à rendre à personne. Les jours, voire les semaines commencèrent à peser sur le moral de Mathilda,
dans le Manoir. Malgré la présence de la famille, elle se sentait seule. Très seule. Trop seule. L’été fit place à l’automne, puis ce fut l’hiver. Froid, triste, humide. Les visites au Marché s’espacèrent, puis cessèrent au plus gros de l’hiver. Calfeutrée sur sa couverture, près du feu, au pied de Mouflet le suffisant, Mathilda
en vint presque à oublier Momo. Puis revint le printemps. Un an déjà que Mathilda partageait les joies et les peines des habitants du Manoir. Le retour des beaux jours permit enfin à toute la famille de sortir à nouveau et les
visites du mercredi au Marché reprirent. Et Momo resurgit alors dans la vie de Mathilda. Elle pensait l’avoir oublié, mais un
seul regard lui prouva le contraire. Momo était là, devant elle, plus séduisant et attachant que jamais. Cette fois, sa décision était prise : il fallait que sa petite vie change.
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Mathilda se mit à imaginer vivre aux côtés de Momo et réalisa que la liberté tant jalousée de son compagnon était finalement une échappatoire à la vie si bien réglée du Manoir. Un gris petit matin d’avril, Mathilda tira fortement sur sa laisse et d’un coup de
patte s’en débarrassa, laissant du même élan son collier noir avec son médaillon d’identification. Elle s’enfuit retrouver Momo l’autre berger allemand.
Nathalie Teriaca
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Krystal La neige crisse sous leurs pas. Trois pinceaux de lumière éclairent chichement la
trace. Ils ont quitté leur bivouac tôt dans la nuit. La rimaye du couloir qu’ils vont gravir bée dans le jour naissant. Ils s’encordent,
lacent les crampons. La neige de mai porte bien. La rimaye est franchie dans un souffle et le couloir s’élève devant eux. Au bout du trois cents mètres, ils font une halte. Le soleil illumine maintenant les roches avoisinantes d’une langue de feu. Le couloir, lui, reste dans une ombre menaçante. Au-‐dessus, la glace bleue et noire scelle encore les pierres. L’un des alpinistes dévoile les engins qu’il a imaginés et soigneusement façonnés là-‐bas dans sa forge du manoir des bords de Saône. Les lames fines et polies des piolets vont faire merveille ici dans cette glace… Mu par l’excitation, le créateur prend la tête de la cordée, s’envole, gravit la
première longueur en un rien de temps. Relais, broche, on se vache, une autre longueur de corde, la pente forcit. Cling. Cling. Crac. Merde! Une lame a cassé. Le piolet s’échappe de la main du
grimpeur, rebondit, s’envole par-‐dessus la tête des compagnons. Dans le grand nocturne, bien plus tard, le créateur se réveille en sursaut
entortillé dans ses draps comme vaché au relais dans une paroi. Un sérac a craqué dans le noir, la lame de glace a basculé et s’est effondrée laissant la cordée dans une enveloppe de neige fine… Re-‐craquement. Carlotta fait les cent pas sur le parquet du manoir. De nouveau des craquements, des frottements…. “Foutu manoir, foutue baraque, foutu piolet, foutu tout”. La maison est toujours un peu en bordel depuis cette maudite course qui a foiré.
Il n’a plus revu ses compagnons. Pfuit! Envolés les rêves de beaux piolets rutilants ! La forge s’est rapidement couverte de poussière. Seules les araignées ont maintenant droit de bail là-‐bas. Enfin, l’enseigne qui indique : “Forge du Manoir” au dessus du portail se
décroche et manque décapiter Carlota, bon... Carlotta … puisqu’il faut en parler, elle, elle organise des fêtes, pour elle surtout.
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Elle peut, c’est son manoir après tout. C’était aussi ses rêves d’industrie à elle : redonner du clinquant aux ateliers ou …. aux apparences. J’ten foutrais moi ! Il se lève, descend à la cuisine, remue quelques pots, des casseroles. L’eau frémit
très vite sur le réchaud. De grosses bulles éclatent à la surface lorsqu’il verse l’eau sur la poudre de café. Hmmm, il ramasse sa tasse, se dirige vers la terrasse en traînant les pieds. En
passant, il fait un clin d’œil au griffon du carrelage de l’entrée. Son regard tombe sur la liste des prochains invités de Carlotta. Il pose sa tasse
sur un guéridon et énumère : Théodore le collectionneur de bagnole ancienne, Marie la boulangère, le vieux Dédé, il apporte les légumes de son jardin, Mathilda … la pauvre, elle viendra avec Momo son berger allemand. Tiens cette fois Raoul vient avec Marie-‐Laure, deux fois plus jeune que lui ... Boris, rrrr, Françoise B, connaît pas. Ahhh, Krystal … Maintenant sur la terrasse, face au paysage, face aux peupliers qui lui masquent
le Mont-‐Blanc, ce dernier prénom de la liste lui revient comme si … Des petits éclats de glace se détachent sous les coups de ses piolets. Les lames
jettent des éclairs. Ses Han ! Ses Oufff ! Ses Rrrrr ! Ponctuent les craquements de la glace lorsque la lame ressort pour s’ancrer plus haut. Le matériel a été amélioré. Des dragonnes ont été insérées dans le manche métallique des engins. Ces lanières permettent au grimpeur de reposer ses poignets avant la prochaine frappe. Une broche à glace est vissée, mousquetons, sangles, nœuds de cabestan pour s’attacher. “Relais”, il crie vers le bas, “Krystal se sera à toi …. Quand tu veux”. “Partie”. Elle apparaît et se vache à côté de lui. Sourires! Bien-‐sûr, la fête au manoir a eu lieu. Il s’est bien sûr engueulé avec Boris. Carlotta a bien entendu boudé. Krystal est rayonnante, la montagne lointaine se reflète dans ses pupilles comme
un appel... bien sûr. Un long moment il disparaît. Au retour, il est couvert de scories, de copeaux et de
limaille fraîche : de nouveaux piolets à la main.
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Ses mains ont aussi quelques écorchures. Les conversations s’arrêtent. Des sourires se muent en rictus gênés, Carlotta
tourne la tête, Boris hausse les épaules. Krystal éclate de rire. Un rire libérateur et complice comme quand se joue une
bonne farce devant un auditoire conquis. La progression recommence, les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes
regards. Les difficultés restent les mêmes. Seule, une grande légèreté l’habite. La chaleur des regards, les gestes caressants de chacun au relais, la justesse des mots échangés et le silence. Dans cet univers de roc et de glace cet état particulier traduit son sentiment de victoire, de réalisation, de pleine vie. Au sommet, le soleil couchant les accueille.
Christian Bourry
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L’anniversaire de tante Jeanne Elle déteste cette idée de bastringue, déteste ce retour au Manoir qui fut le sien
avant les « événements » comme on les nomme dans la famille. Bien droite dans son fauteuil roulant, son visage est impassible, elle ne pipe mot. Sur la scène, sa nièce ouvre un écran blanc. Est-‐ce que cela va comme hauteur demande-‐t-‐elle à une personne au fond de la salle. Le faisceau de la première diapositive se projette sur le drap blanc.
Tante Jeanne : 14.8.1925-‐ 14.8 2015 Jeanne manque de souffle tout à coup. Mais qu’est ce qu’il leur prend ? Je ne leur ai rien demandé. Pourquoi ne m’ont-‐ils pas
laissé dans ma maison de retraite. Si seulement je pouvais partir.
Sa nièce monte sur scène et prend la parole : -‐ Ma chère tante, nous sommes tous réunis aujourd’hui pour tes nonante ans. Tu
es la plus âgée de la famille. Nous voulions te rendre hommage. Projection de la photo d’un bébé dans les bras d’une jeune femme, un bel homme
la tient par l’épaule. -‐ Tante Jeanne bébé avec Grand-‐Mère et Grand-‐Père. Où l’ont-‐ils trouvée ? J’étais certaine de l’avoir jetée. A moins que ma sœur en ait eu
un exemplaire ? J’espère qu’elle n’a pas pensé à inviter ma sœur ? La dernière fois que nous nous sommes vues, c’était ici. Cela a été catastrophique. On ne va pas recommencer…
Les images défilent, la femme les commente. Le silence pesant. Oh ! En voilà une digne t’intérêt : ma sœur bébé dans mes bras. J’avais 7 ans quand
elle est née. Que dit ma nièce :
-‐ Les Grands-‐Parents avec Tante Jeanne et ma mère. C’est une des rares photos de la famille au complet. Tout le monde a l’air heureux. -‐ Ne t’y fie pas, ma nièce. La naissance de ta mère a été un poison. Quelle garce ! Elle
a envahi notre vie. Avant sa venue, nous étions heureux tous les trois. Chez le photographe, il a bien fallu sourire. Je risquais la claque. Jamais Papa n’avait levé la main sur moi avant sa venue. Je la détestais. Il ne fallait pas le dire ou le montrer. Tu ne connais pas les raisons de notre distance. Et ce n’est pas moi qui vais en parler.
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La photographie suivante, montre Jeanne en jeune fille, habillée légèrement. On devine un été chaud, un fleuve en arrière plan. Un fleuve immense, surface immobile d’ardoise aux berges arborisées. Commentaire : Tante Jeanne lors de sa venue à Fleurville en été 1943. Le visage de l’aïeule tressailli, les mains se crispent sur les accoudoirs de la chaise.
Deux yeux de braise se fixe sur la nièce. L’été de ma rencontre avec Jean-‐Paul. Qu’il était beau cet homme ! Le bal du village
nous avait rapproché. Toute la nuit dans ses bras à valser. J’étais sa reine. Je me souviens de regard d’envie des autres filles. Leurs yeux brulaient de jalousie. Moi, l’étrangère, je les ai toute supplantées. Quelle bouffée de plaisir ! J’entends encore leurs médisances dans mon dos :
-‐ Cela ne va pas durer. Jean-‐Paul, c’est un homme à femme. Elle va tomber de haut la petite.
Il m’aimé. Adoré même. Autant que moi. Nous étions inséparables. Je l’attendais après son travail à la distillerie. Nous allions naviguer sur le fleuve, seuls. Un arrêt à l’île nous offrait un peu de liberté. Nous ne pouvions pas être aussi libre à cette époque.
-‐ Jeanne s’il te plait ne me fais pas trop languir. Ses mains couraient sur mon corps. Mes sens chaviraient chaque jour un peu plus. Comment lui résister ? Avais-‐je envie de lui résister ? Certainement non. Je me souviens du vent dans les branches des arbres. Je me souviens du vent jouant avec les feuilles, comme il jouait avec moi. Je me pliais, mais ne cédais pas. Je ne pouvais pas ! Il me semble que je serais entrée comme nue à la maison. Les adultes auraient tout de suite deviné mon désarroi. A la fin de l’été, il a demandé ma main. Mon père a refusé. Devant ma grève de la faim, il a cédé. Le mariage, quitter Lyon, le seconder à la Distillerie, rien ne m’a pesé. J’ai tout adopté, tout partagé avec lui. Nous nous sommes aimés tant temps. Avec une telle intensité. Personne n’y croyait dans la région.
Je les entendais au marché : Comment a-‐t-‐elle fait pour l’attraper ? Comment fait-‐elle pour le garder ?
Car oui, plus aucune femme de l’intéressait. Juste moi. Juste lui. Nous nous retrouvions tous les soirs dans notre chambre. Nos nuits étaient courtes, chaudes. Mon corps suivait le sien, s’imprégnait du sien. Heureusement qu’il n’y avait pas de témoins, j’aurais eu honte. Mais pour lui, je serais allée au bout des choses.
Un brouhaha au fond de la salle inquiète Jeanne, mais elle se refuse à se tourner pour regarder. -‐ La photo suivante montre ma mère, ma tante et mon oncle au bord de l’étang de
la propriété, au cours de l’été 47. Ils sont assis sur le banc de pierre au bord de l’étang du jardin. -‐ Non pas l’été 1947, c’était en 1946, idiote.
Je la revois descendre du train avec ses beaux habits. Je dois reconnaître qu’elle avait bien de la classe avec son petit chapeau et son léger manteau d’été. Elle revenait de Londres. En quelques jours Jean-‐Paul a changé. Il parlait avec elle de plus en plus, venait plus tard me rejoindre au lit. Pour la première fois, il a refusé mes avances.
-‐ Je suis très fatigué par mon travail, me disait-‐il doucement, de cette voix basse qui m’avait séduite.
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Et je le croyais. Je lui préparais ses petits plats préférés, ne le harcelais plus la nuit. Je profitais de son sommeil pour le regarder. Dieu que je l’aimais ! Puis cet après midi où je les ai vu revenir de l’île ensemble. Le monde s’est arrêté, je suis tombée devant la maison, terrassée par cette vision.
-‐ Jamais, elle ne va le garder. Nous lui avons bien dit que c’était un homme à femmes. Mon Dieu sa propre sœur !
Ces phrases tournaient dans ma tête alors qu’il se penchait sur moi d’un air inquiet. Je sentais sa fébrilité.
-‐Jeanne je t’en prie, réponds moi. J’ai eu si peur que tu ne meures. Que s’est-‐il passé ? Réponds. Jamais je ne te quitterai, je te jure. C’était juste un égarement. Demain, elle va partir, je la mets à la porte.
Trop tard, mon amour !
-‐ Voici la dernière photo de Maman et tante Jeanne réunies. C’est le jour de l’enterrement d’oncle Jean-‐Paul. Quelle triste histoire que sa disparition. Un silence, puis elle ajoute tristement, j’ai tellement de questions à poser. Jamais
je n’aurai de réponse, je pense. La projection s’arrête sur cette dernière photo. Les deux jeunes femmes debout
devant le Manoir. La plus jeune semble embarrassée d’être là. Elle soutient l’aînée d’un geste étrange. Il y a tout à la fois dans son geste un mouvement de protection et de recul. Le double message trouble. La lumière se rallume dans la salle. La famille occupe tous les fauteuils rouges.
Tout au fond la jeune sœur de Jeanne qui observe la scène d’un air étrange. A ce moment un enfant rentre tenant à bâton blanc à la main. Jeanne s’agite sur son fauteuil, le regarde fixé sur la main de l’enfant. -‐ Maman, regarde ce que j’ai trouvé dans l’étang asséché….On dirait un os de
mammouth. Il exhibe sa trouvaille devant l’assemblée. Un long os, long fin comme un fémur ?
De vache ? D’humain ?
Suzanne Ehrensperger