Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire. Par Luc Evrard

48
Récit par Luc Evrard SORTIR DE LA DÉPENDANCE HUMANITAIRE HAÏTI

description

"Les données chiffrées du séisme haïtien du 12 janvier 2010 sont maintenant bien connues. Tellement connues qu’on les sert en rafale, en hors d’œuvre et presque pour mémoire, dans tous les rapports sur Haïti depuis la date fatidique ... http://www.medecinsdumonde.org/fr/Publications/Publications

Transcript of Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire. Par Luc Evrard

Page 1: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

Récit

par Luc Evrard

SORTIR DE LA DÉPENDANCE HUMANITAIRE

haïti

Page 2: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard
Page 3: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

1

PRÉFaCE

« 45 secondes tout au plus ». C’est le temps qu’il aura fallu, nous raconte Luc Evrard, pour plonger Haïti dans l’horreur, ce 12 janvier 2010. Le monde entier veut alors être au chevet de l’île et de ses habitants. Et c’est normal. Les états envoient leurs détachements de sécurité civile, les Agences de l’ONU leurs fonctionnaires, les ONG leur volontaires. Engagés dans une course contre la montre, ceux que l’on range sous la bannière commune et commode d’« humanitaires » s’attèlent à secourir les survivants. On les salue pour cela. Il y a de quoi : combien de volontaires se démènent jour et nuit pour aider les Haïtiens ? Des milliers. Et puis on les critique, on les vilipende, on les accuse même de propager le choléra. Peut-être leur fait-on payer le prix

des promesses que leurs états respectifs ne tiennent pas. A moins que ce ne soit pour celles que l’état haïtien n’a jamais tenues. En tout cas l’argent, presque autant nerf de la paix qu’il l’a toujours été de la guerre, est au cœur de tensions qui vont se focaliser sur la question de la reconstruction. De nombreuses ONG, conscientes que la reconstruction d’un pays n’entre ni dans leur mandat, ni dans leurs compétences, ont rapidement pris la mesure de la gra-vité de la situation provoquée par ce séisme dans la capitale d’un pays pauvre depuis longtemps dépendant de l’aide internationale. Médecins du Monde a voulu comprendre l’économie de l’après séisme. Troublé comme beaucoup d’entre nous par la tragédie, Luc Evrard a accepté bénévolement de nous aider à penser l’avenir. En juillet dernier, le rédacteur en chef du service économie de la radio Europe 1 nous a accompagné à Port-au-Prince. C’est son récit que nous vous présentons ici, en espérant qu’il éclaire la compréhension de cette crise tellement particulière, en portant un regard distancié et indépendant sur la tragédie et sur le rôle des acteurs des secours.

par Pierre SalignonDirecteur général à l’action humanitaire

de Médecins du Monde

Page 4: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

2

Page 5: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

3

Les données chiffrées du séisme haïtien du 12 janvier 2010 sont maintenant bien connues. Tellement connues qu’on les sert en rafale, en hors d’œuvre et presque pour mémoire, dans tous les rapports sur Haïti depuis la date fatidique.

Comme pour mieux les évacuer et vite parler d’autre chose. Comme si ce qu’elles nous disent du cauchemar haïtien était insupportable. De fait, c’est insupportable. Et ça l’était déjà avant le séisme. Ce travail n’élude pas les chiffres. Il tente de les apprivoiser, d’en extraire toute l’objectivité, de quitter un temps le seul registre de la compassion pour y revenir ensuite, plus averti, mieux au fait de ce qui se joue en Haïti, et en tirer quelques enseignements pour l’avenir, ici ou ailleurs.

Ces données, ces chiffres, les voici donc, une fois encore. Un quart d’heure avant 17 heures, heure locale, le 12 janvier 2010, la terre a tremblé en Haïti pendant moins d’une minute. 45 secondes tout au plus. Un séisme de force 7. Son épicentre est à Léogane, à une trentaine de kilomètres de Port-au-Prince, la capitale. C’est la distance qui sépare Paris de Roissy. 188 383 habitations et locaux d’activité s’effondrent ou sont gravement endommagés. 105 000 sont totale-ment détruits. Les bilans humains publiés en juin par les Nations unies font état de 222 570 tués, de 300 572 blessés, et d’1 million et demi de personnes déplacées qui vivaient encore 6 mois plus tard sous des tentes, dans des camps ou à même le trottoir, devant leur maison détruite, ou tellement ébranlée qu’elles n’osent pas la réintégrer.

Il faut s’arrêter sur ces bilans ahurissants, dont la sèche précision jette comme un voile sur le malheur qu’ils sont censés décrire. L’agglomération de Port-au-Prince, la plus touchée par le séisme, c’est près de 3 millions d’habitants, le tiers de la population d’Haïti, entassé entre mornes et ravines, l’équivalent d’une ville comme Madrid ou Chicago.

haïti, SORTIRDE LA DÉPENDANCE HUMANITAIRE

Page 6: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

4

Il faut se représenter les habitations édentées, à raison d’un immeu-ble sur deux ou trois à terre, ou dangereusement déstabilisé, sus-pendu dans le vide ou appuyé sur le voisin, et en général terriblement lézardé. C’est tellement frappant et obsédant qu’on est presque étonné, au retour de Port-au-Prince, de retrouver des villes debout, des immeubles alignés, à la verticale, sans fissures alarmantes, ni menaces manifestes d’effondrement.

Les victimes, maintenant. Il faut imaginer la population de Nantes ou Strasbourg se traînant tout entière au même moment vers des hôpitaux en ruines pour panser ses plaies. Tous blessés ! Celle de Bordeaux ou Lille rayée de la carte. Tous tués ! Sur le coup, ou dans les heures et les jours qui suivent la secousse. Car il faudra du temps pour que les survivants sortent de leur sidération, que les secours s’organisent, que déferle la noria humanitaire. Trop de temps pour beaucoup de blessés graves dont on peine à penser l’agonie.

Toute comparaison a ses limites. Si ces villes françaises avaient été frappées, leur niveau de richesse et de développement, la qualité de leur urbanisme et de leurs constructions, la mobilisation instan-

tanée de l’état, des administrations et services concernés, auraient vraisemblablement limité la casse matérielle et humaine. Mais l’Haïti d’avant le séisme, à peine remis des quatre cyclones de 2008 (100 000 maisons détruites, 800 000 sans abris, et de violentes émeutes de la faim) était infiniment moins que d’autres préparée à voir s’effondrer sa capitale, où se concentre le tiers de la population et plus des deux tiers de l’activité économique formelle.

Page 7: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

5

H aïti est le pays le plus pauvre du continent américain. Le débat n’en finit pas de savoir pourquoi l’ancienne perle des Antilles en est arrivée là. L’histoire est pourtant éloquente (Voir à ce propos le remarquable essai de

Christophe Wargny, Haïti n’existe pas, éditions Autrement).Si on y inclut l’époque coloniale, Haïti est victime d’une prédation généralisée qui dure depuis plus d’un demi-millénaire. Quoi que lancée contre le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, la révolution de 1804, et l’indépendance qui s’en suit, n’ont en rien rebattu les cartes. Les maîtres ont simplement changé de couleur et les esclaves le sont plus ou moins restés. La France a rançonné le pays en exigeant pour prix de la reconnaissance en 1825, une indemnité de 150 millions de francs-or ramenée à

90 millions en 1838, qui a durablement lesté l’économie haïtienne. Les dernières annuités n’ont été réglées qu’au milieu du XXe siècle. L’impérialisme des états-Unis a ensuite pris le relais. Ils ont occupé le pays de 1915 à 1934, et n’ont jamais cessé d’y jouer ensuite en coulisse un rôle majeur dans l’obsession de s’éviter un nouveau Cuba.

L’élite haïtienne a historiquement toujours confondu l’intérêt général avec le sien propre. Elle a très peu réinvesti sur place les fortunes tirées dans un premier temps des monocultures arrachées aux colons massacrés (la canne à sucre, puis le café), préférant sécu-riser et faire fructifier son patrimoine aux états-Unis, au Canada, et dans une moindre mesure en France. Comme eût dit Marx, en Haïti, l’accumulation du capital est donc restée « primitive », hypo-théquant toute chance de développement économique.

Une alternance de dictatures et d’instabilité politique, la corruption, les trafics et les calamités climatiques ont fait le reste et dissuadé les meilleures volontés. L’industrie, essentiellement textile, pèse moins de 10 % du PIB. L’agriculture, malmenée par la concurrence

LES fRAgILITÉS d’haïti

Le débat n’en finit pas de savoir pourquoi l’ancienne perle des Antilles en est arrivée là ’’.

‘‘

Page 8: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

6

internationale, un peu plus du quart. Ce sont évidemment le com-merce et les services qui font le gros de l’activité. Haïti importe, le plus souvent à crédit ou grâce aux subsides de la diaspora, trois fois plus qu’elle n’exporte. Les droits de douane fournissent à eux seuls le tiers des recettes fiscales.

Les trois quarts de sa population en âge de travailler sont au chô-mage. Le revenu annuel par habitant est de 660 dollars, dix fois moins qu’en République dominicaine voisine, cinquante fois moins qu’en France. Plus d’un Haïtien sur deux vit avec moins d’1 dollar 25 par jour (1 euro), 80 % avec moins de 2 dollars. Pour tous ceux là, l’alimentation et l’accès à l’eau potable sont aléatoires. L’espérance de vie d’un Haïtien à la naissance dépasse à peine 60 ans, 20 ans de moins qu’un Français, un Britannique ou un Américain.

Pour guider ce pays, un état aussi indigent que sa population, au moins dans ses moyens d’action : 2 milliards de dollars de budget financé aux deux tiers par des dons et crédits internationaux. La dépense publique la plus faible au monde rapportée à la population. Un fonctionnaire pour 1 000 habitants, dix fois moins qu’en France. Un état sous-administré, débordé par l’économie informelle et la

fraude qui le privent de l’essentiel de son potentiel fiscal. Un état doté enfin d’un sens très particulier des urgences et des priorités. Un peu plus de 4 % seulement du budget général pour la santé, six fois moins que pour les travaux publics qui, ce n’est pas une exclusivité haïtienne, prennent plus facilement des chemins de traverse. Dans son analyse de la loi de finances 2009-2010, Claude Beaubeuf, économiste au PNUD, s’inquiétait, malgré un mieux aussi léger que récent, de ses « incohérences stratégiques classiques », pointait le risque d’explosions sociales et doutait plus généralement de la crédibilité de ce budget.

Peu importe aujourd’hui. En se réveillant brutalement pour la pre-mière fois depuis 240 ans, la faille Enriquillo-Plaintain Garden a aussi fait voler en éclats l’édifice budgétaire et l’infrastructure éta-tique : treize ministères et le palais présidentiel effondrés, et des milliers de fonctionnaires parmi les victimes. Mais elle a surtout frappé au cœur un pays déjà exsangue, politiquement défaillant, économiquement dépendant. Comme on le dit beaucoup et fort justement à Port-au-Prince, le séisme n’a fait que mettre à jour des lacunes qui lui préexistaient. Sauf qu’en moins d’une minute, ce 12 janvier, la misère ordinaire a viré à l’apocalypse.

Page 9: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

7

Page 10: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

8

Page 11: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

9

On rapporte que ce soir-là, devant son palais dévasté, le président haïtien, hébété, errait comme une âme en peine, répétant comme une litanie : « Ils m’ont tous aban-donné ! », avant d’être pris en charge et réconforté par

le personnel de l’ambassade de France, toute proche. René Préval se trompait doublement. D’abord parce qu’il n’allait pas tarder à voir s’installer sous ses fenêtres, sur l’esplanade du Champ-de-Mars, les milliers de rescapés du quartier particulièrement sinistré de Fort National, sur les hauteurs de Port-au-Prince. Ils viendront là en masse pour que précisément, la présidence ne les oublie pas, ne les abandonne pas. Ils y étaient toujours à la fin de l’été, entassés sous des abris de fortune et bien que René Préval ait fait de la réhabilitation et du relogement des déplacés de Fort National, une priorité. Cachez ce malheur que je ne saurais voir !

Le chef de l’état haïtien se trompait ensuite parce que très vite, à mesure que les images de la catastrophe se diffusent sur la planète entière, un formidable élan de solidarité se propage. Haïti est coutumière de la rubrique des catastrophes climatiques. Ce sont elles qui ont amené sur place, parfois depuis des décennies, quelques unes des organisations humanitaires les plus importan-tes. Mais, cette fois, la calamité dépasse l’entendement. En temps de paix, jamais une capitale n’a eu à déplorer des destructions si massives, jamais un pays n’a eu à subir un tel traumatisme. Les évaluations qui suivront vont montrer qu’en moins d’une minute, Haïti aura perdu l’équivalent de 15 mois de PIB, le coût des dégâts additionné des pertes d’activité. Une récession instantanée sans commune mesure avec les spasmes de la crise financière qui secouent encore le reste de la planète.

Les secours arrivent. Ils déferlent même, par terre, par air et par mer. L’argent suit. Dans les trois jours, tandis qu’Haïti entasse ses cada-vres à même les trottoirs avant de les collecter à la pelleteuse et de les jeter dans des fosses communes, le bureau de coordination de l’aide humanitaire des Nations unies (OCHA) lance un premier appel-flash à la mobilisation des fonds pour venir en aide aux survivants.

LA DÉfERLANTEhumanitaiRE

Page 12: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

10

Essentiellement sur la base d’informations satellitaires car les équipes de l’ONU, les ONG présentes, ainsi que l’administration haïtienne, sont encore sous le choc et n’ont aucun moyen d’évaluer les besoins de la population : on demande 562 millions de dollars. La précision pourrait faire sourire si les circonstances n’étaient si dramatiques.

Cet appel, souscrit à 90 % dans les quinze jours, sera rapidement porté à 1 milliard et demi de dollars, souscrit et déjà dépensé aux deux tiers à la fin juin (source OCHA – FTS, Financial Tracking Sys-tem). A cet effort déjà considérable à l’échelle d’Haïti, s’ajouteront vite plus de 2 milliards d’engagements, émanant là encore de donateurs institutionnels, états, fondations, entreprises, pour des projets non listés dans l’appel-flash des Nations unies, mais dont elles tiennent la comptabilité. Fin août 2010, ces promesses de dons avaient été tenues pour moitié. Soit environ 1 milliard de $ supplémentaires. Il faut enfin prendre en compte la contribution des particuliers du

monde entier, exceptionnelle elle aussi, drainée directement par les agences onusiennes et les ONG, et qui leur permet de déployer sans attendre, pour l’essentiel sur leurs propres ressources, des moyens sans précédent sur une zone géographiquement aussi concentrée. Françoise Gruloos-Ackermans, représentante de l’Unicef en Haïti, rencontrée sur place six mois plus tard, n’est pas peu fière de préciser que le programme massif de l’Unicef – près de 130 millions de $ sur deux ans, pour l’eau potable, l’alimentation, la vaccination, et la scolarisation - est financé à 80 % sur ses fonds propres. On pourrait citer maints exemples, tant les intervenants humanitaires en Haïti sont nombreux, voire innombrables.

Un millier d’ONG, plus ou moins connues, plus ou moins labelli-sées, beaucoup d’organisations confessionnelles - Haïti compte plus de 400 églises enregistrées -, se démènent dès les premiers jours, pour acheminer vers Port-au-Prince des abris, de la nourri-

Le séisme aura généré pour Haïti, une manne d’urgence de près de 3 milliards de dollars, dont au moins les deux tiers dépensés la première année, l’équivalent d’un tiers du PIB du pays ’’.

‘‘

Page 13: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

11

ture, de l’eau potable, des équipes médicales et leur matériel. On verra même des apprentis chirurgiens venus d’Anvers en Belgique avec leur professeur, armés de leur bonne volonté, de leur candeur et de leurs bistouris, se faire la main quelques jours sur les déplacés du camp d’Automéca sur la route de l’aéroport, avant de repartir précipitamment avec armes et bagages : ils avaient oublié qu’en Haïti, même en période d’urgence, on doit rémunérer le personnel haïtien pour les services rendus. Six mois plus tard, les ONG sont toujours plus de 350 en acti-vité sur site, dont soixante seulement officiellement enregistrées auprès des autorités locales et travaillant plus ou moins en coor-dination avec elles.

Si on ajoute enfin à ce qu’un éditorial du Nouvelliste, le plus ancien quotidien d’Haïti, qualifiait en juillet de « frénésie humanitaire », l’ap-port de la diaspora haïtienne, 1 milliard et demi de dollars en temps normal, et nécessairement beaucoup plus après le 12 janvier, on peut considérer qu’au bas mot, le séisme aura généré pour Haïti, une manne d’urgence de près de 3 milliards de dollars, dont au moins les deux tiers dépensés la première année, l’équivalent d’un tiers du PIB du pays. Comme si la France, toutes proportions gar-dées, voyait d’un coup tomber du ciel une richesse équivalente à la totalité de sa production industrielle de l’année. Reste à savoir pour quels résultats, avec quelles incidences sur la société et l’économie haïtiennes et pour quelles perspectives éventuellement pérennes.

Page 14: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

12

L ’actualité se nourrit aussi de rituels. Celui des bilans à cent jours, à six mois, à un an, en est un. Aux alentours du 12 juillet, donc, chaque agence, chaque ONG active en Haïti, a présenté le sien. Inflation de chiffres là encore,

dont on retiendra succinctement que par centaines de milliers, les Haïtiens ont été ou sont encore abrités, abreuvés, nourris, vacci-nés, soignés, opérés, employés (food and/or cash for work) par ce maillage humanitaire sans précédent qui reste donc essentiel à ses bénéficiaires et, non accessoirement, à la stabilité du pays.

C’est pourquoi ces bilans flatteurs cachent mal un certain malaise. Au point que Françoise Gruloos-Ackermans préfère parler de ce qui n’est pas arrivé : pas de crise alimentaire grave, pas de crise sanitaire majeure. Certes, mais pas de reconstruction non plus. Les tentes sont toujours partout. Dans les camps, les jardins, les parcs, les parkings, les cours d’im-meubles, au milieu des rues, des trottoirs, et même sur le terre-plein central du tronçon de quatre voies qui traverse Carrefour à la sortie de Port-au-Prince en direction de Léogane.

Dans la capitale où la vie, comme on dit, a repris ses droits, c’est à mains nues que les habitants déblaient les décombres. Sur les rares chantiers en cours, munis de simples seaux en plastique, rarement de pelles, ils déversent devant ce qui était leur porte, la terre, les fers à béton, les briques, les gravats, tout ce que le séisme a bien voulu laisser de leurs maisons. En principe, les camions affrétés par l’US Aid (la coopération américaine) en assure

LA RECONSTRUCTIONEn PannE

Page 15: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

13

le ramassage. Mais il faut un peu de chance ou de persévérance pour les apercevoir. De retour de mission début juillet, Michèle Striffler, vice-présidente de la commission développement du Parlement européen le déplorait : « Juste après le séisme, la communauté internationale a fait venir un très grand nombre de bulldozers et de pelleteuses pour dégager les personnes prises au piège dans les bâtiments effondrés. Mais tout ce matériel est reparti. A ce rythme, il faudra des années ». Entendons-nous bien.

Des années non pour rebâtir. Juste pour débarrasser la ville de ses 20 millions de m3 de gravats et faire place nette. D’ailleurs, une fois collectés, on ne sait que faire de ces gravats. Une seule décharge officielle, beaucoup de décharges sauvages, pas de valorisation possible dans l’immédiat, aucune vision d’en-semble, pas même l’esquisse d’un réaménagement urbain qui organiserait les priorités et donnerait à tout le moins une destination rationnelle à ces déchets.

Page 16: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

14

En visitant Fort National, en juillet, John Holmes, coordina-teur des secours d’urgence de l’ONU s’en serait presque arraché les cheveux qu’il a pourtant fort soignés. Comment réhabiliter ce quartier et y reloger ses habitants, priorité

présidentielle on l’a vu ? « Il reste tant à faire pour le débarrasser totalement des gravats, y résoudre la question foncière, y créer de l’espace pour de nouvelles constructions temporaires, y réparer ce qui peut l’être, y ramener les services de base ! » Le tout simulta-nément et dans les meilleurs délais. Ce n’est pas qu’une affaire de moyens et d’organisation. En pointant l’imbroglio foncier, John Hol-mes mettait le doigt sur le grand casse-tête de la reconstruction. Car Haïti ne dispose pas de cadastre et se déchire depuis l’origine sur la question de la propriété de la terre.

Son partage n’a guère varié depuis l’époque coloniale. Les généraux qui prennent le pouvoir en 1804 prennent aussi les biens des colons chassés ou massacrés. Leur premier chef, Jean-Jacques Dessa-lines, resté dans l’histoire comme Jacques 1er, empereur d’Haïti, meurt en1806, deux ans après son couronnement, assassiné par les siens pour avoir simplement envisagé une réforme agraire et une redistribution des terres aux plus pauvres. Depuis, rien n’a changé ou presque. Une vingtaine de familles, dit-on, détient l’essentiel des terres. Une oligarchie discrète, mais qui veille jalousement depuis toujours au maintien de ses privilèges, fait la pluie et le beau temps dans la politique haïtienne, et tient le pays de fait.

L’état lui-même ne dispose que de 5 % du patrimoine foncier. Pour le reste, c’est-à-dire les miettes, l’incurie et l’éthique à géométrie variable des notaires locaux ont tissé un écheveau impossible à démêler. Beaucoup d’ONG en ont fait l’amère expérience. Qu’elles plantent leurs jalons sur un terrain prétendument disponible, elles voient des dizaines de propriétaires putatifs tenter de faire valoir leurs droits et réclamer leur dû. Il aura vraiment fallu l’impérieuse urgence de la catastrophe pour que les agences internationales et les ONG puissent planter leurs villages de tentes sans trop de résistance au lendemain du séisme. Les places et jardins publics, les parkings, les terrains de sport ont fourni le plus gros des surfaces nécessaires à l’hébergement de plus d’1 million et demi de personnes.

LA qUESTIONFonCièRE

Page 17: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

15

Mais ici ou là, à Léogane, à Gressier, des tentes ont déjà brûlé, pas forcément du fait de l’imprudence ou de la malchance. Bien plutôt semble-t-il du fait de propriétaires impatients de récupérer la jouis-sance de leurs biens. Des expulsions sont réclamées. Les maîtres d’Haïti se méfient du provisoire qui pourrait durer. A fortiori parce que 90 % des déplacés étaient des locataires. Ils n’auront pas de sitôt les moyens ni l’opportunité de décamper. Et le plus souvent, les camps leur offrent des services (eau potable, électricité, accès à la santé) qui n’existaient pas à ce niveau dans leurs quartiers d’origine. Pourquoi déménager ? Pour aller où ? Dans quelles conditions ?

Réinventer une ville et même un pays, build back better, recons-truire en mieux, désengorger Port-au-Prince, créer des villes nouvelles à la française, comme on en parle dans les plus beaux discours, relève dans ces conditions de la gageure. Il y faudrait un pouvoir fort, prêt à s’affranchir du tabou foncier, à procéder à des expropriations, à affronter la caste qui préside aux destinées d’Haïti depuis l’origine. Il y faudrait autrement dit une volonté et un courage politiques que les gouvernements haïtiens successifs n’ont jamais eus. Le syndrome Dessalines agit encore. Et pour l’heure, on ne parle guère, très pudiquement et en termes vagues, que de régler la question foncière, ce qui n’engage à rien, ou vraiment pas grand-chose.

L’état lui-même ne dispose que de 5 % du patrimoine foncier. Pour le reste, c’est-à-dire les miettes, l’incurie et l’éthique à géométrie variable des notaires locaux ont tissé un écheveau impossible à démêler ’’.

‘‘

Page 18: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

16

Page 19: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

17

E n mars 2010, à New York, la communauté des états bailleurs de fonds potentiels, a elle aussi payé son tribut à l’émotion générale. Elle a promis de verser la quasi-totalité des 11 milliards de dollars de besoins recensés

par le Plan d’Action pour le relèvement et le développement natio-nal (PNDA) du gouvernement haïtien, dont la moitié (5,3 milliards de $) dans les deux ans. Mi-juillet dernier, une centaine de millions seulement avait été versée par le Brésil, la Norvège et l’Australie au fonds spécialement créé par la Banque mondiale (FRH). Si on y ajoute les aides directes bilatérales, c’est moins de 10 % des engagements qui avaient été tenus. La Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) coprésidée par Bill Clinton et le Premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive, dont les débuts

sont plus qu’hésitants, en était encore à faire des ronds de jambes aux donateurs pour que les engagements soient tenus. C’est que l’analyse de ce PNDA peut laisser perplexe. A échéance de dix-huit mois, malgré la récession économique, il prévoit par exemple deux fois moins de crédits pour la relance des secteurs productifs (Commerce, Agriculture, Tourisme) que pour l’augmentation des effectifs de policiers et de magistrats : 108 mil-lions de $ d’un côté, 215 de l’autre. Avec moins de 150 millions de $ d’investissements publics envisagés, le logement dont les besoins sont pourtant criants, est à peine mieux loti.Il est vrai qu’Haïti doit lancer simultanément tous les chantiers et que ces écarts s’atténuent dans les prévisions du plan au terme de la troisième année. Mais on a du mal à se convaincre que la priorité des priorités du moment soit à un renforcement de l’arsenal répressif, qui plus est financé par la communauté internationale, alors même qu’elle fournit déjà, avec la Minustah, la force des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti, un contingent récem-ment porté à 12 600 Casques bleus dont la mission est précisé-ment d’assurer la sécurité du pays.

L’attEntiSmE INTERNATIONAL

Page 20: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

18

Au-delà même de ses priorités, c’est plus surement l’aspect trop général de ce plan de reconstruction qui explique, avec la retom-bée de la mobilisation internationale, la réticence des donateurs putatifs à passer à l’acte. « Les états aiment bien les effets d’an-nonce, expliquait cet été au magazine l’Expansion, Marie-José Domestici-Met, directrice de l’Institut d’Etudes humanitaires inter-nationales à l’université d’Aix-Marseille-III. Quand ils annoncent une aide importante lors d’une conférence internationale, ils veulent dire qu’ils sont prêts à monter jusqu’à cette somme. Mais tant que des projets précis ne leur sont pas présentés, ils ne débloquent pas les fonds. Il est rare que les grands appels de fonds interna-tionaux soient finalement remplis à 100 % ».

« Nous voulons nous assurer que l’argent sera bien dépensé et que son emploi sera tracé », confirmait Pamela Cox, vice-présidente de la Banque mondiale pour l’Amérique latine et les Caraïbes, aux critiques estivales de la CIRH sur sa lenteur et ses coûts de gestion, avant d’ajouter perfidement : « De toute façon, jusque là, la Commission ne

nous a présentés que deux projets pour approbation ». Ambiance ! Il y a aussi les états qui répugnent ouvertement à noyer leur soutien dans un fonds international. La France est de ceux-là. Elle a promis 326 millions d’euros en deux ans : une part en soutien budgétaire direct, une autre en remise de dette, une troisième via l’Union européenne, et le reste, au cas par cas, pour la réalisation de projets concrets. Trois accords ont été signés en juillet pour la valorisation et le traitement des déchets aux Gonaïves et au Cap Haïtien, la viabilisation d’un quartier périphérique aux Gonaïves, et pour aider les agriculteurs irrigants de Saint-Marc et de la plaine de l’Arcahaie, fournisseurs importants de la capitale. Total : 11 millions d’euros. On n’ose parler d’une goutte d’eau dans la mer. Au moins est-on à peu près sûr qu’il ne s’agit pas là « d’arroser le sable ». Mais on voit bien qu’il faudrait des milliers d’initiatives concrètes analogues pour remettre le pays tout entier sur les rails d’un déve-loppement pérenne. Or Haïti n’a ni les hommes, ni les outils pour identifier et recenser ses besoins, les traduire en projets, et les mener à bien une fois les financements réunis.

Page 21: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

19

Page 22: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

20

L ’été dernier, le personnel international des agences onusiennes en action à Port-au-Prince n’en est pas revenu. Alors même que le pays est à terre, qu’on continue dans tous les colloques de par le monde à proclamer l’urgence

pour Haïti, leurs salariés haïtiens ont pris des congés ! Souvent plusieurs semaines. Pour partir en vacances, qui au Canada, qui aux états-Unis, en Floride, ou à New York, qui aux Antilles françai-ses, rendre visite à la famille ou prendre l’air. Haïti a littéralement la tête ailleurs.

Pour les plus éduqués, guère plus d’un dixième de la population, le lien à la patrie peut être souple et fonction des circonstances. Les 2 millions et demi d’Haïtiens de la diaspora, souvent bien intégrés dans leurs pays d’accueil, fournissent un havre alternatif tempo-raire ou définitif, pratique et fort prisé. D’ailleurs 80 % des Haïtiens les plus qualifiés finissent par quitter le pays (Cnuced, 2007). Ce n’est pas faire offense à ceux qui ont choisi de rester de penser que cette fuite des cerveaux, cette saignée massive depuis la

dictature des Duvalier et les turbulences politiques qui ont suivi, prive aujourd’hui le pays d’une part essentielle de la matière grise qui lui fait tant défaut pour définir, entreprendre et tenir une stratégie durable de développement.

Et le phénomène est cumulatif. L’éducation, autre drame national, ne trouve plus les compétences dont elle a besoin. Un professeur de l’école publique sur six seulement a la qualification requise pour enseigner. C’est à peine mieux dans le privé qui accueille 80 % des élèves. Record mondial. Les familles se saignent pour y envoyer leurs enfants. Plusieurs centaines de dollars par an, plus l’uniforme, plus les livres. Sans garantie de résultats. 60 % des élèves quittent l’école avant la sixième. La moitié des enfants ne

VACANCES haïtiEnnES

Page 23: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

21

la fréquente pas, 40 % de la population est illettrée. Là encore, le séisme agit comme un révélateur.

Des centaines d’établissements d’enseignement et de formation se sont effondrés. L’Unicef et les ONG déploient beaucoup de moyens pour rouvrir ou créer ce qui peut l’être. Mais pour certains établisse-ments à but éminemment lucratif, c’est malheureusement trop tard. Une élève infirmière rencontrée dans une clinique mobile de Méde-cins du Monde à Mahotière, sur les hauteurs de Carrefour, dans la banlieue de Port-au-Prince, se désespérait en juillet de voir appro-cher la date de son diplôme. Elle ne le passerait pas. Le directeur de son école avait quitté le pays avec femme et enfants, laissant tous ses élèves en plan, sans comptes à rendre à quiconque.

Un professeur de l’école publique sur six seulement a la qualification requise pour enseigner ’’.

‘‘

Page 24: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

22

Page 25: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

23

S ’il est un frein redoutable au dynamisme de la société civile, l’exode de l’élite haïtienne est tout aussi désastreux pour l’administration du pays. « L’expertise manque ! », déplore-t-on partout à Port-au-Prince, à la base logistique

des Nations unies, près de l’aéroport, dans les ambassades, et dans les ministères haïtiens eux-mêmes. Fâcheux effet boomerang pour un état qui consacre bon an mal an moins de 0,5 % de son budget à l’enseignement supérieur, et, clientélisme oblige, distribue les postes comme des faveurs aux plus fidèles, ou présumés tels, plutôt qu’aux plus compétents qui ne sont plus légion.

Puisque l’expertise manque, il faut donc la fournir à l’état Haïtien. Et de toute urgence puisqu’il n’y aura sans elle ni projets, ni finance-

ments, ni reconstruction. Mais les agences onusiennes et les ONG se heurtent à un écueil politique majeur. Même démuni, même économiquement dépendant, même assez largement décapité par le séisme et l’exode, Haïti reste un pays souverain, qui plus est très chatouilleux sur le chapitre de sa souveraineté. Il n’a pas été le deuxième pays colonisé de l’histoire, après les états-Unis, à conquérir son indépendance pour la brader pour quelques dollars, fussent des milliards. Au moins officiellement. Car en coulisses, nécessité peu à peu fait loi.

Les agences onusiennes ont commencé par fournir aux administra-tions haïtiennes des tentes, des véhicules – moins que ce qu’elles demandaient – des téléphones mobiles, et des ordinateurs. Elles arrivent aujourd’hui « dans le dur » avec la fourniture d’experts, au plus près possible de la décision. Donc du pouvoir. Cette stratégie d’entrisme, politiquement délicate, nécessite du doigté, et beau-coup de diplomatie. Nigel Fisher, le coordinateur de l’ONU sur place qui en a vu d’autres – « Haïti, c’est plus compliqué que le Rwanda ou l’Afghanistan », avoue-t-il en privé – en formule ainsi le concept :

L’iLLuSionDE LA gOUVERNANCE

Page 26: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

24

« L’illusion de la gouvernance ». En quelque sorte une « souverai-neté Canada Dry ». ça en aurait la couleur, le goût. ça n’en serait pas. Mais les apparences seraient sauves et les dirigeants haïtiens ne perdraient pas la face. De toute façon, on est là dans une perspective de moyen terme. Il fau-dra du temps pour que cette illusion de gouvernance devienne éven-tuellement opérationnelle, qu’elle se traduise en réalisations concrètes, donne à la reconstruction ses premières vitrines, commence à diffuser un peu de mieux-être dans la société, de croissance et de richesse dans l’économie. A condition encore qu’elle soit durablement assumée par la classe politique haïtienne et cautionnée par la population.

Or les Haïtiens vont avoir leur mot à dire en fin d’année. La consti-tution l’exige, c’est vrai. Le deuxième mandat de René Préval à la présidence arrive à son terme le 7 février 2011 et il ne peut plus se représenter. Le 28 novembre, les Haïtiens seront donc appelés aux urnes pour le remplacer et par la même occasion renouveler le Parlement, puisque les législatives prévues en février dernier ont été reportées en raison du séisme. Voilà donc Haïti mobilisé par un branle-bas de combat qu’on espère démocratique – la communauté

internationale va dépenser 30 millions de dollars pour y veiller - mais à haut risque si on en juge par son histoire récente. Depuis la fin de la dictature Duvalier en 1986, chaque période pré et post électorale est l’occasion de tensions, de troubles, de violences.Cette fois, avec le séisme, la précarité, l’inquiétude et les frustra-tions qu’il a renforcées, le scrutin à venir revient à déposer une urne sur une poudrière en ruines. Certains regrettent que dans ces circonstances, Haïti n’ait pas réussi à trouver même provisoirement le chemin de l’unité nationale. L’économiste Kesner Pharel, pdg du groupe Croissance, spécialisée dans le conseil et la formation, est de ceux-là : « René Préval se serait honoré en conviant l’opposition à l’accompagner à la conférence de New York en mars. En lieu de quoi il l’a critiquée publiquement là-bas, aux états-Unis. » Même le séisme n’aura donc pas réconcilié la nation haïtienne.

Depuis qu’est connue la date des élections, l’obsession est par-tout la même, y compris dans les milieux gouvernementaux. C’est aussi l’unique programme : sortir Préval et ceux qui s’en réclament. Le président n’a même pas réussi à obtenir l’investiture de son parti pour son dauphin désigné, l’ancien Premier ministre Jac-

Pendant ce temps, les agences onusiennes et les ONG assurent les services essentiels, pansent les plaies haïtiennes et préservent ce faisant, une relative paix sociale ’’.

‘‘

Page 27: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

25

ques-Edouard Alexis qui concourra sous d’autres couleurs. Trop contraint par la disette, les lobbys, l’inertie et le conservatisme ambiants, le pouvoir use et discrédite en Haïti plus qu’ailleurs. Sur les murs de Port-au-Prince, refleurissent des slogans parfois inattendus : « Bon retour Duvalier », « Reviens Titid », le surnom de Jean-Bertrand Aristide, déjà deux fois président, aujourd’hui exilé en Afrique du Sud. Haïti la religieuse ne sait plus à quel saint se vouer, mais ne renonce pas à chercher y compris dans sa nos-talgie, l’homme ou la femme providentiels qui la sortirait enfin de l’ornière. Sur trente-quatre postulants, ils étaient encore trente-neuf à pouvoir y prétendre fin août après l’arbitrage du Comité électoral. La star du hip-hop Wyclef Jean était parmi les recalés.

Pendant ce temps, les agences onusiennes et les ONG assurent les services essentiels, pansent les plaies haïtiennes et préservent ce faisant, une relative paix sociale. On sent d’ailleurs poindre dans les discours des responsables haïtiens la tentation d’un statu quo finalement confortable : « A vous le chantier humanitaire et, grâce à

" l’illusion de la gouvernance ", à nous son bénéfice politique ». C’est tout l’enjeu de la croisade du Premier ministre, Jean-Max Bellerive, par ailleurs co-président de la CIRH, pour parvenir sinon à contrôler, du moins à coordonner l’action des ONG, largement livrées à elles-mêmes depuis le séisme. « ça ne peut plus durer ! », lâchait-il à New York en juillet dernier, conscient qu’il en va de la crédibilité et de la légitimité de l’état, ou ce qu’il en reste. Il reconnaissait par ailleurs que l’aide internationale resterait essentielle à son pays pendant de longues années. Il faut dire qu’à bien des égards, et paradoxale-ment, Haïti s’est rarement aussi bien porté.

Page 28: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

26

Page 29: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

27

LE CaSDE LA SANTÉ

‘‘A vant il n’y avait rien. Il fallait porter les malades dans les bras ou sur le dos sur des kilomètres, jusqu’à la route, puis trouver un moyen de transport jusqu’à Carrefour ou plus loin. Il fallait payer pour l’hôpital,

pour le traitement, les médicaments, payer pour tout. La plupart n’avait pas les moyens ». Rodrigue Florival veille sur son camp de toile et ses habitants comme un berger sur son troupeau. Il est aussi responsable de la clinique mobile installée à proximité par Médecins du Monde à côté de l’église Saint-Marc dans le quartier de Mariani 2. Médecine pré et post natale, dépistage de la malnu-trition, vaccinations, soins, éducation à l’hygiène, planning familial, groupes de parole, et même atelier de dessins pour les enfants à

leur sortie de l’école voisine. Du jamais vu sur ce morne perdu de l’agglomération capitale difficilement accessible en voiture. A raison d’une centaine de consultations quotidiennes, le dispen-saire MdM ne désemplit pas. Et on y vient de loin, pas seulement du camp voisin. L’offre crée la demande, dûment stimulée par les « crieurs » et « crieuses » qui répandent alentour la bonne nouvelle d’une santé accessible et gratuite.

Six mois après le séisme, 266 centres de santé primaire sont ainsi officiellement recensés. Quelques-uns, en place depuis des années, héritage des cyclones du passé. La plupart installés dans l’urgence après le 12 janvier, et bien au-delà. Il s’en ouvrait encore en juin. Une soixantaine d’hôpitaux de tous statuts (publics, privés, ONG) et de toute facture (mobiles, gonflables ou en dur) complètent le dispositif, d’ailleurs concentré pour essentiel sur Port-au-Prince où 70 % des lits ont été détruits. Maillage serré qui permet à l’OMS d’affirmer que 90 % de la population déplacée a aujourd’hui accès aux soins. C’était 56 % pour les Haïtiens dans leur ensemble avant le séisme. Mieux qu’avant ? Il ne faut pas pousser beaucoup Chris-tian Morales, porte-parole de l’OMS en Haïti pour qu’il le recon-

Page 30: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

28

naisse. Jean-Hugues Henrys, doyen de la faculté de médecine et codirecteur de la commission d’urgence auprès du ministre de la Santé, l’admet aussi bien volontiers avant de nuancer : « Mais pour combien de temps ? Qui va pouvoir payer dans la durée ? »

Il y a une certitude. L’état haïtien qui ordinairement ne dépense pour la santé que moins de 10 $ par an et par habitant, ne sera pas en mesure de pérenniser seul un tel déploiement. D’autant qu’une résistance insidieuse qui ne lui est pas indifférente est en train de s’organiser. En Haïti, pas plus que l’éducation, la santé n’est un service public au sens où on l’entend en Europe. Le droit à la santé est ici une idée neuve, voire saugrenue. Dans le public, on ne parlait avant le séisme que de recouvrement des coûts, bien sûr auprès des patients eux-mêmes. Dans le privé, qui assure les deux tiers des prestations de santé, la rentabilité primait, comme dans toute activité marchande. Ni plus, ni moins. Pour qui pouvait payer, aucun problème. Pour qui ne le pouvait pas, aucune solution.

Si le séisme a pu de ce point de vue améliorer les choses, ce n’est pas tant par la densification (réelle) de l’offre de soins que par la gratuité qui s’est naturellement imposée dans l’urgence et a instantanément solvabilisé la totalité de la demande.

Mais d’une part, les hôpitaux publics qui déjà peinaient à payer leurs salariés, y ont très vite laissé leurs derniers subsides publics. Et d’autre part, la médecine privée, qui a globalement pris sa part de l’élan de solidarité initial, s’est rapidement mobilisée pour retrouver l’ensemble de ses prérogatives et de son marché. Elle est donc partie en croisade à la fois contre la gratuité, et contre la concurrence « déloyale » des ONG, dont les établissements côtoient les siens – c’est parfois vrai – et préempteraient sa clien-tèle potentielle, ce qui est moins sûr. Car c’est l’un des paradoxes haïtiens du moment. Les plus pau-vres n’ont jamais été aussi bien soignés tandis que les plus riches,

Page 31: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

29

qui étaient les seuls avant le séisme à pouvoir accéder à toute la gamme des soins, s’expatrient désormais pour se faire soigner selon leurs standards habituels. Le lobby médical haïtien s’est montré suffisamment convaincant pour qu’avec une rapidité inhabituelle pour lui, le gouvernement ait décidé d’en finir dès le début de juillet avec la gratuité générale. N’en profitent plus depuis cette date que les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans adressés par le réseau de santé primaire à une vingtaine d’établissements hospitaliers publics ou privés, conventionnés par l’OMS qui, bien sûr, en assume le finance-ment. Trois semaines après sa mise en place, le mécanisme restait balbutiant. Une dizaine d’enfants adressés auxdits hôpitaux par MdM avaient été refoulés. Soit parce que l’OMS tardait à débloquer les fonds. Soit parce que déjà, on en avait fait un autre usage.

Avec la fin des largesses de l’urgence, le retour au statu quo ante est donc en train de se profiler pour la santé en Haïti. Si en outre, les

ONG commencent à alléger leur dispositif, soit qu’elles manquent de moyens pérennes, soit qu’elles ne veuillent pas se substituer durablement aux acteurs haïtiens, alors la parenthèse d’un système de soins globalement accessible à tous aura duré moins d’un an. Haïti renouera avec ses indicateurs les plus indignes. Celui de la mortalité infantile : 60 pour 1000 – 184e rang mondial, ou celui de la mortalité maternelle : 630 pour 100 000 – cinq fois le taux moyen de l’Amérique latine et des Caraïbes. Entre autres. Et la population pourrait très bien exprimer sa frustration et sa colère d’avoir vu passer, tel un mirage vite évanoui, l’esquisse d’un service public de santé digne de ce nom.

C’est pourquoi le gouvernement haïtien cherche désormais à établir une relation contractuelle avec l’ensemble des « fournisseurs non étatiques » qui assurent 80 % des services sociaux de base, la santé, mais aussi l’eau, l’assainissement, l’éducation. Il veut à la fois pérenniser les acquis du séisme, et reprendre la main. On parle à

Le lobby médical haïtien s’est montré suffisamment convaincant pour qu’avec une rapidité inhabituelle pour lui, le gouvernement ait décidé d’en finir dès le début de juillet avec la gratuité générale ’’.

‘‘

Page 32: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

30

Port-au-Prince de contractualisation sur la performance (CSP) du type de celle qui ferait ses preuves, semble-t-il, en Afghanistan. La difficulté est de s’entendre sur les paramètres de cette performance et les critères de son évaluation. Question d’expertise là encore.Question de confiance aussi. « Fournis et tais toi ! » L’oukase est la hantise de beaucoup d’ONG. Elles redoutent de se lier les mains dans cette relation contractuelle, d’être vite cantonnées au rôle de supplétifs dociles de l’état haïtien, d’en devenir les otages ou les bouc-émissaires au gré des vicissitudes politiques. Des ONG de moins en moins N et de plus en plus G.

En outre, la contractualisation ne résout en rien la question du finan-cement de ces services sociaux. Il n’est pas possible qu’il soit assuré indéfiniment à ce niveau par les prestataires non étatiques. Il n’est pas prévu à ce stade qu’il soit pris en charge par les fonds promis pour la reconstruction du pays. Et on n’en prend pas le chemin.

Sur les hauteurs de Mariani 2, le transport de malades à dos d’homme pourrait reprendre plus tôt que les habitants ne le pensent.

Page 33: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

31

La buLLEHUMANITAIRE

‘‘AHaïti tremble, et sa monnaie s’apprécie ! » C’est l’éco-nomiste Kesner Pharel qui fait ce constat paradoxal. En effet, en janvier, il fallait en moyenne 39,77 gour-des pour obtenir un dollar. En août, 39,69 gourdes

suffisaient. Performance d’autant plus notable que le dollar américain est lui-même resté ferme tout au long du semestre par rapport aux principales devises, notamment l’euro. Après le choc du 12 janvier, c’est une glissade de la monnaie haïtienne, alimentée par la fuite des capitaux et la récession économique (moins 8,5 % en 2010 selon les dernières estimations) qui était pourtant l’hypothèse la plus probable. Il n’en a rien été. Au contraire. « Une masse de dollars est arrivée, poursuit Kesner Pharel. La banque centrale d’Haïti note une forte augmentation des dépôts bancaires. Il y a beaucoup plus d’argent disponible aujourd’hui dans l’économie nationale. »

Page 34: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

32

Cette manne assez massive pour tenir à elle seule la parité de la monnaie nationale n’a qu’une origine : l’élan humanitaire évalué plus haut à un tiers du PIB haïtien en 2010. Elle a un premier effet salutaire. Elle protège le pouvoir d’achat des Haïtiens en produits importés, dont ils sont plus dépendants que jamais. Après une brève hausse d’environ 15 %, le prix du riz était revenu cet été à son niveau d’avant le séisme, autour de 40 gourdes (1$) le kilo. Donnée cruciale que le cours du riz. C’est l’aliment de base des Haïtiens, d’ailleurs essentiellement importé des états-Unis qui ont miné la production locale en imposant dans les années 1990 la suppression des barrières douanières. En 2008, la flambée des prix avait provoqué de violentes émeutes de la faim. Au-delà de cette donnée monétaire, ces dollars convertis en gourdes irriguent l’ensemble de l’économie haïtienne.

Fin 2010, si le PAM (Programme Alimentaire Mondial) et le PNUD (Programme des Nations unies pour le Développement) tiennent leurs objectifs, plus de 250 000 Haïtiens auront été impliqués dans leur vaste opération Cash and Food for Work. 180 gourdes par jour, en salaire ou en bons d’achat, vingt de moins que le très théorique salaire minimum fixé par la loi. Mais de quoi nourrir une famille selon les standards locaux.

Bien mieux rémunérés, et souvent plus qualifiés, les emplois créés par les agences de l’ONU et les ONG, pour leur propre fonction-nement. Pour vingt expatriés sur place, MdM emploie 250 salariés haïtiens : des médecins, des pharmaciens, des sages-femmes, des infirmières, mais aussi du personnel d’accueil et de ménage, des cuisiniers, des chauffeurs, des gardiens. Si on transpose raisonnablement ce ratio à l’ensemble des forces humanitaires présentes, soit autour de 10 000 expatriés, selon les évaluations de nos interlocuteurs onusiens qui s’incluent dans le lot, on peut estimer le nombre d’emplois « humanitaires » créés en quelques mois à plus de 100 000. Il fallait un bon trimestre à la France, avant la crise pour en fait autant. Et son économie pèse 400 fois celle d’Haïti !

Quant aux salaires pratiqués, on est à des années-lumière du Cash for Work. Un médecin haïtien travaillant pour MdM qui n’est pas la plus dispendieuse des ONG, gagne deux fois plus que son collègue resté fonctionnaire du ministère de la Santé. 54 000 gourdes men-suelles d’un côté, 23 500 de l’autre. Le MSPP a bien fait passer la consigne : « S’il vous plait, pas de rémunérations supérieures de plus de 50 % aux barèmes haïtiens ». Sa recommandation est arrivée trop tard. Et comme les ONG se concurrencent entre elles pour garder ou attirer les meilleurs, l’ajustement des rémunérations, s’il se faisait,

Page 35: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

33

se ferait plutôt à la hausse. Nombre de médecins haïtiens, attirés par ces conditions financières avantageuses, ont d’ailleurs déserté leurs établissements d’origine pour rejoindre le dispositif humanitaire.

L’inflation salariale ne s’arrête pas aux compétences les plus rares. Un chauffeur MdM gagne 25 000 gourdes. Mieux qu’un médecin du secteur public, mieux aussi qu’un cadre moyen du réseau bancaire, dont les salaires sont comparables.On voit donc des salariés dont le sort était jusque-là considéré comme enviable abandonner leur emploi pour prendre un volant. On pourrait multiplier les exemples. L’intérim humanitaire fait vivre des centaines de milliers d’Haïtiens sur un train de vie sans com-mune mesure avec la réalité du marché local du travail. Elle est collectivement devenue en quelques mois l’un des tous premiers employeurs du pays, derrière l’agriculture et le commerce. Et incontestablement le plus généreux et de loin.

Cet argent prend parfois un tour ostentatoire quand le soir venu, la population miséreuse voit passer les convois de 4x4 rutilants qui emmènent les expatriés de leurs bases à leurs lieux de villégiatures exclusifs, le plus souvent dans les bars et restaurants de Pétion-ville, la banlieue « chic » de Port-au-Prince. Détente méritée, mais spectacle de nature à éveiller bien des convoitises.

Malgré de strictes règles de sécurité, les braquages ne sont pas rares. Des enlèvements ont été signalés. Quelques centaines de dollars ont suffi à libérer les otages. Les gangs qui tiennent nombre de quartiers sont tentés de prélever leur dîme sur la manne huma-nitaire. Ils ont reçu depuis janvier le renfort de 4 000 détenus éva-dés à la faveur de la panique générale provoquée par le séisme. Comme ils noyautent souvent les comités populaires hérités du régime Aristide, aujourd’hui largement dévoyés, il faut déjà plus ou moins négocier avec eux pour travailler sur le terrain ou cesser de le faire. Il faudra de toute façon compter avec eux dans la période politiquement délicate qui s’annonce. Car on le sait plus qu’ailleurs en Haïti : les gangs travaillent pour qui les paie.

Page 36: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

34

Pour décrire et s’inquiéter de la bulle financière de la fin des années 1990, Alan Greenspan, alors patron respecté de la Réserve fédérale américaine, dénonçait « l’exubérance irrationnelle des mar-chés ». Son étoile à pâli depuis, mais sa formule est restée. La question iconoclaste et grave qui est aujourd’hui posée est de savoir si Haïti ne serait pas le théâtre d’une exubérance irrationnelle de la solidarité, louable dans ses intentions, mais disproportionnée à la capacité du pays à la recevoir, à l’intégrer, à la transformer en tremplin pour un rebond pérenne, en atout pour sa refondation économique, sociale et politique.

Si c’est le cas, quand la bulle explosera, quand la perfusion huma-nitaire se tarira, alors Haïti va souffrir. Plus encore qu’avant le 12 jan-vier 2010. Car entretemps, le pays aura cru peut-être aux promesses de la sollicitude internationale, entrevu surement les prémisses d’un mieux-être tout droit sorti du cataclysme. L’amertume en sera profonde. La colère probable. Certains Haïtiens, pas forcément les moins clairvoyants, taguent les murs de Port-au-Prince d’un rageur : ONG, go home ! Qu’ils patientent. C’est l’affaire de quelques mois.

Page 37: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

35

LES DILEMMES du REPLi

‘‘On est sorti de l’urgence, on est dans la substitution. Ce n’est pas tenable ». C’est Pierre Salignon, le directeur général à l’action humanitaire de Médecins du Monde, qui parle ainsi mi-juillet devant ses troupes à Port-au-

Prince. Il a d’abord un budget à tenir. MdM France a prévu d’affecter 7,5 millions d’euros à sa mission en Haïti. Il en dépensera cinq cette année. Il en restera 2,5 l’an prochain. Après, c’est l’inconnu.

Il faut donc décider de l’avenir de la dizaine de dispensaires montée par l’organisation dans l’agglomération de Port-au-Prince après le séisme. Celui de Mahotière, par exemple, qui vient de s’agrandir. On n’est pas là dans un camp de déplacés. Simplement un bidonville. En plantant sa tente dans ce quartier qui ne disposait d’aucune offre de soins avant le séisme, MdM répondait à un appel pressant de la mairie de Carrefour. De fait, les besoins aussi étaient pressants. La clinique mobile reçoit quotidiennement autour de 130 patients.

Tous endimanchés. C’est ainsi qu’on va chez le médecin en Haïti. Beaucoup de mères avec leurs enfants en bas âge, beaucoup de femmes enceintes, beaucoup de jeunes filles victimes de violences sexuelles, ou d’hémorragies dues au Cytotec, l’abortif connu des spécialistes sous le nom de Misoprostol, et qui fait ici des ravages. Pour ces patientes, le dispensaire MdM n’est qu’une étape. Il faut d’urgence les transférer vers un hôpital. Il n’y a que 25 lits dans celui de Carrefour, le plus proche. Même si le personnel y est plein de bonne volonté, c’est presque un exploit de réussir à les faire admettre. Il y faut tout l’entregent de MdM.

Alors, nécessaire, la présence à Mahotière ? Bien sûr. Indispensable et même parfois vitale. Mais c’est vrai aussi de Saint-Michel, de Delmas, de Miron, de Carrefour-Feuilles… Comment arbitrer ? « Nous allons vers des choix difficiles, poursuit Pierre Salignon. Et c’est maintenant que ces décisions doivent se préparer ». Et d’énu-mérer les critères qui vont déterminer dans les mois qui viennent l’allègement du dispositif. En premier lieu, la sécurité.Après le fâcheux épisode des apprentis chirurgiens d’Anvers, le dispensaire d’Automéca a été fermé. Trop de pressions, trop de menaces, trop de risques. Le matériel est d’ailleurs resté sur place.

Page 38: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

36

En second lieu, le soutien des autorités locales. C’est la meilleure garantie pour que les cliniques ouvertes à l’occasion du séisme finissent par s’inscrire un jour peut-être dans un schéma sanitaire. Enfin, pour préparer l’échéance et en conforter la probabilité, nouer dès maintenant un partenariat fort avec les dispensaires publics ou établissements hospitaliers du secteur. MdM en fait l’expérience depuis plus d’une décennie à Grande-Anse. Avec un dispositif à géométrie variable, corrélé jusque là aux aléas climatiques, l’ONG contribue à l’amélioration constante du système de santé dans cette région excentrée et fort délaissée de l’ouest du pays. Soit avec ses propres centres, soit en soutien matériel ou humain, en formation aussi, aux centres existants. Elle assure en outre une forte présence à l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie : réhabilitation du service de médecine interne endommagé par les inondations de 2006, réalisation en cours d’un bloc sanitaire à la maternité en lieu et place des latrines existantes, et ouverture récente d’une unité de soins nutritionnels où, en permanence, une trentaine de bambins se refont une santé. « Chaque catastrophe apporte une amélioration, se réjouit Ody, l’un des responsables haïtiens de la mission, comme si le pays en avait besoin pour avancer ! »MdM, seule ONG présente dans la région, y est devenue incon-tournable. Au point qu’on lui demande maintenant la création d’un

service d’urgences ! Mais elle reste indépendante et même si cha-cun de ses réajustements provoque des grincements de dents, à Grande-Anse comme ailleurs, le dispositif sera revu. Une dizaine d’unités mobiles avaient été ouvertes juste après le séisme pour faire face à l’afflux des réfugiés de Port-au-Prince rentrés momen-tanément dans leurs familles. Les équipes MdM y assuraient une permanence au moins hebdomadaire. Elles aussi vont fermer.

Quels que soient leur taille et leurs moyens, les ONG sont toutes confrontées au dilemme de l’adaptation de leur volume d’activité à leurs ressources. Elles ne sont pas inépuisables. L’argent déjà dépensé ne reviendra pas. En tous cas pas dans les mêmes proportions. Le drame haïtien relégué au second plan de l’actualité pourrait vite se heurter à la même indifférence qu’avant le 12 janvier.

Page 39: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

37

A fortiori si la période électorale devait donner au monde le spectacle d’un pays qui se déchire au lieu de se reconstruire. Et même en supposant que toutes les promesses de dons initiales soient fina-lement tenues, l’enveloppe humanitaire devrait se réduire de moitié l’an prochain, 1 milliard de $ au mieux (voir ci-dessus « La déferlante humanitaire »), avant de se vider presque complètement en 2012.

Qu’il s’effectue en bon ordre comme MdM l’envisage, ou pas, l’inéluctable repli des ONG aura sur la population haïtienne des effets inversement proportionnels à la débauche de moyens momentanément déployés pour lui venir en aide. Si, comme on peut le craindre, aucun relais efficace n’est assuré, les améliora-tions constatées en matière d’accès à l’eau, à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, seront remises en question.

Anticipant un peu, le Premier ministre Jean-Max Bellerive résume bien cet enjeu pour le système scolaire : « Certaines ONG ont reçu autant d’argent que le gouvernement haïtien sans avoir de comptes à rendre. Elles ont pu par exemple ouvrir 300 écoles sans se consulter et sans nous consulter pour connaître nos besoins. Et nous nous retrouvons avec ces écoles (sous entendu : sur les bras) et les salaires à payer (sous entendu : si nous voulons les maintenir) ». Si on avait à parier,

on ne donnerait pas cher du sort de ces établissements à terme. Même scenario dans la santé, on l’a vu. Des cliniques vont fermer. L’offre de soins va de nouveau se réduire, et pour une part, rede-venir payante, ce qui en exclura de nouveau les plus pauvres. Des emplois seront supprimés. Les médecins devront réduire leur train de vie. Quant aux chauffeurs…

L’effet richesse induit par les dépenses de fonctionnement des ONG va lui aussi disparaître. Un stop and go économique aux conséquences dramatiques compte tenu de l’ampleur unique de la perfusion. Pour reprendre la comparaison de départ avec l’indus-trie française et son poids dans l’économie, il faut imaginer la voir disparaître en deux ans, presque aussi vite qu’elle serait apparue. Plus d’usines, plus d’emplois. En France, ce serait la révolution. En Haïti, à coup sûr, une nouvelle couche de malheur sur un lit de misère. Mais qui sait ? Les Haïtiens dont la patience est grande, pourraient cette fois décider que « donner, c’est donner. Et reprendre, c’est voler ! » selon l’adage bien connu. Le risque d’un deuxième séisme, social celui-là, n’est pas négligeable. Son issue ne ferait guère de doute. Le passé d’Haïti est chargé de bains de sang. Et malheur à l’ONG qui serait la dernière à décamper ! Elle ris-que d’avoir à payer pour toutes les autres le prix de la désillusion.

Page 40: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

38

‘‘O Nous devons conserver les gains de l’urgence. Passer d’une réponse humanitaire à une réponse de développement. » En lançant cet appel impé-rieux, façon méthode Coué, l’été dernier devant

la presse, Christian Morales, porte-parole de l’OMS en Haïti, était de fait déjà dépassé par les évènements.

Emportées par l’élan de l’urgence et confortées par le flux financier considérable de la solidarité internationale, les agences et les ONG travaillaient déjà à ce moment-là, et pour beaucoup depuis des mois, dans une logique de développement. Sans forcément le dire ni même se l’avouer. Sans trop consulter les Haïtiens, surtout leurs responsables, réputés incapables et tellement discrédités. Le slogan build back better ! était déjà leur mot d’ordre.

On comprend bien leur raisonnement. Haïti enchaîne les catastro-phes. Chacune d’elles émeut l’opinion internationale, déclenche une avalanche de moyens, donne au bout du compte un coup de fouet au progrès du pays. Faisons donc du séisme, la plus grave d’entre elles à ce jour, l’opportunité des opportunités. Ne nous limitons pas aux camps. Allons dans les quartiers déshérités. Amenons-y l’eau potable, la nourriture. Construisons des écoles, ouvrons des centres de santé. Bâtissons-le enfin ce nouvel Haïti ! Nous savons ce qui est bien pour vous. Ce qui est pris est pris. Ce qui est fait ne sera plus à faire. Et pour la suite, advienne que pourra !

La suite, nous y sommes. Les moyens de tenir l’édifice hâtivement construit, largement inachevé, vont se raréfier. Le relais est impro-bable. Comme le relevait à Paris le 20 juillet Michaelle Jan, la gou-

EPHÉMèRE OU DURAbLE :LE diLEmmE humanitaiRE

Page 41: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

39

verneure générale du Canada, elle-même d’origine haïtienne, « Haïti ne se relève pas ! » Constat assorti d’un pronostic : « Haïti ne se relèvera pas sans la participation pleine et entière des femmes, des hommes et des enfants de ce pays. Le temps est venu de rompre avec la logique d’assistance qui a transformé Haïti en laboratoire. »

Le lecteur aura compris ce qu’il en est des chances de succès de cette méthode. Les évènements à venir en Haïti nous diront vite quel risque a été pris de ne pas s’en inspirer. Mais sauf à « dis-soudre le peuple » comme aurait dit Bertolt Brecht, c’est en effet la seule possible, la seule responsable.

Pour le bien d’Haïti. Pour le bien du principe humanitaire. Sa cré-dibilité. Sa durabilité. Sa survie.

Haïti ne se relèvera pas sans la participation pleine et entière des femmes, des hommes et des enfants de ce pays. Le temps est venu de rompre avec la logique d’assistance qui a transformé Haïti en laboratoire ’’. Michaelle Jean, gouverneure générale du Canda

‘‘

LUC EVRARD

éditorialiste, rédacteur en chef du service économique d’Europe 1, il revendique « 30 ans de journalisme tout-terrain »

Luc Evrard s’est rendu en Haïti en juillet dernier avec Pierre Salignon, directeur général à l’action humanitaire de Médecins du Monde.

Page 42: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

40

PoStFaCE

Quatre mois ont passé depuis qu’a été écrit ce récit.Sa tonalité était si sombre qu’on eût aimé se tromper. Etre en mesure de déceler quatre mois plus tard quelques améliorations, quelques progrès. Vers la reconstruction. Vers l’autonomie. Vers la reprise en mains de leur destinée par les Haïtiens eux-mêmes.

Les Haïtiens votaient le dimanche 28 novembre dernier. Aucun des prétendants n’avait présenté de programme un tant soit peu consistant. Mais l’échéance électorale a remis le pays à la une de

l’actualité internationale. Reportages, dossiers, débats. Constat unanime : Haïti en est au même point qu’en janvier.

S’il y a du neuf en Haïti, c’est l’apparition du choléra, ravageur dans une situation sanitaire précaire. Déjà 50 000 cas et 2 000 décès. Et ce procès édifiant. Le choléra jusque là inconnu dans l’île d’Hispaniola y aurait été introduit par le contingent de la Minustah. Autrement dit, l’ONU, déjà soupçonnée de visées impérialistes, empoisonnerait maintenant Haïti. L’accusation n’est pas l’exclusivité de manifestants isolés, plus ou moins manipulés par les démagogues locaux, et d’ailleurs sévèrement réprimés par la Minustah elle-même (trois morts et plusieurs blessés au Cap Haïtien le 17 novembre). Avant même l’épidémie, elle était lancée, métaphorique mais tout aussi grave, par une partie de l’intelligentsia haïtienne. Pour l’écrivain Franck Etienne, interrogé par Arte en juillet, « une partie de la communauté internatio-

Par Luc EvrardNovembre 2010

Page 43: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

41

nale se comporte comme un vilain médecin au chevet de son malade. Il fait ce qu’il faut pour qu’il ne meure pas, mais aussi pour qu’il ne guérisse pas ! Comme ça, on aura toujours besoin de lui. »Exogène ou pas, le choléra prend les ONG à contre-pied. Faute de moyens pérennes, et précisément pour éviter toute accusation d’ingérence, elles s’interrogeaient sur la pertinence et le maintien du dispositif mis en place au lendemain du séisme. Son redéploiement était parfois amorcé, dans le meilleur des cas, en concertation avec les autorités haïtiennes. Avec l’épidémie, l’urgence reprend ses droits. Et reporte sine die le débat sur une reconstruction qui sortirait Haïti de sa dépendance humanitaire. La bulle commençait à peine à dégonfler. La voilà qui se reforme.

nouveau malheur. nouveau sursis.

Page 44: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

42

Page 45: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

43

haïtiEspérance de vie à la naissance (2010) :61,7 ans [France : 81,5 sur la moyenne des deux sexes]

Mortalité infantile (2009) : 59,69 ‰ [France : 3,60‰]

Mortalité maternelle (2009) : 630 décès pour 100 000 naissances [France : 9,6]

Indice de Développement Humain (2010) : 145e place sur 182 pays

> En France, Médecins du Monde a collecté 9 millions d’euros dont 6 millions de dons privés. En 2010, 6 millions ont été dépensés et l’association engagera 4 millions en 2011.

> Le réseau international de Médecins du Monde a reçu 18,3 millions d’euros. Plus de 11 millions ont déjà été dépensés (jusqu’au 1er novembre) et 7,3 millions sont engagés pour la fin de l’année 2010 et pour 2011.

> Les équipes de Médecins du Monde (toutes délégations confondues) comptent 400 personnes dont 355 Haïtiens et 45 expatriés.

Jérémie

Miragoane Léogane

Saint-Marc

gonaïves

Hinche

fort LibertéCap Haïtien

Port de Paix

Ile de la Tortue

Ile de la gonave

Ile à Vache

Jacmel

PORT-AU-PRINCE

Les Cayes

zone du séisme

RÉP

Ub

LIq

UE

DO

MIN

ICA

INE

Golfe de la Gonave

Mer des Caraïbes

Océan Atlantique

Département de grande-Anse

Page 46: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

44

Page 47: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

45

*Source : Nations unies, bilan juin 2010

• 222 570 morts

• 300 572 blessés

• 1, 5 millions de personnes déplacées

biLan du SÉiSmE du 12 janvier 2010 *

Page 48: Récit : Haïti : sortir de la dépendance humanitaire.  Par Luc Evrard

Médecins du Monde 62 rue Marcadet 75018 Paris01 44 92 15 15www.medecinsdumonde.org

Supplément à la revue Humanitaire, n°27, décembre 2010 Gratuit, ne peut être vendu.

Crédits photos : Lahcène Abib, Sophie Brändström, Luc Evrard, DR/MdMEditions : Médecins du Monde - décembre 2010Conception : Aurore Voet