Récit AUTOPSY - ANNIE NOBEL · 4 Interminablement, elle tombe. Dans le noir de la nuit Derrière...

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1 BALTHAZARE CHAZARD Récit AUTOPSY © Sté des Gens de Lettres 2001 Fresque Étrusque : le plongeur

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BALTHAZARE CHAZARD Récit

AUTOPSY

© Sté des Gens de Lettres 2001

Fresque Étrusque : le plongeur

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2 On tue, on se tue À partir de ce qui est mort En soi... À Olivia...

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3 La mort apparaît comme scandaleuse à ceux qui restent. La mort d'une personne âgée est inéluctable. Elle peut être vécue comme un retour à la paix. La mort d'une personne jeune est révoltante, injuste, elle apparaît comme une défaite. Le suicide d'une personne jeune est révoltant, injuste, scandaleux, cependant, même s'il est une défaite, il doit finir par nous apparaître comme un retour à la paix. Ce n'était pas ma fille. Elle n'était que belle... Mais lorsque j'ai écrit ce roman, j'avais mal à l'âme et il est resté au fond de mon ordinateur. Je ne l'avais pas fait lire. J'y débusque l'alien qui dort en chacun de nous. J'y relate le côté sombre de notre âme, contrepartie obligée, naturelle et symétrique de son côté lumineux... Il appartient cependant à chacun de tirer leçon de ce qu'il advient dans la vie que nous traversons et d'en choisir plutôt le côté lumineux que le côté sombre... L'auteure.

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4 Interminablement, elle tombe. Dans le noir de la nuit Derrière nos paupières closes Elle tombe. Elle tombe dans nos cœurs Elle tombe dans nos vies Elle tombe dans nos gouffres et nos crevasses Et réveille nos blessures anciennes Nos souffrances enfouies Et chacun la reçoit comme une lame acérée Dans le secret de son âme. Nous sommes tous au cachot et au pain sec Murés dans nos égoïsmes et nos faiblesses Dans nos mesquineries tues Dans nos indifférences coupables. Elle tombe comme une pierre Elle tombe comme une plume Dix étages de chute Brisée de désespoir Mais elle n'atteint jamais le béton : Elle éclate en lumière, en soleil Elle n'est plus que cendre et poussière Poussière d'étoile, goutte d'or Elle brille Elle brille pour elle seule. Nous, nous sommes aplatis sur le sol gris Et nous ne nous relevons pas Nous sommes morts D'une mort, qui n'en finit pas d'advenir Et nous prenons le deuil de nous-mêmes. Dans nos nuits d'insomnie Elle déchire nos voiles noirs en tombant Interminablement.

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5 En tombant dans nos vies Elle vitriole nos cicatrices anciennes Elle crève nos airbags de sécurité Et nous gémissons de douleur. En tombant dans nos mémoires Elle pulvérise les cadenas de nos caves Noires de toiles d'araignées Épaisses et poisseuses Et nous hurlons de peur. * * *

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6 Combien de fois sommes-nous déjà morts ? À quand remonte la première indifférence ? La première violence ? La première solitude ? La première chute dans le vide ? La première brisure sur le sol dur de la vie ? Qui s'en souvient ? Cela remonte à si loin... Elle n'a pas crié. Elle n'a pas hurlé. Elle s'est jetée du dixième étage sans un cri. Sans un mot. Suicide. SAMU. Police. Autopsie. Croquemorts. Cercueil. Église (spéciale suicidés). Curé. Incinération. Urne. Belle. Elle était belle Blonde. Sa cigarette blonde à la main. Les yeux vert-source. Source. Femme. Femme verte. Trente ans mais juvénile Adolescente. Liane. Grande. Peau de pêche. Pêche de vigne, un peu sauvage. Une cavale. Une crinière. Un hennissement. Une course. Un sourire. Un baiser. Un parfum. Une fleur. Une femme secrète. Un secret. Où sont nos secrets ? Quel est cet oiseau qui crie dans la nuit ? Est-ce notre enfance ?

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7 Qui parle ? Qui pleure ? Qui gémit ? Il faudrait courir après l'autobus... Les valises ne seront jamais prêtes... Nous allons manquer l'avion... Et le train qui n'arrive pas... Dans quelle gare sommes-nous donc ? Pourquoi ne reconnaissons-nous pas le paysage ? Rêves et cauchemars. Réveil. Pas de réveil. Où est passée Miquette ? L'appartement n'a que trois pièces et un débarras. Elle n'est nulle part. Miquette ! Où te caches-tu ? Chacun cherche Miquette. J'ouvre la fenêtre. Je regarde dans le chéneau. On est au sixième étage. Je me penche. Je regarde en bas. Sur le bitume, j'aperçois les taches blanches familières, sur la robe d'un petit corps de chat. Je dégringole les escaliers. J'ai mal au ventre. La cour en bas. Vite ! Un peu de sang au bout du nez, Miquette ne bouge plus. Ma vue se brouille. Je serre dans mes bras une chiffe de poils, douce et tiède. Inerte. Petit clown au nez rouge. Pantin désarticulé. Miquette est morte. Je meurs. Je sanglote. J'ai six ans. Qui a fermé la fenêtre de la cuisine, laissant sur la gouttière la petite chatte ? Ma grand-mère. Elle n'aime pas les chats. Elle ne supporte pas leur odeur. Ma grand-mère est incontinente. Je n'aime plus ma grand-mère.

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8 Ce matin, Miquette est toute dure, dans sa corbeille. Froide. Elle ne ressemble plus à celle qui me regardait en penchant la tête sur le côté, d'un air de dire : viens jouer ! On ne joue plus. Un homme vient. Il a de gros gants. Il met Miquette dans un sac. Il s'en va. Il l'emporte. Je pleure. Je pleure. Je pleure. Ma première amie. Ma seule amie. Tombée en chute libre dans ma nappe phréatique, mon pétrole brut, je suffoque. Strates vieilles de cinquante ans. J'en remonte une "carotte". Je la vois apparaître sur l'écran de mon ordinateur, comme une photographie attendant depuis longtemps d'être développée. Les émotions sont intactes. Et les couleurs. Aucune pensée adulte n'a atteint la pellicule. Rien n'est venu la profaner, la voiler, la violer. J'ose à peine y toucher, de peur que tout tombe en poussière : souvenirs formatés à l'aune de l'enfance, peintures rupestres de l'âge des cavernes, je ne veux pas en abîmer les images : en altérer le grain d'une haleine écrivaine... Tous les hivers, j'ai des bronchites. L'air du sixième étage, à Paris, est irrespirable. Depuis ma petite enfance, ma mère et ma grand-mère s'allient pour me faire des enveloppements à la farine de moutarde. C'est là leur seule connivence. Elles se détestent. Elles s'injurient et j'ai beaucoup d'otites.

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9 Déjà, à cinq mois, j'ai attrapé la coqueluche. Il faut dire que la fille de concierge, qui me garde pendant que ma mère travaille, bavarde interminablement dans le courant d'air meurtrier de ma rue. Et puis, c'est la guerre, alors les voisines ont tous les malheurs du monde à se raconter. Mais, en réalité, c'est à cause de mon père que j'ai eu la coqueluche : durant les neuf mois réglementaires dans le ventre de ma mère, je n'ai pas perçu une seule fois le son de sa voix. Et voilà qu'il revient. Mon père était quelque part en Autriche, depuis la débâcle, fait prisonnier un mois après m'avoir plantée à la va-vite, au cours d'une permission éclair. Permission, qu'il avait lui-même falsifiée, signée, tamponnée. Ma grand-mère est à Noirmoutier, où l'a surpris la guerre et... où elle s'est trouvée bien, avec ses amis "artistes". Or mon père réussit à se faire rapatrier, déclaré "inapte", après un accident dans les bois, où il était bûcheron, survenu précisément le jour de ma naissance. Naissance dont il ignorait le jour et l'heure, quoiqu'il sache son imminence. Accident qui lui a décroché le cœur... c'est dire ! Ma grand-mère alors rentre à Paris. Elle n'aime que son fils et ses livres. Elle est veuve de guerre ; la guerre d'avant. Elle en veut à ma mère de s'être fait faire un enfant et, par là, de lui avoir quelque peu volé son fils unique. De son côté, ma mère lui reproche d'être au milieu de son couple. Mes parents ne sont pas mariés et pour cause : ma mère est déjà mariée... quelque part dans l'Est, avec un Italien alcoolique, quitté, mais dont j'ai dû porter le nom, à ma naissance. Mon père

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10 biologique n'étant pas là pour me reconnaître : depuis le Stalag XVII-A, en Autriche, c'était difficile... Je porte donc le nom de ce mari honni, un nom avec deux z. Alors, moi je tousse et je pleure. Mon père ne sait que faire devant ces trois femelles qui hurlent. Alors il sort. Il va jouer aux cartes. Jouer aux courses. Gagner et perdre un peu plus. Lorsqu'il y a des alertes, on descend à la cave. On retrouve là les voisins de l'immeuble. Tous les gens se connaissent et se parlent. J'aime bien. Surtout si c'est la nuit. Je ne dors pas, j'écoute. Quelquefois, mon père nous envoie dans le métro Lamarck-Caulaincourt. Lui, il reste au 6e. Dans la station, l'ascenseur est fermé. Il faut prendre l'escalier gris, qui tourne sans fin, sans repère, qui descend dans le ventre de la terre. Il y a beaucoup de marches. Et sur le quai, beaucoup de monde. Mais le métro ne vient pas. Il ne vient jamais. Les gens se taisent ou parlent à voix basse. Alors je m'ennuie. Et j'ai envie d'aller aux cabinets... Ma mère me fait descendre alors sur la voie, par les quelques marches du bout du quai. On s'enfonce dans le tunnel noir. Je dois faire bien attention de ne pas toucher le gros rail du milieu. Maman dit que le courant est coupé mais qu'on ne sait jamais... J'ai des frissons dans les mollets, lorsque j'enjambe le gros rail. Plus loin, il y a une petite porte rouge : c'est là !

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11 Longtemps, longtemps, longtemps après... en passant en métro, je repérerai encore la petite porte rouge. Puis elle a disparu. Un matin, de mon lit, par la fenêtre, je vois des hommes courir sur le toit d'en face, de l'autre côté de la rue, qui n'est pas très large. Alors maman change mon lit de place et je ne vois plus rien. Elle dit que ce sont des francs-tireurs et qu'elle a peur des balles perdues. Quelle balles ? J'entends souvent prononcer ce nom étranger avec deux z, lorsque mes parents se disputent. Qui est-ce ? Ma mère me répond que c'est le nom du locataire précédent... Je suis le plus souvent seule avec ma grand-mère. Elle m'emmène faire la queue pendant des heures, pour les tickets d'alimentations. Elle hurle avec une voix aigüe, Anniiiiie ! chaque fois que je lui lâche la main : elle marche tout doucement et moi j'ai envie de courir. Elle dit que je suis insupportable. Elle est vieille et elle sent mauvais. On ne reçoit personne, car mes parents ont honte de l'appartement, qui n'a jamais été refait. Honte des odeurs de ma grand-mère. Je n'ai ni frère ni sœur. Ni cousin ni cousine. Les amis de mes parents n'ont pas d'enfant. Mais ils ont une voiture. Un jour, ils nous emmènent tous les trois en vacances -ma grand-mère, on ne l'emmène jamais nulle part. Mon premier voyage. Et nous visitons le gouffre de Padirac. Je suis très impressionnée. Souvenirs : je chante dans la barque, sur le lac souterrain. En sortant, je trouve dehors un ballon de football, abandonné sous la pluie battante.

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12 Premiers signes. Bientôt je sais que je vais apprendre à lire et à écrire. Je remplis déjà des cahiers entiers de lignes brisées : ce sera sûrement cela, l'écriture... À sept ans, on m'expédie en Savoie. Je fais de la bronchite chronique : il me faut du bon air ! de l'air de la montagne ! dit le docteur, en ajoutant, fin psychologue : au moins pendant un an... Quand j'arrive, je pleure : tout le monde est vieux et il n'y a pas d'enfants. La Gustine a les cheveux blancs, comme ma grand-mère. Elle se met à rire : -Voilà, voilà, voilà ! il ne faut pas pleurer ! Elle m'emmène dans l'écurie voir les vaches, elle les appelle par leur nom : la Marquise, la Sevette, la Rose, la Moutelle. Les vaches me regardent. Et le deux grandes, là-bas ? -C'est les bœufs ! En Savoie, il y a une chatte : Minouche, un chien : Négro, des poules et des lapins. Et en face de la maison, de l'autre côté de la Combe, une montagne énorme, qui prend toute la place, tout l'horizon : le Margériaz. La Gustine trait les vaches. Son mari, Jean, a une jambe raide -qui ne l'empêche pas de marcher plus vite que tout le monde- et un chapeau qu'il n'enlève jamais. La Gustine a aussi un fils, Lulu. Il a vingt-sept ans. Vingt ans de plus que moi. Lulu n'est pas beau. Il est déjà à moitié chauve. Mais ses yeux bleus rient tout le temps. Il se regarde souvent dans la glace de la cuisine.

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13 Il se regarde, comme s'il voulait vérifier quelque chose, toujours. Entre eux, ils parlent le patois : ma première langue étrangère. Je les écoute, attentivement, passionnément, J'observe, je compare. Et je finis par comprendre. Seul un mot me pose un problème, percenaille. Je suis vexée de ne pas trouver. La curiosité me pousse à demander un jour à la Gustine. -Percenailles ! C'est les carottes ! Mes parents ne me manquent pas du tout. C'est tellement intéressant, ici. Je vais en champs avec la Gustine. Elle m'apprend à tricoter. Ça passe le temps, pendant que les vaches broutent. J'apprends les prés qui "nous" appartiennent, les bornes, le danger du trèfle et de la luzerne, qui font gonfler le ventre des bêtes, si elles en mange trop. Il ne faut pas non plus laisser les vaches piétiner tout le pâturage, après elles le boudent et surtout, ne pas les faire courir. Je les ai vues, une fois, se lancer dans le pré en pente, ruant des pattes arrières comme des folles, les mamelles bringuebalantes. J'ai eu peur. Je vais aussi aux foins. Je pars le matin avec Lulu et les bœufs. Je m'assoie sur la faucheuse et je ramène l'herbe avec la fourche, au fur et à mesure, pour ne pas qu'elle se prenne dans la lame. Lulu dit que je suis meilleure que le commis qu'il a eu l'année passée. Lulu conduit les bœufs bien droit, pour que pré soit bien coupé. Après, il faut laisser sécher le foin, le retourner, râteler. C'est la Gustine qui râtèle. Moi, je monte sur le chariot et je tasse le foin. Lulu et Jean chargent la voiture, aux quatre

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14 coins, d'abord, pour que la base soit bien solide et que le foin ne glisse pas. On fauche de plus en plus loin, de plus en plus haut et il fait de plus en plus chaud. Bientôt, on arrive au plateau. Angèle, la sœur de Lulu, y garde les génisses et les veaux. Elle habite toute seule au chalet, avec le chien Négro. Elle ressemble à une vieille petite fille et pleure quand Lulu crie trop fort. Alors, Jean se met en colère contre Lulu. Bientôt, on va damou la Fécl'a : tout en haut de la Féclaz. On monte par une gorge étroite, où les sabots des bœufs glissent sur les grosses pierres rondes. D'un côté, c'est le ravin. De l'autre, la paroi de roche grise. Les prés sont trop pentus pour y mener la faucheuse : Lulu et Jean fauchent à la faux, une petite herbe courte, qu'on doit mettre en barrillons1. Alors, là seulement, pour les porter, Jean enlève son chapeau, très vite, et le remplace par un grand mouchoir noué. J'ai juste le temps d'entrevoir son crâne chauve et une poignée de cheveux gris sur sa nuque. Lulu et lui chargent les barrillons sur les épaules et la tête et les amènent sur le chariot resté en bas de la pente. La Gustine, parfois, m'emmène jusqu'à la crête, pour me montrer le bout du monde. Au-delà, c'est le grand vide. Bien plus haut que le sixième. On croirait voir de là toute la Terre ! La Gustine, ne veut pas, elle non plus, que je lui lâche la main.

1 Deux rouleaux de bois reliés par des cordelettes, sur lesquelles on charge l'herbe, puis que l'on joint et lie pour faire une grosse botte.

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15 Mais je m'y cramponne : j'ai le vertige. Un vertige qui me serre le ventre : Tout en bas, les maisons sont si minuscules. Une grande flaque d'eau brille sous le soleil : un lac. Le lac du Bourget, dit la Gustine. Au loin et tout autour, il y a des montagnes, bleues. Lorsque le chariot est redescendu sur le plateau, la Gustine et moi, on se hisse sur les barrillons et on se laisse tanguer, bercer jusqu'à la maison. Je chante tout le long du chemin. Un matin, Jean et Lulu rajoutent une tige de jonc recourbée sur leur faux. La Gustine dit qu'on ira l'après-midi, faire des javelles. Il me faudra mettre un tricot à manches longues, parce que ça pique. C'est le blé. On fait des gerbes, que Jean serre avec des liens d'osier, qu'il est allé couper à La Ville, le village en dessous. Il les a fait tremper dans l'eau, longtemps. Au soir, les hommes tapent leur faux, assis par terre, sur le petit pré. On a fait aussi le seigle et l'avoine. Et puis la batteuse est venue, avec une bande d'hommes en maillot de corps, les bras forts et bronzés, qui riaient et buvaient bien. La maison était pleine de monde. C'était la fête. Les gars s'étonnaient de voir une Parisienne, et si petite, passer les javelles : "c'est un bon ouvrier !" plaisantaient-ils. J'étais fière. Après le départ de la batteuse, Jean et Lulu ont mis les sacs de grains sur le chariot. Ils n'ont pas voulu que je monte sur les sacs. Ils sont partis sans moi, par en bas. Je ne sais pas où.

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16 Mais ils reviennent avec des sacs de farine. Et Jean fait le pain. Il se lave longuement les mains et les bras, avec la brosse. Puis il met beaucoup de farine dans un grand pétrin. Et de l'eau. Il va chercher un petit pot, dans le sellier : il dit que c'est du levain. Ensuite, il plonge les mains là-dedans et malaxe la pâte pendant longtemps. Je voudrais bien le faire. Mais Jean ne veux pas. Il me défend d'y toucher. Il ferme le pétrin. -Elle doit dormir toute la nuit ! dit-il. Au matin, Jean allume le feu dans le four à pain, derrière la maison. Puis il détache des morceaux de pâte pour en faire des boules, qu'il couche comme de gros chats, dans des corbeilles. Il les couvre d'un torchon, "pour ne pas qu'elles s'enrhument", avant de les transporter. Ensuite, après avoir repoussé les braises sur les côtés, il glisse les boules dans le four, avec la longue pelle en bois. Il ne faut pas que je reste derrière, à regarder... car je vais prendre un coup de manche. Mais je veux tout voir, alors Jean peste contre moi : -Bon dzi de non de dzi ! Goustain ! la tsout'a ! Dzi, ça veut dire Dieu et Goustain... c'est la Gustine. Quant à la tsout'a, la petite, c'est moi... Et les énormes miches brunes, sorties du four, ensuite, sentent si bon que... ça donne faim. On arrache les pommes de terre. Il faut donner le coup de pioche bien au dessus du pied, pour ne pas les fendre : après, ça pourrit. J'aime bien gratter dans la terre avec mes mains.

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17 Un soir, un peu plus tard, Lulu a dit qu'il allait au bois le lendemain et que je ne pouvais pas venir. Mais moi, je l'ai suivi, de loin... Il a fini par s'en rendre compte. Il m'a crié de rentrer à la maison et je me suis cachée derrière un buisson. Et puis je me suis remise en route, en suivant le bruit du chariot. Ça a duré longtemps. C'était loin. Soudain j'ai entendu Lulu parler à des gens. Des voisins, dont j'ai reconnu la voix : il y avait là le Barbu et le Ray, du Pleurachat. Les familles des villages portent une poignée de noms, alors ils ont tous un surnom. Je me suis approchée, on avait l'air d'être arrivés. Ils cassaient la croute. J'avais faim. -Qu'est-ce que tu fais là, dit Lulu, avec son air fâché-amusé, c'est trop de chemin pour toi ! -Tu aurais dû rester à la maison ! dit le Barbu avec une voix sévère, pour m'impressionner. Lulu, passe encore qu'il dise quelque chose, mais celui-là, de quoi il se mêle ? Alors je lance : -Et toi, tu aurais dû rester dans le ventre de ta mère ! Ils ont bien ri. Et j'ai mangé avec eux. Les hommes se sont demandés où j'avais été chercher ça : À Paris... au sixième. Je vais à l'école, juste un peu au dessus de la maison. Il n'y a qu'une classe. Une classe unique avec des garçons. Ils apprennent moins bien que les filles. Dans la section des grands, ceux qui vont passer le certificat, il y a Daniel. Ses yeux sont dorés comme ceux des béliers, avec de long cils

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18 recourbés. Son sourire est moqueur pour les filles. Toujours moqueur. Moi, il ne me regarde pas, je suis trop petite. Il taquine juste un peu la Parisienne, qui ne connaît pas l'huile de coude -que la maîtresse m'a envoyé chercher chez la Gustine- mais je suis trop petite, même pour qu'il se moque vraiment de moi. Des fois, la maîtresse interrompt la classe pour me faire raconter la vie à Paris, au sixième, avec mes parents et ma grand-mère. Je décris l'appartement et nos habitudes. Et la rue, en bas, les commerçants, les voisins. La maîtresse me fait aussi raconter les disputes et ça fait rire tout le monde. Cours de sociologie appliquée. Et puis, je sais une chanson que personne ne connaît ici : La révolte des joujoux. Cette chanson leur plait beaucoup. Alors, je la chante souvent. La maîtresse finit d'ailleurs par écrire les paroles au tableau, pour que les grands puissent la recopier et les petits l'apprendre. Un jour, c'est l'hiver : il neige. C'est beau la neige. Ça rend propre tout le paysage, même le tas de fumier, devant la maison. À Paris, j'ai vu la neige une fois, sur le balcon, un matin. Mais à midi, c'était déjà tout fondu. Et dans la rue, il n'y avait plus que de la boue grise. En sortant de l'école, je fais de la luge. Et je descends, sur la route damée par le chasse-neige, avec ceux qui habitent aux Favres. Avec Daniel. Je remonte toute seule. C'est dommage que la maison soit si près de l'école. L'hiver, Jean fait le cordonnier.

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19 Sous la fenêtre de la cuisine, il y a trois grands tiroirs, avec des outils et des clous. Je n'ai pas le droit d'y toucher. Pourtant j'aime bien l'odeur, quand on les ouvre : "c'est la poix !" dit Jean en riant. Il ne rit pas souvent. Il ne parle pas beaucoup non plus. Des fois, il fait semblant de dormir, mais je sais qu'il écoute tout. Il m'a fabriqué une paire de galoches. C'est pratique pour conduire la luge ; et je n'ai plus froid aux pieds. Pour Noël, Jean m'a aussi donné de vieux skis qu'il a coupé ; et maman m'a envoyé un paquet avec des chaussures, un anorak, un pantalon, des gants, une casquette et des lunettes. Avec ça, j'ai l'air déguisée comme les gens de la ville. Les autres se sont moqués de moi. Même Lulu se tord de rire. Alors je mets juste le pantalon et les chaussures. La Gustine me force à enfiler l'anorak. Je finis par mettre les gants : il fait froid. Avec les enfants de la maîtresse et quelques uns des Favres, souvent le dimanche on monte à la Fécl'a. On met nos skis. Mais ça socque : la neige se colle sous les skis et on n'a pas de fart pour les faire glisser. Alors on déchausse, on les met sur l'épaule et on monte à pied. Damou la Fécl'a juste avant le "bout du monde", il y a une corde tendue, avec un moteur qui la fait tourner. On s'accroche pour monter jusqu'au chalet du Sire. Juste un peu en dessous, il y a le chalet de la maîtresse. On s'y arrête pour se réchauffer, car on a tous les pieds gelés. Le mari de la maîtresse, qui fait marcher le moteur pour la corde, nous fait boire du vin chaud. Il dit qu'après, ça va descendre tout seul...

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20 Le soir, des fois, parce que c'est l'hiver et qu'on a le temps, la Gustine m'emmène avec elle en coutére. On va chez son autre fille, Aline, qui habite aux Favres avec son mari et ses enfants. Il y a des gens qui passent, qui viennent boire un coup : Aline vend du vin. Tout le monde s'installe autour de la table, près de la cuisinière à bois. Il fait bon. Et les vieux racontent les nouvelles, ainsi que d'anciennes histoires arrivées dans le pays. Des secrets de grandes personnes. En patois. Ils ne font pas attention à moi, la seule enfant qui ne dort pas. Ils savent que je suis Parisienne et les Parisiens, ça ne comprend pas le patois. Pendant que j'étais à l'école, ils ont tué le cochon. Aline est venue pour aider, avec son mari et aussi la sœur de la Gustine, la Fillon, qui est du Pleurachat. Je déteste l'odeur des tripes qui cuisent. Je ne veux manger de rien. J'aimais bien le cochon, sa peau rose et son grand museau. J'allais lui donner des pommes de terre. Quelquefois, le dimanche, la Gustine attrape une poule et lui plante son ciseau dans l'œil. Pour la saigner. La poule ne dit presque rien. D'autres fois, c'est Lulu qui assomme un lapin et qui le dépouille dans l'écurie. Je préfère ne pas regarder. Mais je veux toujours être là, quand il y a la naissance d'un petit veau. Même quand c'est la nuit. Je me lève. Le petit veau sort tout mouillé. Il ne tient pas debout. Mais il finit par se lever. On ne lui laisse pas téter sa mère. On lui donne à boire dans un sceau. Après, si c'est un mâle, le maquignon vient le chercher. On

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21 ne garde que les génisses. Je n'aime pas les maquignons : ils sont gros et rient fort. Ils ne parlent pas patois. Ils prennent "nos" veaux. On a refait les foins et les moissons. Je suis allée aux mûres, aux framboises et aux biluis -les myrtilles. La Gustine en fait des confitures. En allant en champ, on a aussi trouvé des petits champignons, que la Gustine a mis dans l'omelette. J'ai appris à faire les matafans aux pommes, ou aux queues d'oignon. Et aussi les œufs à la neige. Le mari d'Aline a donné de la laine, tondue à ses moutons de la Fécl'a. La Gustine l'a filée. J'ai enroulé les pelotes. Elle en tricote des chaussettes toutes raides, avec quatre aiguilles. La laine sent fort, la Gustine dit que c'est le suint. Et mon père est venu me chercher. Je me suis cachée dans un trou du ruisseau, ainsi on a manqué le car ; et par force, le train. Mon père a dû dormir à la maison. Il était très en colère. Finalement, il a promis que je reviendrai aux vacances. Toutes les vacances. Noël. Pâques. Et les grandes vacances, qui durent alors trois mois, afin que les enfants puissent aider aux champs. Je suis rentrée à Paris. Maman a trouvé que je sentais la vache. Elle a lavé toutes mes affaires, même les propres. Je suis retournée à l'école où il n'y a que des filles : un Françoise blonde, qui donne des gifles plus vite que moi. Une Anne-Marie, qui rapporte tout à sa mère. Et Élisabeth. Elle a des taches de

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22 rousseurs. Et elle habite en face de chez moi, au cinquième, de l'autre côté de ma rue. Là où j'avais vu des hommes courir sur les toits. Et ses fenêtres sont juste en face de notre balcon du sixième. Élisabeth a une sœur aînée, qui a une chambre pour elle toute seule, et aussi une petite sœur qui l'embête. Elles ont une bonne pour faire la cuisine et le ménage : elle fume et se peint les ongles. Avec Élisabeth, on se crie les devoirs par la fenêtre. Mais sa mère trouve que ce n'est pas bien de crier ainsi dans la rue. Elle ferme la fenêtre. Les parents d'Élisabeth sont pharmaciens. Le jeudi, je vais chez les Quinault, les marchands de journaux de la rue Caulaincourt. Je m'assoie par terre -on ne me dit rien- et je lis toutes les bandes dessinées. Ma préférée, c'est Durga Rani, reine de la jungle1. C'est Tarzan, mais en fille... Madame Quinault me propose un jour de lire un livre de la Bibliothèque Rose2. Cela me plait beaucoup. Je lis toute la Bibliothèque Rose. Ensuite, elle me prête les livres de la Bibliothèque Verte. Et je lis toute la Bibliothèque Verte. Je rencontre ainsi sa fille Jacqueline, qui étudie dans l'arrière-boutique toute sombre. Jacqueline va à la Sorbonne. Elle est grande, avec des lunettes. Elle me parle des livres ; je lui parle de la Savoie. Elle m'emmène au théâtre, au TNP, voir toutes les pièces qui s'y jouent. Et à la messe.

1 Bande dessinée de Pellos. 2 Suzana de la Police Montée...

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23 Mais je n'aime pas du tout la messe : ça m'ennuie. Je ne veux plus y aller. Finalement, aux prochaines vacances, Jacqueline m'accompagne en Savoie, dont je lui ai tant parlé. Découvrir la vie sauvage... et elle doit quitter ses pantoufles. Malgré notre différence d'âge, nous sommes amies. Un été, nous allons même ensemble au Festival d'Avignon, pendant quatre jours. Et puis, son père meurt brusquement. La boutique est vendue. Jacqueline déménage. Je retourne en Savoie, dès les vacances. Mon père me met dans le train. En général, il me confie à "une dame". Et Lulu vient me chercher à Chambéry. Il est tout endimanché, Lulu, quand il vient en ville, tout gauche. On prends le car qui monte aux Déserts. Sur la route qui passe en haut de la maison, il circule très peu de monde. Dès que l'on entend un chariot, Lulu ou moi, parfois tous les deux, nous nous précipitons à la porte, pour regarder qui c'est... La Gustine se moque de nous, mais c'est comme ça qu'on est un peu au courant de la vie des villages. C'est notre seule distraction. Quand il monte une voiture, ce qui est rare, on l'entend venir de loin. Alors on a tout le temps d'aller jusqu'au bord de la route, pour voir qui est dedans. Une année, l'été, en plus de Jacqueline, il vient deux garçons plus petits, en pension avec nous : Michel et son cousin Jacky, d'Aix-les-Bains.

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24 Michel sait reconnaître la marque de la voiture qui monte, rien qu'au bruit du moteur. C'est normal, son père est garagiste. Moi, je ne sais même pas reconnaître les marques. Mon père n'a pas de voiture. Quant à Jacky, il chante Mexico avec une petite voix stridente qui nous fait bien rire. On le fait souvent chanter, le soir après la soupe. Pour ma part, j'apprends toutes les chansons qui passent à la radio, pour pouvoir les chanter chez Aline, quand on va en coutére. Les hommes paient des bouteilles, Aline est contente. J'ai droit à une Grenadine. Souvent, avec ceux de l'école qui viennent me chercher, on s'installe dans un pré. Et je chante, je chante, je chante : Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? C'est comme ça que je suis devenue chanteuse. J'ai un ami : Bari. Je lui ai donné le nom d'un des héros de la Bibliothèque Verte. Il me suit partout. Il est si drôle ! C'est un chiot berger. Un paysan me l'a donné. Nous jouons pendant des heures à cache-cache, dans les herbes hautes, nous courons dans les prés. Lulu dit que ma grand-mère ne sera pas contente, si je ramène Bari à Paris. C'est vrai. Mais je voudrais tant le ramener. Même si ce sera difficile, au sixième, quand il faudra le descendre tout le temps. Et puis, qui s'occuperait de lui, ici ? En attendant, aujourd'hui c'est dimanche, tout le monde est aux foins, moi je garde la maison car Michel doit venir en visite, avec ses parents et

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25 Dédé, son frère aîné. Je l'aime bien Dédé. Et je suis toute excitée. La dernière fois qu'il est passé, on a joué à se rouler dans le foin. Et il m'a embrassée. Mon cœur battait fort. J'avais des frissons partout, les joues brûlantes, les mains glacées. Depuis, dans mon lit, la nuit, je fais une place à Dédé. C'est mon bon-ami. Et je suis impatiente de pouvoir lui montrer mon beau petit chien : j'en suis si fière ! On entend le bruit d'une voiture qui monte. Ça ne peut pas être Dédé et ses parents : ils viennent d'en haut, par le Revard. Non, c'est une grosse voiture noire. Je la connais, c'est celle des monchus, comme dit la Gustine : des "messieurs". Ils viennent parfois le dimanche. Ils investissent, avec tous leurs enfants, la grande maison Roux, au carrefour du Pleurachat et de la Lésine. Là où on va porter le lait, sur le passage du fruitier. Ce sont des gens de Chambéry, bien habillés comme à la ville. Les enfants ne saluent jamais. Même pas un petit signe de la main. Ils nous regardent de haut. Je vais aller les attendre sur le bord de la route, avec ma jolie robe que j'ai mise pour Dédé et mon petit chien Bari. Moi aussi, je les regarderai de haut ... Je m'assois sur la dernière marche de l'escalier qui mène à la route, au dessus de la remise à brouette ; ma robe bien disposée, mon chien dans les bras, comme une gravure de mode. Et la grosse voiture noire débouche du virage. J'aperçois déjà les enfants à l'arrière. Soudain, dans un sursaut violent, Bari s'échappe de mes bras pour aller aboyer après la voiture, cherchant à mordre les

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26 pneus. Une fois, deux fois, les grosses roues passent sur son corps. Et la voiture s'éloigne. Elle ne s'arrête pas. Bari git là sur la route. Il a deux soubresauts puis, plus rien. Je suis clouée au sol. Hébétée, écrasée. Affolée, les tempes battantes, je secoue le chiot, je lui parle. Je le porte jusqu'au ruisseau, de l'autre côté de la route et du petit pré. Je tremble. J'ai peur. Je veux le rafraîchir. Le faire renaître. Dans l'eau. Je fais basculer le corps dans le petit torrent. Maintenant il est trempé, mais il ne bouge toujours pas. Alors, je le tire sur le petit pré. Cadavre noyé. Et je pleure, je pleure, je pleure. Je pleure mon ami perdu. J'ai dix ans. Je me cache dans le trou du ruisseau, là où je m'étais déjà cachée, lorsque mon père est venu me chercher. Je ne veux voir personne. J'entends Lulu, Jean, la Gustine revenir des foins ; la voiture des parents de Dédé arriver ; puis repartir après un long moment ; et je sors enfin de mon trou. Bari git toujours sur le petit pré. Tout mouillé. Immobile. Je rentre dans la cuisine. Les hommes me regardent en silence. La Gustine fait : "voilà, voilà, voilà !" Ma robe est toute mouillée, pleine de terre et de sang. Mes yeux gonflés par les larmes. Je ne sais comment raconter. Mais personne ne me demande rien. La Gustine nettoie mon visage et ma robe. Lulu enterre le chien dans le fumier.

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27 *** De Paris, je n'ai pas d'images. Pas de souvenirs. Rien. Sauf que bientôt je change d'école et de camarades. Je vais au lycée Jules Ferry, Place Clichy. Et j'ai dans ma classe Christine Nicolet de C..., simple et très classe ; Muriel Granier de C..., avec qui je me crêpe allègrement la queue de cheval dans les couloirs ; la petite-fille de Ferdinand de Lesseps -celui du canal- petite et charmante, dont j'ai oublié le prénom. Je deviens distraite, incapable d'étudier et je redouble ma sixième. Je m'ennuie de mon paradis, de mon royaume. Les jours tombent, comme la pluie. En revenant du lycée, je rate souvent l'autobus. Ou alors il n'y a plus de place. Alors je remonte à pied et je trouve cela fatiguant... Un jour, devant la boulangerie du tournant de la rue Caulaincourt, je vois un beau garçon brun. Il surveille une poussette avec trois bébés : des triplés. C'est la première fois que je vois des triplés. Je suis très intriguée. Je voudrais parler au garçon. Mais le garçon me regarde comme Daniel regardait les filles. Avec un sourire moqueur. Moi, je rougis et je m'en vais. Mais cette image reste gravée dans ma mémoire. Quelques vingt ans plus tard... je reverrai ce garçon. Je le rencontrerai dans un bar : Le Rêve... en face du square Constantin Pecqueur, là où j'allais à petite école. À mi-chemin entre chez ses parents et les miens.

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28 À cette époque, je vais très mal. Je suis encore dans la stupeur, assommée par ma vie qui s'est écroulée sur moi. Renversée, je tombe dans un gouffre sans fond. Je ne sais que dire. Ou toujours la même chose. La même histoire. Il ne me demande rien. Simplement, il me fait l'amour. Je pense qu'il me sauve la vie : il me rattrape par la main. Et il me fait un enfant. Est-ce le souvenir de cette chute, qui me lie à ma petite voisine suicidée ? Elle, personne n'a pu la retenir. Les plantes de mon balcon, seules à l'avoir vue tomber, en sont restées choquées : le Ficus a pris un coup de blanc, au sommet de son feuillage ; tels ces condamnés à mort, dont les cheveux blanchissent dans la nuit précédant leur exécution. Le Photinia a perdu ses tons rouges, comme en deuil de couleurs. Le Viburnum-Ève, a changé ses feuilles en cuir sec : est-ce sa parenté avec la première femme qui l'a tant affecté ? Il meurt. Pour les plantes, on dit qu'elles crèvent. Ainsi que pour les animaux. "S'ouvrir en éclatant", précise la définition du dictionnaire. Des policiers ont frappé à ma porte. Ils m'ont interrogée. Mais je n'avais rien vu. Rien entendu. Pour la bonne raison que je regardais la télévision. Plus exactement, une cassette que l'on m'avait prêtée : Alien 3 , où Replay s'aperçoit que l'Alien est en elle : dans sa tête. Elle se jette alors dans la fournaise, pour l'annihiler, en un magnifique saut de l'ange.

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29 L'image était restée sur "pause". Pourquoi ce signe ? Pourquoi moi ? Je n'étais que sa voisine. Souvent, son chat venait flairer le mien, lorsqu'il nous arrivait d'ouvrir notre porte de concert. Et nous échangions quelques mots. Mais elle était si discrète, si secrète. Elle venait parfois me demander du sucre, du pain, ou certaines fois même, des cigarettes, lorsqu'elle était à cours, en s'excusant d'être aussi étourdie, aussi distraite. Je l'avais invitée, un jour, à prendre le thé. Elle avait admiré mes plantes, sur le balcon. Elle les avait effleurées du bout des doigts, en une caresse tendre. Peut-être s'en sont-elles souvenues ? Mia la chatte s'était installée sur les genoux de la visiteuse, comme en territoire conquis. Ami. Enfin, nous n'avions eu que des échanges bien ordinaires. Rien ne s'était établi entre nous, qui me fasse la dépositaire de son histoire. Rien qui le justifie. Si ce n'est cette chute. Je me souviens pourtant qu'elle m'avait parlé de son père : qu'elle n'avait pas connu, mais qu'elle avait enfin retrouvé. Elle était allée le voir en Allemagne. Il était Allemand. Elle ne portait pas son nom. Elle n'en avait pas attrapé la coqueluche, à ma connaissance, mais elle en paraissait entichée. Je ne lui ai pas parlé de moi -il y a si longtemps que j'ai enterré ma vie- mais je lui ai dit l'avoir vue à la télévision : elle chantait avec un garçon. Était-ce suffisant pour en faire une petite sœur ? Que disait-elle encore ?

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30 L'avais-je bien écoutée ? Je ne m'en souviens plus... si ! elle aimait le garçon. Cependant, pas plus que moi, ne songeait-elle à se marier... *** Un avoué a réussi à divorcer ma mère. La procédure a été longue, compliquée. Onéreuse. L'homme aux deux z restait introuvable, après la guerre. Enfin, mes parents ont pu se marier. Et mon père m'adopter... pour que je porte son nom. Mais surtout, il ne fallait pas dire qu'il était véritablement mon père. C'eut été un point défavorable, aux yeux des juges. Alors, il n'a rien dit. Et je porte son nom. Un nom avec un seul z. C'est si difficile d'avoir un nom qui vous appartienne, mieux vaut le garder. Et puis, pourquoi changerait-on de nom, sous prétexte que l'on aime un garçon ? En Savoie l'été, il vient à présent, aux Favres, un Marseillais et un Lyonnais. Je retrouve aussi la fille de la maîtresse : elle a le même âge que moi et c'est la seule à continuer ses études. Tous ceux de la classe unique se sont arrêté au certificat. Maintenant, ils aident leurs parents aux champs. Nous, nous sommes en vacances. La Simone et moi, nous connaissons le pays par cœur et nous le faisons découvrir aux nouveaux. Nous partons souvent la journée entière en petit groupe, avec nos sacs à dos. Il n'y a pas une grotte, une fissure, un trou que nous n'ayons visité.

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31 La montagne a ses secrets. Rien ne nous plait tant que ses secrets. La cascade et la source de la Doria, sont nos lieux de prédilection. On s'y rend par les Favres, entre le creux du Peney et la naissance de la falaise qui va se dressant sous la Croix du Nivolet et qui, passant par le bout du monde, s'étend jusqu'au Revard. On trouve là un petit sentier qui descend très raide, juste après la clairière. Je ne connais qu'une clairière : secrète, inattendue, enchantée, nichée dans le bois de hêtre. Juste à l'orée de la forêt de sapin, qui en marque la frontière de son antre ombré, semé d'aiguilles qui donnent au sol sa couleur fauve ; chemin que je n'empruntais qu'avec la Gustine pour aller aux mûres. Par le sentier étroit, sinueux et caillouteux, on descend pendant un bon moment le long de la pente escarpée de la montagne, ravinée par les eaux. Puis soudain on l'entend : comme un grondement continu. On l'entend longtemps avant de l'atteindre. Et tout à coup, on la voit : la cascade. Elle dégringole la montagne en plusieurs paliers, large et violente, transparente, fraîche. Après l'avoir contemplée longuement, fascinés, s'être rechargés à son énergie et avoir trempé nos pieds dans son eau glacée, nous passons le petit pont qui l'enjambe, pour remonter de l'autre côté et trouver le chemin de sa source. Là, la montagne s'éboule en cascades de pierres. C'est un peu dangereux. Il y a beaucoup de faux chemins. Lorsqu'on trouve le bon, on avance à flanc de montagne. On dérape et on a juste la place

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32 pour poser le pied. Plus loin, à certains endroits, en longeant la falaise, des crochets sont scellés dans la roche et nous aident à passer. S'il y eut une corde, elle a disparu depuis longtemps. On se guide à l'oreille. En effet, on entend un roulement continu de tonnerre venant de la falaise. Et soudain on aperçoit, sortant d'un grand trou noir, à la hauteur d'un deuxième étage, une colonne d'eau qui se précipite dans le vide, avant de s'étaler en gerbes sur plusieurs terrasses. On peut descendre sur une esplanade et se faufiler derrière le rideau d'eau. La pierre est plate, glissante, verte et c'est périlleux. Alors, évidemment, nous nous devons d'y aller tous... Cette eau nous fait rêver et aussi son histoire. En effet, le plateau de la Féclaz est truffé d'entonnoirs naturels -des dolines- dont certains, dangereux pour les bêtes, sont clôturés. J'avais entendu, en coutére, racontée en patois par un vieux des villages, l'histoire de ce chariot entier, qui, avec ses bœufs, avait disparu un soir d'orage dans une de ces dolines. On n'en avait, paraît-il, jamais rien retrouvé. Et puis voilà qu'un Noël, des "Pères Blancs" sont venus aux Favres, chez Aline ; elle leur louait des chambres. Et ils avaient prévu de dire la messe de minuit dans la grange. Un événement. La Gustine voulait y aller, alors moi aussi, malgré mon ennui de la messe. Il se passe si peu de choses aux Déserts. Et ce soir-là, après l'office, les Pères ont raconté, chez Aline, leur exploration des sources de

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33 la cascade : un été, avec des spéléologues de Chambéry, ils avaient exploré le lac souterrain qui s'étend, paraît-il, sous le plateau jusque chez Grangeat. Grangeat, c'est le seul hôtel de la Féclaz, situé tout au fond du plateau, près de la route qui monte au Revard. Les Pères Blancs étaient passé par un second trou, situé plus haut que celui que nous connaissions, par lequel l'eau ne s'écoule qu'assez exceptionnellement, à la fonte de neiges très abondantes. Munis de torches et d'un canot pneumatique, ils avaient alors navigué à travers les méandres du lac souterrain et tenté d'en dresser la carte. Toute la coutére les écoutait conter cette aventure, bouche bée, les yeux brillants. Lorsque nous avons un grand désir de montagne, après nous être rendus à la source de la Doria, nous prolongeons le périple en direction de la Croix du Nivolet. Le sentier monte abrupte. On traverse un hameau oublié et désert. Cependant un jour, derrière un carreau, nous y avons entrevu le visage d'une vieille femme. Nous laissant d'ailleurs tout effrayés, comme si nous avions vu un fantôme. En empruntant le chemin qui bifurque et descend, au bout de ce hameau, on rattrape la route de Chambéry, au pied du Margériaz, à la Combe. Cette route monte ensuite aux Déserts, après la traversé du torrent de la Leysse : un torrent déjà important, où se jette la Doria... ainsi que mon petit ruisseau. Mais nous ne passons jamais par là. Les routes goudronnées ne nous intéressent pas. Nous montons vers la Croix.

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34 Enfin, après une bonne heure de marche, nous parvenons au pied de la paroi. Et là dans un éboulis, une casse, une cheminée, on trouve des barreaux scellés. Du moins... pas tous. Ils sont souvent branlants. Néanmoins, par cette échelle, nous nous hissons au sommet, l'un poussant, l'autre tirant. C'est pénible et quelque peu dangereux, c'est pour cela que nous aimons tant passer par là. Cependant, une fois arrivés sous l'immense croix, nous voilà bien récompensés. La vue est encore plus vaste qu'au bout du monde. À présent, je sais reconnaître Chambéry, tout en bas et plus loin à droite, Aix-les-Bains et son lac du Bourget, qui brille comme un miroir. Au fond à gauche, toute bleue, c'est la chaîne de Belledonne. En face, la Dent du Chat. Après... je ne sais pas. Quand on a bien respiré l'air vif, qu'on a remplis nos yeux d'espace, qu'on est entrés dans la croix pour y inscrire nos noms au fusain, sur la paroi intérieure, on peut redescendre. On passe alors par le plateau de la Féclaz, chemin obligé. C'est facile mais c'est long. On commence à être fatigués. Et l'on sait que, pour rejoindre les villages, malgré les raccourcis qui coupent toutes les boucles, on a encore du chemin à faire. Alors on dévale la pente, pressés d'arriver avant la nuit. À trouver là le Margériaz tous les matins, bon an mal an, on finit par le maudire de nous boucher la vue. En plus de nous boucher la vue et de nous écraser de sa masse, son versant abrupte se dresse devant nous, couronné d'une haute muraille de

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35 pierre, semblable à une forteresse. En effet, une crête rocheuse ceint le front de la montagne tout du long, dont les pans semblent enserrer son grand corps comme une écharpe. Cette muraille, qui n'est pas à notre taille, paraît infranchissable. Et moi, j'aimerais tant savoir, voir, ce qui se cache derrière cette montagne. Ce qu'on découvre de là-haut. Mais l'époque n'est pas aux randonnées et ici dans les villages, personne n'en connaît plus le chemin, le passage, qui paraît-il existe. Seule la Gustine dit l'avoir emprunté dans sa jeunesse. Mais, elle ne sait plus... Elle assure cependant qu'il y a, là aussi, des échelles scellées dans la pierre. Lulu reste sceptique. Des fois, la Gustine raconte des histoires pour nous faire rêver... c'est une conteuse. Alors un jour, nous avons décidé, nous les jeunes, d'y aller voir. Et nous sommes montés jusqu'au petit plateau des Carres, dernier bastion avant la pente raide, où nous devrions, paraît-il, trouver le sentier qui mène au sommet de "la" montagne. Notre montagne. La seule. L'unique. Sur le plateau, nous avons trouvé l'entrée d'un chemin, bien centré, tout droit, et nous l'avons suivi. Il nous a mené au pied de la grande muraille. Mais nous avons eu beau la longer, nous n'avons jamais trouvé les échelles, qui permettent, selon la Gustine, d'atteindre la crête. Nous avons juste déchiré nos shorts sur les arêtes des rochers et tordu nos chevilles dans les éboulis de pierres, sans jamais trouver de passage. Des années plus tard... Avec Simone, son fils et ma fille, nous y sommes retournés par le village des Aillons : le versant doux du Margériaz,

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36 celui qui nous reste caché, depuis les Déserts. Arrivés au sommet, nous avons vu nos maisons minuscules, l'école, la croix du Nivolet, petite pointe rutilante et le plateau de la Féclaz, oasis verte parmi le sapins noirs. J'ai trouvé les échelles. Et je les ai descendues, pour acter mon passage, repérer le chemin que je prendrai... un jour1. Car je gardais quelque dépit de n'avoir pu escalader ma montagne énigmatique, du seul côté qui vaille : le côté escarpé. Quant à ce que l'on voit de là haut, eh bien c'est décevant. Moi qui imaginais par-delà, la découverte de quelques vallées merveilleuses et la vision de fabuleux lointains bleutés, que nenni : des campagnes sans charme et sans grande hauteur. Une vue bouchée par d'autres monts plus vagues et sans cachet. En fait, nous jouissions du plus beau versant de la montagne. Et nous n'en étions pas satisfaits... J'ai repéré, cependant, un grand trou noir au sommet de la roche. Sans corde et sans torche, je ne voyais guère le moyen de l'explorer. Me faudra-t-il un guide pour m'y conduire ? Un psy de haut vol ? Ou bien y tomberai-je, un jour, par accident ?... Il paraît qu'on le nomme le trou de l'agneau...

1 Relaté dans un autre roman de l'auteure : Nuit bleue.

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37 Maintenant, je grandis. J'ai les seins qui poussent ainsi que les poils. Je croise les bras devant moi, pour cacher ma poitrine naissante et Lulu se moque de moi. Lui, il a une bonne-amie : elle est un peu grosse, alors je me moque de Lulu. Cette année-là, je l'ai cependant persuadé d'installer un parc électrique. Un parc pour y mettre les vaches : cela nous éviterait d'aller en champ. On gagnerait du temps. Mais Lulu ne veut rien savoir. Il n'y a jamais eu de parcs dans les villages. Mais j'insiste et je le tanne tout l'été. Il finira par faire le parc, après mon départ : mon retour à Paris. C'est le premier parc aux Déserts. Moi, je veux devenir ingénieur agronome. Cependant, je ne me marierai jamais aux Déserts, à présent j'en suis sûre. Tristement certaine. En effet, un soir chez Aline, j'ai revu Daniel. Il était parti à l'armée. Il est beau, c'est un homme à présent. Il a toujours son sourire moqueur, mais il me regarde autrement. Le 14 juillet, nous avons dansé ensemble, au bal donné à la Combe. La nouvelle danse à la mode : la rumba -qui transposée en France, tient plutôt de la bourrée auvergnate. J'avais la tête qui tournait d'être dans ses bras. Il a voulu qu'on se promène. Et il m'a embrassée. Très fort. Il me retenait contre lui. Je ne pouvais plus me dégager. Ses mains couraient dans mon corsage et sous ma jupe. Mais je ne voulais

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38 pas. Avec sa bouche chaude, il me reprenait toujours. Il était presque brutal. Trop brutal. Il me faisait mal. Je me suis échappée en courant. Il n'a pas osé me poursuivre, il y avait du monde. J'ai remonté la route, haletante, jusqu'à la maison, me retournant sans cesse, pour voir s'il me suivait. Je n'aime plus Daniel. Dédé d'Aix est venu pour me chercher, un dimanche. Il proposait qu'on aille se baigner au lac. Mais j'étais tombée de vélo, en freinant sur les gravillons, et ma cuisse était toute abîmée, ainsi que mes genoux. Je ne pouvais pas me baigner, avec ces blessures. J'ai regretté. Je serais bien montée sur sa moto. Que ce serait-il passé, alors ? Lulu aussi a une moto. Mais l'autre jour, dans l'étable où il la range, il a voulu regarder sa panne à la lueur de son briquet. Et il a mis le feu à la moto. C'est bête. Un été, avec Simone, nous sommes allées à Chambéry, pour nous promener. Et bien sûr, sous les Arcades : c'est l'endroit le plus chic de la ville. Nous y avons rencontré des garçons avec des motos, qui nous ont emmenées danser à Challes-les-Eaux, au casino. Moi, j'adore danser la valse et surtout le tango... J'aime bien être dans les bras des garçons, quand ils dansent bien. Nos cavaliers nous ont ramenées aux Déserts sur leur moto. Cela fait un bout de chemin, à grimper dans la montagne, avec tous ces lacets et ces épingles à cheveux.

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39 Mais en bas dans la plaine, sur la route plate, quand la moto va vite moi je ris aux éclats ! J'adore cette sensation grisante. Le casque, alors, n'est pas obligatoire, pas même pour le conducteur. Encore moins pour la passagère. Et nous vivons dangereusement, sans même le savoir. Lulu fait un peu la tête. Ses yeux bleus ne rient plus. Peut-être qu'il n'aime pas me voir aller avec des garçons ; ou alors, c'est parce que je ne vais plus souvent aux foins avec lui ; ni faucher. La Gustine dit que je ne pense qu'à m'amuser. C'est vrai. Les garçons sont revenus nous chercher. Mais Simone n'a pas voulu venir. Sa mère, la maîtresse, l'a disputée pour l'autre fois. Moi, j'ai envie d'aller danser... et ma mère n'est pas là pour me l'interdire. Le soir, le garçon avec qui j'ai passé la soirée, m'a raccompagnée et puis... il a voulu m'embrasser. C'est certes un bon danseur, mais il ne me plait pas. Je n'aime pas son odeur. Je l'ai repoussé, mais il a voulu m'embrasser de force. Et il a fait comme Daniel. Alors je lui ai donné un coup de poing sur le nez. Il saignait. Je me suis sauvée à la maison. Les garçons ne sont jamais revenus. Et je ne vais plus danser. Je suis triste. Mon domaine sent la vache. Mon royaume s'écroule. Je tombe de haut. Je tombe des nues.

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40 Chassée du paradis : les hommes ne m'acceptent plus parmi eux comme avant : un garçon manqué, une Parisienne. Une princesse. Ils veulent quelque chose de moi, alors qu'avant, ils ne demandaient rien. J'étais des leurs. Me voici reléguée dans le clan des femmes. Mon visa pour l'aventure n'est plus valable. Je n'ai plus le droit de passer la frontière. Et j'aime tant le pays des hommes... je sais déjà que c'est là que tout se passe, tout se fait, que tout se décide. Du moins, toutes les choses intéressantes. Et je pleure. Je suis dépossédée, abandonnée. Perdue. Je n'ai pas envie d'être grande. *** À Paris, après l'échec de trois années de lycée, je change encore d'école. Mes copines sont bavardes et plus dissipées : Claudie, Roselyne, Danielle et les autres. Maintenant, je fais de la comptabilité, de la sténo et de la dactylo. Et ça me plait, simplement parce que c'est plus concret. Mais je ne vois pas à quoi cela va me servir. Je ne sais pas encore la jubilation que ce sera pour moi, plus tard, de pouvoir taper mes textes à la machine à écrire, puis à l'ordinateur, avec mes dix doigts qui courent sur le clavier, aussi vite que la musique de mes pensées. Moi, je voulais faire du dessin et de la peinture, mais mon père a dit que ce n'était pas un métier et qu'il n'y avait là aucun débouché. Cependant je sais bien, en mon fort intérieur, que je

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41 ne serai jamais comptable, ni sténo, ni même dactylo, à taper des lettres pour un patron. Mais bon... j'ai découvert l'algèbre, où bizarrement je suis bonne. Et je dévore à présent les Livres de Poche. Je puise dans la bibliothèque de mon père. Je lis tout Camus et tout Sartre. Mais je jette La porte étroite de Gide, à travers la pièce, tellement ça m'énerve. Je suis souvent mal tournée, taciturne. Des fois, je pique des colères terribles : c'est la farine de moutarde de ma petite enfance, qui me remonte au nez... Je rencontre un garçon : Jacky, à la sortie de l'école. Il est là avec un copain, venu chercher sa sœur, qui justement est ma copine. Maintenant, Jacky vient pour me chercher. On s'embrasse. Il a les mains très douces. Il ne fait jamais ce dont je n'ai pas envie. Alors j'ai envie. Je me laisse caresser. Du coup, je suis d'assez bonne humeur et je travaille mieux en classe. Je passerai mon C.A.P. comptable ! mon père sera content et il me laissera tranquille... Mes parents reçoivent une lettre : Lulu se marie ! Avec une fille de la classe unique, avec qui j'allais à l'école. En fait, elle n'a qu'un an de plus que moi. Cela me fait tout drôle. Et voilà que le couple vient en voyage de noce à Paris. Lulu à Paris, ce n'est pas vraiment Lulu. On le dirait déplacé du paysage, par erreur. Sorti d'une planche de bande dessinée. Quant à elle, sa femme,

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42 elle a encore l'air d'une gamine. Comme moi. Sauf qu'elle est pâle et nauséeuse : enceinte. Déjà. Alors cet été-là, après ce mariage, mes parents proposent de m'emmener à Cannes avec eux. Sur la Côte d'Azur, où ils vont chaque année en vacances, à l'hôtel des Orangers. Je n'ai jamais vu la mer. Je déteste Cannes : je rêvais d'une plage déserte et sauvage... Je m'ennuie et je m'ouvre le pied sur un morceau de verre, à la plage. Alors je joue du piano, à l'hôtel, et je chante La légende du pays aux oiseaux1. J'ai appris le piano dès sept ans, chez mademoiselle Merker, Place Constantin Pecqueur, en face de l'école de filles. Mais je ne travaille pas assez, c'est comme le reste... Cependant, je joue très correctement La marche turque de Mozart. Je l'ai même jouée à la petite salle Pleyel... en concert. Il faut dire que mon professeur de piano, mademoiselle Merker, avait loué la salle pour sa fête de fin d'année, où ses élèves jouent devant les familles assemblées, ainsi que devant les amis et connaissances. Plus quelques membres d'un jury, qui m'avaient bien notée. Mais bon. En jouant ainsi, je fais la connaissance d'un musicien du dancing voisin et... j'en tombe vaguement amoureuse. Il est marié, mais il me drague sans vergogne et m'emmène un après-midi dans sa chambre d'hôtel. À présent sur le drap, il y

1 Lullaby of Birdland : George Shearing/G. David Weiss. Paroles françaises de Jean Constantin.

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43 a une grosse tache de sang. Je suis glacée, frigorifiée, frigide. Je continue de tomber. Je ne me souviens pas de quel instrument jouait ce musicien, ce mauvais violoniste... ni même de son nom. Jacky me présente à son frère, qui vient de se fiancer. Il est grand et parachutiste. Il revient de la guerre d'Indochine. Il raconte en riant comment il a violé des femmes, là-bas, en leur mettant un oreiller sur la tête et après, un coup de baïonnette dans le ventre. Il a vingt ans. Je suis pétrifiée. Je connais aussi le père de Jacky, ainsi que son grand-père, qui est chauffeur de taxi. Ils sont tous trois faits sur le même modèle : bruns avec une petite moustache et de taille moyenne. Jacky voudrait que je sois "sa femme". Il dit qu'il veut m'épouser. Là, je suis paniquée : je ne veux pas me marier. En tout cas pas maintenant. Et pas avec lui. Alors je pleure, je pleure, je pleure : je n'aime pas Jacky. J'aime juste ses mains. Je ne vois plus Jacky. J'ai mon C.A.P. ! Fini l'école ! Je travaille, cet été-là, pendant un mois, Passage d'Antin1, en face des Galeries La Fayette. Je vends des chaussures à la sauvette, dans un stand ouvert : "Regardez, renseignez-vous !"

1 Le passage d'Antin reliait le rue de la Chaussée d'Antin à la Cité d'Antin. Il a disparu. À sa place, se dresse un immeuble.

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44 Au bout d'une semaine, le patron part en vacances, me laissant les clés du stand. Il a bien connu ma mère, vendeuse en lingerie fine dans le Passage, avant qu'elle n'ouvre son propre magasin. Alors il me fait confiance, malgré mes dix-sept ans. C'est un vieux juif que le commerce ennuie. Il était libraire, sa passion, avant d'être dans la chaussure. Mais il a fait faillite. Lorsqu'il revient, j'ai presque vendu tout le stock. Riche de ma première paye, je pars une semaine en Corse, au Club Méditerranée. À Santa Julia. Et je découvre enfin la mer, telle que je l'avais rêvée : les plages de sable blond presque désertes, l'horizon ouvert à perte de vue. Je passe la moitié de mon temps dans l'eau. Le soir, je refais surface et je danse sur la piste. Plus même besoin de cavalier... Je danse, je danse, je danse. Je découvre une autre liberté. Un nouveau terrain de jeu et un vaste royaume. À l'automne, ma mère trouve que je n'ai pas fait beaucoup d'études, elle, "qui aurait tant aimé en faire, mais qui a dû travailler à treize ans !" Mon père estime que je suis ignare et se demande ce que l'on va faire de moi, si je ne veux pas être comptable. Ni sténodactylo. Ma grand-mère, qui prononce vékin : le weekend, suggère que j'apprenne l'anglais... Alors, d'un commun accord, ils décident de m'expédier en Angleterre. Pour un an. Au pair. Heureusement pour moi, ma famille s'est toujours entendue pour m'expédier "ailleurs"...

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45 Pendant un mois, je ne comprends rien. Les quelques mots d'anglais commercial, que j'avais pu retenir à l'école, ne me sont d'aucun secours. Cependant, comme avec le patois, je me repère vite et je finis par m'y reconnaître. J'avais demandé à être placée dans un famille sans enfant, parce que... je n'avais aucun désir de m'occuper d'enfants... Par conséquent, je me retrouve au milieu d'une famille bourgeoise très guindée, à astiquer l'argenterie, à balayer la cheminée et à m'occuper d'un horrible Yorkshire, dans un très joli cottage, isolé en pleine campagne. Je m'ennuie... alors j'écris des poèmes. La jeune fille de la maison selle son cheval tous les matins et galope avant d'aller au bureau : j'en suis verte de jalousie : je ne sais pas monter à cheval, mais j'en rêve. Enfin, je finis par comprendre que, pour le réveillon de Noël, on me destine à servir à table en tablier blanc... Alors... un après midi, où tout le monde est sorti, je m'enfuis. Je pars seule, à pied, avec ma valise et mes patins à glace... et je rallie un arrêt d'autobus. Je retrouve des Français en ville, à Guildford, au Tunsgate : un pub, lieu de rendez-vous de tous les expatriés de la région. La petite communauté est très solidaire et chaleureuse On va me trouver rapidement une solution.

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46 En effet, on m'indique une bording-house1, où je pourrai certainement trouver du travail et tout du moins, en attendant, me loger : The Hallams, un grand vieux manoir, perdu sur une lande déserte, balayée par le vent. C'est tout à fait pour moi ! Les gens qui y vivent semblent tout droit sortis d'un roman d'Agatha Christie : une ancienne missionnaire brouillon ; un artiste peintre sourd ; un major à la retraite ; une vieille folle excentrique ; deux célibataires taciturnes ; une cuisinière danseuse nue, en rupture de banc ; son mari, manager-homme de peine ; un garde-chasse et sa femme gouvernante. Mais surtout, il vient régulièrement dans ce manoir, en séminaires, des groupes d'étudiants du monde entier : un nouveau paradis ! Je m'occupe du restaurant et du salon. Les cheminées sont si vastes que je peux y tenir debout sous le manteau. Et il y a un piano. J'apprends que la danseuse nue a fait un break-down2et qu'elle désire se retirer du milieu du music-hall. Imaginez Joséphine Baker versus blanc, devenue cuisinière au fin fond d'une province... Jack, son mari qui l'aime -et qui est également son impresario- l'a suivie. Quand il a terminé son travail, Jack fume un gros cigare et plaisante avec tout le monde. Il m'écoute souvent lorsque je chante au piano : il me dit que je suis bonne (en anglais...).

1Une pension de famille. 2 Une dépression nerveuse.

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47 Cependant, ma voix serait, selon lui, bien mieux mise en valeur avec une guitare. Il ajoute que, d'autre part, ce serait beaucoup plus pratique pour moi : je pourrais l'emmener partout ! Alors, un de mes jours de congé, une adresse en poche, je prends le train pour un endroit inconnu, où se trouve un luthier. J'ai oublié le nom du bourg. Mais j'achète là ma première guitare, avec le petit pécule que je me suis constitué en travaillant au manoir comme serveuse. Condition bien plus intéressante, que "fille au pair". J'acquière là une guitare ancienne, légère, assez étroite, montée de chevilles en bois pour régler les cordes. Et puis je m'enferme dans ma chambre avec une méthode, contenant une incroyable quantité de grilles d'accords. Je progresse rapidement avec l'aide des cours d'accompagnement que je prends en ville. Déjà, je peux chanter quelques chansons à la guitare. Jack est content de moi et m'applaudit avec enthousiasme. Moi, j'entrevois des possibles inespérés, fantastiques. En février, pour mes dix-huit ans, la cuisinière-danseuse me confectionne un très beau gâteau. Et, coup de théâtre : précisément ce jour-là, les journalistes, qui ont fini par retrouver sa trace, débarquent au Hallams avec leurs appareils photos. On ne parle plus alors que de Phillis Dixey, la star du music-hall mystérieusement disparue ! Et j'ai droit à une photo dans les journaux avec le gâteau, la danseuse et l'ancienne missionnaire : la directrice du manoir.

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48 J'ai toujours la coupure de journal et la photo dédicacée de Phillis Dixey. Je les garde précieusement comme des reliques. Comme je me rends compte que nos étudiants s'ennuient un peu, le soir, j'ai l'idée d'aménager un local, une ancienne chaufferie désaffectée, pour qu'ils puissent y venir danser et boire un rafraîchissement. Chacun trouve mon idée intéressante, même la directrice, qui me laisse carte blanche. Et me voilà à peindre les gros tuyaux de couleurs vives, avec l'aide de Jack, et à décorer cette petite cave qui m'a été allouée. The boiling hole !... Le trou bouillant... n'est-ce pas un nom approprié ? Le lieu a tant de succès, que je dois bientôt m'agrandir et annexer une cave mitoyenne. Je descelle les premières briques au tournevis, pour ne pas alerter la directrice, un peu réticente à l'extension de ma "boîte de nuit" : mon night club. On accède ainsi à "l'annexe", par un trou au dessin inégal, éboulé dans le mur de brique, comme s'il avait été troué par un obus... Je passe des disques sur un petit phono de fortune et je tiens la caisse : quoique les consommations soient à un prix modique et plutôt symbolique. Je fais quelques aquarelles du Hallams et de la lande. J'écris encore quelques poèmes. Mais bientôt, je trouve étroite la communauté française expatriée. Sclérosée, celle du Hallams. Superficiels les échanges avec les étudiants. Il est temps de bouger... J'ai, parmi mes amies, un Italienne de Turin, qui souhaite également rentrer chez elle.

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49 Alors, je l'invite à Paris, mes parents en sont d'accord. Elle m'invite en retour chez les siens, à Turin. Une nouvelle aventure commence. *** Miranda m'emmène bientôt chez ses grands-parents, dans la montagne piémontaise et surprise : je comprends le patois qu'on y parle ! On m'apprend que le Piémont faisait partie de la Savoie, il n'y a pas si longtemps. Il est vrai que mes notions d'histoire et de géographie sont très floues à cette époque. Mais rien ne vaut les voyages... pour former la jeunesse. De retour à Turin, je trouve un emploi par petite annonce, comme dame de compagnie parlant français... dans une maison bourgeoise des bords du Pô : Corso Moncalieri, où la femme d'un riche industriel -dans les moulins à café électriques- s'ennuie à mourir. Elle est encore jeune, sans enfant et assez sympathique. Par chance, c'est une fondue de cinéma. Nous nous y rendons pratiquement tous les jours dans sa voiture de sport rouge. Je ne sais toujours pas identifier, ni retenir, les marques de voiture... Mais j'adore entendre Jean Gabin parler couramment l'italien au cinéma ! La seule ombre au tableau, c'est qu'un majordome nous sert à table avec des gants blancs et il reste debout derrière nous, à disposition. Cela

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50 me coupe l'appétit. J'ose à peine croquer dans mon gressin... Néanmoins, tout en entretenant mon hôtesse de longues conversations en français, où je lui raconte ma vie déjà riche en anecdotes, j'apprends peu à peu l'italien. Du moins ce que l'on peut en apprendre en trois mois ou quatre mois. En effet, bientôt cet enfermement bourgeois me pèse. J'ai envie de rentrer à Paris. Paris, le retour... J'avais appris à le faire avant de partir en Angleterre : j'en ai donc déjà une certaine expérience, aussi je vends à nouveau des chaussures. Mais cette fois, juste à côté de chez Hermès, rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez Dürer, le plus grand bottier de Paris. Le plus cher et le plus snob. Toutefois à présent, j'ai le bagage qui m'a valu cette promotion avantageuse : je parle anglais couramment et je me débrouille en italien. Je traîne beaucoup à Montmartre le soir et comme j'ai fait des progrès notoires à la guitare, je passe une audition et décroche mon premier engagement à La Grange au Bouc, rue du Chevalier de la Barre. À deux pas du Sacré-Cœur. Je me présente alors avec des chansons de Léo Ferré. J'ai déjà écrit mes premières chansons, que je termine en rangeant la réserve de chez Dürer -corvée qu'aucune vendeuse ne tient à faire- mais je n'ose pas encore les chanter. Je décide alors de prendre un pseudonyme. Mon nom, je le réserve pour des choses plus

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51 personnelles, plus privées. Et puis, le z qui me reste me gêne encore. Inexplicablement. Le signe de Zorro n'a pas encore fait son chemin en moi. Ou peut-être ce patronyme est-il encore trop lié à l'ostracisme auquel était voué celui des deux z. Et je choisis le nom de ma rue, la rue où je vis, là-même où j'ai été conçue : cet Alfred Nobel, inventeur de la dynamite et du prix de la paix me convient tout à fait. D'ailleurs, l'un ne va pas sans l'autre, comme le dit si bien l'hymne anarchiste écrit par Charles d'Avret, dans un de ses couplets : "Que la nitro, comme la dynamite Soient là pendant qu'on discute raison Et s'il le faut, renversons la marmite Mais de nos maux, hâtons la guérison..." Une semaine avant la date de mon premier passage, j'ai le trac dès le matin au petit-déjeuner. Un trac qui me gâche littéralement mes journées. J'ai le trac en vendant mes chaussures, en prenant le métro, en mangeant et même pendant mon sommeil. Je cauchemarde : une peur panique, une épouvante me saisit. Sur scène, le premier jour, je peine à tenir mes doigts sur les cordes pour faire des accords, tellement je tremble. Et ma voix a du mal à passer mes lèvres, à se faire entendre, alors... que j'ai plutôt une bonne voix. Le second jour, c'est presque pire, mais les copains m'encouragent, me font rire et... c'est un peu mieux. Qui pourrait croire que c'est la timidité qui me paralyse ainsi, qui me pétrifie ? L'effroi de

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52 montrer ma sensibilité à fleur de peau, avec cette impression terrifiante d'être... toute nue. Je n'avais cependant pas de ces pudeurs, lorsque je chantais au piano. Bien assise derrière mon clavier, protégée par la masse imposante de l'instrument. Alors que debout, la guitare sur le ventre, face au public, c'est bien autre chose. Que n'ai-je choisi un autre métier ! Plus en retrait, plus planqué, plus tranquille. Pourquoi est-ce que je ne me contente pas de vendre mes chaussures de grand luxe, dans ce magasin up class, avec, de surcroit, un excellent salaire ? Place enviée par beaucoup. Eh bien, parce que quelque chose me pousse, de plus fort que moi : chanter, me montrer. Et puis écrire, dire, raconter, me moquer... Et bientôt, je quitterai cette "place en or", à la grande déception de mes parents et à l'incompréhension totale de mes collègues vendeuses pour... devenir saltimbanque à plein temps. En attendant, j'ai droit à mes congés payés et je retourne en Corse, à Santa Julia. Et j'y rencontre Claude. Il a vingt sept ans. Ses mains sont chaudes, douces, habiles : il est garagiste. Il connaît parfaitement la mécanique et je tombe dans ses bras. Avec Claude, je démarre au quart de tour... Je découvre le septième ciel et ses illuminations, ses éclairs fulgurants qui irradient tout le corps. Cette fois, je suis une femme. J'ai mon passeport. Je sais à présent, comment rallier le pays des hommes.

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53 Claude est venu avec sa voiture. Ce garçon n'envisage pas de bouger où que ce soit sans sa voiture. Et nous visitons la Corse, par les petites routes sinueuses particulières à l'Île de Beauté. C'est magnifique. Je suis heureuse. Claude n'est pas à cours d'argent, c'est la belle vie. Et ma petite voisine, comment l'avait-elle rencontré, ce jeune homme dont elle est tombée amoureuse ? Oh... elle me l'avait raconté un jour, toute émue encore à ce souvenir : il passait toujours lui dire un mot gentil, à la réception où elle travaillait. De sourire en sourire, elle avait consenti un jour à prendre un café avec lui. Et il l'avait fait rire. C'est beaucoup, déjà, lorsqu'un homme vous faire rire... Puis elle avait fini par accepter une invitation à dîner. Mais ce soir là, ce premier soir, il l'avait sagement raccompagnée chez elle. Et elle avait beaucoup apprécié. J'en étais, pour ma part, un peu surprise, mais je n'en avais rien laissé paraître. Dans ma jeunesse, les hommes étaient beaucoup plus pressés. Mais peut-être étaient-ils alors dans une urgence qui n'a plus court de nos jours... Néanmoins, de fil en aiguille, la jeune femme s'était laissée séduire. Moi aussi, avec Claude. Nous nous sommes revus à Paris, une fois rentrés : moi en avion, lui en voiture.

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54 Il me téléphone au magasin, où je travaille encore, pour me donner rendez-vous. Claude m'invite souvent au restaurant. C'est très nouveau pour moi, mes parents n'y vont pas beaucoup et ne m'y emmène jamais. Nous allons également fréquemment au cinéma et toujours... à l'hôtel. En effet, le père de Claude tient un garage en banlieue et celui-ci ne va pas m'amener passer la nuit dans le pavillon de ses parents. Inévitablement, au bout de quelques mois, je suis enceinte. Claude veut m'épouser. Mais je ne veux toujours pas me marier. Je ne veux pas d'enfant. Je veux chanter ! Et puis, Claude ne me parle pas profond, intime, comme je le souhaite. Comme je l'imagine. Malgré l'amour que l'on fait si bien, il reste un étranger. Et déjà, je remarque l'ombre de son meilleur ami, planer comme une troisième personne, sur notre couple. Un copain de virées, de boîtes de nuit : celui avec qui Claude a la relation profonde et intime, qu'il n'a pas avec moi. Celui à qui "il raconte tout". Cette ombre, cette troisième personne, je la retrouverai tout au long de ma vie. J'ai en effet découvert peu à peu que la plupart des hommes ne tiennent pas à avoir une relation trop intime avec une femme. Physiquement, et encore, mais pas mentalement : domaine interdit, réservé, où règnent d'autres lois, d'autres mœurs : les épouses -que les hommes choisissent sur le modèle de leur mère- n'y ont pas accès.

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55 Le gibier connaît-il la vie intime du chasseur ? Moi qui suis passionnée d'éthologie et que la condition d'épouse n'intéresse guère, j'étudie la race masculine. Et je m'initie au langage des oiseaux. Je suis douée pour les langues... N'est-ce pas dans la marge que l'on découvre la vraie vie ? Dans les silences et les non-dits, que l'on perçoit la petite musique des choses ? Dans l'irrégularité que passe... l'expression ? Néanmoins, ma mère s'aperçoit vite de mon état, à de petits signes qui ne trompent guère. Et devant mon refus barbare du mariage, elle en profite pour me raconter comment, pendant la guerre, enceinte de moi, elle sautait du haut des caisses, dans la réserve de son magasin, dans l'espoir de me "décrocher". Annihilation à retardement, qui me laisse confondue. Que n'a-t-elle sauté de plus haut ! Je serai plus expéditive. Et je ne pleure pas. Je ne veux ni de ce mariage, ni de cet enfant. Ma petite voisine a de la chance. Elle vit à l'époque de la pilule. Cependant, elle a elle-même encore tellement l'air d'une enfant, que la question ne semble pas l'interpeler. Voilà tout du moins une chute, qu'elle n'aura pas à endurer. Je n'envisageais pas ma vie dans un garage. Voilà tout. Et j'étais prête à sauter du haut de toutes les caisses. Les faiseuses d'anges modernes vous évitent ces acrobaties. Mais pas la chute intérieure :

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56 la tristesse et la déprime qui s'y ajoutent d'elles-mêmes. Après, je ne vois plus Claude. *** L'été suivant, grâce à ma guitare, je rejoins le Club Méditerranée, mais cette fois comme Gentille Organisatrice, et non plus en Gentil Membre. Et je repars en Italie, mais cette fois plus au Sud, entre Salerne et Sapri, à Camerotta, le village annexe de Palinuro, entièrement dédié au ski nautique. Me voici dans un nouveau paradis. Je tiens le bar et je chante les soirs de veillées. Rien qui ne me soit déjà familier. Ma case est à cent mètres de la mer. J'ai retrouvé ma vie sauvage. Je tombe encore de mains en mains, toujours en quête, mais je m'initie au ski nautique et à la plongée sous-marine. Ainsi, j'apprends à être une baleine de haut-fond. À me défier des harpons et des filins. À chanter mes chants d'amour aux vagues de vacanciers qui déferlent. Pour la saison d'hiver, je suis à Val d'Isère. Toujours au bar et aux chansons. J'ajoute à ma panoplie l'école de Madison, avec toutes ses figures. J'apprends à bien skier sur la neige, avec les excellents moniteurs du Club. Je monte. Je monte. Je monte. Jusqu'au cours 1 compétition.

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57 Et, casse-cou, je me casse la jambe... Me voilà dégringolée en bas de la pente. Privée de ski, de bar, de danse. Je suis reléguée à la réception et au téléphone. Du moins, me reste-t-il la guitare et... les hommes. Mais je ne rempile pas. À Paris, je commence à faire du cabaret avec mes chansons. Il y a de nombreux cabarets et je décroche quelques engagements. Cependant, je m'y ennuie vite : le petit public de connaisseurs éclairés ne m'excite guère. Je rêve d'horizons lointains. Le démon des voyages et de l'aventure me taraude. L'appel du grand large. L'air du sixième ne me convient toujours pas. L'atmosphère des cabarets est saturée et limitée. Et je ne vois vraiment pas où tout cela peut me mener. Un soir, un garçon me parle de la Grèce. Malgré toutes les cartes de la Grèce antique, que j'ai remplies en 6e au lycée, avec plaisir, en raison de mon goût pour les encres de couleur... j'ai une idée on ne peut plus vague d'où se situe Athènes. Pourtant, c'est là que je compte me rendre, en stop, avec mon sac de marin, ma guitare et cent francs en poche. Le garçon rencontré m'attend à Valence, il doit auparavant rejoindre une amie. Aux Halles -qui sont encore dans la capitale- je trouve un camion qui descend à Lyon. Le chauffeur est jeune, il a l'air clair. Il ne

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58 m'embêtera pas. Après Lyon, c'est autre chose ! J'arrive tant bien que mal à Valence. Non sans être descendue en urgence de quelques camions. Mon compagnon de route a, pour sa part, galéré depuis Clermont-Ferrand, où son amie l'a laissé tomber. L'auto-stop pour un homme seul est une toute autre galère : personne ne s'arrête. À présent ensemble, j'ai la tactique : je pousse mon copain d'abord, à l'intérieur, en disant que j'ai mal au cœur en voiture, qu'il me faut de l'air... et je m'installe près de la vitre. Arrivés à Sainte-Maxime, un problème se pose : nous sommes à cours d'argent. Mon copain Marc me dit simplement : "tu n'as qu'à chanter ! "... en me montrant les terrasses bondées. Alors, j'y vais ! Et pour la première fois, eh bien je fais la manche. Ce qui consiste à chanter de table en table et à passer ensuite la corbeille. C'est le premier pas qui coûte... Et nous voilà bientôt en Italie et presque riches ! Là, c'est Marc qui propose ses aquarelles. Il a un bon coup de pinceau pour esquisser avec talent de jolis paysages. Moi, je joue de la guitare pour attirer l'attention des passants, que ma chanson française n'intéresse pas du tout. Et ça marche ! Nous arrivons bientôt à Brindisi. Nous prenons alors un bateau qui nous largue un matin sur la côte grecque, à Igoumenitsa...

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59 À Igoumenitsa, là où nous débarquons, il n'y a pas de route... à peine une piste, mais quelques vieux engins y circulent quand même. À la tombée du jour, nous sommes à Ioannina. Un gros bourg. C'est un dimanche. Il fait très chaud. Les terrasses sont noires de monde, dans la relative fraîcheur du crépuscule. Alors, je sors la guitare et j'attaque les rangées de tables. Marc me suit, avec une soucoupe... Nous gagnons de quoi manger jusqu'à Athènes. Et nous nous endormons comme des rois, le nez dans les étoiles, dans un champ à l'abri de quelques buissons. De camions délabrés en camionnettes, nous arrivons tant bien que mal à Athènes. Mais une catastrophe survient : une charge a roulé sur ma guitare, à l'arrière d'un véhicule où je l'avais remisée, faute de place à l'avant, avec nous. Le manche est brisé ! Et Marc, qui ne parvient pas à joindre au téléphone ses amis ! qui résident dans la capitale grecque. Avec les quelques drachmes qui nous restent, nous partageons une assiette de riz, dans un restaurant bon marché. Un homme ventripotent nous entend parler français, il s'approche : il est professeur de français, à la retraite.

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60 Il comprend vite notre dénuement et nous invite à dormir chez lui. Le lendemain, Marc parvient enfin à joindre ses amis au téléphone, alors que le "professeur" m'amène chez un luthier de sa connaissance, dans le quartier d'Omonia. Celui-ci regarde un moment ma mine désolée devant les dégâts qu'a subi mon instrument. Il sourit et me prête, le brave homme ! une guitare, en attendant de réparer la mienne. Et puis le "professeur" me conduit à Plaka, sous l'Acropole. Le Montmartre d'Athènes, où se trouvent les tavernes et les musiciens. Ce vieil homme, que la providence nous a envoyé, me présente et me vante si bien qu'un bar accepte de me faire chanter : Les neuf muses ! Au soir, le patron me propose de me loger, dans la cour intérieure, où court un galetas avec quelques chambres. La mienne n'est meublée que d'une chaise et d'un étroit coffre de bois dur, recouvert d'un mince matelas. Toilettes et eau courante tout au bout du balcon. Je suis la seule locataire. Il fait très chaud à Athènes. Et je trouve mon domaine tout à fait paradisiaque -si ce n'était ce coq, qui chante toutes les nuits à une heure du matin- en tous cas beaucoup mieux qu'un hôtel quatre étoiles. Moi qui ai pris l'habitude d'en compter beaucoup plus, avant de m'endormir... Je n'ai guère de nouvelles de Marc. Notre complicité se bornait au voyage. Nous n'étions que des "camarades". Il rentrera en France sous peu :

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61 les dessins et les aquarelles ne se vendent pas à Athènes. Moi, je reste : je chante. J'aime beaucoup regarder les gens parler cette langue grecque, que je ne comprends pas encore. On dirait que leur bouche fait des baisers, quand ils prononcent les mots. Au bout d'une semaine, je chante ma première chanson grecque en phonétique, ò kaïmos, la peine... et puis un soir, je reçois une délégation de deux musiciens de la taverne voisine, accompagnés d'un interprète. Ils veulent que je vienne chanter avec eux à la taverne. J'accepte. Et nous voilà un trio de guitaristes. Lorsque nous chantons aux tables, ils me poussent en avant pour que je chante en français. Cela plait énormément à la clientèle. En effet, tous les Grecs d'un certain âge parlent le français, première langue étrangère étudiée à l'école. Avant que ne ce soit l'anglais... Et mes deux comparses empochent les billets qu'on leur fait discrètement passer en paiement de "notre" prestation. Je dois surveiller, compter ce qui passe, pour ne pas qu'ils oublient une coupure au fond de leur poche, au moment du partage. Surtout les coquino, les rouges : les billets de 100 drachmes... Bien évidemment, les deux chanteurs-guitaristes m'enseignent tous les mots scabreux, en premier chef. L'argot et toutes les bêtises, qu'ils adorent me faire répéter en pouffant de rire. Eux ne parlent que le grec. Pas même quelques mots d'anglais. Mais j'apprends rapidement un peu de

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62 vocabulaire, avec l'aide des chansons à la mode, que j'anone par cœur avec eux, à longueur de soirées. En outre, j'ai toujours mon petit cahier sous le bras, pour noter les verbes et les expressions nouvelles. Lorsque je me lève, en fin de matinée, je vais à Syntagma, la Place de la Constitution, pour boire mon café français à Papaspirou, repaire de tous les étrangers de passage, et lire France-Soir ou le Nouvel Observateur, que je trouve au kiosque voisin. Journaux qui, comme mes Gitanes, me coûtent une fortune. C'est mon luxe mais j'en ai les moyens. Je gagne bien ma vie. Néanmoins, j'habite toujours mon galetas aux Neuf Muses. J'adore la cour intérieure avec ses tables en bois, qui ne servent que le soir et qui sont à ma disposition pour écrire et répéter, durant toute la journée. Mais, en principe, l'après-midi, je vais à la mer. J'emprunte alors un taxi collectif pour me rendre aux plages de Vouliagmeni. Cependant, une chose m'intrigue chez les Grecs : ils me demandent sans cesse le nombre de bains que j'ai pris depuis le début de la saison... Comme si je les comptais ! Ils me racontent aussi, assez souvent, que leur voiture est garée, là, devant la terrasse du café, et ils rient si le propriétaire arrive et s'en va avec ! En Grèce, on ment beaucoup, tout le temps et cela ne dérange apparemment personne. La rationalité ne fait pas vraiment partie des mœurs actuelles de cette si brillante civilisation. Qu'importe ! j'aime leurs

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63 contes... cela me dépayse. Je réalise alors que je suis là, aux Portes de l'Orient. Un autre monde... Au cours de la journée, j'ai l'occasion de parler grec, anglais, italien, français. Toutefois, en fin de soirée, bien souvent, je ne sais plus rien parler. Tout s'embrouille un peu dans ma tête, avec la fatigue. On m'a même prise une fois pour une Suédoise, avec mes blonds cheveux longs, éclaircis par trop de soleil. Et je me suis trouvée dans l'incapacité de prouver le contraire et d'énoncer une phrase cohérente... en quelque langue que ce soit. Je sors souvent avec des étrangers de passage, des routards. Les Grecs me mettent un peu trop la pression. Ils sont inquisiteurs, indiscrets, déroutés par cette Française trop libre, trop indépendante à leur goût. Il faut dire qu'Athènes est un village : tout se sait, tout se dit et beaucoup n'osent pas s'afficher avec moi, mais aimeraient bien me sauter, en douce... Je les trouve archaïques. Je pars en vacances dans les îles : ta nicia, que l'on m'a tant vantées. J'en visite plusieurs, toutes différentes et chacune m'enchante. À Skyros, cependant, je rencontre un sauvageons autochtone. Nous faisons l'amour sur les plages désertes et nous nous baignons dans la mer déjà tumultueuse à cette époque de l'année. Cependant, j'ai appris que les "sauvages" ne s'expatrient pas : ils deviennent des "personnes déplacées" dans le paysage.

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64 De retour à Athènes, je fais la connaissance d'un Français qui revient d'Afghanistan. Sa valise est bourrée de chanvre indien et il m'en fait fumer. Pour moi, c'est la première fois. Je plane pendant trois jours, dix centimètres au dessus du sol. Quelle sensation étrange... mais j'ai soif tout le temps et je mange, à cette occasion, des tonnes de yaourts. Peu après, en fin d'après-midi, revenant de la mer, je trouve toutes les tavernes fermées : Kennedy vient d'être assassiné. Athènes est en deuil Bientôt, j'ai envie de rentrer en France. On est au début de l'hiver et il fait froid dans ce pays, où tout est conçu pour la chaleur. Même la couverture que j'ai adjoint à ma literie ne suffit plus à me protéger du vent glacé qui s'insinue partout. *** J'arrive à Paris en décembre. Une quinzaine de jours avant les fêtes de fin d'année. À présent vieille routarde, je fais immédiatement la manche dans les restaurants de Montmartre, où je gagne beaucoup plus d'argent que dans les cabarets, sans avoir à attendre d'être "programmée". Le second soir, une femme me remarque. Elle s'intéresse beaucoup à ce que je chante et m'invite à venir "chez elle", au cabaret-bar de nuit qu'elle tient, en haut du Pont Caulaincourt. J'y passe. Elle me demande alors d'y revenir chanter, régulièrement. En fait, je m'aperçois vite que c'est un bar de macs et de truands, mais je m'en

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65 moque : ils ne sont pas avares de billets et j'y ai mon statut. Je suis "la môme". Comme quoi, le vocabulaire perdure. Ici, personne ne m'importune jamais. Un mac corrige même un client, qui un soir m'avait mal parlé. J'apprends l'argot. Avec mon entraînement, je n'ai pas beaucoup de difficultés. J'observe. J'écoute. Un vrai agent secret. À mon compte propre... Pour ma part, je ne me livre pas facilement. J'ai appris cela chez les paysans de Savoie : on ne se raconte pas, surtout à des étrangers. Cette relative discrétion plait beaucoup à mes truands. Surtout au "Grand". Les yeux de braise, il n'arrête pas de me reluquer. Il faut dire que je suis blonde, bronzée, bien roulée et c'est la mode des bas noirs. Le "Grand" a presque l'âge de mon père. Mon père, qui d'ailleurs, me raconte son histoire : elle a, paraît-il, défrayé la chronique à une autre époque. Mais cela ne m'émeut guère. Cet homme me plait. Seulement sa "femme" est là. C'est précisément celle qui m'a introduit dans la place. Et la barmaid amie, me conseille de surveiller mon regard... Toutefois, bientôt le "Grand" ouvre un cabaret à La Rochelle et il décrète indispensable que j'y aille chanter. Je rate le train... c'est le 1er janvier et j'ai travaillé toute la nuit dans divers restaurants et cabarets. Mais je prends le suivant. Le lieutenant du "Grand", m'attend à la gare, avec sa DS. Il dit que le "Grand" était venu m'attendre lui-même et qu'il est contrarié de mon

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66 retard, qu'il est nerveux... et il rigole, Pierrot, avec un œil complice. J'ai d'ailleurs à peine le temps de poser ma valise et ma guitare. Je me retrouve au lit sous les baisers d'un homme amoureux, dont le corps est tatoué du cou aux chevilles, comme un livre d'images. Je suis heureuse. J'aime cet homme. Il me surprend par son intelligence et son charisme. Sa grande perspicacité. Ses amis le respectent. L'aiment ou le craignent. Lui, il gamberge tout le temps. Ou il rit aux éclats : champagne ! Il parle beaucoup de bâtons et d'oseille. Puis il "part en voyage". Je l'attends. Il me téléphone souvent. Mais un jour, il tarde à revenir. La taulière en profite pour ne plus me payer. Alors je laisse un peu partout dans La Rochelle, des notes de coiffeur, d'auto-école, de restaurant. Mais je trouve le temps long. Aussi bientôt, j'emprunte un billet à un gentil garçon, client du cabaret, et je m'enfuis. Une nuit, à pied, avec ma valise et ma guitare -je n'avais pas emmené les patins à glace. Je vais à la gare et je prends le train pour Paris. Mes parents sont tout heureux de me revoir. Mais moi, je vais dare-dare retrouver mon homme à son quartier général, que je connais déjà, à la Porte Saint-Martin. L'autre QG des truands, celui qu'ils fréquentent le jour. Le "Grand" rit en me voyant, content que je sois là : champagne ! Maintenant, il m'emmène partout avec lui. Et je joue à la belotte, avec Pierrot et son entourage, pendant que le "Grand" règle ses

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67 affaires. J'ai ainsi le loisir de retapisser1 tous ses amis et de retenir leur blaze2. D'ailleurs, ces amis s'étonnent parfois de ma présence. Mais le "Grand" les rassure d'un sourire, ou les fait taire d'un regard. Souvent, il veut que je chante pour eux, comme ça, sans guitare. Et personne n'a intérêt à moufter3, sans cela il se fâche et les cendriers volent bas. Moi, je satisfais mes goûts d'ethnologue. Mais bientôt le printemps est là. Et les beaux jours. Je commence à me fatiguer d'attendre et de boire du champagne. Ma guitare, mes chansons me manquent et je m'étiole. Ma passion s'effrite... Le discours des truands n'est pas vraiment passionnant, même s'il est imagé. Leur univers est confiné et leurs goûts désuets. Leur avenir incertain. L'appel de la forêt se fait entendre et mon instinct me pousse vers des cieux moins délabrés, une vie plus lumineuse : je repars en Grèce. En fait, je me fais la malle... Je retourne dans ma taverne, à Plaka, où mes deux guitaristes, heureux de me revoir, m'accueillent chaleureusement. Il est vrai qu'ils travaillent mieux, lorsque je suis avec eux. Ce n'est qu'un an plus tard, en automne, que je lirai dans les journaux les détails d'une affaire qui défraie la chronique, bien au-delà du territoire français. Les noms qui y sont mêlés sont des noms

1 Reconnaître... 2 Leur nom... 3 à parler...

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68 que je connais bien. Et les photos montrent des visages qui me sont familiers. Mais on ne parle pas du "Grand", ou à peine... À présent, je n'habite plus aux Neuf Muses mais en face, une chambre au dessus de la taverne, dont la famille est propriétaire. En effet, je commence à véritablement faire partie de la famille... J'aime la Grèce passionnément. Quelque chose, dans ce pays, résonne en moi profondément. Quelque chose que je n'ai ressenti nulle part ailleurs, ni même plus tard, au cours de mes nombreux voyages. Comme l'écho d'une vie antérieure, une réminiscence indicible. Mais je n'aime guère les mœurs des hommes d'aujourd'hui. Leur jeu national consiste à laisser traîner leurs mains, dans la rue, pour toucher les femmes au passage. Les femmes grecques ont l'air de s'en accommoder. D'ailleurs, si cela ne se produit pas, si aucun homme ne tente de les effleurer au vol, elles se précipitent chez le coiffeur, anxieuses soudain, pour leur sex-appeal ! Mon jeu est de les feinter... Mon répertoire grec s'étend. J'ai une prédilection pour les chansons de Theodorakis, encore complètement inconnu en France. Les Grecs connaissent par coeur les paroles des chansons à la mode, ainsi que celles des plus anciennes. Ils les chantent et les reprennent en chœur, presque religieusement. À présent que je comprends mieux leur langue, je remarque des choses auxquelles je

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69 n'avais pas prêté attention, l'année précédente. Les gens dans les tavernes, souvent chuchotent. On dirait qu'ils ont peur d'être entendus. Quelquefois, ils ferment portes et fenêtres pour entonner des chansons qu'ils disent "interdites", comme le yelasto pezi : le garçon souriant. Plus tard, je retrouverai cette chanson dans le film "Z", de Costa-Gavras. Et j'apprendrai que Lambrakis, le député assassiné, était le "garçon souriant". À cette époque, je ne connais rien du fascisme, ou si peu. Pourtant, je le vois monter lentement. Je vais au cinéma, à Athènes, revoir La guerre est finie, d'Alain Resnais. Le film a été lourdement frappé par la censure. Je suis choquée, révoltée, en colère : les scènes traitant de la révolution ainsi que tous les passages érotiques sont coupés. De nouveau, j'ai envie de rentrer en France. De toute façon, l'hiver est déjà là et le temps des fêtes approche. *** Ma grand-mère meurt à l'hôpital. Elle avait quatre-vingt-treize ans. Elle voulait des cerises, mais je ne lui en ai pas apporté. Ce n'était certes pas la saison mais au sixième, je n'ai pas appris l'attention ni la compassion. Dans une famille où l'on se déchire sans cesse, apprend-on à une enfant comment aimer et comment respecter ? Est-ce enseigné dans un

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70 programme scolaire ? Les quelques cours de morale s'adressent à un citoyen idéal, dans lequel ne se reconnaissent pas les enfants au grand cœur. Et bientôt au cœur gros. À cause de la présence de ma grand-mère, je dormais dans la chambre de mes parents, près de la porte qui donne dans la salle à manger. Juste derrière laquelle était installé le poste de radio, que mes mêmes parents écoutaient tard le soir. Cela m'empêchait de dormir. Aussi, pendant toute ma scolarité, ai-je eu du mal à me lever le matin et je somnolais souvent en classe. La chambre de ma grand-mère aurait dû être la mienne. Elle sera très difficile à désinfecter. Il y demeurait une odeur âcre, imprégnée dans les lames du parquet. Cependant, cette femme racontait inlassablement l'histoire des soyeux de Lyon. L'histoire des canuts, qui fut celle de notre famille. Et si elle souffrait d'incontinence, c'est qu'elle avait, veuve de guerre, eut seule à porter des charges trop lourdes, qui avaient provoqué chez elle une descente d'organes. Je ne prêtais à ses histoires qu'une oreille distraite. Et ses "radotages" m'agaçaient même parfois, alors que j'écoutais toujours attentivement la Gustine, lorsque j'étais en Savoie. Que n'ai-je prêté une oreille plus attentive à cette mémoire qui s'est éteinte : une bibliothèque a brûlé. Jusqu'à la fin de sa vie, ma grand-mère a monté ses six étages. Il n'y avait pas d'ascenseur dans notre immeuble, à cette époque. Elle faisait très mal la cuisine et bien peu le ménage. Elle préférait passer ses journées à lire. Elle a jusqu'au

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71 bout fumé ses Gauloises bleues, bu son verre de vin rouge et discuté politique avec mon père. Pendant que ma mère faisait la lessive... En effet, nous n'avons jamais eu, à la maison, de machine à laver, de réfrigérateur, ni même un simple aspirateur. L'argent qui aurait permis de les acquérir passait dans le jeu, auquel mon père s'est toujours adonné. Et moi, je n'ai jamais touché au ménage ni à la vaisselle. À mon tour, j'ai discuté avec mon père de politique et des affaires du monde, dès que j'ai été en âge de le faire. Il était le premier à qui je montrais mes chansons et quelquefois même corrigeait-il un mot inadéquat. Avec lui, je n'ouvrais jamais un dictionnaire. Ni un livre d'histoire ou de géographie. Mon père était mon encyclopédie. La Grèce m'a inspiré de nouvelles chansons, Et bientôt je refais du cabaret. J'évite soigneusement tous les lieux de Montmartre que je fréquentais jadis, je change de quartier : je descends en ville. J'écume Saint-Germain-des-Prés et la Contrescarpe. Bientôt, je cours avec ma guitare sous le bras, d'un lieu à l'autre, toujours pressée, toujours un peu en retard. Dans un bar de la Montagne Sainte-Geneviève, le Zinzin, je retrouve souvent des amis auteurs-compositeurs. Nous aimons à partager et faire découvrir à chacun nos nouvelles chansons. Un type nous écoute : il veut devenir directeur artistique. Il a déjà deux poulains que je connais bien. Mais il manque une fille à son écurie. En fait, je vois bien qu'il ne croit guère à mes chansons, des

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72 chansons de femme... mais je lui enregistre tout de même une bande, sans trop d'illusions. Du haut de mon "vécu", je le considère comme un bidon. Néanmoins, il se présente, lui et son écurie, chez RCA Victor. Finalement, RCA ne retient ni le garçon, ni ses poulains, mais me prend sous contrat. Alors, le garçon tape une crise et me fait une scène : j'avais raison, c'est un bidon. Je dois enregistrer mon premier disque : un super 45 tours avec quatre titres. Un matin, je me retrouve en studio face à quinze musiciens, qui jouent les petites chansons que j'ai écrites dans la réserve de chez Dürer, dans le métro, ou sur la table de la cuisine. Au début, je ne reconnais même pas mes musiques. Mais l'orchestrateur, me rassure et fredonne avec moi mes paroles pour que je me repère. Il m'aide avec patience et beaucoup de gentillesse. Et voilà que je passe à la radio ! À cette époque, il n'y a pas beaucoup de radios, mais il faut sans cesse aller voir les programmateurs pour leur faire un peu la cour et surtout pour qu'ils ne vous oublient pas. Ce n'est pas vraiment mon style. Je suis plutôt sauvage, fière et rétive au show-business. Et pour moi, c'est une dure épreuve. Et puis je fais des interviews. Des télés. Comme ma petite voisine. Mais moi je suis seule. J'ai de nombreux copains mais je n'ai toujours pas rencontré l'ami de cœur avec qui je pourrais partager un peu

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73 d'intimité. Avoir la relation profonde à laquelle j'aspire. Les filles avec lesquelles sortent mes copains sont plutôt du genre potiches-plantes d'ornement. Moi, je suis plante genre pensante. Je dérange. Je perturbe. Je ne suis pas dans la norme. Et je reste souvent sur ma faim. Alors je déprime. Je rentre à l'aube. Et mon père me trouve mauvaise mine... *** Au début de l'été, je n'y tiens plus, je repars en Grèce. Cette fois, j'achète un billet de train et je prends le Trans-Europe-Express. Trois jours de voyage. Je me sens comme la Jehanne de France, de Blaise Cendras, dans le poème du Transsibérien... bien loin de Montmartre. À Athènes, l'atmosphère a changé. L'étau se resserre de plus en plus. Il me faut à présent obtenir un permis de travail, pour chanter dans ma taverne. Le patron doit s'entremettre avec une hiérarchie d'hommes cauteleux, qui me regardent d'un œil froid et concupiscent. Mais je finis par avoir mon permis. Les gens ne chuchotent plus. Ils se taisent. Des tavernes ferment soudainement et, je l'apprends bientôt, arbitrairement. Je pars en Crète pour dix jours de vacances, avec deux Français de passage. Nous nous installons à Malia, près d'Héraklion. Nous sommes seuls sur la plage, nus comme au premier jour. Fête sauvage. Les femmes du village, comme je parle grec couramment à présent, me demandent

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74 pourquoi je ne suis pas mariée. Pourquoi je n'ai pas d'enfants. Pourquoi je suis si loin de chez moi. Je ne sais pas. De retour à Athènes, je rends visite à mon luthier près d'Omonia. Il est devenu mon ami, maintenant que je peux converser avec lui. Il est fier, devant ses voisins, de m'emmener boire un café, puis il me dit en riant, que sa femme serait jalouse, si elle le savait... Mais soudain, grave, il me conseille de quitter la Grèce : de mauvaises choses se préparent. Et il me fait cadeau d'une guitare, en souvenir de notre amitié. J'en ai les larmes aux yeux et je l'embrasse sur les deux joues. Il en est rouge de confusion. Ou de plaisir. Or, quelques semaines plus tard, j'apprends que mon permis de travail n'est pas renouvelé, au grand dépit de mes camarades guitaristes. À mon grand désespoir. Un ami grec me procure un billet de bateau pour Marseille, depuis le port du Pirée. Le voyage est long et monotone. Triste. Je suis triste. La mer est grise. Arrivée à Marseille, je rentre en stop avec un routier, qui remonte sur Paris. Je m'endors dans sa couchette et je me réveille aux Halles.

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75 Mon directeur artistique est très en colère que je sois partie brusquement sans rien dire. Il me parle de ma carrière compromise et me conseille de prendre exemple sur Sylvie Vartan, dont il s'occupe également. Mais... elle n'a pas de guitare, elle n'écrit pas de chansons et puis, elle a un petit-ami très connu ! Rien à voir ! Mais il n'a pas l'air de comprendre. Néanmoins, j'enregistre un second 45 tours. Et je passe encore à la radio. Bientôt, RCA me demande de leur signer un contrat d'exclusivité d'édition, pour toutes mes chansons, présentes et à venir. Sans aucune contrepartie. Cependant qu'à l'époque, les éditeurs participent activement à la promotion des artistes et cela constitue un appoint important, qui égale bien celui des maisons de disques. Alors, je refuse. Ils me virent. Je refais du cabaret. Pour les fêtes, en plus de la chanson qui ne rapporte guère, je suis démonstratrice, dans la journée, dans un Grand Magasin, pour mon père. Je vends des agendas... Un jour, je vois débarquer au stand, avec sa guitare, un garçon tout de noir vêtu, l'air lugubre. Je l'ai déjà aperçu dans un cabaret, mais nous ne nous sommes jamais parlé. Il me propose de venir chanter en Province avec lui, ce weekend. Il a une voiture.

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76 Il finit par m'avouer que toutes les chanteuses qu'il a contactées avant moi, n'étaient pas libres. Je sens qu'il ne m'apprécie guère... Je suis juste sa dernière chance pour honorer le contrat. Mais j'accepte. Et c'est le début d'une nouvelle ère. Le garçon m'attend au bas de ma rue, dans son char, voire son carrosse : c'est une Traction Citroën familiale. Nous roulons vers Chateauneuf-en-Thymerais, en Eure-et-Loir, pour nous rendre dans une auberge qui veut un couple de chanteurs pour le weekend. Le garçon n'est guère loquasse pendant le voyage. Pas très encourageant. Je le trouve beau, guindé, un peu sinistre. Il est jeune... il a trois ans de moins que moi. Mais je me fais l'effet d'une aventurière chevronnée, face à lui. Il semble si coincé, si frais émoulu, si pétri d'arrogance. Il lâche tout de même au bout d'une heure qu'il m'a entendue chanter à la Contrescarpe et qu'il trouve mes chansons provocantes et trop féministes. Il n'y va pas par quatre chemins. Moi, je ne connais pas les siennes. Mais bientôt j'entends la première : J'me cherche... Évidemment... Je me fais toujours l'effet d'une aventurière, aujourd'hui, lorsque je compare mon parcours, au même âge, à celui de ma petite voisine : une oie blanche tout juste sortie du giron familial. Et je me souviens soudain du problème, auquel j'étais confrontée chaque jour, vis-à-vis des jeunes de mon

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77 âge. J'avais une maturité, une distance, que ne possédait aucun d'eux. Néanmoins, avec mon chanteur, de nous "défendre" ensemble, devant ce public provincial - moins subtil et connaisseur que celui des cabarets- nous rapproche et nous rend complices : nous faisons le même métier, avec la même passion. Nous savons chacun ce qu'il en coûte, d'affronter les regards et les critiques, de dépasser sa timidité naturelle pour monter sur scène : c'est un plongeon dans l'eau froide ; se mettre tout nu en pleine rue ; faire l'amour devant tout le monde. Finalement, il suffit de s'y décider dans sa tête ; de s'y résoudre ; de se dire que cela nous dérange, mais que bien sûr on va le faire, que c'est juste... incontournable. Alors voilà, on saute : on chante ! En fin de soirée, lorsque le patron nous demande si nous voulons deux chambres séparées, je prends mon compagnon de vitesse et je dis : non. Je sais qu'il n'aurait pas osé. Je l'ai vu déjà hésiter. Cette impulsion m'étonne moi-même, mais le garçon ne proteste pas... Nos corps sont jeunes et beaux, le reste compte peu. Nous voilà entrés dans un nouveau compagnonnage, qui nous liera plus que le désir. À présent pour nous battre, nous sommes deux. "Un nœud sur le bois de la vie..." Nous nous unissons pour chanter la seule chanson que nous connaissions tous les deux : "Je chante pour passer le temps, petit qu'il "nous" reste de vivre... comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content !"

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78 Quoi de plus beau, de plus romantique et de plus symbolique aussi que ce texte d'Aragon, mis merveilleusement en musique par Léo Ferré ? Un pacte qui vaut tous les contrats de mariage. Un peu plus tard, ce sera : Les loups1. Le ton du programme est donné et là écrites toutes nos directives. Bientôt, une amie qui se marie, nous laisse son studio, rue du Faubourg-Saint-Denis, à deux pas de la gare de l'Est et... de l'ancienne prison Saint-Lazare, où fut emprisonné Beaumarchais. La pièce est minuscule et les toilettes à l'étage en-dessous. La fenêtre donne sur la cour et il faut allumer la lumière en plein jour, pour y voir un peu clair. Mais c'est "chez nous". Et voilà que les colonels prennent le pouvoir en Grèce ! J'écris alors ma première chanson politique, sur ce beau pays tombé sous le joug du fascisme, sans qu'aucune aide ne lui soit apportée. Espagne sans canons. Peu après, dans un cabaret de la rue Descartes, je rencontre un délégué des Jeunesses communistes, qui me propose de représenter la France à Budapest, avec ma chanson. J'accepte ! La salle est immense. Il y a la télévision. Je chante ma chanson, seule à la guitare. Après le spectacle, une délégation de Grecs en larmes, en exil en Hongrie, vient me serrer les mains, m'embrasser, me remercier.

1 Chanson de Bessière et Vidali, chantée par Serge Reggiani.

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79 Je suis très émue. J'ai écrit cette chanson sur un coup de cœur, sans bien en mesurer la portée. Un garçon s'avance, il a l'air d'un gamin : -Fodor Tomach ! En Hongrie, on décline toujours son nom, avant son prénom. Il est Hongrois, il parle peu français. Nous parlons en anglais. Il dirige le théâtre universitaire et me propose une tournée d'un mois, autour du lac Balaton, avec sa troupe : je chanterai dans une séquence cabaret. J'accepte ! Nous embarquons tous dans un vieil autocar. Sur la route, souvent, nous dérangeons des troupeaux d'oies. Mais nous faisons halte dans de somptueux théâtres de verdure, en plein-air. Le public est nombreux. Les gens sont très directs, simples et chaleureux. La tournée a beaucoup de succès. Je ne comprends rien au spectacle, bien qu'on ait tenté de me l'expliquer... et je ne chante que trois chansons. Mais nous nous baignons dans le lac Balaton, seul plan d'eau dans ce pays privé de mer. L'ambiance est bonne. J'ai l'impression d'être en vacances. Avec mon passeport, j'ai le droit d'acheter dans les duty-free shops les produits étrangers. Je sais que je ne pourrai pas convertir l'argent hongrois que je gagne lors de la tournée, alors je fais des cadeaux à mes nouveaux amis. J'achète ce qu'ils convoitent tant : du Coca-cola, des collants en nylon et... des Tampax. Les restaurants sont

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80 contraints à des prix plafonnés. Si bien que les meilleurs d'entre eux sont très peu chers, du moins pour moi. Dans les magasins, il n'y a que des produits ou des objets de stricte nécessité. Rien de beau, rien de tentant, rien que je puisse acheter. Les vêtements sont laids et assez mal coupés. Les rues ternes et grises. Je me demande comment un peuple peut être ainsi "puni". Cependant, j'ignore encore qu'un peu plus tard, lors d'un festival de théâtre à Nancy, Fodor Tomach n'aura pas le droit de sortir de Hongrie avec sa femme Jugy. C'est l'un ou l'autre, mais jamais ensemble. Je serai révoltée de cette restriction au droit de libre circulation, à travers la planète. Nous sommes encore en pleine guerre froide et le rideau de fer est loin d'être levé. Quant au mur de Berlin, personne n'envisage, même en rêve, qu'il s'effondrera un jour de lui-même. *** Avec mon compagnon d'armes, nous sommes engagés pour les premières tournées dans les MJC à travers la France. Et là, nous rencontrons véritablement "le public". Jeune certes, mais complètement différent de celui des cabarets. Et nous devons changer l'orientation de nos chansons. Devenir moins caustiques, plus concrets, plus directs. Plus populaires. Sinon... nous nous "ramassons"... Traduction : nous essuyons un bide. Nous continuons à chanter chacun nos propres chansons, si bien que nos duos sont, en

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81 quelque sorte, une cerise sur le gâteau. J'écris justement la première chanson pour "nous" : "Ma vie est comme une pierre, petite et légère, roulant par les chemins... " d'après un poème de León Felipe, que j'ai entendu chanter par Paco Ibanez. Mais rapidement le mouvement s'accélère, nous sommes au printemps. Au printemps de l'année 1968. Je suis enceinte et, pour la première fois, j'en suis heureuse. Mon compagnon et mes parents, apparemment aussi. Cependant, mon père fait un malaise, avant de monter les escaliers du 6e. Il doit s'arrêter chez la concierge. Celle-ci fait venir le médecin, qui diagnostique de l'angine de poitrine : le cœur. Encore. Les naissances affecteront donc toujours son pauvre cœur... Pourtant, je ne m'alarme pas. Mon père semble une force de la nature, la voix sonore, le parler vif. La corpulence et l'allure d'un Jean Gabin. Pour moi, il est indestructible. Et puis, voilà mai 68 et nous participons aux premières manifestations. Le 10 mai, nous sommes à la Contrescarpe en grève. Nous redescendons vers la Sorbonne, où se dressent déjà plusieurs barricades. Nous avions pris soin de garer la voiture hors du quartier, pour ne pas être bloqués. Donc, nous revenons à pied. Partout on dépave et des groupes de jeunes discutent, d'autres chantent. Mon compagnon voudrait rester, mais mon instinct me dicte de partir. J'invoque mon état. Ma fatigue... Il cède. Nous escaladons une à une, toutes les

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82 barricades de la rue Gay-Lussac. J'en compte neuf. Nous sommes seuls à aller dans ce sens-là : à sortir. Arrivés au bout de la rue, nous apercevons les CRS, qui forment un cordon barrant la rue. Ils nous laissent passer. L'un d'eux, le chef sans aucun doute, porte un talkie-walkie. Et nous entendons distinctement l'ordre tomber : "Le quartier est bouclé ! Allez-y, chargez !" J'ai heureusement appris à toujours écouter mon instinct. Nous suivons le déroulement de la charge des CRS à la radio, pas encore censurée. Ce que j'entends me bouleverse. Tous ces jeunes poursuivis, matraqués. Le lendemain, je suis couverte de boutons et je n'ai plus d'ongles, moi qui ne les ronge jamais. Au soir, nous allons chez mes parents, pour discuter des événements avec mon père, qui suit tout excité ce qui se passe, à la télévision. Il nous raconte alors les grèves de 1936, auxquelles il a participé. Il était à l'époque, magasinier chez Renault et délégué syndical : les premiers à être licenciés, après les grèves. Il deviendra alors représentant de commerce. Ma grand-mère avait fait faillite, à Lyon, avec son atelier de tissage, peu après le krach de 1929. En effet, la plupart des commandes, venant des États-Unis s'étaient trouvées brusquement annulées. Ainsi, fils unique gâté par sa mère, mon père avait dû "monter" dans la capitale, pour trouver du travail. Plus tard, il rencontrera ma mère qui, fuyant son mariage gâché, est venue à Paris elle aussi, à la recherche d'un avenir meilleur.

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83 La déclaration de guerre, en septembre 1939, va les cueillir après trois ans de bonheur et de vie commune. Nous écoutons, mon compagnon et moi, passionnés par ce pan d'histoire que nous connaissons peu et dont mon père répugnait à parler. Pour la première fois, je comprends combien il a été cassé par la guerre. Celle de 14/18, d'abord, qui l'a rendu orphelin et celle qui, dès 1940, l'a séparé de ma mère et conduit en captivité. Il adhère au Parti Communiste à son retour du Stalag, mû par ce nouvel espoir qui enflamme alors la plupart des "hommes de bonne volonté". Mais il rendra sa carte, dès l'insurrection de Budapest en 1956. Dégoûté. Profondément déçu. Indigné. Depuis, il n'a plus d'ambitions, plus de projets d'avenir. Cependant, ce mois de mai ravive sa foi en l'homme. Ce que l'on apprend dans les livres d'histoire ne concerne pas la vie des petites gens. On y parle des rois, des grandes familles et des hommes célèbres ; des territoires et des batailles. Mais rien qui relie à l'histoire humaine. Notre histoire. Nous finissons la soirée en jouant au tarot. Mon père adore jouer aux cartes. Et gagner. Cependant ce soir là, j'ai l'impression qu'il nous laisse la partie belle. En nous quittant il m'embrasse et me serre dans ses bras, comme il le fait toujours. Pourtant ce soir-là, je ressens sa force et sa chaleur, plus que de coutume. Le surlendemain, le 13 mai, est encore un grand jour de manif. Et nous rentrons chez nous harassés, sans passer chez mes parents.

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84 À une heure du matin, on cogne à la porte. Nous n'avons pas le téléphone Un voisin m'annonce la nouvelle : -Annie, ton père est mort ! Je suis foudroyée. Il est mort en regardant la télévision. Pendant la période d'enthousiasme. Avant que les choses ne retombent, que les espoirs soient déçus et que de Gaulle ne déclare la chienlit. Je pense qu'il est mort heureux. Je ne pleure pas. Je suis incapable de pleurer. Pourtant j'adorais cet homme, qui était mon complice de tous les instants, mon confident, mon ami. Mon père. J'ai sangloté comme une perdue, à la mort de ma petite voisine. Je suis allée à la cérémonie religieuse, à Sainte-Odile. Seule église à accueillir les suicidés. Le vieux prêtre avait des tics ; au début, on aurait pu croire qu'il pleurait. Mais non. L'église était bondée. Je ne connaissais personne. Bénir le cercueil fut une épreuve. Curieusement, chacun bénissait les pieds. Moi qui n'avait jamais rien béni, j'ai béni la tête. Il m'a semblé que c'était mieux. Puis la cérémonie, pour la crémation, s'est poursuivie au Père-Lachaise. Je n'y étais jamais allée. Il est vrai que je ne fréquente pas beaucoup les cimetières. Je ne vais même pas sur la tombe de mon père, qui est pourtant près du Marché aux Puces. Je n'ai pas le sentiment de pouvoir le retrouver là-bas. Mais je rêve souvent de lui. Dans mon rêve il me parle. Cependant au réveil, je ne me souviens jamais de ce qu'il m'a dit.

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85 Le maître de cérémonie nous a dirigés vers une haute salle, ressemblant à une chapelle, avec ses vitraux. Mais au lieu de l'autel, c'est un grand escalier, conduisant à un petit temple, dont les portes sont closes. J'ai tout d'abord pensé qu'on allait y monter le cercueil et, de là, le faire descendre dans le crématorium. Mais il ne s'est rien passé. Nous étions silencieux et personne n'est venu. Les choses devaient se dérouler ailleurs. On nous a passé de la musique douce, on se serait cru au concert : personne n'osait tousser. Et j'ai commencé à m'ennuyer. Alors, j'ai examiné la salle de plus près. En fait, avec son paysage et son ciel peint, elle ressemblait au cinéma le Grand Rex, sur les Boulevards : un décor qui voulait faire rêver. Suggérer peut-être la béatitude de l'au-delà. Je me sentais mal dans ce lieu artificiel. J'aurais préféré être dans le jardin, que j'avais aperçu en passant. Au moins il y avait des fleurs. Au bout d'un certain temps, j'ai pu mettre un nom sur mon malaise : toute cette mise en scène me rappelait le film Soleil Vert1: dans un futur proche, toute la faune et la flore ont été anéanties. Le gouvernement incite les malheureux et les personnes âgées à se rendre dans des mouroirs. Après l'ingestion de quelque élixir délicieux et fatal, leurs derniers instants sont accompagnés de musique douce et de projections de paysages de rêve, où courent des animaux en liberté. Après quoi, leur corps sera recyclé en "soleil vert", des tablettes nutritives, distribuées aux humains survivants...

1 Film de Richard Fleischer, avec Charlton Heston.

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86 Et mon trouble s'est encore accentué. Mais je n'ai pas voulu partir. Enfin, le maître de cérémonie est arrivé avec une urne, emmaillotée dans un sac de cuir. J'était saisie. Fascinée : voilà ce qu'ils avaient accompli, hors de notre vue. Voilà tout ce qu'il restait de ma petite voisine. Une jeune femme s'est levée. Nous l'avons tous imitée. Elle a déplié un sac de papier kraft et le maître de cérémonie a mis l'urne dedans. Elle a prononcé ensuite quelques mots de remerciement, puis après un vague signe de tête, elle a tourné les talons et s'est dirigée vers la sortie. Comme si elle venait de terminer ses courses dans un Grand Magasin. Toute l'assemblée en restait muette de stupeur. Alors j'ai crié : non ! Pourquoi moi ? Comme s'il avait attendu ce signal, un homme s'est avancé. Il a touché l'épaule de la jeune femme, pour qu'elle se retourne. Puis il a sorti l'urne du sac et l'a pris dans ses bras. L'assemblée s'est enfin détendue. Tout le monde semblait avoir hâte à présent, de quitter ce théâtre. Moi, je savais bien qu'elle n'était pas là. Pas dans ce décor grotesque, ni dans cette urne incongrue. Elle devait être déjà quelque part au soleil, loin, très loin. Mais quand même. Dans les jours qui suivirent, j'ai rencontré plusieurs petites sauterelles vertes. À Paris, c'est peu usuel. Dans un jardin public, l'une d'elle s'est

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87 posée sur ma main. Place Clichy, une autre était sur mon rétroviseur. La troisième s'est trouvée dans un bouquet de fleurs, que je ramenais du marché. Peut-être était-ce la même. J'ai pensé -n'y a-t-il que moi, pour penser des choses pareilles ?- mais il m'a effleuré, qu'elle avait peut-être commencé par se réincarner en sauterelle. Après, elle verrait. Cela ne vit pas très longtemps, une sauterelle. Et puis, ce matin, j'ai découvert un papillon noir dans le fond de mon verre de vin, que j'avais abandonné la veille au soir sur la table du balcon. C'était très beau ce papillon, ailes ouvertes, sur le fond rouge du vin. Je ne savais pas s'il était mort. Peut-être était-il juste un peu ivre et ne pouvait-il plus sortir du verre. Alors, j'ai délicatement fait couler le vin et j'ai reçu le papillon dans le creux de ma main : il s'est ébroué. J'étais heureuse qu'il ne se soit pas noyé. J'ai ouvert grand ma main pour qu'il puisse s'envoler. Mais voilà qu'il s'est mis à remonter vers mon poignet. Je voyais bien ses deux petits yeux, au bas des ses antennes. J'était très impressionnée : il me regardait. Moi, sans réfléchir, je lui ai parlé. J'ai dit : -Moi femme, toi papillon... Le son de ma voix m'a troublée. Voilà que je parlais aux papillons, à présent. C'est alors que le papillon a levé une patte et a tapé plusieurs fois sur ma main. J'ai pensé que c'était du morse.

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88 Mais je ne comprends pas le morse, je le lui ai dit. Il a tout de même recommencé et j'ai eu cette idée bête : -Je suppose que tu me dis merci ! Il n'y a pas de quoi, c'est bien naturel ! Alors il s'est envolé. Un papillon au dixième étage, ce n'est pas très naturel. Mais bon...

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89 Après l'enterrement de mon père, mon compagnon et moi sommes retournés au 6e, pour ne pas laisser ma mère seule. Elle avait l'air d'une zombie. Mais nous avons tout de même allumé la télévision, pour voir ce qui se passait dans Paris. Cohn-Bendit tenait tout l'écran avec sa verve et son esprit. Jean Ferniot, ridicule interlocuteur, incarnait toute la sclérose de l'époque. Puis les événements nous ont emportés dans leur grande bourrasque. Nous rencontrons par hasard des copains chanteurs, se rendant chez un éditeur pour une réunion et nous les accompagnons. La plupart des gens que nous retrouvons là-bas ne savent pas trop quoi faire. Ils n'ont, dans l'ensemble, guère d'idées politiques. Je me découvre alors un talent décisionnaire. Je suggère que toutes les tournées en cours soient interrompues : nous nous devons d'être tous en grève. C'est fait dans la journée, par l'intermédiaire d'artistes connus. Puis il nous faut un lieu public pour nous réunir et nous exprimer : la salle de Bobino serait, à mon avis, la plus appropriée. Félix Leclerc y chante encore, mais... tout le monde est d'accord sur le principe. Je téléphone alors à un ami catcheur, pour qu'il nous fournisse un service d'ordre : nous

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90 connaissons les "fafs" de la rue d'Assas, qui cassent volontiers du gréviste, à coups de barre de fer. Puis, avec les quelques voitures disponibles, nous nous rendons tous à Bobino. Félix Leclerc est charmant mais Canadien, il ne peut pas nous suivre. Il se retire. Et avec l'assentiment de la directrice des lieux, nous investissons Bobino. Ensuite, nous donnons des spectacles au bénéfice des grévistes et nous tenons de mémorables séances, où nous essayons de refaire le monde. Les usines occupées réclament des artistes et nous y allons chanter. Contre un peu d'essence... Mais un certain nombre d'artistes ne tiennent pas à se rendre dans les usines, il préfèrent se produire à Bobino... Moi, au bureau, je programme. Partout, les gens se parlent dans les rues, par petits groupes : la vie devait changer ! Il suffisait d'y réfléchir et d'avoir de l'imagination ! Nous n'en avons pas manqué. Nous avons aussi beaucoup marché : il fallait économiser l'essence, mais sillonner Paris pour recueillir des informations. En effet, rien ne filtrait plus sur les radios, ni à la télévision. Quant aux journaux, lorsqu'ils paraissaient, personne n'était plus là pour les vendre. Seuls quelques crieurs solitaires arpentaient les places de la Bastille et de la République. Nous vivions dans un bienheureux chaos et nous prenions enfin nos désirs pour des réalités. Les moyens de mettre en œuvre nos rêves étaient longuement passés en revue. Nous votions des motions, après d'interminables palabres. Mais les chefs nous manquaient cruellement. Nous

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91 sentions confusément que nous tournions en rond. Les syndicats et les politiques cherchaient à récupérer le pouvoir. Dans les usines occupées, il ne voulaient même plus que nous prenions la parole. Un mot revenait sans cesse à la CGT : aventuristes ! Enfin, il faut bien le dire, au bout d'un certain temps, nous pataugions. Alors, de Gaulle a parlé. L'essence est revenue. Et la fête a cessé. Tous les cabarets étaient fermés. Les galas repoussés. Les tournées annulées. Pour notre part, nous avons, par hasard, trouvé un contrat sur un bateau de croisière partant de Venise pour se rendre à Haïfa. Nous devions divertir. Chanter pour les touristes. Après de très courtes escales à Corfou, au Pirée, à Rhodes et à Chypre, nous relâchions trois jours à Haïfa. Quartier libre. Nous en avons profité pour visiter Saint-Jean d'Acre et Jérusalem, où nous nous sommes fait taillé des moumoutes1dans le souk. Puis nous sommes repassés par les mêmes escales. Au Pirée, nous n'avions malheureusement pas le temps de faire un saut jusqu'à Athènes. Cependant, nous projetions de visiter Venise à l'arrivée. Las ! après son troisième mois de gestation, mon bébé décide de s'arrêter là. De poser son sac. J'ai visité la clinique.

1 Manteaux de peau de mouton retournée.

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92 J'étais très triste. Je désirais cet enfant. Et ce dernier lien ténu avec mon père fut à jamais tranché. Retranchée cette vie. La chute est sans fin, vertigineuse et molle, lorsque l'on tombe à l'intérieur de soi. De retour à Paris, des amis nous prêtent une maison près de Limetz. Nous allons à la pêche. C'est bien la pêche, pour laver les idées. Toutefois, c'est dans cette campagne tranquille, que nous apprenons l'entrée des chars russes en Tchécoslovaquie. Un autre clou planté dans nos illusions. Mais bientôt, c'est un nouveau bébé qui s'annonce, un nouvel espoir. Nous faisons sensation dans les rues de Paris, avec nos moumoutes. Les gens se retournent sur nous. Ce n'en est pas encore la mode. Ce ne le sera que l'année suivante... Pour moi, c'est mon premier hiver passé sans avoir froid. Un nouveau cabaret vient de s'ouvrir, rue du roi de Sicile : Les Frondeurs, tenu par un couple qui rêvait de spectacles. Lui, est dans l'import-export. Elle, dans les antiquités. Tout le monde y défile pour les auditions. Nous revoyons bien des copains de mai. Et nous sommes engagés. Colette Magny accepte d'y chanter, bien qu'elle trouve le cadre un peu trop bourgeois... Mon ventre s'arrondit mais je chante toujours. Bientôt, les patrons éreintés par leur double vie, nous laissent souvent seuls et je fais la

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93 cuisine pour trente. Il n'y a que trente places pour le dîner-spectacle et la salle est toujours pleine. Et puis les Frondeurs ferment pour être vendus . Et j'accouche d'un garçon... le 18 juin. Nous déménageons alors, pour nous installer chez ma mère au 6e. Notre "chez nous" est trop petit pour y mettre même un berceau et trop incommode pour y accueillir un bébé. Nous amenons avec nous notre chat, un chartreux aux yeux d'or, qui marche en laisse. *** J'ai entendu du bruit sur le pallier et j'ai entrouvert ma porte. J'ai aussitôt reconnu l'homme qui avait pris l'urne dans ses bras ; et lui, la femme qui avait crié : non ! Nous nous sommes souri. Il a dit, dans un excellent français, qu'il était "son père" et qu'il venait pour déménager ses affaires. J'ai proposé de l'aider. Je n'avais rien à faire. Et un homme seul pour trier et ranger, ça ne fait rien de bon. J'étais heureuse que nous puissions nous parler en français. Je n'ai étudié l'allemand qu'à l'école, sur le désir de mon père, mais je suis nulle dans cette langue : une langue jamais parlée. Il faut, pour bien la retenir, qu'une langue soit vivante et partagée. Nous avons mis toutes les affaires de ma petite voisine dans des cartons. J'avais le cœur serré, en découvrant toutes ces choses intimes : un rouge à lèvre ; des sandales ; des photos ; des babioles. Des vêtements à jamais inutiles.

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94 Tous les secrets, les petits riens d'une vie laissée-là, à jamais interrompue. Le père a vu mes larmes et il a mis la main sur mon épaule. Je lui ai proposé d'aller prendre le thé dans mon appartement, histoire de faire une petite pause. J'avais déjà recueilli le chat, après le drame : il courait effrayé entre les jambes des policiers. J'ai demandé au père s'il le voulait, mais il a dit que non. Puis nous avons causé un peu. Il n'avait que dix-sept ans, lorsqu'il a rencontré la mère de ma petite voisine. Elle travaillait alors en Allemagne. Une belle histoire d'amour : elle était plus âgée que lui ; elle a voulu garder le bébé, lorsqu'elle s'est trouvée enceinte. Il était trop jeune pour se marier. Cependant sa famille a voulu s'occuper de l'enfant. Mais la mère les a vite rejetés. Elle est rentrée en France, en emmenant le bébé. Il n'en avait jamais plus eu de nouvelles. Plusieurs fois, par la suite, le père avait essayé d'écrire, à la seule adresse qu'il connaissait d'elle. Mais les lettres lui étaient revenues. Plus tard, il s'était marié. Il avait eu d'autres enfants, des fils. Et il leur avait parlé de cette sœur perdue. En effet, il avait toujours ménagé la place de l'absente dans la mémoire familiale, sans jamais songer à renier son amour de jeunesse. Peut-être cette part de lui-même lui manquait-elle cruellement. Aussi, quelle ne fut pas sa joie, lorsque sa fille réussit à le retrouver, enfin. Grâce à son nom, que la mère

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95 avait fini par donner, après des années de silence et de mensonges. Juste avant de mourir. La mère s'était mariée de son côté. Son mari avait adopté la petite et lui avait donné son nom. Une seconde fille était née : celle au sac de papier kraft. La première, cependant, restait radicalement différente. Mais personne n'avait jugé bon de lui révéler la vérité : qu'elle avait un autre père. Et elle avait fini par le deviner toute seule. Après maintes questions auxquelles personne ne voulait répondre ; des questions que chacun éludait soigneusement. Voilà ce qu'avait raconté la fille au père, lorsqu'ils s'étaient enfin trouvés et rencontrés. Elle avait été heureuse de se découvrir des frères. Ils étaient si beaux et si blonds. Tout comme elle. À regarder son père me parler, je remarquais combien ils se ressemblaient. Les mêmes yeux verts. Le même sourire. J'étais charmée. Il a dû s'apercevoir que je ne l'écoutais plus et il m'a demandé si je connaissais le jeune homme que sa fille aimait. J'ai dit que non. Il paraît qu'il était à la cérémonie, mais il y avait tant de monde et... je ne l'avais vu qu'à la télévision. Ils avaient vécu ensemble quelques années, d'après le père. Ils semblaient heureux. Ils faisaient le même métier. C'est le garçon qui l'avait initiée au chant et prise comme partenaire. Dans le milieu si instable, si superficiel et cruel du show-business, c'était une force d'être deux. Disait-il. Puis elle s'était sentie mal. Elle avait voulu prendre cet appartement. Seule. Elle avait prétexté

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96 ne plus savoir qui elle était, ni où elle allait : elle avait besoin de se retrouver. J'ai proposé de finir les cartons. *** Peu après la naissance de notre fils, alors que je ne m'occupais encore que du bébé, mon compagnon a passé une audition pour jouer dans une comédie musicale. Moi-même peu après, j'ai repris les restaurants et les cabarets. Ma mère, qui travaillait encore à cette époque, gardait notre fils le soir, pendant que nous chantions. Tout comme ma grand-mère me gardait, lorsque j'étais petite et que... mes parents sortaient le soir. J'avais la hantise de ce trio reconstitué, où ma mère et moi n'avions fait que glisser d'une place. Puis ma tante est venue passer quelques jours à Paris. Un matin, pour me laisser dormir, elle s'est occupé du bébé. Mais elle a refermé la fenêtre, en laissant le chat chartreux sur le balcon : elle n'aime pas les chats. Plus tard, en fin de matinée, nous avons cherché le chat vainement. Il était tombé du 6e, par la fenêtre. Mon compagnon l'a remonté. Mort. Pourquoi les mêmes histoires se répètent-elles ainsi ? J'ai détesté ma tante, comme j'avais détesté ma grand-mère. Je n'ai jamais pu leur pardonner. Les gens, cependant... ne savent pas ce qu'ils font. Ils n'ont cure de la sensibilité des autres envers les animaux. Eux n'y sont pas sensibles et cela leur suffit.

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97 Je ne voulais pas, cette fois, abandonner mon chat à "l'homme aux gros gants". Cependant, nous n'avions pas à disposition le plus petit lopin de terre. Alors, nous décidâmes d'enterrer le chat avec mon père, qui l'aimait bien. Nous n'avions pas encore fait poser de pierre sur sa tombe : il fallait laisser la terre se tasser... aussi, faute de moyens. Ils reposent toujours ensemble, au cimetière parisien. Un peu plus tard, j'ai rencontré un nouveau producteur et j'ai enregistré mon premier 33 tours. Lorsque j'étais libre, j'allais au théâtre voir la comédie musicale -qui a tenu longtemps l'affiche- dans laquelle jouait mon compagnon. Une belle comédie musicale qui s'était exportée. C'est ainsi que j'ai songé à écrire la mienne et je cherchais une histoire qui puisse voyager, de la même façon, à travers la planète. J'ai soudain pensé au roman de René Barjavel, que j'avais lu l'année précédente : La Nuit des Temps1. J'ai contacté les auteurs. J'ai écrit ma comédie musicale. Nous avons fait des maquettes superbes. Conjointement, celle dans laquelle jouait mon compagnon, arrivait à son terme. Mais, caprice du temps, il fut soudain impossible, avant longtemps, de monter ce genre de spectacle dans la capitale. Le vent avait tourné. Alors nous avons sillonné la France, de villages-vacances en maisons de la culture. Faisant

1 L'auteure raconte ailleurs toute cette aventure : Nuit bleue.

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98 nos armes sur un public nombreux, spontané mais exigeant. Nous avons également enregistré ensemble notre premier 33 tours, dont j'avais écrit la plupart des chansons. Il se vendait si bien, à la fin des concerts, que nous dédicacions nos disques pendant plus d'une heure. Alors nous avons engagé un musicien pour nous soutenir. Puis deux, puis trois, puis quatre. Nous avons dû bientôt acheter un camion pour tourner et pour transporter hommes et matériel. Nous étions devenue une petite entreprise, complètement indépendante du show-business. Néanmoins, nous donnions plus d'une centaine de spectacles par an. Ce qui est beaucoup. Je faisais les valises. Je défaisais les valises. J'écrivais, je répétais avec les musiciens. Je voyais à peine grandir mon fils. J'ai commencé à confondre, dans mon esprit, toutes les salles de spectacle et tous les publics. Ainsi que tous les villages-vacances, tous les animateurs et tous les paysages. Nous avions acheté une maison, non loin de Paris, avec un beau terrain, un four à pain... un rêve de soixante-huitards. C'était beaucoup plus pratique pour les répétitions et le rangement du matériel. La famille, les copains venaient nous visiter. J'avais en fait encore plus de travail. À un retour de tournée, j'apprends par la radio la chute de Salvator Allende, au Chili. Sa mort brutale. Ce nouvel espoir brisé de démocratie me touche profondément. Et immédiatement j'écris une chanson. Qui s'en souvient ?... elle est

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99 pratiquement passée dans le folklore. Elle fut chantée dans toutes les manifestations de soutien. Enregistrée en deux versions et beaucoup diffusée. Quelques mois plus tôt, avant les événements du Chili, nous avions été engagés par l'armée, pour aller chanter, pour les fêtes de fin d'année, sur tous les sites militaires et civils de Polynésie. Vu la conjoncture, nous pensions réellement que le contrat allait être annulé. Mais il ne le fut pas. Les services de renseignement de l'époque n'était pas aussi performants qu'ils le seront plus tard. C'est donc avec une certaine stupeur que les colonels français découvrirent notre répertoire, qui comportait entre autres, Valparaiso et La torture. Il faut comprendre que nous chantions devant plus de mille marins et militaires à chaque spectacle. Et puis un jour, j'ai eu envie de fuir. Nous formions un très beau couple de scène, mais qu'en restait-il au soir de journées survoltées, envahies et dévorées par le regard des autres ? Je tombais de sommeil... l'amour, le plaisir, il leur faut de l'espace. Du rêve. Du temps. J'avais l'impression ne n'être plus qu'une image. Une image de femme créative et active : une superwoman avec un compagnon charmant, un bel enfant blond, un chien et des chats. L'image même du bonheur des magazines, qui auraient pu venir à la maison prendre des photos. Cependant, notre notoriété était bien limitée et n'atteignait pas les médias. Fort heureusement.

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100 Mais je sais parfaitement ce qu'a pu éprouver ma petite voisine. N'avais-je pas, comme elle, tout ce qu'une femme pouvait souhaiter ? Pourquoi alors me sentais-je aussi mal ? J'étais seule. Seule au fond de mon âme. Mais ne l'est-on pas toute sa vie ? Cependant, je me sentais également seule au fond de mon corps. Sans plus de désirs. Nous étions devenus des machines à chanter, à sourire. Mais qu'était-il advenu de nous, de notre couple ? Confondus et collés l'un à l'autre, nous n'avions plus d'identité propre. Nous formions un bloc-couple d'artistes, qui communiquait bien avec le monde extérieur ; mais très mal entre nous. Entre nous, point de dialogue. Point d'échange profond. Je retrouvais là mon vieux rêve, qui m'attendait à la croisée des chemins : qu'en était-il de ma vie de femme ? Mon couple ne me semblait plus fait que de carton-pâte. Juste du cinéma. Tient-on toute une vie par la passion d'un métier ? Par l'injonction du show must go on ? Le besoin d'être me rattrapait, trop occulté par le faire. Seulement, personne n'était en mesure de le comprendre, surtout pas moi. Je ne savais plus où j'en étais : j'étouffais. Voilà que je sortais soudain du cadre de la femme responsable et forte, qui "assumait" toutes les situations. Autour de moi, c'était la consternation, la déroute : elle est folle ! Je ne répondais plus à l'image. Il n'y avait plus d'abonnée au numéro demandé.

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101 Je m'éloignais du monde, je me repliais sur moi-même, tentant d'y voir un peu plus clair. Mon compagnon désorienté se retrouva bien vite dans les bras d'une autre femme. Les gens qui vont mal vous interpellent trop violemment sur les fondements mêmes de la vie. Les portes qu'ils s'ouvrent soudain laissent passer trop de courant d'air qui décoiffe. J'ai refusé les tranquillisants et les somnifères. Cela m'a sans doute sauvée. Ma petite voisine n'a pas eu cette force ni cette clairvoyance. Et elle s'est trouvée vite asservie, camisolée, dans des produits hautement toxiques pour le psychisme. Des produits qui détruisent et aliènent, comme toute drogue. Mais où aller chercher des forces ? Sous mes pieds s'ouvraient des gouffres et des crevasses. Je les croyais familières, mais celles-ci m'étaient inconnues. J'avais peur. J'étais seule. Dans le noir. L'angoisse me déchirait et me tordait les tripes. J'étais prise d'un terrible vertige. J'ai entendu alors gémir les pierres. Qui étais-je, moi qui ressentais soudain tout de ce monde ? Je ne savais pourtant plus où était le bas et où était le haut : j'abolissais toute géométrie. Toute gravité. Toute temporalité. Étrange alchimie que celle de la douleur intérieure. Bien étrange magie. Était-ce cela qu'avait éprouvé, enduré, ma danseuse nue du Hallams, en Angleterre ? Cela qui l'avait poussée à fuir le music-hall pour devenir cuisinière ?

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102 Dans cette descente aux Enfers, il ne faut espérer nul Orphée. Traversée du désert, sans ombre et sans eau, où la seule oasis est une parole vraie. Pourtant, dans le dénuement, il y a des clairières. Des oiseaux. Des arbres. Rien ne vaut le secours des arbres. Et il y a l'horizon, les ciels et leur couleur, les nuages. Et puis les étoiles. Les étoiles m'ont assurément sauvée, d'une toute autre mais certaine façon. Par le recul que j'ai pris peu à peu pour les suivre, jusqu'au Big-bang... La nuit cependant est l'ennemi à vaincre. Le jour, comme le museau ami d'un chien fidèle, réconforte soudain avec sa bouche tendre. J'essayais alors de me ressourcer. De me souvenir de ce que disaient le ruisseau, la cascade. D'écouter le murmure du vent, de la pluie. J'essayais de me rassembler mais tout en moi s'éparpillait, se défaisait dans une inquiétante dilution. Une œuvre au noir. Trouverai-je de l'or au bout du tunnel ? Lorsque j'ai pu remonter au grand jour, ma vision du monde avait changé. Et mes valeurs. J'étais entrée en osmose avec le monde, avec tout l'Univers : nous ne faisions plus qu'un. Je suis rentrée à la maison. Mais j'ai trouvé un territoire dévasté. La vie s'était poursuivie sans moi, je n'avais plus ma place. J'étais considérée à présent comme une personne "mineure". Je n'étais plus la femelle dominante au sein du groupe... et j'avais perdu tout crédit. Étais-je encore seulement capable de

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103 m'occuper de mon fils ? Même mes chansons ne m'appartenaient plus, gérées par d'autres. Elles étaient tombées dans "l'héritage". On écrivait mon nom en tout petit, ou juste avec des initiales... On me citait à peine, pour mémoire, comme si j'étais morte... D'ailleurs, n'étais-je pas morte ? Mon retour était incongru. N'aurais-je pas conforté tout mon monde, en disparaissant tout à fait ? Chacun aurait pu alors prendre le deuil et pleurer sur lui-même. En effet, est-ce jamais sur quelqu'un d'autre que l'on pleure ? Pour "l'absent", il est bien tard. Il est passé, pour quel retour, de l'autre côté du jour... Quand on n'est pas mort et qu'on revient de loin, on dérange. L'aventure est indicible. Elle n'intéresse pas : elle fait peur. Là sont, tous comptes faits, les moments les plus durs. On devient un fantôme. Un reproche vivant. Les rescapés de l'Holocauste le diront mieux que moi. J'aurais pu, j'aurais dû sombrer une seconde fois. Boire définitivement la tasse. Mais j'ai rencontré le garçon aux triplés. L'amour qu'il m'a fait m'a sauvée de la débâcle. L'enfant qu'il m'a donné est une victoire. Nous avons eu une fille, la sève de ma vie. Cependant dans la vie, rien n'est jamais simple... Les couples se forment sur une curieuse symétrie : l'état profond dans lequel ils se trouvent, lorsqu'ils se rencontrent, souvent comme des noyés qui s'accrochent l'un à l'autre, pour ne pas couler.

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104 Une fois sur la rive, on reprend pied. On met plus ou moins de temps à se refaire, à se remettre ; ou à se démettre. Apparemment, je me suis remise plus vite que le garçon, qui traînait une enfance perturbée, précisément par l'arrivée des triplés, qui l'avait fait déchoir, auprès de maman, de sa place de "petit prince" choyé. Mais quelqu'un peut-il réellement se targuer de ne pas avoir eu une enfance perturbée ? Quelqu'un sur cette terre sait-il ce que serait la vie d'un enfant élevé dans l'amour et sur le dos de qui ne se règlent pas tous les problèmes familiaux ? Mieux : tous les problèmes de l'Arbre généalogique. S'il y en a un, qu'il se lève, qu'il nous montre sa vie ! Ses réalisations. Ses enfants. La famille est une machine à détruire mais ceux qui n'en ont pas, inlassablement la recherche. Ne nous suffirait-il pas d'être simplement "Fils de l'homme" ? L'histoire de l'humanité toute entière ne rend-elle pas compte d'une lignée assez puissante ? Quelles sources ignorées cherchons-nous donc sans cesse, dans nos filiations obscures ? Quels gènes ? Quelles explications ? Là réside le mystère. Je mesure souvent la chance que j'ai eue, d'avoir été séparée de ma famille à sept ans. En restant au 6e, j'aurais été broyée, tatouée, asservie, asphyxiée, par l'histoire familiale, les ressentiments et les rancœurs. Fort heureusement, j'ai connu d'autres histoires, d'autres familles, où je n'étais pas impliquée de façon aussi délétère. La comparaison permet de prendre distance et, comme avec les

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105 deux yeux, d'apprécier le relief. Cet espace m'a ouverte à la liberté. L'incompressible liberté. Elle m'a permis de conserver la sauvagerie nécessaire à survivre. Sans cela, nous sommes happés, cassés, domestiqués, par l'obéissance. Nous devenons "conformes", formatés dans le moule. Cette sauvagerie, les animaux nous la montre, notre corps la sait bien. Si nous prenons la peine de l'écouter, il sait tous les combats. Toutes les lois fondamentales de la survie et de la vie. Depuis les poussières d'étoile, que nous sommes, il a fait tant de chemin. L'école, par la même chance, ne m'a pas imprimée beaucoup. J'ai échappé à la pensée unique de cette culture rabâchée et quelque peu étroite. J'ai appris ailleurs. Certes, j'ai été jetée dans le vide cosmique et j'ai dû y trouver seule mes repères et mes références. Me forger des comportements. En effet, ce que j'ai vu du monde réservé aux femmes ne m'a pas satisfaite. Mais il est difficile d'inventer, de forger une femme qui tienne debout. Le monde des hommes, que l'on se rassure, ne m'a pas non plus séduite, quoiqu'il m'ait fascinée dès ma petite enfance. C'est bien naturel : il représentait le monde du pouvoir. Cependant, comme il est pauvre et restreint, le monde des hommes, replié sur le semblable. Il manque souvent de sève, confiné qu'il est dans une homosexualité latente, qui fausse toutes les visions du monde. Et les femmes, réduites au rôle de reproductrices ou de poupées, ont survécu bien souvent amputées de leur possible, de leur

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106 intelligence, de leur ressource infinie : la nature. Elles qui sont des sorcières sublimes. Je n'ai pas connu beaucoup d'hommes non plus qui tiennent debout. Debout, dans la position verticale qui sied à l'humain. Pas à plat ventre, ni à genoux. Serait-il impossible de vivre debout ? La peur nous ronge. La crédulité nous asservit. L'illusion nous brouille les sens. L'esprit humain est encore si "nouveau", dans la nature, il manque d'un peu plus de recul et de catégories de comparaison. Il serait bon que nous rencontrions des extra-terrestres. Ils nous distrairaient des dieux qui nous obsèdent. L'esprit humain n'émerge, dans sa version la plus sophistiquée, que depuis un petit million d'années. La preuve de son génie par ses peintures rupestres, ses quelques pierres levées, n'est plus à apporter, mais nous n'en conservons la trace que depuis l'écriture. Cela fait bien peu de temps, au regard des milliards d'années d'existence de l'univers, dont nous sommes l'avatar ultime. Du moins... le seul connu. Pour l'instant. Des religions, je n'en parlerai pas. Elles me sont étrangères. Je ne vibre pas à leurs sirènes. Il n'y a que l'homme, l'homme Jésus, qui m'ait quelque peu interpelée mais, je crois qu'il s'est fait prendre à son propre jeu. Les sacrifices sont vains. Inutiles. Obsolètes. On n'achète pas l'univers avec des indulgences, on ne l'infléchit pas avec des sacrifices. L'univers n'est pas à vendre. Et la charité commence par soi-même. On ne négocie pas avec

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107 la monnaie des prières. Et lui faire un chantage à la mort ne mène à rien. L'Univers ne répond qu'au partage. Nous sommes l'univers. L'univers est en nous, quoi que nous fassions. Ce rapport corrélé est si étroit qu'il suffit juste que nous soyons pour être... Il n'est besoin de nul intermédiaire, pour se parler à soi-même. D'aucune langue élaborée et d'aucun artifice. Et comble ! nous n'allons pas nous adorer nous-mêmes ! La musique du silence nous est bien suffisante. Et soudain tout résonne en nous : nous pouvons alors faire sonner le monde à la volée. Un malentendu profond a gâté nos rapports. Une maladie congénitale. Un poison viscéral. Une myopie sévère. Une insensibilité de notre peau de pêche. Gavés que nous sommes de vaines paroles et d'humilité inutile, nous sommes juste incapables de vivre notre liberté. Nous ne rêvons qu'asservissement et irresponsabilité. Nous vendons notre âme au diable, juste pour ne pas nous sentir coupable de quelque chose. Et essentiellement de nous croire : VICTIME ! C'est si déstabilisant, incroyablement fantastique, d'être le monde ! D'avoir tous les pouvoirs ! Ah ! l'imagination, comme on l'étouffe vite, pour en faire un membre atrophié, comme gardé trop longtemps dans le plâtre de la culture. Étonnamment, D.H Lawrence, l'auteur de L'amant de lady Chatterley, disait qu'il nous

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108 faudrait au moins trois générations qui n'apprennent pas à lire, pour nous permette de nous renouveler... Peut-être quelque guerre atomique ou bactériologique, nous donnerait cette occasion. On dirait, qu'inconsciemment, les hommes la préparent. Je dirais même qu'ils la fomentent. Ils s'y emploient si activement, que c'est suspect. Peut-être un instinct profond leur dicte-t-il l'unique ouverture, dans ce monde saturé, qui tourne en rond dans ses contradictions. Si nous étions plus intelligents, plutôt si nous pouvions atteindre à une intelligence véritablement humaine -nous vivons tellement en dessous de nos moyens- nous pourrions opérer la transformation sans désastre, sans guerre. Mais nous ne pensons qu'à performer, qu'à gagner de l'argent, qu'à être beaux sans vieillir ni souffrir ... Nous sommes déjà bien mal partis pour nous réveiller de ce rêve illusoire de progrès et de croissance. Croissance ! quand les trois quarts de la planète meurent de faim ! croissance qui ne nourrit que la guerre. Progrès ... alors que l'obscurantisme gagne le monde. La religion, disais-je n'a vraiment fait que m'effleurer. Dieu merci ! Il y a tant à dire sur le désir qui nous gouverne, depuis les trois petits quarks des origines. Françoise Dolto l'avait bien appréhendé avec son Évangile au risque de la psychanalyse. Françoise Dolto, une grande dame qui tenait debout. Une femme qui a véritablement mis en œuvre la psychanalyse, que notre époque croit encore réservée aux "fous". Par peur. Peur de

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109 s'ouvrir à sa propre vérité. Notre époque lui préfère la drogue. Toutes les drogues. Depuis celle des dealers des rues à celle des dealers de cabinets médicaux, qui eux, ne sont pas poursuivis. Sponsorisés qu'ils sont par le lobby des laboratoires pharmaceutiques. Ils sont même encouragés, puisqu'en principe -en principe seulement- ils réinsèrent les humains déviants dans le cycle mortel du Soleil vert. Il ne faut pas déranger la croissance ! Même si celle-ci a quelques ratés. Il lui faut des "actifs" à la "croissance" ! une petite dose de religion par ci, une pilule de Prozac par là : et voila le peuple tranquillisé, prêt pour l'éternelle croissance, à défaut de la vie éternelle. Pauvres gens, dormez en paix dans vos chaumières, assoupis devant la télévision. Ne mettez pas le nez dehors : il y fait froid et la bise souffle. *** Ma petite voisine avait mis le nez dehors. Et le froid l'a saisie, l'a glacée. Lorsque ses yeux verts, d'adolescente quelque peu attardée dans la fraîcheur, se sont posés tout à coup sur le monde, un beau jour décillés, ce qu'elle a vu l'a confondue. Oui confondue. On l'avait confondue avec Claudia Schiffer ! Ou Marilyn Monroe. Une de ces poupées gonflées aux airbags de la célébrité. Elle n'était qu'une femme qui avait du mal à grandir, à avancer, à se tenir debout. Elle a chancelé et elle est tombée.

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110 Elle n'a pas trouvé l'eau pour se ressourcer. Elle n'avait que cette tour, où ne coule aucun ruisseau ; que ce béton muet et obtus. Et elle n'a pas non plus rencontré le garçon aux triplés, qui l'aurait retenue par la main. Elle était pour cela beaucoup trop romantique. Elle croyait sans doute que l'on n'aime qu'une fois. Elle est morte de froid dans un désert aride. Nous avons terminé les cartons. Nous les avons ceints de larges scotchs blancs, pour qu'ils ne s'ouvrent pas. Le père m'a serrée dans ses bras. Il a dit qu'il reviendrait avec les déménageurs. Il a confié le chat à mes bons soins...

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111 Aux premiers jours de l'année 1980, j'ai fait passé un grand courant d'air dans ma vie. Cela me connaît les courants d'air. Et je suis immunisée à présent contre la coqueluche. Après mon retour à la maison, en sortant du gouffre, j'avais repris les tournées, tant bien que mal, avec mon ex-compagnon qui s'accrochait à sa maîtresse. Moi, j'étais devenue un terrain miné. Mais les tournées sans compagnonnage sont un enfer de solitude. Plus tard, j'ai essayé d'y entraîner le garçon aux triplés. Je rêvais encore de communauté post-soixante-huitarde. Mais ce n'était pas son univers, il a vite décroché et s'est à nouveau noyé dans la bière. En vérité, immergé, comme il l'était avant notre rencontre. Alors, au début de l'année 1980, donc, de cette nouvelle décennie prometteuse, j'ai renoncé aux tournées, autant qu'à la main qui m'avait secourue. Le garçon, que l'on se rassure, s'est vite raccroché ailleurs. Et les tournées ont continué un temps sans moi. Avant de s'éteindre de leur mort obligée. Je me suis retrouvée seule à la maison, avec mes deux enfants. J'ai repris ma guitare. Les cabarets ayant presque tous disparu, il me restait les restaurants et la manche. J'avais l'habitude.

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112 Je suis remontée à Montmartre. Et commence pour moi une double vie : la journée à la maison, ménagère et cuisinière, jardinière à la belle saison. Les devoirs après l'école. Et puis le soir après dîner, les enfants en pyjamas bien calés devant la télévision : la guitare dans la voiture et en route pour Montmartre. J'y retrouve mes copains, toujours avec les mêmes potiches, qu'ils s'échangent de temps à autre. Et moi je chante, je chante, je chante. Accrochée à ma guitare comme à une bouée. Je gagne ma vie. Bien. Un peu saturée par mes propres chansons, je recommence à apprendre celles des autres. Toutes celles qui me plaisent, comme à mes débuts lorsque je chantais dans les prés ou en coutére. À présent je n'ai plus droit à une grenadine mais à un verre de vin rouge. Et les gens me donnent de l'argent, pour le moment d'émotion que je leur fait passer. L'échange est ainsi équitable : ils choisissent la chanson qu'il désirent sur une Carte comme au restaurant. Les fractales se reproduisent à l'infini, dans tous les détails de la vie de l'Univers. Et chaque chanson chantée est un acte authentique. Je ne sais plus porter de masque. J'en commence d'ailleurs une collection, accrochée sur le manteau de ma grande cheminée. Chaque année, j'en dépose là un nouveau... Les rôles sociaux ne m'intéressent ni ne m'atteignent plus. Ni les belles théories. Ni les idéologies. Ne parlons pas des religions, auxquelles je n'ai jamais souscrit, pas plus qu'aux

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113 tranquillisants, auxquels je n'ai pas eu recours. Je me passerai définitivement des bisous-bisous, je leur préfère les poignées de main et les accolades fraternelles. De temps à autre, je ramène un amant à la maison. Je ne veux pas que mes enfants me voient à jamais sans homme et sans amour. Qu'ils s'imaginent qu'une mère n'en a pas besoin. C'est un trop mauvais exemple à donner. Un gros mensonge qu'on se doit de ne pas faire aux enfants. Un de plus. Ils risqueraient de le reproduire... Il faut se méfier avec l'éducation. Mais, encore une fois, j'ai longtemps cherché avant de trouver un homme avec qui je puisse juste vivre. Un homme qui tienne debout devant moi, d'abord, et devant les enfants. Les enfants voient tout de suite ce qui ne fonctionne pas. Lorsque les actes ne sont pas en accord avec les paroles, les enfants le remarquent aussitôt et perdent toute confiance. Et puis mon premier ex avait fini par revenir à la maison, lui aussi, et nous avions à présent chacun nos appartements. Quant au second, il passait nous voir de temps à autre. Alors il faut dire, à la décharge de mes amants de passage, que lorsque le pauvre bougre, qui pensait juste sauter une encore jolie blonde, mesurait soudain la complexité de la situation familiale, il était rare qu'il revienne. Qu'importe ! ce n'était pas le bon. Que dire de ces années ? Elles n'ont pas été les plus malheureuses. J'étais libre. Je chantais. J'avais mes enfants. La créativité ne m'avait pas

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114 quittée et j'écrivais toujours quelques chansons nouvelles. Quoique mon public ne soit pas toujours curieux de les entendre. Quelqu'un qui ne passe pas à la radio... l'aune suprême, la seule qui vaille... cela ne peut avoir grand intérêt. Les gens ont si peu l'habitude de se faire une idée des choses par eux-mêmes. L'exercice de la libre pensée et de l'intelligence est subversif. On se sent vite coupable de conscience ! Quel danger pour l'équilibre. Grâce à mon ancien producteur, j'eus la chance d'encore enregistrer un 33 tours en live, comme je le souhaitais, avec de bons musiciens. Mais... il n'eut ni promotion, ni diffusion et il n'y avait plus les tournées pour le vendre. À une époque où l'on recrute les artistes au berceau, je n'avais pas l'espoir d'intéresser encore les radios et les télévisions. Je n'avais, d'ailleurs, pas de temps à leur consacrer Voilà, j'étais has been. À la maison, avec mon ex, nous avons eu beau essayer de faire les comptes, le compte n'y était pas. Et finalement c'est très bien ainsi. En étudiant la comptabilité pour mon C.A.P. j'avais découvert le compte pertes et profits exceptionnels... J'en ai fait bon usage. Il est un art d'équilibrer les bilans. Tout autant que de savoir faire du calcul rapide, en un temps sans calculette électronique. Et je suis retournée en Savoie, une année, avec ma fille. Avant de visiter mon amie Simone, à Chambéry, avec qui j'entreprendrai l'ascension du

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115 Margériaz par la pente douce, j'ai voulu revoir ma famille annexe. J'étais si heureuse, après toutes ces années, de lui rendre visite. Je n'avais eu l'occasion de le faire qu'une seule fois, avec mon compagnon chanteur, alors que notre fils était encore très jeune. J'avais retrouvé avec émotion la Gustine, qui semblait bien fatiguée de la vie, elle autrefois si battante, si vivante. Lorsqu'elle mourut, Lulu m'écrivit. J'appris par la même, la naissance de son quatrième enfant. Et puis, emportée dans le tourbillon de la vie, à cette époque sans téléphone, je n'avais plus donné ni reçu de nouvelles. Je me disais dans la voiture, roulant vers eux : quand Lulu rencontrera ma fille, sûrement il aura un choc : elle me ressemble tant qu'il croira me revoir, lorsque j'ai débarqué au pays. Oui, le choc fut rude : Lulu est mort. Il a rejoint Jean et la Gustine au petit cimetière de la Combe. Sa femme, mon ancienne camarade de classe, ne m'avait pas écrit. Après tout, je ne suis pas de la famille... et écrire est une corvée que l'on n'accomplit guère facilement. Elle estima sans doute que ce qui se passait chez eux n'intéressait plus la Parisienne, qui, depuis le temps, avait dû les oublier tous. Comment lui dire que j'ai passé là-haut les années les plus importantes de ma vie : celles qui m'ont fondée, qui m'ont formée... qui m'ont sauvegardée. L'un de ses garçons ressemble à Lulu, autant que ma fille me ressemble. Ils se sont tout de suite entendus. Et le garçon a tenu à lui donner un chiot noir, trapu comme un ourson. La légende familiale

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116 aurait-elle opéré ? Je n'ai pas eu le cœur de refuser. Nous l'avons prénommé Gaspard. Un Gaspard des montagnes... une race en perdition. Cependant, l'année suivant à la maison, mon ex, le chanteur, eut une parole malheureuse : il dît que Gaspard était beau, certes, mais qu'il n'était jamais qu'un pauvre petit bâtard sans race. Il faut faire attention à ce que l'on dit devant les animaux, comme devant les enfants, parce qu'ils comprennent tout. Même les plantes souffrent, on l'a vu. Et les pierres gémissent. Le lendemain, Gaspard s'est fait renverser par une voiture, devant la maison. Il est mort sur le coup. J'ai encore bien pleuré et les enfants aussi. Nous l'avons enterré, cette fois, dans le jardin. J'ai planté un rosier sur la petite tombe. Un peu de Savoie est enfouie là à jamais, même si ce pauvre Gaspard n'est plus aujourd'hui que poussière. Poussière d'étoile autant que nous tous. Pourquoi mes animaux sont-ils toujours victimes de l'inconséquence de mes proches, si ce n'est de la mienne... *** En 1986, j'ai rencontré un homme. Dire qu'il tenait debout, c'est beaucoup dire, il vacillait. Il est si difficile de tenir debout, seul dans un monde où les bourrasques sont si fortes, les tourbillons si violents. Mais il avait des aptitudes.

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117 Têtu, intelligent, retord. Il refusait de se coucher. Jeune lion blessé. Il fut mon homme. Mon entourage estima qu'il n'avait pas l'image. C'est normal, notre époque ne fonctionne qu'à l'image, à la superficialité. Mais pour moi, il avait le fond. Et je considère que c'est l'essentiel. À nous deux, nous avons ré ouvert une ère de courants d'air et d'abolition des privilèges. Malgré sa relative jeunesse, il a assumé la complexité de la situation Mon ex a fini par déménager : nous avons racheté ensemble sa part de maison. Pour les enfants, il n'était pas assez vieux pour être un père. Trop pour être un copain. Ils ont dû s'adapter. C'est moi qui choisis mes compagnons. Pas eux... J'ai ensuite assouvi mon vieux rêve de peinture, en réalisant avec lui une série de tableaux sur verre, à la façon des vitraux au dessin cerné, éclairés de l'intérieur. J'ai ainsi copié, ou plutôt transposé, les grands peintres que j'appréciais le plus -de Lascaux à Picasso- en objets lumineux. Et je n'ai jamais eu qu'un seul client, mais un client d'importance : une chaîne de maisons de retraite de luxe, qui a décoré et humanisé ses couloirs avec mes réalisations. Quelques deux-cent-cinquante pièces demeurent à Angers, Orléans et Grasse. Je n'ai -fort heureusement- rien créé en peinture, ma créativité ne passe, depuis bien trop longtemps, que par les mots et la musique. Un peu plus tard... elle passera cependant par l'image.

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118 J'ai néanmoins écrit un conte musical pour enfants. J'en ai dessiné moi-même les personnages, que mon compagnon a très habilement découpé, ensuite, à la scie sauteuse dans des plaques de bois. Ainsi j'ai pu les peindre, aidée par mes enfants, et ils sont devenus des entités tangibles : le décor mouvant du spectacle. Toutefois, sans moyen de diffusion, aucune entreprise ne peut avoir d'avenir. Mais tout est archivé. Stocké. Les enfants ont grandi. Ils se sont émancipés. Ils se sont envolés. Et nous sommes restés tous les deux, mon compagnon et moi, seuls dans notre grand domaine, avec plus rien à accomplir, si ce n'est rénover la maison, embellir le jardin. Nous avons commencé à nous ennuyer. La vie est ainsi faite. J'étais déjà à l'automne de ma vie, mon compagnon à la force de l'âge. La vie n'est pas un long fleuve tranquille. Ma mère, qui habitait toujours son 6e à Paris, est tombée malade et nous l'avons placée dans une de ces maisons de retraite médicalisées, construites par mon client des vitraux. Je comptais louer son appartement. Et puis, j'ai eu un accident de voiture, où j'ai failli mourir. Les maladies, les accidents, quels qu'ils soient -tout autant que les guerres- rendent toujours compte d'un malaise profond, que l'on n'a pas su régler "avant", par des voies moins brutales. On aurait tort de penser qu'ils vous arrivent par hasard. Ils vous incitent à la transformation. À la mutation.

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119 Parfois, plus sévères, ils vous expédient derechef vers un "ailleurs" inconnu. Vers l'au-delà... Alors, j'ai décidé de tout vendre. *** Je suis venue m'installer, rentière, dans cette tour, avec mon chat survivant. Le grand chien-loup Ulysse, fidèle compagnon des enfants, que j'avais adopté pour les consoler de la disparition brutale du pauvre Gaspard, était mort de vieillesse depuis bien longtemps et je ne l'avais pas remplacé. On ne peut jamais remplacer les êtres qui vous sont chers. Ils sont définitivement uniques. Mais dans ce monde de haute consommation, beaucoup le croient encore. J'ai acheté alors mon premier ordinateur. J'y ai tout d'abord numérisé tous mes textes de chansons, tous mes poèmes. Et puis -j'avais une telle plage de temps devant moi- j'ai commencé à écrire des romans. J'ai ainsi utilisé mes dix doigts qui courent sur le clavier avec bonheur. Finalement, tous mes enseignements m'ont été profitables. Il n'y a guère que la sténographie qui soit tombée en désuétude et que j'ai pour ma part totalement oubliée. Si ce n'est... qu'elle m'a appris que, tout autant que les langues diverses rencontrées et apprises, on peut écrire la même chose avec d'autres signes... qu'ils soient cursifs ou même mathématiques. Il est si important de comprendre qu'il y a plusieurs voies, plusieurs chemins à cheminer, pour arriver ... non plus à

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120 Rome, mais à exprimer, rendre compte, de l'Univers tout entier. Bientôt, j'ai pris Internet. Je me suis branchée sur le monde et ce fut magique. J'ai exploré les banques de données. J'ai acheté des logiciels. Photoshop ©. Band in the Box ©. Frontpage ©. Goldwave ©. Et j'ai entrepris de composer mon site. Un site souvenir avec les documents et les photos en ma possession. Un site témoignage. Un site testament... J'ai fait des rencontres étonnantes avec Internet, dont un ingénieur informaticien, créateur du site de René Barjavel, qui m'a aidée à éditer mon propre site en ligne... en le recomposant entièrement d'une manière plus stable que l'inconstant Frontpage. J'ai écrit de nouvelles chansons, que j'ai pu enregistrer, orchestrer seule, juste avec l'aide de mon ordinateur et de mes logiciels. J'ai édité alors mes propres CD. J'ai ainsi numérisé tous mes anciens disques vinyles. Toute ma production. Dans ma tour lumineuse du dixième étage, je me suis sentie comme un aiguilleur du ciel, faisant atterrir et décoller de nouveaux avions. Les ovnis de demain... J'ai réalisé également mes premiers clips vidéo, à l'aide des banques d'images pour illustrer mes chansons, anciennes et nouvelles. Je les mettrai plus tard en ligne sur YouTube.

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121 *** Le père est revenu. Il a sonné à ma porte. Pendant que les déménageurs faisaient leur ouvrage, nous avons encore causé un peu. Je sentais qu'il avait quelque chose à me dire, mais il ne se décidait pas. Nous avons parlé des chats, qui s'entendent si bien et forment un joli couple. Quoique... le matou de ma petite voisine soit castré. C'est inévitable dans un appartement. Je n'ai jamais voulu faire castrer mes chats, malgré le parfum qu'ils semaient dans ma maison ; toutefois, j'habitais alors la campagne. Ici, dans la tour, je donne la pilule à ma chatte, pour qu'elle n'aie pas de chaleurs. La vie moderne détraque autant les animaux que les humains. J'expliquais tout cela au père, lorsqu'il proposa soudain que nous allions diner, ensemble. Il y a bien longtemps qu'un homme ne m'avait invitée à dîner. J'étais heureuse comme une petite fille. Lors du repas, nous avons parlé de nos enfants. Le père me confia que ses garçons étaient grands, à présent et que lui-même vivait séparé de leur mère. Il partageait encore son temps, pour eux, entre l'Allemagne et la France, où il avait ses affaires. Mais ses fils n'avaient plus véritablement besoin de lui. J'étais bien. Un peu grisée par le vin et, malgré moi, je souriais, euphorique.

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122 Le père m'a dit que j'avais l'air heureuse. J'ai répondu que oui, certainement ! Alors, il a proposé que l'on se revoit encore, juste pour le plaisir. Et j'ai accepté sans réfléchir. J'aime beaucoup ses yeux verts. On a l'impression de plonger dans la mousse, lorsque l'on s'y attache un peu trop longuement. Peut-être m'y suis-je un peu trop attardée, roulée, vautrée dans leur verdure. L'homme a pris ma main. C'est seulement à cet instant que j'ai réalisé qu'il me plaisait. Et que... je lui plaisais aussi, certainement. Je dois vieillir, je ne pense plus essentiellement à ces choses là. On dirait que je redeviens naïve et innocente, comme lorsque j'étais un princesse. Une Parisienne. Avant que je sois grande. C'est délicieux. Je lui ai suggéré d'aller prendre le café à la maison. Il n'a pas refusé. En sortant du restaurant, nous avons longé le square et j'ai passé la main sur les buissons. Une petite sauterelle verte s'est accrochée à ma manche. Puis elle a sauté sur lui. Surpris, il s'est secoué. Je lui ai dit de ne pas être brusque : c'est une amie... Il s'est mis à rire. Alors j'ai ri aussi. Et il m'a embrassée. J'ai été prise de frissons, de tremblements, comme la première fois, lors de mon premier baiser dans le foin, avec Dédé d'Aix. La vie est étrange. Nous avons passé la nuit ensemble. Nous n'avions plus l'âge de différer et de perdre du temps.

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123 C'est drôle de refaire l'amour, quand on s'imagine être déjà vieux et que cela ne pouvait plus vous arriver jamais. Le corps se souvient vite, de ce que l'esprit avait tenté d'oublier. Le plaisir est extrême. On se demande alors comment on a pu vivre sans lui, comment on a pu l'ignorer à ce point. Comme s'il n'avait jamais existé... Lorsqu'on oublie son corps, on perd également la mémoire de soi. Alors, il n'y a plus rien. On pénètre dans un no man's land, un désert froid et aride. Comme un monde sans amour. C'est là que l'on commence à être surpris, de voir son reflet dans la glace alors, que pour soi... il n'y a plus rien. Plus d'image. Plus d'être. Et la mort est là, qui guette déjà, qui rode comme une hyène hideuse, attendant patiemment sa proie. Et un soleil vert se met à briller dans la nuit. Une nuit sans jour jamais. Mais ce matin, le soleil brille, comme il n'avait jamais brillé auparavant. J'ai l'impression de voir la lumière pour la première fois, de renaître à la vie. Alors, j'ai allumé mon ordinateur, qui dormait, comme moi, d'un long sommeil obscur et je me suis mise à raconter l'histoire. À renverser la marmite. La marmite qui contient tous les secrets. Mais où mijote, en fait, la potion de vie. Et tant mieux si la dynamite du père Nobel les éclate en morceaux... ils essaimeront. Maintenant, je me sens bien et je suis en paix. J'ai beaucoup de romans devant moi qui me font déjà signe. Des romans à écrire. Je prendrai pour cela un autre pseudonyme, pour ne pas

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124 mélanger les genres... Peut-être me faudra-t-il, d'ailleurs, un jour songer à trouver un éditeur. Un éditeur intrépide ! mais je n'en suis pas là. L'essentiel est d'écrire et le plaisir est là. L'essentiel est de peindre... peu importe les galeries, les acheteurs, les millions, les milliards des spéculateurs. L'œuvre est là. Les idées une fois émises, une fois écrites, rien ne peut les stopper... elle voyagent vers les confins, avec la lumière. Le weekend prochain, l'homme et moi partons pour le bout du monde. Je lui ai parlé de l'endroit et il veut le connaître. Un hôtel s'y est construit. Nous allons y dormir. J'ai hâte d'être à l'hôtel du bout du monde...

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125 POSTFACE Je dois au lecteur une certaine vérité. Puisque ce roman prétend être l'autopsie d'un suicide, ainsi que l'auto-psy d'une vie, il est nécessaire d'en préciser encore quelques points importants. Il est certain que tous ces souvenirs sont véridiques. Je l'affirme. Je l'atteste. Cependant, on ne résume pas un drame humain, autant que les méandres d'une vie en quelques pages. Il est également certain que je n'ai pas tout dit... La vie n'est jamais aussi lisse et aussi présentable. J'ai gommé bien des vilenies et des moments sordides. Bien des péripéties. Mais qu'importe, ces détails n'apporteraient à l'ensemble rien de plus. Si le dessein d'une vie apparaît mieux en l'écrivant, en le mettant ainsi en abîme, en perspective, ce n'est jamais qu'un raccourci. Entre autres, ce n'est que pour les besoins de l'histoire, que j'ai introduit ici le personnage du père. En effet, s'il existe... je l'ai juste entre-aperçu. Néanmoins, je me suis ainsi rendue compte combien ma recherche d'une relation profonde avec un homme était liée à celle que précisément j'avais établie, connue avec mon propre père : Une relation de confiance, de bienveillance et d'amour, liée à un échange sincère d'idées avec une intelligence considérée comme "égale". Un tel homme n'est certes pas facile à trouver... à rencontrer et pourtant, il existe ! Il faut faire confiance à la vie.

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126 J'ai écrit une chanson prémonitoire, au début des années 80 qui commence par une phrase empruntée à l'auteure de "La dérobade"1et qui ne peut mieux dire : Où retient-on cet homme Que j'aime depuis l'enfance Sous quels cieux délabrés Vient-il à ma rencontre... D'autre part, je n'ai pas plus vendu ma maison que celle de ma mère, pour m'installer rentière dans une tour... mon histoire personnelle a donc suivi son cours avec mon compagnon, après quelques prises de distances bénéfiques. Et nous cohabitons toujours. Nous avons depuis, trouvé maintes occupations pour égailler nos jours ... et nos nuits. En revanche, l'accident de voiture dont je n'ai pas été "victime"... mais vers lequel j'ai fait inconsciemment la moitié du chemin -accident survenu peu après le suicide de "ma petite voisine"- n'est autre que la suite logique de la révélation du cousinage entre nos deux histoires. Une rechute... Il est vrai que j'ai laissé ce récit dormir depuis 2001. Je viens seulement de le retranscrire et de sommairement le compléter. D........... le 22 novembre 2015

1 La dérobade : Jeanne Cordelier, Éditions Hachette.

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127 DE LA MÊME AUTEURE... ...AUX ÉDITIONS DU BOIS NOIR : -LE PETIT CHEMIN DE SABLE : Roman d'une vacance, où tout se reconstruit : un univers se crée en sept jours... avec une poignée d'humains, au bord d'une petite plage secrète. -LE QUATORZIÈME STADE : Où l'Histoire, à travers 14 stations initiatiques, et la petite histoire, lors de l'édification du Stade de France, finissent par se rejoindre à Saint-Denis. -AUTOPSY : Roman autobiographique à fichiers partagés avec une petite voisine suicidée. Autopsie et psychologie. -PETIT MANUEL DE SURVIE... POUR ÂMES VOYAGEUSES : Essai sur une N.D.E : "expérience proche de la mort". Récit fantastique, où les personnages ne se différencient que par la calligraphie du texte : nos différents états de conscience. -LA LOUP BLANC : Roman policier, ethnographique et historique, se déroulant à 40km de Paris, dans le Vexin français. Histoire fantasmée, fantastique et fantasque. -NUIT BLEUE : Roman de science fiction, se voulant une "suite" à "La Nuit des Temps", de René Barjavel, appliquant la mécanique quantique au pied de la lettre.

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128 -L'UNIVERS ET MOI : Récit mouvementé relatant l'écriture d'un roman destiné au grand éditeur parisien "Panamard", avec lequel son auteur brigue le Prix Goncourt... -LES CHOCOLATS DE MOLENBEEK : Au cours des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, un physicien perd sa femme. Se lève alors en lui une colère divine... ÉDITIONS DU BOIS NOIR : adresse mail : [email protected] site internet : http://www.annienobel.com