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1 / 29 Recherche et composition : un cas d’étude Notes de conférence Dans cette présentation, je voudrais étudier quelques modalités du rapport entre travail de recherche et de création. Cette dernière est la composition dans mon cas 1 . Floris Solleveld dit à propos de Henk Borgdorff : « La plupart de la discussion a été conduite selon approche descendante (top-down), s’intéressant à la nature de “ l’art ” et de la “ science ” dans l’abstrait plus qu’en observant ce que les artistes/chercheurs font effectivement. » Pour prendre en compte cette remarque, je voudrais présenter une étude de cas, afin d’être au plus près d’une approche tant concrète qu’inductive. Cela me permet aussi de m’interroger sur une démarche, en la partageant avec les membres du Centre de recherche… Enfin, j’espère pouvoir ainsi avancer quelques propositions sur ce rapport entre activité de recherche et de composition, tout en prenant en compte les autres interventions de ce groupe de travail. Je partirais d’une auto-analyse d’un Ritratti di gentili maestri, une suite de compositions pour différents ensembles de chambre, pour la mettre en relation avec une recherche musicologique. Les travaux de recherche et de composition, pour cette présentation, seront articulés autour d’un seul « sujet », un compositeur Britannique, Brian Ferneyhough. Partir de deux activités différentes centrées sur le même sujet me semble important afin de pouvoir mesurer, en quelque sorte, l’écart entre ces deux activités. I. Brian Ferneyhough : un résumé Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce compositeur, je présente rapidement un résumé de ses (pré)occupations. Brian Ferneyhough est un créateur multiple, ce qui pourrait nous situer d’emblée dans le problème de l’articulation entre plusieurs activités… En effet, il s’illustre à la fois en tant que compositeur, enseignant, et aussi, quoique de façon moins visible, dans la poésie, la peinture, le dessin ou l’infographie. Je présente successivement chacune de ces activités, avant de les illustrer succinctement par des exemples. I.A. Le compositeur Nous retiendrons, pour ce résumé, trois caractéristiques principales. I.A.1. Nouvelle complexité Il est considéré comme le chef de file d’un mouvement qu’au total il ne revendique guère, la « nouvelle complexité ». a) Ouvrir l’œuvre par une partition « injouable » En ce qui nous concerne, et très rapidement, disons qu’une partie de son projet consiste à proposer à des interprètes des partitions « injouables », ou, plus précisément, dont 1 On évitera donc, autant que possible, de parler dans ces notes de « création », mais plutôt de « composition ».

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Recherche  et  composition  :  un  cas  d’étude  Notes  de  conférence  

Dans cette présentation, je voudrais étudier quelques modalités du rapport entre travail de recherche et de création. Cette dernière est la composition dans mon cas1.

Floris Solleveld dit à propos de Henk Borgdorff :

« La plupart de la discussion a été conduite selon approche descendante (top-down), s’intéressant à la nature de “ l’art ” et de la “ science ” dans l’abstrait plus qu’en observant ce que les artistes/chercheurs font effectivement. »

Pour prendre en compte cette remarque, je voudrais présenter une étude de cas, afin d’être au plus près d’une approche tant concrète qu’inductive. Cela me permet aussi de m’interroger sur une démarche, en la partageant avec les membres du Centre de recherche… Enfin, j’espère pouvoir ainsi avancer quelques propositions sur ce rapport entre activité de recherche et de composition, tout en prenant en compte les autres interventions de ce groupe de travail.

Je partirais d’une auto-analyse d’un Ritratti di gentili maestri, une suite de compositions pour différents ensembles de chambre, pour la mettre en relation avec une recherche musicologique.

Les travaux de recherche et de composition, pour cette présentation, seront articulés

autour d’un seul « sujet », un compositeur Britannique, Brian Ferneyhough. Partir de deux activités différentes centrées sur le même sujet me semble important afin de pouvoir mesurer, en quelque sorte, l’écart entre ces deux activités.

I. Brian  Ferneyhough  :  un  résumé  Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce compositeur, je présente rapidement un

résumé de ses (pré)occupations. Brian Ferneyhough est un créateur multiple, ce qui pourrait nous situer d’emblée dans le problème de l’articulation entre plusieurs activités… En effet, il s’illustre à la fois en tant que compositeur, enseignant, et aussi, quoique de façon moins visible, dans la poésie, la peinture, le dessin ou l’infographie. Je présente successivement chacune de ces activités, avant de les illustrer succinctement par des exemples.

I.A. Le  compositeur  Nous retiendrons, pour ce résumé, trois caractéristiques principales.

I.A.1. Nouvelle  complexité  Il est considéré comme le chef de file d’un mouvement qu’au total il ne revendique

guère, la « nouvelle complexité ».

a) Ouvrir l’œuvre par une partition « injouable » En ce qui nous concerne, et très rapidement, disons qu’une partie de son projet

consiste à proposer à des interprètes des partitions « injouables », ou, plus précisément, dont 1 On évitera donc, autant que possible, de parler dans ces notes de « création », mais plutôt de

« composition ».

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la difficulté est telle qu’elle force l’interprète à effectuer des choix dans le processus même de déchiffrage de l’œuvre : autrement dit, tout en étant complètement fermée dans son écriture, elle devient une œuvre ouverte.

Cela ne sous-entend pas, pour répondre à Philippe Guisgand, qu’il y a une indétermination esthétique sous-jacente, car, sinon, on ne pourrait identifier un « style Ferneyhough ». Disons qu’il y a une volonté d’interroger, dans l’acte de composer, ce qui relève d’une attitude d’interprétation ; non pas intégrer cette dernière comme processus de composition, mais prévoir dans l’écriture des choix ouverts d’interprétation : « Il revient individuellement au compositeur de fixer son choix sur des problématiques spécifiques : l’une qui m’a toujours frappé avec une force particulière est celle de l’interprétation en concert. »2 Et : « toute exécution qui représente un essai conscient de réaliser la partition est une interprétation valide. »3

De même, pour répondre à Anne Cresseils, il n’est guère envisageable, sauf à renoncer à la nature même d’une écriture de composition, de travailler « en direct » avec des interprètes (c’est une pratique fréquente, par contre, en improvisation). Il est néanmoins possible de donner des choix (œuvres ouvertes), de détecter des dérives par rapport à une norme (œuvres avec dispositifs en temps réel) ou d’écrire en fonction d’un travail préalable avec un interprète singulier (situation là aussi fréquente pour les concertos, par exemple, ou en musique de chambre). La solution de Ferneyhough est d’intégrer dans l’écriture différentes prémisses d’attitude d’interprétation…

b) Complexité des processus de composition Le deuxième point est que si la partition est effectivement d’une immense complexité,

elle est tout aussi difficile à écouter et à composer. Les processus de création sont donc très complexes, et impliquent une perception oblique : ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui seront perçus, mais les relations qui se tissent entre eux, les « lignes de force » qui les relient…

I.A.2. Geste  /  Figure  /  Texture  

La seconde caractéristique pour appréhender l’œuvre de Ferneyhough, est sa proposition d’envisager une composition, ou plutôt un objet de la composition, sous le triple point de vue de Geste / Figure / Texture.

a) Subsumer le langage Rapidement, cela signifie que les problématiques orientées sur le langage, propres

autant à la génération de Darmstadt (Boulez, Stockhausen, etc…) qu’à ses contempteurs, sont subsumées par des catégories qui les « coiffent ».

Autrement dit, dans le droit fil de Schoenberg, Ferneyhough fait partie de ces compositeurs qui intègrent leur position historique (dans son cas un modernisme tardif) en tant que vecteur de leur travail de composition.

b) Non trois structures En particulier, ces trois catégories de Geste / Figure / Texture ne sont pas à

comprendre comme trois types de structure différentes, mais bien trois façons différentes d’observer un seul objet, fondé sur une écriture qui prend en compte un « geste » instrumental, qui peut se dissoudre dans le temps afin de se recombiner (l’aspect « figural »), et qui propose une surface sonore concrète (une « texture »).

2 Brian Ferneyhough, « Response to a questionnaire on ‘complexity’ » (1990), Collected writings,

Edinbourg, Harwood Academic Publishers, 1998, p. 67. Pour la suite, la référence à ce livre est notée CW. 3 Brian Ferneyhough, « Response to a questionnaire on ‘complexity’ (1990) », CW, p. 71.

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c) Morphologies En ce qui nous concerne aujourd’hui, disons que cette approche met l’accent sur

l’aspect « morphologique » des structures musicales, au dépend d’une focalisation sur leur syntaxe.

I.A.3. Dialogue  des  arts  

Enfin, la troisième caractéristique est très Lilloise, puisque Ferneyhough n’a cessé de revendiquer un dialogue des arts dans son œuvre. Il décrit ainsi « la tâche la plus urgente qui incombe » à sa génération comme un « essai de réintégration de la musique dans un cadre culturel plus large. »4

La raison est à chercher, là encore, dans une position historique revendiquée : son projet n’est pas une recherche d’une nouvelle langue musicale universelle, comme les musique tonale ou sérielle ont pu le tenter.

I.B. L’enseignant  Ferneyhough enseigne aux Etats-Unis, d’une façon toute paradoxale. Cela signifie,

outre-Atlantique, qu’il exerce ce métier au sein d’une université (Stanford). Ferneyhough est l’un des plus fascinants professeurs de composition qu’il m’ait été

donné de rencontrer. Son approche, résultant sans doute de son propre apprentissage, principalement autodidacte, est plus une quête du lieu de la créativité, qu’un cours en bonne et due forme.

Signalons en passant qu’il multiplie les interventions dans beaucoup de sessions de composition (ou master-classes), et qu’il s’agit donc d’une activité dans laquelle il est plutôt fanatiquement impliqué.

I.C. Brian  Ferneyhough  :  quelques  exemples  Après avoir brièvement rappelé quelques caractéristiques saillantes de Brian

Ferneyhough, quelques exemples illustrant ces pratiques.

I.C.1. Le  compositeur  

a) Nouvelle complexité

Lorsque l’on sait que la partition précédente est pour violoncelle solo, le moins que

l’on puisse dire est que sa complexité est avérée ! Il ne rentre pas dans le cadre de cette communication d’interroger le pourquoi de cette complexité (je renvoie à mon livre, p. 154 et

4 Brian Ferneyhough, « Aspect of notational and compositional practice », CW, p. 2.

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suivantes) ; mentionnons juste qu’il s’agit aussi, « simplement » en quelque sorte, de sa nature propre et non d’une posture : « Un professeur m’a demandé une fois d’écrire enfin un morceau simple ; j’ai travaillé pendant quelque temps, lui ai montré le résultat ; la partition me fût rendue avec le commentaire : “Continuez d’écrire de la musique complexe” ! »5

b) Dialogue des arts Pour illustrer cette volonté de dialogue des arts, mentionnons quelques tableaux ou

autres dont s’est « inspiré » Ferneyhough pour quelques-unes des ses œuvres : La Terre est un homme, de Matta, La Chute d’Icare, de Bruegel, voire la gravure de Flammarion : Un missionnaire du Moyen Âge raconte qu’il avait trouvé le point où le ciel et la Terre se touchent. Mais on peut citer aussi la conjonction entre l’installation de Robert Smithson, The Sedimentation of the Mind : Earth Projects avec le poème d’Ammons, Terrain. Nous verrons plus loin aussi les Carceri d’invenzione de Piranèse…

Pour répondre à une question d’Anne Creissels, il est juste d’observer qu’il s’agit plutôt d’œuvres singulières qui retiennent Ferneyhough, et non l’ensemble d’une production, le mouvement d’un grand œuvre. S’il faut chercher la prise en compte de l’ensemble d’une démarche, il faudrait sans doute interroger son rapport à la philosophie (en particulier Walter Benjamin). Néanmoins, il s’agit sans doute d’un reflet de son intérêt pour une certaine « fragmentation ».

c) Poésie, peinture, dessin et infographie Deux exemples des productions graphiques de Ferneyhough : un dessin de 1966

retouché en 1993 et une partie d’un ensemble de onze planches rassemblant un poème et une infographie, un peu sous la forme d’un recueil d’« emblèmes ».

5 Brian Ferneyhough, « Interview with Philippe Albèra » (1988), CW, p. 334.

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I.D. Un  travail  de  recherche  /  de  composition  C’est en étudiant surtout les deux aspect de compositeur et d’enseignant, que j’ai

cherché à appréhender cette figure de la musique contemporaine.

I.D.1. Recherche  Il en a résulté un long travail de recherche, qui s’est principalement concrétisé par un

livre. Celui-ci est fondé sur un travail de type musicologique : il s’agissait de comprendre une démarche de composition. D’un autre côté, même si les résultats sont peu présentés dans l’ouvrage, un travail d’analyse a aussi été mené à bien, sur lequel on reviendra.

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I.D.2. Composition  

Mais il se trouve que ce livre a aussi été écrit en parallèle d’un cycle de composition, les Rivages, et a été suivi par une œuvre spécifiquement liée au compositeur Fernehyhough, un élément d’un ensemble de compositions que j’appelle Ritratti di gentili maestri6.

Je souligne dès à présent la différence de « production » : d’un côté un livre, de l’autre une partition (qui, pour un compositeur, représente l’œuvre). Le livre et la partition sont totalement indépendants : il s’agit donc de deux supports propres, dont la différence est maintenue (par exemple, il n’y a pas de citation du livre dans l’œuvre, que ce soit dans les instructions relatives à l’interprétation, les notes de programme, ou la partition elle-même, et il n’est pas fait mention du ritratto dans le livre).

I.D.3. Pas  d’entre-­‐deux  

Dans cette présentation, je n’aborde donc pas le problème de l’entre-deux, ou très peu. Non que cela ne m’intéresse pas, mais cela me permettra d’étudier les rapports recherche / composition sans avoir à définir a priori la notion d’œuvre ou de « communication scientifique », voire de leur présentation, leur « exposition » : l’approche est définitivement poïétique.

Pour autant, évidemment, il ne faudra pas assimiler la recherche à une théorie et la composition à une pratique ; soit, dit autrement, il est clair que la recherche et la composition comportent toutes deux un aspect théorique et un aspect pratique. Nous en toucherons quelques mots.

I.D.4. Quelques   modalités   pour   appréhender   les   rapports   entre   une  recherche  et  une  composition  

Nous chercherons à positionner le discours de façon à nous interroger selon trois (ou quatre) axes :

1) Dans quelle mesure la composition ne peut-elle s’effectuer sans la recherche ? 2) Quelles singularités sont produites par le projet de relier les deux ? 3) Quelles implications esthétiques pour le domaine de la composition ? 4) Quelles implications pour cette recherche liée à l’art ?

II. Les  Ritratti  di  gentili  maestri  Rapidement, quelques mots pour présenter cette série de composition.

II.A. La  série  Les Ritratti di gentili maestri sont une suite de morceaux (en nombre indéfini) de

portraits d’amis compositeurs. Chaque composition de cette série possède un nom en deux parties, séparées par un « : ». Par exemple, pour celui qui nous intéresse : Ritratti di gentili maestri : Per Finnoghe Hurrybea.

II.A.1. Le  titre  Ritratto : portrait ; en italien, lorsque l’on s’adresse à un grand maître, on dit (écrit)

« caro maestro », qui correspond au « cher maître » français. Lorsqu’il s’agit d’un jeune compositeur, l’on dit (écrit) « gentile maestro », littéralement gentil maître, qui n’a pas d’équivalent en français, sauf peut-être chez Rabelais, qui voyait Dufay attablé en compagnie « d’autres gentils musiciens ».

La seconde partie des titres des portraits est constituée d’un anagramme du nom du compositeur portraituré, précédé du mot per (« pour » en italien).

6 Toutes les partitions mentionnées dans cet article sont consultables sur le site franciscourtot.free.fr.

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II.A.2. Le  projet  

Les paragraphes suivants sont empruntés aux notes de programme de la partition. Peut-être, le projet de composition montre qu’une certaine époque du faire en musique

est close (ou du moins, que je l’espère telle), et qu’il existe vraiment une communauté de compositeurs, dont les idées sont suffisamment lointaines pour admettre la différence comme fertile, et pour qui l’entraide n’est ni l’origine d’une corporatisme, ni celui d’un renoncement, encore moins d’un avatar de post-modernisme, qui n’est qu’une aggravation grotesque de la modernité. L’idée d’une telle suite de portraits est, parmi d’autres, de tisser en musique des liens, afin de refléter cette interrogation qui survient quand on auto-analyse une de ses compositions, et qu’on ne sait plus si c’est son idée ou celle d’un collègue qui se découvre là.

Peut-être, ainsi, ai-je l’espoir d’échapper à la schizophrénie du chercheur / compositeur, en interpellant « l’autre », pour prendre en compte une remarque de Romain Bricout…

Un autre point de départ, pour cette suite de compositions conçues comme assez brèves, est d’explorer une idée a priori non musicale, un portrait en musique, qui n’a pas beaucoup d’occurrence dans l’histoire de cet art. On trouve des hommages, souvent, des « à la manière de », en grand nombre, mais pas, ou très peu, de portrait, qui semble donc être une catégorie assez strictement liée à l’image.

L’idée de texture, que je tends à rapprocher de celle d’image, est une catégorie émergente des compositions de ces dernières années. Pour autant, on ne peut guère considérer qu’une texture, ou même une suite de textures, soit à même de façonner le portrait de quelqu’un. Mes Ritratti tentent de faire un portrait musical d’un compositeur, qui se définit essentiellement par sa musique, même si la personnalité laisse ses traces sur la musique, du moins je l’espère. Les solutions varient de la fausse citation à la déclinaison dans un autre idiome, en passant par l’amalgame, le clin d’œil, le madrigalisme plus ou moins clair. Un des intérêts que je trouve dans la composition proprement dite de l’un ou l’autre de ces portraits, est que cela me force à écrire quelque musique qui n’aurait pas trouvé place dans mes propres projets de composition. C’est, me semble-t-il, l’essence du portrait que de modifier celui qui le réalise, en cherchant à s’approcher au plus près du modèle choisi.

En particulier, transférer une musique d’un langage d’un ami compositeur dans le mien persiste à m’intéresser, et c’est une des expériences que j’éprouve comme passionnante quand j’écris ces pièces.

Une source plus spécifiquement politique, celle-là, vient d’un titre d’une série de sculptures de Giacometti, dans sa période surréaliste : « Objets désagréables à jeter ». Il semble bien, qu’en ce début de XXI° siècle, la musique contemporaine soit une sorte de production inutile aux média-craties, qui ne peuvent la vendre, la faire passer pour ce qu'elle n'est pas.

Car, évidemment, la question de la musique pure se pose clairement dans une suite de compositions de cette sorte, dont le sujet, avoué, est « non-musical ». Le problème est ici suffisamment complexe pour excéder les limites de notes de programme : comme l’a écrit P. Lacoue-Labarthe, « la question de la musique, étrangement, n’est jamais la question de la seule musique ». On pourrait faire une étude historique et montrer que l’indépendance de la musique à l’égard du texte, de l’opéra ou de la messe, ne s’est réalisée que par une forme (la forme-sonate) fortement décalquée du drame. On pourrait aussi interroger les derniers quatuors de Beethoven, sommet de la musique pure, qui comportent aussi bien la Grande Fugue que la Cavatine, morceau chéri du maître. Plus près de nous, tant Webern que les sérialistes des années cinquante ont eu recours au texte pour affirmer un triomphe de la musique pure, situation paradoxale s’il en est… En bref, l’énoncé de Sartre (après d’autres), comme quoi la musique n’est pas un art signifiant, et donc, qu’elle ne signifie qu’elle-même (je n’arrive toujours pas à comprendre en quoi l’on a pensé mieux la musique avec une telle formule) me paraît singulièrement réducteur. Si, comme l’écrit Bonnefoy, la musique semble une structure pure, à l’égal du cristal, qui n'apparaît exister que pour montrer la possibilité d’une invention à l’infini, ce qui n’est guère contestable, on ne peut alors éviter l’alternative suivante. Soit, l’on retombe dans les travers de l’ultra romantisme, en considérant que la musique est un monde à

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elle seule, avec le compositeur pour seul démiurge ; soit, plus modestement, et en prenant acte de la fin de la modernité, l’on considère qu’une structure ne perdure que pour autant que son créateur soit attentif à sa vie propre, qui recèle bien un sens quelque part, si cette structure perdure, le temps d’une composition, finie. Le même Bonnefoy a d’ailleurs écrit, définitivement : « Et si la poésie n’était qu’élaboration, différenciation : équilibres d’une structure, qu’aurait-elle d’autre à offrir que ce qui ruine déjà la société aphasique ? ».

De tous ces points, seule la relative importance du « langage musical » est proche de

mes recherches de musicologue ; j’admets qu’il s’agit là d’un des liens les plus clairs avec l’aspect théorique de mon travail de compositeur.

II.B. Ritratti  di  gentili  maestri  :  Per  Finnoghe  Hurrybea  Quelques remarques liminales pour le projet de cette composition.

II.B.1. L’architecture  

a) Plusieurs mouvements Ce portrait s’organise en cinq mouvements. Pour un portrait de Brian Ferneyhough, il

était nécessaire de penser une architecture en plusieurs mouvements, dans la mesure où il s’agit d’un fondement du modèle : une grande forme qui repose sur le concept d’énergie formelle ; celle-ci établit à large échelle des directions pour chacun des mouvements, qui définissent ainsi une individualité des temps musicaux qui se tressent. « Depuis déjà assez longtemps (presque depuis le début, en fait), j’ai gravité autour et exploré le problème de structuration des compositions selon plusieurs mouvements »7.

Dans le portrait, les mouvements sont groupés de différentes façons, selon différents critères (paramètres) relativement indépendants et qui évoluent de façon asynchrone.

b) Équilibre / déséquilibre Ces cinq mouvements adoptent une découpe de 2+1+2. L’idée était d’essayer de

parvenir à un équilibre paradoxal : deux mouvements de longueur « raisonnable », relativement ramassés, un mouvement très bref et quelque peu théâtral qui sépare la première paire de la seconde, composée de deux mouvements de longueur « déraisonnable », très longs.

Là encore, il s’agissait de refléter une caractéristique importante du modèle choisi : une esthétique de l’extrême liée à sa position historique, transférée du domaine de l’écriture proprement dite à l’architecture entière de l’œuvre.

S’y insèrent, à partir du second mouvement, des interludes de différentes sortes, de la respiration sonore à la réalisation d’une partie d’une œuvre du modèle (un extrait du Tutti II de l’œuvre Transit, de Brian Ferneyhough — l’écriture ouverte de ce tutti y invitait).

II.B.2. L’effectif  instrumental  L’effectif fait référence aux Études transcendantales, dont les forces instrumentales

sont Flûte, Hautbois, Voix d’alto, Violoncelle, et Clavecin ; la voix disparaît (toute composition avec voix pose des problèmes spécifiques que je ne veux a priori pas traiter dans un portrait), une clarinette la remplace, et le cymbalum prend la place du clavecin On obtient de la sorte un ensemble de sonorités qui peut évoquer différentes époques de la musique (du baroque au contemporain), décalquée d’une formation qui fait elle-même référence tant au Marteau sans maître de Boulez que du Pierrot Lunaire de Schoenberg.

7 Brian Ferneyhough, « The time and motion study cycle » (1983), CW, p. 113.

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Il reste à préciser que deux instruments (violon et basson) s’ajoutent au long des autre derniers mouvements. Ils agissent dans le dernier mouvement comme un double du couple petite clarinette-violoncelle (aigu-grave), mais en inversant les familles :

bois corde aigu petite clarinette (mib) violon grave basson violoncelle

II.B.3. Présentation  Dans cette présentation, je me n’intéresse qu’aux mouvements I et V, pour des raisons

de temps, certes, mais aussi parce que ce sont ceux qui se prêtent le mieux à une étude des rapports entre recherche et création.

III. Mouvement  I  :    Modus  operandi  musicae  aenigmatae  Nous allons d’abord étudier la première partie du premier mouvement.

III.A. La  première  partie  Le projet de composition a été de présenter en composition un travail d’analyse,

résultant de la recherche. Autrement dit, la composition s’organisera autour d’une citation et de son analyse.

III.A.1. Recherche  d’une  analyse  La citation choisie est le tout début de l’Études transcendantales n°1 :

Le travail de recherche était sous-tendu par la question suivante : comment est-il

possible d’exécuter une telle musique, a priori injouable ? Autrement dit, le problème était de comprendre la possibilité d’une interprétation. Une des difficultés insurmontables de ces mesures réside dans l’utilisation d’irrationnels8 entrelacés, jusqu’à trois niveaux de tressage. Il fallait en quelque sorte « déconstruire » la citation pour faire apparaître une structure rythmique dans laquelle le hautboïste pouvait se situer. Plus précisément, il s’agissait d’ôter progressivement les irrationnels, en commençant par les niveaux les plus profonds, pour mettre à jour un squelette simple. En apprenant ce squelette, l’interprète pourra ainsi réintroduire progressivement, comme des tropes, les différents niveaux9. Cette « analyse » est ainsi publiée dans le livre :

8 En musique, on appelle « irrationnel » (de façon totalement impropre, car il n’y a rien d’irrationnel là-

dedans !) l’introduction d’une sous-pulsation à l’intérieur d’une pulsation donnée (par exemple, cinq valeurs dans la durée de quatre) ; entrelacer les irrationnels correspond à l’introduction récursive de différentes sous-pulsations. Un irrationnel se note par un nombre et un crochet, ou par deux nombres séparés par un « : » (comme 11:6, signifiant onze valeurs dans la durées de six) et un crochet.

9 Je ne cherche pas, naïvement, à savoir si cette opération est effectivement menée par tous les interprètes tout au long de toutes les compositions de Brian Ferneyhough (probablement pas). Je dis juste qu’il s’agit d’une façon d’aborder cette musique qui est cohérente avec l’approche du compositeur, et qui est efficace.

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De l’autre côté, si l’analyse déconstruit la citation, la composition adoptera l’attitude

inverse, pourtant fondée sur cette analyse ; la forme sera très simple : une première partie qui construit la citation, la citation elle-même, et une seconde partie qui effectuera une autre déconstruction, apparentée à des variations (voir infra).

III.A.2. Composer  une  citation  (!)  

La première partie construit donc la citation, en se basant sur l’analyse précédente, d’une façon un tout petit peu différente. Je réduis d’abord la citation à son rythme :

Une version à peine modifiée a été utilisée, dans laquelle les notes pointées sont

remplacées par des quartolets (4 pour 3), la pulsation de base est doublée, et une durée est remplacée par deux de valeur moitié (probablement une erreur qui s’est maintenue) :

Le processus de déconstruction-construction a été réalisé en suivant l’analyse, mais en

reportant en fin de la mesure considérée les groupes de notes dont les irrationnels sont retirés (voir ci-dessous).

Il en résulte un « aspect pédagogique » : pour une fois, on est sûr que les interprètes auront travaillé les rythmes simples, avant de les soumettre à un irrationnel, et avant de les inclure éventuellement dans d’autres…

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III.A.3. Pour  mémoire  :  les  hauteurs  Les hauteurs de la citation sont soumises à un processus de compression comparable à

sa déconstruction rythmique. Évidemment, la partition présente ce processus en rétrograde, de façon à construire l’ensemble de la mélodie de départ :

III.B.  La  seconde  partie  Avant de conclure sur cette première partie, il me semble nécessaire d’aborder la

seconde, afin de les mettre en perspective.

III.B.1. Durée  et  irrationnels  Le fondement de cette seconde partie prend sa source dans l’observation simple de

l’utilisation d’irrationnels entrelacés, qui ne fait pas vraiment partie de mes techniques habituelles de composition, mais qui est clairement impliquée par la première partie.

Dans ce cadre, chaque durée est triplement relative, puisqu’elle dépend tout autant : - de sa valeur

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- de l’irrationnel, - de la place de ce dernier dans l’entrelacs. C’est un phénomène que j’ai trouvé suffisamment intéressant pour donner le jour à des

permutations sur la même suite abstraite (hors irrationnel) de valeurs rythmiques. L’idée a été de conserver la suite des symboles, mais de déplacer les irrationnels (lorsque c’est possible), et ce, afin de :

1) déduire des variations 2) inverser le processus de construction, pour retirer petit à petit les irrationnels. Ainsi, pour générer le matériau rythmique de cette seconde partie, j’ai, par

programme, recherché toutes les affectations possible, moyennant un degré d’entrelacement donné, des irrationnels utilisés dans une mesure à la suite de durées abstraites qu’elle contient. Par exemple, la première mesure peut être représentée ainsi :

Elle comporte au maximum trois niveaux d’entrelacement des irrationnels. Si je

cherche toutes les autres possibilités, avec précisément trois niveaux d’entrelacement, j’obtiens les solutions suivantes, l’original pouvant être observé sur le sixième système, affublé du numéro 16 (voir ci-dessous).

On obtient donc un ensemble de variations des rythmes de la citation. La façon dont ces différentes variations sont utilisées dans le début de la seconde partie ne rentre pas dans le cadre de ce texte. Mentionnons simplement qu’il y a un contrepoint à deux voix basé sur ces rythmes, « accompagnés » par les autres instruments.

Soulignons en passant que la longueur effective de chaque symbole varie bien sûr selon les différentes solutions obtenues, ce qui correspond à l’observation mentionnée plus haut.

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III.B.2. Réduire  les  irrationnels  Pour réduire le nombre d’irrationnels employés, les permutations calculées peuvent

être contraintes de façon à rendre superflus certains irrationnels : par exemple, un quartolet affublant une noire pourra être écrit comme une croche pointée. De même, lorsque un irrationnel ne comprend que des valeurs égales (triolet de doubles, par exemple), il pourra être « condensé » (en une croche). Le processus se répète avec l’ensemble d’irrationnels minus le dernier superflu, permuté sur les valeurs rythmiques obtenues ; certaines étapes se répètent, compte tenu de l’évolution des autres mesures.

À un certain moment, ne subsistent que les irrationnels « irréductibles », qui ne peuvent être supprimés. Cette deuxième partie est conduite de façon à les minimiser, de deux façons différentes (pour chacune des deux voix).

Par exemple, la seconde mesure de la citation, représentée ci-dessous, peut se

déformer de la façon suivante : Original (citation) :

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Étape 1 (Chiffre 6 de la partition) : permutation de tous les irrationnels sur la liste de durées originale.

Étape 2 (Chiffre 7) : le triolet précédent de doubles a été condensé en une croche, d’où

suppression de ce 3:2.

Étape 3 (Chiffre 8) : le 4:3 précédent est condensé en une croche pointée, et disparaît.

Étape 4 (Chiffre 9) : mêmes ensembles.

Étape 5 (Chiffre 10) : le 5:6 est réécrit et disparaît…

Étape 6 (Chiffre 11) : le 5:4 reste irréductible (même rythme).

III.B.1. Remarque    Un point qui me semble important de souligner est que cette nouvelle

« déconstruction » ne s’apparente plus à de l’analyse. Elle représente plutôt un engendrement autonome de structures rythmiques (ce que Levi-Strauss, pour poursuivre une remarque du texte de Philippe Guisgand, appelait du « bricolage »10), obtenu en observant une autre technique d’écriture. Comme mentionné plus haut, ce détournement d’une technique autre en une technique personnelle constitue un de mes intérêts forts dans l’écriture de ces portraits.

III.C. Synthèse  du  premier  mouvement  

III.C.1. Support  et  pratique  Chaque pratique conserve son support : l’œuvre se présente en tant que telle11, et il en

va de même pour le livre. Tout ce que nous venons de voir ne change rien à la présentation de

10 « C'est-à-dire – non pas à partir de ce qu’est le matériau – mais en fonction de ce qu’il est appelé à

devenir ». 11 J’insiste : il ne s’agit pas de produire une conférence-composition, par exemple.

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chacun des membres de la relation : on peut lire le livre sans connaître le portrait, et écouter ou lire le portrait sans savoir qu’il existe un livre. Par contre, cela aura des implications esthésiques, et peut être la source de confirmations ou propositions.

III.C.2. Premier  mouvement  :  présentation  d’une  analyse  La première partie est la « présentation » d’une analyse. On pourrait définir ce rapport

entre recherche et création comme un art (une composition) à partir d’une recherche, en modifiant une expression de Philippe Guisgand. Cela peut nous mettre sur la voie d’une tentative de définition plus complète de cette notion, qui pourra se généraliser (cf. infra).

III.C.3. Déplacement  créatif  

Enfin, il y a un déplacement créatif qui est impliqué par la différence de support. Le résultat de la recherche est un point de départ, qui se décline dans la première partie sous forme d’une inversion de processus, et dans la seconde comme une induction utilisée ultérieurement sous forme de déduction.

III.D. Quelques  hypothèses  et  conséquences  Puisque nous parlons d’induction, je vais essayer d’induire quelques hypothèses plus

générales de ce travail de composition à partir d’une recherche.

III.D.1. Pratique  et  support  

a) Le « dépôt » À propos d’une pratique artistique présente dans une soutenance de thèse, Pierre-

Damien Huyghe posait qu’il s’agissait du « dépôt d’une pratique artistique dans un support différent ». Dans ce que nous venons de voir, il s’agirait plutôt de l’inverse : un dépôt d’une pratique de recherche dans un support différent, (une partition). Mais cette partition se présente comme déliée de la recherche.

La première conséquence est claire, il y a une différence entre l’œuvre qui serait une proposition (dans le sens de « suggestion faite (à quelqu'un) d'accepter une offre », ou de « point de départ d'une réflexion en logique », voire une « suggestion fondée sur la réflexion ») et la recherche, qui serait une thèse, dans le sens de « hypothèse proposée pour expliquer les faits ». En fait de conséquence, il s’agit plutôt d’une confirmation : on le savait déjà !

La seconde est une interrogation : si on suit l’idée jusqu’à l’extrême, cela signifierait qu’une œuvre ne peut se « déposer » ; soit, dit autrement, qu’elle est rebelle à une inclusion dans un domaine différent. Ou encore, que l’on peut déposer une pratique artistique dans une thèse, mais pas une œuvre, c’est-à-dire que la thèse, la recherche, est un élément absorbant face à l’œuvre… Ou enfin, d’une manière moins radicale, que l’inclusion d’une œuvre dans une recherche en change le sens — ce qui est plutôt une bonne chose, tant pour l’art que la recherche…

b) Le mimétisme Si les supports différent, on peut cependant observer une sorte de mimétisme : la

pratique de composition joue sur une proximité avec une autre pratique, celle fondant (une partie de) l’œuvre choisie comme « modèle ». En ce sens, l’esthétique de ce mouvement se situe très clairement dans son rapport à l’original (d’où sa position en mouvement premier dans le portrait entier) : il me semble que l’on peut entendre une sortie de maniérisme, à la limite de la préciosité, des échos de musique des siècles passés (contrepoint alla renaissance, formation baroque…). D’une part, donc, ces références peuvent constituer une grille de

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lecture pour l’œuvre de Brian Fernheyhough. Ce que l’on retrouve en partie dans le travail de recherche (sans surprises).

D’autre part, deux conséquences peuvent être notes : 1) L’ancrage d’une œuvre dans le résultat d’une recherche ne produit pas forcément

une esthétique propre, singulière. Autrement dit, il n’est pas nécessaire d’effectuer cette recherche pour parvenir à un résultat proche (même si pour moi, cela a été nécessaire).

2) Par contre, le type d’esthétique produit est très dépendant du type de traitement réservé au résultat de la recherche. Dit autrement, ce n’est pas le fait de vouloir utiliser les résultats d’une recherche qui singularise l’esthétique de l’œuvre mais bien la façon dont une technique de composition traite cette volonté. Par exemple, la première partie traite beaucoup plus littéralement la construction sous forme d’irrationnels entrelacés que la seconde, un point sur lequel nous revenons dans un instant.

III.D.2. Un  passage  à  l’ordre  deux  Nous représentons donc une partie du processus de composition par un programme

informatique. Autrement dit, il y a création de règles, de concepts si l’on veut, à partir d’exemples eux-mêmes dérivés de la citation : ce qui constitue donc une induction. Ceci provient d’une recherche antérieure (aide à la composition par programmation logique, un travail de thèse), suscitée il est vrai par une pratique de composition, mais qui demeure déliée du modèle dans la partition.

La difficulté provient du fait que, en composition, l’on ne fait pas d’induction dans le but de mettre à jour des concepts (ce qui serait suffisant dans une recherche musicologique) ; les règles induites n’existent en effet que pour produire du matériau, c’est-à-dire pour agir par déduction. C’est en effet par et pour la déduction que l’induction a été réalisée dans la seconde partie, afin de construire le matériau rythmique.

Le rapport entre recherche et création vu comme un art (une composition) à partir d’une recherche pourrait donc nous lancer sur une abstraction plus forte. Ainsi, on se rappelle que Pierre-Damien Huyghe, qui est tout de même le point de départ de notre réflexion, adopte les définitions suivantes :

• la « Recherche sur l’art » : l’art est pris comme objet de réflexion extérieure à lui-même ;

• « Recherche en art » : mise au point de pratiques de conception ou/et fabrication porteuses de modifications substantielles dans le champ de technicité considéré.

Il ne me semble pas que le travail proposé dans ce mouvement relève de l’une ou l’autre de ces catégories, mais que, par contre, il propose une sorte de passage entre ces deux conceptions (qui demeureraient valides per se). L’art à partir de la recherche serait ainsi un processus qui fait passer d’une conception de la recherche « sur l’art » à la recherche « en art ». Ce processus est un passage à l’ordre deux : il s’agit de penser des relations entre les catégories proposées, pas forcément de les remettre en cause. Nous y reviendrons en conclusion de ce texte.

III.D.3. Sens  et  déplacement  

Ce premier mouvement me semble aussi relié à un problème de signification : Pierre-Damien Huyghe posait dans son intervention que « la mission de la recherche est de déplacer les hypothèses ». Il est certes connu que pour faire sens, il faut un déplacement, ce que les sémiologues appellent un « renvoi ». Entre parenthèses, rien ne dit que ce renvoi soit linéaire, comme le souligne Boucourechliev, qui posait dans une image savoureuse que le sens serait « autour de la structure (comme une barbe à papa autour du bâtonnet) ».

S’il est légitime de séparer renvois intrinsèques et extrinsèques, peut-être pouvons-nous proposer d’en déduire quelques idées :

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a) Renvois intrinsèques Les renvois intrinsèques définissent un sens de l’art à l’art, ou de la recherche à la

recherche. Ce que nous avons déjà vu lorsque le choix de séparer les supports a été effectué. En particulier, cela sous-entend que la recherche analytique n’est pas du même ordre

qu’une recherche en composition, c’est-à-dire de la recherche « en art » que tout artiste effectue pour lui-même, sans avoir a priori un désir de communiquer l’état de sa recherche.

D’un point de vue esthétique, cela sous-entend un « aspect pédagogique » de l’œuvre, ce qui est effectivement le cas : on peut considérer la première partie comme un apprentissage des rythmes de la citation, ce que nous avons déjà signalé. Cependant, dans cette première partie, le déplacement « intrinsèque » peut se lire dans l’inversion du processus : ce qui était une déconstruction dans la recherche analytique devient une construction.

Bien qu’il s’agisse d’une « présentation » d’une analyse effectuée avec les moyens de l’objet analysé, le processus, cependant, n’est pas de l’ordre de l’analyse-synthèse. Il ne s’agit pas de proposer les résultats de travaux d’analyse sous forme de re-créations (ce qui a déjà été fait par le passé). Car il s’agit ici de proposer une œuvre originale, dont les processus de composition se laissent influencer par un modèle, mais sans s’y abîmer.

En conséquence, si l’on veut présenter une analyse avec les moyens de l’œuvre analysée, il faut franchir le pas et proposer aussi une œuvre en tant que telle. Ce qui implique que l’œuvre doit pouvoir se défendre d’elle-même, et non selon des critères propres à l’analyse (la recherche) : cela va sans dire, mais cela va encore mieux lorsque c’est dit.

b) Renvois extrinsèques Les renvois extrinsèques définissent un sens de l’art vers la recherche, ou de la

recherche vers l’art. Dans ce cadre, il semble que l’art soit plus lié à une liberté de conception et de

réception que la recherche, plus contrainte par des conditions de conception et de réception. De même, c’est dans ce sens qui excède les limites du domaine considéré que l’on peut concevoir une possibilité d’entre-deux, une recherche qui adopte les habits de l’art ou le contraire.

Ainsi, dans la seconde partie, comme nous l’avons signalé, le déplacement créatif est une induction effectuée à partir de la citation, pour être utilisée ensuite comme une déduction. Autrement dit, l’induction représente la mesure d’un écart avec le modèle (nécessaire, du reste, dans tout portrait). Il s’agit bien d’expérimenter la pratique d’un modèle pour en induire une autre façon de traiter les objets de cette pratique.

Ainsi, l’utilisation d’irrationnels entrelacés ne fait pas partie de mes techniques d’écriture : la déduction opérée à partir des modèles induits incite à une différence issue d’une confrontation avec une écriture « étrangère ». L’implication esthétique, ici, n’a pas dépassé le stade de ce mouvement : on ne retrouvera pas ailleurs dans ce Ritratto une utilisation d’une écriture rythmique comparable ; par contre, l’idée d’une relativité de la valeur d’une durée par les irrationnels a eu une valeur de confirmation d’autres techniques rythmiques propres.

Nous allons essayer de confirmer ou infirmer cela par une rapide étude du cinquième

mouvement.

IV. Mouvement  V  :  Passaggio  Dans ce mouvement, le projet de composition a été de présenter en composition une

induction. Autrement dit, un travail généralisant une (partie de l’) œuvre du modèle, pour en proposer une déclinaison personnelle, d’une façon proche de la seconde partie du premier mouvement, mais concernant l’établissement de l’architecture du mouvement, non de ses rythmes.

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IV.A. Le  Carceri  d’invenzione  II  Le modèle choisi est ici la forme du Carceri d’invenzione II de Brian Ferneyhough.

IV.A.1. Piranèse  /  Ferneyhough  On sait que Piranèse a intitulé Carceri d’invenzione (Prisons d’invention, Prisons

inventées…) un ensemble de gravures, réalisées entre 1749 et 1761. Un point intéressant est que ces gravures se déclinent souvent par deux : un premier état, et un second effectué comme un palimpseste, qui ajoute des escaliers aux escaliers…

Ferneyhough, exprime sa fascination envers ces œuvres en reconnaissant « le déploiement magistral de la stratification et de la perspective qui donnait cette impression d’extraordinaire immédiateté et d’impact presque physique. […] Pour moi, c’est précisément cet entrelacement de champs de perspective incompatibles (mais d’une façon ou d’une autre coexistants) qui génère l’énergie nécessaire à la projection de cette expérience close sur elle-même au-delà des limites physiques de la page, dans le monde alentour. Pour moi, cela ressemblait à une façon tangible de réaliser une musique qui “signifie” »12.

Ferneyhough a décliné son propre Carceri d’invenzione en 7 mouvements, dont voici l’architecture :

Comme on peut le voir, différentes « lignes de force » structurent l’ensemble, de la

progression des registres de la flûte (« protagoniste sympathique » allant du piccolo suraigu vers la flûte basse), des forces instrumentales de chaque mouvement intitulé Carceri d’invenzione, de plus en plus puissantes, croisées avec les pièces centrées sur un soliste (I, IV et VII) et une pensée évoluant de l’automatique à l’informel, en référence à un texte d’Adorno13.

Le mouvement Carceri d’invenzione II est situé au centre ; ainsi il représente à la fois un mouvement pour ensemble (un Carceri) et une œuvre avec soliste, il s’agit donc d’un concerto (pour flûte et vingt instruments).

IV.A.2. Forme  La forme de ce mouvement est fondée sur deux idées indépendantes, tressées dans le

travail de composition.

12 Brian Ferneyhough, « Carceri d’invenzione » (1986), CW, p. 131. 13 Theodor W. Adorno, « Vers une musique informelle », in Quasi una fantasia, Paris, Gallimard-NRF,

1982, p. 339.

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a) Ambitus D’une part, le Carceri d’invenzione II prend pour origine la division de l’ensemble des

hauteurs possibles sur une flûte (son ambitus) en différentes régions. Il existe ainsi une version pour flûte seule dans laquelle cette utilisation de différents registres est particulièrement claire.

b) Forme en permutation D’autre part, le temps musical peut être décrit comme une « forme à permutation »,

égrenant une suite de « modules », ensuite permutés ou incrustés entre eux. L’idée générale est de travailler sur le même et le différent, c’est-à-dire sur la répétition (rarement associée à l’idée de « nouvelle complexité » !), mais de façon à ce que le retour à un même élément soit très peu prévisible. Il en résulte une procédure compliquée pour définir la suite des modules. C’est l’étude (« en art ») de cette procédure qui a donné le point de départ de mon cinquième mouvement.

IV.B. Les  permutations  des  modules  Je présente rapidement les étapes choisies par Ferneyhough14.

IV.B.1. Proportion  initiale  Presque toutes les étapes proviennent d’une proportion arbitraire initiale de 9 nombres,

dont la somme donne 48 : 7 5 4 3 5 9 9 3 3. Autrement dit, il y a aura au début une succession de 48 modules, segmentés suivant cette proportion.

IV.B.2. Première  étape  Cette première étape insère de nouveaux modules (verts dans le schéma ci-dessous). Pour définir le placement de ces modules insérés, Ferneyhough a placé la proportion

initiale dans un tableau dont les lignes subséquentes sont obtenues en retirant 1 à chaque fois :

Comme on peut le voir, cela sous-entend que la suite précédente a été répétée, quatre

fois en l’occurrence :

14 Une partie de ce processus a été étudiée par Cordula Pätzold : Carceri d´Invenzione von Brian

Ferneyhough — Kompositionstechnische und höranalytische Aspekte, thèse de l’université Albert-Ludwigs, Freiburg, 2002.

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IV.B.3. Seconde  étape  :  attribution  des  nouveaux  modules  (verts)  Il reste à attribuer à ces modules placés ainsi le numéro effectif qui sera utilisé. Pour

ce faire, la proportion est utilisée en rétrograde, puis permutée circulairement :

Ferneyhough utilise ensuite la « forme » du tableau précédent pour ne garder que les

nombres nécessaires (à quelques corrections près) :

Ces valeurs indiquent ce nombre de mesures à compter avant la place de l’insertion

(sans compter les modules déjà insérés), ce qui donne les numéros des modules insérés :

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IV.B.4. Troisième  étape  :  nouvelle  insertion  de  modules  (rouges)  

Cette suite de modules est sans doute considérée comme trop prévisible, une seconde étape d’insertion est donc définie. Le tableau de la première étape est réutilisé, en sens rétrograde (3, 3, 9 ,9, etc.), de façon à définir une suite croissante de modules (dans l’ordre), à partir du premier module vert inséré :

IV.B.5. Quatrième  étape  :  suppression  de  modules  non  insérés  Les deux étapes suivantes suppriment cette fois-ci des modules. La première suppression utilise un modèle dont je n’ai pas réussi pas à trouver la

provenance : 7 9 5 7 6 4 8 7 5 2 5 1 5 5 2 10 9 5 2 7. Il s’applique aux modules non insérés (gris dans nos dessins).

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IV.B.6. Cinquième  étape  :  suppression  de  modules  insérés  ou  non  Le second processus d’élimination s’applique à tous les modules, qu’ils proviennent

de la suite originale ou des deux processus d’insertion. Le tableau de la seconde étape est utilisé, en retirant (de droite à gauche) une colonne

à chaque fois :

Il en résulte une suite de 217 modules, qui fonde chacune des mesures du concerto :

Comme on peut le voir, la complication de ces procédures a un résultat conforme au

désir premier : il y a difficulté de prédiction de la succession des 48 modules, et pourtant la

3 3 9 9 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7 (3) (3) (9) (9) 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7 3 4 ! (3) 9 9 5 3 4 5 7 3 3 9 9 5 3 4 5 7

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forme se fonde sur leur répétition. Il faut ajouter que les répétitions des suites de modules sont soumises à des permutations par la suite.

IV.C. Une  recherche  «  en  art  »  Comme pour le premier mouvement, mais dans un sens très différent, les procédures

que nous venons de voir ont programmés en Prolog.

IV.C.1. Une  démarche  de  composition  Il ne s’agit pas d’un travail de recherche sur l’art, mais bien d’une démarche de

composition, fondé sur trois idées :

a) Mieux comprendre l’original Les procédures que nous venons de voir sont assez difficilement prédictibles.

Programmer permettait de saisir plus profondément, et par l’observation, un processus formel. La démarche de composition visait aussi par ce biais à formuler des critiques qui

pourraient l’étayer.

b) Même structure, valeurs différentes Un des problèmes auquel nous sommes confrontés lorsqu’il s’agit d’utiliser ces

processus complexes, est de comprendre si le résultat vient du processus lui-même, ou des valeurs utilisées. Ainsi, pouvoir varier le nombre de modules ou la proportion initiale permettait de saisir un « tableau d’ensemble », une représentation générale de plusieurs suites de modules définies de cette façon.

c) Induction / déduction Là encore, nous retrouvons le principe d’une induction qui ne peut se faire sentir que

par la déduction qu’elle autorise. C’est un phénomène général, qui touche bien d’autres domaines que la composition, mais qui permet de saisir en quoi la recherche « en art » peut devenir une recherche « sur l’art » : si les concepts induits restent implicites, la signification de ces concepts est intrinsèque : elle ne vaut que pour le compositeur, à ce moment de son travail. Au contraire, si les concepts induits sont exhibés, explicites, en bref s’ils sont écrits, ils touchent très fortement à la recherche « sur l’art », la recherche du chercheur. Le fait de les expliciter, indépendamment de leur utilisation effective, confère à ces concepts la caractéristique d’un objet de réflexion extérieur à eux-mêmes : ils sont médiatisés, dans le sens d’être accessibles à autrui.

IV.C.2. Critiques  Dans le travail de composition, la critique a porté sur quelques points :

a) L’arbitraire de la proportion initiale La possibilité de faire « tourner les programmes » avec des valeurs différentes a

permis de relativiser le point de départ de l’œuvre de Ferneyhough : la proportion initiale. À vrai dire, si je devais reprendre ce mouvement, j’insisterai sans doute encore plus sur ces « tests ». La solution retenue a été de croiser la définition de cette proportion avec la façon dont les registres s’organisent, au contraire du modèle.

b) Relier les répartitions des modules en fonction des modules eux-mêmes Dans le même souci de se distancier d’un point de départ arbitraire (la proportion

initiale), j’ai essayé de trouver des procédures formelles prenant en compte le numéro des modules générés, permutés ou insérés. Cela a donné lieu à l’introduction de nouvelles étapes

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dans la définition du schéma formel, concernant en particulier les autres instruments (ceux qui ne sont pas solistes).

c) Donner du sens aux permutations Les permutations que définit Ferneyhough sont indépendantes des objets sur lesquels

elles s’appliqueront ; ce qui n’est pas critiquable per se, mais que je voulais relier aux notions de geste et de figure que nous avons esquissées plus haut. Je détaille un peu plus dans un instant comment cette idée a été réalisée.

d) Différence de projet Enfin, il fallait refléter la différence des projets de composition : dans un cas, un

concerto pour flûte et vingt instrument, de l’autre de la musique de chambre pour cinq instruments. En fait, l’introduction des deux autres instruments (violon et basson, comme nous l’avons vu) a été rendu nécessaire pour « épauler » la clarinette et le violoncelle, et pour donner un sens différent : en quelque sorte, c’est un concertino pour deux instruments accompagnés par trois qui mute en une composition libre pour sept interprètes.

IV.C.3. Une  remarque  

Une programmation n’est pas synonyme de recherche théorique : il y manque des critères de complétude. Par contre, elle représente un des intérêts de la théorie : pouvoir être utilisée déductivement. Et, d’autre part, elle nécessite une formalisation théorique, au moins partielle (savoir sur quels objets l’on va faire porter la programmation) : en ce qui me concerne, cela est relié à l’étude du langage musical.

IV.C.4. Les  permutations  

Pour prendre en compte la nature des objets, j’ai procédé par plusieurs étapes.

a) Associer un poids Pour chaque objet effectivement associé à un numéro de module dans le portrait, j’ai

définir un ensemble de caractéristiques susceptible d’être quantifiées : 1 : Définition des registres (ce qui reste proche du Carceri d’invenzione II) ; 2 : Densité des objets ; 3 : Nombre de sous-morphologies (ce qui n’apparaît, à ma connaissance, jamais dans

les esquisses de Ferneyhough) ; 4 : Proximité avec un monnayage régulier (idem). Cette dernière caractéristique a été

induite de l’observation des objets, de façon tout-à-fait indépendante de leur engendrement. Dans la mesure où ces caractéristiques sont quantifiées, il était possible d’associer un

poids fondé sur un calcul donné, opérant sur les valeurs numériques correspondantes.

b) Faire des trajectoires En conséquence, des tris des objets pouvaient être envisagés, selon des trajectoires

(linéaires ou non), c’est-à-dire des fonctions de ces poids. À chacun des quatre cycles, correspondra donc un calcul différent, permettant de définir une trajectoire singulière :

Cycle 1 : principalement les registres ; Cycle 2 : forte emphase sur les registres (une seconde répartition a été effectuée pour

mettre en place des oppositions claires) ; Cycle 3 : linéaire selon proximité avec monnayage régulier ; Cycle 4 : forte emphase sur éloignement de monnayage régulier et nombre de sous-

morphologies. Par exemple, le début du cycle 1 donne (chaque objet est suivi des registres utilisés) :

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Au contraire le cycle 4 apparaît comme suit dans la partition. Début, les rythmes sont principalement irréguliers :

Fin (où l’on constate que les triolets de doubles ont infesté toute la texture) :

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En passant, et pour me répéter, tout ceci correspond à une recherche « en art », pas à

une recherche « sur l’art ».

V. Pour  conclure  :  passage  à  l’ordre  deux  Floris Solleveld dit à propos de Henk Borgdorff : « Un embarras récurrent à propos

du Débat sur la Recherche et l’Art est qu’il se place beaucoup dans l’abstrait ». Voilà pourquoi j’ai essayé de faire partager des expériences de compositeur et de chercheur, au plus près de « l’atelier ».

Dans le même article, Floris Solleveld pose : « Après presque vingt ans de débat, il n’y a toujours pas de réponse satisfaisante à la

question de ce que recouvre le terme la recherche artistique. […] La question sur la “nature intrinsèque de la recherche en art” peut n’avoir produit

aucune réponse vraiment spécifique, et dans la mesure où elle traite “d’art” et de “science”, elle pourrait bien avoir été mal posée ».

Il se pourrait bien que la question ait été bien posée, mais qu’il manque une étape ultérieure. De même, comme nous l’avons vu, nous pourrions partir de catégories déjà définies, mais tenter de les relier, de comprendre comment il est possible de passer de l’une à l’autre.

V.A. Les  trois  type  de  recherche  en  relation  avec  l’art  Comme nous l’avons entendu lors de sa venue, Pierre-Damien Huyghe a défini trois

types de recherche en relation avec l’art15.

V.A.1. «  Recherche   sur   l’art  :   «  L’art   est   pris   comme   objet   de   réflexion  extérieure  à  lui-­‐même  »  

Dans ce cadre, si seul l’objet de la recherche est « extérieur », c’est que la réflexion est intérieure à elle-même. Cela sous-entend tout de même que l’on se situe dans une recherche intrinsèque à elle-même, même si le sujet lui est extérieur : c’est bien l’aspect autonome de la recherche qui est pointé ici.

Philippe Guisgand fait cependant remarquer que l’on se situe dans un va-et-vient permanent entre extérieur et intérieur, ce dont je conviens aisément.

Mais on peut en déduire que la recherche s’adresse d’abord à ceux qui savent la lire : du « savant » au « savant ». Ainsi, elle propose une généralité, qui ouvre la possibilité à un autre chercheur de poursuivre cette recherche avec les moyens qu’elle ouvre.

15 J’emprunte les définitions de ces trois types au compte-rendu de Nathalie Delbard.

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Je persiste à penser qu’il s’agit d’une opposition avec ce que se propose l’art, qui s’adresse en droit à « n’importe qui ». Cela ne sous-entend pas que « tout le monde peut comprendre l’art »16, mais qu’à partir du moment où l’artiste ne s’adresse qu’à une partie, sa tâche est singulièrement compromise. Borges écrivait ainsi : « Je n'écris pas pour une petite élite dont je n'ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue ».

V.A.2. «  Recherche  avec   l’art  »  :  «  des   concepts,   des   thèmes,   des   questions  sont  étudiés  à  partir  d’une  expérience  artistique  donnée  »  

Ici, l’« expérience » de l’art ou de l’artiste suscite une « étude » : il y a un déplacement extrinsèque, la recherche « avec l’art » permettant d’appréhender sous l’angle du général ce qui, sans cette recherche, en resterait à une intuition individuelle, proposant quant à elle une singularité.

V.A.3. «  Recherche   en   art  »  :   «  mise   au   point   de   pratiques   de   conception  ou/et  de  fabrication  porteuses  de  modifications  substantielles  dans  le  champ  de  technicité  considéré  »  

La recherche « en art » pourrait bien être la véritable « recherche artistique », et correspondre au travail théorique de l’artiste, toujours sous-tendu par une pratique, bien entendu.

V.B. Les  relations  Cherchons maintenant à passer à l’ordre deux, et comprendre ce qui permet de passer

de l’un de ces types à un autre. Il y a six relations, c’est-à-dire six mouvements, possibles. Je les présente rapidement ci-dessous, en ébauchant quelques commentaires, ou questions.

V.B.1. De  la  recherche  «  sur  »  à  la  recherche  «  avec  »  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

On retrouve ce qui fondait le premier mouvement : ce mouvement pourrait correspondre à un désir d’art à partir de la recherche.

Cela suppose une double compétence, avec un danger : renoncer à la recherche. Mais cela suppose aussi de résoudre l’antinomie extérieur / intérieur, singulier /

général : autrement dit, on ne peut s’engager dans cette direction que s’il y a désir de création « à partir de ».

On peut peut-être en déduire un travail de recherche avec l’art : identifier des œuvres créées « à partir de ». Notons que, dans le domaine propre de la recherche, une communication « à partir » d’une recherche existe depuis longtemps : ce qui est nommé « contributions » dans un titre de thèse, par exemple.

V.B.2. De  la  recherche  «  avec  »  à  la  recherche  «  sur  »  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

Ce que l’on pourrait appeler recherche à partir de l’art. Là encore, cela suppose une double compétence, avec un danger symétrique : renoncer

à l’expérience artistique (on peut penser au psychoacousticien Steve Mac Adams).

16 Un des rôles des « chercheurs avec l’art » est précisément de permettre une meilleure compréhension.

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Une distanciation d’un intérieur, d’une expérience semble ici aussi nécessaire : renoncer à la singularité d’une création, ou choisir une exposition singulière d’une recherche générale. Il est possible de retrouver dans cette catégorie quelques expériences artistiques, ou quelques revendications d’artistes cherchant à proposer un art distancié du créateur, avec toutes les ambiguïtés que cela suppose (où on retrouverait sans doute le nom de Duchamp).

Dans ce cadre, il est possible de proposer une catégorie nouvelle, d’œuvres ou de productions de recherche qui se situent dans un état « intermédiaire », d’entre-deux : ce qui, peut-être, a été récemment appelé le « tournant éducatif ».

V.B.3. De  la  recherche  «  sur  »  à  la  recherche  «  en»  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

Il pourrait s’agir de faire de l’art comme si c’était de la recherche. Le champ de technicité propre à la recherche « en art » est analogue dans ce cas à une

pratique de recherche. Je n’ai pas d’exemples probants à l’appui de cette conception… Dans ce cas, c’est plutôt le processus créateur que l’œuvre qui sera le siège d’une

« nouvelle connaissance ». La question de savoir comment sera communiquée cette connaissance, par une œuvre

ou par une communication, par exemple, reste ouverte… Disons que cela fonde un choix de l’artiste-chercheur…

V.B.4. De  la  recherche  «  en  »  à  la  recherche  «  sur  »  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

La recherche selon (ou comme) l’art. Cela pourrait revenir à rechercher (développer) selon les méthodes de la recherche un

champ de technicité ouvert par l’art. Un exemple qui vient à l’esprit est peut-être l’acoustique musicale, qui voit des chercheurs devenir luthiers, avant de formaliser une pratique (un art du luthier) par des méthodes scientifiques (relier le geste du luthier aux fréquences associées aux figures de Chladni, par exemple).

Là encore, c’est plutôt le processus que l’œuvre qui sera le siège d’une « nouvelle connaissance ». Faire part de cette connaissance revient sans doute à un type communication propre à la recherche. Ce qui peut sous-entendre que le monde de la recherche est moins dépendant de la forme, ou, ce qui revient au même, que la recherche ne développe que peu cet aspect…

Une conséquence osée serait de dire que c’est l’art qui produirait du réel, quelque chose qui influe sur le cours du monde et non la recherche (ce qui la vulgate réfute). On retrouve un écho de cette pensée chez Borgdorff, lorsqu’il suggère suggère une « recherche artistique comme une médiation entre notre expérience vécue et une connaissance explicite, à travers « “la puissance révélatrice du monde qu’est l’art” ».

V.B.5. Recherche  «  avec  »  à  la  recherche  «  en  »  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

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Les deux dernières relations se renvoient l’une à l’autre. En effet, bien souvent, l’une est le prélude à l’autre : il y a recherche en art à partir d’une recherche avec l’art, en opérant une induction.

V.B.6. Recherche  «  en  »  à  la  recherche  «  avec  »  

recherche « sur » recherche « avec » recherche « en »

Mais, comme nous l’avons vu, il n’y a d’œuvre que lorsque cette induction est utilisée déductivement. Ce faisant, il y a une modification du champ de technicité qui peut donner lieu à une recherche « avec » l’art, avec cette nouvelle expérience artistique.

On pourrait tenir que la « recherche artistique » est véritablement ce processus infini

qui fait passer du « avec » au « en », et retourne au « avec », avant de se poursuivre. Pour être plus précis, ceci ne concerne que les conceptions artistiques non post-modernes, c’est-à-dire celles pour qui une pratique d’art est créatrice, sans forcément viser un progrès, mais, du moins, un renouvellement…

V.C. Conclusion  définitivement   provisoire   ou   provisoirement  définitive  

Floris Solleveld écrit : « Il y a trois faces à ce débat :

1) un débat bureaucratique : “comment pouvons-nous faire que l’art soit reconnu — et subventionné — en tant que recherche ?” ;

On m’excusera de ne pas avoir traité ce point, pour lequel je ne m’estime guère compétent… 2) un débat philosophique : “les arts produisent-ils une connaissance, et comment ?”,

Ce qui correspond, je crois, à l’approche par analogie entre l’art et la recherche : la recherche selon (ou comme) l’art, versus l’art selon (ou comme) la recherche.

D’où la question : cette approche par analogie est-elle le seul moyen pour l’art de produire de la connaissance ? et 3) une face artistique curieusement négligée du débat : “à quoi cela pourrait-il ressembler / où allons-nous ?” »

La réponse, sans doute, est à chercher dans les œuvres individuelles. En ce qui me concerne, j’ai l’espoir de développer un aspect « collectif » (mais pas « communautaire ») de la composition par cette série de portraits.