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437 RÉCEPTION STYLISTIQUE DE L’ŒUVRE DE MARGUERITE YOURCENAR : une écriture en lignes de faille par Anne-Marie PRÉVOT (Université de Limoges) L’approche stylistique de l’œuvre yourcenarienne, approche relativement récente en tant qu’approche spécifique, semble cependant aller de soi dans le cadre d’une écrivaine, qui, nous le savons tous, tend à dissimuler son moi par un contrôle qu’elle voudrait sans faille. Cette attitude d’esquive est intimement reliée à une problématique du langage dans une œuvre qui ne cesse d’interroger le texte dans les paratextes, ou par l’intermédiaire de personnages à qui l’auteur délègue son dire. Enfin consciente de l’incommensurable mystère qui nous entoure, l’in-dicible ou le mal-dicible, Yourcenar s’inscrit dans une problématique du voile et du dévoilement. Ce sont bien toutes ces tensions de l’œuvre yourcenarienne que la stylistique peut découvrir au cœur de l’écriture, (sans pour cela « traquer, démasquer » termes utilisés parfois par des analystes du style yourcenarien !) et dont la réception stylistique témoigne dans ses démarches herméneutiques. Pour rendre compte de cette réception stylistique, il nous a paru essentiel de tenter de répondre aux questions suivantes : que faut-il entendre par style et stylistique ? Marguerite Yourcenar est-elle fréquemment sollicitée dans les études spécialisées de stylistique ? Comment l’écrivaine aborde-t-elle les études critiques qu’elle consacre aux écrivains ? Ces questionnements permettront d’envisager l’originalité de la réception stylistique dans quelques orientations particulièrement éclairantes, et structurantes, même dans les lignes de faille que trace l’écriture yourcenarienne.

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RÉCEPTION STYLISTIQUE DE L’ŒUVRE DE MARGUERITE YOURCENAR :

une écriture en lignes de faille

par Anne-Marie PRÉVOT (Université de Limoges)

L’approche stylistique de l’œuvre yourcenarienne, approche relativement récente en tant qu’approche spécifique, semble cependant aller de soi dans le cadre d’une écrivaine, qui, nous le savons tous, tend à dissimuler son moi par un contrôle qu’elle voudrait sans faille. Cette attitude d’esquive est intimement reliée à une problématique du langage dans une œuvre qui ne cesse d’interroger le texte dans les paratextes, ou par l’intermédiaire de personnages à qui l’auteur délègue son dire. Enfin consciente de l’incommensurable mystère qui nous entoure, l’in-dicible ou le mal-dicible, Yourcenar s’inscrit dans une problématique du voile et du dévoilement. Ce sont bien toutes ces tensions de l’œuvre yourcenarienne que la stylistique peut découvrir au cœur de l’écriture, (sans pour cela « traquer, démasquer » termes utilisés parfois par des analystes du style yourcenarien !) et dont la réception stylistique témoigne dans ses démarches herméneutiques.

Pour rendre compte de cette réception stylistique, il nous a paru essentiel de tenter de répondre aux questions suivantes : que faut-il entendre par style et stylistique ? Marguerite Yourcenar est-elle fréquemment sollicitée dans les études spécialisées de stylistique ? Comment l’écrivaine aborde-t-elle les études critiques qu’elle consacre aux écrivains ? Ces questionnements permettront d’envisager l’originalité de la réception stylistique dans quelques orientations particulièrement éclairantes, et structurantes, même dans les lignes de faille que trace l’écriture yourcenarienne.

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Prolègomènes Il ne s’agit pas dans le cadre de cette étude de rendre compte des

différentes définitions, écoles qui tentent de circonscrire ce qu’est le style. Nous rappellerons l’approche qui nous semble exprimer le regard commun que les études stylistiques que nous mentionnerons portent sur la notion de style. Gérard Maurand définit la notion de style comme « l’adéquation d’une forme et d’un contenu ». Le style est pour lui une activité en cours, un processus. Et il insiste sur le rapport forme-contenu en ces termes « Adéquation d’une forme ou de structures et d’un contenu, avons-nous dit plus haut, et non adaptation d’une forme à un contenu, car celui-ci n’existe pas en dehors de la forme : il se construit au fur et à mesure que la forme se structure elle-même1 ». Ainsi, pouvons-nous considérer que le fond est engendré par la forme, et qu’à la manière de Suzanne, dans Suzanne et le Pacifique,2 l’activité poétique consiste davantage à nommer les mots que les réalités, mots qui inaugureront une réalité des plus singulières. Quant à la stylistique, elle consiste en une approche rhétorique nouvelle du texte littéraire qui prit ses distances avec le commentaire critique de la tradition lansonnienne. Ce n’est pas une démarche qui s’oppose à l’esthétique du contenu, mais elle s’inscrit dans l’idée que rappelle Jean Rousset que c’est dans l’avènement de la forme que l’artiste se fait poète, peintre ou musicien : « Tout artiste porte en lui un secret que la création a pour but de lui révéler ». L’analyse stylistique, pour Jean Rousset, recherche des « zones de coïncidence, des points de suture 3 ». Elle considère le langage plutôt comme lieu d’exploration de la perception d’une forme que comme signe. Les études stylistiques de Leo Spitzer, par exemple, révèlent la quête de signes langagiers, procédés lexicaux, procédés rhétoriques et syntaxiques ; par le trait de style qu’ils représentent, par le croisement de ces traits, l’étude stylistique peut permettre d’aller de la surface au « centre vital de l’œuvre4 ». Mais 1 Georges MORAND, « Approche sémiotique de la notion de style », Le style, Colloques d’Albi, langages et signification, Toulouse, 1995, p. 6. 2 Jean GIRAUDOUX, Suzanne et le Pacifique, Paris, Émile-Paul, 1921. 3 Jean ROUSSET, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1986. 4 Léo SPITZER, « Art du langage et linguistique », Études de style, Paris, Gallimard, pour la traduction française, p. 60.

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Genette, dans son ouvrage, Fiction et diction, rappelle la manière dont Proust analysait le style de Flaubert, manière qui lui semble plus fidèle à la réalité du style « en se demandant non pas où et quand dans ses romans apparaissent des faits de style, mais quel style se constitue de son usage constant de la langue et quelle vision du monde, singulière et cohérente, s’exprime et se transmet par cet emploi si particulier des temps, des pronoms, des adverbes, des prépositions et des conjonctions […] ; une telle syntaxe déformante est indissociable d’un tissu linguistique qui fait l’être même du texte5 ».

La stylistique recherche la littérarité d’un texte par des modèles de référence. C’est un choix singulier dans les possibles du langage. Elle s’intéresse aux traits exemplifiés par une œuvre qui permet de l’inscrire dans des ensembles significatifs. D’un modèle axé sur le sens, la stylistique interroge plusieurs champs : rhétorique, philologique, polyphonique, recherche le discours du récit pour en dégager sa singularité. Elle répond moins à « quoi » qu’à cette question : la stylistique interroge le tissu linguistique, et tente de déceler un processus liant qui peut révéler les structures profondes de la création d’un écrivain et, en écho, sa représentation du monde. Et cela est particulièrement opérant dans l’écriture yourcenarienne, écriture le plus souvent revêtue d’une valeur apparemment structurante, celle du savoir, et d’une représentation culturelle, universelle du monde, conforme dans la forme et le fond à l’idéal classique. Or, l’étude stylistique de l’œuvre de Yourcenar se présente comme une forme d’enquête du travail de l’écriture laquelle l’amène à percevoir dans l’ordonnancement d’un discours l’inscription parfois imperceptible de lignes de faille. Ces enquêtes nous semblent particulièrement appropriées dans l’approche de ce qui se révèle le heurt récurrent de l’équilibre et du déséquilibre, de l’ordre et du désordre émotionnel.

Mais « l’effet de glaçage 6», selon l’expression de Pascale Doré, semble avoir parfois déjoué l’attention ou plus exactement, avoir masqué ce qui pouvait avoir lieu dans et sous l’apparence marmoréenne de

5 Gérard GENETTE, « Style et signification », Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 150. 6 Pascale DORÉ, « Le glaçage des affects », Yourcenar ou le féminin insoutenable, Genève, 1999, p. 56.

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l’écrivaine : en effet le parcours de nombreux ouvrages consacrés aux études linguistiques et stylistiques accordent une place restreinte, parfois inexistante à des exemples pris dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Quelques figures de style sont relevés dans Bacry7 (polysyndètes, polyptotes, antonomase, accusatif d’objet interne). Dans un ouvrage collectif récent Métalepses8, Sabine Schlickers cite un extrait de Comment Wang-Fô fut sauvé pour illustrer la métalepse d’énoncé horizontal, fonctionnement d’un énoncé qui repose sur un même niveau narratif dans la transgression de la frontière énonciative : « le peintre Wang-Fô se sauve en se dessinant lui-même avec son compagnon (assassiné peu avant) dans le tableau qu’il doit terminer avant sa mort ». Cette référence, même unique, inscrit l’écrivaine dans une réflexion passionnante concernant le processus particulièrement paradoxal de la représentation. Citons également Gérard Genette, lequel, dans son ouvrage Seuils9, fait référence à Marguerite Yourcenar dans son étude du paratexte : il convoque les notions de pseudonyme, dédicaces, et il évoque en note de bas de page10 « les intertitres thématiques non précédés d’une mention rhématique du type chapitre tant […] » qu’il considère comme « très rares à toute époque » et il ajoute « C’est pourtant le cas, et sans explication à ma connaissance, des titres originaux d’Eugénie Grandet. Plus près de nous, c’est encore celui des Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir ».

D’un modèle axé sur le sens, la stylistique interroge plusieurs champs : rhétorique, philologique, linguistique ; elle travaille sur le discours du récit. Si la critique génétique s’inscrit dans l’avant-texte, la critique stylistique s’inscrit dans la chose créée et ses miroirs aux alouettes, ses leurres, ses tensions secrètes au sein de l’acte d’écrire. C’est d’ailleurs ce leurre que ne manque pas d’évoquer Marguerite Yourcenar dans les essais qu’elle consacre à certains écrivains.

7 Patrick BACRY, Les figures de style, Paris, Belin, 1992, p. 91 ; 114-115 ; 125 ; 142 ; 193 ; 197-198. 8 Sabine SCHLICKERS, « Inversions, transgressions, paradoxes et bizarreries. Les métalepses dans les littératures espagnole et française », Métalepses, Entorses au pacte de la représentation, sous la direction de John PIER et Jean- Marie SCHAEFFER, Paris, E.H.E.S.S., 2005. 9 Gérard GENETTE, Seuils, p. 49 ; 119 ; 125 ; 274. 10 Ibid., p. 274.

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Nous nous contenterons de citer quelques exemples particulièrement révélateurs à nos yeux, de l’attention que l’écrivaine portait à ce qui est secrètement en œuvre dans l’écriture. Dans son étude consacrée à Thomas Mann dans Sous bénéfice d’inventaire11, on peut lire :

Tout se passe comme si, pour Mann, l’impossible et l’inexprimable ne pouvaient se réaliser ou s’énoncer qu’à travers le filtrage du sensé, du prosaïque, presque du vulgaire, en tout cas du banalement humain. […] Il s’ensuit que l’écriture de Mann tend non seulement à conserver dans toute sa rigueur la structure logique du langage, mais encore à renchérir sur celle-ci, même aux dépens du réalisme du dialogue, à garder au discours son rôle classique de véhicule intellectuel plutôt qu’émotif. À certains points névralgiques de son œuvre, aux endroits où l’inexprimable ou l’inavouable entrent en jeu, Mann procède, non à la manière du poète moderne, par rupture explosive du lien syntaxique, mais par le passage de la langue courante à une langue secrète, qui est parfois aussi une langue savante.

Dans Mishima ou la Vision du vide12, l’écrivaine écrit à propos des œuvres de Mishima :

nous nous trouvons devant un style dénudé, parfois presque plat, contenu même dans les moments de lyrisme, strié de crevasses destinées, semble-t-il, à faire intentionnellement trébucher. Même dans l’excellente traduction anglaise, des solutions de continuité déconcertent, et peut-être dans l’original aussi laissent-elles le lecteur perplexe.

Elle souligne en outre la ressemblance entre l’écriture de Mishima « et le dessin étalé à plat des estampes japonaises dans lesquelles des bandes horizontales […] coupent des objets et segmentent l’espace ». Ces commentaires du critique sont autant d’entrées possibles dans le champ langagier, une attention particulièrement vigilante à ce qui s’entend sous

11 Marguerite YOURCENAR, Sous bénéfice d’inventaire, « Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann » Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1991, p. 191-192. 12 Mishima ou la Vision du vide, EM p. 222.

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l’évidence de surface, terrain particulièrement offert à l’analyse stylistique. Citons également l’étude consacrée à « Selma Lagerlöf, conteuse épique »13, étude dans laquelle Marguerite Yourcenar dénonce une approche faussée de l’œuvre qui peut se prendre au piège des apparences d’un discours, sans percevoir sa musique intime ; elle écrit :

Le critique danois George Brandès, qui « lança » Selma Lagerlöf, nota immédiatement dans Gösta Berling « la froide pureté » des scènes d’amour. Il se trompait peut-être : cette froideur brûle. Son point de vue nous indique au moins que le naturalisme des années 1880-1890 pouvait se méprendre, tout autant que le pan-érotisme de nos jours, sur ce qui constitue le fond passionnel et sensuel d’une œuvre. […] Comme dans tout grand art sévère, c’est symboliquement, et non par des détails physiologiques que s’exprime l’amour charnel.

Enfin, dans Lettres à ses amis et quelques autres14, Yourcenar, dans une lettre à Jean Mouton, rend hommage à la démarche critique de ce dernier et avec lui « déplore que les critiques se préoccupent si peu d’analyser les techniques de l’écrivain qu’ils louent ou attaquent (sans doute parce que beaucoup d’entre eux seraient aussi incapables de le faire que tant de soi-disant mélomanes de préciser la part du premier violon dans un concerto ) » et elle ajoute « je vous sais un gré infini d’avoir ainsi tourné votre attention vers les vrais “secrets” de Proust ».

Les paradoxes de l’écriture yourcenarienne à travers les études stylistiques

Le style de Marguerite Yourcenar essayiste a suscité des études consacrées à certaines modalités d’écriture en œuvre dans ses approches critiques, modalités qui révèlent le bruissement intime de l’œuvre yourcenarienne dans le même temps où son œuvre peut se lire à travers son humanisme européen15 :

13 Marguerite YOURCENAR, SBI, « Selma Logerlöf, conteuse épique», EM, p. 115-116. 14 Marguerite YOURCENAR, À Jean Mouton, 23 avril 1957, Lettres à ses amis et quelques autres, Paris, Gallimard, 1995, p. 131. 15 Maria CAVAZUTTI, Conférence inaugurale. « Visages de l’Europe dans les essais de Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar, essayiste. Parcours, méthodes et finalités

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Théories philosophiques, conceptions religieuses, portraits de grands personnages de l’histoire ainsi que d’humbles comparses oubliés sans nom et sans visage ; l’œuvre de Marguerite Yourcenar pourrait se lire comme une immense fresque de l’Europe, un tableau grandiose où se mêlent, s’alternent, se répondent et se complètent érudition, création romanesque et écriture critique dans un échange constant et fécond.

Ainsi Alexandre Terneuil et Francesca Counihan estiment que les essais ne sont pas une catégorie à part de son œuvre mais relèvent de la création. Alexandre Terneuil16 interroge la typologie de la fonction descriptive ; les essais sont, pour l’écrivaine, un prétexte à des évocations poétiques et lyriques. Les essais contribuent pleinement à « construire sa statue comme une œuvre d’art, composée, peinte, sculptée par elle-même17 ». Francesca Counihan18 met l’accent, à propos de son étude sur Les deux noirs de Rembrandt, sur « l’emploi de formes du discours qui sont loin de l’argumentation rationnelle : des ébauches de récit, des descriptions qui mettent l’accent sur l’affectif, des images évocatrices comme celle des esclaves noirs disparaissant dans la mer19 ». Le commentaire d’une œuvre d’art est donc prétexte, selon ces études, à des récits personnels ; dans les essais prennent forme alors le chant poétique et lyrique, l’extériorisation de l’émotion, sa transmutation en objets langagiers. Une autre approche stylistique, l’article intitulé « Le temps, ce grand sculpteur (IV) ou l’expression d’une métamorphose paradoxale »20 étudie comment Yourcenar met en œuvre au cœur de l’écriture, l’expression visuelle et mélodique du passage du temps, comment cette insaisissable métamorphose des chefs-d’œuvre s’inscrit dans un lexique verbal à fort enjeu aspectuel. Des termes tels « se défaire », « se dissoudre », « périssable », d’une écriture critique, Tours, SIEY, 2000, p. 22. 16 Alexandre TERNEUIL, « Marguerite Yourcenar, critique d’art », Marguerite Yourcenar, essayiste, Parcours, méthodes et finalités d’une écriture critique, op. cit, p. 111-125. 17 Ibid., p. 125. 18 Francesca COUNIHAN, « Analyse artistique et expérience esthétique : les approches critiques de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 129-140. 19 Ibid., p. 140. 20 Anne-Marie PRÉVOT, « Le Temps, ce grand sculpteur (IV) ou l’expression d’une métamorphose paradoxale », ibid., p. 93-106.

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« érosion », « usure » déplient dans leur trajet sémique l’œuvre du temps ; sans parler de la remotivation étymologique, et du regard synecdochique de Yourcenar qui dit le stable dans l’instable, l’accompli du passé dans le fragment présent ; ce regard synecdochique consiste en la mise en relief d’un élément qui revendique une indépendance formelle. « Pour chaque fragment de corps évoqué, “un pied nu”, “une main pure”, “un genou plié”, “un torse”, “un sein” ou “un sexe”, le référent n’est plus particularisé ; il est renvoyé à une classe de possibles et acquiert de ce fait une valeur générique, exemplaire, représentative21 ». Le souvenir de ce qui fut, passe de l’individuel à l’universel, du muable à l’immuable ; « ce qui affleure d’âme à la surface du corps22 ». Cette notion de fragment peut représenter une forme d’ « étymon de l’œuvre », selon l’expression de Leo Spitzer, forme de tropisme descriptif, si récurrent dans de nombreuses œuvres que l’on peut parler d’une esthétique du « fragment sublimé ». Ce trait stylistique majeur23 s’inscrit également dans les choix qui président chez Yourcenar à l’évocation de soi, le chapitre « Les miettes de l’enfance », par exemple, ou sa propension à accorder, dans ses Mémoires, une place privilégiée aux lettres, aux « souvenirs pieux », aux mots griffonnés sur un papier ; autant d’indices qu’examine Pascal Doré24 à propos de Souvenirs pieux ; par exemple, ces feuillets25 griffonnés par Fernande très malade «Baudouin a déjà eu cela » ; « Je suis comme Trier, sans parole… » ; « Avec cela, ça me fait mal de sucer même une biscotte... » ; la « brièveté clinique » dont parle Pascal Doré, comme refus de laisser passer l’émotion, s’inscrit, par des retours permanents de ce choix stylistique, dans une écriture à l’intérieur du récit, de l’essai, qui sculpte la forme de l’essentiel. Cet habitus descriptif, s’inscrit cependant dans la linéarité du récit ; ce qui lui octroie à la fois stabilité du trait contre instabilité des choses et des êtres ; et résistance au romanesque et au pathos ; écoutons Yourcenar : « C’est tout. Mais cela suffit à me donner le ton et le rythme de ce que se disaient dans l’intimité ces deux personnes assises l’une près de l’autre dans une maison 21 Anne-Marie PRÉVOT, Dire sans nommer : étude stylistique de la périphrase chez Marguerite Yourcenar, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 283. 22 Ibid., p. 281. 23Ibid. Plusieurs chapitres sont consacrés à cette étude dans notre ouvrage. 24 Pascal DORÉ, Yourcenar ou le féminin insoutenable, op. cit., p. 50-51. 25 Marguerite YOURCENAR, Souvenirs pieux, EM, p. 720.

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disparue, il y a soixante-neuf ans26 ». L’approche stylistique met en œuvre l’observation de choix langagiers et rhétoriques, lesquels, loin de l’ornatus sont soubassement fondamental de l’œuvre ; un morceau de ce qui a été brisé devient chez Yourcenar ce qui reste d’essentiel quand l’accessoire a disparu ; c’est ce que d’une autre manière Bruno Blanckeman27 évoque à propos de son étude sur la nouvelle, dans son article « “J’immobiliserai ton âme” » :

Chaque nouvelle répercute, à l’échelle de la phrase, le principe appliqué à sa composition d’ensemble : la concision. […] À partir d’une attitude ou d’un événement, la phrase typifie le personnage ou la situation. […] Parce qu’elles sont extrêmement sélectives, les notations donnent à chaque terme une densité particulière. […] Quand le récit s’accorde de la durée, la phrase concède du champ à l’anecdote, mais maintient et renouvelle sa pression synthétique. Par cette exigence de concision aux modalités variables, la nouvelle rappelle les arts comme la statuaire (statues cycladiques, bas-reliefs), le vitrail, l’enluminure, dont la technique consiste à épurer les traits pour condenser une figure d’ensemble.

La nouvelle s’inscrit, dans cette esthétique du fragment, comme forme à donner aux phénomènes opaques. Pour ce même critique, les dispositifs d’écriture des excipit des Nouvelles orientales28 concentrent et décentrent l’œuvre ; « il [le recueil] donne à lire le sentiment du chaos, que l’écriture figure et stylise à la fois en des scènes archétypales ». Ces études dévoilent la tension au sein du processus de l’écriture entre ordre et désordre, universalité et singularité, émotion et maîtrise. Mentionnons également pour compléter ces traits l’étude du procédé de la clausule, étudié par Maurice Delcroix29 à propos des dernières lignes de Mémoires

26 Ibid. 27 Bruno BLANCKEMAN, « “J’immobiliserai ton âme”. La nouvelle dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 22, 2001, p. 63-64. 28 Bruno BLANCKEMAN, « Les excipit dans les Nouvelles orientales », Bulletin de la SIEY, n° 20, 1999, p. 83. 29 Maurice DELCROIX, « Finir en beauté : de l’épigraphe à la clausule dans Mémoires d’Hadrien », Narratologie. Les frontières du récit, Alain TASSEL, éd., Université de Nice, 1999, CNA n°2.

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d’Hadrien. « Les vers cités ne sont qu’un extrait ; par leur langue et leur place, un exergue, qui se suffit, seul lieu, dans l’espace du livre, où Hadrien existe par ses mots […]. À titre d’exemple : identifié, le texte cité a survécu à la cité. Monument, il a traversé les âges. Il est un des rares textes d’Hadrien supposés l’avoir fait. Relique, ou reliquat30 ». L’ajout personnel de l’écrivain « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts », pour Maurice Delcroix, « s’épuise à spatialiser l’inconnaissable » […] et ce dernier vouloir de vie est ici dilatation de l’impossible ».

Et ce dernier fragment incitatif « Tâchons d’entrer » peut également être relié à la notion de seuil que la critique stylistique a mise en lumière. Comment l’écriture inscrit-elle la frontière entre l’intime et l’extime ? Entre vouloir-dire et ne pas pouvoir dire ? Ainsi l’étude du contexte où s’inscrit l’emploi propre du mot « seuil » et ses emplois métaphoriques a mené à s’interroger sur les manifestations de ce signifié de puissance dans des catégories grammaticales dont l’étude sémique ou la valeur aspectuelle inscrivent au cœur de thématiques comme la mort, par exemple, un langage liminaire, frontière péri-phrastique ; entendons « périphrase », non comme recours rhétorique mais comme nécessité langagière du détour31. Pour d’autres études, c’est « aux frontières du texte » (pour reprendre le titre d’un colloque32) entre le texte et le paratexte que se joue la question du sens et de la reconnaissance de l’altérité d’une œuvre. « Entre-deux » problématique, étudié, par exemple, par Michel Dupuis, dans « Herméneutique des seuils33 » :

Quand ils [les paratextes] racontent l’histoire des textes, ils semblent s’avancer déjà vers la fiction. Ils participent toujours de l’ambiguïté fondamentale du texte dont, après tout, ils sont. Et en même temps, ils semblent se détacher de leur auteur pour constituer un « entre-deux ».

30 Ibid. 31 Anne-Marie PRÉVOT, op. cit., p. 47-67. 32 Marguerite Yourcenar. Aux frontières du texte. Actes du Colloque. Société d’Étude du roman français du XXe siècle 10-11 mai 1994, Anne-Yvonne JULIEN éd., Roman 20-50, Lille, 1995. 33 Michel DUPUIS, « Herméneutique des seuils : quelques exemples yourcenariens », Marguerite Yourcenar aux frontières du texte, op. cit., p. 64.

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La réception stylistique appréhende la structure formelle, classique de l’œuvre yourcenarienne comme expression paradoxale : la liberté d’entrevoir la transgression du texte, sa capacité à jouer sur la linéarité et la rupture, et sur l’expérience de la frontière où se joue le contact avec l’indicible et l’expérience d’abord linguistique du sacré.

Des études stylistiques s’intéressent également à d’autres modalités de cette expérience de la frontière ; il s’agit de la frontière entre les genres, entre les discours, entre les fragments textuels ; lignes de failles particulièrement éclairantes comme manifestations de la réticence yourcenarienne. Prenons quelques exemples. Ainsi, Jean Bernard Vray34 étudie le discours serti dans le récit ; le tissu de l’énonciation historique du discours généalogique s’inscrit comme garde-fou à l’expression de l’intime. Il étudie par exemple, dans Souvenirs pieux la « rhétorique du détour périphrastique, qui vaut stratégie d’évitement de la première personne d’identification35 » et « le premier « je » d’identification à l’enfant qui intervient dans la clausule d’un paragraphe corseté par l’énonciation historique36». Marc-Jean Filaire37, lui, interroge la tension entre l’horizontalité du discours d’Hadrien au sujet de Lucius, et la verticalité, l’échappée ascensionnelle vers le sublime et l’extase du discours d’Hadrien concernant Antinöus. Un discours, écrit-il, « entre lucidité et magie » Son étude observe les marques discursives de l’écriture narrative vs l’écriture poétique, ce que le critique appelle « la narration débordée » :

Lucius incarne le fondement narratif de l’écriture autobiographique, l’horizontalité du chemin qu’est toute vie humaine ; Antinoüs est, quant à lui, la verticalité, l’ échappée ascensionnelle vers le sublime et l’extase.38

34Jean-Bernard VRAY, « Marguerite Yourcenar, Réticences et miettes d’enfance », Écritures de soi : secrets et réticences, textes réunis et présentés par Bertrand DEGOTT et Marie MIGUET-OLLAGNIER, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 303-320. 35 Ibid., p. 306. 36 Ibid., p. 308. 37 Marc-Jean FILAIRE, « Lucius vs Antinoüs ou la narration débordée par la poésie dans les Mémoires d’Hadrien », Bulletin de la SIEY, n° 27, 2006, p. 31-45. 38 Ibid., p. 45.

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Dans cet article, l’étude du lexique, des rythmes, des signifiants prouve que parler d’Antinoüs, c’est toucher à l’indicible ; c’est tracer un discours en creux. Ces brutales poussées émotionnelles en tonalité mineure sont, pour lui, l’expression de la frontière entre ton togé et ton de l’aveu.

D’autres approches stylistiques, comme celle de Anne-Yvonne Julien39, consacrée à L’Œuvre au Noir, confirment la tension, la confrontation des choix existentiels et des codes furtifs secrets, travail sur l’enchaînement dans le flux narratif de notations élusives ; repérage de points d’ancrage, points nodaux, dont le discours humaniste, la veine classique font partie. Par exemple Anne-Yvonne Julien met en relief le travail sur la structure syntaxique, nécessité pour observer « le pouvoir de la parataxe, blanc matérialisé par le point ou le point virgule, suspens entre l’ultime manifestation de la vie et le basculement à nouveau dans le quotidien40 :

Une demi-heure passa ; Zénon demanda aux deux moines de s’occuper des soins à donner au corps.

Autant de verrouillages de l’émotion dont peuvent également se

charger les « mais » adversatifs dans Un homme obscur41, par exemple. L’apport stylistique, c’est de caractériser le « mais » non par le contenu de ce qui l’entoure, mais par la nature des rapports ou enchâssements qu’il introduit. Le « mais » est, dans cette œuvre, le lieu syntaxique de renoncements acceptés, le lieu même de la dépossession ; il structure ce qui deviendra, pour Nathanaël, une pensée insulaire ; succéderont alors les connecteurs « ou », « et » qui résolvent les contradictions sémantiques, lieu d’une pensée libre. Mots frontières, seuils linguistiques, signes frontières que peuvent également jouer les parenthèses, langage subreptice qui instaure des rapports intra discursifs où se contrôlent et se révèlent en même temps les fragments d’aveux d’Alexis. 39 Anne-Yvonne JULIEN commente L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1993. 40 Ibid., p. 126. 41 Anne-Marie PRÉVOT « Les formes linguistiques de l’insularité, ou la dépossession accomplie dans Un homme obscur, de Marguerite Yourcenar », Cahiers de Linguistique et de Littérature, Mémoire et espace, n°2 et 3, Numéro dirigé et réalisé par Abdelghani EL HIMANI, Fès, 2001-2002, p. 151-167.

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Lieu-frontière exploré également par la stylistique, le métissage générique, démarche qui peut relier Marguerite Yourcenar à la modernité dans la transgression des modèles. Ce métissage générique a été étudié par Camiel van Woerkum42 dans sa thèse qui présente une approche psycho-stylistique du Labyrinthe du monde : pour lui, « le trait d’union entre les conclusions littéraires et les hypothèses psychologiques réside dans le style » ; il s’agit d’étudier les « transitions génériques récurrentes » pour « découvrir des constantes stylistiques significatives qui révèlent des facettes cachées de la psychologie de Marguerite Yourcenar43 ». Par exemple, les traits stylistiques de l’anonymisation, de la désindividualisation représenteraient l’incapacité de Yourcenar ou de ses personnages d’assumer leur situation, de répondre à des actes. Le passage de l’autobiographie à l’essai est considéré comme indifférenciation, anonymat, voire réification. « De cette manière, un autobiographème qui réside dans le fait que Marguerite Yourcenar n’arrive pas à comprendre l’attitude indifférente de son père – devient une généralité qui fuit comme un grain de sable, une chose qui se perd “dans l’inexpliqué” »44.

Autres lignes de faille que les études stylistiques contribuent à mettre en évidence, ce sont les qualités sonores d’une voix, d’un parler à voix basse, particulièrement représentées par des récits homodiégétiques.

Mireille Dereu45 en parlant de l’étude du style d’auteur écrit :

Attachée à ce qui dans la langue, dans le texte manifeste ce qui n’est ni le texte, ni la langue, c’est-à-dire une voix, elle [l’étude de style d’auteur] peut prétendre saisir dans sa « différance » selon Derrida, de la figure,

42 Camiel VAN WOERKUM, « Le brassage des choses ». Autobiographie et mélange des genres dans Le labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, Université d’Utrecht, 2007. 43 Ibid., p. 29. 44 Ibid., p. 147. Il serait peut-être possible d’envisager une autre approche de cet exemple : « quelque chose toujours fuira entre leurs doigts, comme du sable, se perdra dans l’inexpliqué » pourrait être lu, ou plutôt perçu comme la résolution de la « blessure », par le tracé d’une ligne mélodique, entre alexandrin et octosyllabe, poésie de l’insaisissable, langage en creux. Quelle que soit l’approche, nous constatons la tension exercée au sein de l’écriture, pour transmuer l’émotion et l’insaisissable en d’autres formes. 45 Mireille DEREU, Vous avez dit « Style d’auteur ? Journées d’études stylistiques de l’Université de Nancy 2, Presses universitaires de Nancy, 1999, p. 61.

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dans cet écart entre le représentant et le représenté, un trait définitoire de la littérature.

Carmen Molina Romero46 propose dans son étude comparée des voix

d’Alexis et d’Hadrien cette phrase posant d’emblée l’attention au langage comme poste d’observation majeur d’Alexis : « La guerre contre les corps devient une guerre contre les mots47 ». L’insécurité discursive d’Alexis est considérée dans cet article comme indice d’écriture féminine. Hadrien, lui, organise les matériaux de son vécu. L’approche stylistique s’engage dans l’étude d’une énonciation qui est tendue vers elle-même : forte circularité narrative, ressemblances, répétitions, itération des faits.

Alexis affirme une forte circularité narrative et linguistique due à des répétitions formelles. La cadence des mêmes lexèmes (verbes et substantifs), des syntagmes ou des phrases qui reviennent crée un discours vacillant, plein d’échos qui avancent et se retirent en répétant ce qu’il vient de dire ou s’anticipant à ce qu’il dira plus tard.

Le discours d’Alexis est une écriture du silence. « Comme pour la femme, (être primitif et matriciel), son écriture est physique et immédiate48 ».

Certaines études stylistiques, comme celle de Martine Kincaïd49 se sont penchées sur l’écriture théâtrale de Marguerite Yourcenar et en particulier sur le rôle de la figure structurante du paradoxe qu’est l’antithèse, entre désir d’un moi singulier et désir d’union avec le cosmos. C’est une figure que les sources mythiques entretiennent dans le discours yourcenarien. Martine Kincaïd, par exemple, dans son étude sur Le Dialogue dans le marécage montre, qu’en tant que « figure de l’inexpiable50 », selon Roland Barthes, cette figure s’inscrit dans

46 M. Carmen MOLINA ROMERO, « Peut-il y avoir une écriture-femme sous des voix masculines ? », Marguerite Yourcenar, La femme, les femmes, une écriture-femme ?, Actes du Colloque International de Baeza, Manuela LEDESMA PEDRAZ, Rémy POIGNAULT éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, p. 125-137. 47 Ibid., p.127. 48 Ibid., p. 137. 49 Martine KINKAÏD, Yourcenar dramaturge, Microcosme d’une œuvre. Currents in comparative Romances Langages and Literatures, Peter Lang Publishing, New-York, 2005. 50 Roland BARTHES, S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 30.

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l’opposition homme-femme, vie sociale, vie spirituelle ; bonheur terrestre – bonheur divin et dans la dynamique antithétique du récit de Sire Laurent : coupable, non coupable. Dans cette même étude s’inscrit la mise en valeur d’une écriture poétique, laquelle peut accorder les oppositions, résoudre, l’espace d’un rythme, les contradictions. Dans Le Mystère d’Alceste, l‘emploi simultané de l’anaphore et de l’antithèse crée un effet complémentaire et amplificateur qui introduit une note incantatoire dans le dialogue51 :

Se lever de bonne-heure, se coucher tard, cuire le pain, cuire la viande… laver les plats, laver le linge, torcher les enfants, plaire au mari contenter la belle-mère… C’est tout de même bon de causer le soir avec les commères … C’est tout de même bon, le lit chaud, et le poids du corps d’un homme…

Martine Kincaïd dévoile également l’analogie forme-texte dans Qui n’a pas son Minotaure ? En opérant le relevé des didascalies, elle met en relief un schéma rythmique reflétant le mouvement ondulant des vagues, « ce qui contribue au lyrisme qui émane du concert des voix orchestrées52 » C’est la poétique yourcenarienne de la réconciliation, et de l’unité de l’être qui s’ordonne autour de « la répétition de la couleur bleu associée à la pureté, aux éléments air et eau, ainsi que la complémentarité des volumes : liquide et dense »53.

Que le ciel est bleu ! Il est si bleu qu’il se suffit. Et sous le bleu liquide du ciel, le bleu dense des vagues.

Dans son ouvrage Archéologie du silence,54 Achmy Halley rappelle que « lectrice érudite et passionnée de poésie, poète elle-même, Marguerite Yourcenar a également exploré la parole poétique des autres à travers son intense activité de traductrice et d’essayiste » La poésie, et plusieurs études stylistiques l’ont montré, représente un soubassement, un

51 Martine KINKAÏD, op. cit., p. 72. 52 Ibid., p. 81. 53 Ibid, p. 82. 54 Ashmy HALLEY, Marguerite Yourcenar en poésie. Archéologie d’un silence, Amsterdam/New-York, Rodopi, Collection Faux titre, 2005.

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fondement de son style au-delà de toutes les catégories génériques, « une manière de chant pur » :

L’œuvre de Marguerite Yourcenar est un immense palimpseste dont le texte effacé est sa poésie, matrice recouverte au fil des ans par la masse de ses écrits romanesques, de ses essais et mémoires, de son théâtre.55

La poésie est l’intime de l’œuvre yourcenarienne. Les Nouvelles

orientales et Feux en sont une illustration particulièrement probante. Bruno Blanckeman56 évoque dans son article « J’immobiliserai mon âme », certains choix qui confèrent à la nouvelle une puissance pleinement poétique. Il étudie en particulier deux modalités rhétoriques, l’ effet d’abstraction et le registre expressionniste. Il s’intéresse, entre autres, à l’hyperbole, la concrétisation, la diatypose, qui « constituent ainsi dans Feux une franche scénographie de la dévastation amoureuse57 ». Quant à Marc-Jean Filaire, il étudie dans Wang-Fô fut sauvé le « récit d’une disparition » et la « disparition du récit » :

Le texte mime sa fin et son épuisement de manière quasi musicale […]. La poéticité de la prose apparaît désormais clairement : sur les plans thématique, syntaxique et rythmique, l’écriture concentre ses effets dans le but d’exprimer sa propre disparition avec grâce et sa dilution dans l’indicible de la poésie.58

Cette approche est le résultat d’une étude de la prosodie ; schéma octosyllabique, hexasyllabique ; raccourcissement de la phrase, disparition du sujet …

Pour qualifier une lettre d’Arrien, gouverneur de la Petite-Arménie, Hadrien écrit : « il me renvoie une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût. […] Vue par lui, l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème »59.

55 Ibid., p. 548. 56 Bruno BLANCKEMAN, « “J’immobiliserai ton âme ”. La nouvelle dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », op. cit. 57 Ibid., p. 61. 58 Marc-Jean FILAIRE, « “Comment Wang-fô fut sauvé”, Récit d’une disparition et disparition du récit », Bulletin de la SIEY, n° 24, 2003, p. 73. 59 Marguerite YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien, OR, p. 500.

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La réception critique stylistique semble être particulièrement

efficiente pour observer dans la linéarité du tissu textuel les paradoxes singularité-universalité, le parler à voix basse et l’exterritorialité de la voix yourcenarienne, et sa poésie profonde ; ses objectifs sont la quête d’une parole autre ; elle s’intéresse peut-être moins à rechercher les formes de l’inexprimable, qu’à comprendre comment, selon l’expression de Barthes, inexprimer l’exprimable. Les lignes de failles sont, nous semble-t-il, particulièrement révélées par les différentes formes de l’analyse stylistique : écriture du fragment, écriture du seuil, de la frontière, jeu entre voile et dévoilement. L’écriture de Marguerite Yourcenar tend à exposer l’envers de l’innommable dans le leurre de l’écriture et, dans le même temps, elle tisse des signes, des réseaux que le langage organise subrepticement. Ce qui donne à son style une teneur toute moderne dans son tête à tête avec le langage, et son caractère à la fois inaccompli et fulgurant. La poésie.

POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE ?