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Le défi moral R AYMOND ARON A CONSACRÉ PLUSIEURS ARTICLES,ainsi que la préface d’un document préparé par Melvin Lasky [1] , à la révolution hongroise de 1956. La première remarque que nous pouvons faire est que ce penseur que d’aucuns ont voulu froid et distant n’est ni froid ni distant, mais littéralement révolté par la réac- tion des Occidentaux, au premier chef celle des Américains. Dans le Figaro du 4 novembre 1956, alors que la révolution hongroise a été écra- sée par l’intervention des chars russes, Aron écrit : « Le monde a assisté, immobile, à l’agonie de la Hongrie. L’émotion vous prend à la gorge et l’on voudrait se taire. Mais, puisque de tous côtés, on commente la simulta- néité des événements de Hongrie et du Proche-Orient, il faut réfléchir, il faut tâcher de comprendre. La politique internationale ne sera plus demain ce qu’elle était hier » [2] . Le silence aurait sans doute été le meilleur hommage aux héros hongrois; les dis- cussions journalistiques reprenant ou continuant, Aron se devait, moralement et politiquement, de prendre lui aussi la parole. L’exigence morale s’articule avec la nécessité d’analyser et de ne pas laisser la primauté du verbe à ceux qui peuvent encore tromper et se tromper. HONGRIE N° 28 45 Raymond Aron analyse Budapest 1956 par Stephen Launay* budapest 1956 * Stephen LAUNAY est Maître de conférences à l’Université de Marne-la-Vallée et auteur de La guerre sans la guerre. Essai sur une querelle occidentale, Descartes et Cie, 2003. [1] Raymond ARON, « Une révolution antitotalitaire », dans Melvin J. Lasky et François Bondy (pour l’édition fran- çaise), La Révolution hongroise. Histoire du Soulèvement d’Octobre, Paris, Plon, 1957, p. I-XIV. [2] Les articles du Figaro d’Aron concernant tout particulièrement la politique internationale ont été rassemblés en plusieurs volumes par les éditions de Fallois. Pour le présent sujet, nous renvoyons à: Raymond ARON, Les Articles du Figaro, tome II, La coexistence, 1955-1965, présentation et notes par Georges-Henri SOUTOU, Éditions de Fallois, 1993.

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Le défi moral

RAYMOND ARON A CONSACRÉ PLUSIEURS ARTICLES, ainsi que la préfaced’un document préparé par Melvin Lasky[1], à la révolution hongroise de 1956. Lapremière remarque que nous pouvons faire est que ce penseur que d’aucuns ontvoulu froid et distant n’est ni froid ni distant, mais littéralement révolté par la réac-tion des Occidentaux, au premier chef celle des Américains.

Dans le Figaro du 4 novembre 1956, alors que la révolution hongroise a été écra-sée par l’intervention des chars russes, Aron écrit :

« Le monde a assisté, immobile, à l’agonie de la Hongrie. L’émotion vous prend à lagorge et l’on voudrait se taire. Mais, puisque de tous côtés, on commente la simulta-néité des événements de Hongrie et du Proche-Orient, il faut réfléchir, il faut tâcher decomprendre. La politique internationale ne sera plus demain ce qu’elle était hier »[2].

Le silence aurait sans doute été le meilleur hommage aux héros hongrois ; les dis-cussions journalistiques reprenant ou continuant, Aron se devait, moralement etpolitiquement, de prendre lui aussi la parole. L’exigence morale s’articule avec lanécessité d’analyser et de ne pas laisser la primauté du verbe à ceux qui peuventencore tromper et se tromper.

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* Stephen LAUNAY est Maître de conférences à l’Université de Marne-la-Vallée et auteur de La guerre sans la guerre.Essai sur une querelle occidentale, Descartes et Cie, 2003.

[1] Raymond ARON, « Une révolution antitotalitaire », dans Melvin J. Lasky et François Bondy (pour l’édition fran-çaise), La Révolution hongroise. Histoire du Soulèvement d’Octobre, Paris, Plon, 1957, p. I-XIV.

[2] Les articles du Figaro d’Aron concernant tout particulièrement la politique internationale ont été rassemblés enplusieurs volumes par les éditions de Fallois. Pour le présent sujet, nous renvoyons à: Raymond ARON, Les Articles duFigaro, tome II, La coexistence, 1955-1965, présentation et notes par Georges-Henri SOUTOU, Éditions de Fallois, 1993.

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« Nous n’oublierons pas la première semaine de novembre 1956, les dix jours quiébranlèrent à la fois l’empire soviétique et l’alliance atlantique, et dont tous les prota-gonistes du drame sortirent vaincus: la domination russe en Europe orientale appa-rue telle qu’elle est réellement, fondée sur la force nue; Britanniques et Français ajou-tant à la défaite morale que leur infligeait le vote presque unanime des Nations-unies,l’humiliation de céder, en apparence, à l’ultimatum soviétique et de ne pas atteindreleurs objectifs militaires; les États-Unis, s’efforçant de regagner l’amitié des peuplesd’Asie et d’Afrique, mais impitoyables pour leurs alliés européens, dont l’initiativen’était pas sans excuses, et indifférents à l’appel au secours des Hongrois, que leurradio avait appelés au moins à la résistance »[3].

Le tableau diplomatique et stratégique de la situation de l’automne 1956 est posé.Mais si l’empire soviétique a manifesté le ressort essentiel de son emprise (« la forcenue ») ainsi que ses limites, c’est l’Occident libre qui est l’objet de la critique la plusdure puisqu’il a témoigné de son incohérence politique, stratégique et doctrinale.

Le réalisme aronien, ou son « machiavélisme modéré » comme il aimait à le nom-mer, n’est pas dénué de morale; morale politique, certes, mais qui n’est pas sans com-mune mesure avec la morale kantienne. Car, si les Occidentaux ne pouvaient interve-nir militairement et directement, ils pouvaient et auraient dû se conduire d’une autrefaçon. Non seulement, il leur fallait, dans l’affaire de Suez, gommer d’une manière oud’une autre les différends ou les malentendus que nourrissaient leurs relations, maiscela était d’autant plus urgent qu’une affaire d’une importance morale, et non seule-ment politique, avait lieu au cœur de l’Europe. Finalement, donc, l’absence de poli-tique et de stratégie des Occidentaux, sans doute non-guerrière par nécessité, face àl’appel des Hongrois réclamant la démocratie, témoignait de leur « indifférence » etdonc de leur absence de cohérence doctrinale. Il ne s’agissait pas de réclamer uneintervention militaire, mais de trouver les chemins d’une influence qui dépassât leurseul territoire libre.

Dix ans après, Aron est revenu sur cette question dans un article intitulé« Budapest 1956 : destin d’une révolution. » Il achève sa réflexion politique en recon-naissant que celle-ci « laisse échapper l’essentiel : la signification morale, la valeur dusymbole. »

Il vaut la peine de citer la fin de ce texte: « Nul n’a le droit d’inciter un peuple à lagrandeur, quand celle-ci coûte tant de morts et débouche sur le martyre. Mais quand

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[3] Raymond ARON, « Suez et Budapest », Preuves, n° 71, janvier 1957, p. 8. Le 2 novembre, l’Assemblée générale desNations-Unies avait voté le retrait des troupes israéliennes et le 4, alors qu’elle votait l’envoi d’une force de l’Onu sur lecanal de Suez, sa condamnation de l’intervention soviétique à Budapest restait très timide.

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un peuple, dans une sorte d’héroïque folie, a choisi un destin de grandeur, quand ils’est sacrifié lui-même pour porter témoignage, l’analyste a le devoir de ne pas igno-rer les limites de l’interprétation à laquelle il s’est tenu. »

« Tragédie historique, écrit encore Aron, triomphe dans la défaite, la révolution hon-groise restera à jamais un de ces événements rares qui rendent aux hommes foi en eux-mêmes et leur rappellent, par-delà leur destin, le sens de leur destination: la vérité »[4].

L’interprétation politique est alors dépassée par la haute signification qu’ellegénère nécessairement. L’éthique de la conviction est elle-même surpassée par uneéthique de la responsabilité de l’homme à l’égard de lui-même, de ce qu’il est et de cequ’il doit être.

Nécessité de l’analyse politique

Lorsque Aron prend la première fois la plume pour analyser les crises de l’Est euro-péen[5], il montre qu’une ligne sépare désormais l’URSS de ses satellites. Plus encoredans un article du Figaro du 26 octobre 1956, il combine plusieurs critiques: une cri-tique morale – notamment de « nos demi-menteurs professionnels », une critique dela politique occidentale, une critique de la politique soviétique pour laquelle il necache pas son mépris, et enfin une critique de l’Organisation des Nations-Unies.

La politique extérieure soviétique ne suscite pas de surprise dans son ensemble,même si les tactiques peuvent varier. La question qui se pose, ou l’alternative quis’impose avec les révolutions de Pologne et de Hongrie et l’abaissement de la forte-resse de l’idéologie au profit de l’appellation des choses par leur nom, est la suivante:« Il fallait ou bien tirer les conséquences des paroles et modifier le régime, ou bienrétablir une discipline de parole pour rendre au régime la justification dont aucunpouvoir ne peut se passer. »

Nous avions déjà, dans ce diagnostic, une vue de la possible transformation d’undespotisme totalitaire ou post-totalitaire qui ferait défaut aux analystes desannées 1980 et 1990 qui, soit ne s’attendaient pas à l’effondrement de l’URSS, soit pen-saient qu’elle pouvait être réformée. Dès 1956, Aron affirmait que cette secondeoption était impossible.

L’optimisme ombrageux d’Aron pouvait alors lui faire écrire, dans le mêmearticle, que le choix d’une relative « libéralisation » (lui-même use des guillemets

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[4] Raymond ARON, « Budapest 1956 », Preuves, octobre 1966, n° 188, p. 10.

[5] Le Figaro, 13-14 octobre 1956.

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puisque le terme n’est guère adéquat) par Moscou plutôt que celui de l’interventionmilitaire aurait signé « la défaite du communisme russe en Europe – défaite, à monsens, définitive, quelles que soient les péripéties de ces prochains mois ou de ces pro-chaines années ».

On peut dire que le style de la critique d’Aron était celui d’une critique politiquede la pseudo-philosophie de l’histoire marxiste et plus largement une critique d’unepolitique réduite à la seule expression de la force: « Jamais, écrivait-il encore dans cetarticle, l’impuissance de la force n’est apparue avec autant d’éclat. Jamais une mystifi-cation n’a été démasquée avec autant d’héroïsme. Quelques mois après la mort deStaline, j’écrivais ici même: en Europe l’histoire va dans le sens de la liberté. Les ido-lâtres de l’histoire s’abusaient étrangement. » La politique historique du marxisme seréduisait à un pur exercice de la puissance dans sa plus simple expression (l’armée) etla philosophie de l’histoire guidant l’action vers un monde meilleur était anéantienon seulement par cette politique mais par le caractère populaire et libéral de la révo-lution hongroise.

Statu quo international

Toutefois, « la sublime révolution de Hongrie » (2 novembre 1956) allait aussi souli-gner les limites de la volonté américaine. Elle avait déjà témoigné de son affaissementlors des débuts de l’affaire de Suez. Aron avait rappelé que la pusillanimité des États-Unis devant le possible usage de la force ne répondait pas aux exigences de la poli-tique internationale: « Qu’il n’y ait pas de diplomatie sans emploi de la force, maisqu’une force démesurée soit inutilisable, voilà ce que l’on semble là-bas résolu à nepas voir ». Dans le même article, le diagnostic sur l’administration américaine dumoment tombait : « Les États-Unis de Truman ont joué, pendant plusieurs années, unrôle décisif et souvent glorieux dans les affaires du monde. Ils ont été âprement criti-qués, souvent avec injustice, ils ont sauvé l’essentiel. Les États-Unis d’Eisenhowerparaissent ambitionner un rôle provincial, tout au plus un rôle de médiateur »(8 août 1956).

Qu’il faille s’adapter à cet abaissement des ambitions, cela devait aller de soi pourles alliés européens. Mais l’affaire hongroise proposait un autre défi encore que cellede Suez, laquelle, somme toute, ressemblait à un conflit classique. « Que l’on n’oubliepas, écrit Aron le 2 novembre 1956, la leçon que la sublime révolution de Hongrievient de rappeler au monde: les hommes et leurs aspirations à la liberté l’emportent àla longue sur les tanks ».

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La révolution hongroise offrait donc d’abord un défi moral, puis une leçon poli-tique de relativisation de la domination communiste moscovite, enfin un rappel de laconfiguration du rapport des forces entre l’Est et l’Ouest. Or, si la menace atomiqueréciproque (ce que Wohlstetter allait appeler « l’équilibre de la terreur ») empêchaitune intervention de l’Ouest en faveur des insurgés hongrois, la palette des possibilitéspour aider au délitement de l’emprise russe restait assez riche.

Il faut souligner, au préalable, qu’Aron ne suit pas, comme dans l’affaire de Suez,la sévérité des Européens qui reprochent leur inaction aux gouvernants américains:« Les Européens seraient mal venus de reprocher la passivité des dirigeants améri-cains. Ils avaient dénoncé, il y a quatre ans, les périls de la politique dite de libération.Les Américains pourraient plaider que leur passivité répondit aux désirs de leursalliés » (des 19 et 20 janvier 1957).

Mais ce premier moment d’un raisonnement équilibré d’Aron (il avait écrit, le2 novembre 1956, qu’il faut avoir « le suprême courage de la mesure ») le conduit àsouligner à plusieurs reprises que la résolution des Américains a trop tendance à s’ap-pliquer à ne rien faire ou à contrer leurs alliés (affaire de Suez). Ainsi Aron, dans l’ar-ticle que nous venons de citer, emploie-t-il des expressions de la même tonalité cri-tique qu’auparavant. Alors, par exemple, que les 12-13 janvier 1957, il écrit que dansles affaires proche-orientales, « la politique américaine […] s’efforçait vaillamment,depuis des mois, de ne prendre parti ni pour ni contre personne », il écrit unesemaine plus tard que, dans l’affaire hongroise, la politique américaine consiste à« apaiser l’inquiétude des hommes de Moscou par une abstention rigoureuse ». Ouencore, présentant l’avis des experts de Washington à l’égard de l’Est centré sur uneattitude de « désintéressement » considérée comme la meilleure pour favoriser la« déstalinisation », il le commente en ces termes dans le même article : « Dans cetteligne de pensée, la meilleure manière d’aider les Hongrois et les Polonais, ce serait deparler ou, en tout cas, d’agir le moins possible. On conçoit qu’un raisonnement dontles conclusions sont aussi commodes, reçoive l’approbation résolue de la plupart deshommes d’État ».

Pourquoi donc cette déception et ces critiques dont l’amertume qu’elles recèlentperce ici et là?

Principalement parce que les Occidentaux, et les États-Unis en particulier, netémoignent pas beaucoup de leurs capacités à penser l’usage des moyens qu’ils ont àleur disposition – à l’exception de l’utilisation de la force armée pure et moins encoredes armes atomiques, bien entendu. C’est-à-dire qu’ils se laissent circonvenir parl’Organisation des Nations-Unies et que, d’autre part, ils n’usent pas des moyens depression dont ils disposent.

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Incapacité de l’Onu

En ce qui concerne l’Onu, Aron s’était montré radical au plus fort de la crise lorsque,dans un article daté du 6 novembre 1956, il se refusait à rapprocher les deux crises(Suez et Budapest) et s’en prenait vertement à l’Onu dont le formalisme avait failliconsacrer « la légalité de l’oppression sanglante et […] l’illégalité d’une réplique quetant d’initiatives du colonel Nasser avaient, pour ainsi dire, appelée ». Aron repéraitalors, dans le même article, quatre causes de la « décadence » de cette organisationinternationale.

La première cause tient au fait que, en dépit des intentions et de la Charte, l’Onu aaccepté en son sein tous les États, y compris ceux qui violent constamment les droitsde l’homme. Deuxième cause: l’Onu rend illégitime l’emploi de la force tout en l’ac-ceptant pourvu que ceux qui en usent ne soient pas les Européens ou leurs alliés(ainsi l’État d’Israël est-il reconnu par l’organisation internationale mais toujoursl’objet de la volonté d’annihilation par ses voisins). Troisième cause: l’Onu vit sur desfictions, notamment lorsqu’elle accepte les voix des satellites comme s’ils étaient indé-pendants de l’URSS. La dernière cause tient à la défense aveugle de la volonté d’indé-pendance (sauf des satellites de l’URSS), sans que l’Onu ne se préoccupe des condi-tions juridiques et techniques de cette possible indépendance.

Le pire est que les États-Unis, à l’origine de l’Onu, tolèrent largement cette dérivedommageable : « L’organisation internationale, écrit sans ambages Aron dans lemême article, est devenue une machine de guerre contre l’Europe, montée parl’Union soviétique et les représentants des pays orientaux, avec le consentement desÉtats-Unis ».

Or, les événements récents, la conjoncture au sein de laquelle écrit et sur laquelleécrit Aron est plus significative encore que ce qu’il avait pu observer et analyser lorsde l’offensive nord-coréenne contre la Corée du Sud: « Les Hongrois ont déchiré levoile de la fiction. L’Onu et les États-Unis sont libres de consacrer, demain commehier, la domination soviétique sur l’Europe orientale, regrette Aron: mais on ne s’ytrompera plus ». Et Aron d’espérer, et même d’affirmer que les Européens n’accepte-ront plus cette prédominance des « esclavagistes » de toutes sortes.

Où l’on voit qu’un grand analyste de la politique peut espérer au point de trans-former par la projection de ses désirs un avenir par définition incertain en certitudeprogrammée.

Aron ne veut cependant pas que l’on confonde ce qui existe (l’Onu comme forumvoire comme foire politique) et ce qui n’est qu’illusion délétère (la supposée légitimitémorale de l’organisation): « [L’Onu] me paraît radicalement dépourvue d’autorité

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morale et je ne me sens pas personnellement atteint quand l’Assemblée généralecondamne la Grande-Bretagne et la France. (Sur le plan politique, c’est une tout autreaffaire, et l’opinion mondiale, telle qu’elle s’exprime à l’Onu, me paraît avoir plusd’importance que ne le pensent les faux réalistes) »[6].

L’espérance tempérée

Les déceptions d’Aron sont à la hauteur de sa lucidité politique. Il souligne ainsi, àplusieurs reprises, que le rapport des forces s’est dégradé en faveur de l’URSS. Que celasoit bien vu ou non, il est une évidence : l’Union soviétique a acquis des moyensqu’elle ne possédait pas auparavant. Toutefois, écrit-il dans un article daté des 19 et20 janvier 1957, « il serait faux d’en conclure que la libération de l’Europe orientaleest désormais impossible ».

Pour Aron, les moyens les plus divers, en dehors des moyens extrêmes, étaientmobilisables: « Les Occidentaux, écrit-il dans le même article des 19 et 20 janvier, ontdivers moyens, par des échanges économiques, par des relations personnelles, d’aiderle gouvernement polonais à consolider les progrès accomplis. La résistance du peuplehongrois pourrait être soutenue de l’extérieur par les Nations-Unies. Plus les Russeséprouveront de peine à maintenir leur domination, plus ils seront incités, en dépit deleur puissance intacte, à chercher une autre solution. »

On peut douter de l’efficacité de tous les moyens qui viennent d’être évoqués.Mais l’important est que Aron regrette, amèrement cette fois, que les États-Unisn’usent pas de tous les aspects de leur puissance. L’idée, qui avait germé dans l’entou-rage de Khrouchtchev si ce n’est chez Khrouchtchev lui-même quelque temps aupa-ravant, selon laquelle les forces des deux superpuissances pouvaient quitter le terri-toire de leurs alliés ou satellites respectifs, ne pouvait avoir d’effet réel dans la mesureoù « les régimes démocratiques ne seraient pas menacés en cas de retrait des troupesaméricaines, les régimes communistes dans les pays satellites ne résisteraient pas telsquels au retrait des armées russes » (26 novembre 1956).

Dans la préface intitulée « Une révolution antitotalitaire », au livre composé parLasky en 1957, Aron développe la comparaison de la Pologne et de la Hongrie, et deplusieurs « démocraties populaires », ainsi que ce qui concerne la genèse de l’affairehongroise (sa conjoncture en particulier). Surtout, il relativise la critique de l’inacti-vité américaine.

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[6] « Suez et Budapest », Preuves, janvier 1957, p. 14.

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Dix ans après les événements, toujours sensible à la dimension tragique de« Budapest 1956 », Aron approche la politique américaine avec plus de retenue. Ilconstate les « conventions tacites » entre les deux Grands qu’il avait présentées dès1950 dans Les Guerres en chaîne. Il conserve cependant le fond de sévérité de son pre-mier diagnostic : « En octobre-novembre 1956, l’intervention américaine, pour êtreefficace, aurait dû comporter au moins l’éventualité du franchissement, par desarmées régulières, de la ligne de démarcation entre les deux Europe ». Le risque deguerre était faible et « le président des États-Unis n’était pas acculé au choix immédiatentre le danger d’une guerre totale et l’inactivité camouflée par des protestationssolennelles »[7].

Le schéma général de son interprétation soulignait, cette fois, la confirmation dela théorie des révolutions, inspirée par Tocqueville, dont témoignait la révolutionhongroise (Aron insistait sur l’aspect essentiellement révolutionnaire de cet événe-ment tandis que les forces contre-révolutionnaires étaient venues l’anéantir) : « Le des-potisme est en péril quand il se relâche. » Ou encore: « C’est l’espoir plus encore quele malheur qui anime les révolutionnaires »[8].

Stephen Launay

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[7] « Budapest 1956 », art. cit., p. 5.

[8] Ibid., p. 7.

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