Rapport Soutenance These Rythme Geste Montage-OCR

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Rapport du jury de la soutenance de la thèse "Rythme, geste, montage : esquisse pour une technologico-politique par le cinéma", par Roman Dominguez Jimenez, sous la direction d'Alain Brossat. Université Paris 8, 9 mai 2012.

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UNIVERSITÉ PARIS 8 - SAINT-DENISÉCOLE DOCTORALK PRATIQUES KT THÉORIES DU SENS

RAPPORT SUR LA SOUTENANCE DE THÈSE DE DOCTORATEN PHILOSOPHIE

de Monsieur Roman Dominguez Jimenez

RVAIMK, GESTE, MONTAGE :ESQUISSE POUR UNE TECHNOLOGICO-POLITIQUE PAR LE CINKMA

Sous la direction de M. le Professeur Alain Brossât

Soutenue le 9 mai 2012 à l'Institut des Amériques PDA),175, rue de Chevaleret,

75013 Paris

Com osition du 'u

Alain Brossât, professeur en philosophie à l'Université Paris 8-Saint-DenisChristine Delory-Momberger, professeur en sciences de l'éducation à l'université deParis 13/NordVéronique Fabbri, professeur à l'Ecole Normale Supérieure d'Architecture de Paris LaVilletteSilvestra Mariniello, professeur au département d'Histoire de l 'art e t d ' étudescinématographiques de l'Université de Montréal, QuébecRené Schérer, professeur émérite en philosophie à l'Université Paris 8-Saint-DenisClélia Zernik, professeur à l'Ecole Normale Supérieure des Beaux-Arts

Le candidat retrace dans un exposé clair et structuré les grandes lignes de sa recherche et faitapparaître le travail accompli dans la mise en relation rigoureuse de sa recherche et de sonterrain. Il montre ainsi le cheminement attentif de l'élaboration de ses hypothèses et la soliditéscientifique de ses conclusions.

La présidente donne ensuite la parole aux membres du jury.

Alain Brossât, directeur de thèse de Monsieur Roman Dominguez Jimenez souligne la grandesatisfaction qu'il ressent à voir ce travail arrivé à terme et bien présenté quant au fond et à laforme. Il dit qu'il ne peut que se réjouir du fait que cette recherche qui avait commencécomme une thèse sur Deleuze et le cinéma se soit finalement transformée en tout autre chose,très en rapport avec le déploiement d'une très grande énergie et s'attachant à reprendre à la

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racine la question de la relation du cinéma à la politique dans nos sociétés, comme question del'époque et de la modernité et comme question philosophique, évidemment. Ambitiondémesurée, présomption déraisonnable dont Alain Brossât dit qu'il n'a sans doute pas mesurétoute la portée et le risque qu'à l'occasion de l'ultime lecture qu'il a faite lorsque lui estparvenue la version définitive de ce travail.

Il dit qu'i l en a eu le souffle assez coupé. Car ce n'est pas seulement que RomanDominguez nous livre là une doctrine tout à fait originale, au sens rigoureux du mot - destinéeà « faire origine » - concernant la relation entre cinéma et politique (démocratie) auxconditions de l'époque présente et aussi pour celle qui s'ouvre, à la douloureuse jointure del'une et de l'autre ; mais c'est aussi que Roman Dominguez commence par nous exposer

pourquoi cette thèse, placée sous le signe des mots puissants que sont le rythme, le geste et lemontage, surtout le montage, ne saurait s'écrire et se présenter en style et langue anciens, enprocédant par ordre et méthode comme au bon vieux temps de l'écriture des traités dephilosophie, avec leur prédilection validée par la tradition pour l'argumentation, la discussion,la démonstration et l'enchaînement des déductions, mais sur un mode « d'époque », c'est-à­dire résolument cinématographique, en intégrant le montage, l'image, le geste, le rythme à saconstruction même. D'où cette forme déconstruite, animée d'un double mouvement centripèteet centrifuge qui a tant dérouté quelques uns des premiers lecteurs de la thèse.

C'est une thèse écrite en « nouveau style », se réclamant en tant que telle de l'autoritéde Deleuze-Guattari, se revendiquant de nouveaux partages entre la philosophie, les arts et lestechnologies et reposant sur un nouveau dispositif d'écriture de la philosophie, explicitementappareillé par le cinéma.

Dans ce mode d'exposition et de présentation se discerne ce qui paraît à Alain Brossâtêtre un des motifs plus ou moins explicite de cette recherche — l'effort soutenu, concentré pourdiscerner envers et contre tout les contours de « ce qui vient » en termes d'époque, l'effortpour saisir, dans le cinéma, par le cinéma, les linéaments de ce qui est en train de « nousarriver » sans que nous ne sachions le nommer. D'où le caractère à tous égards expévimentalde cette thèse de philosophie placée sous le digne d'un devenir deleuzien et qui nous conviepériodiquement à quitter le texte pour nous tourner vers des images en mouvement, vers desagencements de signes et d'images — bref, du montage.

Ce qui, de ce fait même, rend la discussion de cette recherche difficile, périlleuse,même, c'est que, celle-ci inclinant constamment du côté du film dans son déploiement même,les idées-forces que le philosophe universitaire est habitué à identifier dans un traité ou unessai philosophique s'y trouvent non pas énoncées noir sur blanc, mais plutôt portées par leflux des analyses de séquences de films, des réflexions passantes, des « dialogues » entre lechercheur et tel auteur — un peu comme dans un film, donc, où ce sont moins des « idées » quinous sont proposées en bonne et due forme que des motifs qui viennent à notre rencontre etnous investissent. Ce qui a pour effet que c'est à chacun de nous, premiers lecteurs conviés àévaluer cette recherche, qu'il revient d'en recoder les propositions aux conditions de ladiscipline et de ses usages. Et, pour chacun, à ses risques et périls, évidemment.

A mon sens, donc, le cceur de la thèse tient dans cette proposition assez stupéfiante, dumoins pour un philosophe du politique : ce qui fait époque, pour nous, comme sigle ouinsigne de modernité, ce n'est pas la démocratie en premier lieu, c'est le cinéma. Ceci pour labonne raison que le déinocratie, dans ses formes contemporaines tout particulièrement,procède du cinéma, contrairement à ce qu'énonce une longue tradition critique qui réfère le

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champ-contrechamp, la scène du tribunal dans le cinéma américain, la formation d'un publiccinématographique (etc.) au grand paradigme démocratique. Le montage est inscrit au cœurdu dispositif cinématographique et revendique cette particularité comme constitutive de sonautonomie dans le tableau des arts. La politique contemporaine, elle aussi, procède dumontage, empruntant au cinéma cette technique ou technologie, mais c'est là son secret lemieux gardé. La démocratie contemporaine doit tout à ce titre au cinéma — mais le montage nesaurait être son principe avoué.

Ici, les choses se compliquent : car, en accompagnant le développement parprolifération de la thèse, dans tous ses méandres et diverticules, incluant d'innombrableslignes de fuite, on en arrive à cette conclusion paradoxale : le fait que, comme l'énoncel'auteur dès la première page « la politique est devenue la continuation du montagepard'autres moyens » constitue à la fois la clé de l'involution, du déclin, de la bassesse de lapolitique contemporaine et la puissance cachée ou, disons, la potentialité qui nous autorise àne pas désespérer d'une « autre politique, celle qui n'existe pas encore », et qui, en termessubjectifs, conduit Roman Dominguez vers ces très belles dernières lignes, à la page 443 de lathèse : « II n'est jamais trop tard pour reprendre la lutte des hommes et des femmes. Il n'estjamais trop tard pour essayer de restituer le kratos au peuple. Notre aspiration est que notreétude puisse être vue comme une toute petite contribution à cette autre politique, voire à cetteautre vie commune qui ne peut se faire que contre le temps, en faveur d'un impossible etpourtant là ».

Double mouvement, donc, dont Roman Dominguez pourra nous dire s'il peut êtrequalifié de « dialectique » : d'une part, la politique contemporaine étant tombée sous l'emprisedu montage, elle est entrée dans un processus de déperdition, car elle a perdu ses fondementstraditionnels qui reposent sur l'archive et la souveraineté — elle est, littéralement, suspendue enl'air, en état d'apesanteur. Absente, lieu vide, dis-il. Elle emprunte le pire du cinéma — ledéfilement sans. fin des images, l'envahissement de l 'espace par la vo ix, l a narcosehallucinatoire, la transformation du public en foule, le règne du simulacre — l'hommepolitique, acteur se bas étage... Mais, d'un autre côté, Roman Dominguez nous dit : attention,n'oublions jamais que tout « ce qui vient » et qu'il nous est « interdit » (?) de reconnaître dansle moment de son irruption, nous arrive du côté de l'art (« c'est dans le domaine de l'art ques'inventent de nouveaux rapports » - Moholy Nagy, p 47) ; n'oublions pas que le cinéma estcet art/technique qui, le premier et le seul, a su s'émanciper des pouvoirs de l'ancienne archive(de l'écriture, des modes immémoriaux de l'inscription), n'oublions pas qu'au fond les vraisévénements, les vraies révolutions nous viennent par l'art, que c'est donc par le cinéma quenous sommes ce que nous sommes, dans notre devenir même — post-modernes ouhypermodernes, à la jointure du moderne et de « ce qui vient ». C'est par le cinéma que nousparvient aussi la bonne nouvelle d'« un quart d'heure avant minuit », comme disent lesAllemands, à savoir que tout n'est pas perdu, pour le reste, dans la mesure où, si la politiquesuit ce mouvement régénérateur de l'art, clopin-clopant, en boitillant, mais elle suit quandmême[

Et donc si la politique institutionnelle contemporaine semble se situer aux antipodes dece que le meilleur du cinéma nous donne à voir, dévoile — Ozu, Kaurismaki, Jancso, Tarr,Godard et tout le panthéon romanien — tant elle nous apparaît aujourd'hui dans sa forme figéeincapable d'inventer le moindre geste ou de promouvoir le moindre rythme où se donnent àvoir les « puissances du faux », il n'en reste pas moins que demeure cette fondamentalecondition de porosité entre ce qui s'expérimente et s'établit dans le domaine de l'art (lespuissances du cinéma) et la vie politique — toujours déclinante, toujours revenante...

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Et donc, une autre politique, une politique à venir et qui n'a pas de nom peut bel etbien se rêver, se fantasmer, s'halluciner, se prophétiser avec le cinéma, à travers le cinéma,grâce à lui. A chaque instant, le cinéma est susceptible de déteindre sur le domaine politique­la où surgissent des gestes à travers lesquels les corps se libèrent, où s'exposent des« mouvements souverains du corps », etc (soit dit en passant, on trouve tout au long du textede Roman Dominguez un emploi réitéré de l'adjectif « souverain » dans des contextes assezvariés (qu'il ne serait sans doute pas mauvais qu'ils soient explicités, dans ses référencesphilosophiques). Le geste comme apparition du non-dit qui, avec le rythme qui perturbe le« règlement choral » et la dictature de la voix propres à la démocratie sans peuple. Tout cecique présente le cinéma, au sens le plus fort du verbe « présenter » va s'identifier par éclatsdans cette nouvelle politique en pointillés qui n'a pas de nom.

Sur ce point aussi, je voudrais expliciter un différend qui me semble s'énoncer tout aulong de ton texte entre ta position et celle de nos meilleurs maîtres à penser : contrairement àRancière, à Balibar, à Derrida, à Nancy (etc.), la proposition de Roman Dominguez est bienque la politique qui vient ne s'appelle pas tout naturellement vraie démocratie, démocratiesupplémentée, démocratie refondée, retrouvée, etc. mais bien ee qui ne saurait être nommé apriori, pour autant que ce qui est dans l'ad-venir, à l'état de potentialité ne peut avoir de nom­sur ce point la fidélité de Roman Dominguez à Deleuze-Guattari me paraît sans faille, Et est­ce exagérer que dire que cet enjeu, loin d'être une argutie terminologique, est un point departage de première grandeur dans l'approche de la question politique aujourd'hui non pas auxconditions du passe, de l'héritage bien soigné et entretenu ou encore de l'Idée inoxydable,mais des puissances dynamiques ouvrant sur l'indéterminé ?

C'est peut-être cela le problème majeur que suscite la construction « filmique » de tathèse : qu'elle nous oblige à surligner certains passages pour ensuite nous tourner vers toi et tedemander si nous avons bien compris... On retrouverait ce problème à propos de ta lecture deBadiou lui-même relisant le mythe de la caverne dans La République et, à la faveur d'uncasting désastreux, attribuant au cinéma le rôle du bad guy... On croit bien comprendre queRoman Dominguez est révulsé par cette approche du cinéma comme mauvais imitateur de laréalité et auquel il oppose les puissances du faux deleuziennes, mais on se prend à regretter enpareil alors les temps anciens de la bonne vieille refutatio en bonne et due forme...

Je voudrais en dernier souligner que ce n'est pas seulement en termes d'érudition, debagage à la fois philosophique et cinématographique (mais pas seulement, littéraire aussi) quecette thèse se tient, de bout en bout, à un très haut niveau — mais avant tout, ce qui importe enpremier lieu, en termes de niveau du questionnement, de l'élaboration, de l'analyse. De cepoint de vue, dans son devenir même, ce n'est pas une thèse, c'est un essai qui projette seséclats loin devant lui et qui, une fois qu'il aura été épuré des deux ou trois cent scoriesmatérielles qui s'y repèrent encore, est appelé à tracer un long sillon.

Au fond, il me semble que le geste de cette recherche, puisque ce motif est au cœur deta réflexion, peut se condenser dans un tout petit syntagme dont la tradition est, d'ailleurs,immémoriale : inalgré tout. Le « malgré tout » qui se repère dans une phrase où RomanDominuez s'essaie à synthétiser l'objet de ta recherche, là où il évoqué, je cite, p. 437 : « ceque l'image en mouvement, le cinéma a contribué à changer ou non dans l'ordre de la pensée

et du discours, ce que le cinéma a contribué à détruire sans doute pour toujours, mais aussi [jesouligne, AB] ce que le cinéma a inventé et malgré tout [idem] accordé aux hommes et auxfemmes ». Une phrase dont l ' inspiration me semble à un double titre impeccablementbenjaminienne : en relation avec son approche du cinéma d'une part, comme cet art/technique

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susceptible malgré tout d'avoir partie liée à nos efforts pour nous émanciper et, de l'autre,avec celle de notre condition humaine en général et politico-historique en particulier,approche rigoureusement anti-historiciste qui statue que c'est toujours malgré tout, trotzalledem dans la langue de Heine et Benjamin, malgré le cours des choses et tout ce que nousdicte le pessimisme de la raison, malgré les ruines accumulées et les désillusions essuyées quenous persévérons à faire place, non pas à l'espoir (il n'y a vraiment rien à espérer du présentdans sa pesanteur même) mais à l'espérance (nous avons tout à espérer de notre puissance dedescellement d'avec ce présent même.

Ce que cette thèse esquisse d'un geste vraiment « souverain », pour le coup, c'est cetracé qui nous conduit de la fin de l'espoir au vetour de l'espérance, dans cette brèche où noussommes entre un présent invivable et un futur à la fois fuyant et en gestation, quand même.D'une figure du peuple, d'une époque à une autre. Là où Roman Dominguez se risque à

prophétiser un peu, à la fin de la recherche, à la fin du « film », plutôt : « Sans doute nesommes-nous plus les hommes et les femmes d'un peuple scriptural ni d'un peuple narratif oulangagier, mais peut-être les enfants d'un peuple d'automate dont l'appartenance est manifestéepar le rythme et le geste, par nos boiteries et nos mimesis réciproques ».

Après avoir débattu avec Roman Dominguez, Alain Brossât se déclare satisfait de sesréponses.

Silvestra Mariniello affirme qu'on est en présence d'un véritable travail de recherche,rigoureux, savant et passionné. Il l'a lu avec beaucoup d'intérêt. Sa contribution aux étudescinématographiques est importante : cette thèse s'inscrit de façon originale dans une réflexionphilosophique sur la technique qui a le grand mérite de créer de nouvelles catégories pourpenser le cinéma et les médias, et avec eux, à partir d'eux, le politique. Le cadre conceptuel,la structure argumentative sont très forts et pertinents. L'écriture à la fois poétique etrigoureuse est aussi remarquable.

Les trois parties se développent avec cohérence et habilité rhétorique remarquablesvers la lecture du cinéma d'Ozu « comme archéologie cinématographique de notre temps ».Le point de départ est le commentaire de tenders sur le cinéma d'Ozu qui aurait mis enscène un quotidien apparemment « normal » capable d'évoquer de façon puissante, sansjamais les montrer, les grandes catastrophes, les extrêmes qui ont caractérisé le XXe siècle.On revient à Ozu, au début de la deuxième partie, pour dire que le rôle politique de soncinéma par rapport à son hors champ concentrationnaire n'est pas encore reconnu, tel rôlepolitique, conune on le verra dans la dernière partie de la thèse, n'est pas à chercher dans lesthèmes traités, mais dans un style qui se définit « par la construction continuelle du geste dansle temps ».

Dans la première partie, Roman Dominguez introduit des concepts importants quiconstituent la base de sa réflexion, tels, entre autres, les concepts de modulation, d'archive, desynthèse, d'agencement, de montage comme synthèse et comme lieu du politique, decontrechamp, d'anachronisme, de sublime, et, bien sûr, de système scripturaire, concepts qu'ilreprend à une tradition philosophique et cinématographique qu'il connaît très bien et qu'il« élargi » comme le dirait Pasolini, pour leur permettre d'accueillir la réalité complexe duXXIe siècle. Parfois on aurait envie que le candidat passe plus de temps sur un concept, qu'ils'assure mieux de la cohérence entre les multiples définitions qu'il en donne à travers la thèse,comme c'est le cas pour l'archive. Pareillement dans la deuxième partie, les concepts de

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geste, de mise en cérémonie, de carnaval, de danse, de bal qui ont une si grande portéecognitive, éthique et politique pourraient être encore mieux précisés.

Pour la valeur épistémologique de la danse, Pasolini, pour Sylvestra Mariniello,semble une référence obligée, elle se réfère en particulier au film La rabbia, dans lequel lecandidat oppose la danse au logos, une forme de connaissance et de discours à une autre. En

fait, Silvestra Mariniello croit que dans l'éventuelle publication de la thèse qu'elle souhaite, ilvaudrait la peine de resserrer cette deuxième partie autour du geste et de la danse en enexplorant la puissance et supprimer le « grand détour » sur la démocratie qui pourrait etdevrait faire l'objet d'une autre publication. Le chapitre « L'opération démocratique » danslequel le candidat définit la démocratie comme opération technique, comme forme demontage assurerait le pont entre la deuxième et la troisième partie du manuscrit. Dans ladernière section tout le travail de la thèse sur le rythme, le geste et le montage converge en faitavec grande finesse. La méthodologie se base sur la répétition, dans un crescendo qui metchaque fois en valeur la différence, entre les nuances d'un concept, entre les médias, eritre lesystème scripturaire basé sur l'absence et une technologico-politique basée sur la présence.Elle dit apprécier l'ampleur des connaissances philosophiques et cinématographiques dontcette thèse fait preuve, mais aussi l'autonomie intellectuelle du candidat qui, à partir de basestrès solides, élabore une théorie originale capable d'oumir de nouvelles pistes de réflexion. Lemodèle deleuzien se retrouve, entre autres, dans la façon de travailler avec les films, un vastecorpus qui permet au candidat de développer son hypothèse ; le cinéma d'Ozu reste quandmême au centre de la thèse de façon très cohérente et cette centralité est un pari courageux quifait en partie l'originalité de la thèse.

Silvestra Mariniello fait encore quelques remarques sur des aspects plus particuliers.Elle dit avoir beaucoup apprécié le fait que le cinéma soit abordé toujours dans le contexte desautres médias, la comparaison est souvent très enrichissante. Elle a trouvé quand mêmeréductive la lecture de la télévision comme stade intermédiaire entre la fascination du cinémaet la praxis ludique. Le candidat adopte dans ce cas une posture téléologique qui lui empêchede considérer la télévision dans sa spécificité et qui l 'amène à sous estimer ce médium,souvent mal compris et étudié par les théoriciens des médias. Parfois un biais s'installe quiaffecte la rigueur de l'argumentation, par exemple, quand le candidat critique Lanzmannpresque contre ses propres concepts de contrechamp et de montage qui lui permettrait de voirplutôt les enjeux d'ini fihn comme Shoah indépendamment des intentions du réalisateur.

Pour conclure, elle le candidat pour une expérience de lecture et de discussion des plusenrichissantes et dire encore combien elle souhaite voir bientôt publié ce travail majeur quipourrait, comme j'ai suggéré plus haut, donner lieu à deux publications distinctes.

René Schérer prend ensuite la parole. H exprime tout d'abord une très réelle empathieou sympathie avec un travail très original, véhément, passionné, animé de part en part deprofondes convictions. Un des « refrains » ou leitmotive est: « selon, ma conviction », qu'ilfaut entendre, non comme une forinule relativiste ou restrictive, mais comme l'affirmationd'un engagement dans une cause à défendre. Et, pour cela, on ne peut que louer l'abondance

de documentations, de lectures ou de « visionnages », de la moisson faite par RomanDominguez dans la production cinématographique classique ou la plus récente ; être séduit etcaptivé par la minutie avec laquelle il détaille les films, l'objet de son attention et parcourt, enun va-et-vient renouvelé à chaque fois, un domaine jalonné par le cinéma et le politique, lemoyen technologique et le contenu avec son sens, le détail dans l'exécution et le découpage et

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la description des plans, de tout ce qui est présenté à la vue, et des aperçus s'étendant à tout cequi entoure ce visible, le « hors-champ » le monde réel, dans son histoire, sa philosophie, lesidéologies à travers lesquelles il peut être approché.

Entre les deux domaines, comme cela est répété avec insistance, il y a, non seulementrelation, mais interaction, interférence : quelque chose se joue, une « cause » se débat. Maisquelle cause exactement ? L'originalité de la thèse — en même temps, sans doute, qu'un de sesdéfauts qui ne peut rester inaperçu et qu'on lui reprochera - est qu'elle n'est jamais exactementexprimée, et que peut-être tout ce long travail consiste dans la tentative de la circonscrire, enm ême temps que de prendre parti.

Il semble que la formulation même du titre l'indique déjà et la contient. Elle témoigned'une indécision qui est, d'ailleurs, à n'en pas douter, consubstantielle à son objet. Plus quebien défini, celui-ci est pressenti. Aussi trouble et difficile à tirer de cette incertitude que lesrapports entre une technique d'expression et la « politique » qui la guide, et, plus au-delà, lapolitique du monde qui l'enveloppe.. D'autant plus que le « pour », semble, à la fois, releverdu constat, de l'explication d'un état de choses, et d'une prescription, indiquant comment lecinéma peut s'engager ou non dans la voie qui fait de sa technique un agent politique, si l'onpeut dire, ou qui donne à sa politique une « bonne » orientation. La thèse pouvant ainsi seprésenter comme fournissant les éléments d'une classification, voire d'une hiérarchisation desfilms, selon que leurs moyens techniques (leur technologie) est en accord ou non avec lapolitique qu'ils expriment ou qu'ils véhiculent explicitement ou implicitement, ainsi qu'unclassement et qu'une hiérarchisation de la politique exprimée.

Il y a donc, dans la thèse, à son principe même, quelque chose qui tient de l'incertitudede l'objet, du tâtonnement, de la tentative du cheminement ; du zigzag de la démarche dansles bifurcations constantes qui se proposent à elle et qu'elle épouse tour à tour. Et c'est cela quiest sympathique, qui forme un ingrédient de la séduction ; qui fait que le lecteur est sans cesserelancé, sans être à même de conclure,

Ce qui fatigue un peu aussi, il faut bien le reconnaître, et le force à opérer lui-même untravail de mise au point, de synthèse, de regroupement. Il a à ramasser, resserrer à chaque fois,à chaque nouvelle analyse qui porte sur le devant de la scène tel ou tel auteur, telles ou telletechnologie et tel style, telle politique, les idées et les thèmes. Si le parcours est épineux,ceux-ci, celles-ci, en revanche, étant faciles à repérer et simples, tracent de grandes avenues­ou traverses, selon que l'on adopte l'un ou l'autre repère, dans la variété des oeuvres ou de lasimplicité des thèmes. Le registre du réel, celui de la fiction ; l'objet et son image ; l'oeil etl'appareil, le montage et le plan. et surtout, au terme du parcours, ce moment où ce n'est plusle cinéma qui devient l'instrument d'expression de la réalité, mais la réalité qui s'est faitecinéma, par l'importance décisive que l'image — et particulièrement cinématographique, mêmesi elle est télévisuelle- a prise dans la politique, et par l'intervention du montage commeinstrument universel d"action dans le jeu politique.

De sorte que le plan politique et l'ensemble des problèmes qui se déroulent sur ce plandevient cinématographique et relève de la technologie du cinéma ; et qu'en même temps, celaindique au cinéma qui n'est pas seulement doublage de la réalité, mais partie prenante,consubstantielle, en quelque sorte, la possibilité ( le devoir?) de transformer celle-ci, du moinsd'y intervenir activement ; et, si la politique réelle est ceci, d'ouvrir le champ de possiblesnouveaux, de virtualités encore inaperçues

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La thèse rassemble ces possibilités sous le nom e t le c o ncept général de« démocratie » auquel René Schérer préférerait substituer celui d'utopie. En entendant par cemot, non pas la construction toute idéologique, c'est-à-dire fictive, irréelle, d'un imaginaire de

compensation (bien qu'on puisse le voir dans Miracle à Milan, ou Domani ou d'autres filmsencore); mais la découverte et mise en valeur d'éléments, de parcelles de réalité qui sontcomme la révélation, dans un monde faussé et déréalisé, ne croyant plus en lui-même, leséléments constitutifs du réel et la justification de cette croyance.

L'insertion de l'utopie permettrait, d'ailleurs, de donner plus de corps et de force àl'analyse esthétique proprement dite, en la rapprochant des théories de Ernst Bloch ou deAdorno, voire des approches de Benjamin, ce dernier étant cité tout au début, maisimparfaitement situé dans son contexte.

Après ces considérations d'ordre général, René Schérer, selon le r i tuel d'unesoutenance, adresse à Roman Dominguez quelques remarques et questions sur uneconstruction qui aurait pu être plus limpide, un langage souvent codé abusivement, elliptiqueoutrancièrement, d'où des jugements à l 'emporte-pièce encensements ou exclusions nonjustifiés. Ainsi en est-il, en particulier et entre autres, mais il faudrait une lecture continue­des pages 33-37 ; 83 ; 199 ; 267 ; 303 ; 316 ; 331.... dont l'intellection, c'est le moins qu'onpuisse dire, ne s'impose pas à une lecture cursive. Il est vrai que les plus grands philosophes,et les maîtres et modèles de Roman Dominguez, Deleuze compris, ne se sont pas privés dejouer sur l'allusion, la l itote excessive, et l'obscurité ! Mais l'ensemble, l'orientation, unequantité de formules très bien venues emportent l'adhésion.

La pensée de Roman Dominguez est, sans aucun doute, une pensée forte, créatrice,même en dépit d'une certaine obscurité, peut-être inhérente, au reste, à son élaboration et àson exposition. Elle mérite d'être connue et publiée. On retiendra le « siècle ozuien » et l'idéed'une illusion qui par le moyen du rythme, de l'espace des corps et du monologue intérieuratteint le niveau impersonnel d'une « communauté supérieure », puissance du faux qui opèreune désillusion à l'égard de ce montage généralisé pratiqué par la propagande et l'information.Faire l'image d'un monde auquel attacher une foi, contre le monde déréalisé et en face de lui.

Tel est le projet authentiquement deleuzien d'une thèse qui, originellement devait êtreconsacrée exclusivement à Deleuze et qui emprunte sa ligne et ses traces en explicitantl'articulation du technologique et du politique.

Véronique Fabbri exprime tout d'abord sa satisfaction d'avoir pu l ire une thèse qui sedémarque de bien d'autres par sa précision, son ampleur, sa maturité. Cette thèse vaut à la foispar ce qu'elle peut apporter sur le plan philosophique et politique, par la précision desanalyses consacrées aux œuvres de Béla Tarr et d'Ozu, par ses intuitions concernant la valeurdes gestes et la puissance de résistance et d'initiative du corps.

Il convient donc de commencer par les réserves et critiques qui ne contredisent pas cescompliments généraux pour en venir ensuite à une discussion des thèses elles-mêmes.

En ce qui concerne la méthode proposée au départ, qui a le mérite de chercher unenouvelle forme d'écriture philosophique, il faut avouer que l'ensemble, vif et rythmécorrespond pourtant aux réquisits classiques de l'écriture philosophique, se donnant letemps de développer les concepts qui doivent l'être, sauf pour certains d'entre eux. La

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mise en relation des séquences de films au texte écrit par un système de liens estcependant novatrice et réussie. C'est une réserve par rapport aux intentions, pas parrapport à la qualité du résultat.Certains concepts n'ont cependant pas reçu le traitement qui était nécessaire : c'est lecas pour la voix au cinéma et dans le champ politique. La thèse maintient l'oppositionentre la rythmicité du geste, et le caractère chorique propre à la voix dans les systèmesdémocratiques ; entre la valeur suspensive du geste et injonctive de la voix. Il manqueà la thèse une connaissance des analyses d'Henri Meschonnic sur la présence du corpset des gestes dans la voix, ou un développement plus conséquent des analyses deMarcel Jousse, seulement évoqué p. 179, comme une alternative possible, mais jamaisréellement prise en compte. Par ailleurs, ce postulat donne lieu à de bonnes analysesde la méthode de l'actors studio, à ses implications politiques, à la relation entre un jeud'acteur et une idée de la démocratie qu'il s'agit d'analyser et de critiquer.

e Une remarque analogue s'impose à propos de l'idée de sujet, un peu malmenée : unevulgate structuraliste s'impose en arrière plan des analyses, qui voudrait que l'idée desujet soit tombée en désuétude. Comme pour la voix, il y a ici une imprécision dansl'analyse de concepts qui comportent une pluralité d'aspects, relèvent de théoriesfortes, diverses et contradictoires. Pourtant, un court passage sur Descartes montre quela thèse aurait pu procéder sur ces deux points à des analyses plus nuancées etpertinentes.Dans l'ensemble la thèse parvient à de très belles réussites de formulation, met enceuvre un vrai travail d'écriture (ex : p. 345, 346„34S entre autres), mais comporteencore trop de fautes de syntaxe, d'hispanismes, que.l'on pardonnera toutefois aucandidat.

Discussion autour de quelques points cardinaux de la thèse

L'analyse du bal chez Béla TarrLa thèse fait preuve d'une grande qualité dans l'analyse des mouvements propre au

bal : analyses plus précises et pertinentes que celles que l'on trouve chez Deleuze à proposdes farandoles de Grémillon par exemple. On peut même considérer que ces analysespourraient inspirer d'autres analyses concernant la danse contemporaine (p. 174,176, p. 295,296, p.299). Ce qui concerne la démultiplication des gestes des couples, leur reprise, leuréchappement, leur passage de l'un à l'autre évoqué le travail de Pina Bausch dans Barbe­bleue par ex ; de même que l'analyse de la puissance des éléments — pluie, poussière, fange­

puissance cicatrisante, qui forme « une peau mouillée qui est commune à la terre, aux murs,aux hommes ». p. 290

Non moins pertinente, l'idée que ce qui compte dans une danse collective est « lasomme des petits écarts locaux » (p. 174), qui pourrait être mise en œuvre pour certainespièces de Cunningham.

Plus généralement, l'idée de « jeunesse tardive », de blocs d'enfance qui resurgissentdans les mouvements évoquent les postures propres à la danse contemporaine (devenir-enfant,devenir animal, Simone Forti).

La qualité de ces analyses, saisie à partir du cinéma de Béla Tarr soulève cependantune question : il semble que l'objet de ce travail finisse par être la danse elle-même à partirdes images qu'en donne un cinéma sensible comme celui de Béla Tarr, plutôt que le travail ducinéma sur la danse. Au vu de la question posée (celle de l'espace de la démocratie, de saprise en compte des corps et des gestes singuliers), on peut considérer que la danse est unaussi bon terrain d'analyse que le cinéma (les corps démocratiques d'Yvonne Rainer). Lecinéma d'Ozu donne lieu à des analyses plus précises concernant la puissance de l'image

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cinématographique : c'est par sa qualité mimétique que l'image, créant des « quasi-doubles »,parvient à produire des gestes qui échappent à la temporalité de l 'action ordinaire, del'extraordinaire à partir de l'ordinaire.

E.'espace du montageL'enjeu principal de la thèse — penser, à partir du montage, un espace pour une

politique à venir, une relève de la démocratie actuelle — est dès le départ clairement exposé.L'image ne peut se concevoir que dans un espace qui est celui du montage, à partir d'une

syntaxe qui constitue l'espace lui-même. Cet espace, qui fait penser à ce que Benjamin entendpar espace d'images, est analysé comme un espace hétérogène, construit à partir del'agencement non seulement d'images, mais de discours divers, de gestes. Un tel espace est

celui des démocraties actuelles mais il comporte du jeu, des espacements à partir desquels onsort de la société spectaculaire. Il ne permet pas cependant que l'on puisse sortir du faux,simplement que l'on puisse l'ébranler, faire surgir ce qui lui échappent, de belles analysesconstruites à partir du cinéma d'Ozu.

La question qui se pose est alors celle de savoir, si un tel espace ne nous laisse pasfinalement dans le cinéma, et dans quelle mesure il permet d'engager une praxis politique.

La réponse vient clairement à la p. 42& : l'agir dépend d'une manière de regarder. Onpeut dire que le propos sort alors de l'esthétique pour montrer en quoi le cinéma dispose àagir, en quoi il est une pratique politique.

Toute cette thèse est moins une thèse sur le rythme et le geste au cinéma, quel'exploration du cinéma en tant qu'il est une analytique du geste et des rythmes à partir delaquelle une praxis politique est pensable.

Politique et métaphysiqueLa thèse ne fait pas l'impasse sur les difficultés relevant de la philosophie générale : en

reprenant à H. Arendt une idée de liberté qui engage, au-delà du choix, la question de l'actionet de la transformation réelle du monde, on est con&onté à la compatibilité de cette thèse aveccelle d'une politique des rythmes et des corps. La thèse aborde de manière très pertinente laquestion de l 'automate spirituel, dont on peut regretter cependant qu'elle n'ait pas étérapportée de manière plus explicite à Spinoza et Leibniz, dont la rigueur des analyses méritaitici d'être convoquée. Néanmoins les analyses proposées ne manquent pas de pertinence ni de

force. L'idée d'une pluralité des temporalités est fondée dans l'analytique des gestes et desrythmes, precédernment mentionnée.

La force de ces analyses tient à ce qu'elles abordent la question de la « consistance »du rythme : condition à laquelle l'acte ou le geste peut être à l'origine d'une action, et non unebrêche ouverte dans le temps et qui serait inexplicablement hors temps ou hors histoire. Qu'iln'y ait pas de rythme sans durée, c'est une thèse empruntée dès le départ à Maldiney, mais qui

est développée habilement avec l'idée deleuzienne de « capture » (de l'hétérogène), capturequi ne se conçoit que sur une ligne de fuite, (par opposition à l'appareil de capture), et qui, aulieu d'absorber l'hétérogène, le maintient dans le hiatus.

L'ensemble de ces hypothèses suppose une pensée du temps, fondée sur le rythme etla durée, qui permet de penser un automatisme non mécanique. On souhaiterait bien entenduvoir développer ces analyses à propos d'une pensée du mouvement des corps en général.

Clélia Zernik dit tout le plaisir qu'elle a éprouvé à la découverte de la démarche et la lecturede la thèse de Roman Dominguez Jimenez.

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Cette thèse de près de 500 pages se présente tout d'abord comme un objet completof&ant à la fois table des matières, glossaire, bibliographie, index de films cités, ainsi quedeux DVD de supports d'images. Au soin apporté à l'objet s'ajoute le travail effectué sur lalangue, qui est le plus souvent fluide et précise. Le travail se caractérise donc d'emblée parson sérieux et son exigence.

Cependant ce qui frappe le plus à la lecture de cette thèse, une fois notée cetteapplication dans le travail, c'est bien plutôt, la forme d'engagement très singulière quitraverse la réflexion. Cet engagement est multiple ; c'est à la fois un engagement dans laréflexion philosophique sur le cinéma, mais aussi un engagement dans la pensée de ce qu'estou doit être une thèse, ou encore un engagement politique dans le champ des écrits sur l'art.Du fait de cet engagement, il est clair que nous avons affaire à une vraie thèse, au sens fort dumot, qui soutient tout à la fois une position sur son objet et révèle son auteur. En effet, la thèsesemble bien soutenue par une voix, qui tout au long du cheminement et de la réflexion nousconduit, de manière à la fois fluide mais ferme, vers les conclusions. Et c'est ainsi que l'oncomprend que l'engagement de l'auteur concernant la pensée du cinéma est indissociable decet autre engagement qui est celui concernant la forme et les voies discursives de la thèse.

Ce qui &appe également, c'est qu'à cet engagement fort de la pensée s'ajoute unegrande autonomie de la pensée. On peut être surpris par le petit nombre de références en notesde bas de pages, mais c'est en fait que les références sont si bien assimilées, qu'elles sontcomplètement fondues dans le cheminement argumentatif, ce qui confère à la lecture de lathèse une grande fluidité. Tout se passe comme si la réflexion se construisait toute seule alorsmême qu'elle est nourrie de références aussi nombreuses que diverses, à la penséedeleuzienne bien sûr, mais également à celle de Simondon, de Benjamin ou de Nietzsche.Cette autonomie de la pensée, qui, répétons-le, n'est pas une solitude de la pensée, puisqu'elleest étayée par des lectures parfaitement assimilées, permet également, dans le détail desréflexions, des démonstrations singulières souvent appuyées sur des distinctions subtiles etpertinentes et un appareillage conceptuel, lui aussi singulier. Il ne s'agit pas tant de conceptsstricto sensu ou de figures théoriques que de formes ou schèmes théoriques, ou de « motifs »comme l'a indiqué Alain Brossât, qui construisent la réflexion et la conduisent comme desbalises qui jalonnent le discours : je pense notamment à cette image ou forme du double ou ducarnaval qui ont la puissance théorique d'un concept et la puissance figurative des imagescinématographiques, double versant que le candidat utilise d'ailleurs très bien dans saconclusion en évoquant la scène de bal dans Le Guépard de V isconti, Cette formed'argumentation personnelle, qui donne à voir et à comprendre en un même mouvement, acependant peut-être les défauts de ses qualités, puisqu'il faut sans cesse être plongé dans votreréflexion, immergé dans votre champ de références et de formes théoriques pour vous suivre.Mais grâce à un utile glossaire, le candidat parvient toutefois à donner une forme plusobjective à ces concepts si fortement personnels.

Grâce à ces formes théoriques qui ponctuent la pensée, Roman Dominguez Jimenezréussit également à construire un raisonnement dont la forme elle-même est singulière,puisqu'à une construction systématique et architecturale, il préfère une construction parglissement, par dérivation, comme en témoignent les 53 titres de chapitres numérotés ainsi demanière continue. Non seulement cette méthode argumentative par glissement permet làencore la fluidité et l'autonomie de la lecture, ainsi qu'une certaine forme de légèreté, maisencore elle répond par d'autres moyens à tous les impératifs d'une thèse, que ce soitsystématicité, complétude ou encore circularité, puisque par delà toutes les dérivations, lapensée revient sur l'interrogation qui ouvrait le discours, celle de l'archive, qui en un cercleparfait devient également la question conclusive. Là encore, on pourrait noter que cecheminement discursif a les défauts de ses qualités puisqu'il exige une parfaite immersion dulecteur dans le discours et que ce n'est que rétrospectivement qu'il pourra en saisir les lignes

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de forces et les ruptures argumentatives. Mais là encore, Roman Dominguez Jimenez estparfaitement conscient de sa méthode et de son objet et ponctue son propos de parenthèsesmétadiscursives qui facilitent la lecture,

Si parfois le discours pèche par un excès de généralité ou d'abstraction, qui ne permetpas suffisamment de fixer les idées du lecteur, le plus souvent le propos est étayé avec unegrande précision sur des exemples précis de films, de textes ou d'images. Et les meilleurspassages sont sans conteste ceux qui s'inscrivent dans les analyses précises, et mêlent demanière singulière description et démonstration.

Clélia Zernik exprime ce qui m'a le plus intéressé dans cette thèse très riche etsingulière : la référence centrale à Ozu. Elle se dit effectivement très reconnaissante à RomanDominguez Jimenez d'avoir mis ainsi au cœur de sa réflexion la figure d'Ozu, et d'avoirrestitué la force et la centralité de ce cinéaste souvent mal compris en raison d'une certaineforme de discrétion et de distinction, qui camoufle la radicalité de son cinéma. J'ai beaucoupapprécié toutes les réflexions sur la mécanique et l'automatisme dans le cinéma d'Ozu, ainsique les comparaisons extrêmement pertinentes entre Ozu, Antonioni et Bresson. L'analyse deF/eurs d'équinoxe, où les deux époux évoquent le tem ps de la guerre me semble remarquableà ce titre (pages 432 et suivantes). Ce qui vient donc entamer la puissance inéluctable dutemps, c'est le geste. Or, c'est précisément à ce moment là que la femme va jusqu'à larambarde selon un faux-raccord de mouvement et que pour l'o:il, les directions semblentannuler le mouvement. J'en viens donc à ma première question :

1/ Comme Roman Dominguez le résume bien, il y a trois sortes de commentateurs surle cinéma d'Ozu. Ceux qui voient dans son cinéma, une épure zen, une forme de vide, denégation de toute autre forme de cinéma, et à ceux là s'opposent, comme vous le dites,Hasami et Doganis, qui rappellent la plénitude du cinéma d'Ozu, qui y v o ient uneconstruction toute positive, du quotidien, du langage, non pas un vide de l'image, mais untrop-plein de l'image. Mais il y a aussi ceux qui se sont surtout intéressés, non pas tant à latrame très quotidienne et épurée des histoires d'Ozu, mais à son style, surtout dans la dernièrepériode, avec des traits stylistiques très radicaux, comme l'absence de mouvement, la positionbasse de la caméra, la posture en contrapposto de ces personnages, comme notamment Burchet Bordwell. Et donc la question que Clélia Zernik veut poser au candidat, c'est de savoir quelsens il donne à cette radicalité stylistique par rapport à sa thèse : est-ce que les traitsstylistiques mentionnés, comme la position basse de la caméra ne vont pas dans le sens deinterprétation qui est qu'Ozu nous présenterait un regard d'enfant sur le monde ? Plusg énéralement, i l y a ass ez peu d e considérations stylistiques ou d e t e chniquescinématographiques dans les analyses de films qui sont faites {sauf une très bonne analyse surle montage en champ-contrechamp ozuien, mais le candidat dit peu de choses sur les raccordscut, l'absence de mouvement, les plans de transition, la netteté de l'image, ...), Quelle placelaisse Roman Dominguezà la manière de montrer les choses dans votre système ? Quelleplace donne-t-il à la dimension proprement artistique des ïilms et n'est-il pas possible de lamettre au service de conclusions politiques ?2/ La deuxième question est d'ordre général également mais porte davantage sur la diversitéde vos choix. En effet, si le candidat a choisi de développer surtout l'exemple d'Ozu, la thèseest remarquable également à ce titre qu'elle brasse un nombre très impressionnant d'exemplesde films tirés de pays et d'époques très différents. Y a-t-il un l ien entre la dimensiontechnologico-politique analysée et la géographieet l 'histoire des f i lms ? Ya-t-i l desspécificités géographiques et culturelles? L'histoire du cinéma dans ses ramifications peut­elle servir au candidat dans ses analyses ?

Après avoir insisté sur la part nécessaire de compromis et de dosage entre analysescinématographiques et philosophiques, le candidat est revenu sur le statut très particulier qu'il

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donne à la dimension artistique du cinéma et, sans l'évacuer, a cerné ses limites dans le cadrede sa démarche propre.

Christine Delory-Momberger, prend la parole. Elle souligne qu'il s'agit d'une rechercheextrêmement ambitieuse, de près de 500 pages, articulée autour de trois parties : « Lemontage, le siècle, le monde » ; « Montage et démocratie » ; « Archéologie technique del'impossible ». Chacune de ces parties se compose de plusieurs dizaines de chapitres ou plutôtmotifs s'essayant, chacun, à présenter et problématiser, entre cinéma et philosophie, unélément du dispositif théorique général que l'auteur s'efforce de mettre en place : « de lacaverne à la salle de cinéma », « test et masse », « le style démocratique », « vitesse, percept,hiatus », « l'automatisme non-mécanique », etc. Un choix de construction qui donne souventl'impression au lecteur qu'il a entre les mains un puzzle dont les pièces s'assemblent au fur et àmesure qu'il avance dans le texte.

Dès l'introduction de la thèse, l'auteur s'attache à désamorcer les critiques quepourraient susciter ce parti pris d'exposition (travail trop éclaté, difficulté d'en suivre le filconducteur...) en le plaçant sous l'autorité de Gilles Deleuze : « Le temps approche où il nesera guère possible d'écrire un livre de philosophie comme on fait depuis si longtemps (...) Larecherche de nouveaux moyens d'expression philosophiques (...) doit être aujourd'huipoursuivie en rapport avec le renouvellement d'autres arts, par exemple le théâtre ou lecinéma ». Appliquant cette consigne, si l'on peut dire, à la lettre, M. Dominguez, consacrantsa thèse aux enjeux esthétiques, politiques, métaphysiques et moraux du montage, dans lessociétés contemporaines, une technique promue par le cinéma, « monte » sa thèse comme unfilm et rompt, en effet, avec le style d'exposition traditionnel du discours philosophique,notamment dans cet exercice réglé qu'est la thèse . Ce faisant, il prend le risque de heurter la« philosophie des professeurs » (François Châtelet) et les usages de celles-ci, mais du moins ils'en explique et énonce le fondement théorique de ce choix.

Sans être un disciple de Jacques Rancière dont il conteste les analyses en plusieursemplacements de la thèse, M. Dominguez reprend à son compte une notion forte de laphilosophie ranciérienne et l'établit au fondement de sa réflexion : celle d'une perméabilitéintégrale du domaine esthétique au domaine politique (et réciproquement), ce qui va luipermettre de faire d'une recherche qui, à l'origine, se destinait à explorer la « philosophie ducinéma » de Gilles Deleuze un travail portant simultanément sur les dispositifs technologiquesqui fondent l'absolue singularité du cinéma dans le tableau des arts et sur les propriétés etsingularité des démocraties contemporaines, comme régimes politiques, comme modes de vie.La conviction qui anime cette recherche de bout en bout est distincte : le cinéma comme artdu XXème siècle et la démocratie comme régime politique de l'époque ont ceci de communqu'ils sont appareillés (une notion empruntée à Jean-Louis Déotte) par les mêmes relations àl'archive, au rythme, au geste, au test et, last but not least, au montage. D'emblée, le jeunechercheur énonce avec une certaine témérité cette proposition : « La politique est devenue lacontinuation du montage par d'autres moyens », laquelle se prolonge et s'explicite en celle-ci :le statut contemporain de nos démocratie se donne à voir dans l'image-montage.

Toute la thèse va donc être tissée de ces mouvement de va-et-vient entre le domainecinématographique (dans lequel le candidat fait montre d'une érudition étourdissante, auservice de laquelle est mis un dispositif de présentation, dans le corps même de la thèse, qui,du coup, cesse d'être un simple objet de papier, de séquences de films destinées à supporter leraisonnement) et le domaine politique. Il ne s'agit pas du tout de proposer une lecturepolitique des films, des moyens du cinéma ou de la relation entre celui-ci et son public, maisplutôt de tenter de repérer des points d'homogénéité ou des évidences documentaires del'homomorphisme du film et de la démocratie contemporaines — à travers l'analyse des

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dispositifs et moyens techniques mis en o:uvre dans les deux « champs ».Sous cet angle, le champ-contre-champ se présente comme une question majeure pour

la politique moderne, le mythe de la caverne platonicien un pont-aux-ânes pour le cinéma, lejeu et le montage des puissances unificatrices des deux domaines référentiels. Mais au fil deces circulations, une ambition philosophique se dessine : reprendre sur de nouveaux &aïs lagénéalogie de la modernité en « diagnostiquant » notre présent (ou notre « actualité »­Foucault est omniprésent dans ces pages) comme temps de la « modulation » et non plus du« moulage », comme l'était la modernité classique, comme temps où l'archive ne fait plussocle, comme temps où l'original et la copie ne se distinguent plus, où les sujets, soumis(comme l'acteur de cinéma) à des tests et des évaluations perpétuels, sont sans cessecontraints de se redéployer, de se réinventer dans des actes de présence où rien n'est jamaisacquis. La thèse de la thèse vient alors se condenser très tôt dans cette formule : « Il faudraitse demander si la possibilité de la politique ne se trouve pas suspendue par l'irruption d'unetechnique qui déplace l'axe de l'arkhè de l'absence à la présence et par là m ême ébranle, metentre parenthèses toute inscription, celle-ci étant à l'origine de tout pouvoir souverain dans nossociétés ».

Pour cette raison même, ajoute l'auteur, dans un mouvement d'auto-exposition raredans une thèse, « nous » (les philosophes de sa génération) arrivons toujours « trop tard »,ayant plusieurs trains de retard sur cette modernité perdue qui aurait pu encore nousoffrir deschances de reconnaissance, d'emploi, de sécurité morale et matérielle, des perspectivesd'avenir... ceci étant énoncé d'un ton de lucidité funèbre qui, seulement, vient à être relevédans les dernières lignes de la thèse : « Il n'est jamais trop tard pour reprendre la lutte deshommes et des femmes. Il n'est jamais trop tard pour essayer de restituer le kratos aupeuple ».

Cette thèse d'une grande richesse, d'une forte originalité et, on pourrait dire, d'unegénérosité rarement manifestée dans ce type d'exercice, peut susciter toutes sortes decontestations, d'oppositions, de réserves, aussi bien pour ce qui a t rai t à ses modesd'agencement qu'à ce qu'elle soutient. Demeurera, en tout état de cause, le niveau, très élevéauquel elle situe la réflexion qui l'inspire.

A l'issue de sa délibération, le jury a décidé d'accorder à RomanDominguez Jimenez le grade de docteur en philosophie avec lamention « Très honorable avec les félicitations du jury » àl'issue d'un vote à bulletin secret, en raison des remarquables

qualités scientifiques de sa thèse.

La présidente du jury