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47 FRANÇOIS COUPERIN RÉVOLUTIONNAIRE : LES PIÈCES DE CLAVECIN Pièces choisies pour le clavecin de différents auteurs. Paris : Christophe Ballard, 1707. Dix pièces anonymes imprimées en caractères mobiles, dont six apparaissent dans d’autres sources sous le nom de Couperin. Pièces de clavecin composées par Monsieur Couperin [...] et gravées par du Plessy. Premier Livre [...] A Paris [...] 1713. Soixante et onze pièces en cinq Ordres. L’Art de toucher le clavecin par Monsieur Couperin [...] Gravé par L. Huë [...] A Paris [...] 1716. Une allemande et huit préludes. Second Livre de Pièces de clavecin composé par Monsieur Couperin [...] Gravé par du Plessy [...] A Paris [...] s.d. [1717]. Cinquante-deux pièces en sept Ordres [n os 6 à 12]. Troisième Livre de Pièces de clavecin composé par Monsieur Couperin [...] A Paris [...] 1722. [Gravé par] Louis Hüe. Quarante-quatre pièces en sept Ordres [n os 13 à 19]. Vingt-cinq autres pièces réunies en quatre Concerts royaux furent conçues comme des œuvres de musique de chambre et exécutées comme telles à la cour en 1714 et 1715 ; d’après une note du compositeur, elles peuvent également se jouer au clavecin. Quatrième Livre de Pièces de clavecin par Monsieur Couperin [...] gravé par du Plessy. A Paris [...] 1730. Quarante-cinq pièces en huit Ordres [n os 20 à 27]. Quand Couperin composa-t-il les pièces de ces recueils ? Bien après que sa place au sommet de la vie musicale française fut devenue une évidence, c’est-à-dire entre environ ses trente-neuf et soixante-deux ans. Mais composition et publication sont deux choses différentes, et, dans le cas de Couperin, la plupart des pièces de ses premiers livres avaient vu le jour bien avant d’être réunies et imprimées. De la connaissance de la date de composition de ces œuvres dépend notre faculté de comprendre et d’évaluer sa place dans l’histoire de la musique de clavecin française. À partir du Premier Livre, sa situation devint tout à fait claire : il avait révolutionné l’art de la pièce de clavecin, et nul n’échappa à l’emprise de ses idées. Mais sur la manière dont cet art nouveau a évolué sous sa

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    FRANÇOIS COUPERIN RÉVOLUTIONNAIRE : LES PIÈCES DE CLAVECIN

    Pièces choisies pour le clavecin de différents auteurs. Paris : Christophe Ballard, 1707. Dix pièces anonymes imprimées en caractères mobiles, dont six apparaissent dansd’autres sources sous le nom de Couperin.

    Pièces de clavecin composées par Monsieur Couperin [...] et gravées par du Plessy.Premier Livre [...] A Paris [...] 1713. Soixante et onze pièces en cinq Ordres.

    L’Art de toucher le clavecin par Monsieur Couperin [...] Gravé par L. Huë [...] A Paris [...] 1716. Une allemande et huit préludes.

    Second Livre de Pièces de clavecin composé par Monsieur Couperin [...] Gravé par du Plessy [...] A Paris [...] s.d. [1717]. Cinquante-deux pièces en sept Ordres[nos 6 à 12].

    Troisième Livre de Pièces de clavecin composé par Monsieur Couperin [...] A Paris [...]1722. [Gravé par] Louis Hüe. Quarante-quatre pièces en sept Ordres [nos 13 à 19].

    Vingt-cinq autres pièces réunies en quatre Concerts royaux furent conçues comme desœuvres de musique de chambre et exécutées comme telles à la cour en 1714 et 1715 ;d’après une note du compositeur, elles peuvent également se jouer au clavecin.

    Quatrième Livre de Pièces de clavecin par Monsieur Couperin [...] gravé par du Plessy. A Paris [...] 1730. Quarante-cinq pièces en huit Ordres [nos 20 à 27].

    Quand Couperin composa-t-il les pièces de ces recueils ? Bien aprèsque sa place au sommet de la vie musicale française fut devenue uneévidence, c’est-à-dire entre environ ses trente-neuf et soixante-deux ans.Mais composition et publication sont deux choses différentes, et, dans lecas de Couperin, la plupart des pièces de ses premiers livres avaient vu lejour bien avant d’être réunies et imprimées. De la connaissance de la datede composition de ces œuvres dépend notre faculté de comprendre etd’évaluer sa place dans l’histoire de la musique de clavecin française. Àpartir du Premier Livre, sa situation devint tout à fait claire : il avaitrévolutionné l’art de la pièce de clavecin, et nul n’échappa à l’emprise deses idées. Mais sur la manière dont cet art nouveau a évolué sous sa

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    plume, sur les influences qui l’ont modelé, sur la musique qui lui servit demodèle — en un mot, sur l’importance et la qualité de son originalité —,nous n’avons pas de sources clairement documentées, seulement desindices.

    En quoi consista la révolution de Couperin ? Pour emprunter unemétaphore politique, disons qu’elle libéra la pièce de clavecin de latyrannie de la danse. En termes plus sobres, elle substitua aux dansesnobles héritées des luthistes du début du XVIIe siècle — en particulier auxcourantes, sarabandes et dans une certaine mesure, aux allemandes quiconstituaient l’essentiel du répertoire — des pièces librement inventéespour exploiter une idée musicale nouvelle, explorer les possibilitésdescriptives de la musique, ou simplement servir à quelque fin pratiqueou didactique. L’effet sur ses successeurs est plus facile à cerner que leprocessus par lequel Couperin lui-même prépara cette révolution. SonPremier Livre semble avoir laissé ses collègues sans voix. À l’exception deDandrieu, de Rameau et de Nicolas Siret vieillissant (il avait cinq ans deplus que Couperin), personne n’osa se risquer en public avec de lamusique de clavecin pendant les dix-huit ans à venir — jusqu’en 1730,lorsqu’il eut cessé de publier. Puis, au cours des dix-huit années suivantes,la créativité réprimée de trente-quatre compositeurs, la plupart citoyensloyaux de la nouvelle république, jaillit en un torrent de pas moins dequarante-cinq recueils.

    Mais la réaction de Dandrieu et de Rameau témoigne de manièreencore plus saisissante de l’impact de Couperin. Tous deux avaient écritdans la première décennie du siècle de petits livres de pièces consistant ensuites de danses traditionnelles introduites par un prélude, la seule piècede style libre étant la Vénitiénne de Rameau, un rondeau à 6/8. Dandrieufit paraître deux autres recueils de danses avant 1720. Puis, ensemble, en1724, après que Couperin eut publié tous ses livres sauf le dernier,Dandrieu et Rameau firent imprimer un recueil de pièces de clavecin.Celui de Dandrieu était le plus « révolutionnaire » : toute trace del’ancienne suite — plus spécifiquement de l’allemande et de la courantequi en étaient la définition même — était bannie ; en outre, alors que pasune seule pièce dans les livres antérieurs n’avait de titre de caractère,toutes les pièces dans le nouveau recueil de Dandrieu portaient un titre.Rameau n’alla pas aussi loin. Des deux groupes de pièces de son recueil,le premier commence par une allemande, une courante et une paire degigues, et ne comporte que deux pièces de caractère. Le second, enrevanche, consiste entièrement en pièces descriptives dotées d’un titre. Àl’exception d’une toute petite pièce enfantine intitulée Le Lardon et sous-titrée Menuet, il n’y a nulle trace de danse. Dandrieu et Rameausacrifiaient tous deux à une mode nouvelle en 1724, et cette mode avait été

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    instaurée par Couperin. Siret, bien qu’il fût ami de Couperin et qu’il fîttous les ans le voyage de Troyes à Paris pour l’« admirer », resta enrevanche fidèle au style ancien.

    Si nous savions quand Couperin composa chacune de ses pièces(comme on le sait, par exemple, pour la musique d’orgue de son oncleLouis Couperin, dont une grande partie est précisément datée, avecl’année, le mois et le jour), nous pourrions suivre le développement de sesidées à travers les différentes étapes de sa carrière et les mettre en relationavec les influences qui l’environnaient. Mais, à quelques exceptions près,les seules dates dont nous puissions être sûr sont celles de la publication— termini ante quem, il est vrai, qui ne sont cependant d’aucune utilité poursavoir depuis combien de temps les pièces d’un recueil pouvaient avoirexisté avant d’être finalement publiées. Ici, le lecteur pourrait se demander : « Mais pourquoi ne pas consulter les manuscrits originaux deCouperin ? » La réponse est simple : aucun d’eux n’a jamais été trouvé.

    François Couperin lui-même nous dit dans la préface de son PremierLivre qu’au cours des vingt années qui s’étaient écoulées depuis sanomination comme organiste à la Chapelle royale (1693), ses devoirs àVersailles et à Paris, ses élèves de la maison royale et ses fréquents ennuisde santé lui avaient à peine laissé le temps de composer des pièces, et àplus forte raison de les faire graver et imprimer, comme il aurait voulu lefaire « il y a longtemps ». Les autres préfaces nous apprennent qu’aumoins cinq des sept Ordres du Second Livre existaient au moment où parutle Premier, soit un total de cent onze pièces. Si l’on se fie à ces dires, à peuprès la moitié de sa musique de clavecin a dû être composée au cours dela vingtaine d’années qui précèdent le Premier Livre. Mais ces vingt annéesne nous ramènent qu’en 1693, soit bien après qu’il eut acquissuffisamment d’habileté au clavier pour assumer ses fonctionsd’organiste à Saint-Gervais (1685), qu’il eut composé ses deux superbesmesses d’orgue (ca 1689), probablement après qu’il se fut essayé à unesonate en trio « corellisante » (ca 1692), et, surtout, après que sa carrièreeut progressé au point qu’il était jugé digne d’une place dans la Musiquedu roi (1693). Il ne fait aucun doute qu’il touchait le clavecin depuis sonenfance ; rien n’aurait été plus naturel, compte tenu du milieu dans lequelil fut élevé, et aucune autre formation ne pourrait rendre compte de sacapacité à assumer, avant l’âge de dix-sept ans, des tâchesprofessionnelles d’organiste dans une grande paroisse (où il y avait unpersonnel énorme, dont cinquante et un prêtres, en 1695)1. S’il est quasi

    1. Dans son Art de toucher le clavecin, il conseille de faire commencer les enfants à l’âge desix ou sept ans. Il faut ajouter qu’il est très rare que les organistes commencent leurformation musicale à l’orgue, surtout à une époque où il fallait payer quelqu’un pouractionner les soufflets.

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    certain qu’il se mit au clavecin dès son plus jeune âge, il l’est presqueautant qu’il s’essaya à écrire ses propres pièces peu de temps après. Latentation devait être grande d’imiter la « belle composition » des pièces declavecin de ses « ancêtres », probablement son père Charles et ses onclesFrançois et Louis, encore qu’aucune musique de Charles, de François, nid’aucun autre Couperin antérieur à Louis n’ait été identifiée.

    * * *

    Tout au long de la seconde moitié du XVIIe siècle, et même jusqu’à ceque les œuvres de Couperin commencent à être imprimées, la grandemajorité des pièces composées pour le clavecin en France étaient desallemandes, courantes et sarabandes — c’est-à-dire des danses, ou, pourêtre plus précis, des pièces plus ou moins librement modelées sur lesdanses portant ces noms. Il y avait également des menuets, des gavottes,des gigues, des chaconnes, des passacailles et quelques pavanes,gaillardes et diverses autres danses, enfin des préludes, d’une immenseimportance artistique sous la plume de Louis Couperin et de d’Anglebert,représentés par huit beaux petits exemples dans L’Art de toucher le clavecinde François Couperin, mais qui ne sont pas concernés par sa révolution.La plupart des danses étaient héritées de la brillante école de luthfrançaise du deuxième quart du XVIIe siècle, dont le rayonnement étaitinternational. Les luthistes les avaient empruntées à presque autant desources qu’il existait de danses et en avaient fait des formes hautementartistiques en les traduisant en un langage instrumental neuf, unifié etextrêmement complexe, d’une subtilité et d’une expressivité inouïes. Dèsavant 1640, sans doute (encore qu’aucun document ne le prouve), leclaveciniste Jacques Champion de Chambonnières (ca 1602-1672)commença à transférer ce nouvel art à son propre instrument, sans jamaisse contenter de transcrire des pièces existantes ou tenter de faire sonner leclavecin comme un luth, mais en composant de nouvelles œuvres dans lemême éventail de genres, et en réinterprétant le langage dans un typecomplètement nouveau de polyphonie libre. Comme celle des luthistes,sa musique circula en copies manuscrites dans toute l’Europe. Ce n’estque deux ans avant sa mort qu’il finit par publier soixante de ses pièces(sur un total d’environ cent cinquante qui ont survécu).

    Parmi les élèves et les continuateurs de Chambonnières, les plusgrands furent l’oncle de François Couperin, Louis (ca 1626-1661), qui nevécut pas assez longtemps pour publier ses œuvres, et Jean Henryd’Anglebert (1629-1691). Tous deux enrichirent l’art de Chambonnièresd’autres ressources empruntées aux luthistes : d’Anglebert nous a laissé(en manuscrit) quinze transcriptions d’œuvres du Vieux Gautier etd’autres compositeurs, et, en outre, Louis Couperin intégra beaucoup

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    d’éléments empruntés aux toccatas de Frescobaldi et de Froberger.Chambonnières et ses disciples Louis Couperin et d’Anglebert furent lesprincipales figures d’une école de clavecin qui établit les formes et lelangage auxquels fut formé le jeune François Couperin. Les autres maîtres(et une maîtresse !) dont il connût probablement la musique dans sajeunesse (pour ne citer que ceux dont subsistent des pièces de clavecin)sont Henry Du Mont, Étienne Richard, Jacques Hardel, Joseph de LaBarre, certainement son professeur Jacques Thomelin, ainsi que NicolasLebègue, peut-être son cousin Marc-Roger Normand, dit le « Couperin deTurin », et Elisabeth Jacquet de La Guerre (ces deux derniers n’avaient,respectivement, que cinq ans environ et trois ans de plus que Couperin),et peut-être aussi le trop prolifique Nicolas Geoffroy (†1694), dont lesœuvres survivent dans une vaste collection manuscrite posthume depièces pour la plupart médiocres et parfois bizarres. Bien qu’il ait fini savie à Perpignan, Geoffroy semble avoir passé l’essentiel de sa carrière àParis, où Couperin a pu avoir entendu parler de lui ; sa production estexceptionnelle en ce qu’elle comporte, à côté de plus de deux centsexemples de danses traditionnelles, trente-huit pièces, brèves pour laplupart, simples, dans diverses mesures, intitulées simplement« rondeau » et ayant l’allure, mais non la forme, de menuets, gavottes,bourrées ou gigues.

    Ce survol de la musique conçue à l’origine pour le clavecin ne donnetoutefois qu’une idée très incomplète de l’ensemble de la musique declavecin que Couperin connaissait dans sa jeunesse. Au répertoire depièces originales il faut en effet ajouter des centaines d’arrangementsd’airs populaires — surtout d’airs chantés et d’airs de danse tirés desballets et des opéras de Lully. Les pièces instrumentales plus vastes desopéras ne furent pas non plus négligées : un quart environ desarrangements de Lully qu’on trouve dans ces sources sont des ouvertures,des chaconnes et des passacailles. À l’exception de quinze numéros tirésdes opéras de Lully et de quatre airs populaires insérés par d’Anglebertdans son recueil par ailleurs traditionnel de 1689, aucun de cesarrangements ne fut imprimé ; ils ne subsistent qu’en manuscrits,généralement sous forme d’anthologies destinées aux musiciensamateurs. Mais ces manuscrits sont précieux en ce qu’ils nous montrentce que ces amateurs souhaitaient jouer et ce qu’ils travaillaient pour leursleçons ; ce sont des portes qui nous donnent accès à la vie musicaledomestique du Français cultivé moyen de l’époque.

    La vie privée de Couperin était bien éloignée de celle du Françaiscultivé moyen, même si l’on met de côté sa relative pauvreté après lamort de son père. Dès sa prime enfance, il a dû respirer la musique. Alorsqu’il n’avait que dix ans, son talent était suffisamment manifeste pour

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    que les marguilliers de Saint-Gervais lui réservent le poste d’organiste.Sur les détails de sa formation, nous ne savons rien, cependant, si ce n’estqu’il fut instruit par « differends maistres » (l’un d’eux étantprobablement Jacques Thomelin) dans l’art du clavecin, de l’orgue et dela « musique », par quoi on entendait sans doute la théorie et lecontrepoint. On peut supposer que sa formation suivit les grandes lignesde l’enseignement musical de l’époque. Les composantes formelles enauraient été d’abord tous les éléments de base : solmisation, hexacorde,mutation (passage d’un hexacorde à l’autre), intervalles, clefs, valeurs denotes, battue des temps, mesures et proportions, et enfin les huit modesd’église et leurs transpositions tels qu’ils étaient utilisés en son temps(très différemment de la manière dont on les comprend aujourd’hui), afinqu’il puisse accompagner le plain-chant et improviser des versets àl’orgue. Quant aux divers systèmes modaux du contrepoint strict et auxtonalités majeures et mineures « modernes », on ne peut même pasentrevoir comment on lui apprit à les aborder, tant, dans sa jeunesse, lesthéories sur la tonalité étaient chaotiques ; mais il dut en acquérir uneconnaissance pratique en apprenant à faire toutes les différentescadences. En étudiant et en travaillant ces matières, il se familiarisa avecla basse continue. Il sera ensuite passé au contrepoint à deux ou plusieursvoix, aura appris à mettre en musique un texte et à écrire des fugues —c’est-à-dire avant tout l’art de « répondre » à un sujet (le concept de fugueen tant que forme, avec une « exposition », des « entrées », des« épisodes » et une « strette », n’existait pas encore). L’une des manièresles plus efficaces d’apprendre l’écriture polyphonique était d’étudier lesmaîtres en mettant leur musique en partition à partir de parties séparées.Bien plus tard, Sébastien de Brossard (1655-1730) écrira à propos desOctonaires (1606) de Claude Le Jeune :

    — « C’est le livre où il y [a] le plus de bonnes choses a aprendre, surtout pourles jeunes gens qu’on ne peut rendre trop exacts sur l’observance rigoureusedes regles de l’ancien contrepoint ».

    Couperin maîtrisa probablement tous ces éléments alors qu’il étaitencore enfant ; le contrepoint dans la messe d’orgue pour les paroisses,tout particulièrement la fugue du Kyrie, révèle une faculté de maintenirquatre voix indépendantes d’égal intérêt, ce qui témoigne d’annéesd’expérience et surpasse ce que la plupart de ses contemporains étaientcapables de faire.

    Comment Couperin, ou n’importe qui à cette époque, apprit-il àcomposer des danses pour clavecin ? C’est l’un des mystères de l’histoirede la musique. Les règles de « composition » qu’il travailla durement pourles maîtriser — celles qui lui permettaient de contraindre des lignesmélodiques à se comporter de manière à produire le genre de polyphoniefuguée disciplinée qu’il déploya dans son Kyrie pour orgue — ne lui

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    étaient d’absolument aucun usage dans les allemandes, courantes etsarabandes, si ce n’est pour de brèves imitations décoratives ou en tantque liste de fautes à éviter. Au contraire, chaque danse possédait sespropres conventions caractéristiques qui en fixaient la forme, la longueur,les tempi, les rythmes et la tournure mélodique, fournissant ainsi aucompositeur un moule où il ne lui restait plus qu’à déverser ses idées. Lesidées mêmes n’avaient pas besoin d’être originales : il y avait desformules conventionnelles pour conclure les reprises de toutes les danseset pour commencer une allemande, et il était même possible d’assemblerune danse entière à partir de passages plus ou moins empruntés ici et là,procédé qu’on peut légitimement nommer « centonisation ». Ce processusétait facilité par le fait que les danses étaient normalement « a-thématiques » ; une fois qu’il avait été énoncé et brièvement développé, lemotif était rarement réentendu ; on n’essayait presque jamais de relier lesdeux reprises d’une danse sur le plan thématique. En termes plus positifs,on pourrait dire que le principe de composition était d’une perpétuellevariété.

    Les textures et la couleur instrumentale ainsi engendrées étaient unesynthèse de procédés hérités des luthistes (notamment le style dit« brisé »), avec des effets issus de l’interaction subtile entre les doigts, lestouches et les cordes pincées du clavecin, le tout régi par le génie françaisparticulier du son musical. Il n’était besoin que d’un talent modeste pourtirer de ces éléments des suites de danses acceptables, et il est faciled’imaginer le jeune prodige jouant des pièces ex tempore à l’imitation de cequ’il avait entendu autour de lui ou qu’il avait appris à jouer lui-mêmesur la partition. Il découvrit ensuite le moyen de parsemer ses pièces detrouvailles saisissantes, de leur donner cohésion avec d’amples courbesmélodiques et un plan harmonique dirigé vers un but, et de les ornerd’imitations élaborées sur le papier.

    Peut-être est-ce le moment de faire un bref bond en avant et d’observerque l’attitude du Couperin de la maturité à l’endroit de sa propremusique semble avoir été très différente de celle des maîtres dont il avaitappris son art. De façon générale, elle était plus moderne, plus proche desXIXe et XXe siècles que du XVIIe siècle. Ce qu’il dit sur la musique declavecin et ce qu’on peut lire dans les partitions elles-mêmes montre trèsclairement qu’il se souciait de chaque détail, qu’il faisait confiance à sanotation extrêmement complexe pour rendre ses intentions musicalesavec précision, et qu’il attendait de l’exécutant qu’il les réalise fidèlement,sans les modifier. Cette attitude allait sans doute de pair avec uneconception philosophique moderne de l’œuvre musicale en tant qu’objetidéal et immuable. Avant Couperin, la situation était différente. Toutd’abord, la notation elle-même, en particulier la notation des ornements,

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    était encore imprécise et changeante. Même sur des questions aussifondamentales que le nombre de mesures d’une pièce ou le choix desaccords ou le schéma des reprises, il y a des divergences entre lesdifférentes sources d’une pièce, et les détails subtils d’ornementation oude texture ne sont presque jamais exactement les mêmes. DeChambonnières, on disait qu’il ne jouait jamais une pièce deux fois de lamême manière. (Il est vrai que dans la préface à son édition gravée de1670 il se plaignait des copies qui circulaient « avec beaucoup de deffautset ainsi fort a mon prejudice », mais par « deffauts » il songeait peut-êtreaux véritables fautes musicales plutôt qu’aux simples variantes.) Il sembleque le souci d’une notation précise ait commencé à émergersporadiquement dans les vingt-cinq dernières années du siècle (l’un desdocuments qui en témoignent est la table d’ornements de d’Anglebertdans son recueil de 1689, d’une complexité sans précédent), maisCouperin pourrait bien être le premier compositeur à invoquer le conceptanti-baroque de Werktreue en tant que principe régissant l’exécution de samusique.

    * * *

    La première source pour la musique de clavecin de Couperin qu’onpuisse dater précisément est les Pièces choisies de Ballard de 1707, petiteanthologie de dix pièces seulement, dont aucune ne porte de nomd’auteur. On sait grâce à d’autres sources que cinq d’entre elles sont deCouperin : L’Abeille, Les Nonettes (en deux parties intitulées Les Blondes etLes Brunes), La Diane, La Florentine et La Badine. Une sixième pièce,intitulée Sicilienne, est attribuée à Couperin dans deux sourcesmanuscrites, mais doit être rejetée pour des raisons stylistiques,puisqu’elle ne ressemble à aucune pièce qu’on sait authentique. La Badineest suivie d’une seconde pièce du même titre, celle-ci étant attribuée dansdeux manuscrits à Marchand — probablement Louis. Le style de cettepièce est cependant si semblable à la première Badine, si typique deCouperin, et si inexplicable si l’on se réfère à n’importe quelle pièceexistante de Marchand qu’il faut l’attribuer à Couperin. Ces trois piècesisolées et les deux paires sont les premiers exemples d’un nouveau stylemarqué par une naïveté tout à fait originale, étudiée et hautementraffinée, dont la liberté et la variété considérablement accruespermettaient une caractérisation d’une étendue et d’une acuité qu’onn’aurait jamais pu obtenir au sein des paramètres stylistiques desanciennes danses.

    Cette petite publication n’est cependant pas sans poser plusieursénigmes (elle est du reste presque la seule, parmi la musique de clavecin,à être imprimée en caractères mobiles au lieu d’être gravée sur planches

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    de cuivre). Pourquoi les compositeurs ne sont-ils pas nommés ? Toutes lespièces de Couperin sauf la seconde Badine furent rééditées (avec desrévisions) dans le Premier Livre. Les deux paires illustraient l’une desinnovations caractéristiques du nouveau style. On cultivait les paires demenuets, gavottes, etc., depuis Lebègue (1677), mais Couperin appliqua leprincipe à ses pièces libres, et de plus en plus à des fins descriptives,comme dans Les Nonettes. La Diane, pièce unique dans les Pièces choisies,acquit son pendant, Fanfare pour la suite de Diane, dans le Premier Livre2.

    Pour montrer en quelle compagnie parurent les premières pièces declavecin de Couperin, on peut souligner que, parmi les trois piècesrestantes, l’une, une Gavotte italienne animée, n’a pas encore été attribuée.Elle ne ressemble pas à du Couperin, encore que le style ne l’exclut pascomplètement. La Polonnoise est un arrangement d’une pièce pour bassede viole et basse continue de Marin Marais (1701), et une pièce intituléeLa Vénitienne existe dans deux sources manuscrites avec des attributionsà Marchand. Elle n’a cependant pas plus l’air d’être écrite à l’origine pourclavecin que La Polonnoise ; par son écriture, elle ressemble du restebeaucoup à celle-ci, et Marchand, s’il eut un rôle dans sa conception,pourrait n’en être que l’arrangeur.

    L’énigme centrale des Pièces choisies est l’absence de l’allemande, de lacourante et de la sarabande placées ordinairement au début. En effet,presque tous les groupes tonals dans chacun des dix-huit livres demusique de clavecin publiés entre Chambonnières et le Premier Livre deCouperin, sauf ces Pièces choisies, commencent (après un éventuelprélude ou autre pièce introductive) par une allemande, une ou plusieurscourantes et une sarabande. C’est comme si les Pièces choisies étaient une« déclaration d’indépendance » à l’égard des conventions de la suite dedanses traditionnelle. Mais émanant de qui ? Qu’est-ce qui a pu inciterBallard à faire paraître ce recueil tout à fait atypique ? D’autant que saméthode d’impression à partir de caractères mobiles se prêtait on ne peutplus mal à une écriture clavecinistique sans cesse changeante, à voixlibres, avec une ornementation complexe. Ballard n’était pas tenu par lesconventions de la musique de clavecin ; l’imprimeur n’avait pas euaffaire à elle depuis qu’il avait fait paraître une allemande isolée de DuMont en 1668, et n’avait donc rien dont il put s’affranchir. Eut-il lepressentiment de la vogue imminente des pièces de caractère et du profitqu’il pourrait en tirer ? A-t-il simplement piraté les pièces de Couperin ?Cela paraîtrait peu probable, puisqu’il venait de publier trois recueils demotets de Couperin sous le nom du compositeur. Mais si l’initiative

    2. Je dois souligner ici que mes conclusions relatives à la Sicilienne et à la seconde Badinesont nouvelles et en conflit avec celles de Gustafson et Fuller, A Catalogue of FrenchHarpsichord Music, 1699-1780, Oxford, 1990.

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    venait de Couperin, pourquoi aurait-il inséré une pièce de Marais, etpourquoi aurait-il supprimé son propre nom ?

    Une pièce isolée de Couperin, également dans le style nouveau, existedans un grand recueil de musique pour luth et théorbe datant de 1699 etportant le nom de Jean-Étienne Vaudry, seigneur de Saizenay et de Poupet(né, comme Couperin, en 1668). Elle est intitulée Les Silvains (Premier Livre,Premier Ordre), et se trouve arrangée par Robert de Visée à la fois pour luthet pour théorbe, avec de légères variantes, et placée dans des partiesdifférentes du manuscrit Saizenay. Visée (professeur à la fois de Saizenayet du roi) travaillait depuis longtemps à Versailles lorsque Couperin yarriva, et on sait qu’ils y jouèrent ensemble en 1701. Si la pièce existait dès1699, il est tout à fait possible que Visée y ait eu accès. La pièce Les Silvainsn’est pas nécessairement antérieure aux Pièces choisies, car le manuscritSaizenay fut copié sur une période de plusieurs années, et pas toujoursdans l’ordre ; si bien que rien ne prouve que Les Silvains n’y fut pas notéaprès 1707, voire après 1713. Une autre pièce, les Canaries avec son doubledu Deuxième Ordre, figure avec un certain nombre d’autres piècesfrançaises pour orgue ou pour clavecin dans un manuscrit duConservatorio di Musica Santa Cecilia à Rome. Bien que le contenu dumanuscrit (anonyme pour la plupart) semble le rattacher au XVIIe siècleplutôt qu’au XVIIIe, on ne peut le dater précisément.

    Enfin, une pièce datée de 1708 est signalée dans les archives deSchloss Herdringen, dans la Ruhr : Les Vendangeuses (qui figureégalement dans le Premier Livre), la plus populaire de toutes les pièces deCouperin si l’on en juge de par le nombre de copies manuscrites quisubsistent. Le fait que sa renommée se soit étendue jusqu’en Allemagnelaisse à penser qu’elle existait déjà depuis quelque temps avant 1708.C’est un rondeau avec un refrain de seize mesures et deux couplets dedix mesures chacun. La seule évocation de la danse est le rythme durefrain, qui ressemble à celui d’un rigaudon, ou peut-être d’une bourrée,mais les couplets ainsi que la forme en rondeau interdisent de considérerla pièce comme un exemple véritable de l’une ou l’autre de ces danses.En outre, elle révèle déjà ce qui allait devenir l’un des traits les plusmarquants du style personnel de Couperin : la répétition insistante,presque obsédante, de motifs et de brèves figures, souvent à la mêmehauteur. Dans le premier couplet, trois mesures consécutives sontidentiques, et il y a deux de ces groupes dans le second. Deux motifs, dequatre croches chacun, dominent la pièce ; l’un est entendu vingt-six fois,et l’autre pas moins de quarante-cinq fois, si l’on joue la pièce avec toutesles reprises. L’uniformité de texture et de rythme — une mélodie quiprogresse régulièrement en croches (lesquelles doivent presquecertainement se jouer inégales) et en noires, sur un accompagnement en

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    noires presque ininterrompu — et l’évitement de tout autre type decontraste sont d’autres caractéristiques du nouveau style.

    Il est étrange que les plus anciennes sources de la musique de clavecinde Couperin présentent des pièces exclusivement dans son nouveaustyle ! Mais peut-être était-il logique que les exemples les plus novateurset les plus hardis de sa production aient été ceux qui attirèrent l’attentiondu public. Après tout, il y avait beaucoup de belles allemandes, couranteset sarabandes de Chambonnières, Lebègue, Jacquet de La Guerre etd’Anglebert, déjà disponibles en éditions gravées, mais il n’existait rienqui ressemblait à ces pièces charmantes, pas même parmi lesarrangements d’après Lully. Il faut également reconnaître que le nouveaustyle (du moins tel qu’il se manifeste dans ces pièces) était beaucoupmoins difficile et donc plus immédiatement accessible à l’auditeurprofane que les allemandes, courantes et sarabandes, sérieuses etcomplexes.

    * * *

    J’ai déjà fait allusion à certaines des caractéristiques du stylerévolutionnaire de Couperin à propos des Pièces choisies et desVendangeuses. Le moment est maintenant venu de le décrire de manièreplus systématique. Tout d’abord, ces pièces n’étaient pas, au départ, desdanses, et ce fut peut-être l’innovation la plus fondamentale, sur le planpurement musical. Normalement, on voit au premier coup d’œil si unepièce de Couperin est dans le nouveau style ; il arrive cependant parfoisqu’une pièce libre ressemble à une gavotte, un menuet, une bourrée, unrigaudon, ou à l’une ou l’autre des autres danses qui avaient cours dansles salles de bal de l’époque. Couperin avait également une affectionspéciale pour le mouvement à 6/8 ou à 12/8 de la giga italienne. Lesdanses traditionnelles comportaient normalement deux reprises, et c’étaitaussi le cas de beaucoup de pièces nouvelles. De plus en plus, à la fin duXVIIe siècle, on trouve des danses pour toute formation instrumentale(ainsi que des pièces qui ne sont pas des danses, comme nous le faisionsremarquer plus haut à propos de Geoffroy) qui sont construites enrondeau, c’est-à-dire où un refrain alterne avec un, deux ou un plus grandnombre de couplets. Beaucoup de nouvelles pièces de Couperin étaientégalement des rondeaux. Il y avait donc divers points de contact entre lenouveau style et la danse. Ce qu’on ne trouve pas dans les dansestraditionnelles, en revanche, c’est l’esprit d’aventure dont Couperin faitpreuve dans le domaine formel — lequel eût été étouffé s’il était restéfidèle aux anciennes danses. Lorsqu’on examine attentivement les pagesqui paraissent conventionnelles au premier abord, elles se révèlent lesunes après les autres des pièces complexes, rebelles à l’analyse et sui

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    generis — Les Guirlandes, dans le Vingt-quatrième Ordre, en est un exemplefrappant. Marin Marais pourrait avoir fourni des modèles à Couperin ; ladernière pièce de la quatrième suite de Pièces à une et à deux violes (1686-1689) de Marais, simplement marquée Rondeau, est presque aussicomplexe, mais pas tout à fait aussi insaisissable ni aussi subtilequ’aucune des pièces isolées de Couperin. Celui-ci expérimenta, parailleurs, des structures plus larges : paires de toutes sortes (telles qu’on entrouvait déjà dans les Pièces choisies) et aussi ensembles plus vastes, parexemple Les Fastes de la grande et anciénne Mxnxstxndxsx, tragédieparodique en cinq actes. Plus tard, Dandrieu baptisera ce genre degroupes de pièces descriptives « divertissements ».

    Sur le plan du détail stylistique, nous avons déjà noté combienCouperin aimait répéter sans cesse les petits motifs ou figures. L’effetn’est pas moins obsédant, même si les répétitions ne sont pas toujoursexactes, du moment qu’elles tournent autour des mêmes notes ; onpourrait baptiser cette technique de « quasi répétitive ». Un effet analogueest obtenu par des lignes mélodiques qui ne cessent de s’enrouler surelles-mêmes autour de la même note, comme incapables de s’en échapperet d’avancer, telles des roues qui patinent dans la boue. Bien qu’il soit loind’être omniprésent dans les nouvelles pièces et qu’il devienne plus raredans les livres ultérieurs, cet effet est l’une des signatures les plusmarquantes de Couperin. Une autre caractéristique de ses structuresproduisant un effet analogue à ces différents types de répétition a sesracines dans les danses populaires, en particulier le menuet. Elle consisteà donner à la première reprise une forme bipartite ou au refrain d’unrondeau une paire de phrases semblables qui ne se distinguent que parleur terminaison. Quand cette paire doit être reprise, ce qui est presquetoujours le cas, on entend quatre fois la petite phrase élémentaire. Si laphrase elle-même consiste en des répétitions d’un motif du genre dont jeviens de parler, ou bien en « quasi-répétitions », l’effet s’approche làencore de l’obsessionnel. Lorsque des phrases de deux et quatre mesuresse complètent ou s’équilibrent l’une l’autre en même temps qu’elles serépètent, et se combinent en périodes, la signification de cetteconstruction va bien au-delà du style personnel de Couperin, puisqu’ellepréfigure un principe de composition qui ne fut pleinement formulé enthéorie qu’à l’époque de Haydn et de Mozart : construire un mouvementmusical en assemblant de petites unités pour en faire de plus grandes.Est-il possible que la révolution de Couperin contienne les germes dustyle classique viennois ?

    Une autre de ses caractéristiques personnelles est une espèce demouvement perpétuel dans des pièces qui sont divisées par des doublesbarres et des reprises, qu’il obtient en les commençant après le premier

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    temps de la première mesure, ou, dans une mesure à quatre temps, aprèsle deuxième temps, si bien que lorsque la reprise arrive à sa cadencefinale sur le temps fort, la reprise suivante commence aussitôt sansinterruption du flux rythmique, c’est-à-dire sans la césure que produitnormalement une valeur longue, ou des silences, ou même unarpègement remplissant la mesure finale. Ce procédé a parfois pour effetsupplémentaire de tromper l’oreille quant à la place du temps fort,produisant une ambiguïté rythmique qui n’est résolue qu’à mesure quela pièce se déroule. On le trouve dans un peu plus de la moitié desnouvelles pièces du Premier Livre, mais dans un tiers seulement de cellesdu Quatrième. Il permet à Couperin de transformer l’allemande en ungenre nouveau et personnel qui possède la mesure à 4/4, la diversité detexture, les phrases flexibles et le ton grave de l’allemande traditionnelle,mais où manque le rythme initial caractéristique qui annonçaithabituellement cette danse. Il y en a deux exemples dans le Premier Livre(l’un, Les Idées heureuses, devait être particulièrement important à sesyeux, puisque, dans son portrait le plus connu, sa main repose sur unepage comportant les premières notes de cette pièce), quatre dans leSecond, une dans le Troisième et quatre dans le Quatrième. L’une de cespièces est intitulée La Couperin, comme si le compositeur revendiquait lapaternité de son invention. On peut y ajouter une allemande de L’Art detoucher le clavecin censée illustrer la manière dont le style violonistiqueitalien pouvait être adapté au clavecin. Cette aspiration à la continuitédans la mise en forme du discours avait sa contrepartie dans unepréférence pour le mouvement régulier en valeurs de notes uniformes,caractéristique peu française entre toutes et — comme le prouve cetteallemande — témoin évident de l’amour de Couperin pour les Italiens.On peut la voir — et surtout l’entendre, car la complexité de sa notation(si française !) la cache souvent — non seulement dans le nouveau style,mais même dans des pièces aussi conservatrices que l’allemandeL’Auguste, qui ouvre le Premier Livre et dont la partie de main gaucheprogresse dans un rythme composite de croches régulières, produisantun effet semblable à celui d’un basso andante italien.

    La caractéristique la plus marquante du nouveau style de Couperinest la carrure, la construction de périodes musicales en phrases de quatremesures. Parfois, la pièce tout entière procède en une succession depaires équilibrées de phrases de ce genre ; plus souvent, la succession estinterrompue par une phrase de six (parfois cinq ou sept) mesures vers lafin d’une reprise ou d’un couplet. La carrure n’était pas chose nouvelle ;c’était la règle dans les sarabandes, menuets, gavottes et la plupart desdanses du temps de Couperin, et c’est certainement par l’intermédiairede ces danses qu’elle entra dans son vocabulaire stylistique. Elle est laplus marquée, voire la plus audacieuse, lorsque chaque phrase est

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    subdivisée en deux unités d’une mesure semblables suivies d’une unitécomplémentaire de deux mesures et se termine par une cadenceharmonique ou rythmique. Elle n’était pas caractéristique desallemandes, courantes et gigues, et Couperin (à la différence de CésarFranck) était parfaitement capable de l’éviter ou de la masquer ; unepièce comme La Flore (Cinquième Ordre) ne peut guère se couper avant lemilieu de la seconde reprise. Environ la moitié des pièces de stylenouveau du Premier Livre sont dominées par des phrases de quatremesures, mais le grand nombre d’allemandes et de courantes empêche labalance de pencher du côté d’une carrure « régulière ». Dans le QuatrièmeLivre, la carrure prédomine, et dans une pièce comme La Divine-Babicheou les amours badins, Couperin est capable d’une successionininterrompue de pas moins de trente-quatre phrases de quatre mesures(en comptant les reprises), la plupart terminées par des cadences. Dansces huit derniers Ordres, la prévisibilité rythmique qui résulteinévitablement de la carrure est habituellement (sauf dans La Divine-Babiche) équilibrée par un flot sans précédent d’idées nouvelles, etl’uniformité de mouvement, de texture et de figuration qui marquait tantde pièces du Premier Livre est remplacée dans le Quatrième par uneinépuisable diversité.

    Enfin, Couperin prenait plaisir à la simple sonorité de son instrument,et il fut le premier à confiner des pièces entières à un registre étroit duclavier, généralement le ténor et la basse ou le dessus, comme poursavourer une couleur particulière unique sans mélange. Cette restrictionde l’étendue était un trait de plus du nouveau style qui limitait les effetsde contraste, avec ses rythmes réguliers, ses répétitions et sa continuitéd’une section à l’autre. Mais l’uniformité était balayée lorsqu’il fallait uncontraste pour des effets illustratifs. Dans L’Amphibie (Vingt-quatrièmeOrdre), six changements de tempo ou de style de jeu sont indiqués pourillustrer l’ambivalence ou l’inconstance suggérée par le titre.

    Il faut faire ici deux observations supplémentaires. Premièrement, nulcitoyen de la nouvelle république de Couperin n’a adopté toutes cescaractéristiques stylistiques. L’acquis fondamental de la révolution fut lalibération à l’égard de la danse, et même celle-ci ne fut pas exercée entoute circonstance. Deuxièmement, l’ornementation de Couperin,caractéristique si marquante de sa musique pour l’oreille moderne,n’était pas fondamentalement nouvelle pour ses contemporains. Ce quiétait vraiment nouveau, c’était la notation méticuleusement détaillée deses ornements au moyen de petites notes, d’altérations, et de toutessortes de marques d’articulation et de modification rythmique, et savolonté de la voir respectée à la lettre. Sous les doigts de l’exécutantmoderne, habitué à jouer ce qu’il voit sur la page (conformément du reste

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    aux souhaits de Couperin), la musique de Couperin paraît beaucoupplus complexe que celle d’autres compositeurs dont la notation pluslaconique s’en remettait, pour cette complexité, à l’exécutant.

    * * *

    Si l’on pouvait établir que Couperin a joué un rôle dans le projet desPièces choisies, on pourrait en conclure qu’il avait abandonné à jamais etd’un coup la suite de danses traditionnelle. Mais si telle fut son intention,il fit volte-face et revint droit à la forme de la suite pour commencer sonPremier Livre. Chacun des trois premiers Ordres de ce recueil débute parune allemande, deux courantes et une sarabande, de même que lecinquième (et dernier). Le quatrième ne comporte aucune danse. Ordre ?Suite ? Groupe tonal ? « Ordre » était le mot de Couperin pour un groupede pièces dans une même tonalité (où majeur et mineur pouvaient semêler), c’est-à-dire un groupe tonal. Le terme « suite », désignant ungroupe de danses dans une même tonalité et commençant généralementpar une allemande, une ou plusieurs courantes et une sarabande, n’estdevenu d’un usage courant en France que dans le dernier quart du XVIIe

    siècle. Jusqu’au Second Livre (1687) de Lebègue dans lequel on trouve pourla première fois ce terme, aucun titre d’aucune sorte ne distinguait lesgroupements de pièces dans une même tonalité dans la musique declavecin française. Personne ne sait pourquoi Couperin utilisa le terme« ordre ». Il pourrait l’avoir emprunté à son père, à ses oncles ou à sesprofesseurs, mais rien ne prouve qu’ils aient employé ce terme ni aucunautre. Une autre possibilité serait que, après avoir réuni les pièces à graverpour le Premier Livre, voyant l’extrême disparité entre, d’une part, lespremier, deuxième, troisième et cinquième groupes, chacun avec sasuccession introductive de danses traditionnelles suivie d’un certainnombre de pièces de style nouveau, et, de l’autre, le petit quatrièmegroupe avec quatre pièces seulement, sans aucune danse, il ait décidé que,s’il voulait appliquer un terme unique aux cinq groupes, il lui fallait eninventer un nouveau sans les connotations conservatrices qu’avaitdésormais le mot « suite ». Une autre possibilité encore serait quel’« ordre », pour lui, pouvait comprendre des pièces dans le stylenouveau, mais non la « suite ». Toujours est-il qu’il continua d’utiliser leterme ; dans Les Nations (1726), il semble désigner une grande structuredont une suite pouvait être une partie.

    Parmi les soixante et onze pièces du Premier Livre, vingt-neuf sont desdanses de l’ancienne suite. Après les allemandes, courantes et sarabandesdes Ordres 1, 2, 3 et 5 vient un mélange de une à cinq danses choisiesparmi les gigues, menuets, gavottes avec, dans le Deuxième Ordre,canaries, passepied et rigaudon. (Il y a également une sarabande et une

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    gavotte disséminées parmi les pièces de style nouveau dans le PremierOrdre.) Cette diversité dans les pièces conclusives de la suite étaitparfaitement normale dans les suites de clavecin depuis Chambonnières.Ces danses traditionnelles représentent-elles les pièces les plus anciennesdans le répertoire que Couperin avait accumulé pendant vingt ans et oùil nous dit avoir fait son choix pour ce livre ? Une énigmatique remarqueest enfouie dans sa préface :

    — « A l’egard de mes piéces, les caracteres nouveaux, et diversifiés, les ont faitrecevoir favorablement dans le monde, et je souhaite que celles que je donnequ’on ne connoissoit point, ayent autant de reüssite que celles qui sont dêjaconnües. »

    Certaines des pièces de ce livre étaient déjà connues et appréciées pourleurs « caractères nouveaux et diversifiés » ; d’autres sont présentées icipour la première fois. Cela semble confirmer l’impression qui se dégagedes Pièces choisies et d’autres sources anciennes : les pièces qui circulaientdéjà étaient dans le style nouveau, et certaines, du moins, des pièces« qu’on ne connoissoit point » étaient les allemandes, courantes etsarabandes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient nouvelles, maisuniquement qu’elles n’avaient pas été publiées.

    Nous n’avons que la musique elle-même pour nous aider à répondreà la question de leur ancienneté. Comparées à tout le répertoire de cesdanses depuis Chambonnières, presque toutes celles du Premier Livre sesituent au sommet de l’échelle de complexité et de profondeurd’expression pour chaque type. En outre, on n’y trouve guère de cliché nide lieu commun, la musique est pleine de figures, de passages et dechangements d’allure inattendus. Le nouveau style en est complètementabsent ou presque, à la différence de certaines (mais nullement toutes) lesdanses qui seront de moins en moins nombreuses dans les livres suivants.Tout ce qu’on peut dire de sûr en réponse à la question ci-dessus est queces danses sont l’œuvre d’un compositeur au faîte de ses facultés, maisqui n’est pas un révolutionnaire. Si certaines d’entre elles dataient de lajeunesse de Couperin, elles ont dû être révisées et considérablementenrichies avant d’entrer dans le Premier Livre. Elles sont plus originales etplus frappantes que les messes d’orgue, mais cela pourrait s’expliquersimplement par les exigences de bienséance de l’église, qui auraient freinéles plus audacieuses envolées créatrices du compositeur.

    Si l’on me permettait d’entrer dans le domaine de la pure conjecture, jeme demanderais si la complexité même de ces pièces, avant tout lesgrandes allemandes comme La Ténébreuse du Troisième Ordre ou La Raphaëldu Huitième, n’a pas créé une espèce de « nécessité historique » pour larévolution de Couperin. Mis à part les plus doués, on imaginedifficilement que ses jeunes élèves aristocratiques et royaux des années

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    1690 aient pu s’attaquer avec enthousiasme à cette musique profonde etextrêmement difficile, et encore moins la comprendre et la maîtriser. (Detels enfants existaient cependant — voir ci-dessous.) Le besoin de piècesqui soient immédiatement séduisantes, abordables et en même tempssuffisamment difficiles pour intéresser un compositeur comme Couperinétait peut-être au cœur de sa motivation. Il va sans dire que bien d’autresfacteurs ont contribué à le conduire au style qu’il a fini par mettre aupoint, en particulier son affection amusée, parfois sardonique, pour lemonde qui l’entourait, ce dont témoignent les titres de ses pièces — lethéâtre populaire, la mode et la vie mondaine, probablement la peinture,la politique et la psychologie populaire — et le désir de commenter toutcela dans son propre langage.

    L’une des allemandes du Premier Livre pourrait avoir vu le jour commetravail d’élève : La Laborieuse du Deuxième Ordre. Le titre fait presquecertainement référence à la pièce elle-même — espèce d’exercice decontrepoint imitatif accompagné à deux voix, presque entièrementdominé par cinq motifs étroitement apparentés. On disait d’une telleécriture qu’elle était « travaillée », et le mot « laborieuse » serait uneallusion toute naturelle à ce caractère. Le langage de La Laborieuse oscilleentre l’imitation décorative, reconnue comme l’une des « figures »valables de la rhétorique musicale, et ce que Antoine Parran qualifie de« musique grandement observée, toute pleine d’industrie et de doctrine[...] comme pourrait estre celle de Claudin [Le Jeune, dont Couperinpourrait avoir étudié les Octonaires — cf. la recommandation de Brossard],du Caurroy, et plusieurs autres Maistres de ce temps » qui « ne plaistguere qu’aux Maistres qui jugent » [lors des concours de l’époque].Pourtant Couperin, dont Pierre-Louis Daquin dit qu’il avait été formé par« le travail et les réflections », en avait une suffisamment haute idée pourl’inclure dans son recueil. Il continua d’écrire des allemandes de typetraditionnel — mais leur nombre ira diminuant — jusqu’à la fin : sonVingt-septième et dernier Ordre, publié en 1730 et probablement composépeu de temps avant, commence par une vraie allemande dans un style quin’est pas si différent d’une de celles de Chambonnières (no 46 de sessoixante pièces gravées).

    * * *

    Les pièces instrumentales portent des titres depuis le Moyen-Âge, etles titres sont disséminés dans toute la musique instrumentale profane duXVIIe siècle. La grande majorité d’entre eux sont attachés à des piècesappartenant à un genre établi dont la désignation accompagnegénéralement le titre, comme La Murroya : corriente echa para el Señor D.Ferdinando Murroya d’Andrea Falconieri, Gigue La grande Virago de Jacques

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    Gallot ou la brillante Hunting Galliard de Thomas Tomkins. Les titres sontde trois sortes : noms de timbres sur lesquels les pièces sont fondées ;noms propres (généralement noms de personnes réelles) ; et noms dechoses, qualités, actions ou types de personnes. À ce troisième type serattachent les titres auto-référentiels, c’est-à-dire les titres qui désignentune caractéristique de la pièce elle-même, comme La Brillante. Les titresdes deux premières catégories sont nettement plus nombreux que ceux dela troisième dans les soixante premières années du siècle environ. Dans lepremier cas, le titre identifie tout simplement l’air qui a été arrangé, variéou traité en polyphonie imitative. Dans le deuxième, il désignegénéralement le dédicataire ou l’objet de l’hommage. Les Italiens du Nordétaient particulièrement friands de noms propres attachés à des piècesinstrumentales, surtout les canzonas, mais d’occasionnelles remarquesmontrent clairement que l’intention n’était pas de faire une descriptionmusicale de la personne en question. Les titres de la troisième sortecommencèrent à proliférer en France, surtout dans le répertoire de luth,dans les trente ou quarante dernières années du siècle, mais restaient raresdans la musique de clavecin et de viole et étaient presque toujoursattachés aux danses traditionnelles, et non aux pièces de style libre. Lespièces libres descriptives, comme les tempêtes, les scènes de sommeil,etc., existaient dans l’opéra, bien entendu, et conservaient ces titreslorsqu’elles étaient arrangées en pièces de clavecin. Mais la « musique àprogramme » narrative, comme les Sonates bibliques (1700) de Kuhnau,était inconnue dans la musique de clavecin française, au moins jusqu’auXVIIIe siècle, et demeura rare par la suite.

    Parmi les trois grands luthistes actifs du vivant de Couperin, CharlesMouton, Jacques Gallot et Robert de Visée (encore que ce dernier fût plusconnu comme guitariste), les deux premiers ont mis des titres à leurspièces, mais non le troisième. Les pièces elles-mêmes étaient cependantpresque toujours des danses normales, et accolaient le nom de la danse àleur titre, le cas échéant. Les titres de Gallot sont les plus saisissants, etrivalisent avec ceux de Couperin dans leur diversité. (Il est concevableque Couperin ait connu la musique de Gallot dans des arrangements pourclavecin : un manuscrit (perdu) daté de 1679 de « pièces pour le clavecin »de Gallot est mentionné dans un inventaire suédois.) Monique Rollin,dans son édition des œuvres de Gallot, a pu expliquer bon nombre detitres, dont le plus bizarre est peut-être la Sarabande La Pièce de huit heures« qui désigne l’aloyau, cette pièce de bœuf servie au déjeuner de huitheures ». Si son interprétation est juste, l’absence de toute relation entrecette sarabande sobre et on ne peut plus normale et une « pièce de bœuf »brise tout espoir qu’on pourrait avoir de trouver, tout du moins, dans cetexemple de titre de Gallot une intention illustrative de la part ducompositeur. En revanche, l’usage illustratif chez Couperin dans le Vingt-

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    quatrième Ordre est une leçon de musique descriptive : les richesharmonies des Vieux seigneurs, dans un registre aigu incongru, créent uneespèce de parodie d’une noble « sarabande grave » ; et l’effet n’estqu’accru par le contraste avec le mouvement de sonate rapide, plutôtmachinal, et très italianisant qui décrit Les Jeunes seigneurs, ci-devant petits-maîtres.

    Deux autres exemples montreront comment on utilisait les titres dansles années précédant les premières manifestations de la révolution deCouperin. En tant qu’exception à la règle générale de l’absence de titreschez les compositeurs pour viole, on peut citer la table d’un recueil deconcerts pour viole (qui ne sont pas des pièces de danse) de Jean deSainte-Colombe. Ce document extraordinaire fut rédigé vers la fin duXVIIe siècle par le copiste de la musique, apparemment en l’absence ducompositeur, et doit nous inciter à ne jamais chercher à deviner lasignification des titres — non plus qu’à nous prononcer sur l’authenticitéd’une partition ! Le copiste intitula une pièce Le Changé : « Le Sr de Ste

    colombe le ruinoit par des changements ie l’ay restably » ; et lecompositeur lui-même intitula un autre mouvement L’Aureille, « parcequ’il se ioue sans mesure et seulement il faut iouer d’aureille ». L’une despièces reçut le nom d’un ami du copiste qui entra chez lui au moment oùil copiait l’œuvre. En 1702, Michel de La Barre attribua des noms depersonnes ou de lieux à ses pièces pour flûte op. 4, uniquement pourdifférencier les pièces du même genre, empruntant les noms à « despersonnes à qui elles ont eu le bonheur de plaire, ou des endroits où je lesay faites, sans prétendre par ces noms marquer leur caractère en aucunemanière ». D’un autre côté, il faut citer deux exemples contraires dans ledomaine de la musique d’ensemble. Toujours en 1702, CharlesDesmazures disait de certaines de ses pièces d’ensemble que celles quiportent des titres particuliers, comme Le Triomphe du Roy, Le Carillon, LesRéveries et La Déroute, montraient clairement par leur caractère ce qu’ilavait essayé d’exprimer. Et quelque temps avant de se noyer en 1696,Pierre Gautier « de Marseille » (qui avait manifestement été l’élève enclavecin de Chambonnières) composa ce qui semble être des symphoniesdescriptives élaborées, comme L’Embarras de Paris ou Les Prisons. (MaisCouperin lui-même paraît avoir réfuté toute intention descriptive enabandonnant les noms de ses anciennes sonates pour cordes à l’italienne,La Pucelle, La Visionnaire, etc., au moment de les intégrer à La Françoise,L’Espagnole, etc.)

    Enfin, puisque nous avons déjà mentionné Dandrieu et Rameau, onpourrait souligner que, bien que tous deux aient suivi Couperin enattachant des titres à leurs pièces, il les utilisent différemment. PourRameau, la musique procédait de l’idée. En 1727, il pressa Houdar de La

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    Motte, dont il essayait d’obtenir un livret d’opéra, d’écouter ses pièces declavecin intitulées Les Soupirs, Les Tendres plaintes, Les Cyclopes, LesTourbillons et L’Entretien des Muses en guise d’exemples des pouvoirsdescriptifs de sa musique. Dandrieu, au contraire, comme il l’expliquedans la préface de son livre de 1724, cherchait des titres qui inciteraientl’exécutant à découvrir les qualités expressives de la musique déjà écrite.

    Ces exemples et beaucoup d’autres qu’on pourrait citer du XVIIe sièclepermettraient de conclure que les pièces qui portent des noms propres,loin d’être des portraits, n’ont aucun lien musical qu’on puisse démontreravec leur titre, tandis que les titres non personnels ont souvent (mais pastoujours) un rapport (qui peut ou non se deviner) avec la musique, mêmesi ce n’est qu’une indication pour l’exécution. Mais François Couperinavait une autre vision. Dans la préface du Premier Livre, il écrit :

    — « J’ay toûjours eu un objet en composant toutes ces piéces : des occasions différentesme l’ont fourni, ainsi les Titres répondent aux idées que j’ay eües ; on me dispensera d’enrendre compte : cependant comme parmi ces Titres, il y en a qui semblent me flater, ilest bon d’avertir que les piéces qui les portent, sont des espéces de portraits qu’on atrouvé quelques fois assés ressemblans sous mes doigts, et que la plûpart de ces Titresavantageux, sont plûtôt donnés aux aimables originaux que j’ay voulu representer,qu’aux copies que j’en ay tirées. »

    Voici enfin un compositeur pour qui les personnes nommées dans lestitres, et non seulement des choses, engendraient les idées des pièces.Couperin déclare qu’il a peint des portraits en musique, et nous n’avonsaucune raison de ne pas le croire. Il pourrait fort bien être le premier, maisil ne fut pas le dernier. (Rares sont les compositeurs depuis lors qui s’ensoient fait une spécialité, comme lui ; toutefois l’un d’eux, l’AméricainVirgil Thomson, composait ses portraits en présence du modèle, ensilence, et surtout sans préméditation consciente de la méthode.) NiCouperin ni quiconque d’autre ne nous dit ce qui l’incita à s’aventurer surce terrain des plus délicats. Il n’était certainement pas insensible auxavantages qu’il pouvait y avoir à surprendre et à ravir les puissants avecleur portrait musical — cadeau bien plus amusant qu’une vieille dédicaceéculée. Ses élèves et patrons pourraient même le lui avoir demandé, unefois qu’ils surent qu’il était capable de le faire. Mais il y a une autrepossibilité. La fascination du monde du divertissement et de la mode àlaquelle nous faisions allusion plus haut ne peut avoir manqué de lemettre en contact avec le portrait littéraire, qui couvrait tout le spectre dujeu de salon à la littérature sérieuse3.

    3. Couperin possédait un exemplaire des Caractères de La Bruyère et pourrait avoir connul’auteur, puisqu’ils avaient tous deux été employés chez Condé à différents moments. Lesujet est trop vaste pour cet essai, et je prends la liberté de renvoyer le lecteur à mon article,« Of Portraits, ‘Sapho’ and Couperin : Titles and Characters in French Instrumental Musicof the High Baroque », Music & Letters 78, 1997, p. 149-174.

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    Avec son style nouveau, révolutionnaire, Couperin avait inventé unlangage musical d’une variété, d’une souplesse et d’un raffinementimmenses, dont le but était d’illustrer non seulement les actions et lesémotions, mais la personnalité, les idées et les attitudes sociales. Il nepouvait évidemment y parvenir entièrement. La musique peut certesillustrer certaines actions dans le temps, certaines abstractions comme lecontraste, la longueur, la brièveté, la soudaineté, la vitesse, etc. Elle peutégalement illustrer le mouvement ascendant et descendant, maisuniquement sous forme de métaphore et dans la bonne langue4. Sicompositeur et auditeur comprennent le même langage musical et qu’ilssoient d’accord sur la signification des symboles, on peut exprimerdavantage, mais on atteint très vite une limite au-delà de laquellel’auditeur ne peut reconnaître que ce que le titre ou le programme lui ditque la musique est censée illustrer. C’est à ce domaine qu’appartient unegrande partie de l’art de Couperin.

    Malgré les implications de la déclaration de Couperin — il ne l’affirmepas tout à fait explicitement — selon laquelle toutes ses pièces furentcomposées pour illustrer quelque idée ou personne nommée dans un titre,un quart des pièces dans les deux premiers livres n’ont pas de titre. Faut-il en conclure que, en l’absence de titre, il n’y avait en fait aucune idéeextra-musicale derrière la pièce ? Toutes les pièces sans titre sauf une (unRondeau) sont des danses de type traditionnel. N’est-ce pas la preuve queCouperin, conscient des limites illustratives de la musique de danse,développa son nouveau style pour se donner la liberté d’exprimer les idéesextra-musicales, sans les entraves des exigences chorégraphiques ? Peut-être, mais alors pourquoi toutes les allemandes (sauf un exemple atypiquepour deux clavecins dans le Neuvième Ordre) et toutes les sarabandes ont-elles un titre ? La réponse pourrait tenir au fait que la plupart de ces titres,L’Auguste, La Majestueuse, La Prude, La Laborieuse, La Ténébreuse, La Lugubre,L’Unique, semblent être des épithètes génériques ou auto-référentielles,d’un type qui n’est pas rare dans la musique plus ancienne5.

    4. Lorsque, parlant anglais, j’ai essayé de faire chanter mes petits élèves turcs dans l’aiguet le grave — high et low —, il y a de nombreuses années, ils chantaient simplement lamême note plus fort ou plus doux. Pour eux, la hauteur était fonction de l’épaisseur d’unecorde : le haut était « mince », le bas « gros ». Voilà pour l’universalité de la musique.5. Il faut souligner ici que les titres de Couperin ont donné naissance à toute une industrieinterprétative, et que les musicologues à qui l’on demande — comme à moi-même — decommenter l’ensemble des œuvres pour clavecin se sentent obligés de deviner qui, dans lemonde de Couperin, pourraient bien être les « aimables originaux » derrière ces pièces.Pour les allemandes et sarabandes citées ci-dessus, on a avancé le duc du Maine, le roi,Mme de Maintenon, l’écrivain Le Labourer, le personnage de la Nuit dans l’une des« Grandes Nuits de Sceaux », etc. Il n’est pas possible d’affirmer que de telles hypothèsessont fausses, mais il est amusant de voir l’assurance avec laquelle différents expertsdonnent des identifications contradictoires des mêmes titres.

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    Premier Livre de Pièces de clavecin, 1713.Bibliothèque municipale de Versailles, M.S.Ma. 2 in-fol.

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    À l’exception du magnifique Huitième Ordre dans le Deuxième Livre,dernière suite classique pleinement développée publiée par l’un desclavecinistes français, les pièces de danse sans titre disparaissent presqueentièrement après le Premier Livre. Il reste une courante isolée dans leTroisième Livre et une paire de menuets et une gavotte dans le Quatrième.Même les danses avec titre sont rares : deux ou trois simili-gavottes, unesarabande et les allemandes traditionnelles ouvrant les Seizième, Dix-septième, Dix-huitième et Vingt-septième Ordres. Toutes les autres piècesayant un titre sont dans le nouveau style libre. La révolution de Couperinétait complète. Bien qu’il ne dise plus rien sur les titres ou les portraitsaprès la préface du Premier Livre, la proportion de pièces portant un titrequi désigne une personne précise ou fasse référence à elle reste à peu prèssemblable — un peu moins d’un quart dans les quatre Livres, le Quatrièmeen comportant le moins.

    Ce sont les plus insaisissables des œuvres de Couperin. Tout d’abord,les noms eux-mêmes sont parfois de peu de secours, puisque, au sein dela noblesse française, les titres passaient d’un enfant à l’autre dans unemême famille lorsqu’un nouveau arrivait, et que le titre d’une mêmepersonne changeait à mesure qu’elle grandissait. Et, bien sûr, les noms defamille étaient portés par plusieurs personnes. Par exemple, les troisallemandes du Troisième Livre citées ci-dessus portent les noms de Conti,Forqueray et Verneuil. En 1722, à la publication du livre, il y avait deuxprincesses et un prince de Conti, divers Forqueray et bon nombre deVerneuil. En outre — et c’est plus important —, même si nous avions unedescription précise du sujet de ces portraits (ce qui n’est presque jamais lecas), nous ne pourrions que deviner les caractéristiques que Couperinessayait d’illustrer. Et pourtant, je ne suis pas d’accord avec ceux quivoudraient nous faire croire qu’on peut balayer les titres et apprécier lamusique en tant que musique sans rien perdre. C’est comme si on disaitqu’on peut apprécier une caricature politique pour ses qualités artistiquessans connaître les personnalités qui y sont représentées ou les problèmesauxquels elle fait allusion. Il faut se faire à l’idée que, même si on peutgoûter la musique pour elle-même, on ne pourra jamais apprécier lesportraits de Couperin comme le faisaient ses auditeurs. L’exécutant anéanmoins la ressource de sa propre fantaisie. Ayant appris la pièce etayant laissé la musique lui suggérer quelque trait de caractère, il peutdévelopper ce dernier et compléter le personnage — si loin qu’il soit del’original de Couperin —, puis le replacer dans la musique, l’ayant ainsienrichi d’une humanité imaginaire.

    Rien ne dit que Couperin ait inventé un terme pour ses piècesdescriptives dans le nouveau style. Mais ce terme émergea néanmoinsdans les préfaces des quatrième et cinquième livres de pièces de viole

  • 71LES PIÈCES DE CLAVECIN

    Troisième Livre de Pièces de clavecin, 1722Bibliothèque municipale de Versailles, M.S.Ma. 4 in-fol.

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    (1717 et 1725) de Marin Marais. La deuxième partie du Quatrième Livre,« d’un goût etranger », contient quatorze pièces avec titre et sept autresavec à la fois titre et nom de danse, dont le compositeur dit : « On trouveradans cette seconde partie nombre de Pièces caractérisées, qui plairontcertainement quand on en possedra bien le goût. » En 1725, Marais sembledire qu’il a introduit ces pièces en réponse aux exigences de la mode : « Etcomme les pièces de caractères sont aujourd’huy reçües favorablement,j’ay jugé à propos d’en insérer plusieurs. » Il ne prétend pas avoirintroduit lui-même cette mode. Qui d’autre que Couperin (avec quiMarais partageait amicalement un graveur) aurait pu revendiquer cemérite ? La conception qu’avait Marais de la pièce de caractère étaitcependant très différente de celle de Couperin. Alors que celle duclaveciniste était toute en subtilité et en humour, avec une musique quiprocédait de l’idée, le violiste commençait souvent par quelque idéetechnique inhabituelle, voire bizarre, qu’il nommait ensuite, directementou allégoriquement. Par exemple, Le Contraste alterne le 12/8 et le 4/4,mesure après mesure. La similitude avec la démarche du copiste deSainte-Colombe (professeur de Marais) est frappante. L’AllemandeL’Asthmatique est emplie d’accords isolés par des silences, haletants.Comme pour Le Contraste, il est probable que l’idée musicale précéda letitre. Ce n’est cependant pas le cas de son Opération de la taille, où Marais,dans un exemple rare de vraie « musique à programme » narrative, décritavec plus de détails qu’on ne pourrait en souhaiter une expériencepersonnelle déplaisante qu’il eut à subir aux alentours de 1720. Le terme« pièce de caractère » pourrait s’être répandu dans le langage parlé(Rameau parle d’« airs caractérisés » dans une lettre), mais il ne fut pasrepris sur les pages de titre, à l’exception des Pièces de caractères pour lavielle op. 5 (ca 1745) de Jean-Baptiste Dupuits.

    * * *

    Résumons la chronologie de l’évolution de Couperin en tant quecompositeur. Nous ne savons absolument pas quand il commença àécrire pour le clavecin. On ne peut que supposer que ce fut pendant sajeunesse, ou même son enfance, puisqu’à l’âge de vingt et un ans il signal’un des chefs-d’œuvre du répertoire classique de l’orgue français. C’estprobablement autour de 1692 qu’il s’essaya pour la première fois à lamusique pour cordes de style italien. Sa musique vocale sacrée sembleavoir été composée pour l’essentiel entre 1690 et 1705, et ses airs profanesparurent dans les recueils de Ballard entre 1697 et 1712. La préface desdeux premiers livres de clavecin nous apprend que l’essentiel de leurcontenu — peut-être une centaine de pièces — fut composé à peu prèsentre 1693 et 1711 (la gravure du Premier Livre prit plus d’un an), encorequ’il soit logique de penser qu’au moins quelques-unes des pièces

  • 73LES PIÈCES DE CLAVECIN

    existaient sous quelque forme bien avant 1693. On sait aussi que cinqpièces au moins et probablement trois autres datent d’avant 1707. LeTroisième Livre fut composé entre 1717 et 1722 et le Quatrième entre 1722et 1727 (il était achevé depuis trois ans au moment de la publication). Ilest un autre témoignage, auquel nous n’avons jusqu’ici fait qu’allusion.C’est l’absence de toute pièce de Couperin dans les recueils collectifs demusique de clavecin des années 1680 et 1690. On découvre desmanuscrits de ce genre au rythme d’un tous les ans ou tous les deux ans,et il est possible qu’on voie apparaître une source Couperin ; mais l’étatactuel de nos connaissances oblige à conclure que la musique de clavecinde Couperin n’était pas très connue avant la première décennie du XVIIIe

    siècle. Le contraste est frappant avec la situation de Chambonnières, dontla musique semblait circuler partout en manuscrit à cette époque.Comme Chambonnières, Couperin se plaignit des copies fautives de samusique dans sa préface au Premier Livre, et on peut donc penser qu’il enexistait plus qu’il n’en subsiste ; et nous avons vu plus haut que certainesde ses pièces avaient été reçues « favorablement dans le monde » avantd’être publiées. En outre, il soulignait qu’il avait écrit des pièces dedifférents niveaux de difficulté, laissant entendre que les faciles étaientconçues à des fins didactiques et avaient peut-être été utilisées commetelles. Mais l’impression demeure que, quoi que Couperin ait pucomposer avant 1700, cette musique était peu connue de ceux qui nel’avaient pas entendu jouer.

    Rien de tout cela, malheureusement, ne jette la moindre lumière sur leproblème central : quand et comment Couperin déclencha-t-il sa« révolution » ? La danse qui signait le style ancien était la courante, dansepréférée de Louis XIV, disait-on, dont le nombre dans les œuvres deChambonnières égalait celui de toutes les allemandes, sarabandes etgigues réunies. Couperin l’enterra. Après les cinq paires obligatoires dansles suites traditionnelles des deux premiers livres, il n’en subsiste qu’unexemple isolé, dans le Dix-septième Ordre. La sarabande n’eut pasbeaucoup plus de chance. Les cinq suites, prises dans le contexte du restedes œuvres pour clavecin de Couperin, sont comme des tenues de soiréeà un concert rock ; seule l’allemande survécut jusqu’à la fin. Bien que cesvieilles danses ne soient rien moins que magistrales, comme nous lenotions plus haut, elles sont liées au passé et doivent représenter uneépoque plus ancienne de la créativité de Couperin, époque qui était pourl’essentiel révolue en 1713. Et pourtant, en 1722, il y avait encore au moinsune jeune fille de quatorze ans qui les aimait passionnément. Elle jouaitdéjà tout le Premier Livre, et non seulement les pièces faciles et légères.

    « Il lui faut du grand, du sublime et même du chromatique », écrivaitfièrement le prince de Monaco à propos de sa fille, espérant que Couperin

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    composerait une pièce pour elle. « En un mot, plus y a de fondsd’harmonie et d’érudition dans une pièce, plus elle s’y attache àl’exécuter. Une dissonance la saisit et l’enlève [...] ». Couperin, qui avaitlaissé ces choses loin derrière lui, sauf s’il en avait besoin pour quelqueimage musicale, répondit avec une gracieuse bagatelle, publiée peu detemps après dans le Troisième Livre sous le titre La Princesse de Chabeuil (lenom de la jeune fille) ou La Muse de Monaco, pour laquelle le prince,manifestement déçu, le remercia poliment, mais sans pouvoir s’empêcherd’ajouter : « Quand vous la jugerez digne de quelque production plussérieuse, nous la recevrons avec la même reconnaissance ». Voilà unepièce portant le nom d’une personne qui était tout sauf un portrait.

    On en est réduit à imaginer que Couperin commença à préparer sarévolution dans les années 1690. On tend à penser les révolutions commetournées vers l’extérieur, aspirant à l’universalité. L’élan de la révolutionde Couperin était au contraire tourné vers l’intérieur, et son influence surla musique de clavecin française fut localement limitée. Si étroite que soitl’éventail de leurs caractéristiques formelles et de leur contenu expressif,les danses classiques pouvaient prétendre à une certaine universalité.Leur élégance grave parlait (et continue de parler) au-delà des frontièresnationales et suscita des échos et des reflets partout au nord des Alpes. Ilest intéressant de noter que les commentateurs placent presque toujoursle Huitième Ordre, suprêmement classique, au sommet de l’œuvre deCouperin. Ce Huitième Ordre était cependant une fin ; ce fut la dernière etla plus grande suite française, mais elle était sans importance pourl’avenir. Le résultat paradoxal auquel parvint Couperin le novateur fut,en brisant le pouvoir oligarchique de la danse qui avait régné sur lerépertoire pendant plus d’un demi-siècle, et en l’obligeant à partager sonterritoire avec des éléments extérieurs, et finalement en la remplaçant pardes figures diversifiées provenant de l’ici-et-maintenant, de répudierl’universalité en faveur du modernisme. Ses titres sont l’indice le plusévident de la nouvelle insularité. Comme l’humour dans Le Canardenchaîné ou The New Yorker, ils font allusion à l’immédiat, à l’actualité ; etils sont aussi impénétrables au non-initié que les plaisanteries de l’un auxlecteurs de l’autre. Les allusions musicales se réfèrent à ce qui est à lamode ou populaire. On a l’impression, en écoutant Couperin, d’êtredebout sur une terrasse obscure à regarder une brillante soirée« Régence » à travers les portes-fenêtres : d’entendre une répartiespirituelle dans une langue qu’on ne comprend qu’à moitié.

    DAVID FULLER