Randau_le Pacificateur de La Mauritanie

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LE PACIFICATEUR DE LA MAURITANIE XAVIER COPPOLANI Dans les dernières années du xix e siècle, le mystère du Sahara commençait à peine à se dévoiler. Dans le nord saha- rien, les reconnaissances, favorisées par les vues du gouver- nement général de l'Algérie qui préparait alors l'occupation des oasis de cette région, étaient nombreuses. Mais, malgré les efforts des explorateurs, le Sahara gardait encore ses secrets. On ignorait à peu près tout de ces immensités déser- tiques représentées par de larges blancs sur les cartes. A cette époque, — en 1898, — j'étais à Alger en relations avec Xavier Coppolani, administrateur adjoint de troi- sième classe attaché à un bureau militaire d'Affaires indigènes. Coppolani était d'origine corse, né en 1866 ; sa famille, de souche paysanne, avait émigré en Algérie, à la fin du Second Empire, et s'était fixée dans le département de Constantine. Elève de l'École normale de Constantine, expéditionnaire à. la Préfecture de cette ville, puis secrétaire de commune mixte, il s'était fait remarquer par ses chefs pour son aptitude à comprendre la psychologie des indigènes. Des études de législation algérienne à l'École de droit d'Alger complétaient les notions pratiques acquises en parcourant les douars. En 1889, il passait l'examen de langue arabe, et son succès lui permettait d'accéder aux fonctions d'administrateur adjoint.

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LE PACIFICATEUR DE LA MAURITANIE

XAVIER COPPOLANI

Dans les dernières années du x i x e siècle, le mystère du Sahara commençait à peine à se dévoiler. Dans le nord saha-rien, les reconnaissances, favorisées par les vues du gouver-nement général de l'Algérie qui préparait alors l'occupation des oasis de cette région, étaient nombreuses. Mais, malgré les efforts des explorateurs, le Sahara gardait encore ses secrets. O n ignorait à peu près tout de ces immensités déser-tiques représentées par de larges blancs sur les cartes.

A cette époque, — en 1898, — j'étais à Alger en relations avec Xavier Coppolani, administrateur adjoint de troi-sième classe attaché à un bureau militaire d'Affaires indigènes. Coppolani était d'origine corse, né en 1866 ; sa famille, de souche paysanne, avait émigré en Algérie, à la fin du Second Empire, et s'était fixée dans le département de Constantine. Elève de l'École normale de Constantine, expéditionnaire à. la Préfecture de cette ville, puis secrétaire de commune mixte, il s'était fait remarquer par ses chefs pour son aptitude à comprendre la psychologie des indigènes. Des études de législation algérienne à l'École de droit d'Alger complétaient les notions pratiques acquises en parcourant les douars. E n 1889, il passait l'examen de langue arabe, et son succès lui permettait d'accéder aux fonctions d'administrateur adjoint.

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Ce fut à Aïn-Amara, chef-lieu de l'Oued-Cherf, que Coppo-lani découvrit l'importance du rôle que tenaient les confréries religieuses dans les masses arabo-berbères. Pendant plusieurs années, il poursuivait l'étude de ces confréries, amassant les notes, constituant des dossiers, et, en 1897, il publiait, sous le patronage de M . Jules Cambon, un gros livre sur les Confré-ries religieuses musulmanes.

Les conclusions de cette étude sont à l'origine des idées que Coppolani appliquera plus tard à la pacification des pays maures. Elles recommandent : 1° d'entrer en contact avec les confréries religieuses, quelles que soient leur importance et leurs doctrines, en vue de les placer sous notre tutelle et de faire de leurs dignitaires, grâce à notre investiture, des imams non rétribués ; 2° d'entrer en relations directes avec la masse indigène ; de capter la confiance des directeurs de Zaouias, qui appartiennent presque tous à des familles qui détiennent la baraka depuis des siècles ; de tolérer, partout où le besoin s'en fait sentir, la construction d'établissements religieux ; de les réunir progressivement au domaine de l'État ; de leur restituer leur triple caractère d'institutions de piété, d'enseignement et de bienfaisance ; le médecin français y aurait un dispensaire, nos juges un prétoire où les formalités judi-ciaires seraient simplifiées et gratuites.

Les mystères du Sahara préoccupaient Coppolani : « Nous ignorons presque tout de ce désert où errent cependant plu-sieurs centaines de mille hommes avec leurs troupeaux, me disait-il en 1898. Ces territoires inexplorés dissimulent-ils des dunes, des montagnes, des bas-fonds, des hamadas, des pâturages ? Nos explorateurs ont toujours été écartés avec soin par leurs guides indigènes des points intéressants. » Mais , à la différence des autres « Sahariens » qui abordaient le désert par le nord, lui voulait l'attaquer par le sud, par le Soudan et la région située au nord du fleuve Sénégal, peuplée par les tribus maures.

Cette même année 1898, M . Lépine, gouverneur général de l'Algérie, proposait aux ministères des Affaires étrangères et des Colonies de confier à Coppolani une grande enquête sur les confréries islamiques afin d'utiliser à l'occasion leur influence à notre profit. Le ministère des Affaires étrangères déclina la proposition, mais celui des Colonies l'accepta en

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MAURITANIE ET SAHARA

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principe, l'enquête devant se poursuivre dans la région musul-mane du Niger.

Le colonel (bientôt général) de Trentinian, alors lieutenant-gouverneur du Soudan français, désireux de connaître les res-sources économiques de sa colonie, maintenant pacifiée et qui, la veille encore, était ravagée par des almamis sanguinaires, chasseurs d'esclaves, s'occupait à Paris d'assembler les élé-ments d'une grande mission de savants et de spécialistes qui, chacun dans sa partie, étudierait les richesses à revivifier et les possibilités naturelles, du Soudan. I l réserva un accueil cha-leureux aux propositions du jeune Algérien qu'il avait mis au courant des difficultés soulevées par les tribus sahariennes maures dont les pillages répétés troublaient la tranquillité de nos confins et tenaient nos postes sur le qui-vive. Les partis de nomades étaient poursuivis et dispersés par nos forces mobiles ; on avait interdit aux tribus l'accès des marchés du Soudan, où elles échangeaient à l'ordinaire la gomme de leurs forêts et leur bétail contre du grain, du sel et des étoffes ; mais cet état de choses était aussi préjudiciable aux Maures qu'aux commerçants noirs ou européens. L'officier supérieur, après avoir informé son interlocuteur de la situation, l'invi-tait à lui faire savoir s'il croyait pouvoir l'améliorer et la transformer par la méthode qu'il préconisait. Coppolani déclara qu'il ne pouvait répondre qu'après l'avoir examinée à pied d'çeuvre, I l fut done convenu qu'il s'assoeierait à la mission des compétences techniques et que je serais moi-même adjoint à cette mission,

CHEZ LES MAURES D U SAHEL ET DU HODH

Nou§ arrivâmes à Kayes à la fin de 1898. Kayes était alors la capitale du Soudan français ; la période de conquête n'était pas encore tout à fait close ; Sajpaory, attaqué le 9 septembre 1898 par le lieutenant Wçelfïel, battu à Tïafeso, attaqué de nou-veau par la colonne Gouraud, le 29 septembre, avait été cap-turé à la course par le lieutenant Jaequin et le sergent Bratières et amené à Kayes. J'assistai à l'entrevue publique au cours de laquelle, en présence des troupes de la garnison, le général 4e Trentiaia» lui signifia qu'il serait déporté au Gabon avec son fijs Sarankémory, lâche assassin de deux officiers français.

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Je revois l'astucieux et sanguinaire vieillard crachant large-ment de côté aux paroles du représentant de la France et demandant avec ingénuité au capitaine noir Mahmadou Racine, qui l'informait du sort qu'on lui avait réservé : « Alors, on ne me coupe pas la tête ? » L'idée qu'on l'épar-gnait lui paraissait tellement grotesque qu'il éclatait de rire,

Pendant une semaine, Coppolani et moi dépouillâmes les dossiers qui relataient l'action française dans les cercles septen-trionaux du Soudan. J'établis une carte à grande échelle, hélas ! peu garnie de noms, du Sahara soudanais. L a situa-tion politique y était toute différente de celle que présentaient les contrées de la rive gauche du Sénégal.

A u Sénégal, en effet, les chefs maures de la rive droite, considérés comme des souverains par le gouvernement de la colonie, recevaient chaque année de celui-ci un tribut, appelé coutumes, pour s'abstenir de saccager les villages noirs de la rive gauche. Cette pratique n'était pas sans porter atteinte à notre prestige. Les émirs du Trab-el-Beidane (le pays des blancs, nom que les Maures donnent à leurs savanes) voyaient en nous des tributaires qui payaient cet impôt que le Coran ordonne aux musulmans de lever sur les infidèles soumis. A u demeurant, le versement de cette redevance, effectué avec régularité par notre administration, n'empêchait nullement les rezzous de prélever sur les peuplades noires des contingents de femmes et d'enfants qu'ils transportaient ensuite au Maroc pour y être vendus comme esclaves sur les marchés.

A u contraire, les Maures qui nomadisaient sur nos fron-tières soudanaises sahariennes nous considéraient comme des conquérants et des guerriers redoutables. Aussi , lorsque le général Archinard s'avança dans le Sahel, estimèrent-ils qu'il importait de nouer des relations amicales avec lui. I l reçut donc à Goumbou l'hommage du cheik des Mechdouf, du cheik des Oulad-Mahmoud, de plusieurs délégations des Allouch et des cheiks des fractions religieuses.

Cette soumission était plus apparente que réelle ; il n'était pas de jour que les commandants de cercles de Nioro, de Goumbou et de Sokolo n'eussent à se plaindre des incursions et des déprédations commises par les guerriers nomades chez les noirs sédentaires. Les tribus, d'autre part, étaient divisées entre elles par des inimitiés traditionnelles; pis encore :

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chaque groupe, voire chaque famille, se partageait en fac-tions ennemies ; chaque notable avait l'ambition d'être un chef ; le Berbère est un individualiste forcené. L a fin nor-male d'un chef de tribu était l'assassinat ; il usait lui-même de la trahison et du meurtre pour se débarrasser d'un concurrent qui se gardait mal. Ce n'est que de nos jours qu'on aperçoit dans les campements maures des hommes à barbe grise. A u x environs des villages nègres, près des frontières, on ne pouvait entreprendre de cultures. L a chronique de nqs postes était remplie d'actes de pillage, de rezzous, de guets-apens et d'embuscades. Nos jeunes officiers s'énervaient et s'impatientaient.

Coppolani prenait à cheval la direction de Nioro, tandis que je faisais route sur Bamako et Koulikoro avec les bagages de la mission. A Koulikoro, j'embarquerais sur un chaland de la flottille et descendrais le Niger jusqu'à Kabara, port de Tombouctou, où mon vieil ami m'avait assigné rendez-vous ; il me rejoindrait par voie terrestre, après avoir traversé les provinces du Sahel et du Hodh.

D u 19 janvier à la fin de février, Coppolani, escorté d'un sous-officier européen, d'un interprète noir et de deux gardes-frontières, visita les différents cheiks maures du Sahel et du Hodh, malgré les difficultés suscitées par l'effervescence du pays, les tribus guerroyant les unes contre les autres, et la quasi-impossibilité de se procurer des guides. I l écoutait les doléances de chacun, transmettait au général de Trentinian les desiderata de l'un et de l'autre, négociait avec les bandes, obtenait la soumission des cheiks partis en dissidence, entrait en relations avec les marabouts, et se faisait accom-pagner par eux dans sa tournée.

Le 20 février, au campement de Medjarouah, il rencontra Ould Mokhtar, le chef des Mechdouf. « J'ai en ma présence, écrit-il, l'image d'un héros de la Bible ; jeune, la barbe inculte, les cheveux tombant en formant de petites mèches, des yeux inexprimables de douceur, figure on ne peut plus sympathique. Petit, ayant conscience de son rôle, une ambition très grande, il se croit le chef des Maures du Hodh, et, drapé dans sa dignité sous une gandoura bleue, il parle peu, ne désire que la paix. »

Ce personnage multiplie les protestations pacifiques, les

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paroles de bon augure. E n vérité, la présence de Goppolani dans le Hodh, en compagnie de marabouts, et plus encore l'absence de forces militaires, intriguent terriblement les guer-riers maures ; ils sont déroutés et ne savent que penser ; ils appréhendent un piège. Ils estiment au demeurant que Coppo-lani, envoyé d'un gouverneur, jouit auprès de celui-ci d'une autorité considérable ; Ould Mokhar pense qu'après tout, en adoptant une attitude conciliante, il lui sera peut-être pos-sible de satisfaire une ambition toute temporelle et de devenir, avec l'appui des Français, sultan des nomades du Hodh ; aussi donne-t-il satisfaction aux demandes de Coppolani.

Celui-ci juge bientôt que sa mission est terminée ; il se dirige à cheval sur Sokolo et Tombouctou. De toutes parts les Maures courent au-devant de lui ; les délégations se pressent sur sa route ; on dresse des tentes pour l'accueillir, on lui fait fête, on escompte les profits de la paix, on annonce la formation et le départ de nouvelles caravanes.

RAID SUR ARAOUAN

E n mars et avril 1899, Coppolani exécute de nouveaux raids autour de Tombouctou, auprès des tribus maures, et, d'autre part, il cherche à entrer en contact avec les Touareg. A la fin d'avril, il décide de se mettre en rapport avec les Berabich, tribu arabe de quinze cents tentes, et leur chef Mohammed Ould Mehemet. A u moment de l'occupation de Tombouctou, les Berabich ont fait leur soumission aux Fran-çais ; mais, depuis lors, les relations se sont refroidies et ont tourné à l'hostilité. A u début de mai, Coppolani, que je devais accompagner, décidait de se rendre auprès du cheik des Berabich; à son campement d'Araouan à trois cents kilo-mètres au nord de Tombouctou.

Nous quittâmes la ville le 10 mai, sans avoir prévenu le commandant de la région (qui se serait opposé à notre dessein) de nos intentions réelles ; le commandant de région était avisé simplement que nous allions reconnaître des puits, à trois ou quatre jours au nord de la ville.

Notre groupe se composait, en dehors de nous, des méha-ristes Barkay, Harassan, Salem Massouda, Ferradjé Oundéga, Moudou Mohammed, de l'interprète Sokoro (qui était chré-

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tien), d'un guide, d'un domestique, et du cheikh Lamine qui appartenait au clan maraboutique des Taleb-Mokhtar, arrivé du Sahel quelques jours auparavant ; il avait fait le voyage de Tombouctou à la prière de Coppolani. Ce personnage, jeune encore, mais pieux, bienveillant et érudit, fort vénéré dans les tribus maures, devait servir d'intermédiaire entre Coppolani et le cheik Mohammed Quld. Il tirait vanité d'être le cousin de saints considérables : Cheik Saad Bouh , le plus gras des santons sahariens, et Cheik M a el Aïnine. Nous avions avec nous un petit convoi chargé surtout d'outrés remplies d'eau et quelques chameaux haut le pied.

Nous partîmes le soir, à pied, à la tombée de la nuit, sans avoir attiré l'attention de la garnison ; nos hommes et nos bêtes nous attendaient à un kilomètre de l'agglomération, entre deux dunes. Notre randonnée devait s'effectuer aussi vite que possible, afin de surprendre les Berabich et de ne point leur laisser le temps d'arrêter une décision et de nous barrer le passage. J'ai décrit ce voyage dans les pages suivantes de mon journal de route :

« Nous montions vers le nord. Le vent raclait l'ocre jaune . du sol mollasse, bouffi, dont la vanité froide jaillissait en buis-sons d'épines, se balançait aux mimosées, s'engluait aux gommiers. Les arbres, raidis dans le geste maudisseur de leurs branches, gémissaient ; leurs cimes chauves gravaient sur le ciel, par brusques secousses, les poèmes du désert.

« Les sauterelles au corset de bure étreignaient les brins d'herbe ; aux flancs des touffes de fourrages fuyaient les lézards, se tortillaient les serpents cuirassés d'écaillés d'un soufre éteint. Les essaims de mouches carnivores s'emmê-laient aux feuillages mornes ; au pied des gommiers foison-naient les tiques suceuses de sang. Par nuages, les mouches s'abattaient sur les chameaux et sur les hommes. Les troncs d'arbres suaient, tristes, une épaisse sève visqueuse. Les méhara, col allongé, happaient de la lippe, déchiquetaient entre leurs molaires la pointe des durs rameaux épineux, interrompaient soudain, d'un lugubre gargouillis du gosier, leur pâture. Les courts épis du gramen sec, espacés, dodeli-naient au-dessus des tumuli de sable qui, assemblés par le vent, les vêtaient jusqu'au collet puis s'effondraient.

« Parfois, la nuit, nous croisions une lente caravane qui

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descendait à Tombouctou. A la clarté de la lune, les barres de sel, contenues dans un réseau de cordes et de bandelettes, aiguisaient leurs arêtes ternies ; chacune d'elles portait, tracé en caractères maladroits, le nom du propriétaire. On se saluait au passage ; la voix d'un convoyeur s'élevait, s'in-formait des cours du sel sur le fleuve, et remerciait Dieu qu'ils fussent en hausse ; un chien maigre courait à nous, puis, à quelque distance, flairait le vent et hurlait. Parfois l'un de nos hommes se détachait pour aller boire une setla de lait de chamelle. Les heures étaient d'inconscience ; nous vaguions parmi des rêvasseries, les reins dolents, meurtris par le rythme saccadé des méhara qui allongeaient l'allure ; pilonnée sans cesse par les réactions de la monture, la pensée n'était que frag-mentaire, incapable de se préciser. Nous marchions jour et nuit, sans trêve, sauf de courts arrêts pour manger à la hâte une croûte de pain moisi et une boîte de sardines pendant que nos compagnons expédiaient quelques boulettes de bassi ; quand nous faisions halte la nuit, afin de laisser souffler les cha-meaux, nous nous endormions soudain d'un sommeil coma-teux, dense, pesant, dont la voix du guide nous tirait deux ou trois heures plus tard. E t nous repartions, l'attention éveillée par les recommandations constantes des nomades : « La ter-gued ! latergued ! Ne dors pas !» Les bêtes, affamées, avaient tendance à rompre la file, à s'égarer entre les dunes à la recherche de nourriture. E t il ne fallait point s'écarter.

« Nous coupions au plus court à travers l'Azaouad, par la route directe qui, entre Tombouctou et Araouan, n'avait qu'un puits à une quarantaine de kilomètres de la ville. C'était à ce puits d'El-Hadjiou, profond d'une cinquantaine de mètres, que nous devions pour cinq jours faire provision d'eau. Le puits contient de l'eau potable en quantité suffi-sante pour abreuver un millier de chameaux, assurent les indigènes. Jusqu'à El-Hadjiou, « la forêt » (nom que les Maures donnent à leurs peuplements de gommiers) ou plutôt « la brousse » très clairsemée de mimosas dont la hauteur ne dépasse pas deux à trois mètres, couvre le sol sablonneux. L a nécessité d'aller vite nous avait conduits à renoncer à l'itiné-raire plus long, certes, mais jalonné de puits, qui passait à l'est du nôtre, par le lieu dit Bou-Djebiha, où sont quelques mau-vaises maisons à demi ruinées. L a soif, au Sahara, est excitée

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par le vent râpeux, frais souvent, mais très sec, qui n'arrête de souffler avec régularité, et qui, transportant de fines parti-cules de sable, dessèche les lèvres et les muqueuses ; c'est pour éviter ces inconvénients que les nomades interposent un voile entre leur visage et l'air extérieur. Deux ou trois fois par heure, Coppolani et moi devions nous humecter les lèvres et avaler une gorgée d'eau à la petite guerba de chevrette pen-due à l'arçon de la rahla. A u milieu de la journée, le soleil devenait féroce ; sa violence fut telle, un jour, que le cheik Lamine eut une pâmoison et roula à terre du haut de sa bête. E n lui arrosant le crâne d'eau, nous le ranimâmes, et dès lors il s'entoura la tête d'un vaste turban.

« L ' u n de nos amis maures nous exposait que, cent ans et davantage auparavant, le Niger détachait encore vers le nord un diverticule et que les eaux du fleuve, lors des grandes crues, s'étiraient jusqu'à Araouan. E t même les vieilles gens nous révélaient une tradition transmise de génération en génération : le fleuve entier, à une époque qu'on ne pouvait fixer, se dirigeait vers les pays du septentrion, se déversait dans d'immenses lagunes, à Taoudénit, et poussait plus loin encore ses eaux vers des marécages, parmi des savanes à grandes herbes et des forêts de gommiers.

« Courbé sur la selle de son méhari, B o u Kebch, le berger, s'écria soudain, son fusil tendu à bout de bras vers l'horizon ourlé de vapeurs fumeuses :

« — Oh ! qu'elle est belle la terre des sables ! Voyez la meraïa qui succède à la forêt.

« I l n 'y avait plus d'arbres autour de nous et seulement des plaines ridées de dunes. Mort jusqu'aux ourlets de brumes qui bordaient l'horizon, le sol inerte se figeait, nu.

« Les nomades poussèrent un long cri. D ' u n même geste, nous nous élançâmes au grand trot, épars dans la plaine. A gorge ouverte, les Maures clamaient : « L a Meraïa ! L a Meraïa ! » E t les guides entonnèrent les hymnes des tribus pérégrines.

« Près de moi, le cheik Lamine, le marabout dont la baraka renommée était une sauvegarde, me narrait, dans la langue littéraire dont usent entre eux les savants de l 'Islam, même au Sahara, les légendes belliqueuses de sa race. Vêtu de guinée bleue, drapé dans u n burnous blanc dont Coppolani

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l'avait gratifié à son arrivée à Tombouctou, il savourait l'élé-gance de ses phrases et protestait d'être humble et pauvre devant Dieu. De temps à autre, l'index de sa droite se posait, en signe de véracité, sur le saint Coran suspendu à son cou, dans un étui de peau, par un cordon de soie et d'or.

« — A h ! soupirait-il, les destinées des Français sont paral-lèles aux nôtres. Dieu guide ses peuples sur ses sentiers ; ses voies sont d'implacable mystère. Jadis, il nous envoya vers vous. Aujourd'hui, il vous envoie vers nous. Soyons de même foi et nous serons le monde, et le monde sera à Dieu. Fran-çais et Arabes sont gens de mutuelle estime.

« E t le marabout, égrenant son chapelet de bois noir incrusté d'argent, me conta la bataille de Poitiers que je sentais en lui événement toujours d'hier.

« — Les croyants se heurtèrent aux Français dans une bataille grandiose dont nos aïeux nous transmirent la nou-velle. A entendre leur récit, on frissonne de peur et le poil se hérisse sur la peau. Car les masses de cavaliers aux manteaux de laine blanehe, qui avaient au cœur et dans la bouche le nom de Dieu, — qu'il soit exalté ! — se précipitèrent, sabre en main, torrent de foi et d'espoir dans le paradis, sur votre armée impassible. Vos guerriers géants, cousins des géants Grog et Magog, étaient vêtus de tissus en mailles de fer et cas-qués de fer noir. Les uns avaient les cheveux blonds, les autres les cheveux rouges, et leurs tresses de cheveux retombaient sur les fourrures qui formaient leurs manteaux. Les trompes sonnèrent et les chevaux hennirent. Les cavaliers crièrent : « A u nom de Dieu ! » Les lourds muscles des bras nus raidirent sous l'effort. L'ange Azraël fut content, car beaucoup d'âmes bienheureuses furent détachées par lui des liens de la chair. Les Croyants s'écroulèrent aux pieds de leurs ennemis et obtinrent le martyre. Les sabres fins, les piques frêles des gens de l 'Est s'émoussaient ou se brisaient sur les cottes de mailles des gens du Septentrion ; nous fûmes abattus par le moulinet des grandes haches d'armes. E t les sabres d'acier ne prévalurent point sur les haches de fer qui nous accablent encore.

« Le marabout se tut ; le soleil allait mourir. De la fraî-eheur se mêla au clair-obscur du soir. L'immense chauve-souris du crépuscule vola sur la plaine et battit faiblement

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des ailes. Une nuée d'or brasilla au couchant ; à l'opposite, ce fut le règne du rouge. Nous fîmes halte. Près des chameaux baraqués, nos compagnons déposèrent leurs fusils habillés de cuir multicolore et laissèrent tomber sur le sol les dagues à garde cruciale retenues à leur poignet gauche par un bracelet de cuir gaufré. Tourné du côté de l'Orient, le marabout dirigea la pieuse exaltation des âmes : deux fois se prosternèrent les orants, le front dans la poussière, et cliquetèrent les chapelets bénits.

« Une lourde fatigue nous rompait les épaules, nous anky-losait les reins. Depuis dix-huit heures, nous allions sans autre arrêt que celui des prières rituelles. Le firmament était un saphir d'une eau profondément trouble : une traînée d'étin-celles sur de la nuit où notre piste était tracée. U n guerrier maure de l'escorte, chef de célèbres rezzous, dressa.sa tête orgueilleuse ; son épaisse chevelure bouclée s'épandait en cri-nière sur son écharpe. I l improvisa les poèmes de l'amour et de l'action. Le sang reflua aux pommettes des éreintés ; il rimait les luttes et les traîtrises des guerres entre les peuples vagabonds qui dorment sous les tentes de peaux, la chasse à l'esclave noir sur les berges du désert, les haines hérédi-taires des clans, les vengeances atroces. Sa voix large évoquait les braves morts pour attaquer ou pour défendre ; elle avait deâ éclats rauques pour célébrer leur héroïsme et de la sensibilité pour narrer regorgement de ceux abattus par l'épée, la lance ou le mousquet.

« I l fut nécessaire encore de s'arrêter et de dormir, car nous vacillions sur nos selles, engourdis par le besoin de sommeil. Pendant quatre heures nous demeurâmes prostrés, anéantis, allongés sur le sable, à l'écart des routes de caravanes ; les chameaux accroupis ruminaient autour de nous, le cou allongé sur la terre. Nous étions abrutis par la marche ; l'eau, gâtée à demi par la chaleur, suintait hors des guerbas mal tan-nées ; une surprise de pillards en maraude était possible et nous aurions été sans défense. L a rahla servait d'oreiller ; au réveil, nous mangions en hâte quelques bouchées de riz pétri en boule.

« A u matin, quand nous mordit le froid, nous nous redres-sâmes. Sur un feu de brindilles ronronna la bouilloire où macérait le thé vert épicé, à la mode maure, de girofle, de

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cannelle et de poivre adouci par foison de sucre ; les petites tasses circulaient dans le cercle que nous formions autour du foyer. E t nous reprîmes, au clair des étoiles plus pâles, la route du nord. Le convoi se regroupa, pressa le pas.

« D'abord s'avançait le guide, dont la peau était teinte en bleu indigo par les étoffes de guinée dont il était vêtu de neuf. Il pinçait de son pied nu, entre le pouce et le second doigt, le cou chauve et ridé du méhari. Coppolani et moi suivions, flanqués de trois compagnons qui nommaient les dunes et comparaient les mérites respectifs des peuplades du Sahel et des tribus de l'Azaouad, dans la guerre, l'élève des troupeaux de bœufs et le commerce. Derrière nous s'avançait, surveillé par nos goumiers, le léger convoi confié aux soins d'un esclave noir qui, couché sur sa chamelle, hurlait une interminable mélopée barbare.

« Le vent corrigeait la chaleur fauve qui émanait du sol. Le désert puait la bête. Nous haletions sous le litham noir qui nous couvrait la bouche. L'air surchauffé passait au rouge sombre dès le milieu de la matinée ; alors, le ciel noircissait et s'écrasait sur nous ; le mur de grisailles se rap-prochait. L a brise râpeuse léchait notre épidémie rissolé...

« Nous n'arrivions pas à combattre l'anxiété de la soif. Le soleil buvait l'eau à travers les outres. A peine avions-nous bu que l'eau s'évadait en lassantes sueurs. L a gorge sèche, lés lèvres pelées, nous attendions le premier étouffement pour baigner un instant notre palais aride dans un liquide nauséeux.

« A un jour de marche du ksar d'Araouan, les pâturages disparurent. I l en est ainsi autour de tous les marchés saha-riens. Les chameaux qui y sont assemblés dévorent la moindre végétation. Chaque caravane y apporte le bois de cuisine qui

' lui est nécessaire. Les habitants pauvres n'ont d'autre combus-tible que la crotte de chameau. »

U n matin, nous arrivâmes à Araouan, où trois cents nomades, fusil au poing, nous attendaient, hostiles.

« A Areg-el-Fresch (les dunes du repos), a écrit Coppolani, toute végétation s'arrête... A u fur et à mesure qu'on avance, les areg prennent l'aspect de véritables montagnes de sable, et, au-dessus de celle d 'Er-Rouga, on se trouve bientôt au

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milieu de dunes colossales. Sur l'une d'elles, cependant, e,st édifiée Araouan, sorte de sentinelle avancée dans le Sahara, où plus de cent maisons, abritant une population de quinze à dix-huit cents habitants, s'élèvent éparses, entourées de masses de sable.

« Ce qui explique l'existence d'Araouan en plein désert où pas une plante, pas un brin d'herbe n'existent, c'est que la présence de l'eau à la base du plateau argileux sur lequel se trouve la ville a permis de creuser de nombreux puits qui font d*Araouan le point d'eau le plus riche de tout le Sahara.

« Ces puits, au nombre de trois cents, disent les indigènes, ont de vingt à trente mètres de profondeur et sont en partie dissimulés dans le sable. Une dizaine seulement, situés dans les bas-fonds du versant oriental de l'erg d'Araouan, et deux autres creusés au centre même de la ville suffisent pour ali-menter largement la population sédentaire et les caravanes de passage qui, de l'Oued-Draâ, du Tafilalet, du Gourara, du Touat, voire même de Ghadamès et de Tripoli, aboutissent à Tombouctou. »

SÉJOUR A ARAOUAN, RETOUR A TOMBOUCTOU

A quelques centaines de mètres du ksar, non loin des puits, une délégation de notables nous arrêta. Arouata, chef de la ville, nous informait que Mohammed Ould Mehemet, cheik des Berabich, nous interdisait l'accès de la ville et qu'il était fort irrité de notre venue. Pendant que nous parle-mentions et que le cheik Lamine manifestait aux envoyés de la djemaâ le mécontentement qu'il éprouvait de la décision prise à notre rencontre, un long cordon de guerriers s'inter-posait entre les premières maisons et notre groupe. On ne nous refusait ni l'eau ni le fourrage, mais nous n'avions pas le droit de passer outre à la défense sans risquer notre vie. Nous mîmes pied à terre ; on dressa les tentes ; les chameaux s'en furent à l'aiguade, et les quarteniers informèrent le cheik Lamine que la consigne ne concernait que le chrétien et qu'il pouvait entrer à sa guise dans le ksar, où une maison serait mise à sa disposition. Lamine refusa l'hospitalité qui lui était offerte. S i les voyageurs pacifiques qu'il accompagnait n'étaient

T O H K t. — 1939. 54

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pas autorisés à s'abriter dans une habitation citadine, il ne les quitterait point.

Juchés sur notre dune, nous apercevions les maisons de la ville dont Coppolani me pria de prendre le croquis que j'exé-cutai tant bien que mal et qu'il serra dans ses papiers. Les notables^ fort ennuyés, faisaient constamment la navette entre le bourg et notre camp ; ils priaient Coppolani de trans-mettre leur soumission au gouverneur. Ils s'excusaient de l'in-jure qu'ils nous faisaient contre leur gré et protestaient qu'ils subissaient la contrainte du cheik des Berabich. Les démarches hasardées par nous pour amadouer celui-ci n'avaient d'autre résultat que de le renforcer dans son intransigeance. Par deux fois, notre interprète noir Sokoro risqua sa vie à pénétrer en ville, à la tombée de la nuit, sous un déguisement ; il assista ainsi dans la cour d'une maison à une palabre de notables berabich qui approuvaient de tout point la conduite de leur chef. L a seconde fois, il fut reconnu, maltraité et chassé comme infidèle ; en même temps, on le prévenait qu'il serait tué si on le rencontrait de nouveau dans les rues.

Nous ne pouvions guère prolonger notre séjour aux portes d'Araouan : la nécessité s'imposait de nous en retourner et de reprendre la route de Tombouctou. Cette retraite fut des plus pénibles ; nous l'effectuâmes en trois jours ; le mauvais état dé nos guerbas, qui, mal préparées, laissaient fuir l'eau qu'elles enfermaient, nous obligea le troisième jour à une marche forcée de vingt-trois heures. Plusieurs chameaux, affaiblis par la longueur de l'étape, durent être abandonnés dans la campagne. A u puits de El-Hadjiou, où nous arrivâmes exté-nués, à midi, le 24 mai, notre lassitude était telle que nous eûmes à peine la force de faire dresser nos tentes et que nous dormîmes jusqu'au lendemain matin à dix heures. Le soir même nous fûmes de retour à Tombouctou.

OCCUPATION D E TIDJIKDJA

Attaché par Waldeck- Rousseau au service des affaires musulmanes, Coppolani travaillait à mieux connaître le Sahara occidental et méridional, surtout la région au nord de la rive droite du fleuve Sénégal, peuplée par lès tribus maures des Trarza et des Brakna et. qu'il baptisait lui-même

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du nom de Mauritanie. L a Mauritanie allait devenir son ter-rain favori d'opération. A travers bien des difficultés provo-quées sur place, dans la colonie, ou à Paris, dans les minis-tères, il préparait l'occupation progressive et effective de ces territoires. Dans le courant de 1902, il put commencer à réaliser le plan qu'il avait exposé au gouvernement d'alors. E n mai 1903, il était nommé délégué du gouvernement général de l'Afrique occidentale en Mauritanie. Peu à peu, la pénétra-tion en pays trarza et brakna s'effectuait, Coppolani asso-ciant les opérations militaires de police aux négociations avec les cheiks et les chefs religieux. De mois en mois, la création de- nouveaux postes marquait les progrès de l'occupation. Le but suprême de Coppolani était d'atteindre le Maroc par le Sahara et par le Sous.

A u début de 1905, Coppolani préparait l'extension de son action vers le nord de la Mauritanie ; il se proposait d'occuper. le Tagant, de reconnaître l'Adrar et d'en assurer l'occupation, de traverser le pays qui sépare l'Adrar de la côte Atlantique, de gagner, la baie du Lévrier, où serait recherché l'empla-cement d'un port de pêche. Là , Coppolani et une partie de sa suite devaient s'embarquer pour Dakar. L a mission compre-nait, outre son chef et moi, trois capitaines, cinq lieutenants, un médecin-major, des fonctionnaires des Affaires indigènes, des sous-officiers européens. L'escorte était formée de divers éléments de troupe renforcés d'un goum de cent vingt Algé-riens à chameau ou à cheval, d'un goum toucouleur et d'un goum auxiliaire maure.

Le 16 février 1905, la mission partait de Guini, au nord de Mal , où les divers détachements s'étaient rassemblés. Le 1 e r avril, elle atteignait le ksar de Tidjikdja où Coppolani décidait de créer un poste et où il devait séjourner un certain temps. A u début de mai, les travaux d'établissement du poste étaient assez avancés. Une enceinte en maçonnerie de pierres liées avec du mortier de terre ̂ s'élevait autour du camp. Sa hauteur ne dépassait guère un mètre. Dans les pentes de la dune où une construction de ce genre n'aurait pu être entre-prise, on avait établi un retranchement de palanques. L'entrée principale du poste se dressait au sommet de la dune, devant le village ; elle comportait un passage couvert flanqué de deux corps de garde. Derrière cette porte monumentale

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s'élevait le bâtiment de la Résidence, entièrement terminé ; non loin, les tirailleurs avaient édifié la grande case carrée de leur commandant, case achevée et qui était divisée en deux pièces. Diverses constructions moins importantes qui servaient de logement aux Européens s'éparpillaient en divers endroits de l'enceinte. Dans la partie basse du camp, un petit fossé couvrait les abords de la muraille. A dire vrai, nous ne nous protégions nullement et même ne croyions point à la possibilité d'un coup de main contre nous.

DERNIERS PROPOS D E COPPOLANI

Le 12 mai, dans l'après-midi, vers trois heures après la sieste, je me rendis au bureau de Coppolani, dans la haute case carrée à terrasse dont la construction était terminée depuis peu sur la dune ; il y avait deux chambres dont l'une servait de salle à manger à la popote et l'autre de cabinet à l'explorateur. Nous bavardions à bâtons rompus en nous promenant sur les glacis, dans l'attente du crépuscule.

I l se plaignait d'être un peu souffrant, d'éprouver des maux de tête ; il paraissait triste et agité de funèbres pressentiments :

— A h ! ces lenteurs ! répétait-il. Nous devrions être dans l 'Adrar ! Ces contre-temps idiots sont néfastes à ma politique. Vous le savez : il est nécessaire de surprendre les Maures qui délibèrent longtemps avant d'arrêter une décision. Est-on arrivé au but avant que la décision soit prise, ils hésitent, ne songent plus qu'à négocier et à se réserver des avantages per-sonnels ; les voici dès lors devenus ennemis les uns des autres. Quand j'organisais ma mission, je voulais qu'elle fût un simple raid. Oh ! se morfondre ici est énervant! Quel ennui d'être réduit à l'immobilité ! Je devrais être à Paris, où ma présence est indispensable aux leviers de commande. Que deviendra sans moi cette machine complexe qu'est la politique musul-mane ? Car, à Paris, — c'est très curieux, — personne n'en-tend rien à cette politique. Non , même les orientalistes, les interprètes et les gens pour qui la cause coloniale est un gagne-pain. Tenez, X . . . , par exemple, a la prétention d'être un grand colonisateur, mais il n'aligne que des lieux communs. Faut-il agir ? Il bavarde ; c'est un rabâcheur d'idées vagues et générales. Le presse-t-on ? I l s'effarouche ; il a toujours peur

LE PACIFICATEUR D E LA MAURITANIE. 853

de hasarder ; il appréhende l'effort. E t les burgraves du mou-vement colonial ! À h ! parlons-en ! Chacun d'eux ne cherche que son profit, une décoration à obtenir et entretenir de l'influence sur un cercle de profanes. A h ! l'intérêt général de la France, ce qu'ils s'en fichent ! E t , au demeurant, ils ignorent en quoi il consiste ! Ils ne pensent qu'à leurs petits bénéfices, et ce mot doit être entendu dans le vieux sens ecclésiastique. U n seul, voyez-vous, un seul a compris du premier coup ce que je voulais faire. Mais celui-là avait une vaste intelligence et se nommait Waldeck-Rousseau. Aujourd'hui, Waldeck-Rousseau est mort, et cette mort a porté préjudice à mes pro-jets. Cet homme d'État savait commander et les ministres obéissaient au doigt et à l'œil. Combes, que j 'ai connu, avait, au contraire, le caractère irrésolu; il ignorait quantité de questions ; il fallait le soutenir, le diriger ; il laissait ses ministres agir à leur guise ; chacun d'eux était président du Conseil. On me proposa, puisque j'étais le protagoniste d'une politique musulmane, d'appliquer mes méthodes sur la rive droite du Sénégal. C'était un piège,, mais je ne pouvais reculer. Le gouverneur général Roume était, dès son arrivée à Gorée, ' partisan d'une action systématique en Mauritanie ; il me donna des facilités et s'associa à mes efforts ; je ne peux que rendre hommage à sa droiture et à son esprit de suite. M a mis-sion dure depuis trois ans ; elle a produit, n'est-ce pas, des résultats tangibles. Je me suis entièrement consacré à elle ; j 'ai tout négligé pour cela, mes affaires privées, mes affec-tions, mes intérêts.

Quelques minutes après, nous quittions le bureau ; il me donnait le bras et m'écoutait établir le plan de la campagne à entreprendre dès notre retour à Paris : création d'un organe non officiel musulman de la presse, organisation adminis-trative de la Mauritanie, établissement de lignes télégra-phiques joignant les postes au fleuve, création d'une station de pêche sur l'Atlantique, dans la baie du Lévrier, prélimi-naires de la progression pacifique vers le Sud marocain, où, pour avoir les mains libres, nous devions éviter d'arrêter avec trop de précision la sphère d'influence de l'Algérie. -

— Oh ! Jonnart partage mes idées sur la politique musul? mane, s'écria Coppolani. Avec habileté, il travaille dans l'in-térêt de sa colonie, mais nous marcherons plus vite que luij

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croyez-le, car il est gêné dans ses initiatives par les contrôles parlementaires et ceux des assemblées et de la presse algérienne.

Il garda un moment le silence et continua : — Malheureusement, il est indispensable, pour que je

puisse travailler avec fruit, que je possède à Paris une situa-tion qui me permette de représenter un peu. A Paris, je ne suis rien ! O n ne me connaît nulle part, hors dans certains milieux et je possède de si minces ressources pécuniaires! Savez-vous qu'à Paris j 'a i 8 000 francs de traitement annuel pour tout potage ; cette somme est doublée, il est vrai, quand je suis en situation de mission, mais alors je ne suis plus à Paris.

•— Il vous sera facile, dis-je, dès que vous le voudrez, de vous faire nommer gouverneur des Colonies et affecter pour ordre à la Mauritanie. • ' -— Le titre de gouverneur de la Mauritanie est celui que

j'ambitionne le plus au monde ; car ce pays, en définitive, n'est-ce pas moi qui l'ai donné à la France ? Il est mon œuvre, à laquelle je travaille depuis de longues années, depuis l'époque de nos premières randonnées ; en ce temps-là, vous le rappe-lez-vous, mon cher Arnaud, nous courûmes ensemble à Araouan, en vrais fous, avec huit hommes ; en ce temps-là, seuls nous nous mettions sur la piste des campements de dissidents, dans la région de Tombouctou, au risque d'être enlevés par les maraudeurs et « zigouillés » cent fois par jour. Oui, être gouverneur de Mauritanie serait accroître nos chances de réussite ; ça me donnerait aussi quelque argent et un peu plus d'influence chez les snobs pour continuer mon œuvre. J'ai besoin des snobs pour pénétrer enfin dans ce Maroc qui nous demeure fermé parce que nos patrons ignorent le moyen de l'ouvrir ; croyez-le, j 'ai déjà, moi, des intelligences dans la place. Je corresponds avec certains notables.

— C'est donc par des démarches en vue d'obtenir pour vous le titre de gouverneur qu'il faut entamer notre action à Paris.

— Certes, mais ce titre ne me gênera-t-il pas plus tard ? — Non, il est au surplus désirable que vous ne reveniez

plus aux pays maures où votre œuvre, une fois l 'Adrar annexé au domaine colonial français, et la mission embarquée au Cap Blanc pourra être considérée comme terminée. Vous

LE PACIFICATEUR D E LA MAURITANIE. 855

serez, en attendant mieux, gouverneur de la Mauritanie en mission à Paris. De là-bas, vous dirigerez les affaires maures à votre guise, et mieux que personne. L a rive droite du Sénégal, reconnaissons-le humblement, manque encore d'orga-nisation.

— E h bien ! soit ! Dès l'arrivée du convoi libre, nous pousserons en hâte jusqu'à Tichitt ; puis, de retour icis ravi-taillés par Ciccoli, nous nous porterons sur l'Adrar.

— N'omettez pas d'ajouter, selon la coutume musulmane : inch'Allah, s'il plaît à Dieu, répondis-je en souriant. I l faut toujours faire la part du destin.

Il me regarda u n moment, l'œil voilé de tristesse et mur-mura, après un long silence :

— B a h ! Tant pis ! Ce qui est écrit est écrit ! Le soir, nous dînâmes à notre accoutumée, au haut de la

dune, au grand air, entre la Résidence et la grande tente aux palabres. J'étais désigné ce soir-là pour prendre le premier quart de nuit de neuf à dix heures. Ce service consistait principalement à s'assurer de la vigilance des sentinelles autour du camp. L'endroit où nous nous trouvions comman-dait le nord et l'est de la palmeraie ; un bas-fond sablonneux d'une largeur d'environ trois cents mètres séparait cette partie de l'enceinte des premières maisons du ksar. L a lune, daiîs son premier quartier, n'éclairait le paysage que faiblement ; on distinguait assez bien les objets dans un rayon d'une cinquantaine de mètres autour de soi. Je m'attardai sur la dune, jusqu'à neuf heures et quart, à converser avec Coppôlani et le capitaine Gérard ; ils étaient encore à table et achevaient de boire leur café, quand je me levai pour partir. A cet instant, je demandai à Coppôlani s'il ne voulait pas m'accompagner dans ma ronde ; il me répondit :

— Oui, peut-être tout à l'heure irai-je vous retrouver. E t il ajouta :

—• Ne vous attardez pas trop au dehors.

L ' A T T A Q U E

Je me dirigeai vers la porte principale du campement. Dans le couloir. d'entrée, au poste de police, était installé Colombani ; j'aperçus de la lumière chez lui. J'entrai; le secré-

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taire de la mission était couché sur son lit et lisait un journal. J'échangeai rapidement quelques mots avec lui et gagnai aussitôt les glacis ; les sentinelles, depuis quelques jours, étaient mobiles ; à cinquante mètres de l'enceinte, elles avaient pour consigne de se promener le long d'un arc de cercle déter-miné pour chacune d'elles ; cette consigne était pernicieuse, parce que la sentinelle ne pouvait découvrir ce qui se passait dans son sscteur dès qu'elle avait le dos tourné ; c'était sur la réclamation assidue des chefs de détachement que cette règle avait été établie par Coppolani, afin de diminuer le nombre des factionnaires et de ne pas imposer un surcroît de fatigue aux troupes affaiblies par une mauvaise alimen-tation. \

A peine étais-je arrivé sur l'esplanade, devant la porte, que je constatai qu'une des maisons du ksar était brillam-ment illuminée ; sans aucun doute un puissant brasier avait été allumé dans l'une des cours. Je fus surpris qu'on n'entendît aucun brui*de tam-tam au village ; jusqu'alors, chaque soir, lés tambours retentissaient sans arrêt sur les places, dès le début de la nuit ; les esclaves dansaient tard dans la nuit ; les cadences étaient violemment marquées par les yous-yous, les battements de mains et les rires aigus des femmes ; et la fête se prolongeait plus tard encore les nuits de clair de lune. Le silence qui s'appesantissait sur l'agglomération m'apparut assez anormal ; je balançai un instant à faire part de mes observations à mes amis avant d'aller plus lo in ; j'estimai qu'ils n'attacheraient aucune importance à ce rapport, et supposai moi-même qu'il y avait là-bas quelque veillée mor-tuaire. Je rejoignis la sentinelle qui, face à la grande porté, parlementait avec deux Maures du ksar. Je reconnus l'un de ces Maures qui était le chef de quartier Sidi Ould Zeïne ; il escortait l'indigène qui, chaque soir, avait charge d'apporter au camp la ration de lait que les habitants fournissaient à la mission. A soixante mètres de moi, sur la gauche, j'entrevis des formes noires qui se profilaient à la lisière d'un jardin ; la sentinelle les avait aperçues, elle ne s'inquiétait point et allait et venait de leur côté. J'estimai que ces gens-là, qui n r se cachaient point, n'étaient autres que les manœuvres employés à la construction du poste.

: J'hésitai un instant ; obliquerais-je à gauche ou à droite

LE PACIFICATEUR DE LA MAURITANIE . 857

pour procéder à la reconnaissance des sentinelles ? Ce fut le bruit de conversations s'élevant au campement des Maures auxiliaires, à une centaine de mètres à droite, hors de l'enceinte, qui m'attira dans cette direction. Les guerriers, couchés sur le sable, devisaient entre eux ; une sentinelle se promenait devant cette partie des retranchements ; elle m'informa qu'elle n'avait rien aperçu d'anormal dans son secteur. E n contournant le camp, j'étais parvenu au haut de la dune ; je commençai de descendre dans la palmeraie, très dense en ce l ieu; la pente était rapide ; au milieu des arbres et des épais bouquets de leurs rejets, je distinguai la troisième sentinelle ; elle m'interpella dans la forme réglementaire, en armant son fusil. Reconnu et avisé qu'il n 'y avait rien de nouveau, je poussai plus loin et gagnai le talus du fossé qui flanquait au sud-ouèst la portion du bivouac occupée par les goumiers algériens. Il était neuf heures vingt-cinq. A peu de distance de moi se mouvait la silhouette dé l'homme de garde. I l m'interpella ; je lui répondis : « Ronde d'officier ». E t je me dirigeai vers lui lorsqu'éclata brusquement, au sommet de la dune englobée par l'enceinte, un coup de feu immédiatement suivi de plu-sieurs autres bien détachés auxquels succédèrent sans inter-ruption des feux de salve.

Ne s'agissait-il pas d'une fausse alerte donnée, sur la face opposée du camp, par une sentinelle à demi endormie ? Dans le dessein de rétablir l'ordre, je franchis l'enceinte sur le ponceau le plus proche, afin de me rendre à l'endroit troublé en traversant le camp. Je m'étonnai de la persistance de la fusillade ; les balles me sifflaient aux oreilles, rendaient un son cristallin en frappant les palmes, ou claquaient en s'enfonçant en terre.

Je me heurtai dans les ténèbres à Bou el Mogdad, l'inter-prète de la mission ; son fusil en main, il entreprenait d'esca-lader la dune. Je l'interrogeai :

— C'est une attaque des Maures ! me cria-t-il Je sautai au plus vite par-dessus le second mur d'enceinte

qui longeait et soutenait la descente des sables et me préci-pitai dans ma case pour m'armer. L à , je me cognai contre le capitaine Gérard qui, très ému, ne put me renseigner; il fouillait dans sa cantine à la recherche de son revolver. Sans

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perdre un instant, nous fîmes ensemble l'ascension de la dune ; non loin de nous des Maures couraient à toutes jambes à tra-vers le camp et déchargeaient çà et là leurs fusils dans l'obscu-rité. Nous ne savions si ces hommes étaient amis ou ennemis. Gérard et moi nous séparâmes dès que nous fûmes parvenus dans le haut du camp. A l'improviste, je me trouvai en pré-sence du lieutenant Étiévant ; du sang coulait à grosses gouttes d'une blessure qu'il portait au crâne et empoissait sa veste kaki.

Mais qu'y a-t-il donc ? demandai-je exaspéré. '— Nous avons été assaillis par une bande de salopards.

Combien étaient-ils ? Je l'ignore ; ils ont envahi le camp. L ' u n d'eux m'a déchargé un bon coup de sabre sur le crâne, mais j 'ai le crâne dur et ai tué l'animal. J'en ai abattu u n autre qui venait de me tirer dessus et m'avait manqué.

— E t Coppolani, où est-il, mon D i e u ! — Je ne sais pas. Ne vous a-t-il donc pas accompagné

dans votre ronde ? -—• Non pas ! O ù peut-il être ?

COPPOLANI MORTELLEMENT BLESSÉ

Sous la pluie de balles qui crépitaient sur les murs de la Résidence, je me mis à la recherche de mon vieil ami ; les agresseurs paraissaient s'être éclipsés, mais les détachements, affolés, se fusillaient les uns les autres. E n passant devant la porte de la salle à manger, je lançai des appels. Tout à coup, Coppolani sortit à demi de l'obscurité de la pièce ; il s'agrip-pait des deux mains au cadre de la porte ; il me regarda un moment et me dit, d'une voix faible :

— M o n pauvre Arnaud, je suis mort ; les misérables m'ont tué !

J'aperçus alors le sang qui ruisselait largement sur ses vêtements blancs. I l défaillait. J'appelai au secours et je le soutins ; il tomba dans les bras du lieutenant Cheruy accouru à mes appels. Je partis aussitôt pour chercher le médecin de la mission ; j'eus de la peine à le découvrir dans la mêlée ; je l'accompagnai à sa chambre, située au corps de garde d'entrée, en face de celle de Colombani, où il prit .des pansements. De toutes parts, on appelait le médecin pour secourir des

LE PACIFICATEUR DE L A M A U R I T A N I E . 859

blessés ou des agonisants. I l leur expédia, en attendant de les examiner lui-même, son infirmier.

Nous revînmes à la salle à manger où Coppolani avait été étendu sur les nattes qui couvraient la grande table de travail ; il n'avait pas perdu connaissance ; il demeurait impassible, silencieux. On le déshabilla à grands coups de ciseaux ; de deux plaies saignantes, l'une à la poitrine, l'autre au ventre, le sang coulait à flots. Le poignet gauche avait été creusé, comme d'un trait de gouge, par un projectile qui l'avait brisé. Je jugeai que Coppolani était frappé à mort et communiquai mon impression au médecin qui me murmura :

— Oui, il est f... ! Les principaux organes vitaux ont été atteints.

O n s'occupait de panser notre malheureux chef, qui se vidait de sang ; il n 'y avait aucune trace d'émotion sur son visage ; il demanda si aucun autre Européen n'avait été blessé.

— Non , répondit-on, hors Étiévant qui a reçu un coup de sabre, mais ce ne sera rien.

— Tant mieux ! E t Arnaud, où est-il ? Il ne se souvenait plus de m'avoir v u un instant aupara-

vant. Je me penchai sur lui ; pour la dernière fois, nous nous serrâmes longuement la main. Cependant, en soulevant le blessé, nous découvrîmes une mare de sang sur les couver-tures ; d'un signe, le médecin me fit constater que son patient avait dans le dos un large cratère de chairs hachurées d'où le sang s'épandait à bouillons ; c'était l'issue de la balle qui l'avait atteint au ventre.

Plusieurs fois il chercha à se tourner sur le côté?;.soudain, il porta ses mains crispées vers sa poitrine : •

— O h ! que je souffre ! Docteur, je vous en prie, enlevez-moi ce qui me fait tant souffrir!

Nous nous pressions autour de lui, dn lui soutenait le buste ; on l'éventait ; le docteur, penché; sur lui, achevait de fixer les pansements ; le poignet inutile était, entouré de bandelettes ; chacun s'ingéniait à soulager sa douleur ; il fermait les yeux, déjà loin de nous, dans le paroxysme de sa souffrance. Tous mes compagnons, vieux enfants de la brousse accoutumés aux spectacles sanglants, avaient les yeux pleins de larmes, car notre ami possédait la plus rare des qualités

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humaines, la bonté. S'il était par nous admiré dans son œuvre, il était encore plus aimé comme chef et camarade.

Sur l'ordre de l'un de nous, le lit de camp fut rapidement transporte de la tente où couchait Coppolani à la Résidence où il gisait. Les domestiques noirs qui préparaient la couche sanglotaient. O n le plaça avec les plus grandes précautions sur le matelas ; mais déjà le moindre mouvement lui devenait intolérable. Le sang qui fluait sans cesse de l'énorme plaie dorsale ne pouvait être arrêté. D'autre part, l'hémorragie interne étouffait peu à peu et noyait les organes essentiels. Sur un geste q^'il fit, nous l'étendîmes sur le côté droit. I l se débattit un moment encore et bégaya :

— A h ! docteur, je souffre trop ! Faites-moi dormir ! Nous dûmes lui maintenir les jambes pour l'empêcher de

tomber du lit, dans les convulsions de l'agonie : , — A h ! maman ! maman ! murmura-t-il.

Sa voix n'était plus qu'un souffle. O n lui présenta une potion à l'opium, il se dressa à demi pour boire avidement ; ses dents claquèrent sur le verre ; les forces lui manquaient ; il défaillit. O n lui reposa la tête sur l'oreiller ; doucement il s-apaisa et parut s'endormir ; bientôt tous mouvements cessèrent. I l était mort. L'agonie avait duré une demi-heure. Les officiers saluèrent. Les soldats présents se mirent au port d'armes.

" N o u s nous réunîmes dans la salle voisine. • ;\ —- Je suis l'officier le plus ancien, dit le capitaine Frère-

jean, je prends à titre provisoire le commandement de.-l'a mission.

Ge fut alors seulement que nous pûmes, après avoir -conféré,.nous rendre compte de ce qui s'était passé. A neuf heures et quart, lorsque je partis pour ma ronde, je tournai à droite en sortant du poste. Cinq minutes plus tard, vingt à vingt-cinq Maures fanatiques, sans doute venus de l'Adrar, embusqués à la faveur de l'obscurité dans une petite palmeraie, à gauche du camp, s'approchèrent en rampant des murettes de là face nord qui ne dépassaient pas là hauteur d'un mètre ; ils se blottirent, sans; avoir été aperçus des sentinelles, dans l'ombre projetée par le mûr sur le sable. Pendant que .le

cgûet-apens se préparait', Coppolani," étendu sur un grand fau-

LE PACIFICATEUR D E LA MAURITANIE. 861

teuil pliant, demeurait pensif. Après mon départ, il n'adressa qu'une fois la parole au capitaine Gérard. Ce fut pour pro-noncer cette phrase :

— Que c'est ennuyeux de n'avoir pas pu continuer la marche sur l 'Adrar !

U n long silence suivit. Le commissaire se leva enfin et s'écria :

— A h ! Gérard, je vais me coucher ! Mais au lieu de rentrer dans la tente où il couchait, il alla

s'accouder, pour respirer le frais, sur le mur, à gauche de la porte du camp, près du réduit affecté à la cuisine, juste au-dessus de ceux qui devaient l'assassiner. A ce moment, il surprit sans doute un mouvement anormal au dehors, car il cria :

— Diallo, mon revolver ! Diallo était son boy. A cet instant-même, plusieurs coups

de feu retentirent. Cinq à six Maures, armés de longs fusils à deux coups, envahirent le passage couvert, non gardé, pratiqué entre les deux postes de police et qui formait la grande porte du camp. Une quinzaine d'autres bondirent par-dessus la murette nord, tout le long de laquelle dormaient, à même le sable, les goumjers d'Étiévant. Samba, le cuisinier de Coppolani, surpris dans le réduit où il surveillait la cuisson de son couscous, par l'intrusion d'un Maure qui le couchait en joue en criant : Allahou akbar! se précipita sur lui ; le coup partit sans l'atteindre et le cuisinier arracha l'arme des mains de son agresseur.

Les Maures étaient entrés en bousculade dans le couloir du portail ; au passage, ils criblaient de coups de feu les postes de police où logeaient, dans l 'un le médecin, dans l'autre Colombani. Celui-ci, couché dans son lit, venait de souffler sa bougie ; par miracle, il ne fut pas atteint. Presteriient, il enfila son pantalon et fonça bravement au milieu des assail-lants qui, gênés par l'étroitesse du passage, ne purent se servir de leurs armes ; il courut se réfugier dans là case du lieute-nant Chéruy, tandis que les balles ricochaient derrière lui. Pendant que les assaillants se pressaient et couraient dans le couloir, Colombani entendit l 'un d'eux crier à ses compa-gnons :

— Tirez dans les maisons!

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A u bruit, le lieutenant Chéruy se précipita, en traversant sa case, vers les tirailleurs qui refluaient vers elle. A u seuil de la porte, il essuya le feu qu 'un Maure, genou à terre, diri-geait sur lui ; à ce moment, quelqu'un cria à tue-tête : « Lieu-tenant ! » E t le tirailleur Innky Coulibali, qui s'élançait au secours de son officier, roula sur le sol, tué net d'une balle dans la tête.

Le lieutenant Dufour, qui partageait le logis de Chéruy, contourna la case par la droite et fonça vers le mur d'enceinte. Quand les deux officiers arrivèrent sur la ligne, les tirailleurs alertés occupaient déjà leur poste de combat sous le comman-dement de l'adjudant Jouxtel et du sergent Logerot.

D'autres nomades armés franchissaient encore la porte d'entrée ; ils évoluaient autour de la grande case de la Rési-dence. Par toutes les ouvertures, les balles pleuvaient à l'inté-rieur des chambres. Chéruy, suivi du sergent Samba Fall et de trois tirailleurs, se jeta sur eux à la baïonnette. Le corps à corps commençait à peine que déjà les Maures lâchaient pied et déguerpissaient en déchargeant au hasard derrière eux leurs fusils. Le lieutenant n'était pas armé; il arrêta à la course, par son boubou, un des agresseurs au moment où il sortait en fuyant de la salle à manger. Prestement, Fall trans-perça l'homme d'un coup de baïonnette au creux de l'estomac, le porta à force de bras jusqu'au portail et le lança au dehors. Ce fut à cet instant que j 'arrivai au sommet de la dune et trouvai mon vieil ami blessé à mort sur le seuil de sa maison.

Le groupe Étiévant, surpris par la brusquerie de l'attaque, se replia en désordre, au début de l'agression, vers le magasin du poste et la case du sergent Morin. A u x premières détona-tions, Étiévant, qu 'un poker retenait, dans la partie inférieure du camp, au logement du lieutenant de Lavauguion, avec Boutonnet et le docteur, escaladait en toute hâte la dune ; secondé par Morin, il regroupait ses hommes et les ramenait à leur cantonnement. Les Maures, éparpillés entré les abris, se rasaient à terre en courant, entreprenaient de piller, et tiraient sur les groupes de goumiers.

Ce fut à ce moment que l 'un d'eux, barbon grisonnant, frappa Étiévant d 'un coup de sabre. Tous ces événements s'étaient déroulés avec une rapidité incroyable.

Nous passâmes une nuit horrible, tenus en état d'alerte

LE PACIFICATEUR D E LA M A U R I T A N I E . ' 863

par l'énervement de nos hommes. Couchés à même le sable, au sommet de la dune, nous gardions le silence. Nous soup-çonnions les gens du ksar d'avoir été complices de l'assassinat. Des Maures alliés firent comparaître devant nous Abdi et Sidi qui protestèrent de leur ignorance. O n les conduisit auprès des cadavres des quatre assaillants tués sur place, tous jeunes hommes à face énergique et pâle, sauf le chef gri-sonnant qui, armé d'un sabre, avait frappé Étiévant avant d'être abattu par lui. Les deux Idaouali déclarèrent ne point reconnaître les morts pour gens de leur tribu. Le vieux Mokhtar Ould Aïda, ancien roi de l'Adrar, les examina lon-guement à son tour et déclara qu'il ne savait qui ils étaient. Son fils, l'adolescent aux yeux mélancoliques, affirma que l'homme au sabre était un Gulad Gheilane.

L'assassinat fut, nous l'apprîmes par la suite, l'œuvre d'un illuminé, Sidi Ould Moulaï Zeïne, chérif de la tribu des Ahel Tanaki, fraction des Idaichelli de l'Adrar, campée entre Chinguetti et Oujeft, au sud de la montagne de Zerga ; vingt-huit compagnons se joignirent à lui, dont vingt seulement pénétrèrent dans l'enceinte du poste. C'est à la suite d'un rêve que le chérif s'était déterminé à tuer Coppolani.

Les événements qui suivirent furent, en Mauritanie, pour l'influence française, une longue série de déboires. L a marche sur l 'Adrar était interdite,. sur l'ordre du ministère, par le gouvernement général ; libre carrière était laissée aux prê-cheurs de guerre sainte et aux agitateurs. I l fallut de longues années de troubles pour qu'enfin l'autorité supérieure se décidât à établir des postes à Atar et à Chinguetti et à achever, par l'emploi d'une politique énergique, l'occupation des pays maures si heureusement préparée par Coppolani.

R O B E R T R A N D A U *