Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER...

22
Chroniques Culinaires & Caustiques d’un cuisinier américain perdu au fin fond de la France RANDALL PRICE ÉDITIONS DE LA MARTINIÈRE Extrait de la publication

Transcript of Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER...

Page 1: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

Chroniques Culinaires & Caustiquesd’un cuisinier américain perdu au fin fond de la France

Randall PRice

ÉDITIONS DE LA MARTINIÈREExtrait de la publication

Page 2: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

Extrait de la publication

Page 3: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES

D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE

Page 4: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

Extrait de la publication

Page 5: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

RANDALL PRICE

CHRONIQUES CULINAIRES

ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER

AMÉRICAIN AU FIN FOND

DE LA FRANCE

Édit ions de La Martinière

Extrait de la publication

Page 6: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

Conception couverture : xxx

ISBN 978-2-7324-4 -

© Éditions de La MartinièreUne marque de La Martinière Groupe, Paris, France

Connectez-vous sur :www.editionsdelamartiniere.fr

Dépôt légal : mai 2011

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé quece soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

4837

Page 7: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

7

Préface

Cuisiner pour Joy

Lorsque le cuisinier américain Randall Price m’a demandéd’écrire une préface pour son livre, mon premier réflexe aété de refuser. Le niveau de mes connaissances culinaires,à l’exception des œufs brouillés aux truffes, ne me permet-tait pas d’écrire sur le sujet. En feuilletant le manuscrit, j’aichangé d’avis. Si vous cherchez une recette, vous n’en trou-verez pas, à l’exception d’une longue comparaison entre lesmérites des barbecues confectionnés dans l’Ohio et enAuvergne, et de suggestions astucieuses pour alléger lessauces et les crèmes. Le sujet du livre est le récit vivant etbrillant de l’aventure d’un jeune Américain passionné decuisine, dont l’itinéraire finit par aboutir dans un châteaud’Auvergne, région décrite comme aussi éloignée et aussisauvage que le Tibet, où il exerce son art pendant les moisd’été, au profit des invités d’une jeune couple de châte-lains, appartenant à la « bonne société » française.

Non, ce n’est pas un livre de cuisine, mais une auto-biographie, complétée d’une biographie.

L’autobiographie est celle du jeune Randall, venu del’Ohio, qui cherche à pénétrer les secrets de l’art culinairefrançais et du mode de vie de la haute société, qu’il croitêtre intimement mêlés. Sa démarche est émouvante, pro-fondément sincère, et joliment décrite. En particulier le

Page 8: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN

8

récit de son voyage en train de Paris à Châtel-Guyon, avecchangement en gare de Riom, où il est le seul voyageur,vaut un long poème.

Dans ce territoire inconnu, et ce château dont il peine àcomprendre l’architecture, à l’exception du fait que sachambre, perchée au sommet d’un escalier étroit, est glacéeou étouffante selon les saisons et peuplée d’une variétéinnombrable d’insectes, il va devoir nourrir les invités duweek-end. C’est alors qu’il pénètre dans la société française.Il adore l’usage des titres nobiliaires, quoiqu’il soit interditdans son propre pays, et les emploie à toutes occasions.Enfermé dans sa cuisine, avec sa charmante assistante polo-naise Magda, que la chaleur invite à demeurer en Bikini,accablé par l’ampleur de sa tâche et parfois par le manque deproduits alimentaires, il n’aperçoit que de loin le tourbillonmondain et des invités à peine le murmure de leurs conver-sations proustiennes. C’est à partir de ces données que Ran-dall élabore, avec curiosité et honnêteté, parfois sarcastique,sa notion du mode de vie de la société française.

Je vous laisse le plaisir, et la surprise, de la découvrir.

Mais cet ensemble quelque peu disparate a un person-nage central. Ce royaume a une reine : c’est Joy, comtessede…, pour m’exprimer comme le fait Randall. Elle estsuperbe et mystérieuse. Superbe, car elle est grande, avecune taille souple et attirante, et de longs cheveux teintésde roux, hérités d’une grand-mère écossaise. Sa démarcheest royale, elle parle couramment l’anglais et elle s’habilleavec liberté, sans jamais verser dans le débridé. Mais elleest aussi mystérieuse : dans la journée, on ne la voit guère.Elle reste enfermée dans son atelier, une ancienne serre

Extrait de la publication

Page 9: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

PRÉFACE

située à 200 mètres du château. Les mains bariolées decouleurs, elle produit et décore des objets en verre et enbronze que lui commandent les collectionneurs les plusraffinés, parisiens ou brésiliens.

À partir de ce capharnaüm, elle assure le commandementdu navire, vient à la cuisine discuter avec Randall, choisitavec son mari, le comte de… (décidément), la vaisselle quidécorera le dîner et trouve le moyen de venir nager dans lapiscine, au milieu des invités abrités sous des chapeaux depaille du style des années 1930, avec des jambes blanchesqui attendent de brunir.

Randall a une admiration éperdue pour elle. Il la décritdans son livre, et, à tout moment, comme dans un roman,on s’attend à l’entendre pousser un soupir amoureux. Rienne vient. Il reste dans son rôle, et, à vrai dire, dans ce récit,teinté d’humour et de fantaisie, chacun reste dans son rôlequ’il remplit parfaitement : l’Auvergne tibétaine, le châteauRenaissance complété au XIXe siècle, le ballet en ombreschinoises des invités du week-end, le comte et la royalecomtesse, et bien entendu, entre les mains attentives deRandall, le fameux art culinaire français.

V. Giscard d’Estaing

Extrait de la publication

Page 10: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

Extrait de la publication

Page 11: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

11

Avant-propos

La chose est arrivée à mon insu. Un simple gâteau au cho-colat a changé le cours de ma vie. Comme tous les samedissoir, le restaurant de l’Ohio où j’exerçais mes modestestalents avait fait le plein, et pour me relaxer je me conten-tais de feuilleter distraitement un de mes vieux livres de cui-sine. J’essayais de retrouver la recette allemande sur laquellemes yeux s’étaient attardés quelques semaines auparavant,un gâteau traditionnel, à base de noix et de pain de seigle,sans un gramme de farine. Mon inspiration et ma prépara-tion de fromage fondu mélangé au praliné et au chocolatblanc avaient ensuite transformé la recette de grand-mèreen dessert de luxe. Comment imaginer que cette pâtisserieallait m’embarquer jusqu’ici, au cœur de la France et desmontagnes de la verte Auvergne ? Tout cela à cause d’ungâteau au chocolat ! Je l’avais présenté à un concours culi-naire organisé par le prestigieux magazine Chocolatier, et, àma grande surprise, je l’avais remporté. Une poignée de noixm’avait permis de gagner deux magnifiques récompenses :des doses de lait concentré sucré Eagle Brand pour la vie, etun séjour en France – pays qui m’a adopté depuis 20 ans.

J’ai depuis obtenu mon Grand Diplôme de cuisine fran-çaise à l’école de La Varenne, à Paris. J’ai ensuite connu

Extrait de la publication

Page 12: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN

12

une honorable carrière de chef cuisinier, dans un restau-rant parisien d’abord, dans des ambassades à Budapest età Paris ensuite, puis, enfin, comme professeur de cuisineen Bourgogne. Le destin m’a alors conduit en Auvergne oùles dix-sept derniers étés je me suis toujours retrouvé poury cuisiner.

Grâce à ce gâteau au chocolat imaginé un petit matindans l’État de l’Ohio, États-Unis, me voici aujourd’hui dansun château fortifié du XIVe siècle, construit par les Tem-pliers, en France, au cœur de la rugueuse Auvergne. Leshiboux ululent à ma fenêtre, une chauve-souris vole dansle vestibule, et la tempête menace de couper à nouveau lecourant alors que je tape ces lignes sur mon Macbook duXXIe siècle, tout en tirant sur un havane, plaisir que jem’accorde parfois depuis que j’ai arrêté de fumer.

Tout comme Brigadoon, le village ensorcelé qui som-meille dans les brumes et a inspiré une célèbre comédiemusicale et un film hollywoodien, le château de Z… nes’éveille que l’été. Pour Joy, comtesse de…, au service dequi je cuisine, un si vaste endroit se doit d’être un lieu deréceptions fastueuses. Je tente alors, jour après jour,d’inventer des recettes toujours nouvelles afin de ravir lesinvités de Joy, qui, pendant ce temps-là, travaille à sesœuvres d’art en son atelier. Cuisiner au château de Z… futune aventure, presque un conte de fées. J’ai vu passer debelles princesses et de vilaines sorcières, des monarquesdéchus, de prétendus empereurs, des hommes d’Étatbrillants et des artistes de talent. J’ai aimé ses corridors etses donjons, ses chambres enchanteresses, et je me suisamusé à croire en ses esprits, fantômes et histoires desquelettes retrouvés. Je suis infiniment redevable et recon-

Extrait de la publication

Page 13: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

AVANT-PROPOS

naissant à l’amitié et aux encouragements que m’ont pro-digués Joy et sa famille ; aux jeunes assistantes qui ont faitde mon travail un plaisir ; à ma mère qui m’a enseigné lessecrets de la bonne cuisine ; et à mon père dont l’exemplem’a donné le goût du voyage et du défi.

Extrait de la publication

Page 14: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication
Page 15: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

15

Chapitre 1

Le safari

Mon aventure a commencé au moment même où le taxime déposa à la gare de Lyon. Je n’avais pas la moindre idéede ce qui m’attendait là où j’allais. Tout ce que je savais,c’est que je quittais Paris pour la France profonde afin d’yexercer mes talents de cuisinier dans le château d’une com-tesse. Je voyageais dans le même état d’esprit que la reineVictoria lorsqu’elle partait en safari. Comme elle, d’ailleurs,je ne me déplaçais pas sans une montagne de bagages.Mais, avec mes deux valises cabossées, trois sacs de toileprêts à éclater et une malle défoncée, je ressemblais davan-tage à un immigré débarquant dans un pays inconnu qu’àun membre de la famille royale britannique. On ne peutpas dire que je m’exprimais en français. Je baragouinaisplutôt une sorte de dialecte, sans voyelles ou presque, jon-glant maladroitement avec un vocabulaire incertain. Je neme sentais pas très bien. Je regrettai soudain d’avoiracheté mon billet. J’en perdais mes rudiments de français.J’avais même des difficultés pour penser convenablementen anglais.

Cela faisait six mois déjà que j’errais à Paris. J’avais quittémon poste de chef au Café de Mars, dans le VIIe arrondisse-ment, pour m’installer à mon compte comme traiteur deluxe. Tout avait bien commencé. Ma clientèle augmentait

Extrait de la publication

Page 16: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN

16

régulièrement, et mon carnet de commandes était plein.Lorsqu’un incendie ravagea l’immeuble où j’habitais. Jen’avais plus de toit, et surtout, plus de cuisine. Adieu, mapetite entreprise ! Je trouvai un emploi de dépannage surdes péniches du canal de Bourgogne. Ce n’était pas désa-gréable. Mais, après avoir passé un mois sur diversbateaux, je commençai à me sentir à l’étroit dans lesréduits que l’on mettait à ma disposition pour cuisiner. Etpuis, le milieu des mariniers tenait vraiment du cirqueambulant. Je gagnais bien ma vie, mais il n’y avait pasgrand-chose à faire en dehors des heures de travail, mis àpart les inévitables bars où des Anglais ivrognes s’enfi-laient des Guinness jusqu’à rouler sous les tables. Jen’avais pas envie de me mêler à eux. Selon leur humeur etle port où ils se trouvaient, ils cherchaient la bagarre, écha-faudaient des plans d’alcooliques et ne se passionnaientque pour un art, celui des tatouages. Moi, je n’avais aucuneenvie de me faire peindre l’épiderme.

L’été finissant, il me fallait absolument trouver autrechose. J’avais été sollicité pour enseigner dans une écolehôtelière – un retour aux sources en quelque sorte –, maisc’était pour la rentrée suivante. Je me retrouvais donc ànouveau chef indépendant, poste que j’avais déjà occupédans quelques ambassades à Paris, et pendant deux ans àBudapest. Mon rôle consistait souvent à remonter le moralde diplomates en mal de reconnaissance. J’avais aussi unpeu travaillé pour deux femmes névrosées, dans le genre« belles, riches et célèbres ». Cuisinier et psychanalyste : ily avait de quoi rire ! « Avant de vous servir le thé, madame,voulez-vous me raconter les suites de votre accident decheval à l’âge de quinze ans ? »

Extrait de la publication

Page 17: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

LE SAFARI

17

J’avais connu une brève expérience chez un milliardaireobsédé par le secret : j’avais dû attendre que son majordomevienne me chercher à la gare pour connaître son identité.Le château de sir James Goldsmith, mieux protégé quel’ambassade des États-Unis, était situé dans un immenseparc clos de 5 000 hectares entouré d’une forêt dense oùcohabitaient des loups, des sangliers et des vigiles armés. Lemoment que je redoutais le plus était le retour après le ser-vice : pour regagner mon appartement, il me fallait tra-verser la propriété dans une nuit d’encre. Sir James avaitinterdit tout éclairage extérieur. Seuls les vigiles, équipés dejumelles de vision nocturne, y voyaient quelque chose. Jefaisais toujours un bond lorsque, dans le noir, la même voixmilitaire me souhaitait bonne nuit à l’oreille.

Je préparais tous les soirs du gibier de la ferme ou de laforêt – le propriétaire exigeait que le château fonctionneen autarcie – avec un plat nouveau à chaque service. Sapartenaire et ses enfants étaient sympathiques, mais lui nem’adressa jamais la parole.

J’avais ainsi travaillé pour des riches, des puissants etdes névrosés, mais encore jamais pour l’aristocratie, le« gratin » comme on appelle en France la classe la plushaute de la société. Mes nouveaux clients, le comte et lacomtesse de…, l’une des trois familles anoblies par les pre-miers rois de France il y a mille ans, m’avaient recruté pourfaire la cuisine le temps d’un été dans leur château enAuvergne, un domaine qui appartenait à leur lignée depuisplus de deux cents ans.

J’avais l’air ridicule sur ce quai de gare avec tout monbarda. Dans ce genre de situation, je fais normalement

Extrait de la publication

Page 18: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN

18

confiance à la méthode Coué. Mais, cette fois-ci, ça ne mar-chait pas. Impossible de dissiper le malaise. J’allais toutdroit à la catastrophe. Je ne savais même pas où se trou-vait cette région. J’avais un vague souvenir des « Chantsd’Auvergne », une musique composée par un type portantle nom de Cantaloupe, ou quelque chose d’approchant. Jeconnaissais l’eau de Volvic et sa publicité avec des volcans,j’avais entendu parler de l’histoire de la bête de quelquepart qui avait égorgé ou dévoré une centaine de personnesau XVIIIe siècle, je savais que les villes de Vichy (celle dePétain) et de Clermont-Ferrand (celle de Michelin) se trou-vaient dans le secteur, et je connaissais le bleu, le fameuxfromage.

Le nom de… ne m’était pas inconnu, mais je croyais qu’ilsvivaient en Bretagne, où, récemment encore, l’on parlaitun drôle de dialecte, portait des chaussures en bois et descoiffes étonnamment hautes. Je les imaginais donc commedes Bretons, aimant les crêpes au beurre salé et dansantsur des airs de cornemuse en se tenant par le petit doigtaprès avoir bu du cidre.

En d’autres termes, il était difficile d’être moins informéque moi. Ma décision était motivée par des circonstancesdramatiques et par la volonté absolue de rester en France.J’étais venu pour défier les chefs français sur leur propreterrain afin de tordre définitivement le cou à la fable selonlaquelle les cuisiniers américains ne seraient que des Bar-bares. J’avais débarqué de l’Ohio avec assez de candeurpour être sûr de rester ici. Si je devais partir, ce serait moiqui en prendrais la décision, et personne d’autre.

Je craquai. À bout de nerfs, j’avais appelé toutes mesrelations pour trouver un emploi décent de chef cuisinier à

Page 19: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

LE SAFARI

19

Paris. Mais j’étais américain. Et c’était l’été. « Ne perds paston temps, m’avait dit mon amie Furmiko quand je luiavais demandé si elle avait quelques pistes. Tous ceux quiont les moyens quittent Paris en juillet et en août, et laplupart des restaurants sont fermés. Je sais que la com-tesse de… cherche un chef pour l’été. C’est une artiste quipossède un magnifique château en Auvergne où elle reçoitpendant les vacances. Je suis sûr que ça te plairait !Appelle-la ! »

Je n’avais qu’une seule soirée retenue, le 14 juillet àl’ambassade d’Australie, et la menace de retourner bosserdans les cales étouffantes de sinistres péniches se profilait.Il n’y avait plus de temps à perdre. La comtesse me donnarendez-vous le lendemain. Elle habitait le XVIe arrondis-sement de Paris, dans le quartier des grandes familles oùvivent les ambassadeurs et les stars de la télé. J’y avaistravaillé quelques mois au service de l’ambassadeurd’Autriche.

Je dus pourtant faire le tour complet du quartier avantde trouver l’adresse dérobée au fond d’une impasse. Depuisla barrière, gardée par un vigile, j’aperçus un ravissant petitparc. À la conciergerie, le gardien m’indiqua le chemin. Ensuivant l’allée, je longeai les demeures des stars de cinéma,de la chanson ou des magnats de l’optique, aussi impo-santes que des châteaux – et de bien meilleur goût que lesvillas de Beverley Hills –, toutes masquées par de hautsmurs couverts de vigne vierge d’où émergeaient les étagessupérieurs.

Sur la droite, près d’une pelouse tondue à ras, deux tou-relles identiques se détachaient d’une habitation couleurvanille dissimulée derrière le feuillage et dont les ornements

Page 20: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN

20

m’évoquèrent la crème au beurre que j’étalais avec mapoche à pâtisserie. Mais rien n’indiquait que ces lieuxétaient habités, sinon quelques caméras de surveillance quime rappelèrent celles de l’ambassade des États-Unis. TroisAlfa Roméo et une Jaguar complétaient le tableau. Jen’avais jamais vu cela à Paris.

La demeure de la comtesse avait belle allure. Le portailindiquait simplement : « Chien méchant » et, avec humour,« Chat dangereux ». Une élégante femme en robe violettem’accueillit. C’était elle. Je fus un peu surpris qu’une com-tesse me reçoive elle-même. Pour la première fois depuisque j’étais en France, ce n’était pas un domestique qui mefaisait attendre mon futur patron dans le vestibule. Sonanglais, qui me sembla teinté d’un léger accent écossais,était parfaitement aristocrate. Ce fut ma première pensée.Elle m’invita à la suivre dans un escalier à la rampe décoréed’oiseaux et de papillons en métal doré. Attachés à des res-sorts métalliques, ils vibraient sur notre passage. Elle meconduisit au jardin d’hiver d’où un pied de vigne vierges’échappait par le toit. La lumière zénithale éclairait desesquisses, des toiles et des pinceaux. C’était un atelierd’artiste. Un gros chat couleur suie dormait sous la char-pente. Un autre détala dans un escalier intérieur lorsqu’ellem’invita à entrer dans la pièce attenante, le petit salon. Lesmurs, couverts de toiles représentant des portraits ou despaysages, étaient décorés d’un étrange papier peint, et desdraperies encadraient les fenêtres.

Je posai mon dossier contenant les photos de mes platssur une table laquée noire décorée d’une peinture entrompe l’œil où se côtoyaient insectes, cartes à jouer etjeux de clefs, œuvre de la comtesse de… Les chaises garnies

Extrait de la publication

Page 21: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

L’HORLOGE CASSÉE

naire qui remplissait la cuisine d’oiseaux et peignait les cielsd’Auvergne sur les murs du grand salon. Son art a fait sortirla demeure d’une longue période d’hibernation.

Mon train pour Paris partait dans quelques instants. Jeprofitais encore quelques minutes de la magnifique vue dela chaîne des Puys.

Dans trois heures et demie, je serai à la gare de Lyon à Paris.M. Pee Yuuh venait toujours dans la cuisine au moment

des adieux. La fin de la saison le rendait nerveux. Lesautres chats avaient disparu. J’avais descendu mes nom-breux sacs de ma chambre. Joy m’avait donné quelquestomates cueillies par ses soins. Jean m’attendait dans lavoiture.

Je dis tout bas au château de Z… : « Bon week-end et àlundi. »

Extrait de la publication

Page 22: Randall PRice Chroniques… · RANDALL PRICE CHRONIQUES CULINAIRES ET CAUSTIQUES D’UN CUISINIER AMÉRICAIN AU FIN FOND DE LA FRANCE Éditions de La Martinière Extrait de la publication

RÉALISATION : NORD COMPO MULTIMÉDIA À VILLENEUVE-D’ASCQ

IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI

DÉPÔT LÉGAL : MAI 2011. N° 104315 ( )IMPRIMÉ EN FRANCE

Extrait de la publication