7/30/2019 Ranciere Fiction de Gauche

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Sur la fiction de gauche (suite)

Fleurs intempestives

(La communion solennelle)

par

Jacques Rancire

C l i c h R a n c i r e

Pourquoi ces vases de dahlias disposs sur les'tables du banquet de La

Communion solennelle , m ont-ils ds le pre mie r plan ac croch lil ? Po ur-

quoi y avoir ressenti le rappel d'une exaspration ancienne, celle qui mavait

saisi, aux temps du Jo li M ai . voir Chris Marker, anctre du voyeurisme de

gauche d'aujpurd'hui. promener sa camra dans les cours des quartiers popu -

laires et fliciter gentiment une brave mnagre de ses plantations : Les

penses, hein disait-il peu prs, c'est difficile a faire venir ? . Par-del

mon ricanement voquer le gros pied de penses qui poussait alors tout seul

daps les pierres de mon seuil, il y avait autre chose : le sentiment que leur

rapport aux fleurs avait quelque chose nous rvler sur la dmarche des

amis/voyeurs du peuple.

Ce quelque chose, il faudrait lhistoire du gauchisme pour mieux le discer -

ner : une certain e inquitude derri re la visite au peuple, les offres d am our

lui adre sse s, les demandes d tre par lui instruit ; quelque chose quen mme

temps on voulait et on ne voulait pas savoir de lui : une affaire de famille un.

peu diffrente de celle dont on nous rebat les oreilles et que la question-

rponse de Chris Marker permettait d'entrevoir-: non plus la question des

enfants : d'on viennent les enfants ? mais la question des intellectue ls qui sa vent

tout ce qu'il faut savoir sur la navet des enfants : d'o viennent les choux ?

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Sur la fiction de gauche

Amour du peuple, question des choux, lieu d'un quiproquo fondamental dont

la formule me fut don ne lors dune runion d intellectuels de la Gauche pro-

ltarienne, au plus fort du grand amour pour les braves gens et les mnagres

semeuses de penses de notre peuple de France. La runion, comme souvent,

se tenait dans un appartement un peu trop luxueux dun quartier un peu trop

beau et, selon lusage, les participants signifiaient par leurs observations que

ce cadre ntait pas le leur. Cest ainsi que lun dentre eux se fixa sur un vase

d anm ones bleues : Quelle affectation ! soupira-t-il, des coquelicotsbleus ! Anedoc te qui pourrai t faire dfinir ainsi lintellectuel ami du peu-

ple : celui qui prend de vraie s anm ones pour de faux coquelicot s et croit

donc, par la rfutation des fleuristes, retrouver les fleurs qui poussent dans les

champs de bl du peuple. Je ne m'tonnai donc pas, quelques annes plus

tard, de voir le mme intellectuel dvelopper ce quiproquo en une philosophiedu peuple qui tressait en guirlandes de rhtorique les faux-vrais coquelicots

obtenus par la rfutation des faux-faux coquelicots.

Je ne mtonnai point surtout que les dceptions prouves sur le ter -

rain de lamour du peuple et de la question des-choux ait entran ce repli

vers le roman familial qui prend auj our dhui deux figures : psycha nalysm e

gauchiste interrogeant l'amour du Pre au principe du service du peuple,ethnologisme de gauche allant, travers les chroniques villageoises et les

mmoires du peuple, transformer le rapport voyeuriste au peuple en rapport

dhritage et, renvoyant la question do viennent les enfants non la loi

mais la sve paysanne qui la djoue, trouver, en sidentifiant prcisment

ces enfants dont lorigine nous est raconte, loccasion de trouver en mme

temps la table servie de choux point.

On a l en effet la rpo nse une quest ion que je posais lan dernier dan s les

Cahiers (n 268/269, juill et 76) : comm ent.un ir les regards sur une fi ction du

type : nous venons de l ? Les particularits de notre histoire nationale

nobligent-elles pas lui substituer la reprsentation en tableau de la photo de

famille ? Les cinastes du Programme Commun qui ont besoin de cette image

Linanimisante. ont fourni une solution : pro pose r une fiction d origine toujours

rabattab le sur la photo de famille : familiarisation de lhistoire hroq ue (L 'A f-

fiche rouge) ou hstoridsation de la photo de famille (La Communion solen-

nelle), o laccordon de la mmoire se dplie partir dun liep de la commu -

nion o le pass vient se rabattre sur le prsent et les personnages sur les

acteu rs, o la chroni que des hr os vient s identifier celle des anti-hros : lieude recollection et de reconnaissance o les tables sont servies pour la fte.

L histo ire/phot o de famille permet la mmoire' du peuple d' vit er les

coupures qui tranchent la conscience de gauche. Encore faut-il bien lenten -

dre et djouer le pige qui nous est tendu. Ce nest, nous dit Fret, que lal-

bum de mes photos de famille. Feuilletez-le et composez le vtre. Or ce qui

fonctionne dans La Communi on so le nnell e, cest bien une certaine fo rme-

famille et une certainefo rm e-pho to , mais justement pas la photo de famille.

Ce quon nous montre, cest prcisment toujours ce qui est derrire la photo

de famille : rel de ladult re derr ire le clich du mariage, billets que Tonglisse en cachette du mari, visites nocturnes la fiance en cachette du pre,

dsirs qui glissent de la femme sa sur ou sa cousine ; jeu x o les uns

doivent ne pas voir ou ne pas entendre, les autres rpondre au regard qui

signifie le dsir. Ce qui organise lespace du visible dans La Commun io n so -

lennelle, ce nest pas la disposition des corps tourns vers loprateur familial,

cest le dispositif voyeuriste pouss ici sa limite vaudevillesque de la

prparation du spectacle sexuel. La rfrence la photo de famille a en fait

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Fleurs intempestivcs 19

simple fonction de dngation. Car une certaine politique se met en place ju s-

tement dans ce regard port sur lenvers de la photo, mais une politique qui

ne lire sa force que de sa dngation : (ce n'est que pho io de famille).

Cette fausse photo de famille, c'est en fait une certaine ide de la famille qui

est aussi une cerlaine ide de la France , celle de la jeu ne gauche qui pr tend

lhritage de la France des profondeurs. Dans la reprsentation de la conti -

nuit familiale qui est en mme temps dviance irrpressible des corps, dansce naturalisme de la force sexuelle vive qui fait la trame du roman familial,

une cerla ine hi stoire se fait signifier : celle qui fait reconnat re dans la France

bourgeoise ei petite-bourgeoise daujourd'hui le sang et la sve des paysans

traant lentement leur sillon, des marchands pres au travail et au gain, des

ouvriers de la mine, famille ouvrire archtypale, cheville la famille natu -

relle. Nouvelle idologie de gauche qui. plutt que de reprendre les principes

et les drape aux dm ods veut se prvaloir de sa naturalit, retro uver en son sang

la sve terrienne des planteurs de choux et des semeurs d'enfants. C'est ce

que nous prop ose le nouveau spectacle de gauche : une image de l'paisse ur

humaine du peuple/nation/famille dont nous devons nous sentir hritiers. Le

prsent de la Communion est celui o, par lintermdiaire de la mise au pr -

sent des corps historiques, nous absorbons la chair et le sang du peuple :eucharistie du peuple qui est clairement signifie dans le film par l'lvation de la

coupe de champagne du communiant qui rpte llvation du verre de bire

consacr ant la premire d escen te du galibot la mine. Initiation au travail, initia-

tion sexuelle, initiation politique. Nous absorbons la substance-peuple de

lenfant qui pou r nous descendit sinon aux enfers, du moins la mine. Com mu -

nion : fle du printemps, sacrement de la jeunesse qui est en mme temps une

fte de la moisson et des vendanges.

Cest l qu'on retrouve les dahlias. Fleurs bien leur place, dirait-on, fleurs

prolifiques et opulentes, leur place dans la vitrine des fleuristes comme dans

les cours de ferme et les jardins ouvr iers . A vrai dire, Fret ne semble gure

sen tre souci. Le scnario parle seulement defl eu rs en un paragraphe quiplante le dcor idologique : communion, printemps, enfant, fleurs. Joli mai,

jo lie pho to de famil le ; es sa yez do nc , co mme on vous y invi te, de la refaire

pour votre compte, et les difficults vont commencer ; cause des dahlias,

parce que les dahlias, ce n'est pas une fleur de printemps mais une fleur dt.

Plus prcisment, on les plante vers lpoque des communions et ils commen -

cent fleurir vers l'poque de la moisson. Dailleurs il n'y a qu regarder de

lautre ct de la route vers ces champs dors et rass. On a dj fait la

moisson. Bien videmment, puisquil fallait cuire le pain de la table de com-

munion.

Qu'es t-ce que c'est que cette histoire pour de malheureux dahlias ? Les comm u-

nions ont lieu en mai et ils ont tourn en aot ? On tourne quand on peutet au prix de la journe de tournage on a intrt la faire la belle saison. Et

puis l'art transfigure la ralit et fait aussi ce qu'il veut de son propre donn.

Est-ce que vous ne savez pas qu'on joue maintenant Wagner en bleu de

chauffe ?

Bien sr ! Bien sr ! Si on peut tourner en aot , on ne va pas attendre le

mois de mai suivant. Seulement il faut poser la quest ion lenve rs : pourquoi

la runion de famille qui esi l'occasion de ce roman familial doit-elle tre une

Communion ? Pourquoi pas un mariage ? Pourquoi une fte de l'enfant qui est

fte d'initiation et fte de croissance ? Pourquoi un sacrement qui ne peut

avoi r lieu qu 'au joli mois de mai ?

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Sur la fiction de gauche

Si on jo ue Wagner en bleu de chauffe on peut bien faire fleurir des dahlias en

mai ? Mais est-ce qu'il ny a pas confusion des genres ? La culture de gauche

ne se donne-t-elle pas aujourd'hui sous deux grandes figures complmentai -

res ? Il y a la grande culture que l'on met dans tous ses tats , et puis il y a

la photo de famille, limage des oublis de la grande culture, les travaux et lesjours, les saisons et les ftes du peuple que l' on recuei lle fidlement . Dans le

frnsie voyeuriste/ethnologiste d'aujourdhui, comment ne sentirions-nous

pas la longue une certain e per plexit force de voir ces lumires de fin dt

clairer les ftes de printemps du peuple ?

Qui a, nous ? Peut-tre les jardiniers trouveraient-ils dans la photo de fa -

mille quelque chose qui cloche. Mais la culture de gauche nest pas faite pour

les jardiniers. C'est entre intellectuels quon se montre sa photo de famille qui

est la photo de famille du peuple. Plus prci sment laffaire se jou e entr e ceux

qui se pensent comme les hritiers de la dernire grande fte de printemps

et ceux qui prpare nt les procha ines mo issons lectoral es, entre ces enfants de

mai qui se sont essoufls trouver, dans la lutte contre les anmones de

Pqu es, les coque lico ts de juin et ceux qui veulent ds mai faire fleurir les dahlias

de la moisson. Cette ethnologie hors-saison, cest peut-tre le moyen de faire

conve rger l eurs regards, d'u nir la classe de ceux qui saven t tant de choses sur les

enfants et si peu sur les choux, sur une image qui en mme temps prsentifie et

dnie l'idologie des nouveaux fils du peuple : nos aeux ont sem et plant; nous qui sommes leur chair et leur sang de rcolter les bls mrs.

Comm ent faire la moisson de mai ? Comment faire la moisson en mai ? Tel est

l'enjeu de tous c es jeux d'identificatio n : ma famille, votre famille, notre peuple,

leur programme.

Jacques RANCI ERE