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Le roman de Zohra Rachid Alaoui

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Le roman de ZohraRachid Alaoui

14.04 513100

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 176 pages

- Tranche : nb pages x 0,072 mm) = 12.7 ----------------------------------------------------------------------------

Le roman de Zohra Rachid Alaoui

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Déc 2013

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Chapitre I

J’ai été, pendant des années, habitée par un désir

pressant. Celui de raconter, ne fut-ce qu’une partie

infime des événements qui avaient meublés mon

existence au Maroc, ce pays béni, où avaient vécu

tous mes ancêtres, dont les noms se perdent dans les

méandres de l’histoire, et où j’ai vécu moi-même des

moments pleins de joies intenses, mitigés de tristesses

passagères dont aucune vie ne peut être exempte,

mais que je ne manquerai pas d’évoquer néanmoins

avec autant de nostalgie.

Malgré la perte de mes parents qui avaient cru aux

intox sionistes, et préféré partir vivre ailleurs, je

n’avais – pour ma part – jamais perdu confiance en

mon pays, auquel j’ai toujours voué un amour sans

bornes, depuis qu’un certain 13 mars 1940, il avait

assisté à ma naissance, et avait entendu le petit cri de

joie que je venais d’émettre en sortant du néant, pour

humer pour la première fois, une bouffée d’air frais

qu’il avait bien voulu m’offrir comme cadeau de

bienvenue.

Je suis heureuse aujourd’hui de pouvoir enfin

réaliser ce désir, pour dire comme Edith : « non, je ne

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regrette rien ! » et témoigner à cœur ouvert de la

tolérance et de l’ouverture d’esprit qui ont toujours été

des caractères innés chez tous les marocains. J’allais

dire sans exception, ce qui aurait été un mensonge, car

partout dans ce bas monde, une minorité de gens est

atteinte d’une maladie appelée racisme, et le Maroc ne

fait pas exception dans ce domaine.

Je m’appelle Zohra Bensimhoun fille de Jacob

Bensimhoun, et d’Ester Benzemra. Je suis née à Fès

dans une famille à revenu moyen, ce qui faisait dire à

ma mère : « ma khasnach ou ma zayed alina oualou »

c’est-à-dire à peu près : « nous n’avons pas de gros

besoins et nous n’avons rien en trop ».

Mon père Jacob Bensimhoun tenait sur la rue

Boukhssissat, qui longe l’extérieur du mur du Mellah

de Fès, un petit commerce de mobilier de maison, où

s’entassaient pêle-mêle des articles neufs et d’autres

déjà utilisés qu’il acceptait comme reprises de

quelques clients chanceux. Il possédait aussi un local

situé au souk des céréales qu’on appelait « Rahba »,

sur la rue centrale qui traverse tout le quartier de Fès-

jedid, et que les fassis appellent « Talaê ou habet ».

Quant à ma mère, elle passait ses journées

monotones partagée entre faire le ménage, préparer

nos repas et broder de fils de soie et d’or, ces projets

de ceintures magnifiques, ou ces babouches appelées

« cherbils » que portent les coquettes marocaines des

deux confessions.

Chaque lundi, Si Mansour, venait taper à notre

porte pour confier à ma mère douze pièces à broder,

et reprendre la douzaine de la semaine écoulée. Si

Mansour « compensait » le travail minutieux que lui

fournissait la pauvre femme, par quelques sous qui ne

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couvraient même pas le montant de la facture

d’électricité qu’elle devait consommer pour éclairer

ses moments de labeur dans notre séjour tout le temps

noyé dans la pénombre. A mon père qui lui reprochait

souvent d’être arnaquée par son « employeur », elle

répondait :

– Ce monsieur ne me vole pas. Il m’aide à

surmonter ma solitude ! Que veux-tu que je fasse

d’autre, si je n’avais pas eu la chance d’avoir cette

occupation ?

Je dois mon nom : Zohra, que partagent juives et

musulmanes du Maroc, à mon grand-père maternel,

qui était un fan invétéré de la grande diva marocaine :

Zohra Elfassia.

Cette grande artiste était née tout près de chez nous

à Sefrou, et ses chansons qui appartenaient au

patrimoine judéo-arabo-berbère du Maroc, avaient

envahi villes et campagnes, durant les décennies

trente et quarante du siècle dernier, malgré l’absence

de tous ces moyens de communication dont jouissent

les artistes d’aujourd’hui.

Je n’arrive toujours pas à oublier la douceur de la

voix de maman chantant « kteb, kteb, ya taleb ! »

(écris ; écris, ô clerc !) ou « hbibi diali fine houa ? »

(mon chéri, où es-tu ?). Ces belles chansons qu’elle

avait l’habitude de fredonner pendant qu’elle

épluchait les légumes du tagine qu’elle était en train

de nous préparer en y ajoutant une dose d’amour qui

lui donnait ce goût incomparable.

Les décennies qui avaient suivi la disparition

physique de cette grande diva de nos parents, n’ont

jamais pu altérer son souvenir, car elle avait légué à

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notre génération des années soixante et soixante-dix,

son petit fils Marc Tobaly.

Ce jeune fassi avait su, grâce à son immense talent,

inscrire son nom parmi les grandes stars mondiales du

Rock. Il avait su animer toutes nos soirées de fêtes, et

ensorceler tous les jeunes de cette décennie avec des

tubes merveilleux, tels que : Morrocan roll, Nador,

Café de Paris ou encore Salam Shalom, et par tant

d’autres belles créations géniales, qui fusaient comme

par enchantement de sa guitare magique tantôt

joyeuses et tantôt langoureuses.

Quand j’eus un peu plus de cinq ans, mon père

s’était apparemment très vite aperçu que le contenu de

l’enseignement dispensé aux petits enfants dans une

école de l’Association ultra orthodoxe Otzar-Hatorah,

ne correspondait pas à ses convictions. Il m’avait alors

retirée de cet établissement après un bref passage qui

n’avait pas duré plus de six ou sept mois.

Il faut dire que mon père, mis à part son respect du

shabbat, n’était pas ce que l’on pourrait appeler un juif

orthodoxe. Il ne manquait pas de nous répéter en

rigolant, qu’il faisait le shabbat en fermant boutique,

uniquement pour empêcher les gens dans la rue, de lui

donner une raclée ! et… pour faire plaisir à ma mère, à

laquelle il voulait éviter d’allumer du feu pour préparer

des plats chauds ce jour-là, et non par conviction

profonde.

Cela n’empêchait pas ce juif non pratiquant de veiller

à ce que nous ayons, mon frère Nissim et moi-même,

une éducation religieuse correcte par le biais de notre

maman qui était, elle, très respectueuse des prescriptions

de la Torah et du Talmud. Elle nous emmenait tous les

mercredi et samedi à la synagogue Ben Danan, pour

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suivre les cours que dispensait le Rabbi Samuel Cohen à

quelques jeunes habitants du Mellah qui avaient une

mère semblable à la nôtre par sa dévotion.

Mon père ne tarda donc pas à nous inscrire mon

frère et moi, à l’Ecole Sylvain Lévi, de la Place du

Commerce à Fès, où j’avais continué mes études

jusqu’à l’obtention du BEPC (Brevet d’Etudes du

Premier Cycle) dans ses classes complémentaires.

L’enseignement dans notre Ecole s’arrêtant à ce

niveau, je fus inscrite l’année suivante au Lycée

mixte, pour préparer mon baccalauréat, alors que mon

frère avait choisi, où plutôt avait été orienté à son

insu, vers des études de comptabilité. Cela lui avait

permis après trois ans, de décrocher un diplôme

l’ayant aidé à trouver facilement un emploi de

comptable à la Régie autonome d’électricité de Fès.

Nous vivions enfermés dans nos petits cocons des

Ecoles de la Communauté et du quartier du Mellah.

Nous ignorions presque tout de ce qui se passait en

dehors de ces deux endroits.

Notre vie se passait monotone, et rien ne venait

perturber cette monotonie, sauf peut être, les quelques

jours de liesse que nous vivions lors des fêtes

religieuses tels que Yom Kipour et ses « t’faya » et

« harira ». Soukkoth arrivait cinq jours après, et mon

père était bien obligé de construire notre « soukka »

que nous appelions de son nom arabe : « nouala ».

Cette hutte qu’il dressait avec notre aide, branche par

branche, sur la terrasse de notre maison, et où il

refusait catégoriquement de passer les sept nuits

réglementaires, malgré les supplications de ma mère !

Arrivaient ensuite les huit jours de « Hannouka »

et la ménorah dont ma mère allumait chaque jour une

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mèche supplémentaire, selon les règles de la tradition,

suivie de « Pessah », fête commémorant la sortie

d’Egypte du peuple juif.

Pessah était la fête que je préférais à toutes les

autres, car son pain azyme appelé communément

« R’kaka », que nous partagions volontiers avec les

quelques musulmans de nos connaissance me donnait

l’impression que nous faisions partie d’un tout qui

s’appelle Fès, malgré la différence de nos religions.

Ce qui me fascinait le plus c’était le soin très

particulier que maman apportait à la préparation de la

table du dernier dîner de cette commémoration. Elle

passait toute la journée à accumuler sur notre table de

succulents petits plats allant du sucré au salé à

l’acidulé. Elle ne lésinait pas non plus sur la

décoration florale. Toutes les fleurs disponibles sur le

marché y figuraient, et à leur tête la branche de

« kiklane » (mimosa).

Il faut dire qu’après les huit jours où il nous était

interdit de consommer et même de posséder chez

nous des aliments « hametz », c’est-à-dire

contenant de la levure, nous étions heureux de nous

débarrasser du goût fade du pain azyme. Notre père

ce soir-là prenait son air le plus sérieux en trempant

une branche de menthe dans un bol de lait et en

nous en aspergeant les fronts en répétant pour

chacun de nous la prière rituelle qu’il disait en

arabe : « Toulan laâmar ou snine… Toulan laâmar

mellimine ou mellisser… » (longues vie et années…

longue vie à droite et à gauche…) Je ne me rappelle

malheureusement pas tout le texte de cette longue

prière.

A la fin de ce rituel, notre père nous offrait à tour

de rôle, une datte fourrée à la pâte d’amende que nous

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dégustions avec un plaisir sans pareil après lui avoir

embrassé la main droite.

Une autre occasion nous était donnée de changer

l’ordinaire de nos jours. C’était lorsque notre maman

nous sortait du Mellah pour nous emmener… au

cimetière !

Elle traversait avec nous le portail du quartier,

nous tenant fortement par les mains comme si elle

avait peur de nous perdre. Nous passions devant le

cinéma Apollo où nous freinions la marche de maman

pour jeter un regard furtif sur les grandes affiches

multicolores des films que nous ne voyions jamais,

puis notre mère nous contraignait à continuer à

marcher malgré nous sur la cinquantaine de mètres

qui débouchaient sur l’entrée du cimetière israélite.

Nous devions nous recueillir un moment sur les

tombes de nos grands-parents, avant d’être autorisés

après ce « recueillement » obligatoire, à aller nous

dégourdir les jambes.

Nous ne nous faisions pas prier pour nous adonner

à notre activité préférée du moment : courir comme

des fous autour des tombeaux flamboyants sous les

rayons du soleil se reflétant sur les stèles enduites de

chaux vive. Nous nous retournions de temps à autre

pour nous assurer que notre pauvre mère était

toujours là, à débiter ses jérémiades, debout au bord

des tombes de ses parents comme s’ils venaient de

disparaître il y a à peine deux jours.

Je me souviens toujours, avec beaucoup

d’émotion, de ces douces années de mon enfance. Ces

années qui semblaient avoir le goût de toutes les

friandises dont nous gavaient nos parents, l’odeur des

rosiers qui bordaient les allées de l’entrée de notre

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école, et la beauté du florilège de plantes fleuries où

se mêlaient le bleu des volubilis au blanc et au jaune

des jasmins odorants, qui pendaient leurs branches

fleuries pendant les quatre saisons de l’année sous les

arcades du préau longeant la cour de récréation.

Je n’oublierai jamais le temps qui me paraissait

interminable que maman semblait se plaire à faire

durer pour me coiffer. Elle aimait encombrer mes

cheveux d’une multitude de rubans de couleurs

différentes chaque jour, avant de m’aider à revêtir

mes plus beaux vêtements. Elle considérait sûrement

que tous les jours où je devais me rendre à l’école

étaient des jours de fête. Je détestais cet acte qui me

rapetissait, et j’attendais de sortir de la maison pour

défaire toutes ces nattes qui me donnaient un air de

petite fille trop vieille. Mais je n’osais pas priver ma

douce maman de cet immense plaisir qu’elle

éprouvait en m’infligeant cette séance de coiffure qui

était à ses yeux le summum de la coquetterie, alors

que ma génération y voyait le dernier degré du sous-

développement. Le temps était pour notre génération

aux cheveux dans le vent et aux vêtements délavés.

Au début de chaque année scolaire, nous devions

apporter à l’école une photo d’identité pour la

constitution de nos dossiers. C’était pour mon frère et

moi l’occasion de nous rendre, habillés comme des

nouveaux mariés, chez le photographe David

Bouhssira, dont le studio était contigu à la boutique

de mobilier de notre père. Il paraissait s’amuser à

nous faire attendre durant plus d’une demi-heure

chaque fois que nous sollicitions ses services. Nous

restions assis sur un banc en bois tenant lieu de salle

d’attente, à observer en silence notre artiste, qui se

tenait penché sur une plaque sensible, plongé dans un

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travail méticuleux de retouche qu’il exerçait avec

finesse sur les dernières photos qu’il venait de

prendre. Il n’aimait pas que l’un de ses clients trouve

le moindre défaut sur son travail d’artiste.

Quand nous fûmes un peu plus grands, notre père

nous louait une petite bicyclette chez Si. Benjelloun,

qui tenait un commerce de cycles juste en face de sa

boutique. Il nous accompagnait jusqu’à la Place du

Commerce au bout de la rue Boukhsissate, où il

essayait de nous apprendre à monter à bicyclette. Ce ne

fut pas très aisé pour moi, car j’avais, et j’ai toujours

peur de me faire mal, et le plus petit bobo me rendait

malheureuse pendant des jours et des semaines.

Jadis, nos parents veillaient, pour des raisons que

nous ignorions, à ce que nous ne nous éloignions

jamais d’eux et des seuls quartiers qu’ils nous

précisaient de ne pas quitter. Ils nous disaient que des

dangers énormes nous guettaient si nous transgressions

leurs conseils et allions seuls en dehors des limites qui

nous étaient prescrites. Et c’est ainsi que ce ne fut qu’à

l’âge de onze ou douze ans que, pour la première fois,

je compris pourquoi le 18 novembre était un jour de

fête commune pour tous les habitants de ma ville qu’ils

soient juifs ou musulmans.

Ce fut lorsque monsieur Raphaël Danan, le

professeur d’histoire géo de ma première année au

cours complémentaire Sylvain – Lévi, eut la

merveilleuse idée de prendre la peine d’interrompre

son cours d’histoire où il était dit que nos ancêtres

étaient gaulois ! Pour nous expliquer que le

18 novembre correspondait à la date d’intronisation de

notre roi bien-aimé Mohamed Ben Youssef. Ce

souverain dont la conduite avait été toujours empreinte

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de justice, et qui eut le courage immense de défendre la

communauté juive du Maroc contre le dictat du

gouvernement de Vichy à la solde des nazis. Il avait

courageusement déclaré haut et fort qu’il régnait sur un

pays dont la population consistait en citoyens égaux

qu’ils soient de confession musulmane ou juive, et

qu’il ne permettrait jamais à quiconque de maltraiter

ou d’humilier l’un quelconque de ses sujets.

Cette année-là, nous eûmes, mon frère et moi,

l’immense plaisir, de partager avec le peuple

marocain, une liesse populaire indescriptible, où toute

la population de la ville, toutes confessions

confondues s’entremêlait.

Mon père nous avait pris par les mains, après nous

avoir attifés comme des poupées. Il nous avait

emmenés à la Rahba, où nous sommes allés rejoindre

son associé Si Allal, qui était responsable de la

gestion de leur commerce de grains. Commerce qui

marchait merveilleusement bien, selon les dires de

mon père qui avait une confiance sans limites en son

ami de jeunesse, dont le père était déjà avant lui,

l’associé de notre grand-père.

Une grande surprise nous attendait ce jour là dès

notre arrivée à la Rahba. L’immense cour fermée qui

était durant toute l’année remplie de monceaux de blé,

d’orge, d’avoine et de mais, s’accumulant pêle-mêle,

sur des morceaux de bâches étendus devant les petites

échoppes des négociants en céréales, était ce jour-là

tout à fait méconnaissable. Elle paraissait propre,

nette, couverte de tapis multicolores, et vidée de tous

ces campagnards qui venaient proposer leurs maigres

récoltes aux céréaliers, ainsi que des milliers de

citadins qui venaient s’y approvisionner.

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La Rahba paraissait en plus avoir donné congé aux

dizaines de femmes qui, pour gagner quelques sous,

s’échinaient toute la journée, assises par terre,

tournant et retournant les grains des céréales pour en

éliminer ivraies et petits cailloux. Ces grains de blé

dur, de maïs ou d’orge, qui devaient après mille

manipulations, prendre le chemin des minoteries

ancestrales, qui s’égrenaient tout le long des rives des

différents canaux issus de Oued Eljawahir, et qui

dévalaient en petits torrents, les pentes abruptes de la

vieille médina, formant ainsi un réseau d’artères

apportant la vie à la Cité multi centenaire.

Il y avait là un petit orchestre qui jouait des airs

empruntés à toute la palette musicale du Maroc. Les

mélodies arabes, berbères, et judéo andalouses

s’entremêlaient dans une harmonie parfaite, et les

verres de thé à la menthe, accompagnés de quelques

« ghriybat » ou « cornes de gazelles » étaient servis à

profusion à tous les visiteurs qui passaient par là !

La centaine de personnes qui organisaient cette

fête grandiose ainsi que leurs invités, étaient tous des

hommes, et j’eus beaucoup de peine à reconnaître Si

Allal, qui portait pour l’occasion ses plus beaux

habits. Il était ce jour-là bien rasé et il sentait fort la

fleur d’oranger dont les marocains ont l’habitude de

s’imprégner avant de passer les pans de leurs

djellabas sur le petit encensoir où leurs épouses

faisaient brûler un gros morceau de bois de santal.

Notre père nous présenta à quelques unes de ses

connaissances qui ne manquaient pas de nous passer

la main sur la tête en priant Dieu de nous préserver du

mal et de nous protéger des « yeux des jaloux ».

Je ne suis pas prête d’oublier la gêne que

j’éprouvais en ces moments, car j’étais la seule

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représentante de la gent féminine dans cette réunion

barbue, mais je sentais en même temps pour la

première fois que je vivais parmi les miens : des gens

qui ne me voulaient que du bien, et non comme on

avait tendance à nous les présenter quelques fois,

comme étant des ennemis dont il fallait s’éloigner tant

que possible, parce qu’ils sont méchants de nature et

veulent exterminer notre race !

Après les festivités qui avaient duré jusqu’au soir

de cette journée mémorable, Si Allal et deux

personnes que je ne connaissais pas avaient

accompagné mon père qui les avait invités à dîner

chez nous. Et à part Si Allal qui avait l’habitude de

rendre visite à la famille pour partager avec mon père

quelques verres de mahia que ma mère accompagnait

de succulents petits amuses gueule faits maison,

c’était la première fois que des étrangers à notre

communauté étaient invités à la maison. Et l’effet de

l’eau de vie ne se faisant pas attendre, les langues de

nos invités commencèrent à ce délier, et c’est là que

je reçus mon premier cours de politique !

J’étais là, tapie derrière la porte à écouter par

simple curiosité ce qui se disait, car j’avais, sans le

vouloir, entendu mon père parler d’Israël. Ceci

m’avait alors fortement intriguée car mon père ne

parlait jamais devant nous d’un tel sujet, et nous

interdisait d’en débattre même à la maison.

Si Allal, lui, ne parlait pas d’Israël, mais de la

Palestine et des événements qui « emposonnaient » la

vie des gens appartenant à toutes les religions

monothéistes qui avaient vécu là-bas en paix pendant

des siècles, avant qu’un conglomérat de juifs venus

de tous les coins éloignés du monde, ne soient venus

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s’agglutiner autour de quelques paisibles villes et

villages. Ces intrus prétendaient vouloir rassembler

tous les juifs de l’univers sur de petites parcelles de

terres qu’ils avaient commencé par acheter, pour y

installer les nouveaux venus, et qui, petit à petit,

avaient formé et armé des jeunes qu’ils recrutaient un

peu partout en Europe en Asie et en Afrique du nord,

les embrigadant dans des organisations paramilitaires

semant la terreur parmi les habitants.

Je fus surprise par la réplique de mon père que je

croyais connaître antisioniste convaincu, et qui, ce

jour-là paraissait défendre la thèse du sionisme

international, qu’il appelait son « ennemi viscéral ». Il

avait pris la parole en interrompant son invité, pour

dire :

– Si Allal… Les jeunes dont tu parles forment des

milices qui s’appellent Haganah qui veut dire en

hébreu « défense » et Irgoun Tzvaï Leoumi qui veut

dire « organisation militaire nationale », qui doivent

tous les deux se limiter à défendre les kibboutzim que

les juifs avaient créés. Des palestiniens extrémistes

qui ne veulent pas vivre en paix avec leurs voisins,

qui, d’une terre inculte créent de très belles

exploitations agricoles, viennent les attaquer tous les

jours, et ces jeunes sont là pour défendre leurs biens !

– Ces milices comme tu dis ne se limitent pas aux

opérations de défense, et poussent le zèle jusqu’à

attaquer des villages entiers habités par des

palestiniens désarmés, tuant, pillant et chassant les

habitants civils qui fuient la mort. Dans la panique, ils

laissent souvent derrière eux, tous leurs biens non

transportables, pour aller se réfugier dans les localités

non touchés par l’invasion sioniste, ou émigrer vers

les pays limitrophes. Et de propriétaires terriens,

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ils deviennent du jour au lendemain des mendiants

dépourvus de tout, même de leur dignité humaine. Ils

se retrouvent quelques fois acculés dans des endroits

dont les habitants les traitent hostilement en intrus

indésirables !

Je sentais que les effluves de la mahia

commençaient à monter au nez de ces hommes qui

me paraissaient avoir les mêmes convictions, mais

exprimées différemment par chacun d’eux. Et prise de

panique à l’idée que la discussion, si elle durait plus

longtemps, pourrait tourner au vinaigre, je fis vite

d’aller raconter à ma mère ce qui se passait au

« salon ». Elle courut appeler mon père pour lui

demander de changer de sujet de discussion, ou d’agir

gentiment pour congédier ses invités avant que la

situation ne s’envenime !

Mon père revînt ce soir là après avoir accompagné

ses convives jusqu’à la porte de la maison, et il trouva

ma mère qui l’attendait toute bouillonnante de rage :

– Dis-moi Jacob, s’empressa-t-elle de lui lancer, tu

veux engager ta famille sur la route de l’enfer ?

– De quel enfer tu veux parler, Ester ? N’ai-je plus

le droit d’inviter des amis chez moi ?

– Tu invites qui tu veux, tu en a tout les droits,

mais tu n’as pas celui de discuter avec ces amis de

choses dangereuses qui, de surcroît ne nous regardent

point !

– Ecoute-moi, femme ! Tu as intérêt à t’occuper de

ta cuisine, et laisser les hommes s’occuper de l’avenir

de ce monde ! Ce qui se passe aujourd’hui en Terre

Sainte concerne toute l’humanité, et chacun perçoit

ces événements selon son point de vue. Tu sais bien

que je n’aime pas les sionistes et je ne partage pas

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leurs points de vue, mais je pense que les habitants de

la Terre Sainte doivent se mettre d’accord pour que

toutes les religions qui y avaient jusque là vécu en

paix continuent à y cohabiter. Quel mal y a-t-il à ça ?

– Tu es un simple petit commerçant avec une

famille qui, si elle te perdait sortira mendier son pain

dans la rue. Voilà ce que tu es ! Alors ne te mêles pas

de ces problèmes qui dépassent les pauvres gens

comme nous, et laisse les autres s’occuper de ces

problèmes du monde comme tu dis !

J’écoutais avec beaucoup d’attention cette scène

d’un genre nouveau pour moi, car si mes parents

avaient l’habitude de se chamailler souvent, pour un

oui ou pour un non, et la présence de leurs deux

enfants ne les en empêchait point, le sujet de leur

dispute était cette fois-ci, d’un genre nouveau qui

n’avait pas d’antécédent.

Sept ou huit mois passèrent depuis cet incident,

quand un jour de ce mois trop chaud de juin 1953, le

mellah se couvrit d’un voile de consternation et de

peur dont je ne comprenais pas les raisons. Il m’avait

fallu beaucoup de diplomatie pour que mon père

veuille enfin m’apprendre que le Roi d’Egypte avait

été détrôné et exilé avec toute sa famille en Italie, et

que des militaires des plus « extrémistes » qui avaient

fait la guerre à l’Etat naissant d’Israël, venaient de

prendre les commandes de ce pays arabe.

Je courus chercher dans mon atlas la situation

géographique de ce pays qui commençait à me faire

peur, et je découvris avec beaucoup de satisfaction

juvénile qu’il était assez loin de notre pays pour que

ses « méchants soldats » puissent nous atteindre !

Page 18: Rachid AlaouiLe roman de Zohra Déc 2013€¦ · musulmanes du Maroc, à mon grand-père maternel, qui était un fan invétéré de la grande diva marocaine : Zohra Elfassia. Cette

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Et comme si les événements les plus chargés de

terreur pour notre société s’étaient donnés rendez-

vous cette même année, je fus étonnée un matin de

découvrir que toutes les rues, dont celle qui menait à

mon école, avaient changé s’aspect. Il y avait des

soldats partout, et surtout sur la Place du Commerce

où des blindés étaient stationnés. Et sur le petit

promontoire construit au milieux de la place, une

grande tente grise était plantée là où normalement

venaient s’installer de temps en temps, des jeux

forains où l’un ou l’autre de nos deux parents nous

emmenait jouer pour se débarrasser de nos cris et nos

supplications accompagnées de chaudes larmes de

gosses trop gâtés. J’essayais sans résultat de saisir les

causes de tout ce déploiement de forces militaires, et

de retour à la maison, j’avais fait la remarque à mon

père qui cette fois-ci ne m’intima pas l’ordre de

changer de discussion comme il avait l’habitude de

faire chaque fois que j’osais lui poser une question

qui avait quelque relation que ce soit avec la

politique.

Il m’apprit que le Moyen Orient venait, le

14 octobre dernier, d’être le théâtre d’un massacre

horrible, perpétré par un certain Ariel Sharon. Ce

militaire (assoiffé de sang) et cette expression était de

mon père, avait, à la tête d’une centaine de soldats,

après élimination d’une douzaine de gardes nationaux

jordaniens, fait irruption dans le petit village arabe

appelé Qibya. Il avait dynamité une cinquantaine de

maisons sur les têtes de leurs habitants, et ne

respectant ni la mosquée ni l’école, il les réduisit en

ruines inutilisables. Il avait fait ainsi soixante neuf

victimes civiles dont trente et une femmes et vingt

cinq enfants en bas âge. Et tout cela, pour venger –