Réflexions...temps, Jorge Luis Borgès et Umberto Eco*, pensant que leurs écrits seraient les plus...

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Réflexions Martine Poulain Service des études et de la recherche de la BPI. LE MILLE-FEUILLES PETITE ANTHOLOGIE LITTÉRAIRE ET SUBJECTIVE SUR LES BIBLIOTHÈQUES ET LEURS LECTEURS UNE anthologie littéraire de la lecture en bibliothèque, des portraits de lecteurs et de bibliothécaires est encore à faire. Nous proposons ici quelques textes qui ne prétendent évidem- ment à nulle exhaustivité et dont on a écarté par exemple deux auteurs justement célèbres, abondamment cités ces derniers temps, Jorge Luis Borgès et Umberto Eco*, pensant que leurs écrits seraient les plus familiers à nos lecteurs. On notera tout l'intérêt que présenterait une étude systématique de ces repré- sentations, de ces mises en scène, des valeurs et conceptions dont elles sont porteuses ainsi que de leurs évolutions au cours des siècles. Une lecture de ces quelques textes laisse apparaître déjà une grande diversité des savoir-faire et sentiments mis à l'épreuve dans l'usage des bibliothèques : la boulimie irrespectueuse de Cavanna, la systématicité désespérée de l'Autodidacte de Sartre, la soif documentaire de Simone de Beauvoir, la ruse séduc- trice de la belle Hortense, la dérision affectueuse de Georges Pérec... Preuve, s'il en était encore besoin, qu'une organisation spatiale du sa voir n'est pas un amas mort, mais un enjeu tellement vivant qu'il met en oeuvre, chez ceux qui y ont recours ou qui le conçoivent, toute la diversité des passions humaines. MP La lecture, les chemins de la liberté (...) Il remarqua presque au même instant un cabinet littéraire, dont on allumait les quinquets; il renvoya son cheval et entra dans cette boutique pour essayer de changer d'idées et de se dépi- quer un peu. Le lendemain, à sept heures du matin, le colonel Mal- her le fit appeler. - Monsieur, lui dit ce chef d'un air important, il peut y avoir des républicains, c'est un malheur pour la France; mais j'aimerais autant qu'ils ne fussent pas dans le régiment que le roi m'a confié. Et, comme Lucien le regardait d'un air étonné : - Il est inutile de le nier, mon- sieur ; vous passez votre vie au cabinet littéraire de Schmidt, rue de la Pompe, vis-à-vis de l'hôtel de Pontlevé. Ce lieu m'est signalé comme l'antre de l'anarchie, fré- quenté par les plus effrontés ja- cobins de Nancy. Vous n'avez pas eu honte de vous lier avec les va-nu-pieds qui s'y donnent ren- dez-vous chaque soir. Sans cesse on vous voit passer devant cette * Le dernier ouvrage d'Umberto Eco, De Bibliotheca, est analysé dans la rubrique « La bibliothèque du bibliothécaire », Publics à l'oeuvre. boutique, et vous échangez des signes avec ces gens-là. On pour- rait aller jusqu'à croire que c'est vous qui êtes le souscripteur ano- nyme de Nancy, signalé par le ministre à monsieur le général baron Thérance, comme ayant envoyé quatre-vingts francs pour la souscription à l'amende du Na- tional. (...) - Je suis entré hier pour la pre- mière fois de ma vie dans ce cabinet littéraire, s'écria-t-il enfin, et je donnerai cinquante louis à qui pourra prouver le contraire. - Il ne s'agit pas ici d'argent, répliqua le colonel avec amer- tume ; on sait assez que vous en avez beaucoup, et il paraît que vous le savez mieux que per- sonne. Hier, monsieur, dans le cabinet de Schmidt, vous avez lu le National, et vous n'avez pris ni le Journal de Paris ni les Débats, qui tenaient le milieu de la table. « Il y avait là un observateur exact », pensa Lucien. Il se mit ensuite à raconter tout ce qu'il avait fait dans ce lieu-là, et, à force de petits détails terre à terre, il força le colonel à ne pas pouvoir disconvenir : 1/ Que réellement la veille, lui, Lucien, avait lu un journal, pour la première fois, dans un lieu public, depuis son arrivée au régiment; 2/ Qu'il n'avait passé que qua- rante minutes au cabinet littéraire de Schmidt; 3/ Qu'il y avait été retenu tout ce temps uniquement par un grand

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    UNE anthologie littéraire de la lecture en bibliothèque, desportraits de lecteurs et de bibliothécaires est encore àfaire.

    Nous proposons ici quelques textes qui ne prétendent évidem-ment à nulle exhaustivité et dont on a écarté par exemple deuxauteurs justement célèbres, abondamment cités ces dernierstemps, Jorge Luis Borgès et Umberto Eco*, pensant que leursécrits seraient les plus familiers à nos lecteurs. On notera toutl'intérêt que présenterait une étude systématique de ces repré-sentations, de ces mises en scène, des valeurs et conceptionsdont elles sont porteuses ainsi que de leurs évolutions au coursdes siècles.Une lecture de ces quelques textes laisse apparaître déjà unegrande diversité des savoir-faire et sentiments mis à l'épreuvedans l'usage des bibliothèques : la boulimie irrespectueuse deCavanna, la systématicité désespérée de l'Autodidacte de Sartre,la soif documentaire de Simone de Beauvoir, la ruse séduc-trice de la belle Hortense, la dérision affectueuse de GeorgesPérec... Preuve, s'il en était encore besoin, qu'une organisationspatiale du sa voir n'est pas un amas mort, mais un enjeu tellement vivant qu'il met en oeuvre, chez ceux qui y ont recours ou qui leconçoivent, toute la diversité des passions humaines.

    MP

    La lecture, les chemins

    de la liberté

    (...) Il remarqua presque aumême instant un cabinet littéraire,dont on allumait les quinquets; ilrenvoya son cheval et entra danscette boutique pour essayer dechanger d'idées et de se dépi-quer un peu. Le lendemain, à septheures du matin, le colonel Mal-her le fit appeler.- Monsieur, lui dit ce chef d'unair important, il peut y avoir desrépublicains, c'est un malheurpour la France; mais j'aimeraisautant qu'ils ne fussent pas dansle régiment que le roi m'a confié.

    Et, comme Lucien le regardaitd'un air étonné :- Il est inutile de le nier, mon-

    sieur ; vous passez votre vie aucabinet littéraire de Schmidt, ruede la Pompe, vis-à-vis de l'hôtelde Pontlevé. Ce lieu m'est signalécomme l'antre de l'anarchie, fré-quenté par les plus effrontés ja-cobins de Nancy. Vous n'avez paseu honte de vous lier avec lesva-nu-pieds qui s'y donnent ren-dez-vous chaque soir. Sans cesseon vous voit passer devant cette

    * Le dernier ouvrage d'Umberto Eco, DeBibliotheca, est analysé dans la rubrique« La bibliothèque du bibliothécaire »,Publics à l'oeuvre.

    boutique, et vous échangez dessignes avec ces gens-là. On pour-rait aller jusqu'à croire que c'estvous qui êtes le souscripteur ano-nyme de Nancy, signalé par leministre à monsieur le généralbaron Thérance, comme ayantenvoyé quatre-vingts francs pourla souscription à l'amende du Na-tional. (...)- Je suis entré hier pour la pre-mière fois de ma vie dans cecabinet littéraire, s'écria-t-il enfin,et je donnerai cinquante louis àqui pourra prouver le contraire.- Il ne s'agit pas ici d'argent,

    répliqua le colonel avec amer-tume ; on sait assez que vous enavez beaucoup, et il paraît quevous le savez mieux que per-sonne. Hier, monsieur, dans lecabinet de Schmidt, vous avez lule National, et vous n'avez pris nile Journal de Paris ni les Débats,qui tenaient le milieu de la table.« Il y avait là un observateurexact », pensa Lucien. Il se mitensuite à raconter tout ce qu'ilavait fait dans ce lieu-là, et, àforce de petits détails terre àterre, il força le colonel à ne paspouvoir disconvenir :1/ Que réellement la veille, lui,Lucien, avait lu un journal, pour lapremière fois, dans un lieu public,depuis son arrivée au régiment;2/ Qu'il n'avait passé que qua-rante minutes au cabinet littérairede Schmidt;3/ Qu'il y avait été retenu tout cetemps uniquement par un grand

  • feuilleton de six colonnes, sur leDon Juan de Mozart, ce qu'il offritde prouver, en répétant les prin-cipales idées du feuilleton.Après une séance de deux heureset de contre-examen le plus vétil-leux de la part du colonel, Luciensortit enfin, pâle de colère; car lamauvaise foi du colonel était évi-dente : mais notre sous-lieutenantéprouvait le vif plaisir de l'avoirréduit au silence sur tous lespoints de l'accusation.(...)

    Stendhal

    (...)Cabinet de lecture. - Si jerayais cet article, ce ne serait passeulement trois francs, ce seraitquatre francs cinquante quej'économiserais, puisque jecompte trente sous de chandellepour pouvoir lire, en rentrant chezmoi, les ouvrages de location.Mais non ! C'est là le plus clair dema joie, le plus beau de ma li-berté, sauter sur les volumes dé-fendus au collège, romansd'amour, poésies du peuple, his-toires de la Révolution ! Je préfé-rerais ne boire que de l'eau etm'abonner chez Bardebor ou chezBlosse. (...)

    Jules Vallès

    La joie par les livres

    (...) En dehors de mes études lalecture restait la grande affaire dema vie. Maman se fournissait àprésent à la bibliothèque Cardi-nale, place Saint-Sulpice. Une ta-ble chargée de revues et demagazines occupait le milieud'une grande salle d'où rayon-naient des corridors tapissés delivres : les clients avaient le droitde s'y promener. J'éprouvai unedes plus grandes joies de monenfance le jour où ma mèrem'annonça qu'elle m'offrait unabonnement personnel. Je meplantai devant le panneau réservéaux « Ouvrages pour la jeu-nesse », et où s'alignaient descentaines de volumes : « Tout celaest à moi ? » me dis-je, éperdue.La réalité dépassait les plus am-bitieux de mes rêves : devant mois'ouvrait le paradis, jusqu'alorsinconnu, de l'abondance. Je rap-portai à la maison un catalogue;aidée par mes parents, je fis un

    choix parmi les ouvrages mar-qués J et je dressai des listes;chaque semaine, j'hésitai déli-cieusement entre de multiplesconvoitises. En outre, ma mèrem'emmenait quelquefois dans unpetit magasin proche du cours,acheter des romans anglais : ilsfaisaient de l'usage car je lesdéchiffrais lentement. Je prenaisgrand plaisir à soulever, à l'aided'un dictionnaire, le voile opaquedes mots : descriptions et récitsretenaient un peu de leur mystère;je leur trouvais plus de charme etde profondeur que si je les avaislus en français 1. (...)

    Simone de Beauvoir

    1. Sur la lecture chez Simone de Beauvoir,on pourra consulter Les représentations etles pratiques de la lecture chez Simone deBeauvoir, par Nathalie Vallée : mémoire defin d'études présenté à l'ENSB en 1986.

    (...)Dès mes quinze ans je fis monentrée à la section adultes de labibliothèque. Un an après jem'inscrivis à la bibliothèque can-tonale et universitaire. A la muni-cipale j'allais en tout cas une foispar semaine, je lus durant mongymnase un livre par jour enmoyenne. Je ne faisais que lire etdiscuter avec des copains.. Je li-sais surtout des romans et pres-que exclusivement des romans entraduction, anglo-saxons, espa-gnols, sud-américains, et de tousles pays (peu de russes et peu defrançais) : H. Miller, L. Durrell,Gheorghiu, Koestler, Buzzati, Coc-cioli, Mailer, Lowry, Cela, Fabri-cius, Grass, A. Schmidt, Dürren-matt, Frisch, Laxness.(...)

    Pierre-Yves Lador

    (...) En plus du tir historique auxarmes de musée, M. Championfait beaucoup pour l'instructionpublique et les belles-lettres. Parexemple, la bibliothèque munici-pale.La bibliothèque municipale deNogent, pour un dévorant d'im-primé comme moi, c'est la ca-verne d'Ali-Baba, c'est le grenierde la grand-mère que j'ai jamaiseue, c'est les yeux plus grandsque le ventre, c'est l'extase et leparadis.Tout le premier étage d'une es-pèce de château, dans laGrande-rue, juste en face du res-

    taurant Cavanna. Au rez-de-chaussée, il y a le commissariat. Ilfaut passer devant tous ces flicspour aller chercher des livres,j'aime pas tellement, je serre lesfesses, mais enfin, bon.

    J'ai découvert la bibliothèqueavant le bordel, longtemps avant.Je devais avoir douze ans. Un peuplus tôt, j'avais connu la biblio-thèque de la classe. Le pèreBouillet nous avait sacrifié unearmoire, vitrée et fermant à clef.« Faites cadeau à la classe deslivres que vous avez en double »,il avait dit. En double ! Il y avaitdes types qui avaient des livresen double ? Eh, oui... La biblio-thèque compta bientôt une cen-taine de livres, soigneusementcouverts par nous de papier bleufoncé, avec au dos une étiquetteet un numéro. Le numéro corres-pondait à un titre porté en belleécriture ronde dans le Catalogue.J'eus dévoré l'armoire entière entrois mois, vitres et serrure com-prises. C'était surtout des « Biblio-thèque Verte », des Jules Verne,Molière-Corneille-Racine en pe-tits fascicules Vaubourdolle avecnotes explicatives au bas de lapage, Le Livre de la jungle, LePetit Prince, Croc blanc, La Mareau diable, Les Lettres de monmoulin, L'Iliade, l'Odyssée, LaFontaine, Shakespeare, hélas enanglais, Alice au pays des mer-veilles, en anglais aussi. J'ai mêmeessayé « Alice », je connaissaispas un mot d'anglais mais jepensais que la bonne volontédevait y arriver, y avait pas deraison, je parvenais bien à déchif-frer - que je croyais ! - « LaBuona Parola, bollelino mensiledella missione cattolica italiana »envoyé d'office à papa, qui nesavait pas lire mais était très flattéqu'on fît comme si ça ne se voyaitpas. (...)(...)Tous les jeudis matin, joursans classe, j'allais avec un cabasà la bibliothèque municipale. Leslivres étaient vénérables pour laplupart, tous uniformément vêtusd'une grosse reliure de toile noirefaite pour résister pendant dessiècles aux poignes calleuses desouvriers avides de culture, suivantl'idyllique vision julesferrique del'instruction publique. On avaitdroit à deux livres à emporter parpersonne inscrite, alors j'avaisinscrit papa et maman, ça mefaisait, comptez avec moi, sixbouquins à dévorer par semaine.Avec les illustrés que me pas-saient les copains et les journauxque maman rapportait de chez sespatronnes pour allumer le feu etgarnir la poubelle, ça me faisait

  • de quoi tenir, d'un jeudi à l'autre,mais bien juste.

    On choisissait sur catalogue, maisles titres qui vous faisaient envieétaient toujours en main, il fallaitfaire une liste par ordre de préfé-rence, la barbe, j'aimais mieuxfouiner dans les rayons et melaisser séduire par la bizarreried'un titre ou les effilochures d'unetrès vieille reliure. J'aimais leslivres énormes 2. (...)

    François Cavanna (1)

    2. Sur la lecture chez François Cavanna, onpourra consulter: Lecture et écriture chezdeux autodidactes. Michel Rognon etCavanna, par Philippe Charrier: mémoirede fin d'études présenté à l'ENSB en 1985.

    (...) Il y a aussi les momentscreux, largement suffisants pouressuyer, nettoyer, classer. (...)Alors Valentin a entrepris de lire.Mais quoi ? Et comment ? attendrele client le nez dans un journal, çala fout mal. Le nez dans un livre,c'est encore plus étrange. Valen-tin adopte une solution connue :glisser l'ouvrage ou la publicationdans une chemise portant écrit enbelle ronde ce mot : Factures.Encore faut-il ne pas trop se lais-ser absorber par la lecture. Asupposer qu'il y ait là une solutionde la question du comment, resteencore la question du quoi. Valen-tin ne se sent attiré par rien despécial. Il y a les livres nouveauxrecommandés par les gazettes,mais ils coûtent des prix assezélevés allant jusqu'à des douzequinze francs. Il y a les auteursanciens, ceux-là on peut facile-ment les trouver à la bibliothèquemunicipale, mais ils sont si nom-

    breux. Par lesquels commencer ?Descendre les siècles ou remon-ter les générations ? Valentinadopte une méthode concrète : ilchoisit les plus proches,c'est-à-dire ceux qui ont une ruedans le douzième arrondisse-ment : Charles Baudelaire, Taine,Diderot, Ledru-Rollin, par exem-ple. La bibliothèque municipaledu douzième arrondissement nepossède malheureusement aucunouvrage Ledru-Rollin; cet échecdécourage Valentin. (...)

    Raymond Queneau

    Les désenchantés

    (...) Il y a bien la bibliothèque,mais je suis arrivé à en avoirl'horreur, de cette grande pièceoù j'ai passé enfant de si bellesheures. Je croyais alors à ce queje lisais. Je n'y crois plus !Les livres dont elle est riche sontdes livres sévères ou vieux, quime reparlent de ce qu'on merabâchait au collège. Non ! non !Je ne puis pas remettre mon nezlà-dedans, retourner à ce vomis-sement de vers latins et de thè-mes grecs !

    Je me suis rejeté sur Chateau-briand, sur Casimir Delavigne, surAlexandre Duval qui brillent enpremière ligne sur les rayons.Chateaubriand ! Il y a les Natchez,les Martyrs ! C'est ce que m'ap-porte et me conseille le bibliothé-caire que je connais un peu. Il me

    gêne même, parce que je ne puispas demander, ni même prendresur les rayons des livres qui au-raient l'air frivole ou trop libre.

    Je dois être mal construit décidé-ment ! J'ai tort d'accuser mes pa-rents, c'est moi qui ne vaux rien.Etant au collège je ne trouvais pasde joie saine - malgré que lesprofesseurs en disent - dans lecommerce de l'antiquité. Je n'entrouve pas davantage dans la lec-ture de ce moderne qu'on appelleChateaubriand.Ces Martyrs m'ennuient, maism'ennuient ! Si je ne connaissaispas le bibliothécaire, je dormirais.Mais je paraîtrais n'avoir pas decoeur de venir dormir sur leschefs-d'oeuvre. Puis il est défendude dormir. Il n'y a qu'a baisser latête et encore non ! Je ronfleraistout de suite (...)

    « Vous avez fini Chateaubriand ?me demande le bibliothécaire quime protège.- Oui. - Il m'a surpris au mo-ment où je commençais unsomme !- Vous ne voulez pas le relire ?- Pas tout de suite.- Je vous conseille Marmontelmaintenant. » (...)

    Jules Vallès

    Lecteur, il est temps que cettenavigation agitée trouve enfin unpoint où aborder. Est-il un portmieux fait pour t'accueillir qu'unegrande bibliothèque ? Il y en acertainement une dans la villed'où tu es parti et où te voicirevenu après ce tour du monde

  • d'un livre à l'autre. Il te resteencore un espoir : et si dans cettebibliothèque se trouvaient les dixromans qui se sont volatilisésentre tes mains peu après que tuen as entrepris la lecture ?

    Finalement, tu as devant toi unejournée calme et tranquille; tu vasà la bibliothèque, tu consultes lecatalogue; tu te retiens difficile-ment de pousser un cri de joie,mieux: dix cris de joie; tous lesauteurs et tous les titres que tucherches figurent dans le catalo-gue, où ils sont enregistrés avecsoin.Tu remplis une première fiche etla remets; on te signale qu'il doity avoir une erreur de numérota-tion dans le catalogue, car on netrouve pas le livre; au reste, onfera des recherches. Tu en de-mandes aussitôt un autre : on terépond qu'il est en lecture, maison ne peut pas retrouver qui l'ademandé ni quand. Le troisièmeque tu demandes est à la reliure;il en reviendra dans un mois. Lequatrième est conservé dans uneaile de la bibliothèque présente-ment fermée pour travaux. Tucontinues à remplir des fiches;pour une raison ou pour uneautre, aucun des livres que tudemandes ne peut être mis à tadisposition.

    Italo Calvino

    (...) Deux jeunes garçons entrè-rent, avec des serviettes. Desélèves du lycée. Le Corse aimebien les élèves du lycée, parcequ'il peut exercer sur eux unesurveillance paternelle. (...)

    Il dirige aussi leurs lectures à labibliothèque, certains volumessont marqués d'une croix rouge;c'est l'Enfer : des oeuvres de Gide,de Diderot, de Baudelaire, destraités médicaux. Quand un ly-céen demande à consulter un deces livres, le Corse lui fait unsigne, l'attire dans un coin et l'in-terroge. Au bout d'un moment, iléclate et sa voix emplit la salle delecture : « Il y a pourtant des livresplus intéressants, quand on avotre âge. Des livres instructifs.D'abord avez-vous fini vos de-voirs ? En quelle classe êtes-vous ? En seconde ? Et vousn'avez rien à faire après quatreheures ? Votre professeur vientsouvent ici et je lui parlerai devous ». (...)

    Jean-Paul Sartre (1)

    Et c'était ça le truc, c'était la choseà faire, je le reluchais tout ce qu'ily a de clair. Oui, mais comment ?Je ne savais pas très bien, n'yayant encore jamais pensé, O mesfrères. Dans mon petit sac devesches personnelles j'avais monbritva coupe-chou, et je me suissenti tout de suite très malade àl'idée de me faire swouishhhhhh,avec tout mon krovvi à moi cou-lant rouge rouge rouge. Ce que jevoulais ce n'était pas du violent,c'était quelque chose qui me fe-rait seulement partir doucementgenre sommeil et ça serait la finde Votre Humble Narrateur, finisles ennuis pour tout le monde, àjamais. Peut-être, je me suis dit,que si j'ittais jusqu'à la Bibliopublique du coin je trouverais unbouquin sur la meilleure façon delâcher la rampe sans souffrance.(...) J'ai descendu le boulevardMarghanita et puis j'ai tourné dansl'avenue Boothby, puis encore aucoin et c'est là qu'était la Bibliopublique.C'était une espèce de viokchomesstot gouspineux où je ne merappelais pas être entré depuis letemps où j'étais encore un trèstrès malenky maltchick, dans lessix ans maxi, et il était divisé endeux parties - une pour emprun-ter les livres et l'autre pour lire,qui était pleine de gazettas et demagazes et reniflait comme quidirait le vonn de vieux vecks trèsviokchos et dont le plott puaitgenre vieillesse et pauvreté.Ceux-là étaient piqués devant lesrâteliers à gazettas tout autour dela salle, à goutter du nez et roteret govoriter tout seuls en tournantles pages pour lire très tristementles nouvelles, ou alors ils étaientassis aux tables à regarder lesmagazes ou à faire semblant,certains d'entre eux dormant etdeux ou trois de ceux-ci ronflantvraiment gromky. Sur le moment,impossible comme qui dirait deme rappeler ce que je voulais,puis je me suis rappelé avec unpetit choc que j'avais itté là pourchercher comment lâcher larampe sans souffrir, alors j'ai gou-latié jusqu'à l'étagère pleine devesches genre fiches. Il y avaitdes tas de bouquins, mais pas unseul avec un titre, frères, qui fai-sait vraiment l'affaire. Il y avait unlivre de médecine que j'ai des-cendu du rayon, mais quand je l'aiouvert, j'ai vu plein de dessins etde photos de blessures et demaladies horribles, ce qui m'aseulement donné un tout petit peuenvie de vomir. Du coup je l'airemis en place et puis j'ai pris legros livre ou bible comme ça

    s'appelait, dans l'idée que çapourrait genre me réconforter unpeu, comme au temps de la vieillePrita des familles (pas si vieille,réellement, mais ça semblait déjàtrès très loin), et je me suis traînéjusqu'à une chaise pour lire de-dans. Et tout ce que j'ai trouvéc'était des histoires de bras justi-cier frappant soixante-dix fois septfois et de tas de juifs se maudis-sant et se toltchockant entre eux,et ça aussi m'a donné envie devomir. (...)

    Anthony Burgess (1)

    Les lecteurs déchaînés

    (...) Je suis entré dans la salle delecture et j'ai pris, sur une table,La Chartreuse de Parme. J'es-sayais de m'absorber dans malecture, de trouver un refuge dansla claire Italie de Stendhal. J'yparvenais par à-coups, par cour-tes hallucinations, puis je retom-bais dans cette journée mena-çante, en face d'un petit vieillardqui raclait sa gorge, d'un jeunehomme qui rêvait renversé sur sachaise.Les heures passaient, les vitresétaient devenues noires. Nousétions quatre, sans compter leCorse qui tamponnait à son bu-reau les dernières acquisitions dela bibliothèque. Il y avait là cepetit vieillard, le jeune hommeblond, une jeune femme qui pré-pare sa licence - et moi. Detemps en temps, l'un de nouslevait la tête, jetait un coup d'oeilrapide et méfiant sur les troisautres, comme s'il en avait peur.A un moment le petit vieillard semit à rire : je vis la jeune femmefrissonner de la tête aux pieds.Mais j'avais déchiffré à l'envers letitre du livre qu'il lisait : c'était unroman gai. Sept heures moins dix.Je pensai brusquement que labibliothèque fermait à sept heu-res. J'allais être encore une foisrejeté dans la ville. Où irais-je ?Qu'est-ce que je ferais ?Le vieillard avait fini son roman.Mais il ne s'en allait pas. Il tapaitdu doigt sur la table, à coups secset réguliers. « Messieurs, dit leCorse, on va bientôt fermer ».Le jeune homme sursauta et melança un bref coup d'oeil. La jeunefemme s'était tournée vers le

  • Corse, puis elle reprit son livre etsembla s'y plonger.« On ferme », dit le Corse, cinqminutes plus tard. Le vieillardhocha la tête d'un air indécis. Lajeune femme repoussa son livre,mais sans se lever.Le Corse n'en revenait pas. Il fitquelques pas hésitants, puistourna un commutateur. Aux ta-bles de lectures les lampes s'étei-gnirent. Seule l'ampoule centralerestait allumée.« Il faut partir ? » demanda dou-cement le vieillard.Le jeune homme, lentement, àregret, se leva. Ce fut à quimettrait le plus de temps pourrenfiler son manteau. Quand jesortis, la femme était encore as-sise, une main posée à plat surson livre. (...)

    Jean-Paul Sartre (2)

    (...) Je pénétrais dans des cerclesqui d'ordinaire sont orgueilleuse-ment fermés aux étrangers, jevoyais les palais du faubourgSaint-Germain, les palazzi italiens,les collections privées; dans lesbibliothèques publiques, je ne metenais plus en suppliant devant leguichet de la distribution, lesdirecteurs en personne me mon-traient les trésors cachés, j'étaisreçu chez des antiquaires million-naires, comme le Dr. Rosenbach àPhiladelphie, devant les magasinsdesquels le petit collectionneurque j'étais avait passé avec desregards furtifs. J'avais pour lapremière fois accès dans ce qu'onappelle le « grand monde », avecl'agrément et la facilité de n'avoirà importuner personne pour y êtreintroduit, car tout venait sponta-nément à moi. En voyais-je mieuxle monde pour autant ? (...)

    Stefan Zweig

    (...) En un an de fréquentation,Hortense était devenue une vieilleroutière dans l'art de déjouer lespièges de la Bibliothèque, et sonpourcentage de succès dans l'ob-tention des ouvrages faisait l'enviede bien des lecteurs, puisqu'ilatteignait certains jours jusqu'àvingt-cinq pour cent ! (Elle avaitmême été proposée pour le prixdes lecteurs, qu'elle n'avait pasobtenu à la suite de sordidesmanoeuvres politiciennes). Mais

    elle avait comme les autres lec-teurs un deuxième problèmegrave à résoudre, c'était celui desvoisins.Il y avait les voisins qui s'endor-maient et ronflaient, il y avait ceuxqui bavardaient et pouffaient; il yavait ceux, redoutables, qui s'ap-prochaient et draguaient. Hor-tense, bien sûr, avait mis au pointdes stratégies adaptées à cha-cune de ces situations, disons,normales, mais il restait deux casparticulièrement redoutables :Le premier était celui du VieillardPuant. Le Vieillard Puant n'appar-tenait pas, hélas, au Sextuor desVieillards de l'entrée, ce qui faitqu'on ne pouvait pas savoir àl'avance à quelle heure il allaitsurgir et à quelle place il seraitmis. Le Vieillard Puant avait été ungrand lecteur; à la suite d'un cha-grin d'amour, il avait cessé devarier ses lectures et se bornait auManuel d'Epictète, qu'il posait sursa table à côté d'un autre ouvrage(lui appartenant celui-là) de LouisVeuillot. Il le sortait de son cabasoù il voisinait avec un fromagequi, selon l'avis de la majorité desexperts, devait être un reblochonremontant à la plus haute anti-quité, mais ce n'était pas vérita-blement l'odeur du reblochon quirendait la proximité du VieillardPuant si redoutable, on s'y fait.C'est qu'en cessant de varier ses

    lectures à la suite, disions-nous,de son chagrin d'amour, il avaitégalement cessé de se laver.L'effet était immédiat sur les pla-ces les plus voisines; il se propa-geait ensuite, si on peut dire, parondes concentriques jusqu'à unedistance de trois rangs environ.

    On n'avait jamais eu vraiment àenvisager l'évacuation de la sallecar, trop malheureux pour resterlongtemps au même endroit, ils'en allait au bout d'une demi-heure dans une autre bibliothè-que. Hortense redoutait évi-demmment ses visites, qui l'obli-geaient, quand elle était défavo-rablement placée, à une fuited'une heure au moins pour sesoustraire à l'action du malheurd'amour.L'autre voisinage redoutable étaitcelui de la Dame au Visage deMortadelle. Les amateurs de cettevariété de charcuterie autrefoistrès célèbre, mais un peu passéede mode aujourd'hui, je le crains,reconnaîtront, sans qu'il soit né-cessaire d'insister, la particularitéphysique qui avait valu à cettelectrice son titre. Sa vue, certes,n'était pas spécialement agréable,mais ce n'était pas ce détail quirendait son voisinage devant êtreimpérativement évité (l'emploi dugérondif est là pour souligner lecaractère absolu de la recom-mandation). La Dame au Visage

  • de Mortadelle, en effet, avait l'ha-bitude de s'installer à sa tablequ'elle encombrait d'un nombreconsidérable de livres (des dic-tionnaires le plus souvent trèsvolumineux). Elle les disposait enune sorte de forteresse sur troiscôtés du territoire qui lui étaitréglementairement réservé, maiselle laissait dans ces murs desinterstices, semblables à des mâ-chicoulis de château fort médié-val, à travers lesquels elle déver-sait sur ses vis-à-vis et voisins leplomb fondu et l'huile bouillantede regards d'une telle malévo-lence que peu parvenaient à yrésister; et s'ils ne fuyaient pasrapidement, elle faisait tomber surleur table des messages calligra-phiés soigneusement, contenantsur leur apparence physique,leurs moeurs, leur parentèle etleur avenir, des insultes d'unetelle grossièreté obscène que l'onavait vu l'auteur d'un dictionnaired'argot soumis à ce traitementrougir comme une collégienned'une école anglaise au temps dela reine Victoria. (...)

    Jacques Roubaud

    (...) J'inaugurai ma nouvelle exis-tence en montant les escaliers dela bibliothèque Sainte-Geneviève.Je m'asseyais dans le secteur ré-servé aux lectrices devant unegrande table recouverte, commecelles du cours Désir, de moles-kine noire et je me plongeaisdans La Comédie humaine oudans Les mémoires d'un hommede qualité. En face de moi, àl'ombre d'un grand chapeauchargé d'oiseaux, une demoiselled'âge mûr feuilletait de vieux to-mes du Journal officiel: elle separlait a mi-voix et riait. A cetteépoque, l'entrée de la salle étaitlibre; beaucoup de maniaques etde demi-clochards s'y réfugiaient;ils monologuaient, chantonnaient,grignotaient des croûtons; il y enavait un qui se promenait de longen large, coiffé d'un chapeau depapier. Je me sentais très loin dela salle d'étude des cours : jem'étais enfin jetée dans la mêléehumaine. (...)

    Simone de Beauvoir

    (...) Un viokcho veck qui lisait àcôté de moi a fait « Chhhut » sanslever le nez de dessus une es-

    pèce de magaze plein de dessinsgenre vesches géométriques trèsbolchoïes. Ça me rappelait quel-que chose, d'une façon. L'autremoudj a dit :« Tu es trop jeune pour ça, fiston.Bon sang, mais t'as toute la viedevant toi.- Oui, j'ai dit amèrement. Autantdire une paire de faux groud-nés ».Le veck au magaze a fait encore« Chhhhut », en levant le nezcette fois, et on a eu tous les deuxle même déclic. J'ai reluché quic'était. Il a dit, très gromky :« Pour ce qui est des formes, j'aiune sacrée mémoire, je vous jure.Une fois gravées là, elles y res-tent, toutes. Bon Dieu, vous, monjeune salopard, cette fois je voustiens. » La cristallographie, oui,c'était bien ça. Ça qu'il avait sousle bras en sortant de la Biblio,l'autre fois. (...)

    Ce vieux viokcho de moudj étaitdéjà debout et critchait comme unbézoumni, ameutant la bande deviokchos tousseux occupés àbrouter aux murs les gazettas, etaussi d'autres qui piquaient leurronflette sur les magazes devantles tables.

    « On le tient, critchait-il. C'est luile jeune salaud, la vipère qui adétruit les livres sur la cristallo-grahie, des livres rares, des livresqu'on ne retrouvera jamais plus,nulle part ». Et ça faisait un de ceschoums, à croire que le vieuxveck avait perdu le gulliver. (...)

    Et le reste. Comme si tout ça s'étaitpassé la veille. Ce qui était le caspour eux, je pense. On aurait ditmaintenant comme une inonda-tion de vieillards salingues, von-neux et pleins de fuites partout,qui essayaient de m'agresseravec leurs roukes genre faiblar-des et leurs vieilles griffes racor-nies, le tout en critchant et mehaletant dessus comme des pho-ques, mais notre droug au cristal,lui, était au premier rang et meflanquait toltchocke après tolt-chocke. (...)Et puis un veck préposé s'estamené, plutôt jeune, et il a crit-ché :« Qu'est-ce qui se passe ? Vou-lez-vous arrêter ça tout de suite.C'est une salle de lecture, ici ».Mais personne n'a fait attention.Alors le veck préposé a dit :« Bien, je vais appeler la police ».(...)

    Anthony Burgess (2)

    (...) Nous vivons comme des hé-ros, nous menons une existencede puritains; nous ne sommes pasallés au café trois fois en six mois,mais nous n'avons pas non plusfait un pas, placé une ligne, pasgagné dix sous à nous deux ! Nousavons lu quelques livres louésdans un cabinet de lecture à troisfrancs par mois. On ne nous a pasdemandé de dépôt, parce qu'onnous a vus depuis une éternitédans le quartier.

    « Je vous connais bien de dessousl'Odéon », a dit Mlle Boudin, quitient le cabinet de la rue Casi-mir-Delavigne.On peut nous connaître ! L'Odéon,c'est notre club et notre asile ! Ona l'air d'hommes de lettres à bou-quiner par là, et on est en mêmetemps à l'abri de la pluie. Nous yvenons quand nous sommes lasdu silence ou de l'odeur de notretaudis ! (...)

    L'Odéon n'est pas seulement notrerefuge contre l'intempérie dessaisons -- c'est notre cabinet delecture, -- les trois libraires quisont là nous connaissent, causentavec nous.

    On croit même qu'ils nous fontune petite rente pour surveiller ducoin de l'oeil leur étalage.

    « Ils ne sont pas là pour leurplaisir tout le temps, tout le tempsvous pensez bien ! Ils sont en-voyés par la préfecture et reçoi-vent la pièce des marchands pourvoir si l'on vole des livres ».

    Nous avons pu empêcher lesvoleurs de dévaliser les étalages- étant toujours là, toujours - et

    n'ayant pas une course isochrone,mais revenant quelquefois brus-quement sur nos pas comme dansl'exercice à la baïonnette pourtourner le dos au vent, à la pluie,ou parce que nous avions le ver-tige à tourner toujours du mêmecôté ! (...).

    Nous avons notre droit de feuil-lage acquis chez les libraires quine voient que nous.

    On nous laisse glisser un oeil decôté dans les livres nouveaux.Nous pouvons juger - en lou-chant - toute la littératurecontemporaine. Il faut loucherpour couler le regard entre lespages non coupées.

    Je dis que nous connaissons toutela littérature contemporaine; nousne connaissons que celle coupée;nous n'en connaissons que lamoitié à peu près. Il y en a bienla moitié qui n'est pas coupée.(... )

  • Nous sommes surtout dans lesbonnes grâces de madame Gaux,la libraire à cheveux gris, dont laboutique est en face du Café deBruxelles.« Vous devez avoir les pieds pe-lés, nous dit-elle quelquefois.- Non.- Gelés, alors !- Oui.- Mettez-les sur ma chauffe-rette ».Elle remue la braise avec sa clef,et nous nous chauffons à tour derôle.Brave mère Gaux !Je ne sais pas si elle a fait for-tune... (...)

    Jules Vallès

    Voyage en Absurdie

    (...) J'ajoute encore quelques motssur quelque chose comme desindicateurs de chemin de fer quidoivent permettre d'établir entreles pensées toutes les communi-cations et toutes les correspon-dances désirées : sa politesse sefait carrément inquiétante, il m'of-fre de me conduire à la salle descatalogues et de m'y laisser seul,bien que ce soit en principe in-terdit, les bibliothécaires seulsayant le droit d'y travailler. Ainsi,je me trouvai réellement dans leSaint des Saints de la bibliothè-que. J'avais l'impression, je t'as-sure, d'être entré à l'intérieur d'uncrâne. Il n'y avait rien autour demoi que des rayons avec leurscellules de livres, partout deséchelles pour monter, et sur lestables et les pupitres rien que descatalogues et des bibliographies,toute la quintessence du savoir,nulle part un livre sensé, lisible,rien que des livres sur des livres :ça sentait diablement la matièregrise, et je ne me flatte pas endisant que j'avais l'impressiond'être arrivé à quelque chose !Mais aussi bien, naturellement,quand le type a voulu me laisserseul, je me suis senti tout drôle,pas tranquille, pour tout dire :recueilli et pas tranquille. Ilgrimpe comme un singe sur uneéchelle, fonce sur un volumeévidemment visé d'en bas, tombejuste dessus, me le descend etdit : « J'ai là pour vous, mon Géné-ral, une bibliographie des biblio-graphies » (tu vois ce quec'est ?), c'est-à-dire la liste alpha-bétique des listes alphabétiquesdes titres de tous les livres et

    travaux qui ont été consacrésdurant ces cinq dernières annéesaux progrès des sciences éthi-ques, à l'exclusion de la théologiemorale et des belles-lettres... Dumoins est-ce à peu près ce qu'ilm'explique, après quoi il veuts'enfuir. J'ai juste le temps del'accrocher par son veston, et mecramponne à lui. « Monsieur lebibliothécaire, m'écrié-je, vous nepouvez pas m'abandonner sansm'avoir révélé le secret grâceauquel vous arrivez à vous retrou-ver dans ce... (oui, j'ai employé

    imprudemment le mot de caba-non, parce que c'est l'impressionque j'avais eue tout à coup) dansce cabanon de livres ! » Il a dûmal me comprendre: dans lasuite, je me suis souvenu de cequ'on prétend, que les fous ai-ment toujours à reprocher leurfolie aux autres; en tout cas, il nequittait pas mon sabre des yeux etne tenait plus en place. Là-dessus,je puis dire qu'il m'a fait unesacrée frousse. Comme je le te-nais toujours par son veston, levoilà qui tout à coup se redresse,

  • comme s'il devenait trop grandpour son pantalon flottant, et medit d'une voix qui s'attardait signi-ficativement sur chaque mot,comme s'il allait maintenant révé-ler le secret de ces murs : « Mongénéral! Vous voulez savoircomment je puis connaître chacunde ces livres ? Rien ne m'empê-che de vous le dire: c'est parceque je n'en lis aucun ! »

    Là, vraiment, c'en était trop ! De-vant ma stupeur, il a bien voulus'expliquer. Le secret de tout bonbibliothécaire est de ne jamaislire, de toute la littérature qui luiest confiée, que les titres et latable des matières. « Celui quimet le nez dans le contenu estperdu pour la bibliothèque !m'apprit-il. Jamais il ne pourraavoir une vue d'ensemble ! »

    Le souffle coupé, je lui demande :« Ainsi, vous ne lisez jamais unseul de ces livres ?- Jamais. A l'exception des cata-

    logues.- Mais vous êtes bien docteur,

    n'est-ce pas ?

    - Je pense bien. Et même privatdocent de l'Université pour lebibliothécariat. La science biblio-thécaire est une science en soi,m'expliqua-t-il. Combien croyez-vous qu'il existe de systèmes, monGénéral, pour ranger et conserverles livres, classer les titres, corri-ger les fautes dimpression, lesindications erronées des pagesde titre, etc ? »

    Eh bien ! veux-tu que je te ledise ? Quand il m'a eu laissé seul,il n'y avait que deux choses quej'aurais aimé faire : ou éclater ensanglots, ou m'allumer une ciga-rette : et, là où j'étais, je ne pou-vais m'accorder ni l'une ni l'autre !Et que penses-tu qu'il soit arrivé ?poursuivit le général avec ravis-sement. Comme j'étais là complè-tement démonté, un vieil employéqui probablement nous avait déjàobservés s'approche de moi,commence par traîner les piedsune ou deux fois poliment dansmes parages puis s'arrête, meregarde et se met à parler, d'unevoix que la poussière des livresou le goût des pourboires avait

    faite toute douceur. « Qu'y a-t-ilpour votre service, mon géné-ral ?» commence-t-il. Je fais ungeste de dénégation, mais levieux insiste : « Nous recevonssouvent des messieurs de l'Écolemilitaire : que mon général medise simplement à quel thème ils'intéresse actuellement ! JulesCésar, le prince Eugène, le comteDaun ? Ou serait-ce quelquechose de moderne ?Le règlementmilitaire ? La discussion du bud-get ?» Crois-mois, ce vieux parlaitsi sensément, semblait si rensei-gné sur ce qu'il y a dans les livresque je lui ai donné un pourboireet demandé comment il s'y pre-nait. Et que crois-tu qu'il m'aitrépondu ? Il continue à me racon-ter que les élèves de l'École deguerre, quand ils ont un devoirécrit, viennent parfois lui deman-der des livres; « quand je les leurapporte, continue-t-il, il arrivequ'ils se plaignent un peu desabsurdités qu'on leur fait appren-dre, et c'est comme ça que nousnous instruisons petit à petit. Unautre jour, c'est Monsieur le dé-puté chargé de rédiger le rapport

  • sur le budget scolaire qui medemande quelles sources le dé-puté qui avait rédigé le rapportl'année précédente avait utilisées.Un autre jour c'est Monsieurl'évêque qui, depuis une quin-zaine d'années déjà, publie destravaux sur certains coléoptères,ou un de ces messieurs les pro-fesseurs de l'Université qui seplaint de demander depuis troissemaines le même livre sans ja-mais pouvoir l'obtenir : nous voilàpour examiner tous les rayonsvoisins dans l'éventualité qu'ilaurait été mal classé, jusqu'à cequ'on découvre que le professeurl'a depuis deux ans chez lui et nel'a jamais rendu. Et voilà bientôtquarante ans que ça dure : on finitpar deviner tout seul ce que lesgens veulent, et ce qu'ils lisent àcet effet ». (...)

    Robert Musil

    (...) A dix-huit ans j'écrivis unepiécette destinée aux enfants inti-tulée Le livre a disparu sur lescénario du savant fou qui par unrayon fait disparaître tous les li-vres pour en démontrer l'indis-pensabilité. Au milieu une bellescène très visuelle avec la biblio-thécaire en larmes parmi sesrayons vides, la solitude sans li-vres. Et le savant, la démonstra-tion achevée, rend les livres. Etmoi je contrôlais le savant etconsolais la bibliothécaire, es-sayant d'appréhender un universsans livres. Dix ans plus tard jecréai une nouvelle du trop pleinde livres. Si l'univers sans livresétait désarmé, isolé, inefficace, labibliothèque de Bélial contenaittout à tel point que cela ne servaità rien et que le bibliothécairen'avait qu'à s'y laisser mourircomme l'avare sur son tas d'or. Lamort en ce jardin. Le peuple, àl'extérieur, trouvant que ces mo-numents-bibliothèques sont bienencombrants, les détruit, enfu-mant les bibliothécaires commedes renards dans leurs terriers. Etje me laissais mourir, conscientde ce que j'étais déjà dans untombeau. Du fantasme du vide aufantasme du trop-plein par l'uni-vers de Borgès où la bibliothèqueparadoxale n'est que son catalo-gue, totalité de l'étant, rien ou toutn'étant que de l'espace et dutemps sans conscience ou com-ment le livre ou le non-livre est

    non-science, comme le caillou,plus que le caillou, comme toutartefact. Il va falloir animer l'arte-fact comme le miroir et la biblio-thèque de Babel n'est-elle pasune espèce de palais des glacestotal ? Tels ces dessins d'Escheroù des soldats de plomb toussemblables et tous légèrementdifférents défilent jusqu'à devenirdes arthropodes puis des oiseauxpour tout le reste toujours sem-blables et toujours décalés... (...)

    Pierre-Yves Lador

    2. De l'ordre

    Une bibliothèque que l'on nerange pas se dérange: c'estl'exemple que l'on m'a donnépour tenter de me faire compren-dre ce qu'était l'entropie et je l'aiplusieurs fois vérifié expérimenta-lement.Le désordre d'une bibliothèquen'est pas en soi une chose grave;il est de l'ordre du « dans queltiroir ai-je mis mes chausset-tes ? » : on croit toujours que l'onsaura d'instinct où l'on a mis tel outel livre; et même si on ne le saitpas, il ne sera jamais difficile deparcourir rapidement tous lesrayons.A cette apologie du désordresympathique, s'oppose la tenta-tion mesquine de la bureaucratieindividuelle: une chose pourchaque place et chaque place àsa chose et vice versa; entre cesdeux tensions, l'une qui privilégiele laisser-aller, la bonhomie anar-chisante, l'autre qui exalte lesvertus de la tabula rasa, la froi-deur efficace du grand range-ment, on finit toujours par essayerde mettre de l'ordre dans seslivres : c'est une opération éprou-vante, déprimante, mais qui estsusceptible de procurer des sur-prises agréables, comme de re-trouver un livre que l'on avaitoublié à force de ne plus le voir,et que, remettant au lendemain cequ'on ne fera pas le jour même,on redévore enfin à plat ventresur son lit.

    2.1. Manières de ranger les livresclassement alphabétiqueclassement par continents ou par

    paysclassement par couleursclassement par date d'acquisitionclassement par date de parution

    classement par formatsclassement par genresclassement par grandes périodes

    littérairesclassement par languesclassement par priorités de lec-

    tureclassement par reliuresclassement par sériesAucun de ces classements n'estsatisfaisant à lui tout seul. Dans lapratique, toute bibliothèque s'or-donne à partir d'une combinaisonde ces modes de classements :leur pondération, leur résistanceau changement, leur désuétude,leur rémanence, donnent à toutebibliothèque une personnalitéunique.Il convient d'abord de distinguerles classements stables et lesclassements provisoires; les clas-sements stables sont ceux qu'enprincipe on continuera à respec-ter ; les classements provisoires nesont censés durer que quelquesjours: le temps que le livretrouve, ou retrouve, sa place défi-nitive : ce peut être un ouvragerécemment acquis et non encorelu, ou bien un ouvrage récem-ment lu que l'on ne sait pas trèsbien où mettre et que l'on s'estpromis de ranger à l'occasion d'unprochain « grand rangement », ouencore un ouvrage dont on a in-terrompu la lecture et que l'on neveut pas classer avant de l'avoirrepris et terminé, ou bien un livredont, pendant une période don-née, on s'est servi tout le temps,ou bien un livre que l'on a sortipour y chercher un renseigne-ment ou une référence et que l'onn'a pas encore remis en place, oubien un livre que l'on ne sauraitmettre à la place où il irait car ilne vous appartient pas et on aplusieurs fois promis de le rendre,etc.En ce qui me concerne, près destrois quarts de mes livres n'ontjamais été réellement classés.Ceux qui ne sont pas rangésd'une façon définitivement provi-soire le sont d'une façon provisoi-rement définitive, comme à l'Ou-LiPo. En attendant, je les promèned'une pièce à l'autre, d'une éta-gère à l'autre, d'une pile à l'autre,et il m'arrive de passer trois heu-res à chercher un livre, sans letrouver mais en ayant parfois lasatisfaction d'en découvrir six ousept autres qui font tout aussi bienl'affaire.

    2.2. Livres très faciles à rangerLes grands Jules Verne à reliurerouge (qu'ils soient des vraisHetzel ou des rééditions Ha-

  • chette), les très grands livres, lestout petits, les Baedeker, les livresrares ou crus tels, les livres reliés,les volumes de La Pléiade, laPrésence du Futur, les romanspubliés aux Editions de Minuit, lescollections (Change, Textes, LesLettres nouvelles, Le Cheminetc.), les revues, quand on en a aumoins trois numéros, etc.

    2.3. Livres pas trop difficiles àrangerLes livres sur le cinéma, que cesoient des essais sur des metteursen scène, des albums sur desstars ou des découpages de films;les romans sud-américains, l'eth-nologie, la psychanalyse, les li-vres de cuisine (voir plus haut),les bottins (à côté du téléphone),les romantiques allemands, leslivres de la collection Quesais-je ? (le problème étant de lesclasser ensemble ou de les ran-ger avec la discipline dont ilstraitent), etc.

    2.4. Livres plutôt impossibles àrangerLes autres, par exemple les re-vues dont on ne possède qu'unnuméro, ou bien La Campagne de1812 en Russie, de Clausewitz,traduit de l'allemand par M. Bé-gouën, Capitaine commandant au31e Dragons, breveté d'Etat-Major,avec une carte, Paris, Librairiemilitaire R. Chapelot et Cie, 1900,ou encore le fascicule 6 du vo-lume 91 (novembre 1976) desPublications of the modern Lan-guage Association of America(PMLA) donnant le programmedes 666 réunions de travail ducongrès annuel de ladite associa-tion.

    2.5. Comme les bibliothécairesborgésiens de Babel qui cher-chent le livre qui leur donnera laclé de tous les autres, nous oscil-lons entre l'illusion de l'achevé etle vertige de l'insaisissable. Aunom de l'achevé, nous voulonscroire qu'un ordre unique existequi nous permettrait d'accéderd'emblée au savoir; au nom del'insaisissable, nous voulons pen-ser que l'ordre et le désordre sontdeux mêmes mots désignant lehasard.Il se peut aussi que les deuxsoient des leurres, des trompe-l'oeil destinés à dissimuler l'usuredes livres et des systèmes.Entre les deux en tout cas il n'estpas mauvais que nos bibliothè-ques servent aussi de temps àautre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout.

    C) Les classificationsIl y a un vertige taxonomique. Jel'éprouve chaque fois que mesyeux tombent sur un indice de laClassification Décimale Univer-selle (CDU). Par quelles suc-cessions de miracles en est-onvenu, pratiquement dans lemonde entier, à convenir que :

    668.184.2.099

    désignerait la finition du savon detoilette et

    629.1.018-465les avertisseurs pour véhiculessanitaires, cependant que :

    621.3.027.23621.436:382

    616.24-002.5-084796.54913.15

    désignaient respectivement: lestensions ne dépassant pas50 volts, le commerce extérieurdes moteurs Diesel, la prophy-laxie de la tuberculose, le cam-ping et la géographie anciennede la Chine et du Japon !

    O) Les hiérarchiesIl y a les sous-vêtements, lesvêtements et les survêtements,cela sans idée de hiérarchie. Maiss'il y a des chefs et des sous-chefs, des sous-fifres et dessous-ordres, il n'y a pratiquementjamais de sur-chefs ou super-chefs ; le seul exemple que j'airepéré est « surintendant », quiest une appellation ancienne;d'une manière plus significativeencore, il y a dans le corps pré-fectoral des sous-préfets, au-des-sus des sous-préfets des préfets,et au-dessus des préfets, non pasdes sur-préfets ou des super-pré-fets mais, qualifiés d'un acronymebarbare apparemment choisi poursignaler qu'il s'agit de grosseslégumes, des « IGAMES ».Parfois même le sous-fifre persistemême après que le fifre a changéde nom; dans le corps des biblio-thécaires, il n'y a précisémentplus de bibliothécaires; on lesappelle conservateurs et on lesclasse en classes ou en chef(conservateur de deuxièmeclasse, de première classe, declasse exceptionnelle, conserva-teur en chef); par contre, dans lesbas étages, on continue d'em-ployer des sous-bibliothécaires.

    (...)

    Georges Pérec

    LISTE DES TEXTES

    Simone de Beauvoir, Mémoiresd'une jeune fille rangée, (c) Gal-limard (Folio), 1976, p. 97-98 et237.

    Anthony Burgess (1), L'Orangemécanique, (c) Laffont (Le livrede poche), 1972, p. 247-249.

    Ibid. (2), p. 250-251 et 253.

    François Cavanna (1), Les Ritals,(c) Belfond, 1978, p. 141, 145.

    Id. (2), Maria, (c) Belfond, 1985,p. 87-88.

    Italo Calvino, Si par une nuitd'hiver un voyageur, (c) Seuil,1981, p. 271.

    Pierre-Yves Lador, Le Rat, laCélestine et le bibliothécaire, (c)L'Age d'homme, 1985, p. 135.

    Robert Musil, L Homme sans qua-lités, (c) Seuil, 1979, p. 552-554.

    Georges Pérec, Penser, classer,(c) Hachette, 1985, p. 38-42 et162-163.

    Raymond Queneau, Le Diman-che de la vie, (c) Gallimard, 1951,p. 159-160.

    Jacques Roubaud, La Belle Hor-tense, (c) Ramsay, 1985,p. 100-102.

    Jean-Paul Sartre (1), La Nausée,(c) Gallimard, 1938, p. 223.

    Id. (2), p. 115- 116.

    Stendhal, Lucien Leuwen, (c)Seuil (L'intégrale), p. 368.

    Jules Vallès (1), Jacques Ving-tras II : Le bachelier, (c) Gallimard(Folio), 1974, p. 54.

    Ibid. (2), p. 168-170.

    Ibid. (3), p. 386-387, 389-391.

    Stefan Zweig, Le monde d'hier:souvenirs d'un Européen, (c) Bel-fond, 1982, p. 380.

    Lelong, Carmen Cru, t. 3, Audie(Fluide glacial), 1986, p. 13-16.

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