Quinzaine littéraire 964

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Lucien Logette : Capitaine Achab 964 . Du 1 er au 15 Mars 2008/PRIX : 3,80 e (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493 Friedländer Les années d’extermination Les enfants du génocide PAR ENZO TRAVERSO, G.-A.GOLDSCHMIDT George Steiner Entretien L’humanisme auxiliaire de la barbarie Régis Debray en Terre Sainte Stasiland Entretien avec Anna Funder

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Lucien Logette : Capitaine Achab

964. Du 1er au 15 Mars 2008/PRIX : 3,80 e (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN0048-6493

FriedländerLes années d’extermination

Les enfants du génocidePAR ENZO TRAVERSO, G.-A.GOLDSCHMIDT

George SteinerEntretien

L’humanisme auxiliaire de la barbarie

Régis Debrayen Terre Sainte

StasilandEntretien avec Anna Funder

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PoésieDaumal, l’Inde et le TibetDu 6 au 16 mars, le centenaire de René Daumal

se fête à la Halle Saint-Pierre (2 rue Ronsard,Paris 18e, M° Abbesses ou Anvers) . Parmi lesmanifestations proposées, retenons AlainKremski qui, le 7 mars, pour clôturer une lecturedes textes du Grand Jeu (18 h 30-21 h) viendrainterpréter, sur bols japonais et bols chantantstibétains, ses « Variations Daumal ». Le lende-main, de 15 h à 17 h 30, carte blanche est donnéeà Christian Le Mellec qui nous parlera, lecture desoriginaux et des traductions à l’appui, de Daumalcomme sanskritiste. Table ronde et concert desitar complèteront la journée. (Rens. : 01 42 58 7289 et www.hallesaintpierre.org).

Femmes poètes d’IsraëlEsther Ormer, juive allemande établie depuis

25 ans à Tel Aviv, publie chez Caractères uneanthologie des femmes poètes et artistes d’Israël :Chacune a un nom. Quarante-six femmes y trou-vent leur place : vingt-trois poètes illustrés parvingt-trois artistes, à commencer par Rachel qui,la première, consacra le renouveau de la languehébraïque, jusqu’aux figures les plus contempo-raines. Autour de ce livre et en l’honneur des 60ans d’Israël, une soirée « poésie et musique » estproposée par le Centre d’Art et Culture (EspaceRachi, Paris 5e) le dimanche 9 mars à partir de15 h. Rens. sur www.culture-juive.org

Mallarmé en arabeLe Marocain Mohamed Bennis est le premier

Arabe à s’être risqué, 110 ans après sa 1ère éd., àtraduire le fameux Coup de Dés. Les contraintesn’étaient pas que littéraires mais aussi typogra-phiques, contraintes qui rejaillissent même surl’original français pour l’éditeur – en l’occurrenceles éd. Toubkal – qui a voulu en fournir uneversion bilingue. Voilà un beau sujet de discussionqui, autour de M. Bennis, verra se joindre : lepoète et critique Bernard Noël, le poète LionelRay et une spécialiste de Mallarmé. Dans le cadredes « Jeudis de l’Institut du Monde Arabe », le13 mars à 18 h 30. (Entrée libre, salle du hautconseil, niv. 9).

Emily Dickinson en AlsaceClaire Malroux, elle-même poète et traductrice

d’Emily Dickinson, sera le 28 mars à Sélestat(Bibliothèque Humaniste, 20 h) et le 29 àStrasbourg (Galerie d’Art contemporain Artim,11 h) pour lire et faire partager son admirationpour cette grande américaine. James Hirstein lalira en langue originale et Gérard Eppelé, disciplede Dubuffet, exposera à cette occasion ses« portraits révélés d’Emily Dickinson ».

Kiiskinen en scèneLe Finlandais Jyrki Kiiskinen, nonobstant trois

grands prix de poésie (1992 : prix Eino Leino ;1994 : prix K. Jäntti ; 2000 : prix de l’OursDansant), est seulement aujourd’hui traduit enfrançais par Gabriel Rebourcet : Aller-Retour(Fédérop éd.). Parce qu’il est l’invité d’honneur duPrintemps des Poètes, l’Institut Finlandais (60 ruedes Ecoles, Paris 5e) a demandé au Théâtre desTafurs de donner une adaptation scénique despoésies de Kiiskinen. Elle y mêle la voix et lamusique, le finnois et le français, et même l’auteurcomme interprète. Le 22 mars, à 20 h, entrée libre.

D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

ColloquesMusique et communismeLa Cité de la Musique consacre tout le 1er mars

après-midi à un forum sur la vie musicale en ex-URSS. Il commence par la projection à 15h dufilm de Bruno Monsaingeon : Notes interdites,scènes de la vie musicale en URSS (2004, 55’) etse finit à 17 h 30 par un concert où les solistes del’Ensemble Intercontemporain interpréteront desœuvres de Chostakovitch, Denisov, etc. Rens. : 0144 84 44 84 ou www.cite-musique.fr. Des tablesrondes réunissent aussi des chercheurs.

Littérature et intimitéLa Villa Gillet organise le 6 mars à 19 h 30 une

soirée autour de quelques écrivains qui ont choisila littérature pour confier leurs jardins secrets.C’est le cas de certains premiers romans commeceux de Minh Tran Huy (La princesse et lepêcheur) et de Florence Noiville (La donation),l’une et l’autre invitées. Mais également d’œuvresentières comme on le voit chez Ghislaine Dunantou encore Pierre Pachet (25 rue Chazières, Lyon4e, entrée : 3 euros). Signalons que Pierre Pachetsera également présent le 5 mars à l’Université deChambéry (27 rue Marcoz, rens. : 09 64 24 78 27).

Judaïsme et altéritéChaque mardi, à partir du 11 mars et jusqu’au

15 avril, Sophie Nordmann entretiendra de 18 à20 h son public du Collège International dePhilosophie (Amphi B, Carré des sciences, 1 rueDescartes, Paris 5e) des éthiques de l’altérité chezquelques philosophes du judaïsme : Cohen,Levinas et Rosenzweig. Entrée libre (à l’avanceS.V.P + carte d’identité demandée).

Deleuze et GuattariGuillaume Sibertin-Blanc, François Dosse et

Manola Antonioli ont mis sur pied une journéed’études sur Deleuze et Guattari pour aller un peuplus loin que l’engouement actuel autour de cesdeux penseurs. Ils ont réuni des figures très diver-ses, d’Alain Raybaud à Jean-Claude Polack, de9h30 à 19 h à l’Université Paris 8 Vincennes (bât.D, amphi D01) le samedi 15 mars. Le derniergrand colloque sur Deleuze remontait à janvier1997 et était l’œuvre du Collège international dephilosophie. Idée dans l’air du temps, ce dernierconsacre cette fois-ci le n°59 de sa revue RueDescartes à « Gilles Deleuze, l’intempestif »(PUF, 124 p., 15 euros). On n’y parle pas, ou peu,de Guattari mais un article traite de « Deleuzelecteur d’Artaud – Artaud lecteur de Deleuze ».

Romanistes et médiévistesLe 6e Colloque international de la « Typologie

des formes brèves au Moyen-Âge » se tiendra le14 mars au Centre culturel Calouste Gulbenkianet le 15 à l’Université Paris-X Nanterre. Rens. +inscrip. : www.U-paris10.fr.

Psychanalyse et subversionLe « Centre Octave et Maud Mannoni » orga-

nise à la Mutualité (25 rue St Victor, Paris 5e) les15 et 16 mars deux journées d’étudess’interrogeant sur l’actualité de la subversion de ladécouverte freudienne. Pour les non adhérents del’« Espace analytique », prière de se rens. et des’inscrire au 01 47 05 23 09.

Littératuresféminines

Simone et la journéeinternationale des femmesA Bordeaux, les « Lettres du monde » (tél. : 05

56 96 71 86) se saisissent du centenaire deSimone de Beauvoir pour fêter la Journée desFemmes en présence de sa biographe DanièleSallenave. Elle signera son Castor de guerre(Gallimard) à la librairie Mollat (le 6 à 18h) ainsiqu’aux Médiathèques d’Andernos-les-Bains (le 7à 19 h) et d’Artigues-près-Bordeaux (le 8 à10 h 30). Elle participera aussi à un grand débatautour du Deuxième sexe organisé par le Conseilrégional d’Aquitaine (sur invitation. Rens. au 0557 57 84 41).

Lou Andréas-SaloméFigures de femmes dans Ibsen (1892), la

première œuvre de Lou Andréas-Salomé, futtraduite il y a peu par Pascale Hummel pour lecompte des éditions Michel de Maule (Paris,2007)... qui nous promettent six autres traités àvenir. Et cette même œuvre vient de faire l’objetd’une traduction partielle en espagnol : il s’agitdes pages consacrées au drame d’Ibsen, HeddaGabler (1890). La revue culturelle quadrimestriel-le Minerva (n°7, 128 p., 15 euros) s’est saisi de lareprésentation de cette pièce sur une scène madri-lène pour mener à bien cette traduction.

Hélène Berrpar Isabelle Carré

Le Journal d’Hélène Berr, qui vient d’êtreédité par Taillandier avec une préface de PatrickModiano (voir Q. L. n°932), donnera matière àune lecture au Théâtre du Rond-Point (2 bis av.Franklin-Roosevelt, Paris 8e) le 16 mars à 18 h 30par Isabelle Carré. Réservez votre place au plusvite auprès de [email protected] (tél. : 0140 46 43 88).

Quelquessorties

MOI, GÉRARD NOIRET, POÈTE est unesoirée organisée par Claude Guerre dans saMaison de la Poésie (157 rue St-Martin, Paris 3e)en l’honneur et avec Gérard Noiret le 4 mars à19 h (10 euros, tél. : 01 44 54 53 00).ALICEAU PAYS DES MERVEILLES est le

thème qui a inspiré l’artiste-peintre CatherineCurval qui expose dans la galerie « l’espace desfemmes » (35 rue Jacob, Paris 6e) à compter du6 mars avec un vernissage le 19 à 18 h 30.LEVOYAGE DE PRIMO LEVI est un docu-

mentaire de Davide Ferrario (Italie, 2006, 92 min.,cinémascope) qui sort sur les écrans le 12 mars.ALPHABET de Paul Valéry est monté par

Marianne Comtell : il s’agit de poèmes en proselongtemps inédits ici mis en valeur par une créa-tion musicale de François Jeanneau. Du 10 au 23mars, au théâtre « Le passage vers les étoiles »17 cité Joly, Paris 11e, M° Père Lachaise(15 euros, tél. : 01 43 38 83 45).NOCES DE SANG de Federico Garcia Lorca

est monté, spectacle là encore doublé d’une créa-tion musicale, par Farid Paya au théâtre du Lierre(22 rue Chevaleret, Paris 13e) du 12 mars au27 avril (18 euros, tél. : 01 45 86 55 83).

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Direction : Maurice Nadeau.Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : [email protected])Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny,Christian Descamps, Marie Étienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, DominiqueGoy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, GérardNoiret, Pierre Pachet, Éric Phalippou, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin.In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007),Louis Seguin (2008)Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Lucien Logette.Musique : Claude Glayman.Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netInformations littéraires : Éric Phalippou 01 48 87 75 41 e.mail : [email protected]. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t

Six mois : 50 t par avion : 64 t 0Prix du numéro au Canada : $ 7,75.Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,54 t avec la dernière bande reçue.Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 15-551-53. P Paris.IBAN : FR 74 30041 00001 15551 53 P0 20 68Éditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netConception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette PAO : Philippe Barrot; e-mail : [email protected]é avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

Crédits photographiques

P. 5 D. R.P. 7D. R.P. 8 Arnaud Février, FlammarionP. 9 Verdier.P. 10 Ulf Andersen, SeuilP. 11 D. R.P. 13 D. R. Alph; B. SenyP. 15 Johanna MarksonP. 16 D. R.P. 17 Hélène BambergerP. 19 D. R.P. 20 Jacques Sassier, GallimardP. 23 John GellingsP. 32 Olivia Baumgartner

PHILOSOPHIE

HISTOIRE

SPECTACLES

JOURNAL EN PUBLIC

EN PREMIER

ROMANS, RÉCITS

ARTS

HISTOIRE LITTÉRAIRE

SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 964

SAUL FRIEDLÄNDER 4 LES ANNÉES D’EXTERMINATION PAR ENZO TRAVERSO

L’ALLEMAGNE NAZIE ET LES JUIFSRAFAËL LEMKIN 6 QU’EST-CE QU’UN GÉNOCIDE ? PAR ENZO TRAVERSO

C. COQUIO et A. KALISKY 7 L’ENFANT ET LE GÉNOCIDE PAR GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

MARCWEITZMANN 8 NOTES SUR LA TERREUR PAR NORBERT CZARNY

MICHÈLE DESBORDES 9 LES PETITES TERRES PAR HUGO PRADELLE

CHANTAL THOMAS 10 CAFÉS DE LA MÉMOIRE PAR AGNÈS VAQUIN

SERGE FAUCHEREAU 11 GASTON CHAISSAC PAR TIPHAINE SAMOYAULT

À CÔTÉ DE L’ART BRUTLES PETITS ÂGES

ALBERT BENSOUSSAN 12 DANS LA VÉRANDA PAR OMAR MERZOUG

CLARO 13 MADMAN BOVARY PAR AGNÈS VAQUIN

CESARAIRA 13 LA PREUVE PAR JACQUES FRESSARD

J’ÉTAIS UNE PETITE FILLE DE SEPT ANSDAVID MARKSON 14 ARRÊTER D’ÉCRIRE PAR MATHIEU DUPLAY

FRANÇOISE PALLEAU-PAPIN L’ÉCRITURE DE DAVID MARKSON

DANTEALIGHIERI 15 LA COMÉDIE, LE PARADIS PAR CHRISTINE SPIANTI

PIERRE BAYARD 17 L’AFFAIRE DU CHIEN DES BASKERVILLE PAR MAURICE MOURIER

GERTRUDE STEIN 18 FLIRTER AU BON MARCHÉ PAR CLAUDE GRIMAL

ET AUTRES FAITS DE CIVILISATIONGERTRUDE STEIN HENRY JAMES

HANS BELTING 19 LA VRAIE IMAGE PAR GEORGES RAILLARD

ROLAND RECHT (sous la dir.) LE GRAND ATELIER

GEORGE STEINER 20 LES LIVRES QUE JE N’AI PAS ÉCRITS PROPOS RECUEILLIS

PAR OMAR MERZOUG

RENAUD ESCANDE (sous la dir.) 21 LE LIVRE NOIR PAR MICHEL BIARD

DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISEANNA FUNDER 22 STASILAND PAR GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

23 ENTRETIEN AVEC ANNA FUNDER PROPOS RECUEILLIS

PAR ÉRIC PHALIPPOU

RÉGIS DEBRAY 24 UN CANDIDE EN TERRE SAINTE PAR PIERRE PACHET

PHILIPPE RAMOS 25 CAPITAINE ACHAB PAR LUCIEN LOGETTE

MOLIÈRE 26 L’ÉCOLE DES FEMMES PAR MONIQUE LE ROUX

YASMINA REZA LE DIEU DU CARNAGE

PIERRE NAVILLE 27 MÉMOIRES IMPARFAITES PAR MAURICE NADEAU

28 BIBLIOGRAPHIE PAR ANNE SARRAUTE

31 ALAIN ROBBE-GRILLET PAR MAURICE NADEAU

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

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EN PREMIER

L’historiographie de la Shoah ne cesse des’enrichir, au fil des années, en ouvrantde nouveaux chantiers de recherche et enesquissant des perspectives inédites.L’innovation, cependant, passe surtout pardes éclairages particuliers : la « Shoah parballes » en Ukraine, le personnel des unitésspéciales préposées aux opérations de tuerie,la biographie de tel ou tel responsable nazijusqu’à présent resté dans l’ombre, les pilla-ges de l’armée allemande dans les territoiresoccupés visant aussi bien à nourrir les trou-pes qu’à financer les déportations, et biend’autres aspects. La tendance est au morcel-lement, à la « micro » plutôt qu’à la«macro»-histoire. Puisque les domainesd’investigation s’élargissent et se multiplient,il devient de plus en plus difficile d’apporterune vision d’ensemble.C’est pourtant ce qu’a fait Saul

Friedländer, dans un ouvrage qui résume letravail de presque un demi-siècle et quis’achève maintenant avec la publication dusecond volume de L’Allemagne nazie et lesjuifs (1). Déjà salué, à sa sortie en Allemagneet aux Etats-Unis, comme un chef-d’œuvre, ilconstitue un des livres essentiels sur laShoah. On pourrait sans doute le juxtaposer,par son importance, à La destruction des juifsd’Europe de Raul Hilberg (2), une autre piècemaîtresse dans cette immense littérature,écrite elle aussi en anglais par un historienjuif de langue allemande originaire d’Europecentrale. Mais il s’agit de deux livres profon-dément différents aussi bien par leur méthodeque par leurs sources et aussi, sans doute, parla conception générale de l’histoire qui lesinspire.À plusieurs égards, Friedländer est même

une sorte d’anti-Hilberg. Ce dernier avaitreconstitué, avec une rigueur exemplaire, lesystème d’extermination nazi, en faisantl’anatomie de sa machine bureaucratique eten étudiant les étapes du processus de sa miseen place, de son expansion, de sa radicalisa-tion meurtrière. Adoptant la « perspective del’exécuteur », il faisait de la bureaucratie le

sujet essentiel, presque exclusif, de l’histoire,vis-à-vis duquel tous les autres acteurs dupassé, notamment les victimes, figuraientcomme une masse anonyme, passive et sansvisage, dans un contexte historique généralextrêmement flou, sinon absent. Ses sourcesétaient les archives de l’appareil d’État nazi,exploitées jusqu’au dernier protocole, et sonparti-pris méthodologique le conduisait àignorer les témoignages, notamment ceux desvictimes.Au fond, l’approche de Hilberg présentait

plusieurs affinités avec celle de MartinBroszat – l’ancien directeur de l’Institut fürZeitgeschichte de Munich, décédé en 1989 –pour qui l’historisation du nazisme devaits’affranchir des contraintes découlant de la

Cela demande la connaissance de l’universmental environnant, illustré par des détailsgénéralement ignorés par ceux quis’intéressent à l’Histoire (celle, précisaitGeorges Perec, qui s’écrit avec une grande «Hache »). Cela exige aussi l’écoute de la voixdes victimes « ordinaires », restituée par lespages d’un journal ou d’une lettre.L’interprétation de la Shoah s’inscrit ainsidans une narration historique vivante, faited’êtres humains en chair et en os, danslaquelle l’analyse des grandes tendancess’articule fructueusement avec le récit desévénements et incorpore la subjectivité desacteurs. Une subjectivité, souligneFriedländer, qui sollicite et remet en cause, àson tour, celle de l’historien, en équilibre

La SENZO TRAVERSO

SAUL FRIEDLÄNDERLESANNÉES D’EXTERMINATION.L’Allemagne nazie et les juifs 1939-1945trad. de l’anglais (États-Unis)par Pierre-Emmanuel DauzatSeuil éd., 1025 p., 32 euros

Une histoire

L’interprétation de la Shoah s’inscritainsi dans une narration historique vivante, faited’êtres humains en chair et en os, dans laquellel’analyse des grandes tendances s’articule fruc-

tueusement avec le récit des événementset incorpore la subjectivité des acteurs.

« mémoire mythique » des victimes. C’estprécisément lors d’un débat très vif, sousforme d’un échange de lettres publiques, avecBroszat, que Friedländer a amorcé laréflexion méthodologique d’où est né sondernier ouvrage (3). Dépassant les limitessymétriques d’une histoire sans victimes(notamment l’historiographie allemande) etd’une mémoire juive transformée en prismeexclusif de lecture du passé, Friedländer estparvenu à une « histoire intégrée ».Autrement dit, il a élaboré une histoire danslaquelle les décisions du régime (la chaînecomplexe de transmission des ordres etl’interaction entre le centre et la périphérie),le déroulement du conflit mondial, l’attitudedu monde environnant (les forces alliées, lescollaborateurs, les sociétés occupées) et lesréactions des victimes forment un tout, untableau polychrome qui donne lieu à uneconfiguration d’ensemble. Cela implique deprendre en compte les structures institution-nelles, les idéologies, les choix stratégiques,les étapes tantôt planifiées tantôt imposéespar l’échec de l’offensive sur le front oriental.

permanent entre « transferts » imprévus etmise à distance critique.Son tableau prend la forme d’un triptyque.

D’abord les deux premières années de guerre,où la domination nazie s’impose dansl’Europe continentale, d’une part avec lepacte germano-soviétique, d’autre part grâceau succès foudroyant du Blitzkrieg à l’Ouest.Puis le début de l’extermination, entre l’été1941 et l’été 1942, entre le déclenchement del’offensive contre l’URSS et la mise en fonc-tion des camps d’extermination en Pologne.Et enfin la Shoah, jusqu’à la conclusion de laguerre.Au départ, l’extermination était conçue

comme une mesure limitée aux juifs résidantdans les territoires conquis par l’Allemagneen Europe orientale. Lors de la dernièreétape, en revanche, elle concernaitl’ensemble des juifs d’Europe, c’est-à-dire,selon les estimations de Heydrich à la confé-rence de Wannsee, onze millions de person-nes. Convaincu de pouvoir mettre à genouxl’URSS en quelques mois, Hitler envisageaitsans doute une solution graduelle de la

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EN PREMIER

SUITE�

hoah« question juive » : la déportation des juifseuropéens dans un territoire éloigné et isolé,où ils auraient pu disparaître progressive-ment. Il s’agissait vraisemblablement de laRussie profonde, où d’un autre lieu, commel’île de Madagascar, évoquée comme une« vague métaphore » pour indiquer la déju-daïsation du continent européen. En 1942,cette solution n’est plus possible :l’extermination des juifs devient un desobjectifs prioritaires du IIIe Reich dans unconflit qui s’est radicalisé à l’extrême avecl’entrée en guerre des États-Unis et la résis-tance acharnée de l’Armée rouge.Friedländer demeure profondément atta-

ché à une vision « intentionnaliste » de laShoah, un génocide dont le ressort ultimeréside dans l’idéologie nazie. Là se trouvel’impulsion fondamentale qui rythme leprocessus et écarte, au fil des mois, tout autreconsidération d’ordre économique ou militai-re. Contrairement à une thèse aujourd’huicourante, le pillage des biens juifs n’était pasla cause de leur extermination mais un desmoyens de sa mise en œuvre (4). Cette impul-sion idéologique, cependant, s’est traduite enoption pratique pendant la guerre comme uneréponse, souvent empirique, à un ensemblede problèmes, obstacles et difficultés quidécoulaient de l’approfondissement duconflit. D’où l’identification, de plus en plustotale, obsessionnelle, entre les juifs et lebolchevisme, entre l’extermination des juifset la lutte contre les partisans. D’où la recher-che des solutions techniques les plus effica-ces pour accomplir un massacre de dimen-sions gigantesques : la rationalité moderne,administrative et industrielle, n’explique pasle crime, elle n’a été qu’un moyen pour lemettre en œuvre. La création des camps de lamort avait besoin du concours d’ingénieurs,d’architectes, de chimistes, de démographes,de gestionnaires et de techniciens, mais lesvrais concepteurs de la machine exterminatri-ce, explique Friedländer, étaient poussés parl’antisémitisme.Et c’était encore l’antisémitisme qui

donnait à la guerre sur le front oriental sacoloration particulière. Il s’agissait, selon ladéfinition nazie, d’un Volkstumkampf, d’un« combat ethnico-racial » qui allait bien au-delà des idées traditionnelles del’expansionnisme pangermaniste. Ce combatse passait de toute contrainte d’ordre légal,unissant une visée coloniale – la conquête del’« espace vital » – à une aspiration quasi reli-gieuse – l’élimination des juifs commemission sacrée – et débouchant sur une guer-re totale contre le bolchevisme. Sur le plan

générale

moins une, essentielle : le monde savait. LesAllemands, en particulier, savaient. La thèsede leur ignorance n’est qu’une « reconstruc-tion mythique rétrospective ». Friedländerrésume un ensemble accablant de preuvesdéjà fournies par un corpus de recherchesdésormais considérable. Mais il ne s’agit plusde travaux sectoriels sur la diffusion desnouvelles dans la presse anglo-saxonne, surles rapports émanant de la Croix-Rouge etdes émissaires polonais, sur les images deMaidanek – avec les chambres à gaz, lesamoncellements de cheveux, valises et lunet-tes – rendues publiques par les Soviétiquesaprès la libération du camp en juillet 1944.

Himmler ou Goebbels – la presse allemandefaisait souvent allusion à l’éradication du« virus » juif dans le corps de l’Europe.Tout cela était connu, mais c’est

l’enchaînement de tous ces éléments quidonne une perception nouvelle. Quelquesnotations qui, au premier abord, pourraientapparaître anecdotiques, se révèlent tout àfait éclairantes. Nous apprenons ainsi qu’en1942, des convois de déportés étaient ratta-chés, à Düsseldorf, à des trains passagers, etque, l’année suivante, les troupes allemandesinstallées à Salonique avaient récupéré les

intellectuel, cette campagne colonisatriceavait été théorisée par un grand nombre desavants rassemblés dans une véritable disci-pline, l’Ostforschung. Parmi eux, deux jeuneschercheurs, Werner Conze et TheodorSchieder, qui joueront un rôle moteur dans lareconstruction de l’historiographie del’Allemagne fédérale d’après-guerre.Parmi les nombreuses mises au point dont

fourmille cet ouvrage, il faut en retenir au

Certes, on savait que le Vatican ne voulait pasentrer en conflit avec le régime nazi et que lessionistes restèrent passifs, convaincus que ledestin des juifs ne se jouait pas en Europemais en Palestine. On savait que les soldatsde la Wehrmacht envoyaient des lettres et desphotos du front oriental, que le personnel descamps de la mort était nombreux et ne vivaitpas isolé du reste de la société. On savaitaussi que – en publiant les discours de Hitler,

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pierres tombales de l’ancien cimetière juifpour paver des rues et construire des piscines.Bref, les camps de la mort n’étaient nisuspendus dans le vide ni hermétiquementoccultés. Friedländer caractérisel’antisémitisme nazi comme une croisade «rédemptrice », comme une tendance quasireligieuse qui, s’attaquant à un « ennemimétaphy-sique » perçu comme une menace «létale et active » – surtout par l’identificationdes juifs aux commissaires politiques del’Armée rouge – créait un climat de pogromdans l’ensemble de l’Europe. Il illustre sonanalyse à l’aide de quelques exemples saisis-sants. En septembre 1940, le festival du ciné-ma de Venise décernait le Lion d’Or au filmallemand Jud Süss. Michelangelo Antonioni,fasciste à l’époque, le saluait comme unerencontre réussie entre l’art et la propagande.Trois ans plus tard, le film avait été vu parplus de vingt millions de spectateurs.

de. Et c’est sans doute dans sa volonté de nepas « domestiquer » le sentiment quasi viscé-ral de stupeur et d’incrédulité que suscite untel événement, avant d’en donnerl’interprétation historique la plus systéma-tique et rigoureuse, que réside la grandeforce de son livre.

1. S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs.Les années de persécution 1933-1939, Seuil(maintenant réédité avec le second volume). Voirla Quinzaine littéraire, 1998, n° 731.2. R. Hilberg, La destruction des juifs

d’Europe, Folio-Gallimard, 3 tomes.3. Voir cette correspondance dans le Bulletin

Trimestriel de la Fondation Auschwitz, 1990, n°24, et maintenant in S. Friedländer, Nachdenkenüber den Holocaust, Beck, Munich, 2007.4. Voir surtout G. Aly, Comment Hitler a ache-

té les Allemands, Flammarion, 2005.5. S. Friedländer, Quand vient le souvenir,

Points-Seuil.

Né à Prague en 1932 – il a raconté sonenfance et sa survie pendant la guerre, cachéau sein d’une famille catholique française,dans des souvenirs poignants (5) –, SaulFriedländer est sans doute le dernier, parmiles grands historiens et narrateurs de laShoah, a l’avoir traversée. L’Allemagne nazieet les juifs n’est pas un livre autobiogra-phique, car il s’agit d’un ouvrage historiqueau sens le plus classique du terme, mais sonauteur n’ignore pas – ni ne fait semblantd’oublier – que son travail demeure hanté parson vécu. Il n’est pas possible, reconnaît-il,d’étudier la Shoah comme on enquêterait surle prix du blé à la veille de la Révolutionfrançaise ; la proximité de l’événement nenous le permet pas. C’est pourquoi sonœuvre contient des pages lumineuses etirremplaçables pour comprendrel’interférence inéluctable de la mémoire danstout effort d’écriture de l’histoire du judéoci-

EN PREMIER SUITE FRIEDLÄNDER/TRAVERSO

Le mot « génocide »RAFAËL LEMKINQU’EST-CE QU’UN GÉNOCIDE ?trad. de l’anglais (États-Unis) par Alain Spiessprésentation par Jean-Louis PannéRocher éd., 320 p., 22 euros

Le mot « génocide » – fusion du grecancien genos (tribu, race) et du latin caedo(tuer) – est né pendant la Seconde Guerremondiale. Son créateur est un juriste juifpolonais, Rafaël Lemkin, professeur de droità l’université de Varsovie avant la guerre. Ilest arrivé aux États-Unis en 1940, après unefuite rocambolesque à travers la Pologne etles Pays Baltes, un bref séjour en Suède et unnouveau, long voyage par l’Union Soviétiqueet le Japon. Il s’intéresse aux crimes de massedepuis le début des années 1920, lorsqu’il aété profondément ébranlé par l’attentat, àBerlin, d’un terroriste arménien contrel’ancien ministre de l’Intérieur de l’empireottoman, Talaat Pacha, un des responsablesde l’extermination de plus d’un milliond’Arméniens pendant la Première Guerremondiale. Lemkin abandonne alors sesétudes de philologie pour se consacrer audroit. Il élabore le concept de génocide dansun ouvrage consacré aux crimes nazis quiparaît en 1944 sous le titre Axis Rule inOccupied Europe, où il analyse minutieuse-ment un énorme corpus législatif produit parle Troisième Reich et ses alliés. Bien quetoujours cité pour son rôle fondateur, ce livren’avait jamais été réédité ni traduit. Il fautdonc saluer cette édition française qui, enlaissant de côté toute la partie documentaire,reprend les chapitres essentiels du livre.Un génocide, précise Lemkin, ne signifie

pas nécessairement « la destruction immédia-te d’une nation », mais plutôt « la mise enœuvre de différentes actions coordonnées quivisent à la destruction des fondements essen-tiels de la vie des groupes nationaux, en vuede leur anéantissement ». Il examine ensuiteles multiples dimensions (politique, sociale,

économique, culturelle, religieuse, morale etmême « biologique ») de ce processusd’extermination – soudaine ou graduelle –d’un peuple. Ce concept est à ses yeux bienplus rigoureux que celui, trop vague, de «meurtre de masse », mais il donne ensuiteune multitude d’exemples qui en révèlent unusage très extensif et finalement tout aussiflou. Il cite bien sûr les juifs et les Tziganes,mais il les juxtapose aux Polonais, auxRusses et aux Slovènes, désignés commevictimes d’une analogue « exterminationmassive ». D’autres passages semblent indi-quer que cette notion pourrait s’appliquer àl’ensemble des pays dans lesquels les forcesde l’Axe ont pratiqué des politiquesd’occupation et des transferts forcés de popu-

inscrire le crime de génocide n’est pas rete-nue, sous prétexte que ce mot ne figure pasdans le British Dictionary. Mais Lemkingagne sa bataille trois ans plus tard : en 1948,l’ONU consacre une convention au crime degénocide.Dans une critique du livre publiée en 1946

par la California Law Review, Hans Kelsensoulignait que « le nouveau concept de“génocide” a une signification plus politiqueque juridique », en indiquant que les actescriminels désignés par cette notion étaientparfaitement punissables en vertu du droitinternational préexistant. Lemkin n’évoquaitpas encore, dans son livre, l’imprescriptibilitéde ce crime. Au fond, l’argumentation deLemkin semble confirmer les réserves quiont été formulées, en temps plus récents, pardes chercheurs comme Henry Huttenbachaux États-Unis et Jacques Sémelin en France,au sujet de ce concept controversé. Pour cesderniers, son usage dans les sciences socialesest très problématique. Constatant qu’il atoujours servi bien davantage à revendiquerla reconnaissance d’un crime dans l’espacepublic plutôt qu’à en approfondir l’analyse etla compréhension, ils suggèrent del’abandonner et de le remplacer par celui de« violence de masse » ou de « violence extrê-me ». Bref, ce livre permet à la fois dereconstituer la généalogie d’un concept et demieux saisir les limites qui le caractérisentdès sa naissance. Reste le fait que ce termeest désormais entré dans notre lexique. Nouspourrons essayer d’en faire un usage plusrigoureux, mais nous ne pourrons pasl’éliminer sinon au prix d’une régressionéthique et politique bien peu souhaitable.Homme d’action et juriste militant,

Lemkin n’avait pas l’envergure théoriqued’un Kelsen. La grandeur de son livre estsurtout symbolique, car il témoigne d’unecésure. C’est la première trace perceptible,dans le domaine du droit, de la blessure infli-gée par la Shoah au visage de l’Europe.

ENZO TRAVERSO

Ce terme est désormaisentré dans notre lexique.Nous pourrons essayer

d’en faire un usage plusrigoureux, mais nous nepourrons pas l’éliminer

lation, puisque l’extermination physique neconstitue, dans son schéma, qu’un des critè-res de définition à côté d’au-tres, parfoisassez étonnants comme la diffusion del’alcoolisme et de la pornographie. Bref, ladistinction aujourd’hui courante entre épura-tion ethnique et génocide, ou encore entrecrimes de guerre et génocides, est souventeffacée dans cet ouvrage.Pendant l’été 1945, Lemkin participe, en

tant que membre de la délégation américaine,à l’élaboration des statuts du TribunalMilitaire International qui, à partir del’automne, va juger à Nuremberg les crimesde l’Allemagne nazie. Sa proposition d’y

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EN PREMIER

L’extermination des enfants est, depuis ledébut, au centre même de toutel’entreprise hitlérienne. Dès le printemps1937 Eugen Fischer, directeur du KaiserWilhelm Institut (Institut de l’EmpereurGuillaume) (section d’anthropologie), ungrand ami de Martin Heidegger, décide lastérilisation des enfants de couleur et dès lemois de mai, son collègue von Verschuerdemande aux mêmes fins, la saisie statistiquedes enfants juifs. L’euthanasie des enfantsconsidérés comme sans valeur pour la vie(lebensunwert) est mise en pratique à partirde 1939 et conti-nuera jusqu’en 1945 en dépitde quelques très rares protestations.C’est à partir de 1941 que l’extermination

des enfants juifs devint systématique, commel’une des caractéristiques de base dunazisme. Le nazisme était meurtrier et crimi-nel dans son essence, son contenu et cejusque dans la moindre de ses manifesta-tions ; éradiquer les enfants était sa raisond’être.À quel point les enfants en furent les

victimes de base, c’est bien ce que montrentles textes réunis ici par les deux auteurs qui sesont livrés à un travail aussi énormequ’essentiel. Tous racontent la vie de cesenfants juifs qu’on extermine pour la seuleraison qu’ils sont nés Ce livre réunitl’ensemble des textes, qui ressortissent de cequ’on convient d’appeler le « genre testimo-nial », sous diverses formes, journaux,chroniques, récits, essais. Tous portent sur« l’épreuve de l’inhumain », vécue par lesenfants jetés dans un univers de terreur, faceauquel ils sont encore plus désemparés queles adultes, mais dont justement ils saisissentd’emblée la nature même. D’un coup, ilsperçoivent, d’une manière ou d’une autre,l’essence de ce dont ils sont victimes.Certains de ces récits ont été écrits sur

place au Ghetto de Cracovie (Roma Ligocka)ou de Lodz (Oskar Rosenfeld) ou au campghetto de Theresienstadt comme les poèmesdu petit Hanus Hachenburg, ce jeune garçon,né en 1929 extraordinairement doué et quisera gazé en 1944 à Auschwitz. On trouveainsi mêlés des noms connus, sinon célèbrestels Imre Kertèzs, Élie Wiesel, Ruth Klüger,Aharon Appelfeld, Serge Moscovci et bien

GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

L’ENFANT ET LE GÉNOCIDE(témoignages sur l’enfancependant la Shoah)CATHERINE COQUIOet AURÉLIA KALISKYBouquinsRobert Laffont éd., 1376 p., 32 euros

Tel fut leur enfer !

d’autres et ceux de gens anonymes ou incon-nus, d’auteurs d’un seul livre jamais encoretraduit. Toutes ces voix très diverses etvenues de tous les pays occupés par lesAllemands de 1939 à 1945, parlent del’intérieur de ce qui fut vécu, ce sont destémoignages devenus des œuvres littéraires,rien que d’avoir été écrits.La portée de cet ouvrage est encore accrue

de ce que certains textes ont été rédigés pardes enfants qui ne devinrent jamais desadultes et dont certains créèrent même unerevue littéraire, à Theresienstadt (Hachen-burg et Peter Ginz). Un auteur dit à ce proposque « l’enfant comprend sa mort parce qu’il

l’importance que tous ces êtres donnaient àl’écrit, ce que pouvait signifier pour euxl’expression littéraire.Ces récits, ces essais racontent

l’invraisemblable et on ne cesse d’allerd’étonnement en étonnement car l’extensionet la mise en œuvre du crime nazi n’ont pasde fin. Chaque texte cité montre les dimen-sions de l’imagination cynique dansl’inépuisable invention de la mise à mort,comme plus nette encore, plus visible, plus« efficace » lorsqu’il s’agit d’enfants commesi c’étaient eux qui montraient véritablementà nu, il faut sans cesse le redire, le vrai fonc-tionnement du programme même du

Nous avons demandé à Georges-Arthur Goldschmidt dont il estquestion au début de cet ouvrage d’en faire le compte rendu pour LaQuinzaine littéraire.

ne cherche pas à la saisir », il n’y a pas desens et l’enfant a d’emblée vu l’insensé. Leplus insupportable est la disponibilité,l’ouverture d’esprit, la curiosité de cesenfants dont il ne faut pas oublier, que deplus, ils étaient déjà en train de souffrir aughetto de la faim la plus extrême, presqueautant que dans les camps, comme lemontrent les photos prises en 1941 àl’intérieur du ghetto de Varsovie (2). Le jour-nal d’Istkohk Rudashevski assassiné en 1943à quinze ans, avec tant d’autres est un éton-nant exemple de maturité tragique et de préci-sion d’observation.Les poèmes publiés sont saisissants à force

d’être désabusés, clairvoyants et d’une infail-lible intensité. Le plus frappant, ce sontl’acuité de l’expression et la justesse desremarques, comme si la certitude de la mortrendait la langue plus indispensable, plusclaire et telle qu’on ne peut pas ne pasl’entendre. Aucun de ces enfants ne se faisaitla moindre illusion. Ce qui est saisissant c’est

nazisme, la destruction irrémédiable de l’êtrehumain incarné par les enfants juifs, lesenfants tziganes et les enfants « débiles ».Cet ouvrage réunit les écrits de plus de

deux cents auteurs de toute sorte, plus oumoins longs et tous précédés d’une biogra-phie succincte, mais explicite, tous classéspar pays d’origine. À la fois par la prove-nance et par les lieux où les récits sedéroulent, c’est presque toute l’airegéographique de l’Europe qu’ils embrassentet toutes les classes sociales et les formesd’existence les plus diverses. Ce gigantesquetravail est précédé d’un remarquable avant-propos d’une centaine de pages , à la fois trèsdocumenté et écrit de sorte à introduire lelecteur non seulement au sein de l’universconcentrationnaire, mais en son centre, là oùle nazisme montre sa nature.

1. Ernst Klee Euthanasie im SS- 19862. Joe J. Heydecker Das warschauer Getto

Foto-Dokumente DTV Francfort 1983

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Tout commence dans un taxi qui roule dansNew York, où l’auteur se rend pour un

séjour et des rencontres. La ville américaine,mais aussi Tel Aviv et Jérusalem, Paris etBagdad, ou Prague, sont les diverses étapesd’un voyage au cœur d’un siècle nouveau,marqué par la terreur. Laquelle se matérialised’abord dans les tours jumelles, et dans lesconséquences aujourd’hui encore, de leureffondrement. Weitzmann revient sur la diffi-culté à identifier tous les corps, les erreursqui sont commises et ce que cela engendre.On ne sait pas encore combien de personnessont mortes, et peut-être ne le saura-t-onjamais. La déflagration résonne encore, dansce constat.Quelques écrivains accompagnent le

romancier et essayiste dans ce voyage. Ceuxqu’il rencontre, bien sûr, comme Philip Rothou Don de Lillo à NewYork, Zeruya Shalev àJérusalem, mais aussi William CarlosWilliams, le poète qu’il lit dans l’avion, etdont il cite des vers à diverses reprises. Fauted’une définition de ce que Weitzmannnomme la terreur, on peut ainsi reprendre cequ’en écrit Williams : « la terreur agranditson objet tout comme la joie ». Un peu plusloin, l’essayiste rappelle le lien établi par lepoète entre terreur, technologie et puritanis-me. Peut-être est-ce ce lien qu’a éprouvéAlexandra.Elle est la première rencontre du livre.

Cette jeune femme d’origine serbe, native deNovi Sad, a trouvé un peu de paix aux États-Unis après la guerre du Kosovo et le bombar-dement de sa ville par l’aviation américaine.Novi Sad n’est pas une ville anodine enSerbie : proche de la frontière hongroise, ellerassemble une population composite. On saitpeut-être que c’est la ville natale de DaniloKis, écrivain mal vu du régime en place pourses opinions « cosmopolites » dans les annéessoixante-dix. Le bombardement de cette villesurprend et choque des habitants quis’opposent autant qu’ils le peuvent àMilosevic. Les rafles qui s’y sont déroulées,pour enrôler des jeunes gens au début de laguerre en Bosnie témoignent de ce qu’estcette ville, et de ce qu’est aussi une forme deterreur : elle génère une incompréhensiondont des années après, la jeune Alexandragarde la trace vivante.La trace de la terreur, Zeruya Shalev,

romancière israélienne connue pour Théra, la

de plus qu’une série de paragraphes sansissue ? Labyrinthe ou se mêlent tentatives depédagogie objective, références littéraires,anecdotes personnelles et le malaise d’unesolitude, d’un indicible déplacement. »A cet éparpillement, lisible dans la forme

du livre, fait de rencontres diverses, dedigressions, de coq-à-l’âne et de viragesparfois brusques, s’oppose donc le fil d’uneréflexion et de la marche. Weitzmann écritparfois comme on avance dans un dédale,avec ce mélange d’inquiétude et d’audace quiexclut tout retour en arrière. Notre monde etnotre siècle sont ainsi faits qu’il est difficilede reculer, même si l’on sait que chaque pasest risqué, que les certitudes d’autrefois nesont plus. Deux savoureuses notes au bas despages 188 et 191 rappellent quel danger nouscourons dans un monde multipolaire, quanddes années d’équilibre de la terreur nousprotégeaient, paradoxalement.L’essai est largement consacré à ces stratè-

ges et chercheurs, proches des hommesd’Etat américains des soixante dernièresannées, qui ont réfléchi sur la bombeatomique, ses effets, la terreur qu’elle pouvaitengendrer, ou éviter. De Hermann Kahn, quiservit de modèle au Docteur Folamour à VonNeumann, auteur d’une théorie des jeuxappelée « Monte-Carlo » en passant parHenry Kissinger ou les experts de la RANDCorporation qui ont accompagné Bush junioret d’autres, Weitzmann dresse une galerie deportraits, en même temps qu’il raconte, defaçon elliptique voire décousue, l’Histoire dela « guerre froide ». Le parcours de ceshommes fascine Weitzmann. Le fils decommuniste qui entendait parler du conflit deBudapest ou de Cuba dans la cuisine familia-le n’a plus de « famille » politique. Ceshommes d’influence, souvent passés dans legiron néo-conservateur, à l’instar d’unNorman Podhoretz qui prône toujours l’idéede progrès ont façonné ce début de siècle,pour le meilleur et pour le pire. Ce sont deshéros de roman, ou de ces personnages quiagissent en sous-main, jouent de leur pouvoircaché pour transformer le monde.« Roman sauvage », Notes sur la terreur

est aussi l’histoire d’un homme qui va mal,qui a peur, parce qu’il sent revenir les hainesles plus obscures, drapées dans la soie desbons sentiments. Lorsqu’il est à Paris, audébut des années 2000, et qu’il est encorejournaliste et critique renommé auxInrockuptibles, il entend les hurlements d’unefoule qui honnit Israël confondu avec lesJuifs, et dans les couloirs de son journal onvoit dans les attentats antisémites qui fleuris-sent alors, un complot du Mossad. Près de

MARCWEITZMANN

Les tenants de genres cloisonnés, amateurs d’essais qui sont desessais, et de romans qui obéissent à des canons bien définis, en serontpour leurs frais en ouvrant ces Notes sur la terreur, de Marc Weitzmann.Difficile en effet de décrire ce livre, dont même les notes en bas de pageouvrent des pistes ou sont des pieds de nez.

NORBERT CZARNY

MARCWEITZMANNNOTES SUR LA TERREURFlammarion éd., 250 p., 21 euros

« Un roman sauvage »

porte à vie dans son corps. Victime d’unattentat contre un bus à Jérusalem, la jeunefemme a été gravement blessée aux jambes,et ne peut marcher comme avant. Mais nulapitoiement chez elle ou chez l’auteur, justel’envie de comprendre, de lire les signesannonciateurs, de voir comment la terreurjaillit, et produit ses effets. A peine étendueau sol, la romancière cherche autour d’elletout ce qui lui appartient. Seule l’obsèdel’idée de « ne pas se laisser disperser par labombe ». Elle ramasse les objets, mais essaie

ROMANS, RÉCITS

surtout, en romancière, de préserver le fild’une pensée entamée dans un square, puissur le trajet la menant au bus, pensée duroman en cours.L’idée d’éparpillement, qui traverse ce

livre comme elle accompagne le concept deterreur, on la retrouve aussi dans uneréflexion de Don de Lillo sur le chaos irakien,préférable à de multiples chaos. Non que leromancier américain voie là une solution ;comme bien des protagonistes de cet essai ilémet des hypothèses, cherche à comprendre.La forme du livre fait écho à ce propos :« Suis-je en train d’écrire quelque chose oubien ces notes ne déboucheront-elles sur rien

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devenir fou, Weitzmann part à Tel-Aviv, quisoumise aux attentats de la deuxième intifa-da, vit dans sa « lente et frénétique atmosphè-re d’irréalité malade ». Paradoxalement, lesattentats l’effraient moins que les cris etpropos entendus dans la capitale parisienne.

Et de ce séjour sortira ce que nous tenonspour le meilleur texte de Weitzmann, sonLivre de guerre.Il y a dans cet essai un peu erratique, entre

réflexion sur un monde transformé encauchemar, et série de portraits, l’ébauche

d’un roman à venir, d’une œuvre ambitieusesur le modèle de ce que proposent les écri-vains américains que Weitzmann aime tant,un de ces romans qui prennent le temps de seconstruire, dans le chaos et l’errance. Enquête d’une identité nouvelle.

MICHÈLE DESBORDES

ROMANS, RÉCITS

Le dernier livre de Michèle Desbordes,comme un archipel, éparpillé, semble

lumineux et doux, étrangement serein, prisdans une récapitulation très maîtrisée enmême temps que spontanée. Ce récit, d’unetraite, comme un souffle hébété, rassemblel’œuvre de Desbordes, fait s’en rallier lespoints – les terres – et les cartographie avecune ferveur communicative en même tempsqu’élégiaque, profonde.Sur un chemin au bord du fleuve, une

femme regarde un oiseau aller et venir auxbases d’un ciel très gris. Autour de cettebrève promenade, s’organisent toutes lesparcelles de ce livre éblouissant – le centredes petites terres. Michèle Desbordes raconteun secret, celui d’un amour, entrecoupé d’uneséparation difficile (dans le temps etl’espace), pour un écrivain plus âgé qu’elle,de sa disparition. Elle s’attache à la comple-xité de leur vie au travers des trajets qu’ellefit vers lui – des visites –, et de l’ultimevoyage vers Paris au moment où il meurt. Unvoyage vers lui. Comme le voyaged’Hölderlin en 1802 qu’elle écrivit, commecelui d’Herzog, au travers des glaces, qu’elleadmira. « Toi dont je parle, dont je n’aijamais parlé, un de ces jours qui venaient tuallais mourir. Insensément. Ta mort allaits’immiscer, s’introduire là dans ma vie, defaçon fulgurante l’infléchir, la bouleverser.J’avais eu le temps d’y penser, de l’imaginercomme on imagine ce qu’on redoute (...)ignorant alors que le moment viendrait où ilme faudrait vraiment parler de tout ça,comment le croire, te mettre dans un livre toiet le déchirement des choses comme si c’étaitune histoire, n’importe quelle histoire quej’écrirais, une histoire pourtant où j’aurais àdire les choses comme elles viennent, c’est-à-dire rompre l’unité et laisser parler toutes lesvoix qui ont à parler, car c’est cela et riend’autre je crois qu’il me faut faire main-tenant (...) » Elle évoque les différentespériodes de son existence, leurs voyages, savie sous les tropiques, la mer omniprésente,

jamais été séparé, les morceaux, les frag-ments (bribes, parcelles) unis, indissociables,les bouts de soi, les bouts d’écriture, (...) lesens de cette écriture présente, morcelée,jonchée de morceaux, bribes, parcelles... »

SUITE�

HUGO PRADELLE

MICHÈLE DESBORDESLES PETITES TERRESVerdier éd., 120 p., 11,50 euros

Le récit posthume de Michèle Desbordes est l’ultime trace d’unelangue magnifique, l’aveu discret d’un amour profond, le retour, lademande sereine devant la disparition.

Le Parachèvement

leurs rencontres, les lettres, l’amour, ledésamour, le manque, le retour, elle évoqueles bouts du bout du monde, la Loire, sonenfance, la guerre, les livres enfin, toujours.Ce livre, l’ultime et douce profération d’un

grand écrivain, prend une autre valeur, éton-nante, lumineuse. Elle écrit l’aveu, dévoileavec une pudeur admirable des clefsinsoupçonnées de son œuvre, réfléchit surson travail, explique sa démarche. Les Petitesterres constituent un retour, pour mieux dire,pour mieux saisir ce dernier récit, celui d’unamour, de la mort de l’autre, font advenir lesenjeux, les font se rapprocher de nous,passant de l’intime circonspect de la confes-sion qui torture à la douceur du dialogue quifait tout se justifier. Les bribes du récit, lesfragments du discours : « (...) ces élémentsdans l’ordre et à point nommé dirait-on, toutcela n’étant faut-il croire qu’un seul et mêmetissu, un seul même magma où tout se retrou-ve se presse et conflue, n’ayant à vrai dire

Il y a quelque chosed’un bilan dans celivre, dans sa force

même, dans soncaractère d’ellipseet de dépliement

La forme neuve, l’éclat, l’éparpillementvirtuose, permettent à Desbordes, dans lesilence désormais, d’aborder à la fois unehistoire intime et de faire mieux comprendre,les reprenant, ses livres précédent – L’Ha-bituée, Le Commandement, La Demande,L’Emprise – et ses poèmes narratifs, sesobsessions et ses hantises. Il y a quelquechose d’un bilan dans ce livre, dans sa forcemême, dans son caractère d’ellipse et dedépliement, dans la tension presque magiqueentre ce qui doit être dit et ce qui le sera.

Les Petites terres sont les recommence-ments illimités, les bribes impalpables d’unbonheur qui disparaît lentement, des tracesmerveilleuses, comme du sel après le retraitde l’écume, ou des restes de brumes quis’accrochent au paysage, la mort, le saisisse-ment tendre par la langue qui se reprend sanscesse, la langue elle-même mise à nu, commeun corps, comme la langue qui se replie dansla bouche, apeurée et brave, provocatrice etpatiente. Le dernier récit de MichèleDesbordes demeure indissociable de sonstyle, du travail profond qu’elle exerça sur lalangue, puissamment, de l’intérieur. « (...) cetemportement, cette façon de ne plus pouvoirs’arrêter une fois la phrase commencée car ilsemble bien qu’alors ce soit la seule façon dedire, le temps qui n’en finit pas, le tempsimmobile et tout ce qui sans cesse recom-

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Ce « récit » s’organise bizarrement. Enouverture, un texte d’un élan et d’une

sensualité superbes qui concerne le GrandCafé de Turin, à Nice. A ce nom, quiconques’est baladé là-bas, aux alentours de la vieilleville, reçoit sa décharge d’adrénaline. Fruitsde mer à toute heure et boissons en accord.Atmosphère. Pour Chantal Thomas, lecontrepoint s’organise entre cette ambiance,la rumeur profonde d’une souffrance provo-quée par l’état de sa mère dont l’esprits’absente et qui se meurt non loin de là et lesfrénésies contagieuses du Carnaval qui batson plein : « “Carnaval, Roi des dupes”, telest le thème de cette année. »Le lecteur aborde ensuite une sorte de

roman d’apprentissage en trois parties, lié àd’innombrables stations dans d’innombrablescafés. Enfance et adolescence : Cafés-vitrineset cafés secrets, à Arcachon. La vie d’étu-diante à Bordeaux, liée au Bar des facultés.La vie parisienne, liée au Café des artistes :« Il y a énormément de cafés dans mamémoire, de temps perdu dans les cafés (...) /– Alors tu es une femme savante, puisque c’estau café que l’on apprend à vivre. / – Jusqu’àun certain point. Car c’est aussi au café quel’on se console de ne pas vivre.Voilà pourquoije n’ai pas mis toute mon énergie dans lescafés, j’en ai gardé pour les livres... »Le projet de Chantal Thomas paraît donc

bien de caractère autobiographique. Et pour-tant... : « C’est mon grand-père qui avaitchoisi mon prénom : Lisa. » Un prénom quiréapparaît à plusieurs reprises. A bon enten-deur, salut ! Entre le vécu et la vie rêvée, ne

pas méconnaître l’intervention del’imaginaire et de l’écriture. A Arcachon,enfant du baby boom, Lisa est une petite fillemodèle, socquettes et jupes à fleurs. Desparents sinistres qui ne vont pas au café : « Lecafé est un révélateur que l’on s’emmerdeensemble et ils n’avaient pas besoin depreuves supplémentaires. » Le grand-pèreFélix, par contre, il les fréquente assidûment,

ces cafés interdits qui enflammentl’imagination des enfants. A Bordeaux, Lisaest une étudiante en philosophie tétanisée parle comportement odieux de Monsieur Rogue,son professeur. Au café, heureusement, ellerencontre d’abord un fou de cinéma homo-sexuel, ensuite une horde de réfugiés espag-nols dont le leader lui apprend l’amour, sexeet avortement compris. A Paris enfin, Lisacommence par courir les petits boulots. Puis,aux basques d’un autre amant « bien avancédans son expédition en Biturie profonde »,elle expérimente nuitamment, de Montmartreà Montparnasse, un compen-dium de la tradi-tionnelle vie d’artiste. Le clash final laramène aux choses sérieuses.Les amateurs de clins d’œil et de nostalgie

sont comblés, mais on aurait tort d’aussisimplement se satisfaire. Les livres annoncéssont très présents dans le texte, longues cita-tions à l’appui. A tout seigneur tout honneur.On a beaucoup dit que cette génération,c’était celle des enfants de Sartre et deBeauvoir. Lisa les aperçoit d’ailleurs un jour,de loin, à la Coupole. Or, les Mémoires d’unejeune fille rangée lui servent de vade-mecum.Elle y apprend la liberté des filles à l’heureoù Jean-Jacques Pauvert publie l’œuvre dumarquis de Sade. Toutefois et bienqu’apparemment rebutée par les études entre-prises et très désireuse de mener une vie debohème, Lisa éprouve assez vite la nécessitéde fuir toute aliénation funeste : « Ma vie sedéroulait par fragments séparés. » Ainsipréserve-t-elle « le cristal de la chambre depensée – cette révélation de ma classe dephilosophie qui m’avait donné à croire audédoublement de notre existence, celleextérieure étant la moins intéressante. » De làeffectivement viendra son salut. Le livre sereferme quasiment dans les bras de RolandBarthes. Thèse de doctorat à l’horizon ?

ROMANS, RÉCITS SUITE DESBORDES/PRADELLE

mence. » Au cœur de ce rythme particulier,évident, Les Petites terres réfléchissent ledernier livre, la possibilité de la fin.Dans ce court récit, magistral, d’une

lenteur plaisante, presque fluviale, Desbordesnous confronte aux angoisses de la souf-france, de la perte et de la création, avec unebelle modestie, comme en sourdine, sansemphase. Elle dévoile un secret, fait appa-

raître une fêlure. Mais au lieu de se complairedans l’indignité d’un intime exhibé, elleconstruit la nécessité de le dire, fait corres-pondre la biographie et l’œuvre, et surtoutnous plonge – et quelle aventure superbe –dans la généalogie d’un style, dans ledéploiement des tenants et des aboutissantsdes choix d’une vie de littérature, nous bercedans le rythme serein d’une langue inimi-

table. « Je suis, j’écris dans la maison sur lafalaise, sur le coteau où poussaient autrefoisla vigne et le safran, où se bâtissaient lesbelles demeures de pierre blonde. C’est làque j’ai écrit la plupart de mes livres, jusqu’àcelui-ci dont je me dis qu’il pourrait être ledernier. » La langue de Michèle Desbordesest celle d’un apaisement, celui de la fin peut-être, de ce qui a disparu, déjà.

CHANTAL THOMAS

Cafés de la mémoire et mémoire des cafés. Ainsi Chantal Thomasapporte sa contribution à la geste bistrotière dont on espère bien ne pasvoir la fin, encore que la profession soit en deuil, depuis le coup porté aupetit noir-cigarette!... En effet, est-il quelque autre lieu d’accueil qui vailleun café ? : « Et les cafés ? davantage que les églises, les gares et les hôpi-taux ne méritent-ils pas des noms de saints ou de saintes ? Car s’il est unlieu où l’on peut souffler et se requinquer, s’encourager, vérifier sonbagage, consulter une carte, c’est bien le bistrot. »

AGNÈS VAQUIN

CHANTAL THOMASCAFÉS DE LA MÉMOIRESeuil éd., 350 p., 20 euros

Clins d’œil et nostalgie

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Pour Lisa, dans les cafés, pas de jeunesseperdue. Ils sont le lieu de ses travauxpratiques. Les hommes, c’est là qu’elle lesrencontre. Elle les aime parfois, les adopte untemps, elle les quitte comme eux-mêmes sontréputés le faire pour les femmes. Une famille,des enfants, pas question. L’engagement poli-tique ? Soixante-huit ? Hospitalisée àMarseille, elle n’était pas là. Le Grand Soir ?On en parle au comptoir : « Je crois en la

SERGE FAUCHEREAU

ROMANS, RÉCITS

Une constatation pourtant : les cafés sont unthéâtre et Lisa y peut observer les serveurs.Mais pourquoi faire référence au serveursartrien, parangon d’inauthenticité ? Nous luiaurions préféré un de ces serveurs chers àRaymond Queneau, si proches de tels autresque nous avons connus et appréciés. Degrands acteurs. De grands métaphysiciens,honorant à toute heure les prérogatives deleur fonction.

Maurice, l’oncle de Serge Fauchereau etGaston Chaissac étaient tous deux

cordonniers en Vendée. Vers l’âge dequatorze ans, le jeune Serge et l’un de sescopains de Mareuil-sur-Lay allaient en vélojusqu’à Sainte-Florence-de-l’Oie passer unmoment avec celui que les paysans consi-déraient comme « fou ou sorcier, à cause deses peintures ». Ce point commun, tant socialque régional, ne doit pas pour autantcontribuer à étayer la légende d’un Chaissacmisérable et bouseux – légende qu’il a pourune part aidé à forger – d’autant qu’il n’aguère pu exercer son métier, faute de clientset que, bien qu’en grande partie autodidacte,il était un homme d’une très grande culture,ayant aussi reçu des leçons de dessin d’OttoFreundlich et d’Albert Gleizes.Dans Les Petits âges (très beau titre

emprunté à L’Art de toucher le Clavecin deCouperin), Serge Fauchereau évoque sessouvenirs d’adolescence où rien ne se saitd’avance et où tout se découvre, la sensualitécomme l’art, le caractère comme l’avenir.DansGaston Chaissac, à côté de l’art brut, ledeuxième de ses livres consacré à l’artisteaprès un Gaston Chaissac, environs etapartés (Somogy, 2000), il se promène aussidans ses souvenirs, l’analyse à la fois trèslibre et très approfondie qu’il donne del’œuvre de Chaissac dépendant étroitementdu portrait qu’il en donne. Les deux livresracontent la même histoire de ces visites aupeintre qui fait l’effet d’une sorte de scèneoriginaire ou du moins d’une étape clé de

l’apprentissage : « Comme je ne connaissaisrien du travail des artistes peintres, je n’étaispas vraiment étonné de le voir travailler avecn’importe quoi, à l’aide de tranchets, defraises, de roulettes et de teintures à cuir. Lefait de récupérer toutes sortes de choses aurebut ne me surprenait pas davantage car,dans les années d’après-guerre, la plupartdes gens modestes utilisaient un peu de toutpour bricoler. Pour un enfant d’alors, ledépôt d’ordures était un lieu merveilleux (àcette passion pour les décharges publiques,on pouvait déjà deviner que je deviendrais unhomme de culture). » Cette scène d’atelier SUITE�

peut se lire comme un pendant des visites dunarrateur à Elstir dans À la recherche dutemps perdu. D’un côté, au début du siècle, leraffinement, la mondanité, la ville et lesbords de mer, la modernité ; de l’autre, aumilieu du même siècle, le monde reculé de lacampagne, le brut, la récup’, une autre formede modernité, qui se défend d’elle-même.Sans qu’on puisse parler de révélation– Serge Fauchereau ne présente pas du toutles choses ainsi –, on peut voir là commedans d’autres scènes d’une enfance rurale,l’origine d’un attrait ultérieur pour les assem-blages, pour les installations, pour la plasti-cité des matériaux et des mots (qui s’illustredès la fin des années soixante dans le travailde transmission qu’il fera de la poésie objec-tiviste américaine notamment).Une autre scène racontée dans Les Petits

âges, et qui remonte elle, plus loin, àl’enfance marocaine de l’auteur, SergeFauchereau l’a en partage avec Elias Canettiqui l’évoque à plusieurs reprises dans sonautobiographie : c’est le marché marocainavec ses bruits, ses étalages bariolés et sesconteurs qui donnent à la fois le goût deschoses et de leur possible métamorphose.« J’ai même fini par prendre goût aux super-marchés. Le théoricien des objectivistesaméricains, Louis Zukovsky, soutenait quec’était un lieu d’élection pour un poète quiveut connaître les gens et les choses, contreson ami Charles Reznikoff qui tenait pour lemétro et les transports en commun. » Cetteliaison du concret, de la figure concrète,dépendant d’une vie encore liée à la terre, etde leur possible transfiguration par l’artguide une part des propos de SergeFauchereau en tant que critique d’art.Soumettant à l’examen les catégoriescommodes d’art brut, d’art naïf, d’art desfous, il propose de très fortes réflexions surl’art « autre » que le vingtième siècle a décidéde placer dans les musées mais qui se fait en

Révolution, mais...je dois le dire... en mêmetemps, je l’avoue, ce qui est me plaît./ –Quoi ? / – Ce qui est, ce monde me plaît. / Jene me sentais pas très à l’aise de dire unechose pareille. / – Ce monde lui plaît ! se sontexclamés le vieux poète et les deux gardesrouges. »Le plus plaisant, on l’aura compris, c’est le

ton de ce récit. Un humour, une autodérisionplus ou moins biaisée. Un certain sourire.

La campagne vendéenne, dans les années 1950, ce sont encorebeaucoup de paysans, des petits artisans dans les bourgs, des coins quiparaissent à bien des Parisiens plus lointains que New York, des adoles-cents d’autrefois et un Gaston Chaissac qui s’y promène en veste develours et en sabots. Dans un récit autobiographique et un texte trèspersonnel sur Chaissac, Serge Fauchereau revient sur ces années-là.

SERGE FAUCHEREAUGASTON CHAISSAC,À CÔTÉ DE L’ART BRUTAndré Dimanche éd., 200 p., 35 euros

LES PETITS ÂGESAndré Dimanche éd., 220 p., 22 euros

TIPHAINE SAMOYAULT

Pas naïfs

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SUITE FAUCHEREAU/SAMOYAULT

dehors des codes esthétiques, qu’ils soientavant-gardistes ou académiques, en dehors del’institution et des cultures dominantes. Aussibien donc, les arts qualifiés de bruts, de naïfsou de primitifs que les objets rituels, lesinstruments du folklore ou les dessinsd’enfants. « Cette manière de ratisser largedans des formes d’art éloignées recrée uneconfusion que des siècles de culture

fié : une part d’enfance, dont l’exhibitiontelle qu’elle apparaît chez Chaissac, notam-ment, suppose une prise de risque et uneconscience de soi. Mis en relation avecd’autres œuvres, d’autres histoires, Chaissacpeut ainsi exister pour l’histoire dans desproximités, qui ne soient ni des communautésni des familles, et pour celui qui regardecomme un artiste à part.

Qui ne serait pas sensible à la passion d’unhomme pour sa terre natale, passion

tantôt claironnée, tantôt ineffable, à

l’expression d’une fidélité à une jeunessevécue dans une atmosphère méditerranéenneavec ses rites, ses odeurs et ses couleurs ?C’est à une anamnèse émouvante et délicate,une remontée vers des tranches de vie, versdes regards, des voix, des noms que se livrel’auteur. On y retrouve le Bensoussan incon-solable d’avoir dû quitter ce pays gorgé desoleil, un amoureux se lamentant de savoirqu’il n’aura pas le sort que lui vaudraient sonhistoire et ses splendeurs. De ce point de vue,

la nostalgie de Bensoussan pour l’Algérieressemble à celui des Grenadins, chassés parles Rois catholiques.« Ce sont souvent des amours secrètes,

celles qu’on partage avec une ville » écritCamus à propos d’Alger. Pénétrant dansl’intimité d’une famille juive, nous faisonsconnaissance avec le père qui module« inlassablement les psaumes hébraïques duTehilim », avec la mère dont la peau sent lesel et le poivre mêlés au cumin et au gingem-bre, avec la petite Suzanne qui déteste sonprénom à cause d’« anne » : « “est-ce que j’aiune tête d’âne ?” braillait-elle dans ce parlerbâtard d’Algérie où l’on ignorait l’accentcirconflexe ».Dans la maison familiale, le petit Albert

observe le monde qui l’entoure. Les jumellesde son père l’intriguent et il n’aura de cessede les lui dérober pour mieux observer lespaysages, la darse, les voisins. C’est ainsiqu’il va devenir le sauveur d’une femme queson dément de mari, l’honorable Boconfuso,tente d’étrangler. Grâce au petit Bébert, onparvient à soustraire la Boconfuso à une mortcertaine. Les péripéties amoureusesd’Augustine Baudoin sont décrites avec uneverve qui suscite sourires et amusement.S’étant amourachée d’un chanteur, celui-ci ladéleste de sa fortune et prend, sans crier gare,la clé des champs. N’ayant plus toute sa tête,la pauvreAugustine a mis un point d’honneur« à s’acheter une belle entrecôte le vendredisaint, menaçant même d’aller voir le rabbinpour amorcer l’hypothétique conversion » aujudaïsme.Mais les convulsions de l’Histoire

s’apprêtent à ébranler ce monde qui basculedans la tragédie. Le 1er novembre 1954, lesindépendantistes s’insurgent. Une séried’actes terroristes embrase les Aurès et laKabylie. Sur cette terre naturellement fron-deuse, on pense à une flambée de violencesans lendemain. Nul n’imagine que LesÉvénements annoncent une guerre inexpiablequi va entraîner le départ de la populationeuropéenne.Depuis quarante-cinq ans, Albert

Bensous-san vit loin d’Alger, dans unailleurs où il n’est pas vraiment lui-même,est en deuil d’une ville, d’odeurs, d’aromateset de parfums. C’est de cet exil, àl’assomption douloureuse, qu’il dépose letémoignage de sa passion. La nostalgie quis’exprime dans ce récit déjoue les pièges duromantisme pour mieux restituer le charmede l’enfance. A lire Dans la véranda, on serend à ce jugement de Anatole France : « lepassé émeut à l’envi. Toute la grâce dumonde est dans le passé. »

ROMANS, RÉCITS

“moderne” avaient abolie, suscitant desquestions nouvelles ou qu’on avait écartées.» S’il convient de remettre en cause la réduc-tion des œuvres à des étiquettes souventanachroniques ou témoignant d’un point devue externe, voire trompeur (en sombrantdans une folie réelle, l’artiste est le plussouvent empêché de créer), il faut voir ce quisubsiste d’inaliénable dans l’art ainsi quali-

OMAR MERZOUG

ALBERT BENSOUSSANDANS LAVÉRANDAAl Manar éd., 94 p., 18 euros

Une sincérité touchante, une voix solaire, un style sobre : AlbertBensoussan nous convie à explorer avec tendresse l’Alger disparu de sonenfance.

Le passé retrouvé

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SUITE�

ROMANS, RÉCITS

AGNÈS VAQUIN

CLAROMADMAN BOVARYVerticales éd., 202 p., 17 euros

Échos flaubertiens

Tout peut changer

Claro délaisse à l’occasion le roman poli-cier pour s’occuper d’autre chose. Le

voici qui s’intéresse à Madame Bovary.Rappelons que Philippe Doumenc, il y a peu,nous a brillamment démontré qu’elle avait étéassassinée (1). Claro s’exprime par le truche-ment d’un personnage fou. Son Madman estune variété d’anti-héros : « Moi qui suis, plusque jamais, super-extra-hyper-composite. » Ilsouffre du mal du siècle, lié à « la farceentropique qu’est devenue la vie ». En fait, ilrejoint le troupeau, car, c’est notoire, noussommes tous Emma Bovary : « Je me décou-vre un talent nouveau, ou ancien, peuimporte, car c’est un chouette talent : celuid’entrer dans le corps d’Emma et d’en sortir,à ma guise... »Un livre surprenant, en vérité, plein de

noirceur et d’humour. Le mystère de sonagencement sinusoïdal, d’abord. Neufchapitres, soumis à la discontinuité deséquences inégales numérotées de 1 à 100,avec quelques raccourcis du genre : « 42 à66 » ou « 78 à 83 ». On ne s’enlise pas. Lelecteur est ensuite invité à redescendre aunuméro 1 pour repartir à la hausse avec, entreautres, quelques bribes de chansons popu-laires, un calligramme en miroir consacré aubaiser qu’Emma mourante déposa sur lecrucifix et surtout une fantaisie typogra-phique sur un numéro 49 manquant : sixagrandissements progressifs des pages quirelatent la scène fétiche du roman selonClaro, l’inoubliable entrée du « nouveau »

dans la classe. Le texte se mord la queue surla même phrase qui constituait quasimentl’incipit de Flaubert : « Ceux qui dormaientse réveillèrent, et chacun se leva, commesurpris dans son travail. » L’auteurs’explique à sa façon sur la dynamique ainsi

effet, pour Madman, Madame Bovary est undictame. De ce roman, il attend un effetthérapeutique bien déterminé. Il vient de seséparer d’une femme très aimée, Estée – S.T. ? – et il exige d’Emma la guérison de son« obnubilant chagrin ». Il ne sera pas déçu :une alchimie en fonction d’exorcisme sedéploie sous l’effet d’un mixagelabyrinthique des échos flaubertiens quil’obsèdent – il ne s’en tient pas toujours auroman – et de ses propres fantasmes suscitéspar le manque d’Estée. Certains épisodesjouissent évidemment de résonances pri-vilégiées : l’arrivée de « Charbovari » dans laclasse, on l’a vu, coiffé de « cette chose au-delà de toute chose ». Ensuite, le mariaged’Emma qui déclenche une plongée épiquedans les décibels d’une « discothèque deprovince ». On retrouve le bal de LaVaubyessard, l’infortuné Hippolyte, unHomais actualisé et son cadavre chèrementvendu à l’encan. On n’aurait garde denégliger le suicide à l’arsenic d’Emma , ciné-matographié par une « équipe réduite. Filmde merde. Tout le monde payé au noir ». Cesuicide que Madman s’approprie aura-t-ilvaleur de catharsis ? Ce n’est pas le clochardfinal roué de coups au petit matin par lesvigiles du métro Strasbourg-Saint-Denis quinous le dira... Et que penser de cet « Inmemoriam », touche ultime dédiée à « la féequi vient » ?

Madman Bovary est une œuvre passable-ment énigmatique, mais qui attise le plaisirde lire, parce que désinvolte, insolente sinoniconoclaste et peu soucieuse de s’appesantir.Tout ce qu’on aime, en somme.

1. Philippe Doumenc – Contre-enquête sur lamort d’Emma Bovary – Actes Sud, 2007.

créée : « Madame Bovary : je te connais parcœur. Tu seras ma salvatrice musiqued’ascenseur(...) Lire est évident, comme lemouvement de bascule du tabouret quand lacorde se tend. » La corde du pendu, sansdoute...Plus étrange encore, mais semble-t-il

fondateur, est le travail d’ingestion et dedigestion que subit le texte de Flaubert. En

CLARO

« Tu baises ? » Ainsi se trouve abruptement interpellée – dès l’oréedu récit – une collégienne quelque peu grassouillette et mélancolique sedisposant après les cours à rentrer chez elle, en ce quartier populaire deFlores que l’auteur privilégie sur tout autre à Buenos Aires.

JACQUES FRESSARD

CÉSARAIRALA PREUVEtrad. de l’espagnol (Argentine)par Michel LafonChristian Bourgois éd., 108 p., 15 euros

J’ÉTAIS UNE PETITE FILLE DE SEPTANStrad. de l’espagnol (Argentine)par Michel LafonChristian Bourgois éd., 122 p., 15 euros

Une jeune punkette en noir accompagnéede sa copine vient de formuler cette

invite provocante, qui n’est pas une plaisan-terie agressive mais l’expression d’un irré-pressible désir soudain et donc marqué dusigne de l’authenticité, telle une version post-moderne de l’amour fou qui ne saurait queheurter de plein fouet toute conventionsociale. D’abord ébahie, la studieuse adoles-cente solitaire passera d’un refus irrité àl’acceptation d’un dialogue aux tables duPumper Nic, une sorte de Mac Donald du

lieu, porteur de tous les stigmates d’aliénationque rejettent violemment les deux punketteslesbiennes. Ce n’est pas pour rien qu’elles ontchoisi de se surnommer respectivement Maoet Lénine. Elles utiliseront l’endroit sans rieny consommer, l’injure à la bouche envers lesemployées en jupette qui tentent vainement deles y contraindre.Littéralement, la jeune Marcia n’en revient

pas. Toutes ses croyances et ses goûts sontsoumis à un feu nourri par ses deux inter-locutrices. Non elles n’aiment pas la musiquedu groupe The Cure ni le heavy metal. Ouielles ont envie de frapper la serveuse mysti-fiée qui affirme « le problème de ce pays,c’est que personne ne veut travailler ». Bienque tout son système de valeurs vole ainsi enéclats, Marcia ne peut s’empêcher d’éprouverune certaine fascination pour cette Mao sitranchante, proclamant qu’il n’y a d’autre

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C’est pourtant la voie exactement inversequ’il choisit d’emprunter dans sonœuvre singulière, que l’on hésite presque àqualifier de romanesque tant son art dans cequ’il a de plus personnel semble consister à« taire une histoire » plutôt qu’à la raconter,pour reprendre la belle formule de FrançoisePalleau-Papin. Après avoir commencé parécrire trois polars et un western parodiques– romans que l’on aurait tort de négliger sous

prétexte qu’ils furent composés, à l’origine,dans un but alimentaire, tant leur charmereste aujourd’hui prégnant –, c’est par unadieu en bonne et due forme au paysagemexicain dépeint dans Au-dessous du volcanqu’il entama ce qu’il considère comme sacarrière d’écrivain « sérieux » : Going Down(1970), qui narre la déchéance d’un grouped’Américains en séjour au Mexique.Roman de l’obsession et de la hantise où

rôde, omniprésent et insaisissable, le spectrede Lowry, comme pour signifier qu’il n’y ad’écriture que dans la coexistence impossibleavec ce qui s’absente et pourtant ne passepas, avec les morts dont le souvenir insisted’autant plus douloureusement que le tempsefface peu à peu leurs traces.

*La Maîtresse de Wittgenstein (1988) tire

les leçons de cette expérience : la narratrice,Kate, se présente comme l’unique survivantede l’espèce humaine anéantie par une

mystérieuse catastrophe, et livre dans unapparent désordre des bribesd’autobiographie mêlées de réminiscencesculturelles plus ou moins imprécises etd’observations sur la nature et les limites dulangage, au fil d’une série de paragraphestrès brefs dont la forme aphoristique parodiel’écriture du Tractatus logico-philosophicusou des Recherches philosophiques.Quoique radicalisée, c’est la même

démarche narrative qui caractérise les quatrederniers romans de Markson, sorte de tétralo-gie dont Arrêter d’écrire (The Last Novel)constitue le dernier volet (les précédents,Reader’s Block, This Is Not A Novel etVanishing Point, sont parus respectivement en1996, 2001 et 2004). Plus d’intrigue dans cestextes délibérément discontinus, qui procèdentpar collage de fragments hétérogènes et queseules quelques références fugitives à desquasi-personnages aux traits imprécis(« Reader » [« Lecteur »], « Protagonist »,

issue que dans l’amour, qui est « la sortie del’erreur ». Encore faudrait-il qu’on lui four-nisse une preuve de cet amour sans égal qu’onlui offre.« Tu vas l’avoir ta preuve » rétorque

aussitôt Mao, qui entraîne les deux autres versl’énorme local saturé de lumières du super-marché voisin. Après en avoir habilementcadenassé de l’intérieur les deux portes, nosdeux jeunes punks s’y emploient à semer lapanique comme un éclair d’apocalypse, tail-ladant les briques de lait, éventrant les sacs,propulsant les caddies contre les vigiles etmettant le feu aux bidons d’essence, pour laterreur des familles occupées aux empletteshebdomadaires. Avant même que la police oules pompiers aient eu le temps d’intervenirtout est consommé, si l’on peut dire.L’apothéose de l’amour l’a emporté sur laréification des êtres. Par l’ultime trouée dubrasier trois silhouettes prennent le large,pareilles à « trois astres filant dans le grandtourbillon de la nuit ».Cet épilogue échappe évidemment à toute

intention de vraisemblance. Il est de l’ordredu phantasme mais un phantasme qui séduittellement l’auteur que celui-ci n’hésitera pas à

le réitérer, quatre ans plus tard, presque motpour mot, à la dernière page des Nuits deFlores, où le pur amour qui unit deux jeunesgarçons livreurs de pizza bouleverse là encorel’équilibre des astres : « Il se produisit, cettenuit-là, une réorganisation des étoiles dans lefirmament, [...] ils la baptisèrent la constella-tion Delivery ». Au lieu de livrer unemarchandise, être délivré de la contingencedu temps et retrouver le seul bien désirable,l’éternelle jeunesse, voilà un sujet inépuisableil est vrai et qui vient de loin. Il a tenté encorele cinéaste argentin Diego Lerman qui s’estinspiré justement de La preuve pour son beaufilm intimiste inti-tulé Tan de repente (Tout àcoup) (1). Oui, nous nous plaisons à y croire :Soudainement, tout peut changer et ce quisemblait perdu ressurgir. Peut-êtrel’indéniable succès de César Aira s’explique-t-il par là, parce qu’il remue chez son lecteurun très secret et profond désir.

*J’étais une petite fille de sept ans manifeste

d’ailleurs dès son titre les mêmes vœuximpossibles sur un autre mode : celui du contede fées ou parfois de sa parodie. La jeunehéroïne relate ses voyages en compagnie du

Roi son père, à travers leur supposé royaumede Biscaye (maman, une psychologue laca-nienne « frivole, criarde et superficielle », estévidemment restée à la maison). S’offrentainsi à nous, comme en un kaléidoscope, vingtpaysages miniatures et les minusculesépisodes – poétiques ou cocasses – qui s’ydéroulent : depuis la trouvaille d’une « fibrede polygéranium » pour confectionner la robede la petite princesse jusqu’aux injures toni-truantes du perroquet royal qui guérissent deleur ouïe défectueuse tous les sourds du pays.L’auteur se souvient tantôt de Lewis Carroll,tantôt des récits provoquants du dessinateurCopi, son compatriote parisien (2). Unimprobable mélange qui ne convaincra sansdoute les lecteurs qu’à moitié mais s’achèvesur un rappel souriant de la Genèse : « Ce quiarriva, ce fut l’ascension, entre les plans desmontagnes, d’un canapé colossal, où papa,une fois ses travaux terminés, pourrait peut-être s’allonger pour se reposer ».

1. Disponible en DVD avec sous-titresfrançais, éd. Antiprod, 2004.2. Voir Q. L., n°206, 1er septembre 2005.

SUITE AIRA/FRESSARDROMANS, RÉCITS

MATHIEU DUPLAY

DAVID MARKSONARRÊTER D’ÉCRIREThis Is Not a Noveltrad. de l’américain par ClaroLe Cherche midi éd., 194 p., 15 euros

FRANÇOISE PALLEAU-PAPINL’ÉCRITURE DE DAVID MARKSONENS éd., 310 p., 29 euros

Tout aurait dû prédisposer David Markson à inventer une écriturede la démesure. Disciple et confident de Malcolm Lowry (alors étudiant,Markson fut le premier à consacrer une étude critique de grande ampleurà Au-dessous du volcan, et cela dès 1951), mais aussi ami de DylanThomas et deWilliam Gaddis, dont l’immense roman Les Reconnaissances(1955) est à la littérature américaine du XXe siècle ce que Moby Dick futà celle du siècle précédent, il n’ignore pas tout ce que le modernismetardif doit à l’esthétique de la surabondance et du débordement, voire àcette forme délibérée de surcharge symbolique que Lowry aimait à quali-fier de churrigueresque, par allusion aux extravagances architecturales dubaroque espagnol.

Dire ce qui peut l’être...

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nienne d’une écriture minutieusement ciseléeque le travail de la syntaxe, propice à deseffets comiques souvent irrésistibles, appa-rente à de la poésie.

*A l’heure où Arrêter d’écrire paraît en

traduction française, Françoise Palleau-Papinsigne la première monographie consacrée àl’œuvre de David Markson, depuis le premiertexte de 1956 jusqu’aux écrits les plusrécents. Au fil d’une série d’analyses subtileset éclairantes, elle y livre quelques clés d’uneœuvre à la fois séduisante et mystérieuse ; onappréciera tout particulièrement la manièredont elle détaille les termes du dialogue queles romans de Markson entretiennent avec latradition littéraire américaine, de WaltWhitman à William Faulkner, ce qui, parcontraste, permet de mieux en apprécier lasingularité. Le livre de Françoise Palleau-Papin livre de passionnants extraits de lacorrespondance que l’auteur entretient depuisplusieurs années avec David Markson lui-même, si bien que cet ouvrage critique, dû àune très fine lectrice, nous offre de surcroît lerare privilège de pénétrer jusque dans le cabi-net de travail de l’écrivain.

«Writer » [« Écrivain »], « Author » ou encore« Novelist » [« Romancier »]) rattachentencore aux modes usuels de la fiction ; ouplutôt une infinie profusion de micro-intrigues, puisque presque chaque paragrapheraconte un épisode touchant, grotesque oudérisoire de la vie d’une grande figure dumonde littéraire ou artistique, tant et si bienque l’ensemble compose un étonnant kaléidos-cope narratif où semble se refléter toute laculture occidentale dans sa lutte incessanteavec ses propres démons, avec les forces qui,de l’intérieur, préparent sa destruction.On serait tenté de parler, à propos de ces

textes inclassables, d’une écriture de la réti-cence, de la pudeur et du non-dit, si l’onn’avait pas le sentiment qu’ils visent aucontraire à expliciter tout ce qui s’y prêteencore, dans un monde où le tragique estomniprésent mais où la littérature n’a plus laprétention de résoudre ni de dépasser lesconflits auxquels notre existence est sujette :dire ce qui peut l’être, et taire le reste, moinsparce que l’on se résigne à s’accommoder deslimites du langage que par respect devant ceque la vie et la mort comportent d’indicible,telle pourrait être la devise très wittgenstei- DAVID MARKSON

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Lire Dante, c’est se laisser gagner à cetélan, énergie impromptue que le mouve-

ment poétique produit, le sens de l’œuvre. Audépart, se délester des orgueils et des préju-gés, qui offusqueraient la créativité de lalecture. « La croyance en une communion– laïque en ce qui concerne l’auteur de ceslignes-ci – par la voix et la musique des vers,c’est-à-dire par l’écho “corporel” d’uneexpérience totale de la beauté, la possibilitéde reconnaître en texte ce que l’on n’a pasvécu par soi-même, la montée vers l’invisible

par le truchement des apparences, du simula-cre de l’être aimé, (...) nous en pouvonsgoûter la douceur, transmise par l’intégralitéde l’oeuvre. Sans vouloir tout expliquer nicomprendre : ou alors comme fugitivementl’on comprend quelque chose de la vie. » écritJean-Charles Vegliante, dans la préface àcette traduction nouvelle de la Comédie qu’ilnous donne cet automne aux éditions del’Imprimerie Nationale. Ainsi reliés poéti-quement à l’oeuvre, la fugacité des significa-tions singulières se multiplie, les interpréta-tions se déploient. Alors, Dante Alighierinous fait l’offrande de sa Comédie par delàles siècles.Pour entrer dans le texte de Dante, Jean-

Charles Vegliante, poète-traducteur, proposed’abord son tempo : tercets et hendécasylla-bes sont restitués par cette traduction. Cecipour être au plus près d’une cadence qui faitdu texte original tantôt un chant de désolation

nocturne, une ritournelle, tantôt une musiquesavante. D’autre part, le traducteur fait précé-der chaque chant d’une notice, qui permet denous orienter dans le parcours en précisantles lignes majeures de l’étape. Enfin, le volu-me comportant le Paradis s’achève sur unepostface « Quelques traces d’un Dante fran-çais » qui retrace, avec des accents rimbal-diens, le projet de cette traduction : « Lapoésie en avant sans besoin d’érudition ni dedétermination religieuse désormais, peutseule fournir une idée du bonheur dont nousparle Dante, comme elle nous a fait recon-naître de tout temps des expériences que nousn’avons pas vécues », écrit Jean-CharlesVegliante. La poésie assure la transition, c’estelle qui nous portera vers Dante et avec lui.Dans cette postface, sont également expo-

sés quelques « traces » d’indécidable, élucida-

SUITE�

CHRISTINE SPIANTI

DANTEALIGHIERILA COMÉDIELE PARADISÉdition et trad. de Jean-Charles VeglianteImprimerie Nationale éd., 476 p., 30 euros

En voyant « L’Homme qui marche » de Giacometti, on se dit, voilàDante. Dans le trajet de la Comédie, il est cette silhouette de bronze,découpée net comme une ombre à midi et qui avance, tranchant le silence.Dante arpente à grands pas tous les ciels possibles. Il passe d’Enfer enPurgatoire, et nous traîne après lui. C’est que son élan a la force vitale quimet l’homme en marche. On ne sait s’il va ou s’il fuit.

Dante,ou l’ombre de bronze

ROMANS, RÉCITS

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tions de traduction dénouées dans le cours deson travail et que Jean-Charles Vegliante nousfait partager. L’entrée SOMMEIL attirel’attention : le latin somnus a deux accep-tions : sommeil et songe. Concernant latraduction du fameux « Om che sogna » de lafin du Purgatoire, lorsque l’EnciclopediaDantesca donne le sens de « dort » au mot« sogna », Jean Charles Vegliante propose saversion : « pour ne plus parler ainsiqu’homme en rêve ». Dans une note, ilexplique avoir fait ce choix par évocationd’une phrase de Georges Perec dans l’Hommequi dort « Cesse de parler comme un hommequi rêve ». Et Jean-Charles Vegliante précise :« Avec la même superposition entre celui quine veut pas voir et celui qui cède ausommeil ». Par ce geste, le traducteur rallieDante et notre temps, en toute délicatesse,implique le mot français dans le faisceau desrecherches de la littérature contemporaine,dans un réseau de connotations que les poètesrenouvellent. Le lecteur, grâce au traducteur,pose le lien imaginaire entre L’homme quidort de Perec et le Paradis de Dante ici etmaintenant. C’est toujours le même sentierparcouru, mais à une heure et dans une saisondifférentes.

d’autrui » (58-60) Car, l’écriture de LaComédie et tout ce qui y participe doitconcourir à le libérer de l’exil et le rendre à saville, à sa citoyenneté et à sa dignité. « S’iladvient jamais que le sacré poème/ auquelont mis la main le ciel et la terre,/ me faisantpar longues années maigrir/ vainque lacruauté qui me tient hors / du beau bercail oùagneau j’eus à dormir / en ennemi des loupsqui lui font la guerre/ d’une autre voix désor-mais, d’autre toison/ j’y retournerai poète »

(XXV, 1-12).Et pour y accéder, tout

doit être mis en œuvre, àl’excès, jusqu’aux limitesde ce qui peut être vécu.« Ce que je vis dépasse/lepouvoir des mots, qui cèdeà telle vue,/et à tantd’excès cède la mémoire »(XXXIII, 55-56). Dantes’engage de tout corpsdans le Paradis qui sanscesse se soustrait aux mots.Là, ce qui l’anime, le frap-pe, l’exalte, l’alarme, nepeut être révélé par bouchehumaine : c’est un dondivin. « Transhumanar...per verba » : « Transhu-mainer ne peut par notreverbe / être dit ; aussi, quel’exemple suffise/ à qui enréserve expérience lagrâce » (I, 70-72). LeParadis, c’est ce qui, ennous, dépasse la facultéhumaine. D’ailleurs, aurisque de s’y perdre. Lelecteur est prévenu dupéril : « l’eau où j’entre nefut jamais parcourue » (II,7 à 9). C’est la vertupoétique qui incite à fran-chir tous les obstacles sans

fléchir. « A figurer le paradis / il faut au poèmesacré faire un saut, / comme qui trouve sonchemin coupé » (XXIII, 61-63). Car enfin, latâche assignée est de témoigner de cetterichesse neuve qui afflue quand, séparé de toutet affligé, on préserve le plus précieux en soigrâce à l’indicible jubilation d’écrire. « Tout cequ’en vérité, du saint royaume/ j’ai pu conser-ver en moi comme un trésor/ sera la matière àprésent de mon chant » (I, 10-12).Au Paradis, la langue est sidérée « il me

faut passer outre sans rien dire » (XXIII 24)et pourtant tout s’écrit. Les yeux sont aveu-glés et tout n’est que vision de splendeur,d’éclat, de scintillements. Le Paradis, poèmede la lumière jusqu’à surexposition, s’étend

DANTE

HISTOIRE LITTÉRAIRE SUITE DANTE/SPIANTI

d’éblouissement en éblouissement : « lasubstance lumineuse si intense / à monregard, qu’elle ne la soutint pas » (XXIII, 33-34). Cet éblouissement a un guide. Dantemarche dans ses pas, se détourne avec elle,confiant : « Quand je vis Béatrice, sur sagauche / tournée, regarder tout droit dans lesoleil » ... « son attitude ... me fit / regarder lesoleil fixe outre mesure » (I, 45-54). C’estBéatrice qui indique le point où s’aveugler,qui donne sens par des paroles apaisantes à la

Le Paradis maintenant : entrons dans sesdélices. Les citations par bribes rendrontcompte de l’oeuvre du traducteur Jean-Charles Vegliante. Le Paradis comme lesautres volumes de la Comédie est hanté, ça etlà, d’allusions et de discours politiques.Dante, Guelfe blanc, s’est opposé auxGuelfes noirs qui reconnaissent au Pape auto-rité sur les affaires temporelles. Les Guelfesblancs étaient partisans d’une conceptionplus républicaine du pouvoir. Le Paradisn’est pas épargné par les troubles politiques.Au chant XVI, les luttes intestines entre les

familles florentines sont relatées. Le chantXIX considère longuement l’indignité dessouverains occidentaux. Le chant XVIIIs’achève sur une imprécation contre le Papecupide. Dante fut condamné à l’exil en 1301;il n’a pas pu rejoindre Florence en 1321,année de l’écriture du Paradis. Dans le chantXVII, l’exil le précipite dans une douleurbien amère « Tu sauras combien il a un goûtde sel/ le pain des autres, et comme est durchemin / descendre et monter par l’escalier

fascination de la lumière totale. « Il mesembla que jour au jour/ était ajouté » (I, 62).Calme blanc sur blanc, où rien ne peut sedérober et que contemple l’homme désempa-ré : le lieu d’inscription d’un amour absolu.Lors, l’intensité de la lumière est à la mesurede la joie véritable : « Par liesse on acquiertlà-haut splendeur,/ comme rire ici » (IX, 70).Dante s’abandonne et se laisse entraîner parla gaieté philosophique de Béatrice, la joyeu-se « aussi joyeuse que belle » (II, 28) « telle-ment riante de joie » (XXVII -104). C’est ellequi décrypte la lumière, dévoile l’ordre duscintillement, et rassure et devance les ques-tions. Tandis que maints regards de désirs secroisent pendant toute l’ascension « Béatriceregardait en haut, moi / en elle » (II-22)« Béatrice me regarda, les yeuxpleins/d’étincelles d’amour, des yeux sidivins/que mes facultés vaincues renoncè-rent,/et je baissai les yeux comme perdu » (IV,139-142). Et c’est un désir tel que, parfois, ilen vient à frapper de stupeur celui quil’éprouve et ralentit ses gestes. « (Béatrice)étincela jusqu’à mon regard/ à tel point qu’ilne put d’abord le souffrir;/ ce qui me rendit àdemander plus lent. » La lenteur, nécessaire àla douceur qui persiste tout au long descercles, des cieux. La douceur confortel’égaré même devant les féeries les plus verti-gineuses. La douceur, qui parfait le Paradis.« Sens la douceur/ qu’on n’entend pas si onne l’a pas goûtée » (III-38). Infinie douceur,comme s’il était possible, un au-delà de lajoie. « Douceur qui ne peut se connaître/sinon là-haut, où le jouir s’éterne » (X,148).Le Paradis est le défi de l’ombre humaine

à la lumière. L’homme qui marche qu’a-t-ilvu, dans les brumes du petit matin sur laplage du Purgatoire ou dans la nuit dessentiers en Enfer. Quels signes laisse ensuspens derrière lui ce solitaire qui traverse laplace par un matin ensoleillé, qui marchesous la pluie. D’où revient-il ? Dans cesmontagnes, ces ascensions, ces gouffres, surces pelouses, ces sentiers, qu’y-a-t-il dereconnaissable. Dans quel lieu, pour lapremière fois fut-il présence humaine, là oùelle n’était pas attendu avant une éternité« Ce que tu cries agira comme le vent/ qui seheurte plus fort aux plus hautes cimes ». EtJean-Charles Vegliante ajoute dans la postfa-ce : « Ne serait-ce qu’en désignant à distan-ce, pour aider à vivre... quelque chose quiressemble à un presque paradis (Zanzotto) »Dante est l’ombre de bronze, elle précède etprotège le nom de poésie.Note : Déjà parus : L’Enfer (1995) et le

Purgatoire (1999) aux Éditions de l’ImprimerieNationale dans une traduction de Jean-CharlesVegliante.

La tâche assignée est de témoigner de cette richesse neuvequi afflue quand, séparé de tout et affligé, on préserve

le plus précieux en soi grâce à l’indicible jubilation d’écrire.

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PIERRE BAYARD

Ainsi l’amateur de jeu littéraire s’amusera-t-il considérablement à suivre pas à pas

le cheminement de l’exégèse déliée, marquéeau coin de quelque logique imperturbable etpince-sans-rire, que Pierre Bayard consacreau Chien des Baskerville, l’œuvre sans doutela moins oubliée de Conan Doyle (1902), oùSherlock Holmes ressuscité démêle l’affairela plus enveloppée de fantastique de sacarrière.Procédant avec une réjouissante habileté à

un travail d’élucidation méthodique quiemprunte alternativement aux techniques del’enquête policière à suspense et à celles del’analyse textuelle à tiroirs (une hypothèse encontient une autre qui ouvre un nouveaumystère à éclaircir, etc.) , Bayard repasse partous les points du labyrinthe d’une intriguehors du sens commun et semble n’avoiraucune peine, tant son style est limpide, àdémonter l’insuffisance et le bâclé del’histoire reconstituée par Sherlock Holmes.Il parvient ainsi, avec une grâce il faut le diretrès convaincante, à innocenter le chien,devenu sous sa plume un brave toutou, et àdécouvrir le vrai coupable des crimescommis sur la lande de Dartmoor, coupableque nous nous garderons naturellement derévéler, afin de ne pas ôter un grain de son selaux ruses déductives de l’exégète.Pourtant, même cette révélation, si nous

avions la muflerie d’y céder, n’enlèverait àvrai dire que bien peu de chose au charme dece livre. Car ici une déconstruction réussiecache un tout autre enjeu que celui, déjàpiquant, de remettre à sa place SherlockHolmes, à qui le meurtrier file littéralementsous le nez.Tout part d’une interrogation de Bayard

sur la curieuse destinée de ce personnagedevenu peu ou prou le parangon de la rigueurpolicière fondée scientifiquement. S’ap-puyant sur sa double compétenced’universitaire et de psychanalyste,l’audacieux enquêteur en second remarque en

effet que Le Chien des Baskerville corre-spond à la résurrection de Sherlock Holmes,que Conan Doyle, exaspéré par le triomphemédiatique d’un héros qui occultaitcomplètement ses autres livres – auxquels ilattachait beaucoup plus de prix – avait pour-tant fait mourir en 1893 au désespoir de sesmilliers de fans.Forcé de le repêcher près de dix ans plus

tard, l’écrivain, telle est du moins l’astucieusethèse de Bayard, cède avec réticence auxclameurs de la vox populi et produit incons-ciemment une intrigue qu’Holmes résout ense trompant sur toute la ligne. Ainsi est-ilanéanti dans ce qui fait l’essence même deson génie, sa capacité à venir à bout logique-ment de tout embrouillamini d’apparences.L’inconscient de l’auteur s’est vengé de sacréature. Rien d’étonnant, dans ces condi-tions, à ce qu’il soit nécessaire de faire inter-venir un inquisiteur moderne (Bayard, enl’occurrence) pour confondre les divers faux-semblants du livre de Conan Doyle. Borges lenotait déjà, dans Examen de l’œuvre

d’Herbert Quain (Le Jardin aux sentiers quibifurquent, 1941) : « Le lecteur de ce livresingulier est plus perspicace que le détec-tive. »Cette lecture argumentée d’une enquête

erronée (en ce qu’elle aboutit à la désignationd’un faux coupable, d’autant plus inapte à sedéfendre qu’étant chien il n’est pas doué de laparole , ce qui le met aussi hors de portée dela psychanalyse) n’est elle-même qu’uncoffre à double fond qui cache une véritétextuelle plus dérangeante encore. Car siConan Doyle n’a pas consciemment bâti uneintrigue visant à ridiculiser son héros, c’estqu’il a lui-même été victime de la perversitédu personnage qui est le véritable assassin.Comment cette perte de leadership du

maître théorique de l’intrigue est-elle possi-ble ? S’insère alors dans le livre une brillan-tissime et (à notre sens) parfaitement déli-rante thèse dans la thèse, fiction dans lafiction, où Bayard oppose les « ségrégation-nistes » – qui ne croient pas à l’existence despersonnages fictifs en dehors du texte qu’ilsinforment et par là même en dehors de leurcréateur – aux « intégrationnistes » dont ilconfesse faire partie. Voici l’intime convic-tion de ces derniers : « Les personnageslittéraires bénéficient d’une certaineautonomie, à la fois à l’intérieur du mondeoù ils vivent et dans les circulations qu’ilseffectuent entre ce monde et le nôtre..(..)..Nous ne contrôlons pas complètement, etl’auteur pas plus que les autres lecteurs,leurs faits et gestes. ». On aura reconnu, maisportée à un degré vertigineux de certitude,l’idée soutenue par quelques écrivains queleurs personnages leur échappent. Doué enquelque sorte d’une existence réelle,l’assassin du Chien des Baskerville n’a passeulement glissé entre les mains de SherlockHolmes, il a faussé compagnie à ConanDoyle pour accomplir à son insu des forfaitsqui ne sont d’ailleurs (dernier double fond oujeu avec la fiction) que la réalisation d’unevengeance différée de plusieurs siècles : celled’une antique victime innocente de la malé-diction qui pèse sur le manoir et la familledes Baskerville.L’intrépidité exégétique de Bayard, cheva-

lier sans peur des plus dangereux tourniquetsfictionnels, ne recule donc devant aucun

HISTOIRE LITTÉRAIRE

MAURICE MOURIER

PIERRE BAYARDL’AFFAIRE DU CHIEN DES BASKERVILLEcoll. ParadoxeMinuit éd., 166 p., 14,50 euros

Les gens très intelligents sont bien agréables, d’abord parce qu’ilsnous vengent du crétinisme ambiant, dans lequel l’examen critique destextes nous immerge souvent. Ils nous permettent surtout d’exercer à larencontre ou à l’encontre de leurs élucubrations, les nôtres propres, qui nesont pas moins problématiques : fécond et jubilatoire échange defantaisies par volume interposé.

Bayard, chevalier sans peurdes joutes textuelles

SUITE�

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paradoxe. Nous le savons d’ailleurs coutu-mier du fait puisque auteur de joyeusetéstelles que Comment parler des livres que l’onn’a pas lus ? et autres travaux aussi savantsque cocasses édités dans la même collection.Est-il pour autant sans reproche ? Il noussemble que non. Car il se pourrait bien aussique Conan Doyle eût été conscient et n’eûtourdi son enquête qu’en forme de complot,afin d’exciter le talent déductif du plus malinde ses lecteurs. Pourquoi ne pas attribuer aucréateur du Chien des Baskerville le talentd’avoir créé une intrigue si déceptive et siretorse qu’il nous fallût, cent ans après, ladécortiquer pièce à pièce pour prouver,comme l’a fait si excellemment Bayard, queSherlock Holmes est le plus mauvais détec-

tive du monde ?Dans ce différent schéma de lecture,

l’enquêteur célèbre est joué sciemment parson auteur ennemi comme masque. Garantabsolu de vérité pour le commun desamateurs de romans policiers (n’est-il pascelui qui ailleurs n’échoue jamais ? (1)), ildissimule seulement pour un temps, aux yeuxpédonculaires des nouveaux Dupin, un jeud’esprit fait pour être dénoué, déjoué, entreles lignes d’un livre.Les textes qui nous sollicitent encore sont

certes parcourus par des entités plus tangiblessouvent et plus vivantes que nombre de noscontemporains. Mais il s’agit bien moins deshéros créés que de leurs créateurs, bien moinsde Frère Jean que de Rabelais, dont le rire

résonne toujours à notre oreille virtuelle,moins de Pons que de Balzac, de Bardamuque de Céline.Les Grands Transparents existent sans

aucun doute. Ils circulent avec une divineaisance du monde présent et terne auxmondes invisibles et rutilants d’ici et demaintenant, du passé et du futur. Ce ne sontpas les personnages des livres – qui sesouviendrait de Nadja, sans Breton ? –,cesont, à la condition expresse qu’ils le méri-tent, leurs auteurs logés en nos cervelles.

1 Ce serait du reste à vérifier. Et si toutes lesenquêtes du fameux policier étaient bidon ? Voilàdu pain sur la planche pour les loisirs studieux duchevalier Bayard.

SUITE BAYARD/MOURIER

Encore une femme de lettres nue. Après Simone de Beauvoir désha-billée en couverture du Nouvel Observateur, c’est au tour de GertrudeStein, l’auteur américaine, en couverture d’un recueil de ses œuvres inti-tulé Flirter au Bon Marché. Certes il ne s’agit pas d’une photographie nimême d’un portrait posé, mais d’un tableau peint en 1996, cinquante ansaprès sa mort, par Leonard Breger (1).

CLAUDE GRIMAL

GERTRUDE STEINFLIRTERAU BON MARCHÉETAUTRES FAITS DE CIVILISATIONtextes choisis, présentéset trad. de l’anglais par Jean PavansLibrettoPhébus éd., 140 p., 9,80 euros

GERTRUDE STEINHENRY JAMESprécédé de «SHAKESPEARE »de Henry Jamestextes choisis, présentéset trad. de l’anglais par Jean PavansLibrettoPhébus éd., 130 p., 9,80 euros

Gertrude Stein :déshabillage et confusion

La peinture, un hommage un peu paro-dique au Portrait de Gertrude Stein de

1906 par Picasso, montre l’écrivain assise deface, entièrement dévêtue, le sein gauchebrutalement coloré de jaune, les cuissess’ouvrant sur un entrejambe violet. Passonssur les possibles sentiments conscients ounon qui ont présidé au choix de cette illustra-tion et demandons-nous quelles seraient lesréactions à la parution d’une édition deMauriac, Montherlant, ou Hemingway etc.les représentant en couverture dans le plussimple appareil.Mais bon.Flirter au Bon Marché sous sa malencon-

treuse jaquette est publié par les éditions

Phébus en même temps qu’unHenry James dumême auteur. Les deux petits ouvrages sontdes recueils de textes choisis, présentés ettraduits par Jean Pavans : le premier comporteune quinzaine de textes courts, le second secompose de l’extrait « Henry James » tiré d’ungros livre de Gertrude Stein, Four in America,accompagné d’un texte de Henry James surShakespeare. S’il est très agréable de pouvoirlire du Gertrude Stein en français, il n’est passûr que le choix des textes et leur présentationparviennent à mieux faire comprendre cetauteur déroutant et superficiellement connu enFrance. Pour l’aborder sérieusement il faudraitdes sélections de textes réfléchies et desdiscours d’escorte précis et informés ; ce n’estqu’en partie le cas ici.En effet, tout recueil, piochant dans une

œuvre aussi abondante et peu lue que celle deGertrude Stein, s’expose à être jugé sur laqualité des œuvres sélectionnées et la logiquede leur enchaînement ainsi que sur leur degréde représentativité ou de cohérence (desnotions qui, pour floues qu’elles soient, ontun certain sens). Les livres publiés parPhébus se soucient peu de ces considéra-tions ; le Henry James encore moins queFlirter au Bon Marché, sans doute parce qu’ilrépond avant tout au goût personnel duprésentateur et du traducteur, plus désireuxde faire découvrir des pages qui se rapportentà James, son auteur de prédilection, que desélectionner celles qui rendraient le mieuxjustice à Stein.

Flirter au Bon Marché comporte, lui,des pages merveilleuses (certaines très

importantes pour la littérature américaine)et on aura plaisir à les lire, mais elles figurentau milieu de textes d’intention et de naturedifférentes (essais de circonstance, articlesde journaux, conférences) pour certainsintéressants mais qui donnent à l’ensembledu livre disparité et flou : la deuxièmepartie du titre du livre (autres faits decivilisation) semble avouer le petit bonheurla chance qui a présidé à un assemblageoù figurent à la fois le plaisant Flirter au BonMarché et l’oubliable articulet « Réflexionsur la bombe atomique ». Le sentiment deconfusion que provoque la lecture du livre estaussi accentué par le fait que les textescouvrent une période allant de 1909 à 1946,trente-cinq ans au cours desquels les buts etpréoccupations de l’écriture de Steinchangent considérablement. L’introduction nelève pas ces difficultés car, pour tenterd’expliquer l’œuvre steinienne, elle se satis-fait souvent des explications opaques faites aposteriori par l’auteur elle-même et restevague sur ses véritables enjeux.Ainsi il est dommage que les éditions

Phébus aient partiellement raté l’occasion deporter à la connaissance du lecteur le travaild’un écrivain dont la conception de l’écritureest aussi étrange qu’essentielle pourl’esthétique du XXe siècle.

1. Le portrait fait partie d'une idée d'une série,« Gens célèbres nus » (où figurent égalementFreud, Lincoln, etc.), où le peintre reprend,semble-t-il, le vieux motif de l'appartenance desplus grands esprits à la corporalité humaine.

HISTOIRE LITTÉRAIRE

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Roland Recht fut le maître d’œuvre d’uneexposition, à Bruxelles, à l’occasion

d’Europalia Europa des « chemins de l’art enEurope ». Ce livre y est lié. Le mêmeparcours inédit. Des étapes ethnologiquesinédites ou se rencontrent ou bien se succè-dent, fidèles et collectionneurs, des œuvresuniques ou des pièces pour le commerce. Entout quatorze ouvertures dans une Histoiregouvernée par le mot circulation. Il se substi-tue aux anciens concepts de continuité etrupture, suites du « goût », « influences ».Cette Histoire, écrite à plusieurs, sous la

direction de Roland Recht – qui occupa lachaire européenne au Collège de France –,écarte les « grandes synthèses ». Elle écarteaussi le morcellement en écoles, en styles desanciennes classifications.L’ouverture aux contributions témoigne de

cette circulation sur laquelle l’ouvrage estfondé : Les artistes : circulation et rencon-tres. La circulation des artistes l’emporte enpouvoir d’invention et de renouvellement desformes sur celui des traités : « Les styles quenous appelons Renaissance, maniérisme,baroque et classicisme, auraient certes pu sepropager en Europe et au-delà mais d’unemanière beaucoup moins cohérente ». Lapratique des artistes, leur rôle social fréquent(Arcimboldo, maître des cérémonies dugrand collectionneur Rodolphe II), lesréseaux nationaux. Pomian montre que laconstitution des collections donnait lieu à descompétitions acharnées. Avec des retombées :celle de la dispersion entre plusieurs capitalesdes 1410 tableaux de la vente aux enchères dela Collection de Charles Ier. Mais l’Histoiren’est pas linéaire : à la veille de la Révolutionfrançaise, une seule capitale d’importancepolitique possède un musée : Vienne.Les œuvres voyagent. Les hommes aussi.

A la recherche des moyens les plus sûrs et lesplus plaisants de lire une image. Dans Rogerde Piles, dans Winckelmann, le « GrandTouriste européen » a appris à regarder les

formes, voire à se laisser transformer par laprésence des images. La littérature artistiqueanglaise s’attache à la rencontre sensible, lesFrançais et les Italiens aux traités normatifs.Le bouleversement de l’Occident par

l’invasion des « barbares » contribue à lacréation et à la circulation commerciale denouvelles images, des ornements. Autrebouleversement : celui qui, à l’aube du XVe

siècle a lieu à la fois aux Pays-Bas et àFlorence, introduit dans l’image la troisièmedimension qui détermine un effet d’illusionspatiale : « On ne connaît pas l’équivalent,écrit Roland Recht, dans une autre civilisa-tion du globe, d’un changement aussi radicaldans le système de représentation symboliquede la peinture (...). Lorsqu’Alberti écrira dansson traité De Pictura que “la peintures’applique à représenter les choses visibles”,il définit comme singularité de l’art modernequi l’oppose radicalement à celui du MoyenAge qui n’a pas eu l’ambition de “représenterles choses visibles”, mais plutôt de rendrevisible l’invisible ».Les « cabinets » apparus au XVIe siècle

accueillent indistinctement curiosités naturel-les et œuvres d’art. Une peinture nouvelle ennaît. Elle reflète le désir (condamné parl’Église) de connaître le monde par les sens et

CHRIST DE PITIÉ, MAÎTRE FRANCKE, VERS 1425

non selon une doxa. Cette « peinture nouvel-le » est faite du rassemblement en une seuleimage – un tableau – d’œuvres diverses,d’images accrochées au touche-touche, voirese chevauchant. Or le désordre apparent estpeut-être le sujet du tableau : la faculté decréer du sens de manière libre. Un collage quin’est l’image d’aucune réalité, d’aucunsymbole. Au contraire de cette formulenouvelle, le système des pendants imposaitune syntaxe sans confusion. L’image est alorsune figure de la rhétorique.Hans Belting, naguère, dans un bel ouvra-

ge sur Jérôme Bosch (Gallimard, 2005) avaitmis en valeur la singularité du triptyque duJardin des Délices : une forme canoniquemais dépourvue de sa fonction liturgique.Une ouverture était ainsi faite au basculementde l’image du culte au culte des images.Belting, dans ses diverses analyses sur

l’image, s’interroge sur « la vraie image ».On peut prendre appui sur les images d’uneréalité virtuelle, ou sur le visage du Christ...Des illustrations en montrent les avatars – leChrist « sémite », rare image, ou les deuxépreuves de La Sainte Face de Zurbaran : unvisage dont les yeux montrent que le Christporte toute la douleur du monde (en 1631).En 1658, la tête apparaît encore sur une toileen trompe-l’œil, mais ne subsiste plus duvisage qu’une tache rouge illisible, trace d’unpassage ou d’une présence passée. Subsisteaussi la place où les yeux du Christ et ceux duspectateur peuvent se croiser. Le regard est lemoteur de l’image.Quel était le vrai visage du Christ ? Cette

question de la « vraie image » est abordée parBelting dans ses ouvrages de ces dernièresannées, en particulier Pour une anthropologiedes images (Gallimard 2004), Image et culte :une histoire de l’image avant l’époque del’art (Cerf, in. 1998). De quoi l’image est-elle l’image ? « Abstraction faite des massmedia, nous ne rencontrons plus aujourd’huides images religieuses que dans les muséesoù elles sont des pièces de collection d’arthistorique, tandis que la religion ne constitueplus, pour sa part, un thème de l’art contem-porain ».Aussi « la religion à travers l’histoire des

images est-elle, avertit l’historien, le sujet deson livre ». La « vraie image » du Christ necoïncide pas avec ce qu’aujourd’hui nousappelons la « vraie image », « qui est mesu-rée à l’aune de sa teneur d’information (et)est devenue aujourd’hui un thème qui relèvede la culture scientifique ».Où est l’image, où est la réalité quant à

l’image de la réalité se substitue la seuleréalité de l’image, qu’elle fait foi. C’est le casexposé par le culte du Saint Suaire « là où lecorps est manquant, c’est l’image qui prendsa place. C’est une loi générale de la produc-tion des images ».Mais, conclut Hans Belting : « dans notre

monde contemporain, nous sommes si satu-rés d’images que nous n’avons pas besoin duSaint Suaire comme image, mais commepreuve. Et sur ce point c’est la Science qui estappelée à trancher, puisque c’est en elleque désormais réside l’essentiel de noscroyances. »

ARTS

GEORGES RAILLARD

HANS BELTINGLAVRAIE IMAGE(Croire aux images ? )trad. de l’allemand par Jean TorrentGallimard éd., 280 p., ill., 35 euros

LE GRANDATELIER(CHEMINS DE L’ART EN EUROPEVe-XVIIIe SIÈCLEsous la dir. de Roland RechtActes Sud éd., 336 p., nb ill., 39,95 euros

L’Église et le Musée. Les valeurs religieuses et leurs mystères invi-sibles, la valorisation esthétique. Deux livres passionnants font saisir cebasculement. Deux grands historiens de l’art, Hans Belting et RolandRecht, chacun sur son aire, dans des ouvrages complémentaires,s’attachent à une histoire de l’art liée à la vérité des images.

Le culte des images

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Omar Merzoug : Votre parcoursd’intellectuel, de professeur, d’écrivain vousa placé au carrefour de plusieurs cultures.Que répondez-vous à ceux qui aujourd’huiparlent de choc des civilisations ?

George Steiner : En 1919, Valéry écrivaitdéjà : « Nous autres civilisations, nous savonsmaintenant que nous sommes mortelles ».L’humanisme européen a sombré dansl’inhumain et la question, capitale, qui mehante depuis un demi-siècle, c’est celle-ci :pourquoi la culture européenne n’a-t-elle paspu résister à la barbarie ? Pis, elle en a souventété la collaboratrice zélée. Songez que je tiensces propos après environ un demi-siècle debonheur d’enseigner : on peut considérer quela fiction, la puissante fiction déshumanise.L’optimisme des Lumières consistait àproclamer : « étudiez les grands textes, appré-ciez la grande musique et les grands tableaux,vous serez un peu plus humain ». Il se pourraitque la puissance même de l’imaginaire soit àl’opposé de la praxis, comme aurait dit Marx,du réflexe immédiat, humain, social. Maisvoyez-vous je n’ai pas de réponse à votre ques-tion et c’est en soi assez grave. J’aurais aimé,à la fin de ma vie, pouvoir réfléchir à ce mé-tier que j’aime tellement et y trouver uneparade, mais oui, une réponse qui auraitcontribué à soulager notre condition vraimentinhumaine, mais je n’en suis pas du tout sûr.

O. M. : Que l’humanisme n’ait pas résisté àla barbarie, et qu’il se soit fait l’auxiliaire del’inhumain, est-ce que cela discrédite le projetmoderne de l’émancipation par le savoir dontHabermas dit qu’il est resté inachevé ?

G. S. : Je ne crois pas à l’optimisme queprofesse Habermas. L’échange libre des opi-nions, des doctrines philosophiques ne mesemble pas garantir un libéralisme humain.Hélas, non. Les luttes idéologiques ontdéchiré notre Europe, voire le monde, leshaines idéologiques se sont révélées implaca-bles et ont été propagées par des intellectuelsbrillants et puissants. Deux de mes étudiants,qui avaient eu l’échine brisée par les Gardesrouges pendant la Révolution culturelle, ontécrit un message au Voltaire de notre siècle, àSartre, en lui demandant d’intervenir

publiquement. M. Sartre, dans un granddiscours, s’est fait fort d’assurer que lesrapports sur les soi-disant brutalités desGardes rouges étaient des inventions de laCIA. M Claudel, que j’idolâtre notammentpour son théâtre, écrit l’hymne au Maréchal etAragon l’hommage à la Guépéou « Gardiensde la liberté ». Les savants, que je côtoie àPrinceton et à Cambridge, ont quelquesscrupules à débiter des sottises pareilles.

compliquées. Il n’y a aucun racisme chez lui,le racisme l’ennuyait. Quand, en 1933, ilaspirait à devenir le Führer du Führer, commePlaton voulait être le conseiller du prince, laGestapo fait une enquête sur lui, au terme delaquelle elle conclut qu’il ne saurait êtrequestion de faire confiance au sujetHeidegger, de lui confier un poste élevé. Lejugement de l’officier enquêteur est qu’ils’agit manifestement d’un Privatnazi (un naziprivé), formule géniale ; je me demande quelétait le degré d’intelligence de ce gestapistepour trouver une formule pareille.

O. M. : Dans votre ouvrage, vousconsacrez un chapitre à la question juive. Enquoi consiste la judéité d’un juif non ortho-doxe ?

G. S. : C’est un problème très sérieux. Parcertains côtés, je suis, pour l’orthodoxe, pireque le Gentil, le non juif. Le juif orthodoxesait qui il est, à un degré que je n’égaleraijamais. D’autre part, l’immense apportculturel et humain du juif non orthodoxe,libéral, réformé à la civilisation moderne estun argument qui pèse dans la balance. Quand,le Vendredi soir, à Mea Shaerim, on voit lesenfants, après le bain rituel, comme despoints de lumière, je me dis parfois qu’ilssont dans la bonne voie. Mais je ne le croispas. Il est évident que s’il y a une chance desurvie, c’est chez eux que ça se produira.L’assimilation et les mariages mixtes concer-nent déjà plus d’un tiers des jeunes juifs. Parailleurs, au moment de la catastrophe, tout lemonde se regroupe. Pendant la guerre des SixJours, j’étais à Manhattan et tous, munis detransistors, s’attroupaient dans les rues ets’interpellaient en disant « Moi aussi, je suisjuif ». Puisque je suis optimiste, je crois audésastre et au formidable ralliement aumoment du désastre.

O. M. : Vous écrivez que « la rhétoriqueprophétique de Marx, l’allure etl’iconographie qui le caractérisent sontjuives jusqu’à la moelle ». Est-ce quel’internationalisme prolétarien n’est qu’uneextension du signi-fiant juif au monde ?

G. S. : Il n’y a rien de plus juif que Trostky.Cette vision égalitaire, sans frontières,utopique vient du Livre d’Amos qui contientla révolution dans la totalité de ses dimen-sions. Grands dieux, elle n’a pas réussi !Nous, petites gens, nous ne sommes pas à lahauteur de l’utopie communiste, socialiste,messianique. Mais ça ne veut pas dire que les

PHILOSOPHIE

ENTRETIEN AVEC GEORGE STEINER

GEORGE STEINERLES LIVRES QUE JE N’AI PAS ÉCRITStrad. de l’anglais par Marianne GroulezGallimard éd., 287 p., 19,90 euros

Philosophe du langage, théoricien de la traduction et romancier,George Steiner évoque dans ce livre singulier la crise des humanités, lacomplexité de la condition juive et ses convictions politiques.

« L’humanisme estl’auxiliaire de la barbarie »

GEORGE STEINER

O. M. : On reproche à Martin Heideggerson silence sur la Shoah. Vous, qui lui avezconsacré un livre, comment jugez-vousl’œuvre et l’homme ?

G. S. : J’estime que c’est un géant qui arenouvelé les questions philosophiquesessentielles, « un méchant titan » qui, à l’ins-tar de Luther, a créé une nouvelle langue alle-mande. Il y a un allemand après Heidegger,bon ou mauvais, c’est un autre problème. Cepaysan madré a écrit de très grands textes quiont révolutionné la pensée. Si Heideggern’avait eu que cette seule formule, « on n’apas encore commencé à apprendre à penser »,elle aurait été décisive à mon sens. Parailleurs, la femme de Heidegger était active-ment antisémite ; en ce qui concerneHeidegger, les choses sont beaucoup plus

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révolutionnaires ont tort, mais qu’ils suresti-ment les capacités d’altruisme chez l’homme.

O. M. : Vous soutenez que les Humanitéstraversent une crise profonde, est-ce unecrise de croissance ou une crise qui annonceun irrémédiable déclin ?

G. S. : Il se peut que naissent demain unShakespeare, un Beethoven, un Michel-Ange, un Mozart, mais ni vous ni moi n’encroyons un traître mot. Jamais le destin n’asigné avec une civilisation donnée un pactequi lui garantirait l’éternité. Les civilisationsnaissent, croissent et périssent. Mon intuitionme dit que l’explosion de génies, de la créa-tion scientifique, mathématique, poétique qui

PHILOSOPHIE

viendra de l’Inde bouleversera le monde.Pourquoi pas ? L’Europe est très fatiguée.Lénine n’a-t-il pas eu cette phrase trèssuggestive : « L’Europe, c’est l’archipel del’Asie ». L’Europe est un merveilleux hôtel,débordé de touristes. Nous vivons dutourisme et après ? Le miracle, après les 70millions de morts entre août 1914 et avril1945, c’est que, vous et moi, soyons assisdans le beau bureau de Claude Gallimard etqu’il y ait encore une Europe. Celle-ci estfatiguée. Ce qui le donne à penser, c’est que,dans l’affaire du Kosovo, il ait fallu en appe-ler aux États-Unis pour obtenir une trêvedans les affrontements.

O. M. : L’année prochaine, vous aurez 80

ans, quels regards jetez-vous sur le siècle quicommence ?

G. S. : C’est une très belle et très difficilequestion. J’ai des enfants et des petits-enfants,c’est donc le regard du père et du grand-père,de celui qui espère qu’ils ne vivront pascertains événements. Un juif n’a pas le droit,pas le moindre, d’être optimiste. Ce seraitpresque une bêtise morale. Et tous les matins,je me dis le néant, le destin, Dieu ou le vide ouqui que ce soit ne nous a jamais promis unmonde juste, un monde confortable ou paisi-ble, il nous a promis un monde intéressant.Cette promesse a été merveilleusement tenue.

Propos recueillis par Omar Merzoug

SUITE�

En effet, pour la plupart d’entre eux, lesauteurs ne cachent pas leur mépris, voire

leur haine tenace, pour la Révolution françai-se, d’autant que l’ouvrage s’ouvre par untexte de Pierre Chaunu extrait d’un livre de1984 dans lequel il stigmatisait alors le futurbicentenaire. Au-delà du thème retenu, sepose donc une seconde question : qui sont lesauteurs ? Question importante, car imaginonsun instant des historiens spécialistes du XXe

siècle, voire, « horreur !» – des spécialistesde la Révolution française, écrivant un « livrenoir du règne de Louis XIV », l’un évoquant

la répression des révoltes paysannes, l’autreles guerres, un troisième la chasse auxProtestants, un quatrième les dépenses somp-tuaires, etc. Que ne dirait-on ! Hypothèsefantaisiste ? Que nenni. La quarantained’auteurs qui ont contribué au présent « livrenoir » sont, pour leur immense majorité, deparfaits inconnus pour quiconque est aucourant de l’historiographie de la période etnotamment des travaux des dernières décen-nies. Une simple consultation du catalogue dela Bibliothèque nationale suffit à s’enconvaincre. D’ailleurs, bon nombre d’entreeux sont indiqués comme « historien »,« écrivain », « philosophe », voire même« essayiste ». Tout au plus, peut-on se deman-der si certains auteurs ont bien pris conscien-ce de la nature de l’ouvrage auquel ils allaientprêter leur plume, l’un se contentant

d’autoriser la publication d’un extrait d’unlivre récent, l’autre évoquant dans son texte le« roman noir » sans peut-être réaliser que lelivre d’accueil allait être si « noir ». Dansl’absolu, dira-t-on, tout auteur a fort heureu-sement le droit d’écrire sur le thème de sonchoix et il ne saurait exister de chassesgardées. Toutefois, cela implique un problè-me de sources et de bibliographie, sous peinede quoi il peut y avoir une simple opérationde réécriture de l’Histoire qui n’a que desfinalités partisanes. C’est le cas ici, dans uncontexte qui s’y prête de toute évidence,hélas, puisque ces dernières années ont vu larenaissance de la « Toinettomania » et laréédition de Mémoires hostiles à laRévolution française publiés au XIXe siècle etrepris sans le moindre appareil critique. Etchacun sait que les opérations de réécriturede l’Histoire se sont, elles aussi, multipliéesces derniers temps, bien au-delà de la seuleRévolution française.L’ouvrage comporte trois parties. La

première est intitulée « Les faits », ce quid’emblée est supposé lui conférer une autori-té. Elle comporte 25 contributions. La secon-de, « Le génie », rassemble 20 textes quiévoquent des regards portés par des auteurssur la Révolution. Il suffit de donnerquelques noms pour saisir à quel point leschoix sont partisans : Rivarol, de Maistre, deBonald, Taine, Chateaubriand, Cochin,Maurras, Bainville... autant d’auteurs qui ontporté à la Révolution française un amouraussi profond que celui du comte d’Artois oudu prince de Condé, tous deux émigrés dèsjuillet 1789. La troisième partie mérite bienson titre : « Anthologie ». 11 chapitressuccessifs livrent au lecteur un amalgame detextes d’époque soigneusement choisis pour

HISTOIRE

La mode est depuis quelques années aux « livres noirs », tant il estvrai que le genre lui-même est presque assuré d’attirer l’œil du chalanddans les librairies. Cela pose d’emblée le choix des thèmes retenus pourcréer tout nouveau « livre noir » à ajouter à la « collection », l’Histoiren’étant pas avare en violences en tout genre et en tribunaux redoutables.Force est par exemple de constater qu’il n’existe point de « livre noir » del’Église catholique, susceptible pourtant d’évoquer les croisades,l’inquisition, les bûchers, les conflits fratricides, etc. Cette fois, nous avonsaffaire à un « livre noir » qui est le livre des « Noirs », au sens donné à cemot dans les premiers temps de la Révolution pour désigner ceux quiformaient la « droite » de l’Assemblée constituante et, de façon plus large,ceux qui refusaient la Révolution en cours.

MICHEL BIARD

RENAUD ESCANDE (dir.)LE LIVRE NOIRDE LA RÉVOLUTION FRANÇAISECerf éd., 882 p., 44 euros

La Révolution,voilà l’ennemi !

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bien peuplée !), la république aurait été «décrétée et proclamée » en septembre 1792,etc. Je jetterai un voile pudique sur lesfemmes frustrées qui s’acharnent le 10 août1792 sur les cadavres de gardes suisses,amants « répu-tés » et qui les ont dédaignées,ou sur l’ivrognerie congénitale prêtée aux «sanguinaires coupeurs de têtes » ; laRévolution ne serait somme toute qu’untemps où chacun manie le fer pour trancher ettrancher encore.Mention particulière, en revanche, pour le

« Père Jean Charles Roux, écrivain », qui,sous le titre « Passion et calvaire d’un enfantroi de France », en une quinzaine de pagessans la moindre source indiquée en notes,nous fait pénétrer dans la prison du dauphin.« Histoire sainte », écrit-il... on veut bien lecroire. Mention aussi au texte « Je m’appelaisMarie-Antoinette Lorraine d’Autriche », quis’ouvre avec le citoyen Joly, fossoyeur, qui« traîne les pieds » pour aller enterrer le cada-vre de la ci-devant reine. L’Histoire romancéeest telle que le lecteur irait presque jusqu’àlire la moindre pensée de Joly. Brisons là, tantles exemples seraient nombreux de cette écri-ture qui n’a strictement rien à voir avec untravail d’historien.Néanmoins, ajoutons encore que certains

textes ont des relents pour le moins particu-liers, celui-ci faisant de Saint-Just un desancêtres du fascisme, celui-là amalgamant laTerreur avec le massacre des Juifs et la« mentalité stalinienne et maoïste », enfin un

autre écrivant ceci à propos de la célébrationdu futur tricentenaire de la Révolution fran-çaise : « [...] les démographes calculent que,en 2030, le nombre de ménages originairesdu Maghreb, d’Afrique noire et de Turquiepourrait représenter près de 10 millions depersonnes et 30% des naissances. Vers 2050,le nombre des enfants d’origine étrangèrerésidant en France métropolitaine devraitdépasser celui des enfants d’origine françai-se. Plus d’une génération plus tard, laproportion sera encore plus forte, commesera vraisemblablement plus élevé le pour-centage de musulmans dans cette population.Si la logique communautariste qui prévautactuellement n’a pas été renversée, si lesnouveaux Français ne sont pas devenus desFrançais de culture, quelle signification revê-tira pour eux la commémoration de laRévolution ? [...] En 2089, les musulmans deFrance voudront-ils célébrer 1789 ? ». Le« sans-culotte aviné » est remplacé par le« musulman fanatique », mais la croisadecontinue et elle est nauséabonde.On ne saurait trop conseiller aux lecteurs

de ne pas acheter pareil livre, tant sa couleura valeur d’aveu et – c’est là l’essentiel – tantest grande l’indigence de son contenu. Au-delà de ce constat, il convient aussi, plus quejamais, de lancer un appel à la vigilance surles usages actuels de l’Histoire. En ces tempsoù est à l’œuvre un processus d’abêtissementgénéralisé, il y a là un devoir citoyen de toutepremière importance.

la démonstration et de textes d’auteurs hosti-les à la Révolution. Pour ne citer que deuxexemples, les arts sont évoqués avec destextes de Marie-Joseph Chénier et deGrégoire, complètement décontextualisés etauxquels s’ajoute un extrait de Taine ; de leurcôté, les élections, qui ont pourtant fait cesdernières années l’objet de travaux essentielsdes historiens, ne seront ici vues qu’à traversla plume de Taine, autrement dit comme une« farce sinistre ».C’est en fait la méthode retenue qui relève

de la farce. S’agissant de la première partie,cœur de l’ouvrage bien sûr, les contributionsne laissent pas d’inquiéter. Outre le fait queles auteurs ignorent la bibliographie la plusrécente et se bornent à mentionner des ouvra-ges anciens (ainsi, sur le procès deLouis XVI, l’auteur utilise la prose deGustave Bord, qui a écrit au XIXe siècle etdans les premières années du siècle suivant),la plupart d’entre eux écrivent des erreursgrossières par dizaines et soutiennent desénormités : Barère aurait été ministre, lesJacobins réclameraient la république en1791, la déchristianisation durerait de 1793 à1799, la Convention aurait décidéd’exterminer très exactement 815 000 «Vendéens » (pourquoi pas 815 304 !), AlbertMathiez aurait fondé la Société des étudesrobespierristes en 1935 (tout en ayant le bongoût de mourir en 1932), 5 000 Jacobinsauraient imposé leurs volontés à 700 000Parisiens (Paris se trouvant soudainement

SUITE RÉVOLUTION/BIARDHISTOIRE

GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

ANNA FUNDERSTASILANDtrad. de l’anglais (Australie) par Mireille VignolHéloïse d’Ormesson éd., 368 p., 22 euros

Tout l’intérêt du livre d’Anna Funder sur la police secrète del’ancienne RDA (République démocratique allemande) vient de ce qu’ellepeut, comme elle est australienne, regarder, en toute impartialité, leschoses, sans être marquée par l’une ou l’autre Allemagne. Elle fait ressen-tir de l’intérieur la tension et l’angoisse permanente que ressentaient biendes citoyens de ce pays.

La RDA,un pays sous surveillance

Anna Funder a séjourné quelque temps enRDA, avant la chute du Mur et elle

retourne à Leipzig en 1994, cinq ans après eten 1996 à Berlin. Elle met des annonces dansles journaux pour pouvoir rencontrerd’anciens membres de la Stasi, afin de mieuxcomprendre à la fois, agents, victimes etfonctionnement de ce régime d’enfermementqui a détourné le socialisme en une obsessionadministrative. Celle-ci très rapidement s’estétendue au corps social tout entier au point de

s’emparer du moindre rouage et jusqu’auplus intime de la vie privée des gens.

Stasiland est à la fois une histoire préciseet documentée de la République démocra-tique allemande, telle qu’elle a existé de 1948à 1991 et une suite passionnante de portraitsqui s’enchaînent à partir de la premièrerencontre, celle de Miriam.Tout en revient sans cesse à MiriamWeber,

le pivot de toutes ces rencontres, mise enprison par la Stasi à l’âge de seize ans et dontle jeune mari, Charlie, a été exécuté, pourdélit de fuite hors de la RDA (Republikflucht)La Stasi, Staasischerheit appelée aussi

MfS (Ministerium für Staastsicherheit) était,on le sait, l’âme de la RDA et incarnait l’idéalinavoué de tout gouvernement un peu dignede ce nom, la prise en main totale del’ensemble des citoyens. La domination par le

pouvoir était totale. Peu de régimes ont joint,à ce point, la stupidité à la peur obsession-nelle. La Stasi était l’incarnation même duprovincialisme pusillanime et tyrannique des« petites gens » si longuement dressés par lespouvoirs successifs, qu’ils ne sont plusqu’obéissance aveugle. Institutions tyran-niques et omniprésence de l’autorité furenttoujours le lot de ces provinces de l’Est.Le livre raconte les derniers jours de

la RDA, l’écroulement de l’un des régimesles plus obtus et mentalement les plusenkystés de l’Histoire européenne. Rare-ment, se trouvèrent réunis autant de respon-sables incultes, timorés, apeurés et éminem-ment qualifiés cependant pour l’espionnagepolitique. La pensée ou la simple réflexionpersonnelle terrifiait les Grotewohl ouUlbricht ou surtout Honecker, anciens

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« présidents » de cette entité. Anna Funder arencontré divers membres de l’ancienneStasi et tous sont plus ou moins marqués parune espionnite de caractère paranoïde, ainsice Winz avec lequel elle a rendez-vous en1996, donc longtemps après la fin de laRDA et qui met sa voiture loin du lieu derendez-vous pour qu’elle ne puisse savoir oùil l’a garée. Ce personnage est à ce pointobsessionnel qu’il lui demande même sespapiers. Sait-on jamais. Il lui indique quelongtemps après la disparition de la Stasi,celle-ci reste encore active et le fait voir àceux sur qui elle peut encore exercer sacontrainte. Du moins ce Winz croyait-il àl’avenir du socialisme.Toute la RDA vivait ainsi dans l’obsession

permanente de la surveillance. Tout acteanonyme y était impossible, tout n’y était faitque d’entraves, il fallait tout empêcher, etsurtout les « contacts » avec l’Ouest. Eux etnous, le bien et le mal, un monde figé dont lefonctionnement est entièrement déterminépar cette fixation délirante. Pour une popula-

tion d’environ 16 millions d’habitants il yavait plus de 173 000 agents et d’indicateursde la Stasi, une personne sur 63 était doncplus ou moins à l’écoute, alors que sous lerégime hitlérien noteAnna Funder il n’y avaitqu’un gestapiste pour 2000 habitants .Le personnage principal du livre est sans

conteste Erich Mielke le chef des servicessecrets qu’elle rencontre à Berlin à la suited’une de ses annonces. Mielke qui fut ensuiteemprisonné en RFA, est une des figurescharnières du système dont il décrit à la foisavec franchise et cynisme le fonctionnement.C’est de lui que dépendaient les arrestationsvolontairement arbitraires, il fallait empri-sonner les innocents pour les préserver descriminels : « Incarcérés sans savoir pourquoini pour combien de temps, les prisonniersavaient au moins la certitude d’avoir deschaussures cirées, les dents blanches et unslip propre. » Les sbires du genre Mielkeétaient à leur insu et sans qu’ils le veuillentpeut-être les héritiers du régime nazi et de laGestapo.

HISTOIRE

SUITE�

ANNA FUNDER

La Quinzaine littéraire : ...Tout ce que mêmele James Bond le plus fou n’a pas encore ima-giné. Et pourtant cette liste, c’est celle deschoses exposées dans les Musées quel’Allemagne réunifiée donne à voir de ce paysque vous appelez « Stasiland ». On dirait plutôtun collage surréaliste à côté de quoi lamachine à coudre de Lautréamont fait bienpiètre figure. Ce bric-à-brac ne pouvait pasrêver de meilleur nom que celui que vous luiavez trouvé, aussi composite et loufoquequ’un mot-valise à l’allemande : « romance-horreur ».

Anna Funder : Il y a une grande différenceavec le surréalisme : c’est la joie de vivre. Cesystème n’en avait aucune mais fut bizarre. Àsituation inédite, il fallait trouver un motétrange pour en donner un aperçu. La partie« romance » de ce mot composé renvoie àl’espoir qu’il y eut pour le peuple enAllemagneaprès la guerre de construire un nouvel Étatplus juste inspiré des idéaux du communisme.Pas de prostitution pour les femmes et lesenfants. Ni drogue, ni chômage mais une égali-

thèque et met la main sur « La Ferme desanimaux, un livre interdit naturellement ».Seulement ce qui la sauve, c’est que le petitcochon de la couverture brandit un drapeaurouge, victoire ! Le comble de l’absurde, neserait-ce pas justement ces références à Orwell,récurrentes dans la bouche de vos témoins ?Autre exemple : Klaus Renft, qui fut tenu pourle Mick Jagger du rock est-berlinois, fut un jour,lui et son groupe, convoqué par la Stasi. Ilspensaient qu’il s’agissait d’une simple audition(je veux dire un contrôle de routine) mais lacensure fut radicale et ils s’entendirent dired’entrée : « Vous n’existez plus ». Le lende-main, leurs éditions musicales sortaient unnouveau catalogue où ils brillaient par leurabsence. Commentaire désabusé du chanteur :« Il s’est passé très exactement ce qu’ils nousavaient dit : nous n’existions plus. COMME DANSORWELL ».

A. F. : Cette question d’Orwell est trèsintéressante à plusieurs niveaux. Oui cet auteurfigurait sur l’index et on ne pouvait donc pastrouver librement ses œuvres en Allemagne del’Est ; ça rejoint aussi notre thème del’absurdité. Je suis pour ma part une grande fand’Orwell et j’avais, avant d’entreprendre cetravail sur Stasiland, lu presque toute sonœuvre, à l’exception de 1984. Quand j’avaiscommencé, il y a dix ans, à écrire ce livre je mesuis dit : « il y a certainement des coïncidencestroublantes avec le livre d’Orwell, évitons de lelire pour faire mon truc et se garder des paral-lèles ou de choses un peu trop proches, ensuiteon verra... » J’ai donné mon manuscrit à monéditeur en Australie et alors seulement j’aiouvert 1984. Quel choc ! Ce livre a été écritavant la fondation de la RDA mais tout y estprédit. Orwell a tout vu de ce que serait cesystème de surveillance, à moins que... Quandje me suis rendu dans le bureau qui fut celuid’Erich Mielke pour le visiter, il y avait sonpissoir, sa télé, un masque mortuaire de Léninesur son bureau, il y avait aussi une histoire quej’ai trouvée si absurde que j’ai reculé à la mettre

té sociale qui m’attira beaucoup dès quej’appris l’allemand. Et l’« horreur », c’est ceque ce mot est devenu quand on a voulu en faireune réalité. La confluence de ces deux élémentsm’a vraiment intéressée, d’où l’absurde que jerelève dans les situations et chez les gens deStasiland. Cela ne veut pas dire que je memoque d’eux ou qu’eux-mêmes s’enmoquaient, mais comme le dit Julia, unepersonne rencontrée pour ce livre : « Si on n’enavait pas vu l’absurde, on se serait pendu ».Pour survivre à pareille oppression, vaincre sasouffrance, il faut développer un sens qui luiéchappe, un certain esprit. C’est le sens del’absurde. Julia, par exemple, a toujours eu,jusqu’en prison, la présence d’esprit de se dire :« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, c’estabsurde ! » même si ça la faisait souffrir.

Q. L. : Peut-être est-ce pour cela que laplupart des anecdotes, même tragiques oucruelles, dont se souviennent vos interviewéssont truffées d’absurde ? Comme quandMyriam Weber vous narre une fouille à sondomicile. L’inspecteur inventorie sa biblio-

« – Un faux ventre avec une caméra aucreux du nombril. Un arrosoir truqué équipéd’une antenne pour retransmettre les conversa-tions tenues dans les jardins publics. Des mous-taches autocollantes. Des déguisements detoutes sortes. Des bocaux pour conserver deséchantillons d’odeur humaine à partir des sous-vêtements usagés dérobés par des agents de laStasi au domicile même de tel ou tel particulier.Ces agents avaient par ailleurs des chiensdressés pour détecter quelles odeurs des bocauxétaient identiques à celles qu’on leur avait faitrenifler aux pieds du Mur, de bâtiments interditsau public, ou de la résidence d’un dissident.Quoi d’autre ? Des sacs aussi volumineuxqu’une personne humaine et contenant des fi-

ches déchirées à la va-vite par les agents de laStasi en 1989. D’autres fiches noyées d’eau àdéfaut, faute de temps, d’avoir été brûlées.Toutes ces fiches contenaient une fouled’informations sur une foule plus grande encorede personnes. Il y a même à Nuremberg des“femmes-puzzles” ainsi appelées car ellesessaient de reconstituer les fiches détruites. J’ysuis allé car Myriam, ma témoin principale dansce livre, désirait savoir ce qui était arrivé à sonconjoint mort lors d’une garde à vue par laStasi. J’ai vu aussi le pissoir de “Big Brother” :Erich Mielke. Toutes sortes d’instruments pourenregistrer à distance avec des microphonespouvant se camoufler dans les arbres, d’autresdans les boîtes à lettres. Enfin tout... »

Une amie d’Orwell

ENTRETIEN AVEC ANNA FUNDER

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HISTOIRE SUITE ENTRETIEN AVEC ANNA FUNDER

dans Stasiland et je ne l’ai finalement pas mise.Je le regrette. La femme qui m’accompagnaitm’a rapporté que Mielke, l’homme qui fut icipendant près de quarante ans le chef de lapolice secrète et avait véritablement la staturedu Big Brother d’Orwell, voulut à tout prix queson bureau portât le numéro 101. La salle« One-O-One », c’est celle où Winston crainttant d’aller, celle où les prisonniers confessenttout dans le livre d’Orwell et celle que voulaithabiter Mielke. Seulement il occupait ledeuxième étage du QG de la Stasi àNormannenstrasse où les bâtiments sont degrandes tours de béton bien alignées et ordon-nées où son bureau devait porter le numérodeux cent quelque chose. Pour que le numéro101 lui soit attribué, il est allé jusqu’à renom-mer le premier étage Mezzanine. Même moiqui adore l’absurde, il m’aurait été impossibled’imaginer une chose pareille, à plus forteraison de l’écrire. Quelles furent ses motiva-tions, l’humour ? Un type comme Mielke n’enavait aucun, à moins qu’il se soit s’agit d’unefarce macabre...

Q. L. : ...ou la simple volonté de bien faire sa

besogne en exécutant à la lettre les indicationsd’Orwell ?

A. F. : Oui, c’est tout à fait cela, ils ont prisOrwell pour un manuel. Les exemples nemanquent pas. Julia raconte très bien dans monlivre comment, lycéenne, elle en avait assezd’obéir aux prescriptions de l’école et de devoir,chaque soir, regarder la télévision nationale pourécouter des nouvelles qui n’en étaient pas : lesrécoltes en progrès et toute cette salade qu’ontrouve dans 1984. Julia me le raconte en riant caril vaut mieux en rire, c’est tellement horrible. Ily a aussi cette volonté de tout savoir sur tout lemonde, non pas parce qu’ils auraient été despuritains – ils n’en étaient pas – mais des espionszélés faisant la chasse aux indésirables. Quand jepoursuivis en 1987-88 mes études à Berlin-Ouest, je fis alors la connaissance d’un écrivaindéjà d’un certain âge qui, parce qu’auteur d’unjournal littéraire clandestin, le Mikado, avait étéexpulsé de RDA. Poursuivre les écrits estquelque chose qui continue. Quand je suisretournée en Allemagne pour assurer la promo-tion de ce livre, sorti là-bas en 2004, je suispassée par la grande foire du livre de Leipzig.

Mon livre y était exposé dans l’ancienne salle debal de l’ex-bâtiment de la Stasi. Quels coupsd’œil ne m’ont pas jeté alors, colères, les anciensmembres du Parti et fonctionnaires de la Stasiqui étaient là à prendre des notes pour me fairepeur, et tous partis avant la séance de questionscar ces gens-là n’aiment pas discuter. Quant auxjournalistes de l’ex-RDA qui discutaient avecmoi, il y en avait presque toujours un parmi eux,à Dresde ou à Rostock, pour me demander, telle-ment ils ont peu l’habitude de la liberté desécrits, ce qui me pouvait bien me donner le droitd’écrire sur eux et de déballer leurs petits secretsau lieu de parler de la question aborigène. Tousde me brandir leurs : « Vous n’avez pas le droit »et « S’ils étaient encore au pouvoir, vous n’auriezpas pu faire cette chose détestable... ».

Q. L. : Peut-on appeler çà un « roman »comme l’éditeur le mentionne en couverture ?

A. F. : Certainement pas, ce n’est pas unroman. C’est ce que l’on appelle en anglais :« Creative Non-Fiction », catégorie qui n’existepas ici.

Propos recueillis par Éric Phalippou

Régis Debrayen Terre Sainte

Ce livre est d’abord un reportage au Proche-Orient : Israël, territoires occupésde Palestine, Liban, Jordanie, qui à la fois tâche de coller au présent et, fidèle à sontitre, s’intéresse de façon privilégiée à la « Terre sainte », dans le sillage des Évangiles,avec leur flou géographique, et un œil fixé sur quelques grands prédécesseurs commeChateaubriand ou Flaubert. C’est aussi « par certains côtés » un rapport de mission,une mission commandée par Jacques Chirac : d’où la dédicace à ce dernier, ainsi qu’àFrançois Maspero, alliance de noms surprenante, qui manifeste une ouverture d’esprit,une indépendance revendiquée.

PIERRE PACHET

RÉGIS DEBRAYUN CANDIDE EN TERRE SAINTEGallimard éd., 462 p., 22,50 euros

Par d’autres côtés, ce livre bourré de savoir,nourri de lectures et relectures, de conversa-

tions, de réflexions sur l’histoire et pas seule-ment celle des religions dont il est spécialiste(avec une maîtrise étonnante des nuances etdénominations multiples qui abondent dans larégion), de bouffées d’autobiographie, est aussiet surtout un exercice de style, brillant, fulgu-rant parfois. Le constat de quelques pages (368-375) auquel il aboutit - que la politique du faitaccompli menée par Israël dans les territoires,avec colonisation, fortifications, incursions,routes interdites, barrages routiers infranchis-sables, assassinats dits « ciblés », encerclementdes bourgades arabes, etc., rend irréalisable enl’état des choses le projet d’un État palestinien– ce constat est utile, il est rédigé en termesmesurés, et non sans autorité. Mais l’essentielest-il là ? Au terme de ces pages, c’est à RégisDebray, à son talent, à sa personnalité qu’ons’est intéressé, et l’on se dit – il se l’est sansdoute murmuré à lui-même – qu’il ferait un

excellent ambassadeur en ces régions, un utileauxiliaire de la politique française, cultivé etconscient des complexités de l’Histoire, et nonsans sagesse, comme il arrive à ceux qui ontparticipé à des entreprises un peu folles, telleque l’équipée menée aux côtés du Che enBolivie en1967, qui se termina pour Debray parquatre ans de prison.Le brio de Régis Debray, c’est d’abord

l’invention de formules qui résument,condensent, actualisent, font communiquer enraccourci cultures, lieux et textes. Ainsi d’unecomparaison entre les tonalités de l’Ancien etdu Nouveau Testament : « Par l’ampleur et lesouffle, la deuxième version, abrégée, de laRévélation fait historiette à côté de la grandeHistoire, rocambolesque et haute en couleur,avec ses carnages, son érotisme, ses monstressacrés, ses rois truculents, ses prophètes déjan-tés, son Iahvé interventionniste, incorrect endiable... » Ironie, largeur de vues, science, etinsolence, le lecteur est comblé, quelquefoismême encombré. La culture, y comprisscolaire, se lève comme spontanément sous laplume du rédacteur. À propos de Tel-Aviv :« Tant d’Occident et si peu de mystère auxbords mystérieux du monde oriental »(Hérédia). À propos des patriarches chrétiensd’Orient : « Ces saintetés sans divisions blin-dées » (Staline). Devant la photo du chef de

l’État syrien dans un couvent, « le coup depistolet au beau milieu d’un concert spirituel »(Stendhal). « Le vilain et vivace aujourd’hui »(Mallarmé). Sans parler de tout ce qui m’aéchappé. Le plus irrésistible, qui parfois tourneau procédé, c’est l’anachronisme délibéré, quiaccole l’antique au plus contemporain, ousimplement raille l’américanisation culturelledu monde, et multiplie donc les expressionsanglaises, type « le fast-food à Nazareth », ous’amuse à trouver au Saint-Sépulcre et à sesenvirons un « genre Moulin de la Galette etCrazy Horse ». Peut-être aussi que ce quioriente le plus souvent son regard et l’aiguise(et la région en est riche), c’est le « saugrenu »(expression chère à Malraux), avec des trou-vailles, comme la vision de Hannah Arendtarrivant à Jérusalem pour le procès Eichmann,horrifiée par « la foule orientale », « trèsKatharine Hepburn dans African Queen ».Le sujet de ce livre est grave, l’histoire et le

présent de la région abondent en tragédies et enimpasses, comme en occasions ratées. Sous leregard de Régis Debray (en qui le « médio-logue » réputé, à la vue du mur édifié par lesIsraéliens, se mue un instant en « murologue »,son dernier néologisme), les choses de là-bassemblent vouées au pire, et je suis tenté – seule-ment tenté – de le croire sur parole et de luidonner raison. Mais c’est le côté littéraire dulivre qui provoque le plus en moi intérêt etperplexité. Le brio omni-présent, je medemande s’il ne frise pas souvent le lieucommun journalistique qu’il cherche à éviter(ainsi quand Debray pose une question à « unjésuite du cru, peu suspect de complaisance »).Ce voyageur si savant et cultivé et qui se veutmodeste voyage sans trop de difficultés dans unmonde compliqué, dont on dirait que, malgréson évidente sensibilité, les aspérités nel’affectent guère. Il se moque des « dîners enville » (l’expression vient plusieurs fois sous saplume) et du tourisme ; mais il suffit decomparer son récit avec celui, plus bref mais ausujet souvent identique, que Jean Rolin avaitfait dans Chrétiens (POL, 2003) pour regretterun peu ce dernier, son regard de piéton empêtréet perplexe, au ras du macadam et des cailloux,qui cherche moins à voir et à comprendre qu’àéprouver, au risque de la désorientation : sousses yeux se lèvent des coins de rues, des pans demurs, des personnages complexes et inattendus,des voisinages douloureux dont la singulariténous atteint comme elle a atteint l’écrivain.

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Dommage, car dans un cinéma françaisrécent où l’on n’échappe à la calamité

Astérix que pour slalomer entre Enfin veuveou Ça se soigne ?, le film de Philippe Ramosapparaît comme une étonnante bouffée defraîcheur, le produit assurément le plusremarquable du millésime 2007 : ainsi, il estencore possible de mener à bien un projetaussi peu formaté et qui ne ressemble à riende connu, un film artisanal avec finitions à lamain, construit comme un chef-d’œuvre decompagnon du tour de France, dans lequelchaque élément paraît mis à sa juste place. (1)Nulle improvisation apparente à la Kechiche,aucun de ces plans-séquence dans lequels onpourrait tailler quelques dizaines de mètressans que quiconque s’en aperçoive, pas delaisser-aller : Capitaine Achab est un filmparfaitement tenu, sans graisse, dont aucunede ses 105 minutes n’est pourtant sans saveur.Et dans la mesure où son réalisateur en est enmême temps le scénariste, le décorateur et lemonteur, on peut lui accorder la pleineresponsabilité de cette réussite.Ce que nous ne connaissions de l’auteur -

un moyen métrage, L’Arche de Noé (1999) etun premier long, Adieu pays (2002) – ne lais-sait pourtant en rien pressentir la surprise ; entout cas, l’ombre d’Herman Melville ne planepas sur les souvenirs que nous en gardons. Etpourtant, elle devait y être en filigrane –comment expliquer sinon son obstination àréanimer le capitaine Achab, déjà objet d’uncourt métrage en 2003 ? Philippe Ramosn’est certes pas le premier cinéaste às’inspirer de Melville ; et si l’on excepte LeosCarax et son très oubliable Pola X (adaptationen 1999 de Pierre ou les ambiguïtés), leromancier a donné l’occasion à plusieursréalisateurs de signer des films mémorables :le Moby Dick de John Huston (1956),évidemment, mais aussi Billy Budd (1962) dePeter Ustinov, Benito Cereno (1968) duméconnu Serge Roullet et le Bartleby (1977)de Maurice Ronet. (2) Mais aucun d’entreeux ne sortait du cadre imposé par le modèle,

SPECTACLES

aventures maritimes spectaculaires ouportrait psychologique intrigant. Ramos neprend le héros de Melville que commeprétexte à dérive (comme le délirant capitaineAchab du Bob Dylan’s 115th Dream) :« librement inspiré de Moby Dick », précisele générique. En réalité, seules les ultimesminutes du film (le chapitre 5), où l’on voitapparaître le Pequod et son second Starbuck(et un Queequeg silencieux) – et, quelquessecondes tout de même, la baleine blanche –réfèrent directement au roman.Tout le reste, découpé en quatre chapitres,

n’est que reconstruction imaginaire du trajetqui a mené Achab de sa naissance à sa mort,du sexe maternel en gros plan, qui ne peut pasne pas évoquer L’Origine du monde, à sonengloutissement final, accroché par sonharpon à son obsession funeste : l’itinéraireva d’un liquide matriciel à l’autre, via un longvoyage métaphysico-aquatique, dans lechapitre central, dans lequel le jeune Achab,laissé pour mort dans une barque, renaît enarrivant sur le rivage atlantique. « Je suisAchab » hurlera-t-il plus tard, face au large,affirmation à rapprocher du « Je te salue,vieil océan ! » de Ducasse. Le parrainage deMaldoror est fondé : Achab, durant toutes sesenfances, est en révolte. Contre son père,dont il cause la mort en l’envoyant combattreson rival amoureux, contre son beau-père,qu’il défie malgré les coups de fouet, contreson père d’adoption, le prêtre qui l’a sauvé etdont il rejette l’enseignement religieux,contre, devenu adulte, le monstre marin quil’a mutilé et qu’il ne cessera de poursuivrejusqu’à sa fin : « Je frapperai les cieux s’ilsvoulaient m’arrêter » – et là, Ramos retrouveles accents de l’Achab de Huston face à lacréature mythique.Au-delà de Melville, c’est toute une cultu-

re de l’Amérique des pionniers que le filmmobilise, costumes, décors et paysagescompris : le peintre ambulant du premierchapitre est vêtu comme Stevenson dans sonVoyage avec un âne dans les Cévennes (tentede camping incluse), les deux rôdeurs dufleuve qui « tuent » Achab enfant viennent dechez Mark Twain (Les Aventuresd’Huckleberry Finn), les paroissiens duchapitre 3 sortent de Washington Irving.

Inspiration libre, qui conduit à une recréationnon étouffante : quelques signes, des outilsd’ébéniste, un mur d’église nu, des fermetu-res à l’iris ovales en forme de portraitsd’ancêtres, des vêtements qui donnentl’impression que les acteurs s’y sont glissésnaturellement, suffisent pour représenter sanssécheresse. Et le découpage en parties auto-nomes s’accompagne à chaque épisode d’unchangement de manière, chacune adaptée aupropos d’un narrateur différent (le père, latante, le prêtre, la maîtresse, le second : lefilm est constitué de ces cinq regards surAchab) : longs plans moyens du chapitre 1,ambiances closes du 4, horizons maritimesdu 5, sans que jamais le film ne tourne àl’exercice de style ou perde sa respirationprofonde.Ramos a puisé dans un fonds d’acteurs

solides, pas forcément habitués aux premiersrôles, quelques noms exceptés (Jean-FrançoisStévenin, Dominique Blanc, Denis Lavant-Achab, qui, pour une fois, joue justement ladémesure) : Jacques Bonnaffé, BernardBlancan, Carlo Brandt, Philippe Katerine,tous excellents, font un tour et puis s’en vont,le temps d’un chapitre. Et Hande Kodja,image primitive de l’amour qui hanteraAchab jusqu’à ce qu’il la remplace par sahaine pour Moby Dick, troussant sa jupe endéclarant à son amant : « Je vais te montrer leSaint Esprit » (et celui-ci tombe à genoux enmurmurant « Nom de Dieu ! ») renvoie aumême geste de la mendiante de Buñuel« photographiant » la Cène sacrilège dansViridiana. Il y a là une correspondance qui,quand bien même elle serait involontaire,nous ravit. En attendant la suite, nouspouvons ranger Capitaine Achab sur notrerayon des films pairs, pas si nombreux.

1. Dans la production hexagonale de cesderniers mois, notons L’Homme qui marche,premier film d’Aurélia Georges, qui présente lesmêmes qualités, sous une forme un peu plus sévè-re.2. Sans oublier The Sea Beast (Jim le harpon-

neur), adaptation inavouée de Moby Dick réaliséepar MillardWebb pourWarner Bros en 1926, dontRamos utilise opportunément quelques plans dansla dernière partie de son film (emprunt non signa-lé au générique).

Les deux grands films que, dans notre dernière chronique, nousnous réjouissions de voir annoncés ont été présentés. La peu ordinairebeauté du premier, Le Bannissement (Andréi Zviaguintsev), et le prixd’interprétation masculine décerné à Cannes 2007 à son acteurKonstantin Lavronenko, ne l’ont pas sauvé du naufrage : dès la deuxièmesemaine d’exploitation, son offre s’est réduite à quatre salles parisiennes,avec une seule projection quotidienne dans trois d’entre elles. Si la loid’airain du tiroir-caisse triomphant se révèle aussi implacable, le secondtitre, Capitaine Achab, sorti le 13 février, ne sera plus visible, au début dumois de mars, que sur quelques écrans chichement répartis. Ce qui seraitdommage.

LUCIEN LOGETTE

Le côté de Nantucket

PHILIPPE RAMOSCAPITAINEACHAB

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SPECTACLES

Fin janvier Paris-Match consacrait sacouverture à Daniel Auteuil, après la

première de L’École des femmes, son articlede tête à Isabelle Huppert : « La voici dansune comédie, Le Dieu du carnage, écrite parl’une des plus célèbres “money makers” duthéâtre parisien :Yasmina Reza. Comble de laprovocation, c’est dans une salle privée, leThéâtre Antoine, qu’elle se produit » (1).C’est que ces deux grands acteurs, qui ontbeaucoup joué sur les planches, ont plusencore tourné de films. Ils connaissent levedettariat associé à une carrière ciné-matographique de premier plan, qui amènetoujours au théâtre des spectateurs attirés parla présence réelle sur le plateau, prompts aurire dans le cas d’un spectacle comique, peut-être proches de ce public du parterre pri-vilégié par Molière dans La Critique del’École des femmes et dénigré par lesnobisme de ses détracteurs.En ridiculisant ses adversaires, Molière

donne des indications sur sa propre interpré-tation d’Arnolphe, critiquée par l’auteurjaloux Lysidas : « Quelque chose de tropcomique et de trop outré au cinquième acte,lorsqu’il explique à Agnès la violence de sonamour, avec ces roulements d’yeux extrava-gants, ces soupirs ridicules, et les larmesniaises qui font rire tout le monde. » Ilconfirme ainsi la virtualité comique dupersonnage, victime d’une présomptueuseassurance fondée sur le choix, comme futureépouse, d’une enfant de quatre ans élevéedans la réclusion et l’ignorance, d’un quipro-quo durable lié à sa double identité de « bour-geois gentilhomme », Monsieur de LaSouche confident involontaire de l’amourpartagé d’Agnès et du jeune Horace. S’yajoute la dimension farcesque due au choixde deux paysans comme serviteursd’Arnolphe.Jean-Pierre Vincent a souhaité renouer

avec cette conception des origines. Il romptainsi avec une tradition de lectures et

d’interprétations qui assombrit la pièce etvoit déjà en Arnolphe un Alceste, qui corre-spond à une tendance dominante par rapportau répertoire comique. « Comme si laprofondeur ne se rendait visible qu’auxdépens de la gaieté » (2). Et dans leprogramme du spectacle, il explicite sonchoix : « Rire est une arme. Rire, ici, est ensoi politique. Aujourd’hui, le théâtre (je veuxdire : le théâtre d’Art, notre théâtre) s’est lais-sé voler le rire, qui est parti du côté des “oneman/woman shows” et de la télévision. Lapente de l’époque va au tragique, comme si lethéâtre se sentait pétrifié dans l’unique voca-tion de concurrencer le réel sur son propreterrain. “Le monde est un chaos” est unslogan qu’on entend beaucoup au théâtre.Revenir au rire relève alors de l’opérationsanté. On ne rit que de ce que l’on comprend.On peut trembler de ce qu’on ne comprendpas. Le rire est intelligence ».En son ami Daniel Auteuil, Jean-Pierre

Vincent a trouvé l’interprète idéal du rôleainsi conçu, gardant comme la trace de leurpremière collaboration pour Les Fourberiesde Scapin en 1990. Il l’inscrit aussi dans uneréférence moliéresque par le choix ducostume (Patrice Cauchetier) et la simplicitédu dispositif scénique (Jean-Paul Chambas),centré sur une tournette et de hauts murscernés de noir. Dans sa direction d’acteurs, ils’inspire des indications même du texte, quitémoignent de l’agitation d’Arnolphe : « Jesuis en eau : prenons un peu d’haleine ;/Ilfaut que je m’évente et que je promène ».Mais le soir de la première Daniel Auteuil,peut-être porté à la surenchère comique parl’accueil de la salle, n’atteignait vraiment lacomplexité du personnage que dans la grandescène du cinquième acte, les vaines supplica-tions d’amour face à une Agnès impavide,Lyn Thibault, la révélation de ce spectacle.Il peut sembler incongru de rapprocher un

chef-d’œuvre de Molière de la dernière piècede Yasmina Reza (3), le travail d’un grandmetteur en scène de la mise en place réaliséepar l’auteur. Mais les déclarations de Jean-Pierre Vincent sur le rire semblent faire échoau livre de Denis Guénoun, Avez-vous luReza ? (4). Cet homme de théâtre, professeurà la Sorbonne, s’étonne en philosophe de lasituation singulière d’une œuvre mondiale-ment reconnue et diversement appréciée enFrance. Il s’interroge sur le statut de lacomédie, à laquelle il finit par attribuer unefonction de résistance face au cliché dudésastre, dans une critique toute brechtiennede la tragédie. Et il prend comme exempleL’École des femmes, tente de cerner le

sublime reconnu comme évident au fil dessiècles de la réplique « Le petit chat estmort » ou du dialogue sur « le (ruban) » pourconclure : « ce mystère s’attache à la grâce dela comédie », à « sa facilité même ».« L’émoi de la vie commune, le souci le

plus quelconque et le plus partagé, porté dansla langue ordinaire » : ce en quoi DenisGuénoun voit la véritable nature de lacomédie définit bien Le Dieu du carnage.Deux couples, « entre quarante et cinquanteans », se rencontrent « dans une atmosphèregrave, cordiale et tolérante ». Le fils de l’un,onze ans, a été frappé au square par celui del’autre, du même âge. La mère de l’enfantblessé, Véronique (Isabelle Huppert), a prisl’initiative de recevoir avec son mari Michel(André Marcon), au domicile familial, lesparents du responsable, Annette et Alain(Valérie Bonneton et Éric Elmosnino) dansun esprit de conciliation. La pièce vad’ailleurs se terminer dans un climat presqueapaisé à propos d’un hamster, à la fois cata-lyseur du conflit et objet de diversion. Entretemps le « dieu du carnage » se sera déchaînéentre les deux couples, puis au sein de chacund’eux.Yasmina Reza maîtrise une dramaturgie de

la crise, ses accalmies et ses reprises, avecvomissements, lancer de téléphone dans unvase, décapitation de tulipes, consommationimmodérée de rhum... Mais elle concentre laprincipale violence dans les échangesverbaux, des arguties sur les termes enapparence acceptées aux attaques grossières,dont Denis Guénoun, à propos d’autresrépliques, ne peut que constater la brutalitécomplaisante : « ça vous a requinquée dedégobiller », « un petit coup de gnôle et hople vrai visage apparaît ». Et souvent elle enfait jaillir la virtualité comique : « On n’a pasenvie de baiser en chantant L’Agnus Dei »,« Elle ne veut pas être enterrée avec monpère. Elle veut être incinérée et placée à côtéde sa mère qui est toute seule dans le Midi.Deux urnes qui vont discuter face à la mer.Ha ! ha !... »Le rire semble naître souvent d’un plaisir

de reconnaissance ou de reconnaissance deses voisins, tant « la présence du présent »,selon l’expression de Denis Guénoun,s’affirme. Les interruptions incessantes duportable apparaissent à cet égard exem-plaires, d’autant qu’elle correspondent à uneconversation professionnelle cynique et àl’affirmation, par Alain, de sa supérioritéd’avocat international sur Michel, grossiste

Daniel Auteuil joue actuellement au Théâtre national de l’Odéondans L’École des femmes de Molière, mis en scène par Jean-PierreVincent, et Isabelle Huppert au Théâtre Antoine dans Le Dieu du carnagede et par Yasmina Reza. Qu’ont en commun deux spectacles si dissem-blables, outre le statut de ces deux interprètes ? Le rire qu’ils provoquentde manière délibérée.

MONIQUE LE ROUX

Quel rire ?

MOLIÈREL’ÉCOLE DES FEMMESMise en scène de Jean-Pierre VincentThéâtre national de l’OdéonJusqu’au 29 marsTournée en France : janvier-février 2009

YASMINA REZALE DIEU DU CARNAGEMise en scène de Yasmina RezaThéâtre Antoine

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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

JOURNAL EN PUBLICMAURICE NADEAU

Ne le cherchez pas dans les librairies. Iln’y est plus depuis longtemps.

« Achevé d’imprimer : mars 1987 ». SurInternet peut-être. « Pierre Naville,Mémoires imparfaites, Le temps des guer-res, Editions La Découverte ».Un livre que j’ai lu en son temps, dont je

me suis gardé de parler, dont je ne mesentais pas capable de rendre compte,d’autant que l’auteur avait été un de mesmaîtres à penser, qu’il me traitait en ami,une amitié qui a duré jusqu’à sa mort, en1993. Et que ce livre, après une trentained’ouvrages : politiques, philosophiques,sociologiques, je ne m’attendais vraimentpas à sa venue.Certes, de Pierre Naville j’avais publié,

et republié (1963, 1979, 1988) un Trotskyvivant qui tenait du récit-témoignage, maisquoique « imparfaites » ces « Mémoires »relevaient évidemment de la confidence etdu souvenir, révélaient, par la pratique du« journal », bien que tenu irrégulièrement,une intimité, ce que Naville avait générale-ment et surtout pour lui-même en horreur.Il ne s’était pas voulu philosophe (en

dépit de son admiration pour Hobbes et sonLéviathan), il avait fait bon marché de la« psychologie » (se proclamant adepted’une science du comportement behavio-riste), et ses travaux sociologiques portaientsur la formation professionnelle,l’automation dans le travail, le salariat(jusques et y compris en URSS). En 1945 ilavait polémiqué avec Jean-Paul Sartre, taxéd’idéalisme au nom d’un marxisme qui neparaissait plus de saison auprès des disci-ples de Heidegger et autres « existentia-listes » des Temps Modernes. Il répudiait leterme d’« intellectuel », membre d’une« classe à part » formalisée par Sartre, il sevoulait porteur d’un projet politique qu’onpourrait caractériser en gros « pour unesociété socialiste » et qui, avec la SecondeGuerre mondiale, venait de subir de rudesassauts. Il fallait repartir, sinon de zéro, dumoins de Marx et Engels. C’est le projet deLa Revue internationale auquel ilm’associa avec Gilles Martinet et CharlesBettelheim, et qui dura jusqu’en 1951.Ces Mémoires imparfaites, publiées si

tardivement, relevaient plutôt, à masurprise, d’un projet biographique qui, mesouvenant du Trotsky vivant, ne datait pasd’hier. Pierre Naville fuyait la subjectivitéet tout étalage du « moi », c’est vrai, maisétait soucieux de laisser une trace qui neserait pas seulement celle de ses travaux.Un jour que je m’étonnai auprès de lui dusoin qu’il prenait de constituer des archivespersonnelles auprès d’une institutioncomme le Musée social, « on me connaîttrès bien en Italie, pourquoi ne me connaî-trait-on pas également en France ? » merépondit-il. Sans cesse à la recherche d’unéditeur, il ne s’estimait pas compris commeil aurait dû l’être par ses contemporains.Il n’avait pas tort de compter sur une

postérité qui lui rend aujourd’hui hommagetant par de fréquents colloques que parl’existence d’un centre d’études qui luiest consacré. Encore ignorais-je que macorrespondance avec lui, généralementfamiliale et sans grand intérêt politique,figurerait elle aussi, avec beaucoupd’autres, dans ces Archives. Et je n’étaispas préparé, non plus, à ce qu’un jour de1977 il m’envoyât, sous le titre Le Temps duSurréel, il est vrai sans dédicace (le seul), lerécit de sa vie surréaliste, une époque deson existence qui tout le long de soncombat politique et même auprès deTrotsky lui revint en boomerang. Je recon-nais qu’en la retraçant il montre du mêmecoup la nature « révolutionnaire » dumouvement et les motifs tout à fait autresque personnels par lesquels il rompit avecBreton. En outre ce Temps du Surréel n’est-il pas annoncé comme le premier tomed’un projet hautement scientifique :« L’espérance mathématique » ?

Dans cesMémoires imparfaites que trou-ve-t-on ? D’abord des « Carnets de

guerre ». Naville est fait prisonnier par lesAllemands en 1940, mis derrière lesbarbelés en Champagne avec des milliersd’autres. Il y restera jusqu’en avril 41,libéré après une maladie judicieusementexploitée. Beaucoup de notes sur la débâclemilitaire. Rares confidences intimes saufcelle de son amour pour Denise, sonépouse, dont, juive, il ignore longtemps lesort. Peu de rapports avec ses compagnonshors les travaux des champs ou de lacuisine. Aucune nouvelle de ses camaradeset amis d’avant 1939. Naville se réfugiedans la lecture de la bibliothèque duchâteau puis de l’hôpital : Milton et sonParadis perdu, Châteaubriand, qui suscitentses réflexions, beaucoup de livrescatholiques, mais, heureusement aussiAnna Karénine, Guerre et Paix (dont ilvante la « merveilleuse architecture »). Il« déteste Dostoïevsky », mais « chezStendhal, je jubile complètement, tout m’ycorrespond ».Ces Carnets de 1940 ont-ils de l’intérêt

pour les lecteurs de 1987 ? Sans doute auxyeux de Naville. On y voit un homme soli-taire, coupé de tout, peu soucieux de rela-tions avec ses compagnons d’infortunedont seuls lui importent les comportementsphysiques (de jardinier, de palefrenier, decuistot...). Cependant il note : « Le 23 août.– Jour douloureux, anniversaire de la mortde L. D (Trotsky). C’était un ami...Aujourd’hui, je ne me sens pas capable d’yrepenser sur le papier. Dans la masse desdeuils, connus et inconnus, voilà ce quipouvait me frapper le plus... »

Trotsky ? Il y revient. Longtemps après :dans le livre que je publie en 1963, puis

en préparant ces Mémoires publiées en1987.

Comment, dans le camp de prisonniers ilapprend l’assassinat : « en me penchant surl’épaule d’un camarade qui déployaitl’Éclaireur de l’Est je lus ces trois lignes :“Mexico. Léon Trotsky a été assassiné danssa maison par un nommé Franck”. Plustard seulement, j’appris que ce meurtreavait eu lieu le 20 août. » Commentaire :« C’était une fin pour lui, pour moi uneconclusion...Trotsky disparu ? C’était pourmoi treize années d’action constante aveclui, de réflexion, d’instruction, combléespar l’attente et la recherche d’une révolu-tion qui venait de s’enliser et d’échouerdans la fosse encore à peine ouverte de laguerre – treize années qui prenaient find’une façon que rien ne parviendrait àrenverser. La mort, si souvent prévue [parlui, et par nous tous, qui nous disions “trot-skystes”], était enfin là. Et cette mortouvrait pourtant un champ de réflexionsdont je suis resté tributaire, presque undemi-siècle plus tard » (le moment où ilécrit ces lignes).Libéré, il va rejoindre Denise à Agen où

il postule et obtient un emploi dans lesservices d’orientation professionnelle. Ilvient me voir en Saintonge où je me suismomentanément retiré pour fuir la Gestapoparisienne qui vient d’arrêter, à la sortie dechez moi, plusieurs camarades. Il n’entendpas participer à la Résistance gaulliennepas plus qu’à celle préconisée par le P.O.I(le parti qu’il a fondé et dont il est exclu)pour la raison qu’avec le chambardementopéré par la guerre, il croit sans effets lesappels au défaitisme révolutionnaire,encore moins à la fraternisation avec lestroupes nazies. Bref il n’est plus « tro-tskyste » au sens qu’on donnait à ce mot en1939.Dans ses Mémoires de 1987 c’est pour-

tant un nouvel hommage qu’il rend àl’assassiné de Coyoacan. Il rappelle lesmesures de protection « prises par les plusresponsables d’entre nous » auprès de celuiqu’on savait, surtout après les Procès deMoscou, menacé de mort par Staline. « Cerôle, tout simple et nécessaire, nous letenions pour prioritaire ; non seulementparce qu’il était dû à l’histoire, à la valeurinsigne du combattant de l’avenir, maisparce qu’à l’échelle de nos faibles forces– quelques milliers de militants de par lemonde – la personne de Trotsky représen-tait le modèle politique unique autourduquel nous étions formés. Trotsky absent,nous-mêmes serions livrés à des incerti-tudes politiques qui pouvaient nousdissoudre sans recours. Sa présence et sonactivité, au contraire, nous donnaient toutnotre sens. »Il se souvient. Quand, parmi les délégués

des communistes français, il l’a rencontrépour la première fois à Moscou, en novem-bre 1927, le lendemain même de

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BIBLIOGRAPHIE

ÉCRIVAINSDE LANGUE FRANÇAISE

Philippe AdamTon petit manègeVerticales, 126 p., 14,90 eDouze nouvelles sur la vieet ses tracas.

Yves BergerŒuvre romanesquePréf. par DominiqueFernandezGrasset, 1220 p., 26,50 e

André BonmortL’âge de cendreSulliver, 100 p., 11 eMéditation lyrique sur lesmalheurs de notre civilisa-tion.

Anne BrochetLa fortune de l’hommeet autres nouvellesSeuil, 156 p., 16 eLa femme, « la fortune del’homme ».

Frédéric BrunLe roman de JeanStock, 166 p., 15,50 eLa vie d’un homme venu àParis pour devenir artiste. Ilécrit des paroles de chan-sons célèbres et travaillepour tous les grandschanteurs de l’époque :Piaf, Chevalier, Montand,Greco, Salvador...

Michel Bugnon-MordantLe Secret du céladonPhilippe Picquier,274 p., 18,50 eCe roman d’aventures sedéroule à Kaifeng, la capi-tale de la Chine des Song,au IXe siècle chinois.

Patrick CauvinLa maison de l’étéNil, 192 p., 18 ePatrick Cauvin a acheté unimmense manoir du XVIIe

siècle, entre Angers etSaumur. Il y passe tous sesétés depuis vingt-cinq ans etraconte ses joies et sesdéboires.

Didier DaeninckxCamarades de classeGallimard, 174 p., 15,90 eQue sont devenus d’anciensenfants d’Aubervilliers,élèves de la même classe en1964 ?

Georges DuhamelVie et aventuresde SalavinPréf. d’Antoine DuhamelOmnibus, 810 p., 25 eUne réédition de cinqromans commencés en1920.

Annie ErnauxLes AnnéesGallimard, 254 p., 17 eAu travers de photoset de souvenirs retrouvés,Annie Ernaux veut faireressentir le passage desannées et « inscritl’existence dans une formenouvelle d’autobiographieimpersonnelle etcollective ».

Carine FernandezLa Saison rougeActes Sud, 176 p., 18 eDans une maison isoléed’un pays arabe, unefemme, attendant le retourde son mari, devient follede solitude.

Isabelle FiemeyerLes 3 noms d’EstherMaurice Nadeau,126 p., 16 e« Destruction et tragiquereconstruction d’unefemme dans une quêtehallucinatoire (... ) d’unevérité qu’il ne faut pasdire. »

Michèle GazierUn soupçon d’indigoSeuil, 276 p., 18 eLa disparition d’un hommedans une île antillaisebouleverse les différentsmembres d’une famille.

Emmanuelle HeidsieckIl risque de pleuvoirSeuil, 128 p., 15 eLe monde de l’assurance,« avenir radieux du mondecontemporain ».

Serge JoncourCombien de fois je t’aimeFlammarion, 216 p., 18 eNouvelles, rencontres,histoires pour dire qu’ons’aime...

Pierre LafargueOngle du verbe incarnéVerticales, 88 p., 10,50 ePierre Lafargue a publiéL’honneur se porte moinsbien que la livrée (1994),Tombeau de Saint-Simon(2000)...

Thierry LagetPortraits de StendhalL’un et l’autreGallimard, 220 p., 18,50 eA travers ces éclats de vie,Thierry Laget exprime sonamour pour Stendhal.

Franck LaurentLe voyage en AlgérieBouquinsRobert Laffont,1088 p., 29 eAuteurs connus, méconnusou oubliés ont écrit surl’Algérie coloniale (1830-1930).

Philippe Le GuillouFleurs de tempêteGallimard, 174 p., 14,50 ePhilippe le Guillou estl’auteur de Les sept nomsdu peintre (prix Médicis1997)...

Michel LequenneLa révolution de BilitisSyllepse, 264 p., 20 eAprès une Grande Guerre

atomique, une révolutionféministe et bien d’autrescatastrophes, pires encore...

Georges LondeixMa traversée du secretRocher, 352 p., 19 eGeorges Londeix, roman-cier (Football, L’Adorationdes mages...), publie un« roman vécu » en racon-tant les années 60 à traversses voyages et ses rencon-tres.

Chevalier de MéréŒuvres complètesPréf. de Patrick DandreyKlincksieck,646 p., 45 eAmi de Ménage et dePascal (1607-1684), lethéoricien des rapports ensociété dont Sainte-Beuveécrivait « ... et si aujour-d’hui on veut étudierun des caractères lesplus en honneur au XVIIe

siècle, on ne sauraitmieux s’adresser ni surtoutplus commodémentqu’à lui ».

Paul MorandFin de siècleL’ImaginaireGallimard, 236 p., 6,90 eRecueil de nouvellespubliées en 1963.

NimrodLe Bal des princesActes Sud, 224 p., 19 eUn jeune professeur, revenuau village de son aïeule,sert de médiateur entre uncolonel de l’arméetchadienne et le chef duvillage, illustre chef deguerre.

Erik OrsennaLa chansonde Charles QuintStock, 198 p., 18 eDeux frères vivaientdans la même ville maisaimaient de manièresdifférentes : l’un, d’amourunique. l’autre d’amour« morcelé ».

Martin ProvostLéger, humain,pardonnableSeuil, 240 p., 18 eUn second roman d’uncinéaste avec trois films àson actif (Tortilla y cinéma,Le ventre de Juliette,Séraphine).

Nathalie QuintaneGrand ensembleP.O.L., 180 p., 16 e« Un fantôme nous hante,insatisfait de sa commé-moration (L’Année del’Algérie, 2003), qui lecélébra pour mieux l’effacerencore. Ce livre donne uncorps à ce spectre. »

Isabelle RossignolAu-dessous du genouJoëlle Losfeld,112 p., 13,50 eAu cours d’une croisière surle Nil une jeune femmerencontre un Égyptienséduisant et sûr de lui.

SimenonMaigretOmnibus, 780 p., 24,50 eCe dixième volumeregroupe uniquement desnouvelles.

Chantal ThomasCafés de la mémoireSeuil, 250 p., 20 eChantal Thomas (LesAdieux à la Reine, ThomasBernhard, Souffrir...) racon-te son enfance, sa jeunesse,ses errances, de 1945 à1969. Voir ce numéro.

Jean TournayAir de la MéhaigneLa Table Ronde,88 p., 12 eMusicologue et facteur declavecin, Jean Tournaypublie un récit poétiquequi nous promène le longde la Méhaigne, affluentde la Meuse.

Paul VaccaLa petite clocheau son grêle

Philippe Rey,190 p., 16 eUn jeune garçon sort del’enfance en même tempsqu’il découvre la lecture.Un premier roman.

Avril VenturaCe qui manqueSeuil, 224 p., 17,50 eUn premier roman d’AvrilVentura qui travaille àFrance Culture.

ÉCRIVAINSTRADUITS DE

J. G. BallardLe monde engloutisuivi de Sécheressetrad. de l’anglaispar Michel PagelDenoël, 460 p., 25 eUne réédition de deuxromans de science-fiction.

Joseph BoydenLà-haut vers le nord(Born With a Tooth)trad. de l’anglais (Canada)par Hugues LeroyAlbin Michel,290 p., 20 eCes nouvelles racontent lavie des gens vivant au nordde l’Ontario.

Kay BoyleLe cheval aveugle(The Crazy Hunter)trad. de l’anglaispar Robert DavreuRocher, 218 p., 18 eFéministe, activiste poli-tique, emprisonnée pour sesidées, Kay Boyle (1902-1992) dont l’œuvre estpourtant considérable, estpeu connue en France.

Josh EmmonsLe Cas Léon Meed(The Loss of Leon Meed)trad. de l’américainpar Judith RozeActes Sud, 480 p., 23,80 eLes réactions, en Californie,de différentes personnes,fort dissemblables,

SUITE JOURNAL EN PUBLIC/MAURICE NADEAU

l’exclusion par Staline de « l’artisand’Octobre et ex-chef de l’Armée rouge ».« J’avais vingt-trois ans... » Il est alléretrouver l’exilé en Turquie, à Prinkipo en1929, l’a revu en France, « toujours lié à sesperspectives et parfois à ce qui me parais-sait ses erreurs, sans parler des cas où nosdifférends politiques le portait vers unerudesse qui m’était fort pénible... Combiend’épisodes légers ou graves me revenaient àl’heure où je m’efforçais, isolé comme jel’étais dans cette défaite française, deréfléchir à notre avenir comme à notrepassé ! »Il revient sur ce passé. « Notre fidélité au

programme socialiste de Trotsky étaitentière et fervente, mais n’était pas aveugle.Elle ne préjugeait pas de différencesd’appréciations sur les événements et lessituations, et de désaccords sur les person-nes, mais à tous égards elle était aussiferme qu’elle était raisonnée. Sans lui

qu’étions-nous, si jeunes et manquantd’expé-rience, sinon de dévouement ? Peude chose sans doute, comme la suite leprouva ». Avant d’être assassiné, cette suite,Trotsky lui-même l’avait prévue. Elle était« sinistre » quant « au sort qui nousattendait, moi comme les autres ». Aprèscinq années de guerre « les données tradi-tionnelles d’un mouvement révolutionnairesocialiste sont bouleversées », « maisTrotsky n’était plus là pour en tirer lesleçons ». Ne reste plus, pour Navillequ’« une option fondamentale, celle quirelève du marxisme, ou plutôt de Marx ».Après La Revue internationale, qui cesse

sa parution en 1951, Pierre Naville joue unrôle politique éminent dans les organisa-tions de la gauche socialiste (le PSUnotamment), mais sa « passion de laconnaissance » (comme l’appelle un descommentateurs de ses travaux sociolo-giques) a de plus vastes horizons. Comment

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

son souci scientifique, ce qu’il appelait« l’espérance mathématique », a pu coexis-ter avec l’intimité des confidences (sonamour pour Denise, ses notes journalièresretrouvées après sa mort) j’en trouveraipeut-être la solution dans la biographie trèscomplète Pierre Naville (1904-1993)« Biographie d’un révolutionnaire marx-iste » que m’apporte Alain Cuénot aumoment même où je termine cet article.

Outre Les vies de Pierre Naville(Septentrion, 2007) dont j’ai rendu compte(Q. L. n°948), on lit avec profit :Michel Eliard, Naville, la passion de la

connaissance, Presses Universitaires duMirail, 1996,Centre Pierre Naville, Des sociologues

face à Pierre Naville, ou l’archipel dessavoirs, L’Harmattan, 1997,Le Pierre Naville (1904-1993) d’Alain

Cuénot est publié par les ÉditionsBénévent, BP 4049, 06301 Nice Cedex 4.

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29

BIBLIOGRAPHIEconfrontées à l’apparitiond’un sculpteur septuagé-naire récemment portédisparu.

Peter GodwinQuand un crocodilemange le soleil(When a Crocodile EatsThe Sun)trad. de l’anglais (États-Unis)par Dominique KuglerFayard, 400 p., 23 ePeter Godwin, grandreporter et écrivain, revientà Harare où il est né. Dansce pays déchiré par lesconflits politiques, l’auteurdécouvre des secrets defamille.

Michal GovrinSur le viftrad. de l’hébreupar Valérie ZenattiSabine Wespieser,470 p., 26 eNée à tel Aviv, MichalGovrin, romancière, poèteet directrice de théâtre apublié de nombreux livreset des textes dans les revuesdu monde entier.

Frode GryttenNe réveillez pas l’oursqui dort(Flytande Bjorn)trad. du néo-norvégienpar Céline Romand-MonnierDenoël, 288 p., 20 eUn cadavre remonte à lasurface d’une rivièrenorvégienne et réveille leshabitants de la ville plongéedans la crise économique etdans l’ennui.

Henry JamesNouvelles T. 3trad. de l’anglais et prés.par Jean PavansLa Différence, 848 p., 49 eVingt-sept nouvellesprésentées, œuvre paroeuvre, dans la préface.

Yoram KaniukAdam ressuscité(Adam Ressurected)trad. de l’anglaispar Jean Autretet R. Fouques DuparcStock, 430 p., 20,50 eRéédition d’un roman sur ladescente en enfer d’unclown juif, rescapé d’uncamp de concentration,après avoir accepté dedistraire le commandant ducamp.

Sahar KhalifaUn printemps très chaud(Rabî’ Hâr)trad. de l’arabe (Palestine)par Ola Mehannaet Khaled OsmanSeuil, 314 p., 20 eA travers le destin de deuxfrères, Sahar Khalifa brosseune fresque de la réalité deson pays et s’interroge surl’avenir de la jeunesse.

Ron LeshemBeauforttrad. de l’hébreupar Jean-Luc AlloucheSeuil, 348 p., 22 eUn roman sur la guerre auLiban et un portrait dejeunes combattantsisraéliens engagés dans« cette guerre sans fin ».

Dan LunguJe suis une vieille coco !Trad. du roumainpar Laure HinckelJacqueline Chambon,236 p., 20 eSe souvenant de sa vie,dans les années 50 et 60,une Roumaine tente decomprendre comment onpeut ne pas regretter aujour-d’hui un régime totalitaire.

Lucio Victorio MansillaUne excursionau pays des Ranqueles(Una excursion a los IndiosRaqueles)trad. de l’espagnol(Argentine)par Odile BeguéChristian Bourgois,670 p., 28 eCette excursion dans lapampa argentine du XIXe

siècle montre la singularitéethnique des IndiensRanqueles Cette oeuvre,l’une des plus grandes duXIXe siècle argentin, est deLucio Mansilla (BuenosAires 1831-Paris 1913),journaliste, militaire,écrivain, député, diplomateet grand voyageur.

Juan MarséLe fantôme du cinémaRoxy(Teniente bravo)trad. de l’espagnolpar Jean-Claude MassonL’ImaginaireGallimard, 168 p., 7,50 eRéédition de trois nouvellesoù Juan Marsé recrée sonenfance et son adolescenceau lendemain de la Guerrecivile.

Haruki MurakamiL’éléphant s’évaporetrad. du japonaispar Corinne Atlan etVéronique BrindeauBelfond, 426 p., 21,50 eUne réédition d’un recueilde nouvelles.

Salvatore NiffoiLa légendede Redenta Tiria(La Leggenda diRedenta Tiria)trad. de l’italienpar Dominique VittozFlammarion, 190 p., 20 eTous les habitants d’unvillage sarde, lorsqu’ilsarrivent à un certain âge etsentent la fin imminente sepassent la corde au cou,jusqu’au jour où...Romancier (Le Facteur dePiraferka...) SalvatoreNiffoi est enseignant enSardaigne où il est né.

Karl-Heinz OttEnfin le silence(Endlich Still)Trad. de l’allemandpar Françoise KenkPhébus, 240 p., 18,90 eUn thriller métaphysiquepar l’auteur de Ins Offenecouronné par le prixSchiller.

Jiang RongLe totem du louptrad. du chinoispar Yan hausberget Lisa CarducciBourin, 576 p., 25 eVendu à plus de vingt

millions d’exemplaires ceroman d’aventures racontel’initiation d’un jeune étu-diant chinois qui doitapprendre des tribusmongoles comment survivredans la steppe au milieu desloups. Jiang Rong (pseudo-nyme) a transposé sa propreexpérience qui s’estdéroulée pendant onzeannées, lors de laRévolution culturelle.

Goliarda SapienzaLe Fil d’une vietrad. de l’italien et préf.par Nathalie CastagnéViviane Hamy, 256 p., 22 eLe Fil d’une vie rassembledeux récits autobiogra-phiques publiés en Italie en1967 et 1969 : d’abordl’enfance de l’auteur enSicile puis sa descente enenfer alors que, convaincued’être folle, comme samère, elle est soignée par lapsycha-nalyse et les électro-chocs.

Joanna ScottTourmalinetrad. de l’anglais(États-Unis)par Philippe MikriammosLe Cherche midi,300 p., 17 eCinquante ans plus tard, unhomme revient sur l’îled’Elbe pour enquêter surune histoire trouble jamaisélucidée dans sa famillemais qui causa sa perte.

Rachel SeiffertLendemains de guerre(Afterwards)trad. de l’anglaispar Bernard CohenRobert Laffont, 360 p., 22 eUn ancien soldat qui faisaitpartie des troupes britan-niques combattant enIrlande se trouve confrontéà ses fantômes alors queson passé resurgit et leconduit peu à peu à détruireson amour pour une femme.

Jan StrutherMrs. Minivertrad. l’anglaispar B. Vullieminet J. ChicheporticheMercure de France,220 p., 18 eCet unique roman de JanStruther, adapté à l’écran en1942 avec Greer Garson, futpublié d’abord en feuilleton.Les Anglais s’arrachèrentce roman publié en unvolume en 1939 qui devintun immense best seller dansles pays anglo-saxons.

Kerstin ThorvallLa rage d’être libre(Fran Signe till Alberte)trad. du suédoispar Martine DesbureauxLe Serpent à plumes,446 p., 21,50 eLe récit del’affranchissement d’unefemme et sa reconquête dela liberté.

Juan Gabriel VasquezLes Dénonciateurs(Los informantes)trad; de l’espagnol(Colombie)par Claude BletonActes Sud, 384 p., 22,80 e

Les difficiles rapports desAllemands réfugiés, en1943, en Colombie entreeux et avec la population.

Vendela VidaSoleil de minuit(Let the Northern LightsErase Your Name)trad. de l’anglais (États-Unis)par Adèle CarassoL’Olivier, 240 p., 21 eUne femme part à larecherche de son pèrebiologique, pasteur irlandaisvivant en Laponie.

Virginia WoolfLa chambre de Jacob(Jacob’s Room)trad. de l’anglaispar Agnès DesartheStock, 260 p., 18,50 eUne nouvelle traduction.Les deux précédentes ontété publiées en 1942 et en1993.

Avraham B. YehoshuaUn feu amical(Ech yedidoutit)trad. de l’hébreupar Sylvie CohenCalmann-Lévy,408 p., 21,90 eAvraham B. Yehoshua, l’undes grands écrivainsisraéliens, est traduit enFrance depuis 1974avec Trois jours et unenfant (Lettres Nouvelles,Denoël éd).

Alejandro ZambraBonsaïtrad. de l’espagnol (Chili)par Denise LaroutisRivages, 96 p., 11 ePour se consoler d’unchagrin d’amour, un hommese consacre à la cultured’un bonsaï.

POÉSIE

Dominique DouL’Énergie de l’erreurDumerchez, 76 p., 17 e

Jacques IzoardLieux éparsLa Différence,160 p., 15 e

Philippe JonesAu-delà du blancPréf. de Pierre-Yves SoucyLe Cormier, 130p.Ce texte « signale unematière sensible, unedescente en soi et au coeurdes choses... »

Jérôme LhuillierEn cette grande époqueFlammarion, 110 p., 15 e

François MontmaneixL’Abîme horizontalLa Différence, 128 p., 15 e

Pierre-Yces SoucyAprès la montée du jourLe Cormier, 70 pBosquet de ThoranMémoire de l’outilLe Cormier, 60 p.

Fernand VerhesenL’instant de présenceLe Cormier, 80 p.

Jean-Jacques VitonJe voulais m’en aller mais

je n’ai pas bougéP.O.L., 116 p., 16 eElisabeth de VautibaultLes événements visiblesPréf. de Léon-Paul FargueEd. de Jean José MarchandLa Différence, 160 p., 15 eElisabeth Bollée, (mariée àGilbert de Vautibault) (LeMans1908-Richmond 1984)poète française, patronnéepar Jean Paulhan et Léon-Paul Fargue.

ESSAIS LITTÉRAIRESHISTOIRE LITTÉRAIRE

Elisa Bricco et ChristianJérusalem (sous la dir.)Christian Gailly,« l’écriture qui sauve »Publ. de l’univ. de Saint-Étienne, 184 p., 20 eChercheurs italiens et fran-çais ont étudié lors d’unejournée d’études le parcourslittéraire du romancier enéclairant les diverses facet-tes de son œuvre.

Marie-Odile Delacour etJean-René HuleuLe voyage soufid’Isabelle EberhardtJoëlle Losfeld, 264 p., 21 eUn essai autour de la vie etde l’œuvre d’IsabelleEberhardt, première Euro-péenne à vivre le soufismeau Maghreb, auteur de plusde deux mille pages écritesen dix ans, née à Genèvedans une familled’aristocrates russes, en1877, et morte à l’âge devingt-sept ans à la suited’un accident (un oued encrue).

Philippe DesanMontaigneLes formes du monde etde l’espritPUPS, 224 p., 16 eUne lecture des Essais parPhilippe Desan, spécialistede l’histoire des idées,directeur de la revueMontaigne Studies etéditeur d’un Dictionnairede Michel de Montaigne.

Marie-Catherine Huet-Brichard (sous la dir.)Présence de José CabanisVia Romana (5 rue duMaréchal Joffre 78000Versailles), 350 p., 25 eActes d’un colloque univer-sitaire consacré, en octobre2006, à l’œuvre (romans,écrits autobiographiques,critique, essais) de JoséCabanis.

Jean MainilDon Quichotte en juponsou des effets surprenantsde la lectureKimé, 256 p., 25 eLe destin romanesque delectrices du XVIIIe siècleanglais et français.

NimrodLa Nouvelle ChosefrançaiseActes Sud, 128 p., 16 eUne réflexion sur l’essencede l’exil, le territoire de

l’imagination et les frontiè-res de la langue par unécrivain tchadien.Jean PavansHeures jamesiennesLa Différence, 176 p., 18 eJean Pavans, spécialiste del’œuvre de James, TheSacred Fount (La Sourcesacrée) et publie unenouvelle de lui élaborée enforme de pastiche, « traite-ment jamesien d’un sujetpropre à l’expériencepersonnelle du pasticheur ».

Jorunn Svensen GjerdenÉthique et esthétiquedans l’œuvrede Nathalie SarrauteLe paradoxe du sujetL’Harmattan, / SolumForlag, Oslo, 254 p.Une lecture de l’œuvresarrautienne à la lumière dela philosophie d’EmmanuelLévinas.

PHILOSOPHIE

Emmanuel AlloaLa résistance du sensibleMerleau-Ponty critique dela transparencePréf. de Renaud BarbarasKimé, 136 p., 17 e

Christina Buci-GlucksmannPhilosophie de l’ornementD’Orient en OccidentGalilée, 186 p., 29 eLe retour à l’ornement,contre le style LeCorbusier-Gropius et sasignification aujourd’hui.

Christian JambetMort et résurrectionen IslamL’au-delàchez Mulla SadraAlbin Michel, 310 p., 19 eAprès avoir exposé les théo-ries de l’islam sur l’au-delà,Christian Jambet exposecelles du philosophe shî’itedu XVIIe siècle, MullâSadrâ avec des extraitsinédits de son œuvre.

MachiavelIl Principe / Le Princesuivi de L’Art de régner deAgostino NifoNouvelle éd. critique parMario Martelliintrod; et trad.par Paul LarivailleLes Belles Lettres,390 p., 35 eUne nouvelle traductiondans une édition bilingue.

MachiavelMandragola / LaMandragoresuivi d’un essaide Nuccio OrdineTexte critique établi parPasquale StoêlliIntrod et trad.par Paul LarivailleLes Belles Lettres,196 p., 37 eUne nouvelle traductiondans une édition bilingue.

Bernard StieglerÉconomiede l’hypermatériel

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et psychopouvoirEntretiens avec PhilippePetit et Vincent BontemsMille et une nuits,140 p., 17 eBernard Stiegler formuleles enjeux des technologiesculturelles et cognitives(nouvelles technologiesde la communicationet de l’information)mais aussi des biotechnolo-gies et des nanotechno-logies.

Pierre VerstraetenL’anti-AronLa Différence,128 p.., 15 eL’opposition entre la penséede Sartre et celle d’Aron, enmatière de morale, analyséepar un philosophe anti-humaniste.

Slavoj ZizekFragile absoluPourquoi l’héritagechrétien vaut-ild’être défendu ?trad. de l’anglaispar François ThéronFlammarion, 242 p., 20 e« Le cœur subversifde l’héritage chrétienest bien trop précieux pourêtre abandonné aux inté-grismes et à la multitudedes spiritualismes NewAge. »

PSYCHIATRIEPSYCHANALYSEMÉDECINE

Alain BottéroUn autre regard sur laschizophrénieOdile Jacob, 400 p., 27 eAlain Bottéro, psychiatre,porte un regard critiquesur la notion de schizo-phrénie, une notion inventéeil y a cent ans.

Geneviève Delaisi dePercevalFamille à tout prixSeuil, 398 p., 22 eUn essai sur la révolutionfamiliale engendrée parl’assistance médicale à laprocréation.

Bernard LongVivre avec l’homéopathieIndigène, 386 p., 30 e

L’homéopathie expliquéepour tout le monde.Augmenté d’un guided’automédication par unmédecin généraliste,enseignant à la faculté depharmacie de Montpellier.

Jackie PigeaudPoétiques du corpsAux origines de lamédecineLes Belles Lettres,708 p., 40 eCette histoire de la penséemédicale est consacrée àl’imaginaire des médecins.

POLITIQUE

Luciano CanforaExporter la libertéÉchec d’un mythetrad. de l’italienpar Dominique VittozDesjonquères, 98 p., 10 eA partir d’exemplesempruntés à l’histoire,Luciano Canfora dénonceles motifs d’ordre moral quifont entrer en guerre lesgouvernements sousprétexte de défense de laliberté.

HISTOIRE

Flagrants délits sur lesChamps-ElyséesLes dossiers de police dugardien Federici(1777-1791)Ed. prés. et annotéepar Arlette FargeMercure de France,410 p., 20 eQuand, en 1777, la prome-nade des Champs Élyséesdevient un lieu public,le comte d’Angiviller,directeur des Bâtimentsdu Roi, la dote d’un gardienFederici, entouré de quatresoldats, et obligé d’écrireun rapport chaquesemaine.

Maria BeltraoLe peuplement del’Amérique du SudEssai d’archéologieUne approcheinterdisciplinaireRiveneuve, 166 p., 28 eUne synthèse des connais-sances actuelles sur lapréhistoire du Brésil et une

BIBLIOGRAPHIEétude de quelques grandssites classiques.Denis LangloisSlogans pour lesprochaines révolutionsSeuil, 10 eUne anthologie des slogansde mai 68.

Philippe Artières etMichelle Zancarini-Fournel(sous la dir.)68une histoire collective(1962-1981)La DécouverteDe la fin de la guerred’Algérie à l’accession dela gauche au pouvoir, lesannées de la génération demai 68, partout dans lemonde.

Vincent DenisUne histoire de l’identitéFrance 1715-1815Champ Vallon,470 p., 30 eLa genèse des moyenset des pratiques quipermirent d’établir l’identitéindividuelle.

Armelle EndersNouvelle histoire du BrésilChandeigne, 288 p., 20 eCette histoire du Brésil,depuis la préhistoire, prenden compte la diversité et lescontradictions de la sociétébrésilienne.

Renaud Escande(sous la dir.)Le Livre noir de la révolu-tion françaiseCerf, 882 p., 44 eVoir ce numéro.

Rafaël LemkinQu’est-ce qu’ungénocide ?Prés. par Jean-Louis PannéRocher, 320 p., 22 eUne analyse du régimeimposé aux pays del’Europe occupée parles régimes de l’Axe.Un essai publié en 1944par Rafaêl Lemkin (1900-1959) qui forgea le termede « Génocide » découvertpour la première fois dansce livre. Voir ce numéro.

Ernst NolteEntre les lignes de fronttrad. de l’allemandpar Jean-Marie ArgelèsRocher, 160 p., 18 eErnst Nolte, ancien élève deHeidegger, spécialiste desrégimes totalitaires,s’entretient avec Siegfried

Gerlich sur sa vie et saphilosophie de l’Histoire.Christophe ProchassonL’Empire des émotionsles historiens dans lamêléeDemopolis,256 p., 24 eAlors qu’aujourd’hui,avec l’entrée destémoins sur la scènede l’histoire, les émotionsenvahissent tout travailcritique, comment prendrela distance nécessairepour présenter uneanalyse cohérente desévénements du passé.

Patrick RotmanMai 68raconté à ceuxqui ne l’ont pas vécuSeuil,170 p., 12 eAnalyse du mouvementde 68 en France etdes raisons pourlesquelles le terrorismene s’y est pas développé.

Nicoletta SalomonVenise engloutieEssai subjectifsur l’âme de Venisetrad. de l’italienpar Marilène RaiolaMille et une nuits,256 p., 15 ePenseurs, écrivainset artistes donnèrentune idée de Veniseque Nicoletta Salomon,spécialiste de l’Antiquitégrecque, chercheà saisir.

Shushi TharoorNehruL’invention de l’Indetrad. de l’anglais (Inde)par Dominique VitalyosSeuil, 288 p., 20 e« Une réinterprétationà la fois d’une vie etd’une trajectoireextraordinaires et de cequ’elles ont laissé enhéritage à chaqueIndien. »

SOCIÉTÉS

Eric MeyerBon chat chinoisprend la sourisChroniquesde la vie ordinaireSeuil,240 p., 17 eRécits insolites sur leschangements de la sociétéchinoise.

SOCIOLOGIE

Milad DoueihiLa grande conversionnumériqueSeuil, 290 p., 19 eComment cette technologie,mobilisant un milliardd’usagers, peut-elle modifi-er la vie de chacun, le liensocial et certains de nosrepères: écriture et lecture,identité, présence, propriété,archives et mémoire.

Immanuel WallersteinL’Universalisme européenDe la colonisation au droitd’ingérencetrad. de l’anglais(États-Unis)par Patrick HutchinsonDemopolis, 142 p., 15 eLe colonialisme se justifiaitpar la lutte contrel’esclavage ; le « droitd’ingérence » est-il en trainde prendre le mêmechemin ?

SCIENCESHUMAINES

Tom L. Beauchamp &James F. ChildressLes Principes de l’éthiquebiomédicaletrad. de l’américainpar Martine FisbachLes Belles Lettres,648 p., 39 eUne nouvelle version sanscesse modifiée et augmen-tée d’un essai (publié auxÉtats-Unis en 1979 et restéinédit en France) sur lesnombreuses questionséthiques soulevées par lapratique de la médecinecontemporaine.

BIOGRAPHIESAUTOBIOGRAPHIES

Carl BernsteinHillary Clinton : unefemme en marchetrad. de l’américainpar M. Leroy-Battistelliet C. ArnaudBaker Street, 730 p., 24 eCette biographie de HillaryClinton révèle les arcanesde la vie politique américai-ne dans les années 70.

Enrico Fenzi

Armes et bagages.Journal des Brigadesrougestrad. de l’italienpar Gérard MarinoLes Belles Lettres,328 p., 19 eJournal, mémoires,confessions d’un brigadistedepuis l’époque où iln’est qu’un simple sympa-thisant jusqu’a sa vie enprison.

SOUVENIRS

Elie BarnaviJean Frydmantableaux d’une vieSeuil, 370 p., 21 eJean Frydman, résistant, atravaillé dans la presse et lapublicité, s’est engagé enpolitique et dans le combatpour la paix au Proche-Orient. Il s’entretient avecElie Barnavi.

Georges WalterSouvenirs curieux d’uneespèce de HongroisTallandier, 687 p., 29 eJournaliste, éditorialiste,grand reporter, chroniqueurjudiciaire, littéraire etromancier, Georges Walterraconte...

ESSAIS

Le livre : que faire ?La Fabrique,100 p., 12 eDes spécialistes de l’éditiontentent de trouver des solu-tions pour sauver le livreindépendant menacé par lelivre industriel.

Abdelwahab MeddebSortir de la malédictionL’islam entre civilisationet barbarieSeuil, 286 p., 19 eUn « traité de guérison »pour un islam malade. Parl’auteur de La Maladie del’islam et Contre-prêches.

Michael WexKvetch !le yiddish ou l’art de seplaindretrad. de l’anglais (Canada)par Anne-Sophie DreyfusDenoël, 320 p., 20 eLe yiddish, ses origines,ses liens avec la religion,son évolution à travers letemps et la cultureashkénaze.

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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

31

Suite Monique Le Roux

en articles ménagers. La relativehomogénéité sociale, quant au niveau delangue, au lieu d’habitation, est en effettraversée de légers décalages, comme dansTrois versions de la vie. Michel s’empressed’ailleurs de mettre en avant les activités deson épouse : « Véronique est écrivain et

travaille à mi-temps dans une librairie d’art etd’histoire », avant plus tard de les dénigrer :« ça déteint sur tout maintenant ton engoue-ment pour les nègres du Soudan ». Les quatreinterprètes forment un quatuor parfaitementaccordé à cet air du temps, Isabelle Huppertet André Marcon témoignant d’une compli-cité particulière dans l’hilarité. Mais quelrire ? Chez Yasmina Reza, il renvoie tous lespersonnages dos à dos et marque le triomphedu « dieu du carnage » sur une tentative depratiquer malgré tout « l’art de vivre ensem-

ble ». Chez Molière il correspond à la défaitedu protagoniste, qui incarne la complicité dela religion et de l’oppression morale, lavolonté d’oppression et de manipulation.

1. Paris-Match, n°3063, 31 janvier 2008.2. Jean Golzink, Comique et comédie au siècle

des Lumières, L’Harmattan, 2000.3. Yasmina Reza, Le Dieu du carnage, Albin

Michel, 2007.4. Denis Guénoun, Avez-vous lu Reza ?, Albin

Michel, 2005.

En anglais, cela s’appelle, je crois, uncomeback. Avec un roman, un numéro de

Critique à lui consacré, un épais volumed’entretiens, Alain Robbe-Grillet, pour sesquatre vingts ans, fait un glorieux comeback.L’affaire a été bien préparée, elle porte sesfruits, tant mieux ! Robbe-Grillet a de lachance.Tout cela nous rajeunit. Dans notre présen-

te Quinzaine Maurice Mourier retrouvel’enthousiasme de ses vingt ans. Pour lui riend’important chez nous dans le genre après leNouveau Roman. Voilà qui va faire plaisiraux actuels romanciers des Éditions deMinuit et à quelques autres, tant masculinsque féminins, qui briguent aujourd’hui lesprix littéraires.L’Histoire, dans ces domaines : philoso-

phique, littéraire et artistique, est aussi cruel-le que celle des révolutions et changementsde régimes. Depuis soixante ans elle a envoyéad patres le Surréalisme, puis l’Existen-tialisme et sa littérature « engagée », leStructuralisme et Tel Quel, la notiond’« auteur » et celle d’« œuvre », Barthes etFoucault, la mort de Dieu et la mort del’Homme, elle a mis en cause le freudisme etest en train, selon Jacques-Alain Miller,d’évacuer Lacan, un vrai massacre. LeNouveau Roman aurait-il fait exception ? Onsait bien que non. Il a eu des détracteursjusqu’aujourd’hui. Heureusement demeurentles auteurs, qu’ils aient fait allégeanceOaunon. Grandis ou rapetissés par les années.Aimés ou détestés. Demeurés lisibles ou non.En dépit des coups de balancier de l’Histoire,le comeback de Robbe-Grillet tout de mêmeétonne.J’ai vécu cette Histoire. De près et de loin.

Comme journaliste, comme éditeur nomade.Tentant moi aussi de me rajeunir j’ai eu la

curiosité de relire ce que j’écrivais àl’époque. Je ne vais pas me citer, mais ce queje remarque dans l’article que Jean Pielm’avait demandé pour Critique, c’est lesérieux avec lequel Robbe-Grillet, NathalieSarraute, Michel Butor ont entrepris de savoirce qu’ils font quand ils prétendent à la foiss’inscrire dans une tradition romanesque –Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Dostoïevski– et récuser cette tradition. Au fond ce qu’ilsveulent, c’est vivre avec leur temps, et cetemps leur est brusquement tombé dessus,vide en ce qui les concerne mais plein d’unmonde sans repères, un monde qu’ils ressen-tent comme hostile et qui pourrait se passerd’eux. Comment l’affronter, commentl’apprivoiser ? Il y a quelque chose de pathé-tique dans l’obstination de Nathalie Sarrauteà traquer « l’humain » chez ses évanescentspersonnages, comme celle de Robbe-Grillet àdécrire dans ses infimes détails les armes etmachines de guerre de l’ennemi. Ils seveulent l’un et l’autre « objectifs » alorsqu’ils suent la peur et investissent de leursdésirs un réel plus terrible dans ses mystèresqu’il ne le fut à leurs glorieux aînés. Ce n’estpas par goût du paradoxe que j’intitule un demes articles : « L’univers halluciné de Robbe-Grillet » . Je lui fais, comme tout critique, laleçon : « ...Pour l’artiste il n’existe pas demonde “objectif ”, de monde dépourvu de“valeurs” et de “significations” » après avoirvoulu le convaincre (ou convaincre le lecteur)que La Jalousie me fait penser à Conrad,Dans le labyrinthe à Balthus et que Robbe-Grillet est en fin de compte un poète quis’ignore. Je suis sûr que Maurice Mourier,célébrant l’habileté de son auteur à tricoterdes histoires policières, pense de même...

MAURICE NADEAU

La mort d’Alain Robbe-Grillet nous a remis en mémoire lesnombreux articles de La Quinzaine consacrés à son œuvre (n° 22, 48, 87,105, 182, 226, 288, 345, 432, 503, 645, 817, 832, 887, 912). Nous repro-duisons ci-dessous un passage du Journal en public à propos d’un numérode Critique consacré à Robbe-Grillet (Q. L. n° 817).

AlainRobbe-Grillet

HARMONIA MUNDI 170 p. 16 e

« On n’ose pas dire que ce livre est beauà pleurer. Mais on le pense »

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

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LA QUINZAINE RECOMMANDE

LittératureAmos Oz Vie et mort en quatre rimes QL 961Anna Funder Stasiland Ce N°Boris Pilniak Récits d’Extrême-Orient QL 962José Saramago Les Intermittences de la mort QL 963Cormac McCarthy La route QL 962Anne Thébaud Sentinelle QL 962Jorge Volpi Le Temps des cendres QL 962Annie Ernaux Les Années GallimardSerge Fauchereau Les Petits Ages Ce N°Serge Fauchereau Gaston Chaissac Ce N°Éric Laurrent Renaissance italienne Minuit

Biographies, Journaux, EssaisHeidelberger-Leonard Jean Améry Actes SudJacques Le Rider L’Allemagne au temps du réalisme QL 963Dir. René Major Derrida pour les temps à venir QL 963Clément Rosset La Nuit de mai MinuitAndré Gorz Ecologica GaliléeSaul Friedländer Les années d’extermination QL 961

L’Allemagne nazie et les juifs 1939-1945

UN AN 65 eurosÉTRANGER 86 eurosPAR AVION 114 euros6 MOIS 35 eurosÉTRANGER 50 eurosPAR AVION 64 euros

RÈGLEMENT PAR :

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NOM :ADRESSE :

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MIEUX ENCORE : SOUSCRIVEZ UN ABONNEMENT DE SOUTIENUN AN : 152 t

135, RUE SAINT-MARTIN, 75194 PARIS CEDEX 04CCP 15551-53 P. PARISIBAN : FR 74 3004 1000 0115 5515 3P02 068BIC PSSTFR PPPAR

La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire :Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi

Diffusé par les NMPP – Mars 2008

JE M’ABONNE À LA QUINZAINEJ’ABONNE UNAMI

En 1943, dans une clinique enAllemagne, une jeune femme, sous lepoids des malédictions en chaîne et dumanque d’amour, se déclare morte. Elledit s’appeler Blandine.Vivante, elle s’appelait Esther. C’est

aux États-Unis qu’elle se trouvait, avec safamille exilée après la défaite allemandede 1918. Puis ce fut le retour enAllemagne, le nazisme, les déchirementsfamiliaux.Destruction et tragique reconstruction

d’une femme dans une quête hallucina-toire – à travers des signes, des traces, unenature hirsute et des fantômes bien réels –d’une vérité qu’il ne faut pas dire.

Isabelle Fiemeyer, née en 1964, journa-liste, critique pendant treize ans aumagazine Lire, a publié Coco Chanel, unparfum de mystère (Payot, 1999, réédi-tion poche 2004) et Marcel Griaule,citoyen dogon (Actes Sud, 2004).

Sylvain Dzimira Marcel Mauss, savant et politique QL 962Joé Friedmann Langages du désastre NizetMarc Weitzmann Notes sur la Terreur Ce N°Robert Bonnaud Victoires sur le temps La Ligne d’OmbreAlain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom? LignesDaniel Bensaïd Éloge de la politique profane QL 961Patrick Rambaud Chronique du règne de Nicolas Ier GrassetÉric Vigne Le livre et l’éditeur KlincksieckF. Caradec, A. Weill Le Café-concert (1848-1914) QL 962

Œuvres rassembléesHenry James Nouvelles. Œuvres complètes 3 La DifférenceErnst Jünger Journaux de guerre I et II PléiadeJerome Rothenberg Les Techniciens du Sacré Corti

(version franç.Yves di Manno)

RééditionsWalt Whitman Feuilles d’herbe (1855) CortiGobineau Nouvelles asiatiques Éd. du SonneurMachiavel Le Prince, bilingue Belles LettresMachiavel La Mandragore, bilingue Belles Lettres

HARMONIA MUNDI 120 p. 16 e