Quinzaine littéraire 950

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Logette : des films pour l’été Tsvétaeva rêve l’amour Les littératures arméniennes L’œil d’Ambroise Vollard Kierkegaard à 20 ans Les œuvres-témoignages Les aventures d’un tee-shirt dans l’économie mondialisée 950 . Du 16au 31 Juillet 2007/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493

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Logette : des films pour l’été

Tsvétaeva rêve l’amour

Les littératuresarméniennes

L’œild’Ambroise Vollard

Kierkegaard à 20 ans

Les œuvres-témoignages

Les aventures d’un tee-shirtdans l’économie mondialisée

950. Du 16au 31 Juillet 2007/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493

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D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

Carl ADERHOLD, Mort aux cons,éd. Hachette, sortie le 22 août.Il n’y a pas d’autre solution pour

éradiquer la connerie que de passer àl’acte. Il y aura enfin quelque réalité auslogan : « mort aux cons ». Les cibles dupamphlétaire armé sont nombreuses :des experts aux sympathisants de laS.P.A.

Jakuta ALIKAVAZOVIC, Corpsvolatils, éd. de l’Olivier, sortie le 23août.Normalienne et angliciste, elle a déjà

publié chez le même éditeur un recueilde nouvelles. Un couple hors norme estici mis en scène : Colin, le livreur denarcotiques, et Estelle, la fille d’un écri-vain fantomatique. Ils s’aiment dans unParis apocalyptique.

Géraldine BEIGBEDER, Nemaproblema ou petites chroniques trans-balkaniques au pays des Sponsors, éd.Ramsay, sortie en septembre.Tout premier roman se ressent de sa

vie. L’auteur, d’origine serbe par samère, est cinéaste. Cela donne unroman où le personnage principal estune boîte de prod : K.K.P. (KamaradKapitalist Production). Elle est taillée àla mesure de son gérant, un Yougoslavequi retourne souvent sa veste. Sa filmo-graphie en témoigne : films anti-OTAN, films pro puis post-Milosevic,films ultra-libéraux. Bref, il est mûr àprésent pour rêver de Cannes et deHollywood.

Reda BEKHECHI, Les heures debraise, éd. Liana Levi, sortie le 23 août.

L’auteur, médecin formé en Suissepuis à la tête d’une ONG enAlgérie, metà profit sa connaissance des jeunesmarginaux pour nous parler d’un chef debande, Yamine, qui « ordonne le soulè-vement des unijambistes, des proscrits,des évadés de l’hôpital et des trafiquantsd’encens “contre” les embuscades depoliciers déguisés en mendiants ». Letitre sonne comme un clin d’œil au filmtout aussi épique de Mohamed LakhdarHamina : Chronique des années de brai-se (1974).

Thomas CLERC, Paris musée duXXIe siècle, éd. de l’Arbalète, sortie le23 août.Walter Benjamin est de retour pour

une entreprise colossale à la mesure duventre de Paris. Ce premier volume estdédié au Xe arrondissement que notreauteur, un quadragénaire, sillonnedepuis trois ans en piéton solitaire. Ruede Maubeuge, un cri : « La propriétaireest une connasse... ».

Charly DELWART, Circuit, éd. LeSeuil, coll. Fiction & Cie, sortie le 23août.« Dans le 144, après plusieurs jours

dans le 144, il sentit le besoin decomprendre s’il était sur la bonne voie,s’il avait bien travaillé en même tempsqu’il ressentit celui de s’aérer la tête,sortir du 144 ». Le 144 est le bureaualloué à Darius, nom lui-même allouépar sa société d’embauche Focus Ltd, àcelui qui fait « un pas puis un autre » et« continue sa route d’un autre vers lesescaliers ». Au fait, a-t-il été embauché ?

Claire FERCAK, Rideau de verre,éd. Verticales/Gallimard, sortie le 30août.Livre autobiographique naviguant

entre première et troisième personne.La première : « si un jour je mesens flancher le docteur a dit qu’il merattraperait ». La troisième : « Assisedos à l’air elle aime bien se balancer,pour rire ». Parfois les deux conjuguéespour la même personne : « Front posésur les genoux, mains serrées derrièrela nuque, mes coudes pressent sestempes, elle se met à exécuter desmouvements d’avant en arrière ». Letout dans la même page. Reine dudédoublement, Reine Fercak est actuel-lement assistante au service de pressechez Flammarion.

Blaise GAUQUELIN, Petit etméchant, éd. de L’Altiplano, sortie le 15septembre.Balthazar est une des plumes des

grands de ce monde. Ses discourspassent à la télé, pas lui. L’investis-sement devient plus grand, il sert aussiparfois de doublure. Bien qu’il soit danssa nature de se fuir, la dissolution de sonêtre lui pèse trop. Il finit par assassinerl’un de ces grands. C’est le monde qu’illui faudra à présent fuir.

Jean-François HAAS, Dans lagueule de la baleine guerre, éd. LeSeuil , sortie le 23 août.Ce Suisse de 55 ans se met pour son

premier roman dans la peau d’unvieillard hanté par de mauvais souvenirs,son enrôlement forcé dans l’armée alle-

mande. Il n’en perd pas pour autant lesens du présent : « Excuse-moi de te direça, mais l’enfer de l’État nazi et celui dulénino-stalino-maoïsme me semblentquelquefois n’avoir été que la répétitiongénérale grossière vulgaire barbaremonstrueusement sanguinairementgrandguignolesque de l’enfer écono-mique qui est en train de se mettre enplace... »

Célia HOUDART, Les merveillesdu monde, éd. P.O.L, sortie en septemb-re.L’auteur passe ici de l’écriture du

scénario à l’écriture de son premierroman. En fait, une très brève narration.Un photographe établi en Suisse rencon-tre au cours d’un voyage au Mexiqueune femme plus âgée que lui et qui vit enEspagne. Leur amour à distance est tisséd’une grande confiance. Apprenant qu’ils’est noyé, elle vient sur les lieux, s’ins-talle dans son appartement. Il lui appa-raît alors.

Alain JESSUA, La vie à l’envers,éd. Léo Scheer avec le DVD du film,sortie le 24 août.Drôle de premier roman puisque

c’est celui d’un premier film, primé desurcroît. En 1964, à l’époque de sasortie, cet ancien assistant de MaxOphüls se voyait décerner le « Prix de laMeilleure Première Œuvre » à la Mostrade Venise. L’écriture romanesque, nousdit-on, avait précédé le film. Elle est toutaussi minimaliste dans sa descriptionclinique d’un homme (à l’écran CharlesDenner) en train de sombrer dans lafolie.

Alex D. JESTAIRE, Tourville, éd.du Diable Vauvert, sortie le 6 septembre.Tourville en hiver, petite cité typique

du nord de la France, et plus encore unappartement squatté par une bande decopains, sont le petit bout de la lorgnet-te à partir de laquelle on assiste à uneapocalypse nucléaire et des suicidescollectifs.

Jeanne LABRUNE, L’obscur, éd.Bernard Grasset.Encore une scénariste et réalisatrice

(souvenez-vous de Vautel avecGérard Depardieu) qui se tourne versl’écriture romanesque. Par économiede moyens, l’encre et le papier n’in-disposent pas encore les financiers.L’histoire fut écrite d’un trait pouroublier un film mort-né. La rencontreque Thomas, un épileptique esseulé,fait de Marie lui redonne la forcede vivre. Même la force de connaîtrel’amour avec Françoise et l’aiderà sortir Anna, sa fille, d’une blessurequi la marqua dès ses premières années.

Vincent LALU, Dernières nouvellesdu monde, éd. Ramsay, sortie en août.À 59 ans et après avoir exercé toutes

les fonctions dans un journal, nul n’étaitmieux placé que Vincent Lalu – lui quifut reporter pontifical et éditeur de Lavie du rail – pour écrire un conte sur lemal médiatique. On s’ennuie. Oncommunique. L’ennui retombe sur lejournaliste.

La rentrée d’automne 2007 (à suivre)

Les premiers romans d’ailleurs...

SUITE P. 4�

Evgenios ARANITSIS, Détails surla fin du monde, éd. Flammarion, trad.du grec par Karine Coressis, sortie le 17août.L’auteur, âgé d’une cinquantaine d’an-

nées, a introduit Gombrowicz en Grèce. Ilest par ailleurs poète et essayiste. On ledécouvre en France avec cette histoired’une adolescente fascinée par la mortdepuis que son jeune frère est décédé.

Tom Mc CARTHY, Et ce sont leschats qui tombèrent, éd. Hachette, trad.de l’anglais par Thierry Decottignies,sortie le 22 août.Salué par The New York Times Book

Review comme « un roman philoso-phique », ce premier roman de l’auteur àsuccès de Tintin et le secret de la littéra-ture (Hachette, 2006), un essai barthé-sien, poursuit dans la même veine. L’artde méditer à partir de situationscomiques.

Karen CONNELLY, La cage auxlézards, éd. Buchet/Chastel, trad. del’anglais (Canada) par SylvianeLamoine, sortie le 13 septembre.Teza est un chanteur engagé qu’une

junte militaire condamne à vingt ans deréclusion dans une prison à hautesurveillance. Mais là encore Teza s’im-pose en leader. Roman sur la résistanceet la fraternité.

Yasmin CROWTHER, Mazarehmon amour, éd. Rivages, trad. de l’anglaispar Isabelle Maillet, sortie le 22 août.Saga familiale de deux générations

d’Iraniennes, Maryam et Sara, entre lesbords de la Tamise et la Caspienne.

Andre DWORKIN, Feu et glace,éd. du Rocher, trad. de l’anglais (États-Unis), sortie le 6 septembre.Andrea Dworkin (1946-2005), l’au-

teur du mot : « je suis un écrivain, pas unefemme », a pour la première fois l’une deses œuvres traduite en français. Outre desécrits théoriques où, en tant que femmeviolée et battue, elle prenait fait et causepour « le côté morbide du féminisme »,elle écrivit également ce roman.Comment se constitue une femme àtravers des expériences malheureuses.

Phil LAMARCHE, Jouer avec lefeu, éd. Christian Bourgois, trad. del’anglais (États-Unis) par MarcAmfreville, sortie le 6 septembre.À travers le cas d’une mort acciden-

telle entre deux jeunes qui jouaient avecune arme à feu, un roman d’apprentissa-ge dans une Amérique à la recherched’elle-même par un chargé de cours àl’Université de Syracuse.

Christoph PETERS, Une Chambreau Paradis, éd. Sabine Wespieser, trad.de l’allemand par Elizabeth Landes,sortie le 4 octobre.Ce n’est pas vraiment un premier

roman, mais le premier traduit de cetauteur en français. À la rentrée littéraire2006, l’accueil en fut excellent enAllemagne. Le lecteur se trouve d’em-blée plongé dans la nébuleuse islamiste.Le narrateur, Jochen Sawatsky, est unAllemand converti à l’islam. Il narre lespréparatifs d’un attentat en Égypte et lerécit de son échec l’invitant dès lors às’interroger sur le pourquoi de la lutte àmort, d’autant plus qu’il est amoureuxd’une jeune Égyptienne.

Marisha PESSL, La physique descatastrophes/ Special Topics inCalamity Physics, éd. Gallimard, trad.de l’anglais (Etats-Unis), sortie le 3août.Dès sa sortie en 2006, ce premier

roman d’une diplômée de 26 ans del’université de Columbia fut sélectionnépar le New York Times Review parmiles cinq meilleurs romans de l’année. Leconsumérisme américain y est mis à malà travers les yeux d’une adolescente.

Zoyâ PIRZÂD, On s’y fera / Adatmikonim, éd. Zulma, traduit du persan(Iran) par Christophe Balaÿ.Après un premier succès obtenu par

cette nouvelliste hors pair (cf. Q. L. n°940), reconnue d’ailleurs comme telleen Iran, les éditions Zulma sortent lamême année un roman d’elle, lui beau-coup plus récent que les nouvellesparues dans Comme tous les après-midi.Les femmes iraniennes et leur petittrain-train apparent y occupent toujoursla première place

...et d’ici

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Direction : Maurice Nadeau.Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : [email protected])Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Jean Chesneaux,Norbert Czarny, Christian Descamps, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, DominiqueGoy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Gérard Noiret, Pierre Pachet,Éric Phalippou, Michel Plon, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Anne Thébaud, Agnès Vaquin.Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.Musique : Claude Glayman.Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net

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Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t

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Crédits photographiques

Couverture : D. R.P. 5 D. R. ,P. 6 D. R.P. 7 Louis MonierP. 8 DenoëlP. 9 Jacques Sassier, GallimardP. 10 D. R.P. 11 Rocher éd.P. 12 Buchet Chastel éd.P. 13 Maurice NadeauP. 17 Musée du quai Branly,

Patrick Gries/Bruno DescoingsP. 18 D. R.P. 19 D. R.P. 22 Patrick Faugeras,

Encre et LumièreP. 24 Laurence TeperP. 25 Seuil

PSYCHANALYSE

HISTOIRE

ARTS

PHILOSOPHIE

ÉCONOMIE POLITIQUE

CINÉMA

MUSIQUE

MYTHOLOGIE

POÉSIE

HISTOIRE LITTÉRAIRE

EN PREMIER

ROMANS, RÉCITS

SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 950

2 LES ROMANS DE LA RENTRÉE PAR ÉRIC PHALIPPOUMARINA TSVÉTAEVA 5 LETTRES DE LAMONTAGNE PAR CHRISTIAN MOUZE

& LETTRES DE LA FIN PAR JEAN LACOSTE

CLAUDE OLLIER 7 WERT ET LAVIE SANS FIN PAR AGNÈS VAQUINARTO PAASILINNA 8 LE BESTIAL SERVITEUR PAR NORBERT CZARNY

DU PASTEUR HUUSKONENJAVIER MARIAS 9 TON VISAGE DEMAIN II. DANSE ET RÊVE PAR JEAN-PIERRE RESSOTAHMED RASSIM 10 LE JOURNALD’UNPAUVREFONCTIONNAIRE PAR ÉRIC PHALIPPOUADRIANAASTI 11 RUE FÉROU PAR MONIQUE BACCELLI

NELO RISI 12 DE CES CHOSES QUI DITES EN VERS PAR PHILIPPE DI MEO

SONNENT MIEUX QU’EN PROSEPATRIZIA CAVALLI MES POÈMES NE CHANGERONT

PAS LE MONDELEONARDO SINISGALLI J’AI VU LES MUSESFRANÇOIS CARADEC, 13 LES NUAGES DE PARIS PAR ALAIN ZALMANSKI

MARC NICHANIAN 14 LITTÉRATURESARMÉNIENNESAU XXe S. PAR CATHERINE COQUIORAFFI 16 LE FOU PAR ÉRIC PHALIPPOU

EXPOSITION 17 MUSÉE BRANLY : OBJETS BLESSÉS PAR GILBERT LASCAULTEXPOSITION 18 MUSÉE D’ORSAY :DE CÉZANNE À PICASSO PAR GEORGES RAILLARDAMBROISE VOLLARD EN ÉCOUTANTCÉZANNE, DEGAS, RENOIRJEAN-PAUL MOREL C’ÉTAIT AMBROISE VOLLARD

SOREN KIERKEGAARD 19 JOURNAUX ET CAHIERS DE NOTES PAR RICHARD FIGUIERVINCENT DELECROIX 19 SINGULIÈRE PHILOSOPHIE PAR RICHARD FIGUIERSOREN KIERKEGAARD EXERCICE DE CHRISTIANISMEJON ELSTER 20 RAISON ET RAISONS PAR PIERRE PACHET

AGIR CONTRE SOI

HELENE DEUTSCH 21 LES « COMME SI » ET AUTRES TEXTES PAR MICHEL PLONNICOLE CERF-HOFSTEIN IL ET ELLE DUO DUELI. VON BUELTZINGSLOEWEN 22 L’HÉCATOMBE DES FOUS PAR MICHEL PLON

LETTRES MORTES

ÉVELYNE PATLAGEAN 23 UN MOYEN AGE GREC PAR ALAIN LÉVYCLAUDE MOUCHARD 24 QUI SI JE CRIAIS... ? PAR ANNETTEWIEVIORKA

MICHEL PASTOUREAU 25 L’OURS PAR JEAN DOMINIQUE LAJOUX

PIETRA RIVOLI 26 LES AVENTURES D’UN TEE-SHIRT PAR CHRISTIAN COMELIAUDANS L’ÉCONOMIE MONDIALISÉE

FRANÇOIS HEISBOURG 27 L’ÉPAISSEUR DU MONDE PAR BERNARD CAZES

28 PRESCRIPTIONS POUR L’ÉTÉ PAR LUCIEN LOGETTE

CHARLES ROSEN 29 LES SONATES POUR PIANODEBEETHOVEN PAR FRANÇOIS SABATIER

GUSTAVE GUICHES 30 AU BANQUET DE LAVIE PAR MAURICE MOURIER

FRANÇOIS POIRIÉ 31 COMME UNE APPARITION PAR AGNÈS VAQUINLA QUINZAINE LITTÉRAIRE

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D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

donner, mais lui ne voit en elle qu’unepetite sœur.

Benoît VIROLLE, Shell, éd.Hachette, sortie le 5 septembre.L’auteur, connu comme un spécialis-

te des mondes virtuels (Du bon usagedes jeux vidéo et autres aventuresvirtuelles, Hachette, 2003), met sonsavoir au service d’une trame roma-nesque. C’est l’histoire de la dérive d’unjeune professeur d’histoire de l’art qui,entrant dans le plus grand mondevirtuel : New World Ecstasy (NWE), estd’emblée fasciné par la beauté plastiquede Shell, l’avatar d’un internaute. Adieuvie de famille, adieu carrière universitai-re, il lance à son tour son avatar dans leréseau : Faust.

Didier SÉRAFFIN, Un enfant volé,éd. Philippe Rey, sortie le 23 août.Tuer pour s’emparer d’un enfant et

gagner quand même la sympathie dulecteur. Telle est la gageure de cepremier livre.

Minh TRAN HUY, La princesse etle pêcheur, éd. Actes Sud, sortie le17 août.La jeune rédactrice en chef adjointe

du Magazine littéraire donne ici sonpremier roman. La narratrice est uneVietnamienne née en France qui luiressemble étrangement : enfant uniqueprotégée du monde par ses lectures etgrandissant en bonne élève choyée deses parents. Puis elle rencontre un jeuneVietnamien réfugié. Elle veut tout lui

? – dans l’attente du corail desservantTours, destination Paris.

Michel PICARD, Matantemma, éd.Buchet/Chastel, sortie le 23 août.Critique littéraire auteur de Comment

la littérature agit-elle ? (1992) et univer-sitaire auteur d’une thèse sur RogerVailland (1968), Michel Picard pour sonpremier roman ne perd rien de son enga-gement. Il se passe dans une petite villedes Ardennes et met en scène un couple,l’homme contremaître dans un atelierd’outillage, la femme gérante d’uneblanchisserie. Lui, l’usine le licencie ;elle, elle prend sa retraite. Leur nouvellevie quotidienne est décrite au micro-scope. L’un installe un nouveau poste detélé, l’autre fait et refait le ménage.

Christina MIRJOL, Suzanne ou lerécit de la honte, éd. Mercure de France,sortie le 30 août.L’histoire d’une secrétaire de 52 ans

licenciée par son affreux patron pourraitêtre un poncif social de plus si l’auteur,comédienne et metteur en scène, ne lafaisait s’asseoir sur un banc et méditer lachose une année durant.

Florence NOIVILLE, La donation,éd. Stock, sortie le 21 août.L’auteur, journaliste au Monde, s’est

déjà signalée chez Stock par un essaibiographique sur Isaac B. Singer(2003), ouvrage primé. Tout commencepar un monologue intérieur – écrire, nepas écrire, comment écrire à ses parents

Et les romans qui suiventWang ANYI, Amour dans une peti-

te ville, éd. Philippe Picquier, trad. duchinois par Yvonne André, sortie le27 août.Philippe Picquier nous avait déjà fait

connaître de cet auteur : Le chant desregrets éternels. Il fait paraître mainte-nant le premier volume d’une trilogiesortie en Chine à la fin des années 80dans le plus grand scandale. C’est lerécit des corps de deux jeunes danseursqui s’aimantent. Essaient de lutter maisse désirent trop. Alors qu’il s’agit dedeux adolescents que tout retient à ladiscrétion dans leur petite ville.

Szusza BANK, L’été le plus chaud,éd. Christian Bourgois, trad. de l’alle-mand par Olivier Mannoni, sortie le30 août.Ce n’est pas vraiment son deuxième

livre, mais en français oui après le bonaccueil qu’elle avait reçu il y a trois anspour Le nageur. Celui-ci est une suite denouvelles hantées par la thématique dela séparation et qu’importe où dans lemonde, de l’Europe à l’Amérique, del’Australie au Canada. Cet ensembleconstitue, selon la critique allemande,« une phénoménologie des adieux ».

Piotr BEDNARSKI, Un goût de sel,éd. Autrement, trad. du polonais parJacques Burko, sortie le 27 septembre.Trois ans après Les neiges bleues

paru chez le même éditeur, on retrouvePetia qui a survécu à l’exil sibérien et àla mort de ses parents. À vingt-cinq ans,il s’engage sur les chalutiers croisant dela Baltique à la mer du Nord. Expériencequi s’avère aussi dure que la première.

John BERENDT, La cité des angesdéchus, éd. de l’Archipel, trad. de l’an-glais (États-Unis), sortie le 3 octobre.L’auteur, unAméricain de 68 ans, n’a

eu qu’un seul ouvrage traduit en France,Minuit dans le jardin du bien et du mal,le premier qu’il écrivit, rendu célèbrepar l’adaptation cinématographique deClint Eastwood. L’action de son dernierroman se passe en 1996 à Venise.L’incendie qui a détruit le plus célèbreopéra de la Cité des Doges sert deprétexte à une fausse enquête policière.Toute une radioscopie de Venise aujour-d’hui nous est donnée : des poètes qui sesuicident, des Américains qui investis-sent dans la pierre des Palazzi, des pein-tres qui donnent dans la provocation etdes fondations privées dans le mécénat.

Thomas JONIGK, Quarante jours,éd. Verdier, trad. de l’allemand parBernard Banoun, sortie le 6 septembre.On se souvient encore de la polé-

mique suscitée par son premier roman(Jupiter, trad. G.-A. Goldschmidt,Verdier, 2004). Le ton de Quarantejours est volontiers parodique. Gros clind’œil à Noé et l’épisode du déluge dansce roman où une ville allemande d’au-jourd’hui est confrontée à la guerre et àl’apocalypse. Dans ce chaos, Jan Jonasse considère comme un sauveur.L’auteur, en guise d’épreuve messia-nique, le fait se noyer dans une série declichés allant du conte de fées au filmérotique et du polar au picaresque.

Iain LEVISON, Une canaille etdemie, éd. Liana Levi, trad. de l’anglais(États-Unis) par Fanchita Gonzalez,sortie le 30 août.Il y a Elias, un professeur ambitieux

et peu refoulé sur son goût pour les fillesnubiles et le IIIe Reich. Il y a Dixon, unrepris de justice dont les aspirations selimitent à quelques lopins de terre au finfond de la cambrousse. Des circonstan-ces malheureuses – tout simplement lehasard – les contraignent à faire équipe.

Christine LEUNENS, Le ciel encage, éd. Philippe Rey, trad. de l’anglais(États-Unis) par Bernard Turle, sortie le23 août.Cette scénariste américaine, après un

premier roman traduit dans une dizainede langues (et bientôt en français),propose à la première personne l’histoired’un jeune Autrichien (23 ans en 1940)que le Führer enfièvre. Quand il découv-re que ses parents cachent une jeuneJuive dans le grenier, loin de la dénoncer,il entreprend d’exercer sur elle uncontrôle aussi pervers que passionné.

Pedro MAIRAL, L’intempérie, éd.Rivages, trad. de l’espagnol (Argentine)par Denise Laroutis, sortie le 5 septemb-re.Une intempérie contraint bien des

Argentins à venir se réfugier à BuenosAires. Bien sûr, c’est une métaphore etl’auteur de Une nuit avec Sabrina Lovela suit d’un bout à l’autre à la manière deGabriel Garcia Marquez.

Albert SANCHEZ PINOL,Pandore au Congo, éd. Actes Sud, trad.du catalan par Marianne Millon, sortie le3 septembre.Son premier roman, La Peau froide,

connut il y a trois ans un large succèsdans une trentaine de langues.Décidément, cet anthropologue deformation se spécialise dans les histoiresd’expéditions. Avant la Grande Guerre,les deux fils du duc de Craver partentpour se faire chercheurs d’or au Congo.Leur accompagnateur est un gitan,

Marcus, que la bonne société retiendracomme le coupable idéal du meurtre deses deux maîtres. Le narrateur est unécrivain engagé par l’avocat de cedernier.

Mark SLOUKA, Le monde visible,éd. Grasset, trad. de l’anglais (États-Unis) par Dominique Letellier.Il y a quatre ans Grasset avait publié

le premier roman, Deux, de ce profes-seur à Columbia. Ce fils de réfugiéstchèques, lui-même né à New York,raconte l’épopée de ces réfugiés.Résistant à Hitler, ils sont allés jusqu’àassassiner le 28 mai 1942 son succes-seur pressenti, Reinhardt Heydrich.

Magdalena TULLI, Le défaut, éd.Stock, trad. du polonais par CharlesZaremba, coll. « La Cosmopolite »,sortie le 21 août.Cette traductrice de Proust et de

Calvino en polonais en est en fait à sonquatrième ouvrage. On ne la connaît enFrance qu’à travers son second roman :Dans le rouge (Pauvert, 2001).L’ensemble de son œuvre existe déjà enallemand, anglais et tchèque. « Lemalheur est plus facile à admettre quandil est incompréhensible ».

William T. VOLLMANN, CentralEurope, éd. Actes Sud, trad. de l’anglais(Etats-Unis) par Claro, sortie le3 septembre.Peintre, photographe et romancier,

W. T. Vollmann a à son actif une quin-zaine de livres. Ce nouveau livre traver-se l’Europe à partir d’une trentaine derécits, tous racontant autour de figuresemblématiques (Chostakovitch, RomanKarmen, Elena Konstantinouskaia) leschemins de la création quand on est enproie à la dictature, qu’elle soit nazie ousoviétique.

Maurice AUDEBERT, Tombeau deGreta G., sortie le 17 août aux éd. ActesSud.Il y a trois ans Maurice Audebert

faisait paraître chez Buchet-Chastel sonpremier roman : Heureux qui commeUlysse. À quatre-vingt-trois ans, il nousrevient avec l’histoire d’une actricemythique de Hollywood racontée parcelui que fut son compagnon pendantdix ans, un linguiste viennois que leshasards de la Grande Guerre ont amenéà pratiquer la photographie leste. Drôlede narrateur pour « la Divine » !

Mouss BENIA, Chiens de la casse,éd. Hachette, sortie le 5 septembre.Après un premier roman au Seuil

(Panne de sens, 2003), ce second roman

est un flash-back sur l’histoire desbanlieues, des rockers jambon beurreaux rappeurs en capuche, pour sapremière partie. Bob est alors en prisonet revient sur son passé. À sa sortie, soncharme fait de lui la coqueluche d’unebourgeoise du sixième. Elle le voit enbad boy quand lui se voit cadre moyens’acquittant de ses impôts.

Vincent DELECROIX, La chaus-sure sur le toit, éd. Gallimard, sortie le30 août.Enseignant de philosophie, l’auteur

se paie de questions propres à sa disci-pline : « Qu’est-ce qu’une chaussurepeut bien faire dans un endroit pareil ?Et qu’est-ce que cela signifie ? ». Il yrépond avec un rire enjoué de professeur: « Les divers témoignages que je livreici ne paraissent pas tous concordants,mais on verra qu’il y a en définitive uneexplication ».

Jacques DURAND, Rafael leChauve, éd. Verdier, sortie le 30 août.Ceux qui lisent la page sportive de

Libération connaissent le style flam-boyant avec lequel Jacques Durandenveloppe ses chroniques tauroma-chiques. Il se sert ici de son style pourépouser au mieux la vie de Rafael elGallo : « un fervent de la dislocation, unhardi du sauve-qui-peut ».

Françoise GRAUBY, Les îles, récits,éd. Maurice Nadeau, sortie en août.Il y a trois ans, Maurice Nadeau

publiait Un cheval piaffe en moi de cetteprofesseur de littérature française enAustralie. Le peintre qui, ne se canton-nant pas aux natures mortes, veut mettrede la vie dans ses toiles n’a qu’une seulechose à faire : voyager avec son cheva-let. Telle fut la vocation de la présentehéroïne, une jeune fille de vingt-troisans qui partit avec ses couleurs enNouvelle-Calédonie. La vie, la couleur,il y en eut plus qu’elle n’en voulait.C’était en 1984, la guerre civile éclata.Six récits construits comme six tableauximpressionnistes.

Charif MAJDALANI, Caravan-sérail, éd. du Seuil, sortie en août.L’auteur de Histoire de la grande

maison paru chez le même éditeur en2005 continue à explorer le roman histo-rique et l’Orient moderne. C’est l’histoi-re de Samuel Ayyad tel qu’un colonelanglais assez peu conventionnel le méta-morphose de courtier libanais en aventu-rier croisant le chemin de Lawrenced’Arabie.

SUITE P. 30�

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MARIE TSVÉTAEVA, PRAGUE 1923-1924

sportive) et de Mour (Guéorgui, le fils deMarina et de Serguéï, né en 1925 à Paris).Mour est devant les deux hommes, entreeux comme un point de jonction. Le bras deSerguéï s’allonge contre le cou et la joue deMour, et la main s’appuie sur le cœur del’enfant. Les mains de Rodzévitch tiennentMour par les épaules. Elles les enveloppent.Le lien des deux adultes ne fait pas dedoute. Il est amical et politique. Ils militentensemble dans le mouvement Eurasien qui

EN PREMIER

Serguéï est un ancien volontaire de l’ar-mée blanche défaite. Marina et sa fille,

sans nouvelles de lui pendant la guerrecivile, l’ont retrouvé à Berlin (1922). Le1er août 1922 ils arrivent tous les trois enTchécoslovaquie. Les soucis domestiquesne manquent pas. Entre autres, il fautsonger à l’éducation d’Alia. Et à dessubsides pour vivre. Grâce à une bourse dugouvernement tchèque, Serguéï Efron peuts’inscrire en philologie à l’universitéCharles de Prague. Il y rencontre un anciencombattant rouge, ex-prisonnier des Blancsqui l’ont entraîné dans leur retraite,

puis, durant la guerre, participe en France àla Résistance et sera déporté en Allemagne(1943). En 1960, il fait parvenir à Ariadnales lettres que lui a adressées Marina ainsique les livres et recueils qu’elle lui a dédi-cacés. En 1930, année de la photo, Marinas’est déjà aliénée l’émigration russe.Konstantin Rodzévitch n’est plus qu’unami, surtout depuis l’année de son mariage(1926), à propos duquel Marina le compli-mente à sa façon : « Soyez heureux – si ce

met en avant une spécificité russe entreOrient et Occident. Ils militeront dans lamême branche pro-soviétique après la scis-sion du mouvement (1931), et dans l’Unionpour le retour en URSS. Tandis qu’Efrons’égare gravement du côté des servicessecrets soviétiques, Rodzévitch s’engage enEspagne dans les Brigades internationales

Le rêve et les motss’emparent de l’amour

SUITE�

n’est de votre épouse, que ce soit de Paris,de l’été et – je le dis sincèrement – de monamitié qui vaut bien mon amour. »Qui fut vraiment Konstantin Rodzévitch

et que fut Marina pour lui ? De l’aveu decelui-ci (dans des conversations tenues bien

Un amour foucommence

Konstantin Rodzévitch (1895-1988) inscrit,lui, en droit. Les deux jeunes gens se lientd’amitié. Rodzévitch habite aussi près dePrague, sur la route même qui conduit àMokropsy. Le 27 août 1923, Marina écrit àAlexandre Bakhrakh (un critique aveclequel elle entretenait une correspondanceplus ou moins amoureuse, suite à une recen-sion de celui-ci à propos du recueil deTsvétaeva, Métier, paru à Berlin en février1923) : « J’étais (hier !) au bord d’un autrehomme : à ses lèvres – tout simplememt. »Ces lèvres sont Konstantin Rodzévitch. Unamour fou commence. Un météore, commetoujours chez Marina. Fin août – les lèvres.Début décembre – la rupture. Mais encoreune fois et toujours chez Marina, la queuede la comète n’en finit pas. Rodzévitchdemeure un familier du couple dans leurspérégrinations d’exil, notamment en France(Meudon, la Vendée, le Midi, les Alpes).Une photo de 1930 (in Marina Tsvétaeva,Œuvres en deux volumes, Moscou 1988) lemontre en compagnie de Serguéï (tous deuxhabillés de façon un peu semblablement

Prague, été 1923. Depuis un an la famille Efron est enfin réunie. Serguéï Efron,

Marina Tsvétaeva et leur fille Ariadna (Alia) habitent aux environs de Prague, à Horni

Mokropsy.

CHRISTIAN MOUZE

MARINA TSVÉTAEVALETTRES DE LAMONTAGNE& LETTRES DE LA FINtrad. du russe par Nicolas StruveClémence Hiver éd., 186 p., 17 euros

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EN PREMIER

après la guerre), en 1923 il ne s’intéressaitaucunement à la poésie de Marina. Toutjuste un peu à celle de Goumilev, pour sonaspect condottiere. Ariadna lui renditjustice, lui reconnaissant de l’allure et ducharme, ce côté XVIIIe siècle qui « avaitmobilisé l’imagination de Marina ».Serguéï Efron ne voyait en lui qu’un « petitCasanova » de passage, mais passagers –Efron alors le prédit – ne seront pas lesdégâts. Rodzévitch veut une conquête.Tsvétaeva veut vivre et écrire l’amour.« ...pour la première fois, peut-être, jecherche le bonheur et non la perte ». « ...tume rends telle que je n’ai jamais vouluêtre : HEUREUSE ! » Elle lui envoie despoèmes, lui demande de la lire et del’aimer. Il ne la lit pas, se tourne vers uneautre, ils se sont tout de même un tempsaimés. Pour elle, le temps d’écrire et decréer l’amour. Car elle ne se donne pas.Elle prend. « ... je veux prendre et nondonner, être et non disparaître ! » Elle n’estqu’à la poésie, parce qu’elle n’est quepoésie, écriture. C’est ainsi qu’elle sedonne au monde, à le recevoir dans lesmots, sans autre partage.« ...le non-hasard des mots en poésie »

écrit-elle. Le non-hasard du mot amour chezelle, parce qu’il appelle tout et tous lesmots. L’amour chez Tsvétaeva est engendrépar les mots, le principe de son verbe est, audépart, amour. Elan. « j’avais une enviefolle de vous embrasser » : c’est dans lapremière phrase de la première lettre. Ellese lance en avant, elle se brise, elle rassem-ble les morceaux et en fait des mots vivants,

pas des souvenirs à peu près viables qu’ellegarderait dans les cadres de ses poèmes. Sapoésie vit et ne veut pas se souvenir : elleveut être. Avec l’aimé. Lui, de son côté,veut bien, sans plus. Elle, veut plus, sanségard au bien. « ... il n’y a rien en moi devivant, sinon la douleur ». L’autre est uneproie pour son verbe, et elle-même est uneproie. Lettres et poèmes ont chez elle lamême écriture hachée toute de volonté, delutte, d’effort, de force, de violence dont ladoublure intérieure n’est, sous certainangle, qu’une faiblesse. « Comme poète – jen’ai besoin de personne (...) comme femmec’est-à-dire créature trouble, j’ai besoind’une volonté, de la volonté d’un autre pourmoi – meilleure. » Elle a besoin de clarté etne porte en soi que l’éclair d’une fissure.Mais l’amour fait la force de sa poésie : ceseront Le Poème de la montagne et LePoème de la fin, inspirés par l’épisodeRodzévitch. L’orientation même de l’écrit-ure de Tsvétaeva n’a-t-elle pas conduit à cetamour et à d’autres ? Le sentiment chez ellefait jaillir le mot, le mot fait rejaillir le senti-ment. Son âme est embrasée de mots.L’autre est la pierre du briquet. Et c’est toutde même un autre auquel il faut se confron-ter. Elle n’admet pas le jeu, le calcul etréclame de « l’authentique ». Elle cherche àquitter une construction du cœur que ne suitaucune construction pratique. « JE N’ENPEUX PLUS de vous voir dans les cafés ! »Deux moi sans toi. Cela devient impossible.Elle s’arrache de lui. Et garde son amourpour les mots. « Je vis de rêves sur vous etde vers pour vous, je n’ai pas d’autre vie. »

Elle écrit ceci juste après la rupture. En faitelle n’a jamais eu d’autre vie que celled’écrire, et écrire pour elle c’est écrire-aimer. Non pas le mot en tant que pont,franchissement de soi vers l’autre, maistransport et exaltation de soi dans l’autre. «Comme j’aimerais vous transmettre cesdeux passions : les vers, les éléments ! »Mais elle ne peut pas transmettre parcequ’elle ne peut qu’entièrement se transmet-tre. Toute. A l’exclusion de tout. La force duverbe qui l’habite engendre la force del’amour. Elle a beau écrire : « Il y a quelquechose de plus grand que les mots », seulsses mots peuvent le dire et le faire connaître.Elle a beau écrire : « la vie ne se décide paspar écrit », par écrit elle décide toujours del’amour. Enfermée en elle-même (« Je nem’aime pas. »), pour autant elle n’est pasprivée d’une expérience profonde de l’autreparce que c’est aussi celle de soi : « serencontrer est plus difficile que se sépa-rer ! » Mais elle y mêle le rêve : dès lapremière lettre, Rodzévitch devient sous saplume Radzévitch, à cause de la familleprincière Radziwill... Le rêve et les motss’emparent de l’amour. Pour le meilleur etle pire « J’ai toujours vécu non dans lacatastrophe, mais dans une incessantetragédie » : elle ne s’est jamais mieuxdéfinie. La catastrophe interrompt le tempset le langage. La tragédie les déroule.

Il n’est pas vain de signaler l’éditionsoignée de ces Lettres et le remarquabletravail de traduction de Nicolas Struve.

SUITE TSVÉTAEVA/MOUZE

27 août 1923

Très cher Radzévitch,

Hier, sur la grand-route, sous la lune, vousquittant, tenant votre main froide (NB ! froidede faim !) dans la mienne, j’avais une enviefolle de vous embrasser, et si je ne l’ai pas faitc’est uniquement parce que la lune était tropgrande – trop grande !Mon cher ami, ami inattendu ni désiré ni

prévu, cher être étranger devenu mon proche àjamais, hier, rentrant à la maison sous la lune(le chemin volait sous mes pas, la lune - par-dessus mon épaule), je pensais – « Gloire àDieu, gloire à la sagesse des dieux, que cegarçon adorable, dangereux, étranger – je nel’aime pas ! Si je l’avais aimé, je ne me seraispas arrachée à lui. Je ne suis pas une joueuse,ma mise – c’est mon âme* !– et je l’aurais sur-le-champ perdue. Qu’il

en aime d’autres – toutes ! – et moi aussi –d’autres – des nuées d’autres ! – ainsi, auxheures les plus riches de son âme – est-il mienà jamais... »– Et j’ai pensé beaucoup d’autres choses

encore.

Radzévitch, une lettre ce matin – en exprès.Vous la lirez quand vous viendrez. Je suisprofondément-heureuse, pour la première foisdepuis un mois, je respire. (Non, hier, sous lagrande lune, votre main dans la mienne, jerespirais aussi, bien que... moins calmement !)

Admirez à présent le jeu du hasard : un moisentier – jour pour jour ou presque – je me suistue : j’ai vécu lèvres et dents serrées, et fallait-il que le dernier jour, à la dernière heure...Quelque chose m’a projetée vers vous. Vous

avez été sage et bon, écoutant comme un vieilhomme, souriant comme un jeune. J’éprouve àvotre égard, pour cette soirée, une énormetendresse, une reconnaissance éternelle.Maintenant, Radzévitch, une demande :

lorsque votre âme connaîtra son heure la plusâpre, la plus sans issue – venez à moi. Quecela ne blesse pas votre orgueil masculin, jesais que vous êtes fort – et COMMENT ! –mais toute force connaît son heure. Et juste-ment à cette heure-là que, vous aimant, je nevous souhaite pas et que, vous aimant – jevous souhaite néanmoins, qui – que je vous lasouhaite ou non - néanmoins viendra – à cetteheure, où que vous soyez et quoi qu’il se passealors dans ma vie – faites signe : je répondrai.

Ce n’est pas du pathos, juste mes senti-ments – toujours PLUS GRANDS que mesmots.Ne glissez pas cette lettre dans un livre,

comme celles de vos amies allemandes, neserait-ce que parce qu’elle est moins convain-cante que les leurs.Pour l’instant – je serre votre main et je

vous attends, comme convenu.MT.

* Les autres misent – l’âme d’autrui,comme à la roulette – l’argent d’autrui !

Lettre de Tsvétaeva

KONSTANTIN RODZÉVITCH

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CLAUDE OLLIER

ROMANS, RÉCITS

Claude Ollier parcourt sa neuvième décennie. En écrivant ce livre, il semble

avoir eu le dessein d’embrasser sa vie – passé, présent, futur – dans une sorte de

balayage où métaphores et fiction le mettent en scène.

AGNÈS VAQUIN

CLAUDE OLLIERWERT ET LAVIE SANS FINP.O.L éd., 224 p., 15 euros

En plusieurs personnes

Son narrateur tient cette vie bien en mains.Il en écrit le récit mythologique sur l’or-

dre d’un premier Maître. Wert, c’est lui : «Welt, disaient certains, d’autres Werk, inad-vertance ou confusion, Wert est mon nom. »Les germanistes comprendront que le motdésigne sans doute l’œuvre et l’importancequ’il y a lieu de lui accorder. Quand Wert setourne vers son passé, il se suscite unemanière de sosie : « Würst, disaient certains,d’autres Wolf, inadvertance ou confusion,Wild était son nom. » Wild, ce loup, cesauvage, était un aventurier, un baroudeur.Quant à l’avenir, il prend la figure d’un autreMaître, un Sage oriental nommé Xian, quiattend Wert au bout de sa route. Wert doit-ilainsi servir deux Maîtres ? Le second est-ilun avatar du premier ? Wert n’est-il pas lui-même l’un et l’autre ? Au lecteur de décideroù se situent les impératifs du « scribe demétier ».

une forêt maudite. » Ils étaient l’ange et labête, c’était le bon temps des tueurs demonstres, Héraclès ou Thésée, Siegfriedpeut-être, « une putain (...) cachée dans lesfeuilles ».L’autre volet du diptyque – s’agissait-il de

prendre du champ ? – se déroule à latroisième personne. Wert est sorti du lieud’écriture pénitentiaire. Il fait le récit d’unvoyage initiatique qu’il entreprend vers« l’au-delà de l’est extrême ». Il sait fort bienoù il va : « Retrouvé le repère, les chosesprennent place à nouveau et l’objet de saquête, l’homme là-bas qui a forcé les bornesde la vie, c’est ce qu’on lui a dit du moins,enseigné à l’école. » Le paysage prend touteson importance. Le décor métaphoriqueévolue. Un col d’accès très difficile est àfranchir entre deux pics. « Le survivant desprouesses épiques » doit affronter un derniermonstre, un scorpion qui le pique et traverse

son corps. Il atteint enfin une contrée para-disiaque bercée par la mer originelle. Ici, l’onvit dans des grottes. Une communauté despremiers âges s’active dans les parages. Desenfants charmants jouent avec des oiseaux.Le Maître Xian l’attendait : « Combien detemps crois-tu qu’a duré ton voyage ? / Dixjours, Maître, quinze peut-être. / Un an ! lais-sera tomber Xian le Sage, et une rapidetraînée nuageuse refluera d’un coup,enveloppera corps et esprit du voyageur,noiera ses certitudes, ses repères, le sol deson savoir, son entendement. »Ce Xian est un curieux personnage, une

sorte de bonze. Le crâne rasé, vêtu de blanc,il pratique sa « gymnastique ». Rappelons, àtout hasard, que le mot est absolumentproscrit par tous ceux qui s’adonnent au yogaou aux arts martiaux. Associé à unmystérieux « breuvage », l’enseignement deXian est censé rajeunir Wert et faire de lui unhomme nouveau : « Bois à petites gorgées, çate revigorera, tu es solide, tu n’as que latrentaine après tout. » Wert doit désormaislâcher prise, se laisser glisser dans le grandtout et oublier qu’il existe pour entrer dans« la vie sans fin » conférée par l’écriture. Letexte s’achève sur un jeu de gamin : ils’amuse à lancer des pierres, comme dansson rêve prémonitoire.Claude Ollier a voulu donner à ce texte un

agencement assez particulier. Chaque phraseLe bon temps

des tueurs de monstresUne sorte

de rythme marinCe livre s’organise donc en deux partiessensiblement équilibrées. Sur une pageblanche, deux mots introduisent la première :« Retrait / - l’image. » La seconde débute enécho : « Élan / - le lieu. » Wert s’exprimed’abord à la première personne. Il estconsigné, « tête assaillie de mots dans lenoir », dans une vaste architecture nue,enténébrée, cauchemardesque. Il y faitd’ailleurs un rêve prémonitoire. Il y occupesuccessivement deux « bureaux », le secondsoumis à des intermittences lumineusescontraignantes. Il entend des pas dans lelabyrinthe des couloirs. Le Maître est là quiapparaît parfois sans manifester d’agressi-vité, attendant de Wert qu’il accomplisse satâche. Celui-ci, pour reprendre une formulebeckettienne, doit dire « comment c’était »avec Wild. Ces deux-là ont guerroyé ensem-ble et sous divers climats. Ils se sont affron-tés en une lutte fratricide suivie d’une récon-ci-liation fusionnelle dans la bonne traditionépique : « Se redressant et s’écartant un peu,surpris, de ma vaillance sans doute, moinssurpris que moi le lettré, le libertin se payantde mots et de frasques, érudit rompu àd’autres joutes, pas à celles impromptu dans

est isolée de la suivante par un blanc corres-pondant à un ou plusieurs interlignes. Lelecteur subit le léger ressac lié à ces blancs etse plie à une sorte de rythme marin dans salecture. D’autres pratiques interviennent : lesecond terme de la négation est parfois omis :« Écrire sous l’émotion ne vaut, j’avais letemps de la laisser s’éteindre et la recompo-ser, aussi vive et libre de tout présent, àvolonté de lecture. » Dans le même ordre depratiques, la suppression des articles. Wert oula vie sans fin n’est pas écrit en versets, cen’est pas un poème, c’est un texte dont lesrythmes et la musique sont ceux d’une voixintérieure.Si l’on ne garde pas l’esprit obstinément

fixé sur Claude Ollier, sa vie, son œuvre, sonénigme existentielle, sur un Claude Olliertout à la fois Wild, Wert et Xian et les autres,on se sentira quelque peu désemparé :« Acteur autant que témoin bien sûr, toute savie tiendrait dans l’entre-deux de cestermes. »

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ROMANS, RÉCITS

Notre homme d’église œuvre dans lacommunauté de Nummenpää, bourgade

au cœur du pays des mille lacs. Il est marié etses enfants ont depuis longtemps quitté lamaison. Il s’ennuie un peu, et sa foi vacille :il est de plus en plus persuadé que d’autresmondes existent, ce qui, au regard du dogmeluthérien n’est pas trop bien vu. Sa lecturetrès personnelle des Évangiles a de quoi trou-bler les chefs de son église à Helsinki autantque ses ouailles. Se demander ce que Jésusaurait fait s’il avait dirigé le parti communis-te finlandais, notamment à l’époque de laguerre contre les Soviétiques, n’est pas dugoût de tous les paroissiens.

s’installera finalement près du cercle polaire,loin de la civilisation.On retrouve avec une délectation non

dissimulée l’univers de Paasilinna, et safaçon de raconter, d’emprunter d’abord deschemins de traverse pour en arriver au cœuret ramener son lecteur où il le veut. L’entréedes ours dans l’histoire, la rencontre entrel’ourson et le pasteur, sont des exemples decet art. Tout se produit par ricochets, sans quele lien apparaisse au premier regard. Et il enva ainsi tout au long du roman. L’apparenteincongruité des faits, les surprises ou inven-tions délirantes prennent sens, sans jamaiscesser de nous amuser. L’histoire du malheu-

quand les deux personnages se retrouvent auxîles Solovki de sinistre mémoire. Là se trou-vait le cœur du Goulag, dès les années vingt.Le roman écrit peu après la chute du Murtémoigne de la découverte de cet univers

reux Sinkonnen, représentant en sauna égaréà Malte en serait la parfaite illustration. Maischacun sait, en fait, que vendre des saunasdans cette région d’Europe est tout à faitbanal. Les réfugiés bosniaques sont en quêtede refuge de ce type. Pas plus étonnant que lelancer de javelot à la verticale dont lesFinlandais sont les initiateurs et les cham-pions.Le voyage prend une autre dimension

Rien ne va plus pour le Pasteur Huuskonen, héros du dernier roman de

Paasilinna. Dernier ou presque, puisqu’il a paru en Finlande en 1995, ce qui n’est pas

sans effet comme on le verra. Mais revenons aux tourments du pasteur, qui n’ont rien

de bien étonnant.

NORBERT CZARNY

ARTO PAASILINNALE BESTIAL SERVITEURDU PASTEUR HUUSKONENtrad. du finnois par Anne Colin du TerrailDenoël éd., 318 p., 20 euros

Le pouvoir de la fable

La mortd’une ourse

Le rire se faitgrinçant

Un incident transforme sa vie : la mortd’une ourse sur une ligne à haute tension(nous laisserons au lecteur le soin ou le plai-sir de découvrir comment et pourquoi) lais-sant un orphelin, va tout changer. On offre eneffet le jeune animal au pasteur, ce quiincommode son épouse, entraîne une sépara-tion du couple aussi légitime qu’usé, etcomme souvent dans les romans dePaasilinna, une odyssée qui équivaut àformation.On suit nos deux personnages à travers les

paysages du Grand Nord puis dans la Russietout juste sortie du communisme, aux îlesSolovki, avant que le pasteur et Belzeb,ourson qui, grandissant et surtout grossissant,gagnera son nom complet de Belzébuth, ne seretrouvent en Méditerranée, à Malte, puis enAngleterre. Avec eux, deux femmes, uneéthologue finlandaise prénommée Sonia etTania, militaire russe du bureau des transmis-sions, amours nouvelles, et un jour, durables,avec Sonia. Quant à Belzeb, éduqué commeun maître d’hôtel émérite, il apprend à repas-ser les vêtements, à servir à table ou cuisiner,avant de tomber en dévotion et de se livrer àdes démonstrations de foi pour accompagnerles prêches de son maître lors de croisièrestouristiques. Notre pasteur, pas vraiment seul,

ARTO PAASILINNA

glacé et terrifiant. Le rire se fait grinçant ; leschapitres russes évoquent ce monde enfoui,dans lequel règnent pauvreté et désolation. Ily a chez Paasilinna une dimension mélanco-lique, assez marquée dans Le meunierhurlant, que l’on retrouve ici. Mais le passén’est pas seul à surgir comme tragédie oumenace. Une rencontre oecuménique à LaValette tourne au pugilat : des prêtres detoutes obédiences se rencontrent pour parlerde paix, et malgré les efforts du pasteur et deson compagnon pour les ramener à la raison,ils se disputent ou se battent comme dans lescontes de Voltaire, et comme dans une réalitéquotidienne qui au Proche Orient et ailleurs,n’a rien de fictive. En 1995, ce retour enforce des fanatismes n’avait encore rien deremarquable.La rencontre entre l’homme et l’ours, le

périple qui les mène à travers l’Europerappellent bien sûr Le lièvre de Vatanen, quia rendu Paasilinna célèbre en France etailleurs, enrichit le bestiaire de l’écrivain,mais donne aussi toute sa puissance à lafable. Dans le monde que décrit le romancier,l’animal initie l’homme, lui ouvre des portesqu’il croyait fermées, notamment vers lebonheur. Sans l’ourson, rien ne se seraitproduit, et, par exemple, l’hibernationconjointe de l’animal, de son éthologueobservatrice, et du pasteur qui trouve auprèsde Sonia un réconfort certain. Mais l’amitiéentre le pasteur et son ours est aussi sourced’un bonheur simple et fort. On songe là auxduos fameux qui prennent la route, devisentou rêvent, à travers la littérature mondiale.L’ours sert de révélateur : il est l’animalévolué (il semble que l’intelligence des plan-tigrades rejoigne celle des humains) et parmoments le reflet de l’homme. Elevé commeune bête de cirque, il devient homme à sontour, apprenant les gestes et les mimiques lesplus communs. Ses manières de dévôt nesurprennent plus, et dans un monde rempli deprêcheurs délirants, de mystiques enflammésou de Tartuffe prêts à tout, Belzebuth n’estpas l’être le plus caricatural.On se délecte de cet apologue bien mené, à

tous les degrés : plaisir rare du sourire, ouréflexion modeste et précieuse.

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Jaime Deza a l’art de pénétrer l’esprit desindividus. C’est là une obsession deMarías, née d’un complexe ou d’une frustra-tion face à une impuissance déjá expriméelonguement dans le titre général de la trilo-gie : Ton visage demain. On peut lire en effetce titre elliptique et énigmatique comme unephrase inachevée exprimant la peur, l’an-goisse face aux inévitables ravages du temps.Si au premier abord Danse et rêve peut

sembler un instant construit sur un projetnarratif précis, on comprend assez vite qu’ils’agit de tout autre chose. Certes le person-nage de Deza, protagoniste narrateur, s’ap-plique à évoquer le groupe d’espions profes-sionnels auquel il appartient et qui devraitdonner au roman l’essentiel de sa matière.Mais nous ne saurons jamais vraiment qui ilsespionnent, et pourquoi. De toute façon, onne saura rien non plus, ou presque rien, desrésultats de leurs enquêtes. En réalité cettematière narrative semble avoir de tout autresfonctions : amener incidemment les réflex-ions de tout ordre (psychologique,philosophique, moral, etc) qui sont la vérita-ble substance du roman, et atténuer précisé-ment par la fantaisie ce que cette substancecérébrale peut avoir de rébarbatif pour lelecteur. Ainsi, le milieu de l’espionnage sert àposer la question du vrai et du faux. C’estaussi l’illustration d’une autre questionimplicitement posée tout au long du roman:qu’est-ce que le réel ? Et c’est aussi uneouverture sur l’étrange, incarné (entre autres)dans les délires de Tupra, chef du groupe d’es-pions.Le roman trouve aussi des ressorts dans le

problématique rapport du « je » avec sesprochains, ce qui n’aurait rien d’original si lephénomène ne prenait pas, sous la plume deMarías, un caractère exacerbé. L’écrivain estobsédé par notre ignorance de qui sont réelle-ment, profondément, les autres. Cette obses-sion est fondamentale puisqu’elle nouscondamne à une angoissante solitude. Contrecette angoisse, une défense : l’humour, etsans doute aussi ce que suggère le titre dulivre, Danse et rêve (sans vraiment lesdonner), comme une attente, une promesse,ou un pur rêve, en fait jamais réalisé.

ROMANS, RÉCITS

La matière du roman ne pouvait pas ne pasdéterminer un discours narratif particulier quifait l’originalité profonde des récits deMarías. Ce discours à la première personne,assumé par le protagoniste narrateur JaimeDeza, se signale par des phrases longues,parfois très longues, savantes, voire sophis-tiquées et alambiquées, permettant une obser-vation extrêmement pénétrante, jusqu’aupointillisme, des situations ou des person-nages évoqués. Cette sophistication de laprose entraîne le plus souvent une dilatationmaximale du temps (quelques secondes defiction rapportées en plusieurs pages, enplusieurs minutes de lecture), produisant unesorte d’« effet microscope », lui-mêmeaugmenté par l’usage fréquent de la prétéri-tion. Le tout marqué de temps à autre par unhumour latent, que le narrateur n’abandonneque très rarement. Dans cette atmosphère onne peut plus égocentrique, la voix narratives’écoute parler et parfois le texte se nourrit unpeu trop de lui-même, à la recherche tâton-nante d’une ouverture dans l’attente de larelance de l’inspiration. C’est peut-être dû à

l’ambivalence du discours de Marías, à lafois analyse et récit, et souvent davantageanalyse que récit.Et puis tout à coup, c’est le Marías flam-

boyant qui trouve l’ouverture, surmonte lestâtonnements et part dans un délire qui veutprendre la forme d’une révélation:« [...] Il y a toujours un futur, il en reste

toujours, un peu plus, une minute, la lance,une seconde, la fièvre, et une autre seconde,

JAVIER MARIAS

Le tempsinterminable

Dans ses romans les plus récents, ceux de la trilogie Ton visage demain,(1)

Javier Marías ne raconte pas à proprement parler une histoire. Il poursuit une étrange

aventure littéraire commencée avec Fièvre et lance et poursuivie avec Danse et rêve,

le dernier récit publié en français.

JEAN-PIERRE RESSOT

JAVIER MARIASTON VISAGE DEMAINII. Danse et rêvetrad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-LuGallimard éd., 360 p., 22 euros

Javier Mariasou la littérature en autarcie

le rêve – la lance, une seconde, la fièvre etune autre seconde, le rêve – la lance, lafièvre, ma douleur et ma parole, le poison, lerêve –, et aussi le temps interminable qui netitube même pas ni ne ralentit le pas aprèsnotre fin, et continue à ajouter et à parler, àmurmurer et à enquêter et à diffamer, àraconter même si nous n’entendons plus ni nerépondons, même si nous nous sommes tus.Se taire, se taire. C’est la grande aspirationque personne ne remplit. Personne, après samort. »En fait, ces tâtonnements permanents de

Marías visent une expression littéraire quin’aurait de comptes à rendre à personne, quicréerait son univers sans en référer à qui quece soit ni à aucun genre narratif : en somme,une littérature sans référent traditionnel, unelittérature en autarcie. Et de fait, comme c’estdéjà le cas dans le premier volume (Fièvre etlance) de la trilogie, il n’y a pas à proprementparler d’intrigue dans ce roman, si ce n’estquelques amorces superficielles qui n’ontd’autre rôle que de donner au personnagenarrateur, Jaime Deza, matière à sondiscours. Lequel est, pour l’essentiel, uneréflexion sur la nature humaine, surl’étrangeté de nos rapports avec les autres,dans un discours analytique que saprofondeur mène parfois au non-sens ou,pourquoi pas, à un langage ésotérique seulcapable de répondre à nos interrogations et ànotre angoisse.

1. Ton visage demain. I. Fièvre et lance (Paris,Gallimard, 2004) II. Danse et rêve (Ibid., 2007).L’édition originale en espagnol de ces deuxpremiers tomes a eté publiée respectivement en2002 et 2004. Selon l’écrivain, la troisième etdernière partie de la trilogie, qui s’intitule Veneno,Sombra y adiós (Poison, ombre et adieu), devraitêtre publiée en septembre 2007.

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AHMED RASSIM

Ainsi « une lettre de félicitations » dansl’édition de 1943 devient dix ans après :

« un poème d’insultes ». De même« nerveux » qu’il faut lire désormais : « unécrivain au cœur brisé ». Merci à DanielLançon de mettre ici en miroir les deuxdernières éditions de ce texte fort de centtrente pages dans ce florilège qui oscille entrepoésies et journaux de l’écrivain francophoneAhmed Rassim. Georges Henein, Caïrotemieux connu, en goûtait la fantaisie.Pourquoi après son Journal d’un pauvre

fonctionnaire et avant ceux d’« un peintreraté » puis d’« un archiviste », AhmedRassim a-t-il réuni anecdotes et aphorismespour les prêter à un « petit libraire » ? Cespersonnages partagent un point commun, leurparfaite inadéquation au monde moderne.Tous sont aussi lunaires et profonds qu’unCharlot levantin. Nul doute que le fondintime de la personnalité d’Ahmed Rassim se

arabesques d’une mosquée et dire « à sablonde camarade qu’il était incapable d’ad-mirer l’art des hommes, quand Elle, l’œuvrede Dieu, vibrait à ses côtés ». Pouvoir lefaire, l’écrire sans se voir convoquer :« – Vous avez associé, lui dit-on froidement,des amours charnelles à des souvenirsislamiques... Or, cette attitude déplaisante àl’égard de Dieu ne peut être tolérée ».Le libraire rêve de moins de scribes

employés au service de la censure et d’unsalaire plus décent aux ouvriers du livre.Rêve qu’il paie de la perte de son emploi decorrecteur sans cesser d’être le même vision-naire dont se gaussent les braves gens. À sa« plaidoirie poétique », seules « les jeunesfemmes riaient comme des petites filles ».« Faire de l’argent » revenait alors à hurleravec les loups : « un chien, que tenait lechauffeur d’une Packard, aboya à son

approche, car il avait, lui aussi, des haines deraces et le mépris de lettrés ». Coptes etmusulmans, du moins leurs élites, neformaient plus qu’une seule horde ralliée àl’étendard des intérêts de l’Axe. Rassim,désabusé, notait en date du 29 mai 1941 dansson Journal d’un pauvre fonctionnaire : « SiMoïse revenait un jour voir ce qui s’estproduit à Suez depuis son dernier passage, ilferait lui aussi un drôle de nez, j’en suiscertain ».Dans ce climat antisémite, Rassim fidèle à

ses muses – James et Mallarmé – laisse àd’autres des dieux plus brillants : « Lesarbres se tordent les branches pendant quenous lisons Nietzsche et écoutons Wagner ».Il n’a pour seules armes que chanter l’amourlibre des bateliers du Nil. Un amour qui n’arien à voir avec les calculs d’épicier ducommerçant voisin du libraire, un pharma-cien assez peu délicat pour vendre sa sœurcadette « officiellement à un jeune major del’armée égyptienne ». Tout comme, pourdépanner son beau-père ne sachant plus que

ROMANS, RÉCITS

Le petit Libraire OustazAli est un « roman poétique » qu’Ahmed Rassim donna

par trois fois à l’éditeur : en 1942, 1943 et 1953. L’édition de 1943 fait date, augmen-

tant largement la première alors que la troisième n’est qu’un simple remaniement

précisant, voire levant le voile, sur une pensée ironique riche en antiphrases.

ÉRIC PHALIPPOU

AHMED RASSIMLE JOURNALD’UN PAUVRE FONCTIONNAIREet autres textesPréface d’Andrée ChédidÉdition établie, annotéeet présentée par Daniel LançonDenoël éd., 576 p., 25 euros

Un roman égyptien

trouvât là, bien que les événements politiquesl’eussent astreint à un sérieux plus en rapportavec sa fonction de Gouverneur de Suez de1938 à 1944. Son petit libraire tient d’ailleursboutique à Suez.1943 fut à Suez une année décisive après

l’offensive du maréchal Rommel en mai1942 puis la contre-offensive alliée. En mai1943 l’Afrikakorps était vaincu non sans desbombardements qui ne laissèrent pas d’af-fecter l’Égypte. D’affecter aussi ce roman quitransmue la guerre en parfum dérisoire. « Lapetite politique le dégoûtait », est-il dit dulibraire allergique aux slogans tels que ceuxque les Allemands déversaient sur lescolonies britanniques : émancipez-vous.« L’indépendance sociale du pays » était la« seule forme de liberté dont il voulût pour lemoment », ce libraire épris de libertéconcrète comme, par exemple, rester demarbre devant l’art islamique, bouder les

Suez, 1943une année décisive

Une satirecourageuse

faire d’un lot de tabac « acheté à uncommerçant grec » (car son sens de la spécu-lation en période de marché noir avait comp-té sans la mauvaise conservation du tabac),ledit pharmacien en fait don « à l’arméeaméricaine pour le bien-être du soldat ».C’est beau, c’est émouvant et ça lui rapporte.L’opération est simple : le beau-père est prêtà s’en débarrasser à n’importe quel prix etson gendre, magnanime, le lui prend pour unesomme dérisoire, en fait don, obtient alorsune « lettre de remerciements de l’arméeaméricaine » et court avec auprès desdouanes égyptiennes se faire rembourser lesintérêts perçus sur la première transaction,énormes, car en « en temps de guerre » il lefaut, n’est-ce pas ?Une satire incroyable. Faite non a poste-

riori mais sur le moment même. Avec uncourage que des noms plus galvaudés n’ontpas eu. En ces temps où le peplum complétaitla panoplie du parfait petit fasciste, NaguibMahfouz abreuvait le marché de romanshistoriques à la gloire des pharaons. Ce n’estqu’une fois le conflit fini et son dénouementconnu que le futur prix Nobel se risqua àaborder le sujet dans Zoqâq al-Middaq(1947/ Passage des miracles 1970) où,nonobstant le recul historique, ses sarcasmessont moindres. Le commerçant pour qui laguerre et la pénurie sont une aubaine est

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ADRIANAASTI

Un soupçon vite effacé, en ce qui concer-ne Adriana Asti, par l’excellente préface

de René de Ceccatty. Sans pouvoir reprendredans le détail l’éblouissante carrière qu’elleretrace, il nous suffira de savoir que cetteItalienne, vivant en partie à Paris, a joué, enparticulier, dans des pièces de Goldoni,Pirandello, Gogol, Jean Genet, BertoltBrecht, qu’elle a travaillé avec Pasolini,Luchino Visconti, Giorgio Strehler, pour n’enciter que quelques-uns, et adapté NataliaGinsburg au théâtre. En mai dernier elle a« chanté Milan depuis Paris » dansStramilano, un spectacle de son crû. Du côtéde l’écriture elle est l’auteur de deux piècesde théâtre « délirantes » et de « chroniquesdécapantes » dans l’hebdomadaire italienL’Espresso. Et maintenant, échappant à lamode des mémoires de vedette, elle aborde legenre romanesque, avec Rue Férou.Un roman court et léger, dans le meilleur

sens de ces termes, qui a la particularité (rienn’est jamais ordinaire chez Adriana Asti) deparaître en traduction française avant que laversion originale n’ait été publiée en Italie.Tout s’explique par le fait que l’actrice-romancière vit à Paris, et plus précisémentdans le quartier Saint-Sulpice, dont elle saisitet rend toute la poésie.Son héroïne, Augusta, n’est pas ordinaire,

elle non plus. D’origine sicilienne, elle vit àParis dans un appartement, (hérité de sa tantedanseuse à l’opéra), qu’elle appelle sonbateau, parce que le plancher gondolé luidonne l’impression d’être en mer.Célibataire, ayant quand même eu quelquestrès brèves aventures, elle n’est « ni belle nijeune » (comme le lui répète une charitableamie qui veut « la caser »), ni hardie. Pasbelle, peut-être, mais rigolote et éminemmentsympathique. Elle ne porte que les défroquesde feu la tante danseuse : dentelles mitées et

blonde ou rousse dans une même vision, maisde toute manière sa pire ennemie. Une réali-té un peu terne, somme toute. Mais Augustane vit que par son imagination qui lui ouvredes univers infinis. Elle ne s’ennuie jamaiscar elle ne cesse de dialoguer tout haut avecelle-même et d’énumérer scrupuleusementtout ce qu’elle va faire. Elle passe des après-midis entiers, allongée sur son lit, à épier lesobjets qui l’entourent et à rêver. Elle affec-tionne aussi les longues stations extatiques aujardin du Luxembourg.Les hasards de la vie feront que l’homme

quelquefois entrevu rue de Tournon, le sédui-sant Zombeido sur lequel elle fantasmedepuis longtemps, va l’engager commelectrice. Sa femme Maria, très belle et mysté-rieuse n’a que peu de temps à vivre, et posepour un dernier portrait. Augusta pénètrealors, rue Férou, dans un étrange milieu aris-tocratique, où elle s’intègre très rapidement.On imagine toutes les surprises que lui ména-gera ce bref séjour dans un monde presqueirréel, qui convient si bien à sa fantaisie déli-rante. La vieille fille farfelue sait très bienque dans son entourage on la traite de toquée,de détraquée. Or, si elle ne fait jamais d’actesinconsidérés, elle n’en est pas moins en butte,de temps en temps, à des fantômes, des enne-mis, des doubles... dont elle ne peut se passer.Dans les périodes de calme, elle ne fait que sedédoubler, se détripler elle-même (on pense àUn, cent mille et personne de Pirandello).mais elle n’est pas malheureuse, tout juste unpeu troublée par ce grouillement incoercible.Toutefois, après la mort de la belle Maria,qu’elle a fini par aimer d’amour aux dépensde son époux, ou en le confondant avec elle(toujours l’idée du double), Augusta, avided’images plus riantes, rejoint sa Sicile natale.Son monde intérieur la suit, évidemment.Dans ce roman,AdrianaAsti réussit à créer

un personnage sans précédents. Ce qui estune gageure à notre époque si riche en passélittéraire. La gageure est aussi de faire leportait d’une « détraquée » sans avoir recoursaux zones d’ombre de la psychanalyse, sanssusciter la moindre angoisse chez le lecteur,en le faisant même sourire, et souvent rire.On peut souhaiter qu’Adriana Asti persistedans cette voie.

hermines jaunies, mais quand il le faut sa« robe grise de lectrice », car telle est saprofession. Elle lit chaque jour Les troismousquetaires ou la Princesse de Clèves auxAveugles de Neuilly, qui ne l’écoutent guèrecar ils préfèrent, malgré tout, la télévision.Elle a de curieux amis : les Suisses albinos,le chauffeur de taxi Franoux, qui sembleamoureux d’elle, et la truculente Madame deChamboure, qui l’invite comme bouche-trouà ses dîners. Occasion pour la romancière defaire des portraits -charges, vraiment désopi-lants du « Tout Paris ». Mais il y a aussi sondouble, tantôt Galichon, tantôt Lilion, brune

ROMANS, RÉCITS

Dans sa robe grise de « lectrice »

ADRIANAASTIRUE FÉROUtrad. de l’italien par Denitza BantchevaPréface de René de CeccattyRocher éd., 128 p., 14 euros

Adriana Asti, que l’on peut presque dire italo-française, se manifeste dans les

domaines les plus divers : théâtre, cinéma, télévision chant et écriture. Une démarche

assez fréquente dans le monde du spectacle, mais procédant parfois d’une certaine

dispersion ou d’un amateurisme peu concluant.

MONIQUE BACCELLI

croqué de manière pittoresque, voire atten-drissante. Mahfouz n’entre pas dans lemécanisme sordide des transactions. Seul soncaractère est dénoncé avec la pire desmétaphores : « il ressemblait à un courtierjuif à l’intelligence en éveil et toujours auxaguets ». Humour facile dont Rassim nousdispense. Ses œuvres sont exemptes d’allu-sions raciales.

Mahfouz se garde aussi de brocarder l’en-gagement fascisant des élites égyptiennesd’alors. Il préfère montrer le sort des naïfs quifurent victimes de la rumeur selon laquel-le «Hitler résisterait des dizaines d’années puispasserait à l’attaque » et qui s’enrôlèrentdans les forces américaines par l’appât d’unebonne solde et d’une bonne planque pour lesannées à venir. Remerciés pour certains dès

1943, ils déchantèrent et Mahfouz veut nousfaire pleurer sur leur sort. Le lectorat arabo-phone porté à l’anti-américanisme lui étaitd’ores et déjà acquis. Ce point fait toute ladifférence avec Ahmed Rassim qui put êtred’autant plus nuancé et plus précis dans sonportrait des mœurs égyptiennes en 1943 qu’ilécrivait en français loin de tout populisme.

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POÉSIE

Une nouvelle et élégante collection depoésie à prix économique dirigée par

Jacques Burko propose ce qu’on est en droitd’attendre d’une telle initiative : un nouveaupoète jusqu’ici peu connu en France bien quefrancophile, et, notamment, traducteur deRaymond Queneau, Pierre Jean Jouve et deJules Laforgue.Né à Milan en 1920, Nelo Risi entreprend

d’abord des études de médecine mais commeson frère, le cinéaste Dino Risi, refused’exercer. Même s’il s’est à l’occasionmesuré avec le cinéma documentaire et puainsi beaucoup voyager en Europe et enAfrique, c’est l’écriture poétique qui l’a rete-nu. Cependant, l’expérience la plus cuisanteaura été celle de la seconde guerre, sur lefront russe dont témoignent les prosespoétiques de Le opere e i giorni (Les travauxet les jours). Il publiera en 1956 son premierrecueil, Polso teso (Pouls tendu), conçu pourl’essentiel lors d’un séjour à Paris. Dans untexte de 1957, Eugenio Montale évoque à sonpropos non pas tant l’influence de la poésiefrançaise de cette époque que celle de la pein-ture. D’autres critiques soulignent la discrèteinfluence du surréalisme.Toutefois, la poésie de Risi s’inscrit

incontestablement dans la continuité desLumières et de certain « moralisme » –comprenez regard critique sur le monde – sitypique de la Lombardie. De fait, le médecin-poète refuse de s’abandonner à une poésied’évasion ou fondée sur le rêve. Le genrepoétique constitue pour lui, comme pour

Parini, l’outil trouvé d’un engagement dansles affaires de la cité. « Écrire est un actepolitique », affirme-t-il au reste dans Dentrola sostanza (Dans la substance, 1965).Cette inclination ne fait toutefois pas

obstacle à la recherche de formes d’expres-sion nouvelles et notamment le recours auxlangages spécialisés, de la publicité ou de lalangue de bois des politiques afin decommenter sur le mode satirique les contro-verses et les errements de son temps.Résolument réaliste, figurative, foncière-

ment antilyrique, riche en écholalies, c’estdonc une poésie sachant varier les formes quisollicite Risi : « s’il faut de l’art pour que lesmots rares/ soient vrais, / peut-être en faut-ildavantage/ pour être les stylistes de l’ordi-naire ».Riches en dialogues, en images d’Épinal,

en formes proches de l’épigramme, lespoèmes prennent pour cible la politique, lesgénéraux assoiffés de gloire et donc de sang,la télévision et le terrorisme qui suscitèrentégalement la rage sarcastique du dernierCaproni et de Zanzotto aujourd’hui. Pour le

poète, l’« hédonisme de masse », le pillagedes ressources naturelles laissent présagerdes lendemains apocalyptiques. Qu’on enjuge : Ma ville déserte / a des yeux de ruine,/les roses de son sang,/ déjà certains les culti-vent ou encore : La haie n’est que bouleaux/le ciel est une étoile jaune/ les fiancés appel-lent des toits/ la campagne semble presqueukrainienne/ les oies elles-mêmes sont deChagall (...).Cette « poesia civile » antirhétorique,

sobre et efficace recourt également à l’allé-gorie tout en déjouant les pièges de la simpli-fication. La satire se révèle aussi efficace quel’invective dans une tonalité « dissonante,métallique » selon Giovanni Raboni, auxintérêts si proches à tous égards.

Patrizia CavalliLes poèmes de Patrizia Cavalli, parmi les

plus traduits en France, sont agrémentésd’une préface du philosophe GiorgioAgamben dont l’intérêt pour la poésie estaussi ancien que bien attesté. Souvenons-nous notamment de ses écrits sur le Franc-tireur et le Comte de Kevenhüller de GiorgioCaproni ou, encore, de l’édition du recueilposthume du même, par exemple.Dans un court mais dense préambule de

quelques pages alertes, l’auteur de Stances,par un faux détour qui le ramène très tôt à sonobjet, s’essaie à définir le genre poétiquereconduit à une opposition de l’hymne et del’élégie dont l’œuvre de Cavalli constitueraitla confluence « sans restes ». La langue dePatrizia Cavalli apparaît au philosophecomme « la plus fluide, la plus continue et laplus quotidienne de la poésie italienne duvingtième siècle ». Mais alors, que dire alorsde celles Sandro Penna où du premierUngaretti ? Le philosophe d’ascendanceheideggérienne, envisageant donc la poésiecomme un « après » de la philosophie, yreconnaît également une « ontologie brutaleet hallucinée ». Une « brutalité » excluanttout excès et confinée au grammaticalismeserait-on tenté de dire.N’en demeure pas moins, à l’évidence, une

écriture poétique particulièrement cristalline,économe au point de frôler le dessèchementet parfois campée à l’orée d’une raréfactionminimaliste extrémiste.La contemplation, l’observation des

choses du monde, et de soi, caractérisent ceparti pris, comment dire ? essentialiste ? toutà la fois inextricablement introspectif, maisrefusant l’anamnèse, et néanmoins radicale-ment descriptif. L’omniprésence d’uneinstance analytique raisonnante, renvoiebien, sans vouloir résonner, à une formeinédite d’« hallucination » (Agamben) oùl’œuvre de Nathalie Sarraute transparaîtsouvent en filigrane. Coupants et anguleux,abstraits, rivée à un concret proliférant, et dece fait tout à la fois vigoureux et dévitalisés,les vers de Mes poèmes ne changeront pas lemonde, semblent tenter d’aider un sujet à seconstruire en l’abandonnant à une poésieeffleurant l’aphorisme et multipliant demenus paradoxes logiques. Car nous sommesaux antipodes du vertige ménagé par unNELO RISI

La publication de trois recueils de poésie italienne quasi simultanément est un

indice parmi d’autres, de la ferveur et de la popularité certaine que rencontre en

France depuis un certain temps la poésie italienne, contemporaine ou non. Un tel

phénomène rachète tant d’années d’indifférence. Souvenons-nous combien il fut diffi-

cile de convaincre un éditeur de publier l’œuvre d’Eugenio Montale ou encore celle

d’Andrea Zanzotto, rappel qui prête aujourd’hui à sourire. Trois publications récentes

attestent d’un tel intérêt.

PHILIPPE DI MEO

LEONARDO SINISGALLIJ’AI VU LES MUSEStrad. de l’italien par Jean-Yves MassonArfuyen éd., 209 p., 19 euros

NELO RISIDE CES CHOSES QUI DITES EN VERSSONNENT MIEUX QU’EN PROSEtrad. de l’italien par Emmanuelle GenevoisBuchet Chastel éd., 143 p., 10 euros

PATRIZIA CAVALLIMES POÈMES NE CHANGERONT PASLE MONDEtrad. de l’italien par Danièle Faugeraset Pascale JanotPréface de Giorgio AgambenDes Femmes, Antoinette Fouque éd., 489 p., 23 e

Trois poètes italiens

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“rimes” successives vague, bègue, figue,synagogue et fugue (Rue Jean-Nohain) etmême une « morale élémentaire » qui eûtpeut-être mérité une mini-explication !François est un grand romantique, féru

d’amour courtois et de la forme poétique del’époque, ce que l’on retrouve de façonparfois autobiographique. On retrouve égale-ment la verve et la créativité dont l’auteur

Un vrai régal que cet « album », dont lesillustrations sont toutes virtuelles mais

décrivent un Paris original, souriant etmalheureusement en train de passer.Ceux qui ne connaissent pas l’auteur

découvriront une forme d’humour souvent ausecond degré, laissant percer une certainenostalgie. Sous des textes très poétiques l’au-teur montre pour notre capitale une admira-tion, que dis-je, un amour, caché pudique-ment sous une ironie jamais méchante. Carmanifestement François Caradec connaîtParis comme sa poche et arrive à en décrireles odonymes d’érudite façon, sans êtrepédant ! Ainsi il oblige le lecteur à s’impli-quer et à rechercher qui se cache derrièreVaudrezanne, Tronson-Ducoudray ouGaultier-Garguille, alors que le poème dumême nom n’est d’aucun secours de ce pointde vue. Et que dire de l’Agessa, deux foiscitée, dont un bistrot proche reçoit la pratiquede François Caradec ?Les lecteurs habituels ne seront pas déçus,

retrouvant avec plaisir des classiques commeParis périphérique (Bibliothèque Oulipiennen°96) ou comme le Cimetière du PèreLachaise – chantée par Mauguière.Chacun s’attachera à trouver et à dénoncer

des contraintes oulipiennes, textes à démar-reur simple ou double (Il y a une rue etAvenue de l’Observatoire), homophoniescalembourgeoises (Plaque de rue),tautomérie (les passeurs passe-partout,pastiches des passions des Passages de Paris),sans parler des listes, de rimes vocaliques parlesquels on trouve dans un pentain les

faisait preuve dans Le Porc, le Coq et leSerpent, paru chez le même éditeur en 1999,avec vers libres, distiques, allusions ethommages les plus variés, à la manière de, etchutes toujours surprenantes ou incongrues.Comme il me faut faire un choix, parmi de

nombreux bijoux je citerai cette suited’alexandrins sans rime autres que pilon-Carton, ni raison (apparente) pour certainsd’entre eux. Bonne quête.

Il pleut rue des Saussaies

On gèle rue Lacaille il pleut rue desSaussaiesne fait chaud qu’à demi rue de la

Michodièreet l’on perd ses cheveux dans la rue

Croulebarbe.

La rue Albert-Samain près la rue Alasseurpour la rue Léchevin la rue Léon-

Descaveset vous en ferez une rue de l’Abbé-Carton.

La rue de Bagnolet attire les tulettesla rue Poulet mangea la rue Germain-

Pilonmais quand ? la rue Bezout ne le dira

jamais.

En bref, il s’agit pour les vacances, d’uneexcellente lecture qui devrait ravir et feratravailler ceux qui découvriraient Caradec,tout comme ceux qui connaissent bien l’au-teur retenu et plein d’humour des lecturesoulipiennes et hagiographe exclusif d’Allais.Pour bien débuter cherchez donc la particu-larité de cet hommage citant Georges Perec :

Du parc Montsouris à la Nation

Il n’y a plus un mur d’aplomb

Borges ou un Juarroz. Ce « parti pris deschoses » si particulier constitue à l’évidencele plus prodigieux rempart que PatriziaCavalli oppose obstinément à l’instabilité detout vécu, à la terreur du « je » comme à touteconfession incidente. Elle ne compose avecle monde qu’en le décomposant d’observa-tions en dissimulations selon les protocolesd’une « loi du silence » d’autant plus décon-certante que son secret se révèle à l’évidencedépourvu de tout mystère : Je me récite (...)la vie comme un mètre avec les centimètres,/je vois même sa couleur jaune./ j’en mesurela longueur, j’avance dans l’espace,/ il ne mereste qu’à trouver un pouce et alors je melève,/ je fonce vers mon café au lait. La forcedu rejet du monde et de l’autre fait commeallusion à une fragilité indéfinie. Est évacuédu même coup l’ambiguïté consubstantielleau genre poétique. Une raison raisonnanteemballée apparaît parfois campée au bordd’un site banalement paranoïde agrippé avec

effort et volontarisme à la grisaille du quoti-dien. Une sorte de malaise et d’asphyxie enrésulte, « automatiquement » car tout se veutcisaillante géométrie à vide et même désym-bolisée. Dans cette infinie dissection dupresque rien, nous ne sommes pas loin d’unesorte de Violette Leduc versificatrice. Unneutre presque absolu, en effet.

Leonardo SinisgalliNous retrouvons des espaces aérés avec

Sinisgalli (1979-1965), ingénieur de forma-tion prêté à la poésie tout au long d’une exis-tence riche en expériences diverses. Cettetraduction nous permet de mieux comprendrela mouvance « hérmétiste » italienne et l’im-portance de la doxa leopardisante telle quel’avait codifiée la critique italienne du temps,et notamment Carlo Bo et Sergio Solmi.Recueil remontant à 1943 mais rédigé de

1931 à 1941, J’ai vu les Muses se situe à laconfluence équilibrée de ces deux écoles. Laprésence des ombres du passé, le voisinageéminemment latin des tombeaux ancestraux,avec Foscolo en arrière-plan, l’évocation dela figure maternelle résument presque à euxseuls le registre du poète. La mère du poèteemmenait, par exemple, son fils déjeuner surla tombe où elle prendrait place. Cette proxi-mité des morts et des vivants sans solution decontinuité évoque une piété propre au mondeantique dont la région natale du poète, celledécrite par Carlo Levi dans un livre inspiré,Le Christ s’est arrêté à Eboli, si archaïquelors de l’enfance du poète, portait probable-ment les traces. Et, au reste, toute cette poésiepeut être délicieusement envisagée commeun jeu avec l’ombre : « Maintenant je ne saispas me plaindre. Si ma main dans le noir.Touche le fond, et que tu n’y es pas. /Autrefois, je cherchais ton ombre/ dans celledu mur/ Sur la terre blanche d’enfance. »

FRANÇOIS CARADEC

POÉSIE

ALAIN ZALMANSKI

Le Parisde François Caradec

FRANÇOIS CARADECLES NUAGES DE PARIS, albumMaurice Nadeau éd., 123 p., 20 euros

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HISTOIRE LITTÉRAIRE

Par souci d’équité sans doute, la Franceprépare une « Année de la Turquie » pour

2009. Que faire pendant cette pause d’un an,où la France ne sera l’amie de personne ?Nous pourrions, par exemple, ouvrir les

livres que publie tranquillement à Genève unjeune éditeur étonnant : « Métis Presses ». Ils’inspire des ruses d’Ulysse tout en cédantaux sirènes de l’utopie pour s’illustrer dans lechamp des sciences humaines, de l’artcontemporain et des lettres. Une de sescollections, intitulée « prunus armeniaca » –nom latin d’un petit abricot sucré et amer –entend donner accès au « chantier démesuré »qu’est « l’héritage littéraire et artistiquearménien ». De fait, cette collection vientd’éditer trois livres qui nous font pénétrer aucoeur de cet héritage : Les Sombres joursd’Aram Andonian, l’un des premiers grandstémoignages littéraires du génocide, qui, paruà Boston en 1919, est enfin traduit enfrançais, par l’historien des civilisationsHervé Georgelin. Puis deux imposantsvolumes critiques du philosophe MarcNichanian, sous le titre Entre l’art et letémoignage. Littératures arméniennes au XXe

siècle, ouvrent un cycle important d’exégèseslittéraires, accompagnées de nombreuses et

ottoman ? L’auteur refuse l’explication ordi-naire, qui consiste à voir la révolutionnationale arménienne comme la cause de ladécision d’extermination, et l’échec de cemouvement comme l’effet d’un rapport deforces, sinon l’expression de la barbarieturque. Ces réponses, selon lui, sont enfer-mées dans le cercle d’une pensée nationalisteaveugle à ses propres fondements et contra-dictions. Elles ne prennent pas acte du régimeesthétique dans lequel s’est pensé le nationa-lisme arménien au cours du XIXe siècle et audébut du suivant.Dans cette entreprise, l’exégèse des textes

littéraires devient une réponse au nationa-lisme politique : non pas ici celui des JeunesTurcs, dont la violence fit voler en éclats lanation arménienne à peine née, mais celui desArméniens eux-mêmes, qui, selon l’auteur, sefourvoient en fondant leur nationalisme iden-titaire sur la reconnaissance du génocide, touten fermant les yeux sur la genèse littéraire dela nation arménienne, figée en patrimoinemythique. Cette mise à jour d’un national-isme minoritaire, d’ordinaire caché par celuiqui l’a écrasé, est en soi d’un extraordinaireintérêt, comme toute mise à jour d’un objetenfoui pour de puissantes raisons : sa décou-verte ouvre un nouvel horizon en déplaçant leregard. L’auteur a montré ailleurs commentl’unité de l’État-nation, dans la Turquiekémaliste, s’était construite à partir de latable-rase génocidaire, interdisant à l’État quien héritait toute rupture avec la logique néga-tionniste. Dans un livre récent et passéinaperçu, La Perversion historio-graphique.Une réflexion arménienne (Ed. Léo Scheer,2006), il a montré comment l’historien posi-tiviste se rendait sourd à la destruction del’archive comme marque spécifique de lavolonté génocidaire, laquelle produisait unerupture majeure dans le régime de la véritéhistorique autant que dans les processus dedeuil. Et c’est à travers cette notion de deuilque ce livre interroge et interprète les tenta-tives artistiques de répondre au désastrenational, amorçant dans ce livre à proposd’Atom Egoyan et son film Ararat, uneréflexion sur l’art et le témoignage. Il lareprend ici à propos de la littérature arméni-enne.Entre l’art et le témoignage étudie une

structure catastrophique de la pensée enamont des grandes catastrophes historiquessubies par les Arméniens au XXe siècle : augénocide de 1915 a succédé en effet la persé-

cution des intellectuels sous le régime sovié-tique. « Deux poètes assassinés » : tel est letitre du chapitre liminaire du cycle deNichanian. Le premier poète est DanielVaroujan, l’un des fondateurs de la littératurearménienne moderne, qui fut arrêtéà Constantinople, déporté avec plusieurscentaines d’écrivains et intellectuels armé-niens à Tchangere, et comme eux assassinédans des conditions atroces. L’autre estYeshigé Tcharents, auteur d’un grand

Dans quelques jours s’achève « L’Année de l’Arménie ». De la mi-septembre

2006 à la mi-juillet 2007, on a vu se multiplier en France les événements culturels

relatifs à une « Arménie » subitement devenue « mon amie ». Pendant ce temps battait

son plein la chronique quotidienne du négationnisme politique, avec sa rengaine entê-

tante et ses pics de violence en Turquie, relayée ici par une écoute flottante qui s’ap-

parente à un sport national.

CATHERINE COQUIO

MARC NICHANIANLITTÉRATURES ARMÉNIENNESAU XXe SIÈCLE, vol. I et IIENTRE L’ART ET LE TÉMOIGNAGE.Métis Presses éd. 427 et 480 p. 56 euros

Une littératurede la catastrophe

Une archéologie dudiscours nationaliste

Dépasserl’idée nationale

précieuses traductions. Ces textes en effetétaient jusqu’ici inaccessibles au lecteurfrançais, et leur interprétation donne à cestraductions un sens précis, lui aussi précieux :celui d’une archéologie du discours nationa-liste, qui passe par l’héritage critique de sesfondements esthétiques.La grande question de l’auteur, posée au

tout début, est une question scabreuse :comment comprendre le rapport entre lemouvement de libération nationale arménienet l’extermination desArméniens de l’Empire

Requiem à la mémoire du musicien Komitas,qui fut arrêté à Erevan en juillet 1937 etmourut quatre mois plus tard dans une prisondu NKVD.Le premier volume du cycle, intitulé

(ironiquement) La Révolution nationale,commence par la fin. L’auteur y évoquel’après de l’utopie nationale, de la tourmentede 1909-1915 à l’Arménie soviétique, àtravers l’œuvre de quatre grands écrivains :Zabel Essayan, Yeshigué Tcharents, VahanTotovents, Gourgen Mahari. Ceux-ci avaientpris le parti de dépasser l’idée nationale, quele désastre avait vaincu ou convaincud’inanité, en jouant le jeu du léninismecomme lendemain possible de laCatastrophe. Mais ils furent renvoyés à leuridentité par le régime soviétique, et perdirent,sinon la vie, la liberté et parfois la raison,affrontant ainsi une nouvelle fois l’interdit dudeuil - un interdit que toute leur oeuvre,explicitement ou implicitement, avait tentéde conjurer. Ils le firent en rusant avec lacensure ou en s’exprimant à travers unesurenchère – ironique ou aveugle – à l’auto-censure.

Le second volume, intitulé Le deuil de laphilologie, revient, à la manière archéolo-gique de Foucault, sur les fondations mêmedu nationalisme arménien : son modernismeesthétique, ses créations poétiques, ses atten-dus idéologiques, ses relents parfois racistes,puis son échec désastreux et sa survivancelittéraire. Tout ceci est étudié à travers lespéripéties d’une science qui, née avec le

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HISTOIRE LITTÉRAIRE

romantisme européen, fut importée dans cetOrient-là par les premiers concernés : lascience des langues et des textes, la philolo-gie. Parce qu’elle crut pouvoir fonder lascience des peuples, et ici la nation arméni-enne, la philologie transforma les Pères et lessavants arméniens du XIXe siècle en ethno-logues, voyageurs et chercheurs, et les

Le travaildes philologues

L’ambiguïtédu nationalisme

arménien

c’est qu’ici la littérature, hésitant entre l’art etle témoignage, s’est sentie tenue d’écrire lachronique de cette Catastrophe, ce qui serévéla impossible : de plus en plus, c’est parune hantise singulière, travaillée dans leurlangue, qu’elle en a « témoigné ».La philologie, cette science qui fascina

Edward Saïd toute sa vie, fascine MarcNichanian pour de toutes autres raisons. Ledeuil de la philologie, c’est pour lui le deuilde l’humanisme, qui, contrairement à ce quevoulait Saïd, ne saurait renaître de sescendres sans provoquer de nouvelles catas-trophes. C’est pourquoi il importe àNichanian de creuser à l’endroit du mythenationaliste, pour comprendre ce qui, dansses fondations esthétiques et philologiques,préparait la littérature arménienne, sansmême qu’elle le sache, à penser laCatastrophe de 1915. Ce livre avant toutsavant est donc aussi un livre polémique : sacible n’est pas cette fois la « perversion histo-riographique » du négationnisme, mais l’am-biguïté du nationalisme arménien, impropre,

selon l’auteur, non seulement à fonder unhéritage pour la diaspora et à reconnaître encelle-ci une valeur, mais à affronter sesambiguïtés fondatrices.Il y a nécessité d’entendre et de compren-

dre ce qu’ont dit réellement ces écrivains dela modernité, qui n’avaient d’autre pouvoirque celui de la littérature. Car ce pouvoir lesrendait aptes à saisir ce qui, dans l’histoirearménienne, devint une forme d’existence : lalogique du deuil, constitutive, selon l’auteur,de toute littérature. On comprend ainsi cequ’il ne dit pas : cette littérature de la catas-trophe réfléchit avec netteté la fonctionfunéraire de l’art moderne. Cette littératuredonne à voir la toute première confrontationd’une littérature moderne avec un désastrenon seulement national, mais humain. Avecces écrivains arméniens s’inaugure uneréflexion d’importance : celle qui porte sur lavocation de la littérature à témoigner d’unecatastrophe qu’elle ne parvient pas àreprésenter, mais à laquelle elle se sent tenuede répondre.

écrivains et artistes du siècle suivant en créa-teurs d’une nation à venir.Certains de ces philologues avaient été

formés dans les universités allemandes, ettous ces écrivains avaient lu Nietzsche, quileur faisait entrevoir ou connaître Wagner.Les uns et les autres avaient intériorisé l’élec-tion occidentale de l’idéal grec, qui suscita enAllemagne la religion nationale-esthétiquequ’on sait. Mais ici, l’idée d’une nationesthétique, assez proche de l’idée « völ-kisch », fonda un nationalisme mort-né. Ouplutôt, elle prépara le nationalisme arménien,dans sa modernité même, à se penser commeruine ou survivance. C’est de cette singular-ité que s’empare Nichanian pour se retournercontre les formes politiques du nationalismearménien, qui, occultant ses fondementsphilologiques, méconnaît sa propre structurede deuil. Car la philologie, toujours, accom-plit sans le savoir un deuil, celui d’uneculture orale qu’elle entend saisir à traversdes écrits, celui d’une mémoire qu’elleentend rejoindre en écrivant une histoire. Elleprépare la pensée de la nation à saisir sonpropre effondrement. Comprendre la nation àtravers sa genèse esthétique et philologiqueconduit à penser le devenir diasporique de lanation arménienne, avant et après le géno-cide.Cette explication permet de comprendre

une des singularités arméniennes : pourquoice sont des écrivains qui ont pris en charge laCatastrophe et non des historiens – puisque,contrairement à ce qui s’est passé pour laShoah, il a fallu plus d’un demi-siècle pourvoir se développer une historiographiearménienne du génocide. Les écrivains quivoulurent témoigner des massacres de Cilicie(Varoujan, Essayan), puis de la grandeDéportation de 1915 (Ochagan), découvrirentainsi le problème du témoignage littéraire dela Catastrophe. Si leur travail nous est peu

familier, c’est qu’ils le firent à partir d’unepensée du deuil national qui était encore une« esthétique de la langue ». Cette singularitépeut être comprise aujourd’hui mieuxqu’hier. S’il n’existe pas en arménien de« littérature de témoignage » analogue à celledes récits de déportations nazie et soviétique,

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Dumas et tout le romantisme révolution-naire courent en filigrane dans Le Fou

(1881), considéré comme le chef-d’œuvre deRaffi, irradient même son personnage deLéon Salman. Ce fils d’Arménien d’Ankaravole de village en village dans laTranscaucasie méridionale sous une défroquede vagabond et sous le nom d’emprunt deMichaël Doudoukjian, l’humble patronymepour un facteur de flûtes. Cet incognito luipermet de colporter des libelles invitant lessiens à l’idée nationale contre le joug dudespote turc : « Vous ne lisez pas les jour-naux, vous ne pouvez donc pas savoir ce quise passe dans la péninsule balkanique. Là-bas aussi, il y a des peuples chrétiens, sujetsde l’Empire ottoman et en proie depuis dessiècles à sa barbarie. Mais, à l’inverse desArméniens, ces peuples se sont révoltés... ».Bien sûr, les siens ne se reconnaissent pas

dans ce discours séditieux, rompus qu’ilssont, jusqu’encore dans les années 1870, àleur catéchèse et soumis à leurs catéchistes :« Il avait suffi que le curé fustige monsieurSalman dans un de ses sermons pour déchaîn-er l’intransigeance des villageois. À l’enten-dre, cet homme était un franc-maçon... ».Pourquoi ? et le maître d’école de renchérir :« Les auteurs de cette brochure auraient étéplus inspirés d’éclairer les paysans sur laliturgie ou sur la vie des Pères de l’Église ».Bref, Salman passe pour un fou, un illu-

miné, un agitateur. Dans les années quiavaient suivi la révolution de 1848, convientle narrateur, Salman alors tout jeune « se jetadans l’effervescence parisienne ». Commentne pas penser à Dumas qui, rallié aux TroisGlorieuses, arma même des insurgés ?Activité à laquelle se livre d’ailleurs dans ceroman un affidé de Salman, Melik Mansour,sous de faux airs de négociant entre Perse etRussie. Expérience que connut aussi Raffi dutemps où il était encore Melik Hakobian,jeune Arménien d’Iran conduisant au servicede son père des caravanes commercialesjusque dans la plaine d’Ararat. Le parallèlene s’arrête pas là : « Quand l’argent de samaîtresse vint à manquer, il écrivit des arti-cles sur la question d’Orient et, lorsquecelle-ci prit un tour aigu, il abandonna Pariset sa maîtresse pour retourner à Istanbul ».Non ce n’est pas de Dumas (lui parti moinsloin, seulement à Bruxelles) dont Raffi nousentretient ici, mais de Salman.« Monsieur Salman » n’est peut-être pas le

héros de cette épopée mais son détonateur.

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Celui par qui le scandale arriva. Celui qui« prophétisait » à coups de : libérons « cesforces vives de la nation que sont les femmes,la victoire penchera de notre côté » ! Aumieux avait-il droit parmi les Arméniensqu’il prêchait de la sorte à un regard amusé, àquelque commisération. Même Vartan, lehéros de cette histoire et son partisan le plusconvaincu, n’échappait pas à ce sentiment lefaisant plaindre en son for intérieur l’intel-lectuel ainsi déguisé en colporteur : « Lepauvre... Ses lectures lui sont montées à latête. Il est au fin fond d’un village arménienet il harangue la foule comme s’il se trouvaitsur une barricade parisienne... »C’est Dumas tout craché, le Dumas qui

courait le suffrage des travailleurs de Seine-et-Oise pour la députation de 1848 en seprésentant sous l’étiquette (qui ne trompapersonne, d’où son échec cuisant) de « prolé-taire de la plume ». L’un et l’autrepartageaient la même qualité : « chercher desmots simples pour expliquer la situation ».Salman s’employant à haranguer ses coreli-gionnaires ruraux (à l’instar de Raffi dont lalangue directe en fait le père de l’arménienmoderne) poursuit l’idéal de Dumas d’êtreutile à son peuple en lui donnant à lire sonhistoire.Son histoire procède par la réécriture

romanesque de l’histoire. La fille violée parle Turc, et plus encore le Kurde, son brasarmé dans cette région de l’Anatolie quebaigne le lac de Van, y devient icône etmartyre de la nation arménienne, saconscience la plus vive : « Des centaines dejeunes filles enlevées par des musulmans sesont suicidées quand elles ne réussissaientpas à s’enfuir. Très rares sont les hommes quiont cette force de caractère ». On pense àMarianne, version Delacroix, que Gavrocheseul épaule et haut les baïonnettes ! Ce mythedonne sa figure à l’héroïne du roman, Lala.Sa grande sœur tombée aux mains de bri-gands kurdes comptait au nombre de cellesqui ont préféré la mort. Pour qu’elle nesubisse à son tour un sort si peu enviable, sonpère l’élève à la garçonne sous le nom viril deStepanik. Ce secret, éventé, n’empêche pasun émir kurde de rêver de s’emparer d’elle.Le même désir habite un collecteur d’impôts,arménien à l’en croire mais sbire si inféodéaux infidèles qu’on se défie de lui. L’un par laforce, l’autre par la ruse font se resserrerl’étau autour de Lala. Un seul prétendantpourrait l’arracher au funeste destin que subitsa sœur. C’est Vartan.Parce que Vartan, voyageur de commerce,

ne fait que passer. Parce que Vartan, disanthaut son fait au rustre comme au rusé, n’acure des rumeurs et rit des vendettas. Parceque Vartan est fou (majnun) et plus foud’amour encore pour Lala. Aussi cette

histoire, qui aurait pu être une variantepastorale de Layla et Majnun, tourne aucauchemar. Tout implose. Les amoureux sontséparés et broyés par la Grande Histoire enmarche. Le conflit russo-turc, commenaguère les guerres médiques, rase l’Arménieen stérile champ de bataille. Cette fin trag-ique et inattendue au vu des premièresdescriptions où fleuraient bon coutumeschampêtres et mœurs patriarcales, aurait pluà Dumas. Lui-même recourait souvent aupittoresque comme prétexte à un noirretournement et au piquant des traditionscomme prélude au fantastique le plus lugubre(ainsi dans Le château d’Epstein, 1843).Pourquoi donc Le Fou ne fut-il pas traduitplus tôt en français ? Alors que son intrigueavait tout pour attirer les suffrages, qu’est-cequi en son temps la fit écarter d’un largesuccès européen ?Souvenons-nous qu’alors, le genre de

feuilleton qui émergea de l’Europe centrales’appelait Quo Vadis (1895-96) du PolonaisHenryk Sienkiewicz. Qui se demandepourquoi une histoire écrite pour des jour-naux édités à Cracovie, Poznan et Varsoviefranchit toutes les frontières, ne doit pasperdre de vue que ce roman sut transmettre àune époque conservatrice et inquiète surl’avenir de ses valeurs, la vision officielle etrassurante de l’Église. Le christianisme s’yvoyait fondé ; on n’en demandait pas plus à lalittérature industrielle.Raffi ne satisfaisait pas à ce canon, lui

réformiste et laïque en diable dont le hérossocialement engagé négligeait jusqu’à sonidylle. Raffi affirmait même le plus crûmentdu monde que le clergé chrétien fut plus nocifpour les siens que le sabre ennemi, grâce àses moines, des pillards acharnés. La droitecatholique, qui chez nous plaida à quelquesannées de là la cause des Arméniens, nepouvait tolérer un récit faisant aussi désordre.Autre inconvenance de l’auteur difficile àavaler à une époque où régnait l’idéologie duroman familial prompte à exalter les notablesde souche et la province éternelle, c’était sessorties mettant à bas tout ce bel édifice.Comme celle-ci taillée en chute d’apologue,dont le titre aurait pu être « Le petit Arménientondu par les gros » : « Ainsi, chacun à leurmanière, le curé, le maître d’école et le fonc-tionnaire provincial donnèrent leur avis surles événements en cours sans se soucier uneseconde de ce qui se passait chez le voisinZako et sans compatir non plus à la douleurde Khatcho ».Ainsi, quant à nous, il nous a fallu attendre

plus de cent vingt-cinq ans pour découvrirque la littérature populaire arméniennen’avait pas été dupe en son temps de l’al-liance des intérêts de classes plus forte queles liens de solidarité.

Hakab Melik Hakobian (1835-1888), dit Raffi, partageait avec Dumas le même

art de conter en enfilant ses épisodes chapitre par chapitre. Ses feuilletons parus dans

la revue Mchak faisaient courts et haletants sans se priver, comme Dumas, de tirer à

la ligne, officiellement à des fins didactiques. La filiation n’est d’ailleurs pas niée.

ÉRIC PHALIPPOU

RAFFILE FOUtrad. de l’arménien par Mooshegh AbrahamianBleu autour éd., 352 p., 20 euros

Un Dumas d’Arménie

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ARTS

Cette détérioration de l’objet blessé estperçue non seulement comme un fait

matériel, mais aussi comme un signal dudérèglement de l’individu et de sa société.Alors, la décision de réparer un objet cassé

(plutôt que de le remplacer) est prise par lesanciens du village et transmise souvent par leforgeron.Ce seraient les réparations de l’objet, ses

soins, ses reprises, ses bricolages, ses conso-lidations, ses transformations, ses raccom-modages. La réparation est aussi unecompensation, un dédommagement, unerestitution. Elle corrigerait les effets mauvaisde l’usage, l’accidentel. Elle réviserait ; ellerestaurerait. Elle cicatriserait l’objet blessé ;elle guérirait ; elle apaiserait. Elle raccom-moderait. Elle arrangerait. Tant bien que mal,elle remettrait en état. Elle rétablirait.Parallèlement, elle améliorerait l’objet cassé,l’ornerait ; parfois, elle le broderait, le déco-rerait. Elle rehausserait la fente modifiée, ladéchirure fermée, le trou supprimé.En 1951, un ethnologue précise : « Le soin

que les Noirs mettaient à réparer certainsobjets montre l’importance qu’ils yattachaient et l’on sait qu’ils ne s’enséparaient pas facilement. S’ils n’avaient eule désir de les conserver longtemps, ils n’au-raient pas fait ces délicates réparations. »Ces réparations seraient simultanémentbrutales et subtiles, violentes et raffinées.En effet, il y a, en Afrique, un attachement

à l’objet utilisé ou sacré. Il y a aussi uneéconomie africaine, une gestion où l’on éviteles dépenses inutiles et la dilapidation.Interviennent les réparateurs, les raccom-modeurs, les forgerons, les ravaudeurs, les« spécialistes » et les non-spécialistes. Ne pas

gaspiller le bois, ni le métal ! Ne pasmépri-ser les énergies qui se concen-trent sur l’objet ! Sauvegarder lesforces de la magie ! Tel masque outelle statue cassée ont gardé (ou renou-velé) leur pouvoir après la réparation :parfois, encore plus de puissance.Alors, des pièces de cuir ou des

plaques de métal recouvrent leslacunes des objets. Des résines ou dela terre colmatent des trous. Les fentessont maintenues par des cordelettes enfibres végétales, par des fils de fer, pardes lanières en cuir, par des fils enplastique, par des plaquettes par deslamelles, par des agrafes métalliques,etc.Dans un masque (Dan, Côte

d’Ivoire), la dégradation de l’œilgauche est camouflée par un bandeauen étain qui recouvre les deux yeux...Dans une statuette nKisi (de protec-tion et de guérison), l’œil gauche estformé d’un clou européen de tapissieret l’œil droit d’un morceau defaïence... Une tablette (Chaouia,Algérie), utilisée par les élèves del’école coranique, est fendue, main-tenue par douze languettes en ferclouées... Les deux cornes d’unmasque zoomorphe (Burkina Faso)ont été cassées puis réparées avec demultiples agrafes... Une statue (Ibo,Nigeria) a un avant-bras gauche dontla cassure est masquée par desbracelets en ivoire...En particulier, les réparateurs (ou

les réparatrices) soignent les calebas-ses fêlées ; ils les cousent, les rapiè-cent ; ils y dessinent des calligraphiesénigmatiques et hasar-deuses, desécritures furtives, des signes ano-nymes. La couture décore, ajoute. Elleserait un supplément, un appoint. Lessoignants, les chirurgiens des chosesimaginent des prothèses, des appa-reils, des montages.Alors, le fil et l’aiguille, les liens,

les nœuds, les greffes seraient desemblèmes de la communauté cousue,soudée, plus forte (1).

1. Le catalogue de l’exposition estprécis, remarquable.

GILBERT LASCAULT

OBJETS BLESSÉS(La réparation en Afrique)MUSÉE DU QUAI BRANLY222 rue de l’Université, Paris 7e

19 juin – 16 septembre 2007

Cataloguesous la dir. de Gaetano SperanzaMusée du quai Branly/5 continents éd.,96 p., 60 ill., 25 euros

Les soins, les réparations,l’ornement de l’objet blessé

Dans le musée du quai Branly, une exposition, originale et inclassable, rassem-

ble des objets africains (rituels ou d’usage courant) qui ont été blessés, trop usés et

maltraités, lésés, cassés, fracturés, brisés, en partie désagrégés, délabrés, fendus,

fissurés, craquelés, troués, taraudés, décolorés, rongés, altérés, parfois brûlés,

attaqués, parfois pourris, érodés. Qu’est-ce qui blesse ? Le temps qui use, le climat,

les accidents, les résultats des guerres, les termites...

STATUETTE À FONCTION MAGIQUE, SES YEUX RÉPARÉS

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ARTS

GEORGES RAILLARD

DE CÉZANNE À PICASSOChefs-d’œuvre de la Galerie VollardMusée d’Orsaydu 19 juin au 16 septembre 2007

Catalogue reliéMusée d’Orsay, R.M.N. éd.,352 p., 200 ill. coul., 56 euros

AMBROISE VOLLARDEN ÉCOUTANT CÉZANNE, DEGAS, RENOIRLes Cahiers rouges, Grasset éd.

JEAN-PAUL MORELC’ÉTAIT AMBROISE VOLLARDFayard éd., 624 p., 28 euros

Une exposition admirable. Des chefs-d’œuvre – pas tous connus –, restitués

dans leur orient. Comme Ambroise Vollard les a vus, le premier.

L’œil de Vollard

Il était né à Saint-Denis de la Réunion en1866. Le père y était notaire et souhaitaitque son fils fût juriste : des études vite inter-rompues en France d’où il ne revient jamaisdans son île. Il en garda pourtant le souvenir(qu’on retrouve dans ses Souvenirs quiévoquent aussi bien sa vie que les peintresqu’il rencontrera). De la Réunion il rapporteles rencontres des couleurs, des fleurs et desraces. Il y contracta la « collectionnite » quifit de lui le plus grand marchand de peinturedu siècle et le plus grand promoteur de l’in-connu. Le nom de Suite Vollard, ensemblecélèbre de gravures de Picasso, vaudrait pourl’ensemble de son activité.Pourtant il ne bénéficie pas de soutien

familial, il n’appartient pas à une dynastiecomme celle des Durand-Ruel. Il trace seulson chemin. On en suit bien les étapes dans la

Comment Vollard a-t-il fait son chemin àParis, de la petite boutique de la rue Lafitte àl’hôtel particulier de la rue Martignac où, seréservant deux pièces, il entassait dans lapoussière et le désordre les toiles par centai-nes, par milliers ? Brassaï a fixé l’image de cecapharnaüm, Gertrude Stein l’a décrit.

Morozov, Chtchoukine...C’est une étrangère, une Américaine,

Gertrude Stein, qui nous donne le portrait deVollard tel qu’il lui est apparu à leur premiè-re rencontre : « Un grand homme noir, pleinde mélancolie. C’était Vollard, gai. Quand ilétait vraiment maussade, il appuyait sa lour-de silhouette contre la porte vitrée de sonmagasin qui donnait sur la rue ; étendant sesbras au-dessus de sa tête, il accrochait sesmains aux deux coins supérieurs du cham-branle et il fixait la rue de ses yeux sombres.Alors personne ne songeait à essayer depénétrer chez lui ».Tout est noté du personnage. Avec admira-

tion. Tous ses traits seront repris avecmalveillance, agressivité quand le « nègrezézayant » sera devenu nabab. Il était créoleon le fit métis, noir, nègre, singe. André Billy,l’ami d’Apollinaire, voit en lui « un homme àla tête difforme au teint basané ». Le fils deRéjane « un colosse mulâtre, au visage encaoutchouc ». À Paul Léautaud le prix dedélicatesse : « Il faut savoir que M. AmbroiseVollard a une physionomie... commentdire ?... comment dire ? Une physionomie,baste, un peu simiesque ». Au critiqueGeorges Besson la palme de la grossièreté :« Il n’était pas nègre. On a prétendu lecontraire avec une insistance qui frisait lamalveillance. Comme s’il était nécessaired’être nègre pour se montrer mufle, comé-dien, poltron, retors ! Pour avoir la binette deVollard ».Les feuilletonistes ne sont jamais à court.

Quand Gertrude Stein a retenu l’essentiel dupersonnage : « Cézanne était la grande aven-ture de la vie de Vollard. Le nom de Cézanneétait pour lui un mot magique ». Dans sa vieon ne pénètre pas plus que dans sa boutiqueles mauvais jours. On retient une longueaventure qui, après sa mort accidentelle en1939, donna lieu à une classique querelle desuccession.Sa « binette », quarante-cinq portraits nous

l’on fait connaître, comme autant de chefs-d’œuvre de l’art moderne : Cézanne, Picasso,souvent, Bonnard, Renoir, Rouault. Encommun à ces portraits, la paupière lourde, etpresque toujours, la pupille absente. L’œil estun trou sombre, ou bien une surface, délimi-tée, comme dans l’esquisse de Rouault, àtravers laquelle rien ne perce.Le plus surprenant des portraits fut peint

par Renoir en 1917 : Vollard en toréador. Onne devine pas dans le marchand déguisé entorero la tauromachie à laquelle son regardprend part parmi les couleurs, les formes, lescorps, les natures mortes dont il s’emparait.Les portraits que Picasso grava, d’un

procédé à l’autre, à la conclusion de la SuiteVollard, paraissent scellés sur le secret dumarchand, que le peintre s’est employé àpercer de son œil aigu. C’est le secret partagédu portrait cubiste de Vollard par Picasso.

Il avait fait ses premiers achats à Drouot, àla mort du Père Tanguy (1894) : Cézanne,Van Gogh, Pissarro... Tout ce qui allaitcompter retenait son attention : il expose lestoiles que Gauguin venait de peindre à Tahiti,et la même année, des dessins et des croquisde Manet. En 1901, Picasso. En même tempsqu’un autre espagnol, Iturrino, lui, aujourd’-hui, « invendable », notait naguère MauriceRheims. (C’était dit dans la logique du juge-ment sur l’art qui fait aujourd’hui florès dansles maisons de vente. Koons sera-t-il «vendable » demain ?). Sur les collectionneursà la Madame Verdurin, Vollard a écrit unchef-d’œuvre : La Visite de Nissim deCamondo.L’exposition d’Orsay réunit les figures de

proue que, grâce à Vollard, nous avons enlegs : Degas, Derain, Matisse, Picasso,Rouault, Maillol, Renoir... Le catalogue,précis, explore les richesses de la GalerieVollard, montre, chapitre par chapitre, lesorientations dues au choix du seul Vollard,ses relations avec les artistes, leurs réactions,l’accueil que leur firent les grands collec-tionneurs d’Allemagne ou de Russie,

Comment Vollardfait son chemin

biographie de Jean-Paul Morel, auteur égale-ment, dans l’excellent catalogue, d’une étudesur « Ambroise Vollard, l’écrivain masqué ».Liseur invétéré et divers il accompagne ses

auteurs préférés de textes et d’illustrations. ÀBonnard, en1901, revint L’almanach illustrédu Père Ubu (XXe siècle). À Rouault (queVollard mettait au pinacle) La Politique colo-niale du Père Ubu. En 1913 il vend à Picassole grand panneau où l’on peut suivre lacomplicité d’esprit entre Jarry et le DouanierRousseau : Les Représentants des puissancesétrangères venant saluer la République ensigne de paix : sur la place du Panthéon,parmi les couleurs des grands cordons, le noirdes habits, et la nudité d’un chef négrillon.

AMBROISE VOLLARD PAR PICASSO

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Débarrassons-nous tout de suite des repro-ches, expression d’une reconnaissante

ingratitude. Les éditeurs de l’adaptation fran-çaise du projet danois ont fait un choix discu-table : conserver la grande dominante germa-nophone de l’appareil critique. Ce choixconvient parfaitement aux lecteurs françaisspécialistes de Kierkegaard qui peuvent,comme lui, passer du danois à l’allemandsans difficulté, mais le fiancé de Régine a denombreux admirateurs non-germanistes etceux-là sont privés de la lecture des textesdes nombreux théologiens, philosophes, écri-vains, dont le journal s’inspire ou qu’il discu-te. C’est, à mon sens, une occasion manquée :la traduction de l’allemand de la partie« commentaire » aurait pu mieux encorejustifier la collaboration entre les Éditions del’Orante, éditrice desŒuvres, et Fayard. Il enest de même des annexes qui clôturent levolume : le calendrier, dont la présencetémoigne d’une bonne volonté certaine, estpresque inutile puisque pur calendrier litur-gique sans référence à la vie de l’auteur, lescartes et plans sont sans légendes... C’est dit,allons à l’essentiel.Lecteur des mythiques Papirer jadis

publiés en français en cinq volumes dans lacollection « les Essais » chez Gallimard, onn’ouvre pas sans émotion ce premier volumed’une série qui doit en comporter onze. Onsaisit notre héros dans ses années d’hommede 20 ans, période durant laquelle il publieson premier livre, Des papiers d’un hommeencore en vie (septembre 1838), et surtout seproduisent deux des événements fondamen-taux de sa vie, la rencontre avec RégineOlsen en mai 1837 et la mort du père en août1838. Il est souvent assez difficile de dateravec précision les notations des carnets,mais, pour le tout premier regard porté surRégine, si l’on se fie à l’allusion queKierkegaard en fait lui-même le 8 mai, onpeut lire l’écho d’un profond ébranlementdans lequel « l’éveil d’une inclination » ledispute à la nécessité de « gagner son âme »,à laquelle est interdite l’Eden terrestre.Quant au père et le fameux « tremblement deterre » qu’il a provoqué et dont il sera plustard question dans le journal, le 11 août1838, trois jours après sa mort, il est « l’amidévoué ». Ces deux faibles résonances d’épi-sodes importants témoignent bien d’uneépoque où le solitaire de Copenhague cher-che la pierre précieuse « pour laquelle ven-

dre tout jusqu’à sa vie », « l’idée pour laquel-le vivre et mourir », quête exprimée dans unprojet de lettre (fictive ?) de l’été 1835 quicontient in nuce toute la démarche kierke-gaardienne, et ne voyons pas là l’éternellel’illusion rétrospective de celui qui connaîtla fin de l’histoire, bien plutôt l’effet cons-tant d’une décision existentielle précoceconfirmée par un fragment de juillet 1838dans lequel il écrit : « je vais travailler àentrer dans un rapport au christianismebeaucoup plus profond ; car, jusqu’ici, j’ailutté pour sa vérité en restant en un senscomplètement en dehors de lui. » Déjà, dansla suite des carnets, les personnages de l’iti-néraire, et ses « étapes » ou « stades », versl’individu, Don Juan et Faust, sont là, déjà lapriorité du poétique sur la vie, réflexionacquise au terme d’une très belle méditationsur la nécessité de raconter des contes auxenfants, déjà, également, des fulgurances surle monothéisme et le christianisme abstrait,les prémices du concept d’ironie. L’ami depapier, l’atelier de penser ne témoignent pasdes affres d’un jeune bourgeois danois, maisde l’immense travail de libération pour deve-nir un existant.SOREN KIERKEGAARD

Si les commentateurs de Kierkegaard s’at-tachaient à éclairer le paradoxe du philo-

sophe non-philosophe et des relations de laphilosophie avec son autre, au motif que nepas philosopher c’est encore philosopher etque l’on n’échappe pas, dès lors que l’onparle, à la logicité et à la question des fonde-

SUITE�

PHILOSOPHIE

RICHARD FIGUIER

Le journal de Kierkegaard est un fleuve dont le lit ne cesse de s’agrandir et

dont chaque tentative de canalisation (nous en sommes à la troisième) élargit encore

le cours. Univers en expansion situé au confluent de l’écriture et de la conversation,

du réflexif et de la contemplation flânante, de la pensée et de la confidence, les archi-

ves de l’atelier du moi : comment Soeren est devenu sujet.

Le confident de papier

SOREN KIERKEGAARDJOURNAUX ET CAHIERS DE NOTES.Vol. I, Journaux AA-DDtrad. de par Anne-Marie Finnemann et Paul LafargeL’Orante/Fayard éd., 446 p., 45 euros

RICHARD FIGUIER

On désespérait un peu en France de la relève des études kierkegaardiennes.

Les Wahl et les Jacques Colette en passant par les Vergote et les Viallaneix, pour n’en

nommer que quelques-uns morts ou vivants, doivent se réjouir de l’intérêt toujours

renouvelé des plus jeunes. Et c’est un jeune philosophe, mais aussi romancier, qui nous

livre, en même temps qu’un essai d’interprétation de l’œuvre du Danois, une belle

traduction d’un texte que l’on connaissait en français jusqu’ici sous le nom de l’Éco-

le du christianisme (que Rachel Bespaloff de son côté citait comme l’Apprentissage du

christianisme).

VINCENT DELECROIXSINGULIÈRE PHILOSOPHIEEssai sur KierkegaardLe Félin éd., 260 p., 24,90 euros

SOREN KIERKEGAARDEXERCICE EN CHRISTIANISMEtrad. du danois et présenté par Vincent DelecroixLe Félin éd., 309 p., 18,90 euros

Le sujet de l’écriture

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SUITE KIERKEGAARD/FIGUIERPHILOSOPHIE

ments, Vincent Delecroix prend son point dedépart depuis l’autre rive, celle qu’il nomme« écriture ». Kierkegaard n’est pas un philo-sophe, ne fait pas de philosophie, maisqu’est-il alors et que fait-il ? Il écrit, il estécrivain.Rien de plus normal pour quelqu’un qui

déclare, dans sa Correspondance (1), référen-ce étrangement absente du livre de Delecroix,« être amoureux de sa plume », ou encore« d’être né pour l’intrigue », et enfin de« tenir poétiquement sa vie entre ses mains »,ce poétique qui « précède le réel, ce qui nesignifie pas que le poétique s’achève oùcommence le réel, mais qu’il est plus ancienet qu’il le limite, comme l’éternel limitetoujours le temporel ». Écrivain donc parceque l’existence est dans le temps, parce que lasubjectivité doit advenir devant l’Éterneldans le temps. Si la subjectivité à peine déga-gée par la modernité ne veut pas s’annuler enune ego-logique, si elle sait qu’elle n’est pasun principe, mais un advenir, elle ne peut segarantir dans une encyclopédie déductive oùl’on retrouve à la fin ce qui était au début. Illui faut plutôt pour « l’éclaircissement philo-

sophique-narratif de soi » ce que Delecroixnomme justement des « miroirs discursifsréfléchissants » élaborés dans un « studiolofictionnel ». À l’époque du confort bour-geois, le miroir, comme le soulignent à la foisAdorno et Benjamin en commentantKierkegaard – Walter Benjamin remarquedans les Passages à propos de Mallarmé que,jamais autant qu’au XIXe siècle, les hommesn’ont vu leur image dans les glaces des cafés,des magasins, des passages, des appartements– devient l’instrument privilégié de la projec-tion des secrets du moi. Le miroir kierkegaar-dien n’est pas celui du désastre d’Igitur,l’écrivain « intrigant » construit des fictionsadressées au lecteur, il est tour à tour auteur,épistolier, éditeur, mais toujours pour uneparole adressée, conversation et musique, «texte contre la textualisation », « mimétiquede l’oralité », selon les heureuses formules denotre guide, une parole pour, comme Lévinasparle de la pensée pour et non pas de.Écrire, « intriguer », constitue le chemin

pour découvrir le sol originaire, plus ancienque la posture théorétique de la philosophie :l’homme ne s’achève pas dans la contempla-

tion, mais dans le devenir sujet. On ne devientpas sujet devant le monde, mais devant unautre sujet, et, comme l’explique l’une desdernières œuvres du solitaire de Copenhague,la Maladie à la mort, qui en constitue sa «mesure ». La mesure de l’homme ne peut êtrele monde, l’État, le savoir ou l’Art, mais Dieu.Seule la foi comme « décision » d’existencequi fait « plonger le moi voulant être lui-même à travers sa propre transparence dansla puissance qui l’a posé ».Ce qu’il faut de ruse, de théâtre, de

« personnages conceptuels », selon la formu-le de Deleuze reprise par Vincent Delecroix,pour devenir un singulier et pouvoir écrire envérité « je » ! Déjà Jacques Colette nousdemandait jadis de nous « représenterKierkegaard écrivant », Vincent Delecroixmet en plein jour la production du sujetKierkegaard par une écriture paradoxale quicherche et réussit enfin à faire entendre, à quiveut entendre, une voix.

1. Traduite et présentée par Anne-ChristineHabbard, Paris, Éditions des Syrtes, 2003, voirQ. L. n° 871.

Jon Elster essaie de décrire ce qui se passealors en nous, et les moyens que nousemployons pour remédier à cette « faiblessede volonté » – et non « de la volonté », ce quisupposerait que « la » volonté existe, commeune sorte de « muscle mental » qu’il suffiraitd’activer, alors que justement, « la volonté »,c’est ce dont cette étude essaie de surprendrela nature insaisissable et le fonctionnementcapricieux, en mettant de l’ordre dans lesfaits et en tentant d’en rendre raison.Décrire ce qui se passe : on peut, comme le

proposent la psychanalyse, ou le philosopheaméricain Donald Davidson, imaginer que lemoi n’est pas unifié, qu’il se divise en instan-ces (Freud), qu’il est « cloisonné »(Davidson). Selon Freud, écrit Elster, « le moiest comme un gouvernement engagé dans uncombat sur deux fronts, contre la guérilla duça et les paramilitaires du surmoi. Si l’on veutcomparer le fonctionnement de l’individu àcelui d’un État, comme on le fait depuisl’Antiquité [cf. la République de Platon], laColombie contemporaine offre peut-être le

meilleur exemple ». À ces hypothèses, Elsterpréfère opposer l’idée que c’est dans le tempsque se produit le changement de « préféren-ces ». L’individu a une certaine conception deson intérêt, il a des préférences, et il spéculesur un « escompte hyperbolique du futur ».Hyperbolique, et non exponentiel : dans l’es-compte dit « exponentiel », « un bien qui estpréféré à l’autre à un instant lui sera toujourspréféré ». Dans l’escompte dit « hyperbo-lique », le simple passage du temps amène lesujet, sans qu’il change de but ni de logique,à changer de préférence, à ne pas mettre decôté chaque mois la somme qu’il avait décidéd’économiser ou à boire trop tôt le vin qu’ilaurait fallu laisser vieillir encore quelquesannées.Ce qui est excitant chez Elster, c’est que

chez lui l’exigence logique ne rend pas l’ex-posé aride : il emprunte ses exemples à la vieordinaire ou à l’actualité, et ses schémasexplicatifs aussi bien à des textes de grandsmoralistes (Sénèque, Montaigne, LaRochefoucauld, Proust) qu’aux travaux despsychologues, économistes ou théoriciens dela politique. Surtout, il a un humour qui vienten partie du contraste entre les types d’exem-ples qu’il prend, et qu’il juxtapose tranquille-ment. Ainsi, il examine la façon dont, pourlutter contre la faiblesse de volonté, nousnous imposons des « lois privées » (on voit ladifférence avec l’idée de « surmoi », instituépar l’éducation). La loi privée m’impose,pour lutter contre la procrastination qui est

l’une des formes majeures de la faiblesse decaractère ou de volonté, de commencer toutde suite (et pas demain), en supposant que« faire le bon choix dans le présent rend plusfacile de faire le bon choix dans l’avenir ».Elster, sans nous décourager, voit là uneforme de « raisonnement magique » dont ildonne deux autres exemples. Le premier estle « paradoxe du vote » : l’intérêt de tous estqu’une grande partie des électeurs participeau vote ; et il n’est dans l’intérêt de personnede voter (« la chance d’avoir une influencesur le résultat est nettement moindre que lerisque de mourir dans un accident de voitureen se rendant aux urnes »). Le citoyen quivote se dit : je suis semblable aux autrescitoyens ; si je vote, il est probable que lesautres feront de même. Ce raisonnement esten effet sans valeur. De même, doit-on êtrefidèle à son partenaire ? « L’infidélité est unestratégie dominante, c’est-à-dire qu’elledonne une situation préférée pour chacun,quoi que fasse l’autre. Néanmoins le résultatprévisible – la double infidélité – est pirepour chacun d’eux que la fidélité mutuelle »(je ne discute pas cela, qui serait discutable).On réagit souvent à ce dilemme par la« pensée magique », qu’illustrent des passa-ges de Proust : ainsi Saint-Loup s’abstient des’intéresser aux jeunes filles que lui présentele héros, « à cause d’une sorte de croyancesuperstitieuse que de sa propre fidélitépouvait dépendre celle de sa maîtresse ».Par ces analyses (Elster est « analytique »,

sans que son travail soit pour autant affilié àla « philosophie analytique », qui est pluslente dans sa progression, plus méthodique),on apprend à réfléchir de façon neuve nonseulement à l’énigme de la « faiblesse devolonté » et aux façons efficaces ou non delutter contre elle, mais plus généralement à cequ’est une personne, un caractère. Sous cetangle, Elster est proche de Montaigne, qu’ilcite plusieurs fois avec à-propos, par exemplepour défaire l’idée qu’un homme serait

PIERRE PACHET

Dans nombre de cas, on ne fait pas ce qu’on veut (ou ce qu’on croyait vouloir) :

on se remet à fumer ou à boire, on trompe son ou sa partenaire, on annule in-extremis

un indispensable rendez-vous chez le dentiste. Ovide a donné de ce comportement une

formule inoubliable qu’il met dans la bouche de Médée : Video meliora proboque,

deteriora sequor : « je vois le bien et je l’approuve, mais je fais le mal. »

JON ELSTERRAISON ET RAISONSCollège de France/ Fayard éd., 64 p., 10 euros

AGIR CONTRE SOI.LA FAIBLESSE DE VOLONTÉCollège de France/ Odile Jacob éd., 156 p., 25 e

Insaisissable et capricieux

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PHILOSOPHIE

courageux une fois pour toutes : « l’estrange-té de nostre condition porte que nous soyonssouvent par le vice mesme poussez à bienfaire... Par quoy un fait courageux ne doitpas conclurre un homme vaillant : celuy quile seroit bien à poinct, il le seroit toujours, età toutes occasions ». Avec en renfort cetteformulation de Proust : « Nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, deflottant, de quoi nous gardions la disponibili-té permanente... »L’un des développements les plus passion-

nants de ce petit livre, issu de conférences auCollège de France où Elster, Norvégien d’ori-gine (qui écrit un français parfait), occupe la

quand en 1958 il refuse à Michel Debréd’inscrire dans la Constitution le principe -que pourtant il préférait – du scrutin majori-taire, avec cet argument, qui est d’un fin poli-tique : « On ne sait jamais ce qui peut arri-ver. Il pourrait y avoir un jour, à nouveau, desraisons de revenir à la proportionnelle dansl’intérêt national, comme en 45 » (où ils’agissait d’éviter d’avoir une Assembléenationale dominée par une énorme majoritécommuniste). Parmi les livres précédents etcomparables de Jon Elster, je signale Lelaboureur et ses enfants (Minuit, 1987), dontj’avais rendu compte dans le n° 504 de laQuinzaine (1-15 mars 1988).

Marie-Christine Hamon, à laquelle on doitdésormais avec ce volume qui vient

compléter le précédent intitulé LesIntrouvables Cas cliniques et autoanalyseparu chez le même éditeur en 2000 (cf. LaQuinzaine n° 801) l’intégralité en françaisdes travaux d’Helene Deutsch, a raison de lesouligner : l’insistance mise à étiqueter cettepsychanalyste, dont les travaux sur lapsychologie féminine retinrent l’attention deSimone de Beauvoir, comme la spécialiste du« masochisme féminin » participe de l’occul-tation de l’essentiel de sa démarche.Helene Deutsch loin de se draper dans des

prétentions théoriques plus proches de laspéculation que de l’élaboration fondée surl’écoute des patients, n’hésitait pas à ledéclarer, « Je suis une clinicienne avanttout ». La finesse de cette clinique, fondéenotamment sur l’attention portée à l’histoirefamiliale des patients, qui lui permit d’identi-fier fréquemment des cas de psychoses quin’avaient rien d’évident, les profils qu’elleen dégage pour en proposer une lecturethéorique qui ne sacrifie pas volontiers àl’orthodoxie, autant d’éléments qui, loin dedémentir cette déclaration, témoignent aucontraire de ce que cette psychanalyste néeen 1884, appelée à devenir l’élève chérie deFreud qui pourtant ne la ménagea guère, très

tôt en conflit ouvert avec sa mère et au-delàavec les normes morales de la petite bour-geoisie juive polonaise de l’époque, ne mitjamais à l’écart de son travail ses propresdifficultés existentielles, affectives notam-ment. Son expérience de la souffrance – sonautobiographie parue en français en 1986 entémoigne avec talent – participait de sa luci-dité clinique.Le texte-phare de ce volume, auquel il

donne son titre, date de 1934 : il y est ques-tion de ces individus qui tout en présentantune apparence de parfaite « normalité », enconférant le sentiment d’une adaptationaccomplie n’en procurent pas moins à celuiqui les côtoie un malaise inassignable. Ilssont « comme si », comme si tout allait bienet pourtant le sentiment s’impose que leurabsence de relief, leur manque absolu d’ori-ginalité, désigne un problème : quelque chose« cloche » derrière cette apparence lisse etinsaisissable, quelque chose que la psychana-lyste s’efforce de cerner en multipliant lesexemples qu’elle a pu écouter – plus tard ausoir de sa vie, et alors que de plus jeunesanalystes dissertaient sur cette catégorie des« comme si », elle en marqua un certain éton-nement, laissant entendre qu’elle n’avaitjamais rencontré qu’un cas véritablement« comme si » – pour en proposer une esquissede théorisation, un diagnostic de psychosequ’elle manie cependant avec une prudencetémoignant de ce qu’elle n’était pas, n’ajamais été enfermée dans des certitudes horsde propos. Pour Helene Deutsch qui savaitmanier l’audace autant que la rigueur, n’hési-tant pas le cas échéant à contredire Freud lui-même, la psychanalyse était « un art », unediscipline qui ne « s’apprend pas commen’importe laquelle ». A bon entendeur salutserait-on tenté de dire aujourd’hui !Pour qui connaît un tant soit peu son scep-

ticisme amusé, pour qui l’aura entendue iciou là distiller avec passion les méandres d’unparcours analytique dans quelque discretcénacle de travail, ce premier livre de NicoleHofstein ne constituera pas une surprise etguère plus en définitive le rapprochement

avec la démarche d’Helene Deutsch. Certesl’abondance des travaux ne se compareguère, les temps ne sont plus les mêmes etl’enseignement de Lacan, du Lacan desannées soixante notamment, dont l’auteur dece petit livre a su se nourrir, est passé par là !Mais il n’en reste pas moins que l’on retrou-ve ici un appétit vivifiant pour la clinique,pour la vie quotidienne et pour l’écheveaucomplexe, souvent étouffant, parfoismortifère que constitue cette entité toujoursrenaissante bien qu’aussi souvent honnie, lafamille.Il la désire mais ne l’aime pas ou plus, elle

l’aime mais ne le désire plus ou pas, du duoamoureux au duel haineux, ces apparentesincohérences, les crises et les tempêtes quisecouent les couples, jeunes ou vieux, ettraversent les familles, autant de donnéesparmi d’autres qui constituent le tout venantde ces profils névrotiques qui, désemparés,voire désespérés, en proie à une souffrancedont ils ne saisissent pas plus les tenants queles aboutissants, viennent rencontrer unanalyste.En un temps où le vocabulaire psychana-

lytique tend à devenir une vulgate à mêmede remplir les rayons des supermarchés, lapremière partie du livre de Nicole Hofsteinpourra sembler anodine, voire simpliste à cesanalystes par trop installés dans leurs certi-tudes : pourtant, ce rappel rigoureux de ceque désignent les termes de névrose, d’hys-térie ou d’obsessionnel, de ce que signifie ceterme névralgique, la répétition, de ce quesignifie aussi ce terme de structure dont lerepérage constitue le préalable à une écouteattentive et adaptée d’un être en détresse, cetensemble constitue une sorte de bagageindispensable pour celui qui, profanemais soucieux de rigueur et de prudence, acompris, en quelque sorte intuitivement, queles drames et autres impasses qui ponctuentle cours d’une vie familiale et dont on peutrepérer la réapparition de génération engénération, fut-ce le plus souvent sous desformes trompeuses parce qu’apparemmentdifférentes, ne relève pas de la génétiquecomme certains se plaisent à l’imaginer,quand bien même cela prend les allures deprocessus héréditaires. C’est à la lumière deces prolégomènes, mise en place souple etjamais pontifiante d’un cadre théorique,qu’on lira les histoires cliniques quisuivent : l’auteur y témoigne aussi bien desa perspicacité que de son humour un riendésabusé.

chaire de « Rationalité et sciences sociales »,est dans le chapitre où il examine les « répon-ses institutionnelles » à la faiblesse devolonté, ou à l’emportement irréfléchi desassemblées, par exemple l’institution d’unechambre haute – un Sénat – ou d’une autori-té indépendante – Conseil Constitutionnel,Cour Suprême – ou les modifications de la loiélectorale. J’y renvoie les lecteurs, qui enseront je crois éclairés, stimulés, et divertis.De Gaulle fournit là des exemples drôles etbien choisis, aussi bien lorsqu’il décida d’ar-rêter de fumer et « l’annonça à tous sesproches afin de rendre plus coûteuse et doncmoins probable une rechute éventuelle », ou

PSYCHANALYSE

MICHEL PLON

HELENE DEUTSCHLES « COMME SI »ET AUTRES TEXTES (1933-1970)Textes réunis et préf. par Marie-Christine Hamontrad. de l’allemand par Sacha Zilberfarbet de l’anglais par Christine Orsotet Marie-Christine Hamoncoll. Champ freudienSeuil éd., 364 p., 25 euros

NICOLE CERF-HOFSTEINIL ET ELLE DUO DUELSeuil éd., 141 p., 15 euros

Cliniciennes

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PSYCHANALYSE

Il fallait beaucoup de sérieux et d’exigence,mais aussi d’abnégation, pour aller contreune mode, celle du devoir de mémoire tropsouvent dévoyé, contre une thèse accréditéepar des travaux amplement soutenus par lesmédias, thèse qui voulait que les quelques45 000 malades mentaux morts de faim dansles hôpitaux psychiatriques français pendantl’Occupation aient été les victimes d’un pland’extermination froidement planifié par lesautorités de Vichy obéissant en cela commeen d’autres domaines aux ordres des nazis.Au terme d’enquêtes multiples patiem-

ment conduites et excluant toute forme deconcession ou d’approximation, aprèsanalyse des archives et lectures de la foule dedocuments chiffrés rendant compte de tousles aspects d’une gestion catastrophique deshôpitaux psychiatriques durant cette sinistrepériode, Isabelle von Bueltzingsloewendémontre que cette extermination calculée,dite « douce », est une pure invention, ce quine signifie évidemment pas que ce qu’elleappelle avec respect et émotion « l’hé-catombe », les milliers de morts, n’a pasexisté. Le contexte économique et l’appau-vrissement croissant du pays en est certes unfacteur explicatif mais plus encore la négli-gence, l’inattention, l’importance trèssecondaire dont cette population silencieuse-ment et chroniquement maltraitée a été l’ob-jet – quand elle ne l’est pas encore en biendes cas – ce sont là des éléments bien plusessentiels pour ce qui est du déroulement decette tragédie.En démasquant le caractère fallacieux de

la thèse d’une extermination concertée, l’au-teur ne rétablit pas seulement, en historiennescrupuleuse, une vérité jusque là travestie,elle fait apparaître au premier plan ce que fut,malgré le courage de certains psychiatrespour la plupart politiquement engagés, lelamentable état de la psychiatrie dominé parle mépris dans lequel ces malades étaienttenus.Du même coup, l’alibi de l’extermination,

du génocide planifié et la bonne conscienceque paradoxalement certains pouvaient enretirer apparaissent pour ce qu’ils sont, destrompes-l’œil particulièrement odieux. Unephrase d’Henry Rousso, l’historien de cestemps noirs, de ce « passé qui ne passe pas »,

que cite l’auteur du livre, résume bien lavanité de la thèse ressassée de « l’extermina-tion douce » : « Le placard vichyste est déjàbien encombré sans qu’il soit besoin de l’en-richir de nouveaux cadavres ». On devraitcommencer de le savoir, il n’est pas néces-saire de disposer d’une armée de bourreauxpour que des hécatombes se produisent,aujourd’hui encore ; le mépris, l’indifférenceet le « laisser faire » du plus grand nombre ysuffisent.N’en déplaise à ceux qui crurent bon de

tourner en dérision son combat qui devaitaboutir en 1980, honneur de l’Italie pré-berlusconienne, à la fermeture des hôpitauxpsychiatriques au terme d’une loi qui porteson nom, Franco Basaglia pointait haut et fortque la caractéristique première qui frappaitau visage le visiteur des hôpitaux psychia-triques italiens – ceux de France n’avaientpas, n’ont peut-être pas encore aujourd’hui,grand-chose à leur envier – n’était ni la folieni la maladie mais la misère.L’hôpital psychiatrique de Volterra, cette

MICHEL PLON

ISABELLEVON BUELTZINGSLOEWENL’HÉCATOMBE DES FOUS.La famine dans les hôpitaux psychiatriquesfrançais sous l’OccupationAubier éd., 509 p., 22 euros

LETTRES MORTESCorrespondance censurée de la nef des fous,Hôpital de Volterra (1900-1980)Présentation, trad. et photographies de PatrickFaugeras, Post-scirptum de Jean OuryEncre et Lumière éd., 190 p.30260 Cannes et Clairan

Les temps noirs

leurs destinataires, témoignages d’un au-delàdu temps, d’un au-delà du monde en proie àd’autres violences.Patrick Faugeras est allé s’immerger dans

ces archives, il en a ramené un choix de ceslettres dans lesquelles la drôlerie pathétique ledispute à la désespérance tragique. Une parmid’autres, mais il faut toutes les lire « s’il en estencore temps ! » comme le recommande JeanOury dans le post scriptum qu’il donne à cetouvrage, une parmi d’autres qui nous donne àentendre la supplique d’Ugo adressée à sonfrère Adolfo pour qu’il intervienne auprès dela femme de son compagnon d’infortune,Ruffo Chiaspani, afin qu’elle fasse lesdémarches nécessaires, démarches illusoiressans doute, pour la sortie de son mari et lasienne, Ugo, par la même occasion, sortiepromise depuis des temps immémoriaux parle directeur de l’hôpital. Une ligne rajoutée àla fin de cette longue missive résonne commeles dernières notes d’un miserere : « Je tedemande de penser à tout ce que je t’ai ditdans cette lettre ».

petite ville du nord de la Toscane dontLuchino Visconti avait laissé entrevoir l’am-biance austère en quelques plans de son filmVague stelle dell’orso, était comme les autres,submergé par cette misère : lors de sa ferme-ture on entassa dans des placards – encoredes placards – des lettres par dizaines, écritespar les malades, lettres alors censurées,caviardées ou tout simplement détournées de

Ces lettres « volées », comme les appelleJean Oury, ont trouvé, dit justement le même,leur destinataire avec Patrick Faugeras quis’en est fait le passeur et qui orne ce recueildes splendides photos qu’il a faites dans lespavillons de l’hôpital. Du même coup le livreprend un autre statut, celui d’un objetprécieux entre tous, d’un hommage à cesépistoliers du lointain.

HÔPITAL DE VOLTERRA PAR PATRICK FAUGERAS

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Cette séquence, élaborée en Europe occi-dentale et pour elle, a été érigée par l’his-

toriographie occidentale en une grille delecture discriminante qui exclut du « MoyenAge », toute aire, dont notamment l’Empirebyzantin, où ne se reconnaît pas le « systèmeféodal ». C’est à nuancer ce point de vue ques’attache l’ouvrage, extrêmement documenté,d’Évelyne Patlagean .Selon Marc Bloch, auquel se réfère l’au-

teur, le système féodal se situe dans uneEurope de l’Ouest et du Centre délimitée « aufaisceau romano-germanique borné par lestrois blocs – mahométans, byzantin et slave »et s’inscrit chronologiquement dans la pério-de qui court du lendemain des dernières inva-sions des IXe-Xe siècles, aux grands change-ments économiques qui se manifestent dès lesdernières années du XIe jusqu’au XIIIe. Dans

commençant par la justice, que la seigneuriedevient banale.Or, à Byzance, de manière concomitante à

partir &du IXe siècle, le classement descontribuables en deux catégories, les mili-taires (stratiotai) et les civils (politai), inscritssur deux rôles distincts et désignés collective-ment comme stratiôtikon et politikon,annonce l’affirmation d’une aristocratie issuecertes de la guerre au service de l’Empereur,mais bientôt lignagère et cimentée par sesalliances matrimoniales. En fait, dès le VIIIesiècle, la parenté semble devenir un facteurstructurant primordial dans l’Empire grec.Politiquement, l’appartenance par le sang oupar l’alliance à la parentèle impérialeconstitue le fondement de la légitimité.C’était déjà le cas dans l’Empire romain, maisavec la révolution aristocratique qui aboutitfinalement sous les Comnème au XIIe siècle,elle constitue autour de l’Empereur, l’instancepolitique elle-même. En revanche, la fidélitéd’homme à homme y apparaît politiquementsecondaire et socialement subordonnée auréseau de parenté. Le rapport fondé sur le

plongées dans l’Antiquité tardive de l’empireconstantinien. Ce dernier se distingue de cequi l’a précédé par la modification décisivequi a porté l’Église aux côtés du pouvoirimpérial, et par l’armature durable que cedernier tient de la réforme fiscale de la fin duIIIe siècle et du début du IVe.Cette réforme « constantinienne » carac-

térisée par la christianisation (du) politique etl’exercice fiscal du pouvoir, assume le doublehéritage des monarchies hellénistiques – lesouverain et son pouvoir patrimonial – et dela république romaine structurée par sonadministration, son droit écrit, sa monnaie,ses routes et sa poste. Le « modèle constanti-nien » promeut une structure d’État à troiscomposantes – l’empereur, le fisc etl’église –, où s’exerce une puissance publiquedistincte de la personne du souverain. Cetteromanité, dont la continuité caractérisaitByzance, fut une revendication constante desempires d’occident, carolingien aussi bienqu’ottonien, et marqua de manière profondela papauté médiévale. L’aire du modèleconstantinien délimiterait ainsi un périmètremédiéval unique intégrant, outre l’Empirebyzantin, l’Europe occidentale et « l’entre-deux slave » d’influence latine. Il ne s’agitpas, selon Évelyne Patlagean, de méconnaîtrel’impact germanique sur l’Occident, mais de« descendre à une profondeur d’histoirestructurelle où cet impact lui-même devientune variante parmi d’autres et ne constitueplus le cœur du millénaire médiéval ».Évelyne Patlagean observe en outre, et

même démontre, qu’entre les deux « pars »issues de la romanité, les divergences ne sontpas aussi accentuées qu’il y paraît au premierabord. Dans son interprétation du modèleféodal, Marc Bloch met en avant l’extrêmeforce des liens de sang complétés par lesecond cercle des liens de fidélité et leursrétributions. Dans cette perspective, c’est ladisposition des hommes et non la possessiondes choses qui passe pour véritable richesse.Les liens de dépendance sont à deux niveaux: la vassalité et le fief d’un côté, pour les caté-gories dominantes de guerriers, la dominationseigneuriale d’un autre côté, le servage, quifond l’ensemble des conditions existantesdepuis l’esclave chassé jusqu’à l’alleutier quia renoncé à son indépendance par lacommande. Tous ces hommes, vassaux etserfs, attendent de leur « seigneur » unesubsistance le plus souvent sous forme d’uneconcession de terre et/ou de ses revenus, quiconstitue non un transfert de propriété maisun salaire non monnayé, la rétribution d’unservice. Ce n’est que plus tard, lorsque lesseigneurs superposent au prélèvement doma-nial la captation à l’échelle du château desprérogatives de la puissance publique, en

HISTOIRE

SUITE�

Empire byzantin et Europe latineDans la perception commune, le « Moyen Âge » est la période historique qui

désigne le millénaire situé entre les derniers temps de l’Empire romain d’Occident, à

la fin du Ve siècle, et l’émergence des États dits « modernes » qui, à la fin du XVe,

marque la Renaissance. Le caractère décisif de la période résiderait en une dissolu-

tion « féodale » des pouvoirs publics.

ALAIN LÉVY

ÉVELYNE PATLAGEANUN MOYEN AGE GREC

Byzance IXe-XVe siècleColl. L’Évolution de l’humanitéAlbin Michel éd., 474 p., 26 euros

cet espace, au-delà de variations localesinhérentes aux contrastes du passé, on recon-naît partout une tonalité de civilisationcommune : « celle de l’Occident », définicomme « l’Europe entre la Tyrrhénienne,l’Adriatique, l’Elbe et l’Océan » dont le cœurse situait entre Loire et Rhin, mais quis’étendait de Lübeck à Naples et Valence.L’islam et le monde byzantin lui étaientétrangers. De surcroît, dans une perspectivedialectique, la séquence féodale est mêmeposée comme maillon obligatoire précédant lamodernité politique de l’État occidental et,promue au rang d’outils pour l’analyse dessociétés passées quelles qu’elles soient, elleexclut de l’accès à la modernité celles qui nel’ont pas connue.A partir de ce constat historiographique,

Évelyne Patlagean propose une autre grille delecture, privilégiant comme facteurprépondérant non plus les interventionsgermaniques dans la romanité tardive,« l’Europe est fille des invasions » (MarcBloch), que Byzance a ignorées commel’Europe a ignoré les invasions slaves etturques, mais l’héritage commun de racines

service de l’un rétribué par l’autre conservedans la documentation un caractère surtoutpublic. La fidélité jurée à l’Empereur, par lesfonctionnaires, le clergé et tous les sujets,demeure centrale et prend après 1204 uneimportance accrue du fait de la fragmentationdu territoire, mais le serment privé d’hommeà homme reste rare.Concernant la contrepartie qui subven-

tionne et récompense le service des armes,l’Empire grec montre aussi, à première vue,les deux étapes que l’on repère dansl’Occident promis à la féodalisation. Les« militaires » grecs des IXe-Xe sièclesremplissent une obligation publique gagée surleur terre, c’est-à-dire sur leurs moyens des’équiper. Le même critère joue au mêmemoment pour les liberi homines d’Occident.Plus tard, chevaliers d’Occident et bénéfici-aires d’une pronoia dans l’Empire grecremplissent une fonction comparable, mais sila pronoia grecque semble à première vueanalogue au fief chevaleresque, elle s’endistingue en fait radicalement en ce que sasubstance demeure d’origine exclusivementpublique. Son attribution est décidée par lepouvoir central et son passage dans les patri-

Ce que montrel’Empire grec

Une autre grillede lecture

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HISTOIRE

moines étroitement contingenté et précaire.En fait, la différence fondamentale entre

l’Empire byzantin et l’Europe latine résidedonc dans la continuité de la puissancepublique dans l’un au moment même de sonéclipse apparente dans l’autre.Apparente parceque le paradoxe féodal veut qu’elle y demeureréférence indispensable. Les pouvoirsseigneuriaux, en Occident, n’ont jamaisentièrement oblitéré d’autres pouvoirs plusanciens : celui du roi et celui du « peuple »(populus, folk). Le système féodal n’a paseffacé l’existence d’une forme de souverainetédifférente de l’attache personnelle d’homme à

homme, elle l’a intégré en partie aux lienspersonnels. Ce sont les conditions matérielles,notamment la médiocrité des communicationset la faible monétarisation, qui assurent laprimauté des pouvoirs locaux et interdisentl’instauration d’un salariat toujours en usagedans l’Empire grec. À Byzance, le pouvoircentral s’est maintenu et l’État ne s’est pasdissout, mais la puissance publique a étéinvestie par une parentèle impériale formée enréseau de plus en plus étendu par le moyen deses alliances matrimoniales. Somme toute àByzance il y a eu appropriation de l’État ausommet par l’aristocratie là où en Occident il y

a eu fragmentation et délocalisation, mais dansles deux cas c’est une aristocratie guerrièrebientôt héréditaire qui accapare et exerce lepouvoir d’État.Selon l’auteur, entre les deux espaces poli-

tiques issus de l’Empire romain, les perma-nences structurelles prévalent sur les diver-gences de formes. jusqu’à ce qu’en 1453(chute de Constantinople), ou même 1461(chute de Thessalonique), la victoireottomane ne les sépare plus radicalement. Ence sens, ils appartiennent à une mêmehistoire, celle de la Chrétienté médiévale.

SUITE PATLAGEAN/LÉVY

Les communistes, certains survivants descamps nazis, dénièrent la réalité de son

expérience. Ainsi cet homme qui lui jette desregards haineux, « Comme si j’étais le pire deses ennemis ».« Margarete Buber-Neumann face au

déni » constitue la section II de l’ouvrage queClaude Mouchard consacre aux œuvres-témoignages, ces œuvres « formées lente-ment, après coup, ou qui avaient fulguré dansle temps même de l’oppression », ces œuvresqui ramènent à l’histoire, celle des crimes demasse. Elle tisse un lien entre les oeuvresnées de la Shoah et des camps nazis– Antelme, Kertész, Presser, Suzkever,Pachet, Nelly Sachs – et celles issues duGoulag - Akhmatova et Chalamov puisqueClaude Mouchard a choisi d’organiser sonouvrage en cinq sections, selon les événe-ments historiques auxquels elles ont trait, lesdeux dernières concernant Hiroshima(Takarabe Toriko, Toge Sankichi, IbuseMasuji, Ôoka Shohei) et l’œuvre de RithyPanh, S-21.Qui, si je criais, entendrait donc mon cri

parmi les ordres des anges ? C’est le premiervers de la première des Élégies de Duino deRilke. « Des cris innombrables fusèrent dansle siècle » qui suivit leur composition entre1912 et 1922. « Des anges, il ne s’en trouvapas pour les écouter ». Ainsi l’impérieusenécessité de dire pour ceux pris dans les tour-mentes du XXe siècle et l’interrogation surl’écoute de ce cri sont au cœur de l’ouvragede Claude Mouchard. L’œuvre et la réception

de l’œuvre, et non du simple témoignage.Car ce qui les distingue, du simple témoi-gnage soucieux de transmettre le contenud’une expérience (« tout témoignage, quelsque soient son degré ou son type d’élabora-tion, est habité par la question de sa réception»), c’est qu’elles « osent ce qu’il y a de plusaléatoire et de plus imprévisible : le rapportlittéraire au lecteur indéterminé, l’adressepoétique à ce que Mandestam appellel’“interlocuteur” ».Les œuvres que Claude Mouchard lit pour

nous, avec nous, ont toutes trait à la destruc-tion massive, à l’annihilation, à la pulvérisa-

tion des liens humains, à la violence subie, àla souffrance, à l’interdiction de dire, à l’ef-facement des traces. A plusieurs reprises,Claude Mouchard revient sur la neige, tellequ’elle est présente dans le premier des récitsde la Kolyma, et dans lequel il voit uneparabole : engloutissement d’innombrablesvies, effacement des voix, mais aussi supportoù s’inscrit la trace. Elle enveloppe tous lestextes de Chalamov, « donne à sentir lemouvement même de l’auteur, son épuisanteffort d’écriture pour retrouver ce mondeperdu et nous y faire accéder : désirimpérieux, volonté qui n’a pas fléchi. » Neigeaussi chez Mandelstam :

Ô cette lente, cette suffocante étendue !

Et encore Celan :

Blancheur, étalée au loin.Par dessus, à l’infiniLa trace de traîneau de ce qui fut perdu

Ainsi, si les situations historiques sontdifférentes, irréductibles les unes aux autres,les œuvres, elles, se croisent, se lient commeFugue de mort (Celan), Vers du soldat incon-nu (Mandelstam), Kaddish pour l’enfant quine naîtra pas (Kertész). La « tombe dansl’air » (ou « d’air », ou « dans les nuages »apparaît en effet dans les trois écrits. « Latombe manifeste en général le désir de traceset l’intention qu’à la disparition des corpsvivants survivent les noms, inscrits sur le boisou dans la pierre. Mais c’est à quoi, dans lestrois cas réunis ici, ne répond que l’annula-tion dans la terre ou, surtout, la disparitiondans les airs. Cependant, la tombe se formeaussi dans ces écrits en tant qu’ils sontœuvres. Elle rend évident, localement, en eux,quelque chose de leurs constructions respec-tives. Elle présente à sa manière la saisieexterne, par les œuvres, de l’espace temps –celui dans lequel elles se logent, celui

En mars 1940, Margarete Buber-Neumann est extraite de son camp en Sibérie,

transférée à la prison Bourtiki à Moscou, conduite en train jusqu’à Brest-Litovsk,

remise avec d’autres détenus par le NKVD aux mains de la Gestapo, conduite au camp

de Ravensbrück. Elle fit le récit de sa double expérience des camps nazis et sovié-

tiques, et en témoigna au procès Kravchenko, en pleine guerre froide.

ANNETTE WIEVIORKA

CLAUDE MOUCHARDQUI SI JE CRIAIS... ?Œuvres-témoignages dans les tourmentesdu XXe siècleLaurence Teper éd., 510 p., 27,50 euros

Les œuvres-témoignages

CLAUDE MOUCHARD

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HISTOIRE

Dans son premier chapitre l’historien abor-de avec prudence le problème très

controversé de l’existence d’un « Culte del’Ours » préhistorique. En effet, depuis lesannées 1940, tout auteur soupçonnant uneintervention humaine dans certains dépôtsd’ossements d’ours au paléolithique, seraimmanquablement voué aux gémonies par laplupart des spécialistes autrichiens et françaisdu domaine.Pourtant, l’ours fut très certainement une

divinité que les hommes vénéraient comme lefont encore les Aïnous de Hokaido ou deSakhaline et les Khants et les Mans deSibérie occidentale. Les preuves sont dans lesgrottes pour la préhistoire et, en 2007,vivantes dans les campements.Mais c’est sans contrainte et pour le

Moyen Age que l’ouvrage de Pastoureauapporte une moisson extraordinaire de faitsnouveaux, probablement débusqués dans unecollection impressionnante de textes anciens,très anciens même. On peut soupçonner lechartiste de se jouer des difficultés de lecturedes textes exhumés et l’ancien conservateurde la Bibliothèque Nationale de naviguer àl’aise dans les catalogues. A cela s’ajoute unfonds d’une grande richesse qui apporte deprécieuses informations sur hommes et oursdans les pays germaniquesToutefois, l’extermination massive des

ours au temps de Charlemagne dans les forêtssaxonnes est un peu difficile à croire mais ilfaut s’en accommoder. Plus difficile encore

réelle mais si l’Église est pour quelque chosedans cette affaire, ce n’est sans doute pasdans la programmation froidement réfléchiede cette déchéance. Elle a certainement pro-fité de situations socio-politico-économiquesfavorables à certaines périodes, pour pousserson Lion dès qu’une porte s’entrouvrait afinde le placer sur le trône.Il faut se rappeler comment la dite Église,

au IVe siècle, élimina le culte du SoleilInvaincu et de l’empereur à Rome, en fixantla naissance du Christ au 25 décembre(Église romaine), jour où ces deux festivitésétaient célébrées. Ce choix n’était pasprémédité de longue date mais fut établilorsque le culte de l’empereur devint tropenvahissant et incompatible avec la bonnemarche de l’expansion du christianisme.Le Pape Gélase, malgré ses diatribes véhé-

mentes contre les Lupercales, au VIe siècle,ne parvint pas à les éradiquer et de nos jours,au XXIe siècle, elles existent toujours sous desformes abâtardies. L’Église n’est jamais par-venue à éliminer ni les Lupercales ni les fêtesmasquées d’hiver, après tant de siècles.L’Ours aura donc la vie si ce n’est la peau

dure et l’Église réussira à le dégrader là oùelle est influente, c’est-à-dire dans les cités.Et c’est peut-être le défaut des travaux d’his-toire que de donner à croire tout ce que disentles documents écrits car ces documents sont« savants » et ne sont accessibles qu’auxsavants. Ils ne sont les reflets que de lasociété dominante, quasiment jamais dupeuple des laboureurs. Toutefois, sur ce planMichel Pastoureau montre une honnêtetéexemplaire et n’oublie jamais de nuancer,discuter les affirmations trop abruptes trans-mises par les documents écrits.L’ours a effectivement connu la déchéance

qu’il nous décrit par le détail mais dans lespays d’Occident seulement. Certains despays slaves gardent toujours une admirationdéférente pour le plantigrade mais n’en fontprobablement pas le roi des animaux si unetelle distinction avait un sens à leurs yeux.Cependant il y a partout des mécréants et lespays slaves sont aujourd’hui encore les pour-voyeurs d’ours de foire où il sont domptéspar des procédés barbaresDeux sociétés se côtoient : les paysans

MYTHOLOGIE

qu’elles incluent en se métamorphosant.Passant ou resurgissant d’un texte à l’autre,que manifeste la tombe d’air (dans l’air) ?Elle fait sentir que, dans ces trois textes – eten rapport avec un réel advenu avec lequel laréconciliation n’est pas possible–, quelquechose reste rebelle à toute captation défini-tive, et hante les œuvres et, par elles, toutecontinuité ».Les œuvres-témoignages posent avec force

la question du témoin que récuse une certaineconception de l’histoire. « Il n’y a pas seule-ment à lui demander la restitution d’un purenregistrement des faits, ni à tenter d’élimi-

ner les effets de son implication vécue dansce qui a eu lieu. Il serait plutôt indispensabled’analyser ce qui fit la nécessité et le sens desa position ». Les tourments du XXe siècle« n’ont-ils pas donné au témoin une nécessitéjusqu’alors peu concevable ? la position dutémoin est alors solidaire de maintsremaniements symboliques – où se trouveengagé ce qui garantit les rapports entre leshommes : la possibilité de la parole, le droitet le pouvoir de dire et d’être entendu (etd’obtenir que des conséquences soient tiréesde ce qui se fait entendre) ».La somme de Claude Mouchard est le fruit

d’une étrange alchimie. Certes, il nous tend lamain fraternelle qui ouvre, sans rien imposer,l’espace qui nous permet de lire ou relire lestextes, ceux qui font déjà partie de notreculture commune comme les récitsd’Antelme, de Levi ou de Chalamov, ceuxqui nous étaient jusque-là étrangers, commeles Poèmes de la bombe atomique de Tôge.Des textes bouleversants, qui souvent frap-pent de tétanie et laissent tremblants. Dans lemême temps, il fait de ce livre monumental ànul autre pareil une œuvre-témoignage, yintroduisant son interrogation sur la place quiest la sienne, sa propre inquiétude.

est d’imaginer une Église capable de pariersur le long terme et d’organiser une telleextermination de l’ours pour éradiquer lescroyances et les coutumes que les hommespratiquaient sans se soucier de la nouvellereligion chrétienne que les religieux instal-laient peu à peu.Certes, la déchéance inexorable du roi des

animaux est pathétique et probablement très

SUITE�

Un hymne à l’OursLe livre de Michel Pastoureau est un hymne à l’ours, un constat sans équivoque

des relations qui unissent l’homme à l’ours, réellement depuis la nuit des temps. Ces

relations n’ont pas toujours été fraternelles mais en bien ou en mal, elles sont ou ont

été et il n’existe rien de comparable avec un autre animal.

MICHEL PASTOUREAUL’OURSHistoire d’un roi déchuSeuil éd., 420 p., 23 euros

JEAN DOMINIQUE LAJOUX

L’OURS ATTRIBUT DU PÉCHÉDE GLOTONNIE (GOINFRERIE, GOURMANDISE)

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MYTHOLOGIE

éleveurs qui vivent loin de l’influence del’église et de la ville et les citadins sansscrupules qui chassent, tuent ou capturent lesours pour le seul profit. (les viscères del’animal valent des fortunes en raison desvertus thérapeutiques que les hommes leurattribuent ). Il ne faut en effet, pas perdre devue que la religion de l’ours n’a de sens quedans des groupes ethniques de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs et pour les hommes deces groupes, il n’est pas le roi mais la divinitéqui veille sur les animaux qu’il accorde ounon aux chasseurs.

Ainsi, chez les Aïnous le même mot« kamouy » désigne indifféremment Dieu etl’Ours. Or si de semblables croyances ont eucours en Occident il y a des siècles, voire desmillénaires, les peuples chasseurs avaientdisparu dès l’époque gallo-romaine et aveceux la révérence à l’ours qui, pour les chas-seurs, était devenu un gibier seulement plusdangereux que les autres. L’ours s’affirmealors comme l’Animal auquel devait semesurer tout Homme digne de ce nom. Ildevait les avoir bien pendues pour oser semesurer à l’être à la force herculéenne que lescroyances dotaient aussi d’une sexualitéprodigieuse. De là les innombrables histoiresde chasse qui se terminent par un corps à

corps dont l’homme sort quasiment toujoursvainqueur. La réalité était sans doute toutautre car le « valeureux chasseur » ne serisquait à chasser l’animal que lorsque celui-ci dormait paisiblement dans sa tanière,pendant l’hibernation.Quant à l’irruption du lion dans le paysage,

elle ne peut être que virtuelle. Les histoires dechasse au lion n’ont probablement jamais étécontées, en Europe, aux veillées. Et pourcause. Il ne faut donc pas être aussipessimiste que Michel Pastoureau. Quoi qu’ilen soit de la déchéance royale de l’ours, dansla réalité animale il est toujours bien vivantdans les récits des campagnes partout où ilest encore présent. Faut-il rappeler lesmanifestations dans les Pyrénées pour lebannir violemment et même tuer les hôtesindésirables dont l’administration imposeaujourd’hui la réintroduction alors qu’unsiècle plus tôt elle ordonnait son extermina-tion et donnait des primes en récompensepour l’abattage de l’animal. Et c’est bien là ledanger. L’ours est menacé de disparition nonpas en raison de sa déchéance mais à cause dela cupidité des chasseurs et malgré lesmesures de protection mises en place dans denombreux pays. Les braconniers ne connais-sent pas les lois.

L’OURS – histoire d’un roi déchu – est untexte savant mais limpide, clair et agréable àlire, il faut le noter. Et pour quiconque aquelque sympathie pour les animaux engénéral et l’ours en particulier, pour celui quele Moyen Age fascine, pour l’amateur delégende ou de folklore et même le nostal-gique pour qui l’ours en peluche suscitequelque souvenir attendri, la lecture de celivre mènera sur des voies où le rêve se mêleà la réalité.« Les Hommes et les sociétés [..] semblent

hantés par le souvenir plus ou moinsconscient des temps très anciens où, avec lesours, ils partageaient les mêmes proies, lesmêmes peurs et les mêmes cavernes, parfoisles mêmes rêves et les mêmes couches. En faitles hommes et les ours ont toujours été insé-parables... »Ils le resteront sans doute, tant qu’il y aura

des ours.

Jean Dominique Lajoux est ethnologue et a étéchercheur au CNRS. Il a soutenu sa thèse surl’Histoire du Calendrier et des fêtes calendairesdans l’Europe contemporaine et a publié denombreux articles sur les fêtes et le mondepaysan. Il est aussi l’auteur de l’Homme et l’Ourspublié en 1996.

SUITE PASTOUREAU/LAJOUX

ÉCONOMIE POLITIQUE

Elle partit en voyage – on l’imagine arméede volumineux carnets de notes – en

direction des champs de coton du Texas, puisdes usines textiles de la Chine qui renvoientles tee-shirts aux consommateurs américains,avant d’aller en Afrique où ceux-ci finissentleur périple sur les marchés de vêtementsusagés. Le résultat de ce voyage est ce livrede plus de trois cents pages, utile, vivant etagréable à lire, plein de témoignages, d’anec-dotes, de références et de tableaux chiffrés,

et renversant un certain nombre d’idéesacquises chez les théoriciens comme chez lesconsommateurs ou les citoyens désireux des’informer.Quelques exemples peuvent suffire à

suggérer comment un travail en apparencejournalistique parvient à dépasser cettedimension, grâce à l’ampleur de son informa-tion, grâce aussi à la qualité de la réflexionde son auteur, même si certaines de ses inter-prétations paraissent parfois discutables.L’une des idées centrales de cette interpré-

tation consiste à mettre en cause la hantise dela « course à l’abîme », formule empruntée àl’ouvrage récent d’un économiste américain,Alan Tonelson : selon cet ouvrage, c’est lapression incessante à la réduction des coûts etla concurrence de l’immense surplus demain-d’œuvre chinois qui mettent en dangerles salaires et l’emploi des ouvriers dans lemonde entier, et donc aussi le niveau de vie

américain. Pietra Rivoli admet la réalité decette concurrence, mais elle en nuance lacritique : parce que, selon elle, les effets decette concurrence sont extrêmementcomplexes (les avatars de l’AccordMultifibres en fournissent un bon exemple) etdoivent être analysés dans cette complexité ;parce que les abus sociaux actuels ne sonttout de même pas comparables à ceux duXVIIIe et du XIXe siècle ; et parce qu’il enressort des effets positifs indéniables entermes de niveaux de vie et même de déve-loppement.Il est d’ailleurs frappant de voir – ce n’est

pas tellement fréquent chez leséconomistes – comment elle rappelle àplusieurs reprises que la science économiqueet l’organisation de l’économie ont pour butprincipal, ou devraient avoir, l’améliorationde la condition humaine, notamment àtravers le maintien de la paix : elle conclut

Pietra Rivoli est professeur d’économie à l’Université Georgetown,

Washington D.C. Elle entendit un jour l’une de ses étudiantes demander quel était le

parcours d’un tee-shirt, dans les conditions actuelles de production du coton, de la

fabrication des vêtements eux-mêmes et enfin de leur commercialisation. Elle se prit

au jeu de ces questions et voulut y répondre très concrètement.

CHRISTIAN COMELIAU

PIETRA RIVOLILES AVENTURES D’UN TEE-SHIRTDANS L’ÉCONOMIE MONDIALISÉEtrad. de l’anglais (USA) par André Cabannes

Fayard éd., 360 p., 20 euros

Le commerce international illustré :les réalités ne sont pas toujours

conformes aux théories

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d’ailleurs son livre en affirmant qu’au termede ses voyages, elle en est « venue à voirdans les questions de commerce internatio-nal un problème moral encore plus impé-rieux que le problème économique ».D’accord en principe avec ces perspectivesde réflexion, bien sûr, je voudrais tout demême noter, pour ma part, le risque desimplisme de certaines de ces interprétationsconcernant les effets bénéfiques des échan-ges internationaux sur le développement detous les pays partenaires : que le commercedes vêtements d’occasion, et plus largementles activités dites « informelles », constituentun indice supplémentaire de l’extraordinairecapacité d’adaptation des populations afri-caines, c’est une évidence aujourd’hui bienacceptée ; mais il me paraît un peu dange-reux d’être tenté d’y voir une solution suffi-sante (c’est la même erreur que commettentà mon sens, certains partisans excessivemententhousiastes du micro-crédit), alors que lesexigences générales d’infrastructure, deservices publics et de gestion macro-écono-mique demeurent négligées.On peut ainsi souligner un autre thème

particulièrement intéressant dans cet ouvra-ge, qui mériterait discussion parce qu’il est àla fois d’une importance pratique centrale etsoumis aux risques de l’idéologie : c’est le

rôle comparé des mécanismes politiques etdes mécanismes du marché. Pietra Rivoli aparfaitement raison d’insister sur le faitqu’au-delà des idéologies claironnées parfoisde manière suspecte, c’est souvent en termespolitiques – et donc en termes de pouvoir –qu’il faut interpréter de nombreux phénomè-nes économiques, à commencer par celui dessubventions américaines aux producteurs decoton ou celui des perspectives d’un meilleuraménagement du commerce mondial àl’OMC. D’où encore l’intérêt d’un autrethème de cet ouvrage, qui est évidemmentd’une importance cruciale pour le commerceinternational : c’est celui du rapport entreprotection et libre échange. L’auteur endiscute assez finement diverses implicationsdans le monde actuel : mais peut-être le débatdevrait-il être encore clarifié, et admettre plusclairement que ces deux composantes d’orga-nisation politique du commerce internationalco-existeront nécessairement, qu’il n’y a pasd’optimum absolu dans ce domaine, que lesrapports entre protection et libre échangedoivent être analysés en termes d’intérêts enprésence, et qu’ainsi le dosage souhaitableentre ces deux composantes peut varier d’unlieu à l’autre et d’une époque à l’autre, nonpas d’abord pour des raisons idéologiques,mais parce que ce dosage dépend justement

de la nature et de la légitimité de ces intérêtsen présence.Dernier exemple que je voudrais signaler,

parce qu’il est à la fois présent et intelligem-ment illustré dans la discussion de cet ouvra-ge, mais sans déboucher sur la mise au pointconvaincante dont nous avons tous besoinaujourd’hui : il concerne les rapports entretravail, salaire et productivité. Le slogan« travailler plus pour gagner plus » est dange-reux, on l’a dit souvent, parce qu’il ignore latendance souhaitable de long terme à laréduction du temps de travail, mais surtoutparce qu’il néglige les perspectives ouvertespar l’accroissement de la productivité : si leshommes produisent davantage en un tempsréduit grâce à la mécanisation et à l’organisa-tion, il n’y a pas de raison – ni en morale, nien rationalité économique – pour que cetaccroissement de produit, et donc de revenu,ne profite qu’aux propriétaires du capital.Le simple fait que toutes ces questions, et

aussi beaucoup d’autres, viennent à l’esprit àla lecture de ce livre, même si on peut penserqu’elles ne sont pas toujours traitées avecl’ampleur que l’on aurait souhaitée, ce faittémoigne de l’utilité de tels travaux qui,malgré leur apparence anecdotique, parvien-nent à concilier l’observation de faits et laréflexion théorique.

FRANÇOIS HEISBOURGL’ÉPAISSEUR DU MONDEStock éd., 238 p., 18 euros

BERNARD CAZES

Le système-mondeet l’empire des normes

Encore un livre sur la mondialisation, direz-vous. Oui, mais sous un angle

inhabituel : celui de la géopolitique – son auteur est président de l’International

Institute of Strategic Studies de Londres – et avec cette originalité qu’il va au-delà des

questions de sécurité pour aborder les grands défis planétaires. Sur le plan sémantique

il s’agit d’une question relativement récente puisque, nous rappelle Heisbourg, le mot

« mondialisation » n’est entré dans le petit Robert qu’au début des années 60 (1).

Historiquement il s’agit d’un phénomène d’origine européenne, encore que les acci-

dents de l’histoire auraient pu faire que la mondialisation prenne naissance... en

Chine (2).

Il y a eu effectivement une premièremondialisation avant 1914, qui était euro-

centrée : « les puissances européennes régen-taient directement, ou à travers la colonisa-tion, les trois cinquièmes de la population etdu produit brut mondial ». Stefan Zweig nousen a laissé un tableau inoubliable dans LeMonde d’hier, et l’économiste autrichienJoseph Schumpeter songeait certainement àlui lorsque dans son Histoire de l’analyseéconomique il évoquait « la société capitalis-te [qui] progressait d’elle-même vers une

civilisation nouvelle lorsqu’elle a été gagnéede vitesse par l’absurde catastrophe de 1914-1918 qui a détraqué ce monde ».Le vrai sujet de L’Épaisseur du monde,

c’est en fait la « re-mondialisation » qui s’estopérée après 1945, avec deux origines trèsdifférentes. Tout d’abord les institutions deBretton Woods (1944), c’est à dire le GATT(puis l’OMC), le FMI et la Banque Mondiale,mélange de libéralisation et de régulation quia permis la mise en place d’un ordre écono-mique finalement assez stable. Ensuite, larévolution des technologies de l’information,qui a conféré à cette seconde mondialisationdes caractéristiques fort différentes de laprécédente, tenant notamment à la disjonc-tion entre transport de l’information ettransport de la matière, qui permet l’existen-ce de groupes humains – tels les réseaux

terroristes – qui ne se relient à aucun territoi-re précis.Cette nouvelle mondialisation va-t-elle se

développer sous un magistère qui ne seraitplus américain mais chinois ? Heisbourg estd’avis que le XXIe siècle ne sera pas améri-cain comme l’a été le précédent, mais il estsurtout convaincant lorsqu’il affirme qu’il nesera pas non plus chinois : il constate qued’ici 2020 la Chine aura « les atouts écono-miques, diplomatiques et militaires pourjouer un rôle de superpuissance complète »,mais pour lui cette « Chine autocratique n’estévidemment pas une pépinière d’acteursvigoureux et autonomes de la société civile »,alors que dans les décennies à venir, l’hégé-monie devra s’affirmer à travers des formes

ÉCONOMIE POLITIQUE

SUITE�

Page 28: Quinzaine littéraire 950

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CINÉMA

d’action plus diverses : « Ce n’est pas demainque la Chine “exportera” dans le mondel’équivalent d’un Greenpeace ou d’unMédecins sans frontières ».

Ce monde, pour François Heisbourg, c’estlittéralement un « monde sans maître, ou dumoins sans maître étatique unique ». Aucunedes instances existantes n’est assez fortepour y constituer un « empire de la norme »,c’est-à-dire un ensemble de règles de bonvoisinage permettant de répondre aux défistransfrontières (notamment proliférationnucléaire et réchauffement climatique) etd’assurer la pérennité du développementéconomique. Tout un chapitre très fouillé estconsacré aux multiples composantespubliques et non étatiques de ce système-monde qui sont susceptibles de contribuer àla production de normes, en particulier auxagences des Nations Unies, comme le

est probable qu’on s’est un peu trop pressé deleur donner le feu vert, ce qui a fait disparaîtretoute incitation à combattre la corruption quisévit chez eux. Cela risque en outre de rendreplus difficile la candidature des derniers paysbalkaniques, c’est-à-dire la Croatie, la Serbie,la Bosnie, la Macédoine, l’Albanie, leMonténégro et le futur Kosovo indépendant. x

1. Le « grand » Robert, consulté, nous révèleque le mot apparaît en 1953 à la fois dans leroman Bâtons dans les roues de Jacques Perret etdans l’essai d’Henri Lefebvre La Vie quotidiennedans le monde moderne.2. Le livre nous rappelle en effet qu’un édit

impérial de 1436 mit fin aux nombreuses expédi-tions qui, entre 1405 et 1433, envoyèrent desdizaines de milliers de marins chinois jusqu’enmer Rouge et au cap de Bonne Espérance.3. Groupe intergouvernemental d’experts sur

l’évolution du climat.4. L’auteur emploie cette formule à 13 reprises,

et laisse penser qu’il entend par là « la densité, lamultiplicité et la complexité des relations entreÉtats, jointes au caractère transfrontière de défiscommuns à l’humanité ». Comme disait SachaGuitry : tant de choses en si peu de mots...

François Heisbourg publiera en septembreIran, le choix des armes ? (Stock)

ÉCONOMIE POLITIQUE SUITE HEISBOURG/CAZES

Un monde sans maîtremais... pas sans garde-fous

GIEC (3), qui a joué un rôle décisif dans lamesure du réchauffement climatique.Pour François Heisbourg, cet empire de la

norme, c’est « la vision d’une sorte de social-démocratie de l’ère de la mondialisation », àlaquelle « pourrait s’opposer une sorted’anarchie dont les altermondialistes actuelsseraient une timide préfiguration ». Il estimecependant qu’ils auront beaucoup de mal àsurmonter leurs deux handicaps, à savoir lefait que d’une part délocalisations et externa-lisations s’expliquent, pour l’essentiel, par« la dictature des consommateurs », et qued’autre part, dénoncer les délocalisations enEurope ou le libre-échange agricole n’est pasun mot d’ordre très mobilisateur vis-à-vis desmasses laborieuses du Tiers Monde.L’Épaisseur du monde (4) s’achève par

quelques commentaires optimistes sur le rôleque peut jouer l’Union Européenne dans l’éla-boration des normes à venir, et il loue notam-ment – à juste titre – sa capacité à « transfor-mer des nations entières en les amenant àabsorber l’ensemble des règles caractérisantl’Union », comme elle l’a fait dans les pays del’ancien Pacte de Varsovie. Remarque tout àfait justifiée, avec tout de même un bémol :dans le cas de la Roumanie et de la Bulgarie il

Inutile de revenir longuement sur le Festival de Cannes, presque tout ayant

déjà été dit ailleurs. La Croisette demeure un endroit sans égal pour prendre connais-

sance, sinon de l’état réel du monde, du moins de sa retransmission ; les grands

cinéastes sont des sismographes, et toute qualité mise à part, aucune année cannoise

ne ressemble à une autre, tant on y perçoit de résonances, explicites ou sourdes, d’en-

jeux profonds. La célébration spectaculaire du soixantenaire fut festive, comme il se

devait. Ce que l’on vit sur l’écran l’était moins, et quitte à garder la musique de Saint-

Saëns pour introduire chaque projection, il eût mieux valu remplacer L’Aquarium par

La Danse macabre. Comme disait Villiers à son ultime moment : « On s’en souviendra

de cette planète ».

LUCIEN LOGETTE

Prescriptions pour l’été

Cannes est loin déjà. L’été est là, périodehabituellement peuplée de films

nouveaux peu désirables pour les amateursrestés à la ville. Que faire, durant ces longsjours alcyoniens ? Rattraper le terrain perdu,voir tout ce que l’on n’a pas encore vu - ouque l’on n’a pas vu depuis plusieurs décen-nies, ce qui est la même chose. Sauter d’unerétrospective à l’autre, afin de vérifier si lesfilms de Satyajit Ray gardent le mêmepouvoir d’émerveillement que lors de leurpremière vision, si Claude Sautet était bien lecinéaste petit-bourgeois si mal considéré deson vivant par-la-critique-qui-fait-l’opinion(Libération semble enfin avoir reconnu seserrements), si Orson Welles mérite toujoursson titre de meilleur réalisateur du mondeconfirmé récemment par la critique US, si lessept chefs-d’œuvre réédités de Mizoguchisont immarcescibles, si les trois premiers

titres inconnus (1959-60) de Nagisa Oshimasont dignes de leur réputation, si les films deTerence Fisher conservent le même parfumdans les nobles salles de la Cinémathèqueque dans les endroits innommables où nousles vîmes jadis et s’il est temps enfin de sortirPreston Sturges de son purgatoire pour leclasser parmi les grands auteurs hollywoodi-ens. (1)Nous parlons là du point de vue du

Parisien privilégié, submergé par l’offrequelle que soit la saison. Pour les moinsnantis, il reste, au moins dans les grandesvilles, un premier échantillonnage desproduits cannois. Même si les morceaux dechoix – la Palme d’or roumaine, lemagnifique No Country for Old Men desfrères Coen, Secret Sunshine du Coréen LeeChang-dong, De l’autre côté de Fatih Akin,Le Bannissement d’Andreï Zviaguintsev, tous

dignes d’être palmés – attendent dessemaines plus propices, quelques titresdistribués dans la foulée du Festival méritentun détour avant de disparaître. Ainsi,L’Avocat de la terreur, qui voit BarbetSchroeder tourner, cent quarante-cinqminutes durant, autour de Jacques Vergèssans en percer le mystère – mais la somme detémoignages rassemblés sur les soixantedernières années (dont les images inconnuesdes massacres de Sétif en mai 1945) et l’in-telligence des protagonistes constituent undocument exemplaire. Ainsi, Persépolis, deMarjane Satrapi et Vincent Paronnaud, adap-tation de l’autobiographie dessinée de lapremière, qui touche au plus juste, dans ladescription de son enfance iranienne, enretrouvant la saveur primitive de l’animationà l’ancienne, à l’opposé de Shrek 3 et desraffinements japonais de Miyazaki. Ainsi,

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CINÉMA

Zodiac, dans lequel David Fincher parvient àsoutenir l’intérêt de son enquête pendantdeux heures quarante, et qui ravira lesamateurs de films noirs frustrés par lespiétinements de Steven Soderbergh (Ocean’s13) ou les gamineries bruyantes de QuentinTarantino (Boulevard de la mort).Le public a pu découvrir quelques films

français présentés là-bas, officiellement oudans les sections parallèles ; nous n’y revien-drons pas, pour ne pas les accabler, leschiffres d’entrées ayant déjà rendu leurverdict – si le spectateur n’a pas toujoursraison, il n’a pas forcément toujours tort. Enrevanche, il vaudra la peine de patienterjusqu’au 15 août, date suicidaire pour unesortie, pour savourer Naissance des pieuvresde Céline Sciamma, une des petites perles dela section Un certain regard, qui, sur le sujetpourtant pas mal rebattu des adolescentestroublées, entre fascination et amitiéamoureuse, réussit haut la main l’examen depassage du premier film. Et les fidèles deJohn Cassavetes se devront de ne pas rater letrès rare Mikey and Nicki, filmé par ElaineMay en 1976 selon des méthodes si prochesde celles du maître (présence de Peter Falk,improvisations, tournage fleuve – 200 heuresde pellicule pour 2 heures de projection)qu’on pourrait l’intégrer à sa filmographie

sans que personne y trouve à dire. Sur lescinq copies prévues, quatre au moinscirculeront hors de Paris à partir du 4 juillet,il suffira de se trouver sur leur trajectoire.Nous regrettions, au début de l’an dernier,

que l’édition française de livres de cinéma selimite quasiment aux seules éditions desCahiers du cinéma. Non que celles-cidéméritent, elles font au contraire flèche detout bois, multipliant les collections, depoche et de prestige. Mais rien n’est pluslassant qu’un paysage réduit à la monocul-ture. Par bonheur, d’autres maisons semblenttenir la tête hors de l’eau, qu’il convient desoutenir afin qu’elles y parviennentlongtemps : Ramsay, rétabli après maintsdéboires, réédite dans sa précieuse collectionPoche Cinéma, outre les anciens titres, laversion actualisée du Jean Vigo, un cinémasingulier que Pierre Lherminier avait lui-même publié en 1984, ouvrage toujours aussiessentiel, enrichi d’une iconographie inédite.La collection « Cinéma & Cie » chezNouveau Monde Éditions publie desouvrages universitaires sous une forme nonjargonnante, ce qui est bien rafraîchissant :son récent Hollywood, les connexionsfrançaises, dirigé par Christian Viviani, danslequel nous sommes plongé, méritera à larentrée une recension plus circonstanciée,

mais on peut le recommander immédiatementaux esprits curieux. Les mêmes qui sedélecteront de l’opuscule signé par ClaudeGauteur (chez Séguier) consacré à Verneuil,le vrai, Louis, bien oublié désormais, maisqui fut à l’origine de quelques scénarios lesmieux venus des années trente. Enfin, un fortouvrage, doublé d’un DVD, délivré à l’in-stant, Des films pour le dire, Reflets de laShoah (Claudine Drame, éd. Metropolis),semble, au premier feuilletage, faire le pointdéfinitif sur la question. Nous en dirons plusquand nous en saurons plus, ainsi que surtous les autres livres en attente dans la pile –pourvu que l’été soit pluvieux...P.S. Dernière nouvelle : en plus de la Palme

d’or, 4 mois, 3 semaines et 2 jours a obtenu le Prixde l’Éducation nationale, qui assure au lauréat untirage en DVD à l’usage des lycéens français. Leprix vient d’être annulé par les plus hautesinstances, « en raison du sujet traité » (l’avorte-ment) ; tous ceux qui y voient l’intervention del’Opus Dei, via Christine Boutin, ne sont que desmauvaises langues, qui seront, soyons-en sûrs,bientôt démenties...

1. Terence Fisher, du 20 juin au 29 juillet,Preston Sturges du 6 au 29 juillet, Cinémathèquefrançaise. Tous les autres cinéastes dans les sallesparisiennes du Quartier latin, entre le 27 juin et lafin août.

MUSIQUE

Dans Le Style classique déjà, ce musicienaméricain avait tenté une savante étude

des compositions élaborées dès à la fin duXVIIIe siècle dans les pays germaniques etrenouvelé le jugement porté sur la filiationqui, partant des premiers « classiques vien-nois », s’étend jusqu’aux romantiques. Or ceprojet trouve ici certaines applications avecl’examen des sonates de Beethoven et uneréflexion sur la nature des affinitésqu’éventuellement elles présentent aveccelles de Haydn, Mozart ou Schubert.

Sous l’intitulé trop modeste de « petitguide », on nous propose alors une premièrepartie de caractère synthétique qui s’appliqueà mettre en lumière les spécificités de l’écri-ture ou de la forme (modèles, différentesstructures, principes du plan tonal, des modu-lations, etc.) et surtout les paramètres de l’in-terprétation, lesquels concernent les manu-scrits ou éditions comme ce qu’il convientd’appeler la « tradition » (phrasés, articula-tions, tempo, usage de la pédale, exécutiondu trille ou modifications voulues par lecompositeur lors de la révision de certainespages de jeunesse, notamment dictées parl’extension du clavier). Dans la secondepartie, chacune des trente-deux sonates faitensuite l’objet d’une analyse qui, dans unemême perspective aborde la question sousl’angle de l’écriture ou de l’interprétation, lesdeux domaines parfaitement complémen-taires comme on peut l’imaginer.Parmi les réflexions les plus captivantes

figurent alors diverses remarques sur lerespect des liaisons de phrasé que bien deséditions ont uniformisées au cours du XIXe

siècle, le bon tempo à choisir en fonction desindications métronomiques ou de la traditionissue de Mozart (particulier pour l’allegretto)et l’usage de la pédale (par exemple dans lemouvement initial de la Sonate « Au clair delune » où elle devrait être tenue durant toutela durée de cet Adagio sostenuto si célèbre).Compte tenu du bien fondé de ces observa-tions, aucun pianiste digne de ce nom nedevrait donc mésestimer ce que CharlesRosen indique sur ces pages parfois enten-dues depuis la plus petite enfance mais dontles modalités d’exécution laissent parfoiscirconspect, entre autres l’Allegretto à 2/4 dela Sonate en fa majeur, op. 54 ou le derniermouvement, Allegro ma non troppo, égale-ment à 2/4, de la Sonate en fa mineur, op. 57,dite « Appassionata ».En conséquence, il convient de préciser

d’abord que cet ouvrage ne s’adresse qu’àceux qui pratiquent l’analyse à un niveausupérieur et qui, si possible, n’ignorent riendes contingences de l’interprétation. Certes,un CD vient illustrer quelques une des thèsesdéfendues, mais de très nombreux exemplesmusicaux restent à lire ou à déchiffrer si l’onveut vraiment suivre les démonstrationsenvisagées, lesquelles exigent à la fois des

SUITE�

Pour les interprètes comme les musicologues, la parution d’un ouvrage de

Charles Rosen se fête comme un événement d’autant plus opportun qu’il offre toujours

matière à renouveler l’approche des grandes œuvres et à se pencher sur des questions

que, brillant pianiste autant qu’érudit et analyste raffiné, il compte parmi les rares

personnalités à pouvoir poser avec toute leur pertinence.

FRANÇOIS SABATIER

CHARLES ROSENLES SONATES POUR PIANODE BEETHOVEN. UN PETIT GUIDEtrad. de l’anglais par Anne Chapoulotet Georges BlochGallimard éd., 333 p.et un CD, 24 euros

Beautés et mystèresdu discours sonore

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Diane MEUR, Les vivants et lesombres, éd. Sabine Wespieser, sortie le23 août.Une saga familiale sur près d’un

siècle et plus de sept cents pages vuesurtout du côté des femmes dans cetteGalicie qui, nonobstant les révolutionsde 1848 et les secousses de la GrandeGuerre, ont continué à vivre recluses.Son précédent roman remonte à cinq anschez la même éditrice.

Thibault de MONTAIGU, Unjeune homme triste, éd. Fayard, sortie le16 août.Il y a des couples heureux.

Emmanuel et Camille en sont, en appa-rence. Pour se persuader qu’ils le sontvraiment, ils s’offrent un week-end àDeauville. Leur jeunesse y apprend lamélancolie.

Eugène NICOLE, Alaska, éd. del’Olivier, sortie le 23 août.Trois ans après son premier roman

paru chez le même éditeur, ce spécialistede Proust (et son éditeur dans le Livre dePoche) nous conte l’histoire d’un univer-sitaire nommé quelque part dans le grandnord. L’auteur enseigne lui-même la litté-rature française à New York.

Éric PARADESI, Séquelles ordi-naires, éd. Gallimard, sortie le 6septembre.Venu à l’écriture par le cinéma, l’au-

teur s’intéresse à ce qui dans « le regarddes humains subit parfois un phénomèned’éclipse ».

Thierry du SORBIER, Le stagiaireamoureux, éd. Buchet/Chastel, sortie le23 août.C’est l’histoire d’un directeur de jour-

nal, Massicot, qui croit que sans lui AuCourrier d’Avesnes coulerait. Quand unstagiaire fait son intrusion, beau garçon enplus. Il y a deux ans, un premier roman,Ottaviana, était sorti chez le même éditeur.

Pierre SYLVAIN, Julien Letrouvé,colporteur, éd. Verdier, sortie le 6septembre.À l’origine de la vocation de Julien,

il y a une paysanne qui lisait à voixhaute la littérature de colporteur.L’enfant fut définitivement séduit par leslivres. À son tour il ira porter cettebonne parole et vendre dans les chau-mières cham-penoises les volumes de laBibliothèque Bleue. Seulement laRévolution bat alors son plein et Valmyn’a pas tout à fait la même couleur.

Yasmina TRABOULSI, Orangesamères, éd. Mercure de France, sortie le

30 août.L’action se passe dans la haute bour-

geoisie de Beyrouth où l’on boit duchampagne et danse sur du Gardel. Leculte des apparences y est tel qu’unefemme plaquée par son mari, envolé avecsa meilleure amie, préfère faire croire queledit mari est mort. La petite comédie vatrès loin, seulement elle est vite rattrapéepar l’histoire et les conflits du Liban.

Anne-Constance VIGIER, Entremes mains, éd. Joelle Losfeld, sortie le23 août.Une jeune mathématicienne (comme

la narratrice) rencontre un concertiste.Ils se marient et elle tombe enceinte.Rien de plus conventionnel, sauf qu’il yfaut beaucoup de résolution pour unefemme si réservée. Et de l’humour aussi.

ÉRIC PHALIPPOU

SUITE ROSEN/SABATIERMUSIQUE

connaissances techniques et une bonneoreille.Cet ouvrage témoigne, par ailleurs, des

prédilections de notre époque pour uneapproche scientifique du matériel mis à ladisposition de l’exécutant (un texte conformeaux intentions du compositeur, certes corrigélorsque les fautes sont évidentes, mais capa-ble d’en restituer aussi toutes les indicationsde nuances, articulations, phrasés, agogique,crescendos ou silences et un instrumentariumen conformité). Face à l’abondance des argu-ments en faveur des reconstitutionsd’époque, l’auteur fait cependant preuved’une sage tolérance et reconnaît que si l’onne souhaite pas jouer sur un piano-forte enprésence de trente personnes (situationpropre aux salons viennois fréquentés parBeethoven), il convient de s’adapter à ungrand piano de concert moderne qui sonnera

avec plénitude dans une salle de deux milleplaces mais exigera une sensible révision desindications fournies par la partition.Ceux qui enfin, attendent d’un ouvrage de

ce type quelques considérations historiques ouesthétiques – voire des perspectives en rapportavec le courant romantique alors en pleineascension dans les pays germaniques –, enseront par ailleurs pour leurs frais. Non seule-ment Charles Rosen néglige la “ petitehistoire“ (A qui s’adresse telle sonate ?Quelles sont les circonstances de la composi-tion de telle autre ?), mais il ne souligne pasmême l’intrusion d’une dimension quasi poli-tique dans le cadre de la Sonate en la bémol,op. 22 (Marche funèbre sur la mort d’unhéros) et, à l’opposé de certaines thèses – il estvrai discutables –, note à propos duprogramme supposé de l’op. 31, n°2 :« Beethoven aurait dit s’être inspiré, pour

cette œuvre de La Tempête de Shakespeare : sic’est vrai, il n’a probablement pas lu grandchose d’autre que le titre, mais cette sonate luidoit son nom ».Comme l’auteur se montre en outre adver-

saire convaincu de « l’écriture sur la musiquequi prétend substituer à cette dernière uneespèce de pseudo-poésie ou, pis encore, unesorte de spéculation philosophique superfi-cielle », l’ouvrage se limiterait-il alors aurelevé très technique de phénomènes acous-tiques ? Par bonheur, cette apparente objec-tivité, loin de réduire le discours sonore à desdonnées solfégiques ou théoriques, en révèleles beautés ou tente d’en sonder les mystères,en justifie les orientations et tient avec saga-cité le registre des traits de génie qui élèventce corpus au rang de chef-d’œuvre occiden-tal, toutes pensées dont chaque lecteur tireraprofit.

Guiches s’affirme d’abord comme natura-liste, publie des romans dans la mouvancezolienne avec quelque succès, s’essaye authéâtre, connaît même une sorte de notoriété,à vrai dire de mauvais aloi, en devenant (LeFigaro du 18 août 1887) un des cinqsignataires du « Manifeste contre la Terre »qui rompait avec Zola en l’accusant d’obs-cénité – diatribe opportuniste de jeunes disci-ples frustrés malheureusement relayée parAnatole France au nom d’un bon goût assezdaté.Cette péripétie bien parisienne, dont les

auteurs principaux (Rosny dit plus tard Aînéet Paul Margueritte, cousin de Mallarmé )eurent l’honorable souci de se montrerhonteux plus tard, n’est pas, pour nouslecteurs du XXIe siècle la raison principale del’intérêt que nous prenons à lire les deuxvolumineux volets des Mémoires de Guichesque l’excellent spécialiste d’une brillante finde siècle qu’est René-Pierre Colin a choisi depublier dans une édition collective trèssoignée.Guiches n’était sans doute ni un romancier

ni un dramaturge de premier ordre, mais c’estun chroniqueur attachant, dont l’évocationd’un lointain passé (Au Banquet de la vieparaît en 1925 seulement) est pleine encored’une vivacité et d’une allégresse robora-tives. Et puis cet homme-là a vraiment côtoyéet aimé des gens qui n’étaient pas descuistres. Ses portraits d'écrivains aussi

considérables que Barbey, Huysmans,Villiers de l’Isle-Adam, portraits sous-tenduspar une admiration sincère, paraissent criantsde vérité et demeurent touchants comme l'esttoujours la révérence devant la grandeur.Ils étaient presque tous gueux comme des

rats, ces plumitifs aujourd'hui illustres ! Ledénuement du Connétable dans l'uniquepièce où il gîte rue Rousselet et qu’il appelleson « tournebride » est même poignant.Huysmans, qui lui a un emploi au Ministèrede l’Intérieur, maudit Léon Bloy, l'éterneltapeur, qu'il nourrit néanmoins. Mallarmévivote. Villiers, qui élève tant bien que malle fils qu’'il a eu de sa servante-maîtresse,court après trois sous. Guiches lui-même, sonposte d’intérimaire à la vérité inutile n’ayantpas été renouvelé au Gaz, connaît plus de basque de hauts.Seul ou presque parmi ceux qu’il fréquente

assidûment, Edmond de Goncourt est vrai-ment à son aise. Est-ce la raison pour laquel-le Guiches, d'une réelle bienveillance etmême d'une charité évangélique dans le tri deses souvenirs, montre l’auteur du Journal,dans le grenier où il attend en bâillantAlphonse Daudet, son boute-en-train, sousles traits d’un vieil égoïste de sa personne,grossier et franchement odieux, ou bien lemémorialiste, en cette occasion commeailleurs, se montre-t-il seulement exact ettristement véridique ?

MAURICE MOURIER

GUSTAVE GUICHESAU BANQUET DE LAVIEÉdition éablie et annotéepar René-Pierre Colin et Éric WalbecqDu Lérot éd., 345 p., 40 euros

Gustave Guiches (1860-1935), aujour-d’hui à peu près inconnu, fils de petits-bour-geois très pieux du Lot, « monte » à Parisfaire son droit en 1879, échoue à l’examenmais est repêché par son beau-frère qui luitrouve un emploi de gratte-papier dans lacapitale à la Compagnie parisienned’Eclairage et de Chauffage par le Gaz.Dévoré d’ambition littéraire, fort honnêtehomme au demeurant, il va peu à peu nouerune foule de relations utiles d’abord dansle milieu restreint des gens de lettres origi-naires du Quercy, puis auprès des natural-istes. C’est l’époque des Salons, dontcelui, modeste mais fort bien fréquenté, dubon Charles Buet, un Savoyard ami de sonpère. On y rencontre l’ancêtre Barbeyd’Aurevilly, dit « le Connétable », Léon Bloydit « l’Imprécateur », Joséphin Péladan, alias« le Sâr », François Coppée, MauriceRollinat, Huysmans, Bourget, Tailhade, JeanLorrain.

Romans de la rentrée (fin)

Nous republions l’article, malheureuse-ment amputé, de Maurice Mourier (Q. L.n°947).

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Comme une apparition, la formule estempruntée à Antoine Doinel, le person-

nage de François Truffaut, découvrant,sidéré, la sublime Madame Tabard en traind’essayer nuitamment une paire d’escarpinsdans le magasin de son dinosaure de mari :Baisers volés (1968).Ce livre insolite n’a rien d’une biographie

et c’est par là qu’il intéresse. L’auteur mêlequantité d’éléments autobiographiques à sarêverie sur DS – une aubaine, ces initiales –dont quatre-vingt-dix-huit séquences dûmentnumérotées sont censées construire unportrait : « Oui, écrire comme on peindrait un“portrait”, variant selon la lumière, quelquechose d’éclaté, d’inachevé. Pas du savoir, dupréfabriqué, non : un “portrait” mouvant. »Il est dit ailleurs qu’il s’agit d’un « travaild’aquarelliste ».Au lecteur, naturellement et dans ce désor-

dre voulu, de retrouver l’aura de l’actrice : sanaissance libanaise, ses séjours new-yorkaiset son passage à l’Actor’s Studio, sa voix sirare, ses chansons perdues, ses proches – unpeu –, son lieu de vie parisien, sa moto verte,

ses positions féministes aux grandes heuresdu MLF. Le théâtre est un art de l’éphémère.François Poirié en est réduit à des souvenirs,alors que les films restent disponibles. On atout loisir de se les repasser en boucle et leplaisir est sans fin. Il sera maintes fois ques-tion d’India Song (1975) et de MargueriteDuras, des deux films d’Alain Resnais :L’année dernière à Marienbad (1960 ) etMuriel (1975). Autre « apparition », celle dela fée des Lilas, dans le Peau d’âne deJacques Demy, en 1970. Et n’oublions pasl’inoubliable Jeanne Dielman épluchant sespommes de terre, dans le film éponyme deChantal Akerman (1975). Ce rapport obses-sionnel qui parfois peut atteindre au délire estun phénomène de société et il y a des motspour le dire. Tel acteur ou chanteur devientune « idole ». Ses films ou ses disques sontsuivis du mot « culte » : « Peut-on affirmerbrutalement, sans sombrer dans le ridicule,que Delphine Seyrig est une icône gay ? Non,on ne le peut pas. Celles et ceux qui admirentDelphine forment une communauté secrète,sans codes, sans rites, mais réelle. »La période au cours de laquelle ce livre

s’est élaboré s’inscrit donc largement dans letexte et François Poirié s’en explique. Sapassion pour Delphine Seyrig est autre chosequ’une simple occasion de parler de soi :« Oui, ce sont des femmes qui font écrire(Bulle Ogier pour le pluriel). Et notre vie toutaussi bien. Pourquoi pas ? » Il n’hésite pas à

remplir le questionnaire de Proust au nom deDelphine et le souvenir de la fameuseformule flaubertienne revient à tout moment :« Finalement, à quelques détails près, j’au-rais pu être Delphine Seyrig » ou, ailleurs :« Ce livre autour de et sur DS, autour de etsur moi. » Or, pour lui, ce livre est un livre dedeuil.Il l’écrit juste un an après la mort d’un

frère bien-aimé dont le souvenir assiège sonesprit et sa sensibilité. Omniprésente, aussi,la pensée de son compagnon très cher, R.,dont la beauté l’occupe autant que les sautesd’humeur. François Poirié va jusqu’à s’in-venter un double qu’il nomme Duroc et avecqui il ne cesse de ferrailler. Parler de DS,c’est aussi évoquer ses goûts à lui, les menusfaits de sa vie quotidienne, des scènes de rue,des « histoires de petites filles » ou deshistoires belges. La contamination estconstante et susceptible de déconcerter. Maisil s’agit d’une passion et celles de FrançoisPoirié font long feu. A tout seigneur touthonneur, l’auteur de la Recherche du tempsperdu nous a mieux que personne appriscomment la passion habite sa victime et lamange. Ici, l’effet est plutôt bénéfique : « Parparenthèse, je n’ai jamais, à ce jour, parlé deDelphine Seyrig avec mon psy : l’amour queje lui porte n’est pas une névrose, puisqu’ilme fait vivre lumineusement. » Qui ditmieux !

AGNÈS VAQUIN

FRANÇOIS POIRIÉCOMME UNE APPARITIONDelphine Seyrig portraitActes Sud éd., 148 p., 18 euros

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La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire :Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi

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