Qui a volé la Jocondeblogs.ac-amiens.fr/.../tapuscrits/Qui_a_vole__la_Joconde.pdfEn attendant que...
Transcript of Qui a volé la Jocondeblogs.ac-amiens.fr/.../tapuscrits/Qui_a_vole__la_Joconde.pdfEn attendant que...
Qui a volé la Joconde ?
Un récit de Béatrice Nicodème Illustré par Daniel Maja
Pour parler d'une chose impossible, on disait autrefois : «Autant décrocher La Joconde ou emporter les tours de Notre-Dame.» Pourtant, un matin de l'été 1911, le célèbre tableau de Léonard de Vinci a disparu du musée...
CHRONOLOGIE 1479: Naissance de Lisa Maria Gherardini, futur modèle de La. Joconde. 1495 : Lisa Gherardini épouse Francesco di Bartolomeo di Zanoli del Giocondo, un riche marchand de Florence. 1503-1506 : Léonard de Vinci peint La. Joconde, probablement suite à une commande de Francesco del Giocondo. Le peintre ne livrera jamais le tableau... 1516 : Léonard part pour la France, à l'invitation de François 1er, il emporte La Joconde dans ses bagages. 1519 : Mort de Léonard de Vinci. 1804 : La. Joconde prend sa place au Louvre, transformé en musée en 1793. 1881 : Naissance de Vincenzo Peruggia. 21 août 1911 : La Joconde est volée au Louvre par Vincenzo Peruggia. On ne découvre sa disparition que le lendemain. 1913 : La Joconde est retrouvée à Florence, chez son voleur. 1940-1944 : Pendant l'occupation de la France par les Allemands, La Joconde est cachée dans divers lieux, dont le château d'Amboise (ancienne résidence de François 1er). 1956 : Un touriste bolivien jette une pierre sur La Joconde. Depuis cet incident, une vitrine blindée protège le tableau.
Les personnages :
La Joconde Vincenzo Perrugia, le voleur Louis Béroud, le peintre
Je me présente… Mon nom est Monna Lisa, mais on m'appelle aussi Joconde. Je suis
née à Florence au début du XVIème siècle, sous le pinceau de
Léonard de Vinci. J'ai toujours vécu au musée du Louvre, sauf
pendant les quatre années que j'ai passées aux Tuileries, dans la
chambre de Napoléon Bonaparte. Nous sommes maintenant en 1911.
J'ai donc environ 400 ans... Autant dire que je suis une très vieille
femme ! Pourtant, je n'ai pour ainsi dire pas vieilli. Peut-être mon
teint s'est-il un peu terni, en même temps que mon vernis craquelait
imperceptiblement... Mais mes yeux n'ont rien perdu de leur
mystère, ni mon sourire de son charme. D'ailleurs, les regards
admiratifs des visiteurs qui s'agglutinent chaque jour devant moi
sont là pour me rassurer sur ma beauté... On tient tellement à moi
qu'on a pris soin, l'an dernier, de me recouvrir d'une vitre pour me protéger des agressions
possibles ! Pas de doute, je suis un des tableaux les plus célèbres du monde. Et, comme toute
grande œuvre d'art, je suis éternelle. Que pourrait-il m'arriver?
Où est-elle donc passée ? Bien qu'il soit encore tôt, en ce 22 août 1911, le soleil qui brille dans un ciel sans nuages
annonce une journée aussi étouffante que les précédentes. Aussi M. Béroud songe-t-il avec
plaisir à la fraîcheur qui l'attend derrière les murs épais du musée du Louvre. Il a hâte de
s'installer derrière son chevalet et de l'attaquer au sujet qu'il a en tête : une Parisienne
élégante en train de rajuster sa coiffure devant la vitre de La Joconde.
Il franchit la grande porte d'un pas rapide, parcourt la galerie et pénètre dans le Salon
Carré. C'est là que se trouvent les œuvres des plus grands noms de la peinture : Véronèse,
Rubens, Raphaël, Titien et, bien sûr, Léonard de Vinci et sa Joconde, portrait de Monna Lisa.
A l’entrée du Salon Carré, M. Béroud s'immobilise, stupéfait : sur le mur, à l'endroit où il
aurait dû croiser le célèbre regard énigmatique, l'attendent quatre vilains clous de fer : elle
est partie ! Quelle déception !
Le peintre se reprend vite. La belle Florentine se trouve sans doute en tête à tête avec le
photographe des Musées nationaux, dans la pièce où celui-ci a l'habitude de transporter les
toiles qu'il veut reproduire. En attendant que le tableau ait repris sa place, M. Béroud décide
de crayonner une esquisse. Il a assez souvent admiré La Joconde pour pouvoir la croquer1 de
mémoire !
Mais les minutes passent, et La Joconde ne revient pas. On envoie quelqu'un à l'atelier du
photographe, sans succès. Peut-être le tableau est-il chez l'un des conservateurs ? On court,
on frappe aux portes des bureaux...
1 Dessiner rapidement
Non, personne n'a vu le tableau du grand Léonard. Et, après avoir parcouru couloirs, salles et
escaliers, interrogé les gardiens, trotté de tous côtés dans un musée du Louvre qui commence
à ressembler à une fourmilière, il faut bien se rendre à l'évidence: La Joconde n'est nulle
part ! M. Bénédite, qui dirige le musée pendant que son directeur est en vacances, court à la
Préfecture de police. La barbiche en bataille, il annonce la catastrophe au préfet de police
Lépine, et tous deux reviennent tambour battant au Louvre. Ils y sont bientôt rejoints par M.
Hamard, directeur de la Sûreté, et une soixantaine de policiers.
- Il faut faire sortir tous les visiteurs ! décrète M. Hamard. Après les avoir fouillés un par
un, bien entendu.
En même temps, on interdit l'accès au musée. Dans un Louvre désert, il sera plus facile de
s'assurer que la belle disparue ne se cache pas dans quelque recoin...
- Si quelqu'un était sorti avec le tableau sous le bras, on l’aurait vu, tout de même ! proteste
un gardien.
Pourtant, une fouille minutieuse - jusque sur le toit ! - reste sans résultat. Ou plutôt si, on
trouve quelque chose... Mais quelque chose d'extrêmement inquiétant, qui prouve que la belle
Monna Lisa s'est bel et bien envolée : dans un escalier, le cadre de La Joconde est appuyé de
guingois contre le mur... et le cadre est vide !
- Comment diable... bafouille M. Bénédite.
Il a raison d'être perplexe : si le tableau avait été peint sur une toile, le voleur aurait pu la
rouler et la glisser sous sa redingote ; mais le panneau sur lequel Léonard de Vinci a fixé les
traits de Monna Lisa est en bois, et il mesure 77centimètres sur 53... Comment diable le
voleur s'y est-il pris pour quitter le Louvre sans être vu ?
Le sais-tu ?
Au-delà du génie hors normes de son créateur et des spéculations sur l’identité du modèle, la Joconde est avant
tout une peinture exceptionnelle, tout simplement par ses qualités artistiques et techniques.
Le sourire
Mystérieux, impénétrable, serein énigmatique : le sourire de la Joconde est peut-être tout
simplement… indescriptible. Une chose est sûre, alors que les portraits de l’époque
représentaient presque toujours leurs modèles accompagnés d’un symbole personnel (couronne
ou branche de laurier, globe terrestre, hermine, lys…), le Joconde pose en toute modestie, sans
bijou ni accessoire, juste parée de son si célèbre sourire. Léonard de Vinci a-t-il voulu faire allusion au
patronyme de la belle « Giaconda », épouse de Francesco del Giocondo, giocondo en italien signifiant heureux,
serein… La Gioconda serait-elle un portrait en guise de symbole du bonheur humain, miracle au cœur du monde
mystérieux et parfois hostile ?
Le voile
Aviez-vous remarqué le fin voile noir qui couvre la chevelure de Monna Lisa ? Il ne s’agit pas
d’un signe de deuil mais d’une coiffure classique pour une jeune épouse au début du XVIè siècle
en Italie ? La finesse du voile est tout simplement aérienne. Sa ligne noire, bien nette sur le
front de la jeune femme, est l’une des rares du tableau qui ne soit pas estompée par la
technique du « sfumato » chère à Léonard de Vinci.
Les mains
Potelées, tendres, trop lisses et trop parfaites pour être réellement humaines, les mains de
Monna Lisa au modelé pourtant si naturel et à la position croisée contribuent à faire de la
Joconde… la Joconde. Détail étrange : bien que Léonard de Vinci, si perfectionniste, ait
travaillé plusieurs années afin de peaufiner son œuvre, le contour de l’index de la main droite
est toujours resté inachevé.
Le drapé
La sobriété du costume de Monna Lisa aux tonalités brunes et ocres contrastent avec les bleus
vifs et les ors des portraits de la Renaissance. La tunique de la Joconde a cependant offert au
peintre une nouvelle occasion de démontrer sa passion et son talent pour le drapé. Pour Léonard
de Vinci, un vêtement devait absolument avoir l’air « habité ». Il étudia et peignit souvent
pendant des heures des étoffes mouillées et enduites de terre afin d’obtenir un effet aussi réaliste qui
possible, créant des effets sculpturaux qui firent l’admiration de ses contemporains.
Le pont
Dans ce paysage austère, minéral et quasiment sauvage, un petit pont dénote pourtant une
trace humaine. La ligne de cette construction rappelle celle du pont de Buriano, près d’Arezzo
en Toscane, qui aurait servi de modèle au peintre. Détail amusant : à l’époque où il peignit la
Joconde, Léonard de Vinci était largement plus connu et employé par les princes pour ses
talents d’ingénieur hydraulique que pour son génie artistique.
Le chemin sinueux
Partant du buste de la Joconde et poursuivant ensuite sa course dans le chaos des roches, ce
petit chemin sinueux semble créer un lien entre sérénité un peu lisse du personnage et l’état
sauvage du paysage. Léonard de Vinci relie ainsi Monna Lisa au monde qui l’entoure. Au-delà du
portrait, était-ce un moyen pour le peintre de susciter une réflexion sur les mystères de
l’univers et de la destinée humaine ?
La capitale en émoi LE LOUVRE A PERDU LA JOCONDE ! Au matin du 23 août, ce titre incroyable court à la
une de tous les journaux. Attroupés autour des kiosques, les Parisiens sont obligés de le
relire plusieurs fois pour s’imprégner de l'effarante nouvelle.
- C'est peut-être un canular ? hasarde un jeune homme élégant en tortillant sa moustache.
- J'en doute ! bougonne un banquier à la mine rébarbative. D'ailleurs, cela devait arriver un
jour... On entre au Louvre comme dans un moulin. J'ai toujours dit que les tableaux les plus
précieux devraient être scellés dans le mur.
Le jeune homme hausse les épaules.
- Scellés ? Et comment les sauverait-on si un incendie se déclarait ?
- Je sais ce que je dis ! s'obstine le banquier en brandissant son journal. Vous n'avez qu'à lire
vous-même : les journalistes sont tous de mon avis. Le Louvre est une pétaudière2 !
C'est vrai, la presse est unanime : Le Temps, Paris-Journal, Le Figaro, Le Gaulois... tous les
quotidiens incriminent la mauvaise organisation du grand musée parisien.
« Où est-elle ? Qui l'a ravie ? lit-on dans L’Excelsior. Hier soir, on ne le savait pas encore. Il
est un fait certain : c'est que le Louvre est insuffisamment gardé. La disparition de La
Joconde en fournit une preuve lamentable. »
- Si on se met à croire les journalistes... ricane le jeune homme. Ils ne savent pas quoi
inventer pour augmenter leur tirage. C'est peut-être l’un d'entre eux qui a fait le coup : dans
quelques jours, il publiera le récit de son exploit et son journal se vendra à des milliers
d'exemplaires !
- Je crois plutôt que le voleur est un fou, intervient une ménagère. Un malade tombé
amoureux de Monna Lisa, peut-être ? Dans ce cas, on ne la reverra jamais !
La théorie du banquier à barbiche, pour être différente, n'en est guère plus rassurante.
- Si vous voulez mon avis, il s'agit d'un collectionneur, quelque riche Américain qui est déjà
en train de voguer sur l'Atlantique...
- Impossible ! réplique le jeune élégant. Il aurait été pris au moment d'embarquer. Vous
pensez bien que la police a donné des consignes à tous les services de douane.
- Les policiers ! maugrée le banquier. Tous des fainéants ! Si on compte sur eux, on n'est pas
près de retrouver La Joconde...
Enquête Contrairement à ce que prétend le banquier, les hommes de la Sûreté se démènent de tous
côtés, interrogeant sans relâche les membres du personnel. Ils disposent maintenant d'un
indice capital : sur la vitre qui protégeait le tableau, et qu'on a retrouvée dans son cadre,
figurent plusieurs empreintes digitales. L'une d'elles, celle d'un pouce, est particulièrement
nette. Le chef du service anthropométrique3 de la police, M. Bertillon, se frotte les mains.
2 Endroit où règne le désordre 3 L’anthropométrie est l’étude des proportions du corps humain
- Nous allons relever les empreintes de tous les employés du Louvre, décide-t-il. Ainsi que
celles des ouvriers qui y ont récemment travaillé. Et tout le monde, y compris le directeur et
les conservateurs4, de tremper ses doigts dans l'encre et de les appliquer sur les petits
cartons de M. Bertillon. Hélas ! aucune empreinte ne correspond à celles qui ont été trouvées
sur la vitre...
Tandis que M. Bertillon scrute ses fiches une à une en s'arrachant les cheveux, les
interrogatoires se poursuivent. Et il faut bien admettre que ce qu'ils apprennent aux
enquêteurs apporte de l'eau au moulin5 des journalistes. Le matin du vol, la plupart des
gardiens n'étaient pas à leur poste : ils s'occupaient du nettoyage ou du transport des
tableaux...
La clé de la salle où se trouvait La Joconde est placée en permanence dans une boîte à la
portée de toutes les mains...
Enfin, le matin du vol, la porte du musée donnant sur le quai du Louvre est restée longtemps
grande ouverte, pendant que le portier s'affairait à nettoyer le trottoir... Tant de
négligences transforment le musée du Louvre en un paradis pour les voleurs. S'emparer de La
Joconde était à peine plus risqué que de chaparder une pomme sur un étal de marché !
On pense maintenant savoir comment le voleur a procédé. On a remarqué, en effet, que
quelqu'un avait commencé à dévisser la serrure de la porte du Sphinx. Or cette porte donne
sur l'escalier dans lequel a été retrouvé le cadre.
La Joconde sous le bras, le voleur est probablement allé se réfugier dans cet escalier peu
fréquenté. Après avoir retiré le tableau de son cadre, il s'est attaqué à la porte. Puis, comme
la serrure lui résistait, il a décidé de trouver une autre sortie : la porte Jean-Goujon, par
exemple, qui se trouve tout près de l'atelier de moulage. Le portier, habitué à voir défiler
des clients, a pu laisser passer l'individu en négligeant de lui demander ce qu'il portait dans
son grand paquet.
- Ce qui signifie que notre homme connaît bien les habitudes du musée, conclut M. Hamard. Je
donnerais ma tête à couper qu'il y a travaillé !
Plus blafard que jamais, le visage maigre de M. Bertillon s'allonge encore.
- Si c'était le cas, ses empreintes l'auraient trahi.
4 Ils administrent et organisent le musée 5 « Apporter de l’eau au moulin de… » : expression qui signifie « donner raison ».
Le sais-tu ?
La Joconde est-elle un portrait ? Sans aucun doute. Et le tableau figure même parmi les premiers portraits non
religieux de la Renaissance italienne. Comme le voulait la tradition, le modèle de Léonard de Vinci ne pose pas
devant un fond neutre, mais devant un vaste paysage. A priori simple, la construction de ce tableau est pourtant
plus subtile qu’il n’y paraît et transgresse un certain nombre de codes, faisant de l’œuvre de Léonard un portrait
pas tout à fait comme les autres.
Le fauteuil
Les mains de Monna Lisa reposent sur un accoudoir de bois qui occupent le
premier plan du tableau. Discrètement mais sûrement, le fauteuil arrondi
sur lequel elle est assise marque une frontière entre le modèle et le
spectateur. Ce support judicieusement placé permet également au peintre
de positionner les mains de la Joconde et d’offrir un appui stable à son
buste, campé bien droit au centre du tableau.
La loggia
Monna Lisa est installée devant un parapet encadré de deux colonnettes
dont on distingue les prémices à gauche et à droite de sa poitrine.
L’ensemble forme une sorte de petit balcon ou de loggia. Contrairement aux
habitudes de l’époque, Léonard de Vinci a choisi de placer son modèle
devant et non derrière le parapet. Monna Lisa semble ainsi très proche du
spectateur, comme prête à jaillir de la toile.
Le paysage
La loggia surplombe un paysage chaotique, étrangement cadré en vue
aérienne. A droite du visage de la Joconde, une ligne arrive à hauteur de
ses pommettes. Il semble s’agir d’un lac d’altitude dont la surface est
bizarrement inclinée vers la droite. A gauche de la jeune femme, un très
court segment gris-bleu placé parmi les pics rocheux vient rappeler la
ligne du lac. Observez le tableau à bonne distance : ces deux éléments
ne suggèrent-ils pas un horizon qui joue avec le regard du modèle et
donne toute sa profondeur au paysage ?
Que vais-je devenir ? Quel prétentieux, ce M. Bertillon ! Moi, Monna Lisa, je sais bien qu'il se trompe... L'homme
qui m’a enlevée a en effet travaillé au Louvre. Seulement, voilà : bien qu'il ait été convoqué
par deux fois au service de l’identité judiciaire, il n'a pas trempé ses doigts dans l’encre de
M. Bertillon. Comment l'œil de lynx de M. Hamard a-t-il pu laisser échapper ce détail ?
Il aurait d'ailleurs suffi que M. Bertillon compare les empreintes de la vitre avec celles qu'il a
dans ses dossiers. Comme mon kidnappeur a déjà été condamné en France, ses empreintes
figurent dans le fichier de l'identité judiciaire. On l'aurait retrouvé en quelques heures et je
ne serais pas, aujourd'hui, enfermée dans une caisse, au fond d'un réduit sombre et humide...
Je me demande comment finira cette aventure, mais ce qui est sûr, c'est que je ne suis pas
près de l'oublier... Il était très tôt, le matin du 21 août, quand un homme bien portant
moustache est entré dans le Salon Carré. Il s'est dirigé droit sur moi et m'a décrochée du
mur, avant de m'emporter vers un petit escalier désert. Là, il a essayé de dévisser la
serrure, sans succès. Alors il a démonté mon cadre, m'a recouverte avec une blouse, et a
gagné le grand escalier d'un air dégagé. Puis, sans que personne ne lui pose la moindre
question, il est sorti par la porte qui donne sur le quai, ni vu ni connu. Quelle audace !
Une fois arrivé chez lui, il m'a enfermée dans une caisse... Il avait sans doute peur que
l'humidité ne m'abîme le teint. Il était bien temps de se soucier de ma santé ! Bien entendu,
j'ignore totalement ce que cette crapule compte faire de moi. Il n'espère tout de même pas
me revendre à l'étranger, alors que je suis connue dans le monde entier ! Aucun amateur
d'art ne prendrait le risque d'acheter un tableau volé ! Cet homme est sûrement fou.
Je me demande si on me retrouvera un jour...
Ce n’est pourtant pas faute de mettre tout le monde à contribution. On a promis des
récompenses mirifiques6 à toute personne qui donnerait un renseignement intéressant. Même
les voyantes et les tireuses de cartes se sont mises de la partie. Mais elles disent toutes
n’importe quoi...
Sur les boulevards, dans les cafés, dans les salons, on ne parle plus que de moi. Et le 29 août,
quand on a rouvert le Louvre, une foule innombrable est allée se recueillir devant les quatre
clous qui ont porté mon auguste7 personne. Ce succès incroyable ne me console pas vraiment
d'être enfermée dans un réduit, pendant que la police piétine lamentablement...
Une lettre Les pistes sont si nombreuses que M. Hamard ne sait plus où donner de la tête. A la gare
d'Orsay, on a repéré un individu à barbe noire qui portait un paquet de la taille du tableau
volé...
A Bordeaux, deux Anglais ont été vus, eux aussi, avec un grand paquet plat... En Gironde,
toujours, deux Allemands au comportement étrange ont déposé une malle dans une consigne...
Tous les porteurs de paquets plats deviennent suspects ! On croit avoir vu le voleur à Saint-
6 Très importantes 7 majestueuse
Nazaire, il est passé au Havre, il s'est embarqué à Dunkerque... C'est à se demander si des
dizaines de Joconde ne sillonnent pas les routes de France !
Certaines pistes conduisent même à l'étranger. Ainsi, un détective privé hollandais a écrit au
préfet de Paris pour lui annoncer qu'il sait où se trouve le tableau disparu. Deux inspecteurs
ont aussitôt été dépêchés à Gand8... Ils sont revenus bredouilles.
De Londres à Berlin, en passant par la Belgique et la Hollande, les inspecteurs de police
voyagent beaucoup au cours de l'année 1911. Mais La Joconde reste introuvable.
A Paris, il ne se passe pas de jour sans qu'on croie être sur le point de mettre la main sur le
voleur. On va même jusqu'à suspecter - et arrêter - le poète Guillaume Apollinaire9, sous
prétexte qu'il a assez bien connu un homme qui a, un jour, dérobé des statuettes au Louvre.
Bien entendu, ce n'est là qu'une fausse piste de plus...
Et les mois passent. Deux ans après le vol, le mystère n'a toujours pas été résolu. M. Hamard
commence à penser que seul un miracle pourrait mettre fin à ce cauchemar. Par un ironique
coup du sort, c'est à Florence, la ville natale de La Joconde, que se produit finalement le
miracle...
L'antiquaire Alfredo Geri a en effet passé une petite annonce dans laquelle il proposait
d'acheter des objets d'art à bon prix. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il reçoit, en
décembre 1913, une lettre d'un certain Vincenzo Leonardi, annonçant qu'il détient La
Joconde et qu'il est prêt à la vendre 500 000 lires10 !
Perplexe, M. Geri court montrer la lettre au directeur du musée des Offices11, qui est
justement un de ses amis.
- C’est sûrement un canular, déclare l’antiquaire. Si cet homme s’appelle Vincenzo Leonardi,
moi, je suis le pape ! Et s’il a volé La Joconde, j’ai volé la tour de Pise !
Mais si cet homme disait la vérité ? On ne peut pas laisser passer pareille occasion. Rendez-
vous est donc pris entre M. Geri et « M. Leonardi ».
Celui-ci s’appelle en réalité Vincenzo Peruggia. C’est un homme assez quelconque, dont la seule
particularité est peut-être d’avoir travaillé au Louvre comme vitrier…
- Ce tableau a été peint par un de nos plus grands artistes, déclare-t-il. Je trouvais révoltant
qu’il se trouve à Paris au lieu d’être à Florence, là où il a été peint !
Le directeur du musée des Offices n’en croit pas ses oreilles… et encore moins ses yeux,
lorsque, s’étant rendu chez Vincenzo Peruggia, il se trouve effectivement face à Monna Lisa...
La Joconde, la vraie, l'unique, et non une vulgaire copie comme il l'avait redouté !
Comment Peruggia a-t-il pu s'imaginer un instant qu'on lui rachèterait La Joconde, et
qu'ensuite on le laisserait disparaître dans la nature ? On n'a jamais vu un voleur aussi naïf.
Bien entendu, le directeur du musée des Offices s'empresse d'alerter la police italienne.
Celle-ci fait une descente chez Peruggia, qui se laisse arrêter sans résistance. Décidément,
cet homme n'est pas un voleur comme les autres...
Jugé le 5 juin 1914 à Florence, il sera condamné à un an et quinze jours de réclusion. Quant à
La Joconde...
8 Ville de Belgique 9 Ce poète français (1880-1918) a eu une grande influence sur le milieu artistique de l’époque. 10 Monnaie italienne, à l’époque 11 Grand musée de Florence
La Joconde et d’autres femmes en peinture
D’où sort donc cette Joconde, brune jeune femme au sourire de Madone posée devant un paysage de
début du monde ? A l’époque où Léonard de Vinci réalise ce tableau, l’art du portrait n’en est qu’à ses
débuts. La peinture este majoritairement religieuse, et lorsqu’une femme est cadrée en gros plan, il
s’agit plutôt de la Vierge Marie que de l’épouse d’un commerçant. Pour cette œuvre, Léonard de Vinci
synthétise et s’approprie à sa façon la tradition artistique italienne, faisant de sa Joconde une petite
révolution.
Vierge à l’enfant,
Giovanni de Modena
Presque un siècle avant ka Joconde, le modèle de la beauté et de la pureté
féminine est la Vierge Marie, ici, représentée sur un fond neutre. Notez la
position du buste et de la tête, et surtout, l’orientation du regard : elles
rappellent un peu celles de la Joconde.
Petit à petit, le portrait féminin se dégagera de l’univers religieux pour offrir
de magnifiques portraits laïques12.
La Vierge et l’enfant Alessio Baldovinetti
Observez cette vierge à l’enfant. A sa gauche, un petit chemin sinueux comme
à la gauche de le Joconde. A sa droite, un cours d’eau serpente, rappelant
l’emplacement du pont placé par Léonard de Vinci dans son tableau. Autre
similitude : les montagnes, bien que la perspective soit moins plongeante et
l’échelle du paysage moins en décalage avec celle du personnage. En revanche,
selon un procédé très classique de mise en scène, la vierge est placée derrière
un parapet, alors que Monna Lisa est assise devant. Ce choix procure
l’impression que la Vierge est assise sur un balcon flottant dans les airs, alors
que la Joconde semble paisiblement installée dans une loggia surplombant la
campagne.
La Vierge et l’enfant
Sandro Botticelli
Botticelli, plus âgé que Léonard de Vinci, travailla avec lui pendant un temps,
dans l’atelier d’un peintre légendaire : Andrea del Verrochio. Bien que leurs
manières de peindre ne soient pas vraiment comparables entre elles, ils
s’inscrivent tous deux dans la tradition de la peinture italienne renaissante.
Voyez le voile transparents qui coiffe la Vierge, ne rappelle-t-il pas le voile
délicat de la Joconde ? Il s’agit d’une coiffure classique pour les jeunes
femmes, mais également d’un défi à la technique des peintres.
La Vierge et l’enfant Francesco Marmitta
Changement radical de point de vue mais dispositif identique : comme la
Joconde, la Vierge est ici installée sur un fauteuil, devant les deux
colonnettes d’une loggia qui donne sur la campagne. Mais cette fois, le
spectateur distingue à peine le paysage et toute la scène se passe à l’intérieur
de la maison.
Remarquez la synthèse subtile que Léonard de Vinci a apporté à toutes ces
mises en scènes classiques : Monna Lisa est bien assise entre des colonnettes
à l’intérieur d’une loggia, mais le peintre ne fait que les suggérer, juste ce qu’il
faut pour créer un espace concret où poser son modèle.
12 Non-religieux
Voyage triomphal Quant à moi, après avoir passé plus de deux ans au fond d'une caisse, je n'ai pas été
mécontente de revoir la lumière du jour. Et surtout, je suis bien heureuse d'être enfin à
nouveau chez moi, dans le calme du musée du Louvre.
Car, bien entendu, les Italiens étaient trop fiers que j'aie été retrouvée à Florence pour me
laisser rentrer tout de suite à Paris. Un petit séjour au musée des Offices s'imposait !
Je dois dire que j'y ai obtenu un succès triomphal. Entourée de quatre carabiniers montant la
garde, j'ai vu défiler des milliers et des milliers de personnes, prêtes à foire la queue
pendant des heures pour croiser mon regard durant quelques minutes... De Florence, on m'a
emmenée à Milan, puis à Rome. Quelle expédition ! Enfin, le 31 décembre 1913, je suis rentrée
à Paris où, comme en Italie, je continue à faire salle comble. Toute modestie mise à part, je
suis sans doute le seul tableau à avoir jamais vécu pareille aventure. Prendre l'omnibus, caché
sous une vilaine blouse, séjourner dans une chambre misérable et prendre le train en
troisième classe, voilà qui n'arrive pas à toutes les œuvres d'art ! A part quelques éraflures
dans les cheveux et sur ma robe, je trouve que je m'en suis plutôt bien tirée. Même dans les
pires moments, je n'ai jamais vraiment perdu mon calme... ni surtout mon sourire mystérieux,
qui est sans doute le secret de ma célébrité.
Note de la rédaction Chers lecteurs, Tout est vrai dans le récit que vous venez de lire. Il y a cent un ans cette année - le 21 août 1911 -, La Joconde disparaissait du Louvre. Sitôt connue - le 22 août -, la nouvelle provoqua l'incrédulité13, puis un énorme scandale. Le Louvre, le plus prestigieux musée du monde, incapable d'assurer la sécurité de ses œuvres d'art ? Quelle honte ! Après la colère, vint la tristesse et la crainte de ne jamais retrouver le chef d'œuvre de Léonard de Vinci, que le roi François 1er avait acheté 4 000 louis d'or. Une somme astronomique à l'époque ! On imagina le pire : le voleur est un fou qui va détruire le tableau ; ou bien un escroc d'une bande organisée internationale... Les humoristes s'emparèrent de l'affaire, en écrivant des chansons ou en montant des pièces de théâtre avec pour héroïne La Joconde. Heureusement, l'affaire se termina dans les rires ! Vincenzo Peruggia fut arrêté à Florence le 12 décembre 1913. Avait-il agi seul ou pour le compte d'un trafiquant d'art ? On ne le saura jamais.
13 Le fait de ne pas croire à quelque chose
Drôles de dames…
L’idolâtrie14 provoquée par ce chef d’œuvre flirterait-elle avec la provocation ? C’est ce que
semblent penser les artistes modernes et contemporains qui se sont attaqués au mythe, à
l’icône de la Joconde. Ornée de graffitis, rhabillée, décoiffée, voire, carrément évacuée du
tableau, Monna Lisa et son insubmersible sourire ont prêté le flanc à toutes les
irrévérences15.
L.H.O.O.Q
Marcel DUCHAMP 1919
Marcel DUCHAMP lance les hostilités. Sur une simple carte postale
reproduisant la Joconde, il affuble la jeune femme d’une barbichette,
d’une paire de moustaches et rebaptise le tableau « LHOOQ ».
Grand coup de pied dans le mythe, en même temps que dans le musée et
l’institution qui décrètent seuls de ce qui est bien et beau. Destinée à
être diffusée dans une revue, l’image fera grand bruit. Elle deviendra si
célèbre qu’en 1960, Marcel DUCHAMP créé un tableau intitulé « LHOOQ
shaved » (LHOOQ rasée) qui n’est autre… qu’une simple reproduction de
la Joconde, sans moustaches !
La Joconde est dans
les escaliers. Robert FILLIOU
1969
Dans la continuité de Marcel Duchamp, Robert FILLIOU propose de
figurer le modèle par un objet. Du balai ! Cette fois, pas de moustaches
ou d’accessoires comiques, mais tout simplement plus de Joconde.
Evacuée, circulez y’a rien à voir… La Joconde est dans les escaliers. La
cérémonie d’adoration de Monna Lisa a assez duré, la fête est finie, reste
à faire un grand ménage, comme le suggèrent le seau, le balai et la
serpillère. L’artiste nous propose d’oublier la fascination pour la beauté
plastique et de poser un regard différent sur le monde, très concret, qui
nous entoure, manière pour lui de nous pousser à nous interroger sur la
nature de l’art.
Monna Lisa Andy Warhol
1963
Sérigraphiée en noir et blanc, à la façon d’un pochoir monochrome, la
Monna Lisa d’Andy Warhol perd son statut d’œuvre pour devenir une
simple image reproductible à l’infini. Pour l’artiste, l’image de la Joconde
peut subir le même traitement qu’une photo de Marilyn Monroe ou
l’étiquette d’une marque de soupe célèbre aux Etats-Unis.
L’image de la Joconde est déconnectée de l’histoire de l’art et devient un
simple produit, cousin des images publicitaires diffusées en série sur les
murs, les magazines, les écrans de télévision. C’est sa célébrité mondiale
plus que l’œuvre elle-même qui fascine Warhol.
14 adoration pour quelqu'un ou pour quelque chose 15 manque de respect
Double Monna Lisa
Vik Muniz 1999
Le photographe brésilien Vik Muniz s’approprie la Joconde telle que l’a
sérigraphiée Andy Warhol dans les années 1960. Sa technique est très
particulière. Observez bien cette double Monna Lisa. Les deux images ont
tout d’abord été « sculptées » avec de la confiture et du beurre de
cacahuète, avant d’être photographiées et agrandies en très grand
format. Tout en rendant hommage à Andy Warhol et probablement à
Léonard de Vinci, l’artiste joue sur l’image relique. Il fait le choix
humoristique d’opposer un portrait considéré comme « immortel » à des
matières banales et périssables. Son approche fait travailler notre
mémoire des images et leur histoire, et nous rappelle qu’un tableau ou une
sérigraphie sont à l’origine d’un assemblage de matériaux.
Mona Tse Tung
Roman CIESLEWICZ
Revêtue du costume de Mao Tse Tung, homme d’état chinois, et sortie
de son paysage d’origine, Monna Lisa semble plus mince, moins figée,
presque inquiétante. Roman CIESLEWICZ, un graphiste et affichiste
polonais travaillant en France, joue sur les notions de propagande, de
publicité et de notoriété pour livrer une Joconde franchement insolite.
Adepte du collage, il substitue à la mine ronde de Mao le visage de
Monna Lisa.
En mêlant à la fin des années 1970 deux portraits ayant acquis un statut
d’icône, CIESLEWICZ se moque probablement autant de la célébrité de
la Joconde que des admirateurs inconditionnels de la politique du
dictateur chinois.
Monna Lisa
Jean-Michel BASQUIAT 1983
Artiste engagé ou enragé, contre le vedettariat et le sort réservé
aux artistes noirs, l’américain Jean-Michel BASQUIAT s’empare de
la Joconde pour en faire un simple billet de banque de 1 $. En haut à
gauche, il indique : « Ce billet est légal pour toutes les dettes
publiques et privées. »
L’œuvre se réduit à sa valeur marchande, en l’occurrence, pour
Monna Lisa, il s’agit d’une valeur que sa célébrité à rendu
littéralement inestimable. BASQUIAT était pourtant un fervent
admirateur de Léonard de Vinci dont il explora à travers sa propre
peinture tous les croquis anatomiques. Mais pour lui, la Joconde n’est
plus un tableau, juste une effigie d’argent… L’argent qu’elle vaut, et
surtout, l’argent qu’elle rapporte à ceux qui exploitent son image.