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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 1 Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? « Food rescue », « dumpster-diving » et « freeganism » : les poubelles ou le marché Mourad Marie Juillet 2012 Majeure Alternative Management – HEC Paris 2011-2012

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 1

Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory

__

Cahier de recherche

Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ?

« Food rescue », « dumpster-diving » et « freeganism » :

les poubelles ou le marché

Mourad Marie

Juillet 2012

Majeure Alternative Management – HEC Paris 2011-2012

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Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? « Food rescue », « dumpster-diving » et « freeganism »: les poubelles ou le

marché

Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris, co-Responsable de la Majeure Alternative Management, et soutenu le 18 juillet 2012 en présence de Sophie Dubuisson-Quellier, Directrice de recherche au Centre de Sociologie des Organisations et spécialiste des questions de consommation engagée. Résumé : Plusieurs actions peuvent être entreprises pour faire face aux surplus de nourriture produits, et souvent gaspillés, par notre société de consommation. A New York, l’association City Harvest adopte une stratégie de « food rescue » en récupérant et redistribuant les surplus de nourriture aux plus pauvres. Certaines personnes, souhaitant aller plus loin dans la dénonciation du système agro-alimentaire, « plongent dans les poubelles » pour mettre en lumière l’ampleur du gaspillage. Les « freegans », quant à eux, utilisent aussi cette pratique du « dumpster-diving » dans une visée plus profonde d’activisme politique et de remise en question du système capitaliste actuel. Mots-clés : Nourriture, Gaspillage, Récupération, Freegan, Dumpster-diving, Militantisme, Anticapitalisme

Different ways of fighting excess food Food rescue, dumpster-diving and freeganism: market vs. dumpsters

This research was originally presented as a research essay within the framework of the “Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by Eve Chiapello, Professor in HEC Paris, in charge of the “Alternative Management” Department, and delivered on July, 18th 2012 in the presence of Sophie Dubuisson-Quellier, Director of Research in the Center for the Sociology of Organizations and specialized in sustainable consumption practices. Abstract : There are different ways of fighting the great amount of excess food produced and often wasted by our consumer society. In New York, the non-profit City Harvest adopts a strategy of “food rescue”, redistributing excess food to “NYC’s hungry”. Some people wish to go further in denunciating the agri-business corporations and the whole current system: they go to the dumspters and “dive” to get and show the wasted food. Also the “freegans” use this practice of “dumpster-diving” to make more political activism and to question the current capitalist system. Key words : Food, Waste, Rescue, Freegan, Dumpster-diving, Activism, Anticapitalism

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Remerciements

En premier lieu, je tiens à remercier Eve Chiapello pour m’avoir accompagnée tout au long

de ce mémoire, de la définition du sujet à la présentation finale. Sans ce soutien, je n’aurais

pas pu vivre cette expérience passionnante, tant sur le plan académique que sur le plan

humain. Je remercie également Sophie Dubuisson-Quellier pour avoir accepté de lire et de

prendre part à l’évaluation de mon travail.

J’ai par ailleurs une pensée particulière pour Marianne et Alix, qui m’ont été d’une aide

précieuse pour rentrer en contact avec le monde des poubelles, ainsi que Gaëtan, pour m’avoir

vaillamment accompagné à New York dans mes premières missions. Enfin, je souhaite dire

merci à Quentin et à mes parents, qui m’ont soutenue et supportée dans ce projet.

Aknowledgements

In American English, I am first grateful to Pedro, who organized my internship and

welcomed me at City Harvest. Then I would like to thank the members of City Harvest and

Freegan.info, as well as several “dumpster-divers”, who accepted to be interviewed and took

time to talk to me.

I also have a particular attention to Jonathan: my host for a few weeks, my “dumspter-

buddy”, and my best friend in New York City. Needless to say, this experience wouldn’t have

been possible without his help and the help of various couchsurfers, among them I’m

especially thinking of Nithin. Last but not least, I want to thank Alex because I enjoy our

deeply professional relationship.

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Table des matières

 Introduction.............................................................................................................................. 8   Partie 1.   Enjeux et explications du gaspillage: pourquoi et contre quoi militer?........ 15  

1.1.   Ampleur et visibilité du gaspillage alimentaire......................................................... 15  

1.1.1.   Le gaspillage alimentaire au niveau global et national ...................................... 16  1.1.2.   Un gaspillage de plus en plus visible ................................................................. 17  1.1.3.   Visible, mais inévitable? .................................................................................... 18  

1.2.   Enjeux et aspects choquants du gaspillage................................................................ 19  

1.2.1.   Un enjeu social................................................................................................... 19  1.2.2.   Utilisation des ressources et (non)-soutenabilité ............................................... 20  1.2.3.   Un système agro-alimentaire inhumain et tout puissant .................................... 21  1.2.4.   Un enjeu symbolique et éthique? ....................................................................... 22  

1.3.   Explications des tenants et aboutissants du gaspillage.............................................. 24  

1.3.1.   Commodité, facilité, rentabilité ......................................................................... 24  1.3.2.   Responsabilité juridique..................................................................................... 26  1.3.3.   Prudence excessive des règles sanitaires : “selling the sell-by mythology”? .... 27  1.3.4.   Marketing et standards, la faute au consommateur? .......................................... 29  1.3.5.   La loi du marché ................................................................................................ 30  1.3.6.   Une question d’échelle....................................................................................... 30  

Partie 2.   Le pragmatisme de la food rescue et l’organisation City Harvest ................. 32  

2.1.   Le “discours officiel” de City Harvest ...................................................................... 33  

2.1.1.   “Rescuing Food for NYC’s Hungry”.................................................................. 33  2.1.2.   Une approche de bon sens.................................................................................. 34  2.1.3.   Un focus social................................................................................................... 34  

2.2.   Pratiques et fonctionnement de City Harvest ............................................................ 35  

2.2.1.   Une logique de food rescue à grande échelle..................................................... 35  2.2.2.   Une organisation de taille .................................................................................. 36  2.2.3.   Des activités pleinement intégrées au “système”............................................... 37  2.2.4.   Un ancrage local?............................................................................................... 39  2.2.5.   Des objectifs de croissance et d’efficacité ......................................................... 39  2.2.6.   Un focus sur la qualité de la nourriture.............................................................. 40  

2.3.   Quelques éléments sur l’état d’esprit dominant ........................................................ 41  

2.3.1.   Un positionnement politique libéral................................................................... 41  2.3.2.   L’esprit charity et les volunteers........................................................................ 42  2.3.3.   La bonne conscience des gaspilleurs?................................................................ 44  

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2.4.   Les motivations, formes d’engagements et justifications des membres de City Harvest ................................................................................................................................. 45  

2.4.1.   Des considérations pratiques personnelles......................................................... 45  2.4.2.   Le plaisir d’être utile à la communauté.............................................................. 46  2.4.3.   Le bon sens de la food rescue ............................................................................ 47  2.4.4.   L’attrait de la croissance et de l’efficacité de City Harvest ............................. 488  2.4.5.   Une sensibilité environnementale .................................................................... 488  2.4.6.   Une vision optimiste du changement ................................................................. 49  2.4.7.   Des sensibilités personnelles au gaspillage........................................................ 50  

Partie 3.   La pratique du dumpster-diving ........................................................................ 52  

3.1.   Dumpster-diving, dumpstering... définition .............................................................. 52  

3.1.1.   Une plongée dans les poubelles ......................................................................... 52  3.1.2.   A ne pas confondre ............................................................................................ 53  

3.2.   Les poubelles: mode d’emploi .................................................................................. 54  

3.2.1.   Faire les poubelles: où? quand? comment?........................................................ 54  3.2.2.   Une activité non illégale...à faire à l’abri des regards...................................... 566  3.2.3.   A la recherche des bons spots ............................................................................ 58  3.2.4.   Un régime healthy? ............................................................................................ 59  3.2.5.   La fin des préjugés sur les poubelles ................................................................. 60  3.2.6.   Des rencontres diverses...................................................................................... 62  

3.3.   Le dumpster-diving comme activité plus ou moins militante ................................... 63  

3.3.1.   Approche non-militante et pragmatique ............................................................ 63  3.3.2.   Mediatisation et dénonciation militante ............................................................. 64  3.3.3.   Querelles sur les poubelles................................................................................. 65  

3.4.   Les motivations, formes d’engagements et justifications des dumpster-divers ........ 67  

3.4.1.   La hântise du gaspillage..................................................................................... 67  3.4.2.   Le déclic de la responsabilité ........................................................................... 677  3.4.3.   La bonne conscience jointe à l’agréable .......................................................... 688  3.4.4.   Les dumpster-addicts ......................................................................................... 69  3.4.5.   La fierté de la récolte ......................................................................................... 70  3.4.6.   La générosité inhérente au dumpster-diving ...................................................... 70  3.4.7.   Sentiment de liberté ........................................................................................... 71  

Partie 4.   L’approche anticapitaliste des freegans ........................................................... 72  

4.1.   Le “discours” freegan et le groupe Freegan.info ...................................................... 72  

4.1.1.   Définition et historique du mot ........................................................................ 733  4.1.2.   Pratiques............................................................................................................. 74  4.1.3.   Positionnement politique et rapport au dumpster-diving ................................... 75  4.1.4.   Historique et organisation du groupe ................................................................. 76  4.1.5.   Le point de départ d’un mouvement global? ..................................................... 77  

4.2.   En pratique, les freegans existent-ils vraiment?........................................................ 78  

4.2.1.   Un chevauchement de différents réseaux........................................................... 78  4.2.2.   Le cas Food not Bombs: freegan or not freegan?.............................................. 79  

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4.2.3.   Une difficulté à s’auto-définir comme freegan.................................................. 82  4.2.4.   Le mode de vie freegan en pratique................................................................... 83  4.2.5.   L’impossibilité du “100% freegan” ................................................................... 86  4.2.6.   L’absence de “vrai” freegan comme atout du mouvement................................ 87  4.2.7.   Les difficultés du groupe Freegan.info ............................................................ 899  

4.3.   Quel(s) positionnement(s) militant(s) pour quelle(s) alternative(s)? ...................... 911  

4.3.1.   La non-consommation engagée ......................................................................... 91  4.3.2.   Une position ambiguë de parasites du système capitaliste .............................. 922  4.3.3.   Quelle alternative économique?......................................................................... 93  4.3.4.   Freeganism, simplicité volontaire et a-croissance............................................. 95  4.3.5.   Freeganism et activisme, vers une alternative politique? .................................. 97  

4.4.   Les motivations, formes d’engagements et justifications des freegans .................... 99  

4.4.1.   Freeganism et activisme: l’impératif de l’action ............................................... 99  4.4.2.   Un rejet intrinsèque de la consommation et du gaspillage............................... 100  4.4.3.   Une éthique morale et sociale .......................................................................... 101  4.4.4.   Libération par rapport aux structures familiales et sociales............................. 103  4.4.5.   Des sensibilités environnementales plus ou moins fortes ................................ 105  

Partie 5.   Que nous apprennent ces différentes approches et leurs justifications ? ... 108  

5.1.   Des approches appuyées sur des registres de justification différents...................... 108  

5.1.1.   Des visions différentes de la norme sociale ..................................................... 109  5.1.2.   De la légitimité d’accès à la nourriture ............................................................ 110  5.1.3.   “Solidarity vs. Charity” ................................................................................... 110  5.1.4.   Principes d’actions ........................................................................................... 111  5.1.5.   Des modèles différents..................................................................................... 113  

5.2.   Quelles possibilités de changement ? ...................................................................... 114  

5.2.1.   Différentes stratégies de changement .............................................................. 114  5.2.2.   Effets potentiels................................................................................................ 116  

Conclusion ............................................................................................................................ 119  Bibliographie ........................................................................................................................ 120  Annexes .......................................................................................................................... 1277  

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Introduction

Choix de mon thème de mémoire

A la cantine de mon lycée, il m’arrivait quelquefois de récupérer des parts de pizza ou des

yaourts laissés sur les plateaux: sans le savoir, je faisais alors un geste “freegan”.

Cet intérêt de longue date pour la récupération de nourriture et le non-gaspillage alimentaire

est ressurgi cette année à l’heure de trouver un thème de mémoire que je souhaitais à la fois

personnel et alternatif. J’ai alors recherché des informations sur le sujet et j’ai repensé au mot

freegan, dont une amie m’avait parlé il y a quelques années, pensant que le concept me

plairait (et elle n’avait pas tort). L’explication que j’en avais retenue était assez simple: “des

gens qui récupèrent de la nourriture dans les poubelles”.

En réalité, ce que je pensais être freegan est ce que l’on appelle en anglais “dumpster-

diving” :

dumpster  diving1  adj,  verb.  • the  practice  of  raiding  dumpsters  to  find  discarded  items  that  are  still  useful,  can  be  

recycled,  and  have  value.

Littéralement, il s’agit de “plonger dans les poubelles” (des supermarchés ou restaurants).

La définition et le concept de freegan vont au-delà :

freegan2  noun  • a  person  who  rejects  consumerism  and  seeks  to  help  the  environment  by  reducing  

waste,  especially  by  retrieving  and  using  discarded  food  and  other  goods  :  there  is  a  need  for  more  freegans  in  our  wasteful  society  

• Origin:  early  21st  century:  blend  of  free  and  vegan  

Pensant que me limiter à ces pratiques était un peu restreint, j’ai voulu approfondir ma

connaissance du sujet du gaspillage alimentaire dans son ensemble, et je me suis lancée dans

la lecture du livre Waste : uncovering the global food scandal (Tristram Stuart, 2009), qui a

confirmé mon intérêt et le choix de ce thème de mémoire.

1 Oxford Dictionnary Online, “dumpster diving”, définition [en ligne]. Disponible sur http://oxforddictionaries.com/definition/english/dumpster+diving (consulté le 07.07.2012) 2 Oxford Dictionnary Online, “freegan”, définition [en ligne]. Disponible sur http://oxforddictionaries.com/definition/freegan?q=freegan (consulté le 07.07.2012)

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Génèse de ma question de recherche

De novembre 2011 à janvier 2012, j’ai recherché des informations supplémentaires sur les

actions entreprises contre le gaspillage alimentaire dans les pays développés. Cela m’a

amenée à cerner quelques pays (les Etats-Unis, France, l’Australie et le Royaume Uni...),

puis, peu à peu, une ville: New York. En effet, ville emblématique des excès du capitalisme

mais aussi des actions à son encontre, elle m’a semblé l’endroit idéal pour conduire ma

recherche sur des mouvements ou organisations militant contre le gaspillage alimentaire.

J’ai autant que possible cherché à approcher le mouvement freegan, initialement associé

pour moi au dumpster-diving. J’ai recherché des informations et contacté des freegans par

internet, à travers les réseaux Facebook, couchsurfing, meet-up… et je n’ai pas obtenu

beaucoup de réponses.

Dès lors, je me suis mise à la recherche de quelque chose de fixe pour ne pas partir sans

aucun cadre: je me suis orientée vers plusieurs associations liées à l’anti-consumérisme et à la

distribution de nourriture, après de nombreux messages sans réponse, j’ai finalement été

recontactée par l’organisation City Harvest : “food rescue for NYC’s hungry”.

Le choix de faire un stage au sein d’une organisation de charité reconnue, qui redistribue

de la nourriture récupérée de manière organisée grâce à des contrats avec les principaux

acteurs du système agroalimentaire, a fait évoluer ma question de recherche.

L’idée est devenue de comparer plusieurs approches militantes à l’intérieur de deux

mondes: le monde des circuits officiels vs. le monde des poubelles.

Suite à la découverte des Economies de la grandeur (Boltanski et Thévenot, 1999), j’ai

décidé d’adopter une approche par les discours de justification des personnes engagées.

L’objectif final restait de comparer, à travers ce prisme, différents types de militantismes face

au gaspillage alimentaire.

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Question de recherche

“Quelles formes de militantisme font face au problème du gaspillage alimentaire ?

Que peut-on apprendre des différentes approches adoptées et des solutions envisagées ?”

Démarche adoptée et objets d’étude

Dès le mois de février, il était décidé que je partais à New York, siège de l’organisation

City Harvest et ville de naissance du mouvement freegan. Mon sujet étant très peu

documenté, je me suis tout de suite rendu compte de l’importance du terrain. Avant mon

départ prévu pour mi-avril, j’ai donc cherché à rencontrer des freegans à Montpellier, afin de

cerner davantage de quoi il s’agissait.

A mon arrivée à New York, mon entrée dans le vif du sujet a été très rapide. Dès le

lendemain, j’ai participé à un dîner communautaire freegan, le “Grub”, et tout s’est accéléré ;

je faisais partie du réseau. Trois jours plus tard, j’avais rendez-vous pour faire du dumpster-

diving avec Jonathan, une étape et une rencontre décisive dans ma recherche. Cela a confirmé

la possibilité d’étudier des personnes pratiquant régulièrement le dumpster-diving, notamment

dans le mouvement freegan, et de comparer cette approche à celle de City Harvest où je

commençais mon stage en parallèle.

Ainsi, pendant deux mois, j’ai été immergée au sein des objets sociaux que je souhaitais

étudier:

• J’ai réalisé un stage bénévole au sein de City Harvest sur un programme particulier

nommé Mobile Markets ;

• J’ai rencontré de nombreuses personnes faisant du dumpster-diving, incluant bien sûr

des freegans, au sein de différents réseaux et à l’occasion de leurs événements : le

groupe Freegan.info, les dîners du Grub (dîners communautaires bi-mensuels préparés

avec de la nourriture récupérée), l’organisation Food not Bombs (réseau international

très développé aux Etats-Unis qui organise des distributions gratuites de nourriture

récupérée), etc.

• Pendant ce temps, j’ai vécu au sein d’une colocation freegano-anticapitaliste.

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J’ai centré mon étude sur les enjeux du gaspillage alimentaire et les actions militantes dans

un contexte très urbain (gaspillage des supermarchés et restaurants). Si New York m’a permis

de découvrir des approches plus avancées et radicales, j’ai aussi pu comparer celles-ci avec

des mouvements similaires en France, à Paris et Montpellier.

En immersion totale dans chaque contexte, j’ai adopté une perspective ethno-sociologique

à partir d’expériences participantes, d’observations directes, et de discussions informelles

avec les nombreuses personnes rencontrées. Inspirée par la méthode des récits de vie

(Bertaux, 1996), j’ai réalisé des entretiens individuels, semi-directifs et qualitatifs, avec les

personnes qui me semblaient les plus représentatives.

Observations et données

Au total, j’ai pu réaliser les observations, entretiens et rencontres suivantes :

   City  Harvest  à  NYC  

Dumpster-­‐diving  et  mouvement  freegan  à  NYC  

Données  complémentaires  

TOTAL  

Expériences  participantes  et  observations  en  immersion  

Stage  de  2  mois  :  -­‐  19  jounées  de  "office  work"    -­‐  2  demi-­‐journées  à  l'entrepôt  -­‐  10  marchés  -­‐  1  truck  ride  -­‐  1  nutrition  class  

Séjour  de  2  mois  et  colocation  avec  Jonathan:  -­‐  20  "missions"  ou  participation  à  des  activités  de  dumpster-­‐diving  -­‐  9  événements  du  groupe  Freegan.info:  3  trash  tours,  2  freegan  meetings,  2  feast,  1  sewing  brunch,  1  really  really  free  market  -­‐  2  Dîners  Grub  -­‐  2  distributions  Food  not  Bombs  

A  Montpellier:  -­‐  3  "Missions"  pour  faire  les  poubelles    

69  observations  

Rencontres  et  entretiens  (prolongés  /  semi-­‐directifs  /  informels)  

Salariés:  -­‐  1  portrait  -­‐  3  entretiens  semi-­‐directifs  -­‐  1  rencontre  informelle  Bénévoles:  -­‐  11  rencontres  informelles  

Dumpster-­‐diving:  -­‐  Portrait  de  Jonathan  (colocation)  -­‐  10  rencontres  Freegan.info:  -­‐  2  portraits    -­‐  2  entretiens  semi-­‐directifs  -­‐  3  rencontres  informelles  Food  not  Bombs  et  Grub:  -­‐  1  entretien  semi-­‐directif  -­‐  6  rencontres  

A  NYC:  -­‐  1  entretien  semi-­‐directif  avec  un  "redistributeur"  indépendant  -­‐  1  rencontre  prolongée  avec  un  étudiant  chercheur  A  Montpellier:  -­‐  1  portrait  -­‐  2  entretiens  de  2  personnes  Freeganism  à  l'étranger:  -­‐  1  entretien  sur  skype  (Grèce)  

5  portraits  10  entretiens  

32  rencontres  

TOTAL  

16  personnes  (6  hommes,  10  femmes)  Âge  moyen:  40  ans  

25  personnes  (15  hommes,  10  femmes)  Âge  moyen:  35  ans  

6  personnes  (6  hommes)   47  

personnes  

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Cet échantillon de rencontres ne se prétend pas représentatif des mouvements : l’idée est

davantage de recueillir des témoignages qualitatifs sur les formes de militantismes et les

motifs d’engagements personnels.

J’ai trouvé également intéressant d’avoir des données complémentaires en rencontrant des

personnes en dehors de City Harvest et de New York, pour compléter une approche un peu

binaire. Par ailleurs, j’ai eu la chance de rencontrer un étudiant-chercheur en sociologie qui a

pour projet d’écrire un livre sur le mouvement freegan ; cela m’a permis de collecter

davantage d’informations.

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Tous les prénoms cités par la suite dans le mémoire sont ceux de personnes que j’ai

rencontrées ou interviewées :

L’absence de noms de famille et le choix de pseudonymes pour certaines personnes

garantissent l’anonymat des personnes rencontrées.

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Plan

Afin d’analyser les formes de militantisme contre le gaspillage alimentaire, il

m’apparaissait nécessaire dans un premier temps de bien définir ses enjeux et de comprendre

ce à quoi s’opposaient les formes de militantisme en question. Cela m’a semblé d’autant plus

utile que peu d’information et de recherche existent sur le sujet et que beaucoup de données

sont produites par les militants eux-mêmes.

Ensuite, j’ai analysé ce que fait City Harvest en termes de food rescue, une approche

pragmatique. Je me suis intéressée au discours de l’organisation, à ses activités et pratiques, et

ensuite aux discours de justifications et aux différentes formes d’engagement des membres de

l’organisation, salariés ou bénévoles.

En parallèle, j’ai découvert la pratique du dumpster-diving, et le monde social constitué

autour de cette pratique. J’ai cherché à savoir si la pratique est militante en elle-même, ou s’il

s’agit davantage d’un moyen de subsistance. A travers les différentes approches rencontrées,

mon objet d’étude a évolué plus spécifiquement vers ceux qui intègrent cette pratique dans un

mode de vie et une idéologie plus large.

J’ai donc rencontré et découvert le mouvement freegan, dont l’approche est résolument un

rejet total du système capitaliste, même si certains ont peur d’utiliser le mot défendu

d’”anticapitalisme ». Le mouvement freegan est complexe et intégré dans différents réseaux,

difficile à définir. Cela renforce la richesse des différentes formes d’engagement des militants

en son sein.

Enfin, j’ai cherché à comparer entre elles les différentes approches, ainsi que les différents

registres de justification employés par les personnes engagées. J’ai réfléchi aux perspectives

ouvertes par ces différentes formes de militantisme : quelles critiques, quelles possibilités de

changement, quelles alternatives?

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 15

Partie 1. Enjeux et explications du

gaspillage: pourquoi et contre quoi

militer?

Comprendre les enjeux du gaspillage alimentaire aide à comprendre ce qui peut entraîner

certaines personnes à s’engager de façon militante à son égard. Ces enjeux sont d’ailleurs

souvent définis par des personnes engagées elles-mêmes, qui produisent des documents et

statistiques, tout en cherchant à en apprendre davantage. Rechercher les tenants et

aboutissants du gaspillage leur permet d’adopter des conduites militantes adaptées, ou bien

d’en expliquer les enjeux pour convaincre d’autres personnes. L’information relative au

gaspillage alimentaire est donc en grande partie une production militante, complétant une

documentation officielle relativement peu fournie. Aussi me semble-t-il intéressant de savoir

de quel gaspillage alimentaire parlent les personnes impliquées dans ce sujet, et quels en sont

les enjeux et explications pour ceux qui s’engagent de façon militante.

1.1. Ampleur et visibilité du gaspillage alimentaire

Le gaspillage alimentaire, consistant à jeter de la nourriture encore comestible, fait

fréquemment l’objet de reportages ou de documentaires d’actualité. Même s’il n’y a encore

que très peu de données officielles sur le sujet, des recherches sont menées par des

spécialistes, à l’instar de Tristram Stuart, qui ont pour objectif de mettre en lumière le

“scandale” du gaspillage alimentaire. Je suis moi-même entrée en profondeur dans le sujet

grâce au livre Waste: uncovering the global food scandal (Stuart, 2009).

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 16

1.1.1. Le gaspillage alimentaire au niveau global et national

Dans les pays développés (cadre de mon étude), la quantité de nourriture gaspillée tout au

long de la chaîne de production-distribution avoisine les 40% de la production, selon

différentes sources. Il existe des estimations du gaspillage en pourcentage ainsi qu’en valeur

absolue ou per capita, qui, même si les chiffres sont toujours délicats, donnent une idée de

son ampleur. Ainsi, selon un rapport1 préparé par la Food and Agriculture Organisation

(FAO), le tiers des aliments produits chaque année dans le monde pour la consommation

humaine, soit environ 1,3 milliard de tonnes, est perdu ou gaspillé.

Plusieurs institutions gouvernementales ou organismes d’intérêt général travaillent sur le

sujet dans différents pays: l’Agence pour le développement et la maîtrise de l’énergie

(Ademe) en France, la Food Department Administration (FDA) ainsi que le Economic

Research Service (ERS) du Department of Agriculture aux Etats-Unis ou encore le Waste and

Resources Action Program (WRAP) au Royaume-Uni. On constate que le gaspillage devient

un sujet d’inquiétude dans tous ces pays.

Le mot “gaspillage” est bien choisi, car il s’agit de nourriture encore comestible et bonne.

D’après le rapport de la FAO, au moins 15% du gaspillage alimentaire concerne des produits

qui sont encore emballés et ne dépassent pas leur date de péremption. Plus étonnant encore,

d’après un récent rapport2, 75% des aliments mis à la poubelle parce qu'ils dépassent la date

limite de consommation seraient encore consommables pendant au moins deux semaines.

Les militants s’appuient sur ces statistiques pour dénoncer le gaspillage alimentaire dans

leurs propres ouvrages. Stuart (2009) – spécialiste des impacts environnementaux de la

production agro-alimentaire et se considérant lui-même comme un freegan – décrit que

jusqu’à 50% de la nourriture produite est gaspillée dans certains pays riches, aux deux-tiers

par l’industrie et à un tiers par les consommateurs. De même, dans le reportage Bin Appetit

(Rook, 2008) qui suit des freegans en Australie, on apprend que 40% de la nourriture serait

gaspillée par les chaînes de distribution. Enfin, le site internet Dive ! Eat Trash campaign

against Food Waste du réalisateur Seifert (2010), militant du dumpster-diving, présente les

statistiques suivantes:

1 FAO. Global food losses and food waste [en ligne], Dusseldorf, 2008. Disponible sur :http://www.fao.org/docrep/014/mb060e/mb060e00.pdf (consulté le 04.07.2012) 2 Fédération romande des consommateurs. Rapport [en ligne], 3 mai 2012. Disponible sur http://frc.ch/wp-content/uploads/2012/05/2012-05-03-CP-dates-limites1.pdf (consulté le 07.07.2012)

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 17

“One half of all food prepared in the US and Europe never gets eaten”; “The

Department of Agriculture estimated in 1996 that recovering just 5 percent of the food

that is wasted could feed four million people a day; recovering 25 percent would feed

20 million people. Today we recover less than 2.5 percent.”

Ainsi, au niveau global et plus particulièrement dans nos pays développés (Etats-Unis,

France, Royaume-Uni, Australie, etc.), des militants nous alertent sur l’ampleur du gaspillage.

1.1.2. Un gaspillage de plus en plus visible

De manière générale, le gaspillage alimentaire tend à être caché. Les poubelles sont jetées

la nuit ou à l’arrière des supermarchés, les cantines et restaurants jettent les restes en cuisine,

etc. Même si l’on sait que cela existe, il est très facile de fermer les yeux. Je n’avais moi-

même pas conscience de tout ce qui est jeté par les supermarchés à la fin de la journée avant

de le voir réellement. Et souvent, lorsque j’ai raconté mes expériences des poubelles, la

première réaction de mes interlocuteurs était : “C’est pas vrai!”.

Et pourtant, il y a longtemps que le thème du gaspillage alimentaire n’est plus méconnu du

grand public, comme en témoignent les nombreux documentaires à ce sujet diffusés sur des

chaînes de télévision à forte audience (en France du moins). Pendant mon séjour à New York

par exemple, France 5 consacrait une semaine à la lutte contre le gaspillage pour montrer,

selon la chaîne, "l'absurdité de notre mode de consommation". Le documentaire Le scandale

du gaspillage alimentaire (juin 2012) dénonce:

“Les Français jettent en moyenne 21% des aliments qu’ils achètent, ce qui

représente [...] 20 kg par an et par habitant. Un scandale, à l’heure où huit millions de

personnes en France vivent sous le seuil de pauvreté”.

On y apprend (et ce reportage a été vu par des millions de Français) que le gaspillage

généré par les supermarchés représente 560 000 tonnes par an, et qu’à la source de la

production agricole, 15 à 20% de la production des fruits et légumes est jetée par les

agriculteurs. Ces chiffres font écho à ceux de Gaspillage alimentaire: plongée dans nos

poubelles (Envoyé spécial novembre 2011 et juin 2012). Avec ce type d’information, il est de

plus en plus difficile de fermer les yeux sur la quantité importante de gaspillage générée par

notre système agro-alimentaire, à tous les niveaux.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 18

1.1.3. Visible, mais inévitable?

Malheureusement, si le gaspillage est mis en lumière, il est aussi bien souvent présenté

comme inévitable. Par exemple, Le scandale du gaspillage alimentaire constate

qu’“aujourd’hui, à tous les échelons de la chaîne de production alimentaire, le gaspillage

semble être devenu une fatalité, voire édicté comme une norme de fonctionnement”. Ceci

n’est pas sans rappeler la vision du gaspillage comme un Art et une nécessité pour préserver

le système économique, la production, la productivité, l’emploi...indispensables à la société

(Packard, 1962).

Il existe pourtant de nombreuses campagnes contre le gaspillage, comme la campagne

Love Food, Hate Waste en Angleterre, ou la campagne Réduisons nos déchets en France.

Mais souvent, ces campagnes sont entièrement orientées sur l’action et la responsabilité du

consommateur, comme en témoigne un militant:

“I also think we're trained to think of waste in terms of consumers. Like, there are all

these campaigns here about "don't be a litterbug"” (Alex).

Par exemple, les recommandations de l’Ademe pour limiter le gaspillage alimentaire sont:

“J’achète malin”, “Je conserve bien les aliments”, “Je cuisine astucieux”,

“J’accomode les restes”.

Avec cela, il n’est pas fait mention du gaspillage à toutes les étapes de la production et

distribution alimentaire, ni de changements de grande ampleur. Il s’agit toujours de petits

gestes, sans réelle portée.

Dans le film Food, Inc. (Kenner, 2008), on retrouve l’idée que le consommateur peut faire

changer les choses par ce qu’il consomme et mange, comme l’illustre l’une des phrases de

clôture du film: “vote three times a day”. Malgré tout, cet espoir de renverser les grandes

compagnies alimentaires par un changement de consommation n’est pas partagé par la grande

majorité des militants que j’ai rencontrés. Le système agro-alimentaire semble trop puissant,

et le gaspillage l’une de ses composantes intrinsèques.

Quant aux actions politiques et à l’approche top-down, elles ne semblent pas capables non

plus d’avoir un poids contre le gaspillage généré par le système agro-alimentaire; et ce malgré

un consensus sur le fait que le gaspillage est dommageable pour l’ensemble des parties

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prenantes (producteurs, distributeurs, consommateurs…), ainsi que l’existence d’une réelle

volonté de limiter le gaspillage. Au Royaume-Uni par exemple, le Waste and Resources

Action Program (WRAP) – un organisme indépendant dont l’un des objectifs est d’aider les

entreprises à gaspiller moins à travers notamment des actions politiques – a lancé en 2005 le

“Courtauld commitment”, dont l’objectif premier est réduire la quantité et le volume de

déchets produits par les entités signataires (52 en 2012). Cette initiative a été suivie, mais le

gaspillage est toujours aussi important. Des actions ont beau être menées à l’encontre du

gaspillage, ce dernier apparaît comme une fatalité dans le système.

Dès lors, en quoi est-ce que cette norme de fonctionnement pose problème aux militants

dans le système actuel? Qu’est-ce qui est si choquant dans le gaspillage?

1.2. Enjeux et aspects choquants du gaspillage

Gaspiller et jeter de la nourriture est quelque chose de choquant à bien des égards:

choquant parce que nombreux sont ceux qui n’ont pas assez de nourriture, non seulement

dans les pays en développement mais aussi dans les pays riches, et choquant parce que l’on

sait désormais que les ressources naturelles et humaines utilisées pour produire la nourriture

sont précieuses. Même si le gaspillage a toujours été présent dans les civilisations qui se sont

développées (les surplus permettant de se prémunir de situations extrêmes, de soutenir la

croissance démographique, la division du travail et le progrès technique), selon Stuart (2009),

le problème est qu’aujourd’hui le gaspillage est excessif, à tel point que les surplus ne

garantissent pas la sécurité, et sont au contraire à l’origine de l’insécurité alimentaire.

1.2.1. Un enjeu social

Comme le souligne Dumpster Diving for Dinner (Soligan, 2012), “¼ of the food wasted in

the US and Europe could end poverty worldwilde”. Il ne s’agit que d’une phrase choc parmi

d’autres, peut-être exagérée, mais elle suffit à faire comprendre que ce qui choque en premier

lieu dans le gaspillage alimentaire, ce sont les inégalités sous-jacentes. Edwards and Mercer

(2007) remarquent que le gaspillage reflète les enjeux liés à la sécurité alimentaire. Au niveau

global comme au niveau local (dans les food deserts notamment), le contraste est frappant

entre les excès des gaspilleurs et les personnes souffrant de sous-nutrition ou mal-nutrition

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(qui se traduit parfois par le problème complexe de l’obésité). Comme le fait remarquer

Rigas, un militant du mouvement freegan, ces inégalités sont d’autant plus choquantes

qu’elles semblent intuitivement assez faciles à résoudre (en gaspillant moins par exemple):

“With food issues, I actually think it’s the easiest of the issues we can solve. [...]It’s

just unfortunate that one billion of us don’t have enough food. That’s crazy. We really

can solve this problem relatively easily. If we talk about other issues - especially with

technology [...] - that’s an issue which is very difficult to solve. But food is something

that we really know how to fix”.

Ainsi, militer contre le gaspillage alimentaire peut être une façon de lutter contre les

inégalités d’accès à la nourriture (à toutes les échelles).

1.2.2. Utilisation des ressources et (non)-soutenabilité

“Waste in general, and food waste in particular, challenge our environmental

integrity and the recklessness of overproduction and the attendant over-consumptive

lifestyles” (Edwards et Mercer, 2007).

L’intérêt croissant pour le gaspillage alimentaire vient du manque de soutenabilité de notre

mode de production et consommation, qui requiert beaucoup trop de ressources, et beaucoup

trop de food miles à parcourir (transport de nourriture, entraînant des émissions de gaz à effet

de serre) compte tenu du réchauffement climatique. Même si la quantité de ressources

nécessaires à produire de la nourriture est très variable selon les aliments (la viande étant

l’aliment dont le rapport calories-ressources est le plus faible), toute production peut se

maintenir durablement, à condition que l’on réduise la quantité et qu’il n’y ait pas de

gaspillage. Les ressources utilisées à toutes les étapes de la supply chain (eau, électricité,

surfaces cultivables...) pour produire des produits gaspillés sont une perte “scandaleuse”

(Stuart, 2009). A cela s’ajoute aussi l’espace nécessaire pour disposer de ce que l’on gaspille,

à savoir “the reality of, not just the limited resources but also the fact that all of this has to go

somewhere, ultimately, and even that is limited” (Gio, member de Freegan.info). C’est contre

cette non-soutenabilité de l’utilisation des ressources que vont s’engager certains militans.

Dans une analyse particulièrement pessimiste, prendre en compte les enjeux

environnementaux, rapidement, serait même le seul moyen de ne pas entraîner l’effondrement

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de notre civilisation. Comme le démontre Diamond (2005), nos excès pourraient mener à un

effondrement sociétal avec une composante environnementale, comme cela est arrivé à

d’autres civilisations avant la notre. Certains militants, comme Adam, en sont convaincus:

“Humans have run our course.[...] It’s time for us to pack our bags and go, and I

don’t mean colonizing the stars”.

1.2.3. Un système agro-alimentaire inhumain et tout puissant

En plus de ne pas être soutenable à long terme, le système agro-alimentaire des pays

développés, tels que les Etats-Unis ou même la France, soulève des problèmes liés à la

production de masse (risques pour la santé, méthodes d’abattage des animaux, exploitation de

travailleurs immigrants...). En conséquence, il est d’autant plus choquant de gaspiller lorsque

l’on sait comment fonctionne le système de production, et quelles sont ses conséquences

environnementales et sociales. Grâce à des journalistes et écrivains tels que Michael Pollan ou

Eric Schlosser, ces éléments sont désormais mis au jour et de plus en plus connus.

Food,Inc. (Kenner, 2008) est un bel exemple de dénonciation de la production de masse,

en particulier du système agro-alimentaire américain et du corporate farming. On y voit entre

autres des élevages intensifs de poulets (avec l’exemple d’une fermière expliquant qu’elle a

perdu son emploi pour avoir refusé une amélioration – upgrade – de ses chicken houses

consistant à empêcher les poulets de voir la lumière du jour), des cultures de maïs aux

Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) (avec la présentation de l’ensemble des

produits, étonnamment nombreux, qui contiennent des dérivés du maïs), et des méthodes

atroces d’abattage et de traitement des animaux. “It’s not farming, it’s mass production”,

constate tristement un fermier. Food,Inc. révèle aussi les problèmes sociaux liés à la main

d’oeuvre immigrée victime d’exploitation. Ces idées sont relayées par Eric Schlosser dans

Fast Food Nation. Si l’auteur fonde sa critique sur le cas extrême des fast-foods, ce qui est

dénoncé – à savoir des méthodes inhumaines d’abattage des animaux et d’exploitation de

travailleurs immigrés – reste vrai pour le système en entier. Les images de jeunes filles

travaillant dans les death rooms au sous-sol des abattoirs suffisent à dégoûter un moment de

l’American meal, fût-il bon marché. D’ailleurs, Food,Inc. s’attache à démontrer que si la junk

food ne coûte pas cher, son coût réel (environnemental et social) est tout autre. Enfin, il

apparaît choquant de produire une si grande quantité de nourriture alors que l’on sait que la

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 22

population, en moyenne, mange trop (comme le prouve par exemple la prévalence du diabète

de type II dans la société américaine).

Certains militants semblent très sensibles à l’ensemble de ces questions, comme Jeanne,

une salariée de City Harvest, qui a vu les deux documentaires et me les recommande.

Par ailleurs, ce qui pose problème dans le système agro-alimentaire, c’est la domination

totale de quelques grandes entreprises. Les institutions gouvernementales et les ONG sont

toothless face aux grosses corporations, pour reprendre l’expression de Food, Inc., qui utilise

l’exemple de Monsanto (ses nombreux procès, les liens que la corporation possède avec la

Food and Drug Administration (FDA), etc.). Comme le dénonce Jeanne, beaucoup de

dysfonctionnements du système peuvent être attribués à la domination oligopolistique de

quelques firmes sur l’Etat qui les finance:

“One of the reasons for some of the excess is because of the government subsidies to

some of the big agri-businesses”.

En plus, ces entreprises sont assez puissantes pour se fermer à toute forme de critique ou

même d’observation, refusant en général d’accorder des interviews aux militants. Par

exemple, j’ai pu constater moi-même que l’entreprise FreshDirect refusait l’entrée à toute

personne extérieure à l’entreprise.

L’ensemble de ces éléments peut susciter une volonté de boycott de l’ensemble de ce

système agro-alimentaire, idée que l’on retrouve chez de nombreux militants contre le

gaspillage alimentaire ou vivant de nourriture récupérée.

1.2.4. Un enjeu symbolique et éthique?

Si le gaspillage peut être vu comme un dysfonctionnement du système, il semble malgré

tout qu’il en fait partie intégrante, qu’il n’en est qu’un élément fonctionnel. Selon Baudrillard

(1970), le gaspillage est fonctionnel et répond à des critères illogiques de rationalité

économique, où toutes les productions sont additionnées positivement. Alors que le gaspillage

pourrait avoir une fonction positive de prodigalité destructive, source de valeur symbolique

collective (comme lors des poltatchs pratiqués dans certaines civilisations), ce n’est pas le cas

dans notre société de consommation. Le cynisme de l’ordre social et la rationalité économique

empêchent de se dépasser dans un gaspillage festif ou prestigieux. Dans notre système post-

industriel actuel, la fonction du gaspillage est simplement d’entretenir la production grâce à la

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destruction, au-delà de la consommation. Symboliquement, le gaspillage n’a alors aucune

valeur positive, il est fonctionnel. Baudrillard rejoint ici en partie Packard (1962) qui présente

le gaspillage comme un élément inévitable pour entretenir notre système de production, voire

un “privilège, devoir, contribution à une société prospère en pleine expansion”3.

On pourrait aussi voir le gaspillage alimentaire comme le revers de l’abondance, qui elle a

une fonction positive, mais pour les militants ce n’est pas le cas. En effet, l’abondance en

question n’est présente qu’à l’intérieur des supermarchés et personne n’en profite, mais

surtout l’abondance matérielle n’est pas ce qui est recherché: “We don’t need stuff” (Janet,

Adam...). Symboliquement, le gaspillage n’est alors que le symptome des travers et des excès

du système capitaliste.

Par ailleurs, pour beaucoup de militants, l’éthique veut qu’il n’est pas bien de gaspiller.

Stuart (2009) cite par exemple John Locke, qui dit que si quelqu’un gaspille de la nourriture

en sa possession, il enfreint la loi de la nature, et mérite d’être puni. Le gaspilleur vole la

nourriture aux ressources communes du monde, en la laissant pourrir et en privant ainsi des

plus nécessiteux. Le freegan ne vole donc en aucun cas la nourriture.

On voit donc que le gaspillage peut être vu de différentes manières, parfois même de

manière contradictoire. Ses enjeux sont complexes, et tous les militants ne s’opposent pas aux

mêmes choses.

3 Packard cite le Retailing Daily : “Faire en sorte que l’équipement intérieur d’une maison ne dure pas n’est pas seulement notre privilège, c’est notre devoir, notre contribution à une société prospère et en pleine expansion”.

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1.3. Explications des tenants et aboutissants du gaspillage

Si les personnes engagées contre le gaspillage alimentaire n’ont pas toutes la même vision

des choses, toutes cherchent à le limiter. Pour cela, il faut d’abord comprendre concrètement

quelles en sont les raisons directes et indirectes. Même si le gaspillage a lieu sur l’ensemble

de la chaîne de production-distribution, je me suis concentrée sur les distributeurs et les

restaurants, car c’est le maillon de la chaîne auquel s’intéressent le plus à la fois l’organisation

City Harvest et les dumpster-divers. En discutant avec les militants, j’ai cherché à comprendre

les tenants et aboutissants du problème, et, souvent très concrètement, les raisons du

gaspillage.

1.3.1. Commodité, facilité, rentabilité

L’affirmation “it’s easier” ou “it’s cheaper” revient très souvent dans les entretiens et les

observations que j’ai faites. En effet, il est en général plus facile et souvent moins coûteux de

gaspiller, plutôt que de récupérer et redistribuer la nourriture, ou encore de prévenir le

gaspillage en amont.

Comme me l’a expliqué Mohamed, qui récupère de la nourriture auprès du restaurant

Dunkin’ Donuts, “it’s easier to throw away […] they don’t have time to put that in bags”.

Janet, membre du groupe Freegan.info, dit également:

“In America, convenience is number one, which is why getting people to do activities

as basic as recycling a water bottle is problematic”.

La plupart des personnes interviewées à City Harvest avouent elles-mêmes jeter de la

nourriture, ou acheter de la junk food lorsque cela est plus pratique ou moins cher:

“Waste is inevitable. I try to be conscious but I still waste food” (Jeanne);

“Sometimes myself I buy and eat garbage food (such as last night!). It’s cheaper”

(Pedro).

En restant au côté des personnes faisant les poubelles, on comprend par ailleurs que

récupérer est très “time consuming” (Janet). C’est donc bien souvent des raisons de

commodité personnelle qui poussent au gaspillage.

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Au niveau de la grande distribution, il est parfois plus rentable de produire en excès et

gaspiller. Au cours d’un entretien avec un directeur de magasin Carrefour en région

parisienne (sur un sujet différent), ce dernier m’avait longuement expliqué qu’il était plus

rentable de produire du pain en excès et de le jeter, pour qu’il y en ait tout le temps dans le

rayon, plutôt que d’estimer la quantité. Selon lui, le coût de fabrication est tellement faible

que cela vaut le coup:

“Les baguettes, elles ne coûtent que deux centimes à fabriquer. Alors je leur dis [aux

salariés boulangers] d’en remettre tout le temps, pour qu’elles soient chaudes et que les

gens les achètent. Et s’il en reste on les jette!”.

Selon Stuart (2009), le coût des stocks est souvent inférieur au prix de vente diminué du

coût des déchets éventuels, il est donc plus rentable d’avoir du stock excédentaire au cas où.

De plus, le manque de temps (et de main d’oeuvre) fait qu’il est souvent plus rentable de

gaspiller. On retrouve cette idée dans les observations de Quentin en France, qui explique que

quand un pot de moutarde est taché, par exemple, il est plus rentable de le jeter plutôt que de

le nettoyer: “Ca prendrait trop de temps”.

Par ailleurs, récupérer et redistribuer la nourriture excédentaire demande aussi beaucoup de

temps, de travail, et d’organisation logistique (qui est aussi coûteuse). Je me suis rendu

compte de cela au cours de la tournée de récupération-redistribution, le truck ride, que j’ai

faite avec City Harvest pendant une journée. Dès lors, il est plus commode de gaspiller, à tous

les niveaux.

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1.3.2. Responsabilité juridique

Une autre raison très souvent évoquée pour expliquer que les magasins et restaurants

préfèrent gaspiller à redistribuer (même lorsque des personnes ou organisations proposent de

se charger de la logistique) est celle de la responsabilité ou liability. Beaucoup d’entités

craignent que quelqu’un puisse les attaquer en justice en cas de maladie après avoir mangé la

nourriture excédentaire donnée ou récupérée. Les situations sont différentes selon s’il s’agit

de don officiel ou de récupération dans les poubelles.

En ce qui concerne les donations, aux Etats-Unis, les donateurs sont protégés par la

National Good Samaritan Law et le Emerson Good Samaritan Food Donation Act (1996) et

plus spécifiquement à New York par la New York State Samaritan Law (1981). Les donateurs

ne peuvent être sujets à des poursuites judiciaires (ni au pénal ni au civil) pour des dommages

liés à un don de bonne foi. Les organisations comme City Harvest insistent sur cette loi pour

rassurer les donateurs:

“You’re protected from liability under Federal and NY State Good Samaritan Laws”

(City Harvest Donor Q&A).

Une loi “Good Samaritan Law” similaire existe aussi en Australie par exemple (Edwards et

Mercer, 2007). En Europe, la réglementation sur l’hygiène et la sécurité alimentaire est

définie par le “paquet hygiène” et la “Food Law”, qui correspond au réglement CE

n°178/2002. La réglementation est assez floue sur les dons alimentaires, mais il existe une

protection du donateur, à condition que ce dernier ait respecté les exigences notamment en

matière d’étiquetage et de traçabilité. Malgré ces protections, les supermarchés et restaurants

refusent souvent de donner de la nourriture, de peur d’avoir un problème. Selon Quentin,

“cela pourrait même être la principale peur des supermarchés en fait”. Dans Dive! (Seifert,

2010), on voit que des magasins Trader Joe’s refusent de faire des dons. De même, Mohamed,

qui récupère pourtant tous les matins de la nourriture auprès d’un restaurant Dunkin’Donuts à

New York, s’est vu refuser de faire la même chose par d’autres restaurants de la même

enseigne. En fait, chaque manager responsable d’une franchise est indépendant sur ces sujets-

là, et le niveau groupe (“corporate level”) ne donne pas de ligne de conduite précise et

commune en la matière. Dans une réponse par e-mail de Dunkin’Donuts à Mohamed, on peut

lire:

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 27

“Dunkin' Donuts, Inc. does not have a written policy concerning whether our

franchisees may donate food products to charitable organizations. It is left to the

discretion of the individual owner/franchisee of each restaurant whether or not food is

donated at the end of the day. Dunkin' Donuts, Inc. encourages its franchisees to

become involved with their local communities”.

Malgré cet encouragement à s’impliquer dans la communauté, nombreux sont les managers

qui se refusent encore à donner de la nourriture, soi-disant par peur que quelqu’un tombe

malade. Pourtant, non seulement “you cannot get sick with this food” (Mohamed), mais

surtout les donateurs sont protégés par la loi.

C’est contre ces réponses infondées et la paresse des donateurs potentiels que s’indignent

les personnes engagées dans des organisations comme City Harvest. C’est aussi ce que

remettent en cause ceux qui font les poubelles des magasins pour dénoncer le manque de

dons, comme dans Dive! (Seifert, 2010).

En ce qui concerne la récupération, normalement celui qui a jeté quelque chose n’est pas

responsable de ce qui arrive post-poubelle. Malgré tout, certains magasins ont peur d’être mis

en cause si un problème surgit suite à la récupération de nourriture à l’intérieur de leur

propriété privée. Il existe un vide juridique à ce sujet. Selon Quentin, qui fait les poubelles

depuis plusieurs années, “il faudrait qu’il y ait une loi pour que les supermarchés sortent

leurs poubelles, que les gens puissent venir récupérer ce qu’ils veulent, et que les

supermarchés ne soient pas responsables!”.

1.3.3. Prudence excessive des règles sanitaires : “selling the

sell-by mythology”?

Si les études montrent qu’une grande partie de la nourriture jetée est encore comestible

pendant un certain temps, c’est que les règles sanitaires sont très prudentes, voire trop

prudentes selon les militants anti-gaspillage. Les dates de péremption sont fixées extrêmement

tôt pour des raisons de responsabilité. En France, il existe deux types de dates: la date limite

de consommation (DLC), concernant des produits qui pourraient présenter un danger

immédiat pour la santé, et la date limite d’utilisation optimale (DLUO), pour des produits qui

peuvent perdre leur saveur, sans pour autant présenter un danger (ils sont à consommer de

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 28

préférence avant une certaine date). On retrouve cette distinction en anglais entre la sell-by

date et la best-before date. Sur certains produits, comme un paquet de riz par exemple, fixer

une date limite d’utilisation semble irrationnel.

C’est ce que dénonce Stuart (2009) par “Selling the sell-by mythology”: les consommateurs

ne sont pas assez informés sur ce que représentent réellement les dates, et sont donc poussés à

gaspiller (et acheter davantage) par peur de consommer un produit mauvais pour la santé. Or,

il est souvent très facile de reconnaître directement un bon d’un mauvais produit, sans aucun

étiquetage. C’est d’ailleurs ce que font les personnes qui récupèrent de la nourriture dans les

poubelles régulièrement, sans jamais tomber malade, mais le consommateur moyen ignore

cela. Aux Etats-Unis encore plus qu’en France, il existe une véritable obsession pour la

propreté et la sécurité alimentaire. Par exemple, j’ai été très étonnée de voir que pour prendre

une part de gâteau dans une boîte (sur les marchés de City Harvest), un panneau indiquait

“Use napkins!”. La plupart des personnes que j’ai interrogées semblent avoir peur de la

nourriture. Par exemple, Lauren de City Harvest m’a signalé qu’elle jetait systématiquement

un fruit s’il était abîmé: “I’m cautious too”. Au cours de la “nutrition class“ à laquelle j’ai

assisté, j’ai pu constater que la plupart des participants ignoraient la qualité réelle des produits

et la manière intuitive de l’évaluer.

Au-delà des particuliers qui jettent par peur de tomber malade, les standards de qualité

poussent les supermarchés à jeter eux-mêmes, en amont, une très grande quantité de

nourriture. En effet, les magasins enlèvent les produits des rayons avant qu’ils n’atteignent

leur date limite de consommation ou d’utilisation, notamment pour éviter que certains

consommateurs se tournent vers des concurrents pour des produits plus frais. On peut deviner

ces pratiques à partir de ce que l’on trouve dans les poubelles des supermarchés: le plus

souvent, il s’agit de produits qui périment dans un ou deux jours (selon le type de produit).

Beaucoup de militants trouvent que les réglementations sur les dates sont excessives, et

qu’elles sont à l’origine de beaucoup trop de gaspillage. Comme le souligne Rigas, le

fondateur du “Freegan Kolektiva” en Grèce et au Liban, “in the EU, with the standards they

have, it would be spoiled and thrown. With the Lebanese standards, it’s still sold.” Cela

montre bien que les standards sont arbitraires, et qu’il pourrait en être autrement.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 29

1.3.4. Marketing et standards, la faute au consommateur?

En plus des standards relatifs à la qualité sanitaire, il existe des standards esthétiques (taille

minimale des fruits, aspect, etc.) qui entraînent du gaspillage. Par exemple en Europe, le

changement de la réglementation en juillet 2009 n’empêche pas les “cosmetic standards” de

contraindre 75% des échanges (Stuart, 2009). Au-delà de la réglementation, ce sont les

standards des supermarchés eux-mêmes, souvent plus stricts, qui s’imposent. Il est difficile de

dire s’ils sont seuls responsables de ces standards, s’ils manipulent les consommateurs ou

répondent simplement à leur demande. Les personnes engagées contre le gaspillage ne cessent

de dénoncer ce problème. Gaspillage alimentaire: plongée dans nos poubelles (Envoyé

Spécial, 2012) donne l’exemple édifiant d’un producteur de melon qui jette tous les fruits de

poids inférieur à 800 grammes. Les grossistes n’acceptant pas les tailles inférieures (non

côtées et non vendables), le producteur jette 18 tonnes par semaine. Et aucun glaneur ne vient

ramasser les fruits qui pourrissent dans les champs.

Les clients sont-ils indirectement responsables? Selon Quentin, ces derniers ont des

exigences trop élevées, non seulement sur la qualité des produits, mais aussi sur la

disponibilité:

“Les gens veulent qu’il y ait tout dans les magasins, ils n’acceptent pas qu’il manque

un produit [...]. Il faudrait qu’il y ait des jours où on va au supermarché, et où s’il n’y a

plus de pâtes, il n’y a plus de pâtes...”

Si les exigences des consommateurs sont certes élevées, c’est aussi que le marketing

entretient un désir d’abondance et donc la surconsommation. Les promotions et le marketing

sont dénoncés comme favorisant les achats superflus et par conséquent le gaspillage.

Beaucoup de militants freegans détestent tout ce qui a trait à cette surconsommation et au

marketing, bien souvent qualifiés de “evil” (par Jonathan, entre autres).

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1.3.5. La loi du marché

Dans cette même idée de société de consommation générant du gaspillage, une des raisons

évoquées pour expliquer celui-ci est souvent la crainte de perdre des consommateurs

potentiels lorsque la nourriture est donnée/récupérée. Lors de notre mission poubelles à

Montpellier, Quentin m’explique que si les supermarchés ferment l’accès à leurs poubelles,

c’est avant tout par peur de perdre des clients potentiels (plus que pour éviter des dégradations

par exemple). Les consignes de nombreuses enseignes sont de détruire les invendus pour

éviter la perte de chiffre d’affaires, y compris par la "dénaturation des produits à l'eau de

javel" (lorsqu’il n’y a pas de broyeurs). Ayant posé la question dans plusieurs supermarchés

(auprès de directeurs et managers), j’ai eu des réponses variables, allant de “on ne va pas

jusque là” à “non mais sinon y a des malades qui font les poubelles!" (sources

confidentielles). Personnellement, je n’ai jamais vu de cas d’eau de javel sur les produits, ni

en France ni à New York.

Si la redistribution à des associations caritatives est une pratique qui se développe

progressivement, en Europe comme aux Etats-Unis, il reste tout de même une méfiance des

magasins et restaurants quand à l’apparition d’un marché gris de l’alimentation.

1.3.6. Une question d’échelle

Le gaspillage peut enfin être imputé en partie à l’élargissement des structures de notre

système agro-alimentaire, qui saute aux yeux dans Food, Inc. (Kenner, 2008) avec la

domination de quelques grandes compagnies. Rigas, le freegan grec, fait la constatation

suivante:

“One thing, which is very freegan, is the big percentage of food distributed through

small, open markets. [...] most of the food stuff, also in Greece and Lebanon, is going

through the open market and the small shops. It’s a different reality from the rest of

Europe”.

Dans des pays moins développés, le gaspillage est moindre car il existe des magasins qui

fonctionnement à petite échelle, et qui peuvent récupérer la nourriture en suivant le bon sens.

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Cette idée se retrouve chez les militants de la food rescue, comme Mohamed, pour qui il est

juste common sense de récupérer de la nourriture encore bonne, à son échelle.

Divers éléments peuvent expliquer l’ampleur du gaspillage alimentaire dans notre système

agro-alimentaire actuel. Si certains considèrent qu’il s’agit d’un dysfonctionnement

inévitable, d’autres le voient plutôt comme une norme de fonctionnement d’un système fondé

sur la surproduction et la surconsommation. Dans les deux cas, des personnes vont s’engager

et militer contre le gaspillage, que ce soit pour réduire les dysfonctionnements ou pour

changer les normes de fonctionnement du système. Cela conduit à des réponses variées face

au gaspillage, à la mise en place de différentes configurations et l’adoption de diverses

logiques d’action.

La première d’entre elles est le pragmatisme de la food rescue, approche adoptée à New

York par l’organisation City Harvest.

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Partie 2. Le pragmatisme de la food rescue

et l’organisation City Harvest

J’ai découvert City Harvest pendant un stage de deux mois, où j’étais rattachée comme

bénévole au programme nommé Mobile Markets dans l’initiative Healthy Neighbourhoods.

Ce programme organise des distributions gratuites de fruits et légumes (récupérés auprès de

supermarchés ou producteurs qui sinon les jetteraient) dans des quartiers défavorisés. Mon

travail consistait à préparer les marchés en amont (de la traduction de recettes de cuisine en

espagnol à l’impression des prospectus), à en gérer l’intendance (avec l’inscription des

participants dans un système d’information), ainsi qu’à travailler sur les marchés au sein des

équipes de bénévoles (installation, distribution des produits). J’ai pu découvrir le

fonctionnement logistique de l’organisation grâce à plusieurs journées d’observation dans

l’entrepôt ou lors d’une tournée de récupération de nourriture, et j’ai aussi eu l’occasion de

découvrir d’autres activités menées par City Harvest comme les cours de nutrition. En plus de

mon travail pour les Mobile Markets et de la rencontre de nombreux bénévoles, j’ai mené des

entretiens formels avec plusieurs membres de l’organisation (sélectionnés par mon maître de

stage selon les disponibilités de chacun). Aussi ai-je pu découvrir, outre le fonctionnement de

City Harvest et les activités menées contre le gaspillage de nourriture, les différentes formes

d’engagement de salariés ou bénévoles dans cette action militante.

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2.1. Le discours officiel de City Harvest

2.1.1. “Rescuing Food for NYC’s Hungry”

Ce slogan met bien en valeur les deux aspects de cette organisation profondément ancrée

dans la ville de New York: le fait de récupérer et “sauver” de la nourriture (“rescuing”), et le

fait de nourrir des personnes dans le besoin (“hungry”). Sur le site internet de l’organisation,

on trouve la présentation suivante:

“Now serving New York City for 30 years, City Harvest is the world's first food

rescue organization, dedicated to feeding the city's hungry men, women, and children.

This year, City Harvest will collect more than 38 million pounds of excess food from all

segments of the food industry, including restaurants, grocers, corporate cafeterias,

manufacturers, and farms. This food is then delivered free of charge to some 600

community food programs throughout New York City by a fleet of trucks and bikes. City

Harvest helps feed the more than one million New Yorkers that face hunger each year.

City Harvest also addresses hunger’s underlying causes by supporting affordable

access to nutritious food in low-income communities, educating individuals, families,

and communities in the prevention of diet-related diseases, channeling a greater

amount of local farm food into high-need areas, and enhancing the ability of our agency

partners to feed hungry men, women, and children”.

La mission est définie de telle sorte:

“City Harvest exists to end hunger in communities throughout New York City. We do

this through food rescue and distribution, education, and other practical, innovative

solutions”.

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2.1.2. Une approche de bon sens

Le site internet insiste sur l’idée que “City Harvest is the product of common sense”.

L’histoire de l’organisation, fondée en 1982, a commencé par un groupe de citoyens qui,

voyant d’un côté des citadins ayant faim, et, d’un autre côté, des restaurants du quartier jetant

de la nourriture encore en parfait état, ont décidé de redistribuer ces restes à des ceux qui en

avaient besoin. Cette approche que le site internet décrit avec les adjectifs “common-sense” et

“cost-effective” n’a pas changé depuis. L’idée est de nourrir le plus grand nombre de

personnes possible en travaillant de manière efficace: “working efficiently we can help the

greatest number of people possible”.

2.1.3. Un focus social

Ce qui ressort de ce discours est que le focus de l’organisation est avant tout social. Sa

mission première est de nourrir les personnes qui ont faim dans la ville de New York.

L’accent est mis sur le nombre de personnes aidées (600 communautés, plus d’un million de

personnes) et sur le besoin réel – “hunger” – de ces “hommes, femmes, enfants”. On retrouve

le même discours dans les lettres envoyées par City Harvest aux soutiens financiers potentiels,

comme par exemple lors des “food drives” (collecte de nourriture pour des enfants):

“There are too many children who don’t know where their next meal will come

from”.

En plus, l’organisation vise à s’attaquer aux causes de la faim (“address hunger’s

underlying causes”), pour completer dans ce domaine son action correctrice par des actions

préventives.

Pour atteindre ces objectifs sociaux et en particulier celui d’augmenter l’accès à la

nourriture dans les zones défavorisées (“high-need areas”), City Harvest utilise des solutions

“efficaces”, “pratiques et innovantes”, dont la récupération de la nourriture. Le fait de limiter

le gaspillage est donc la conséquence (positive!) du moyen utilisé par City Harvest pour

récupérer et distribuer de la nourriture (environ 38 millions de livres par an, soit 17 000

tonnes). Même si la présentation des activités parle de “excess food” ou de “rescue”, il n’est

d’ailleurs pas fait mention du mot “waste”. L’action de City Harvest contre le gaspillage

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alimentaire ne serait-elle donc qu’un effet secondaire ou une externalité positive de son action

sociale?

2.2. Pratiques et fonctionnement de City Harvest

2.2.1. Une logique de food rescue à grande échelle

City Harvest mène des activités de food rescue, à savoir de récupération et de

redistribution de nourriture, à grande échelle. Elle se distingue des banques alimentaires, ou

Food Banks, car la nourriture qu’elle récupère est en partie de l’ excess food, c’est-à-dire de la

nourriture qui autrement serait jetée (et pas seulement des dons).

Concrètement, l’organisation reçoit de la nourriture de donateurs (producteurs agricoles,

grossistes, hypermarchés et supermarchés, restaurants, boulangeries...) en provenance de la

ville de New York mais aussi d’autres régions des Etats-Unis. Les donateurs reçoivent des

directives précises sur ce qu’ils peuvent donner à City Harvest (City Harvest Quick Reference

Sheet). Cela représente 33 000 000 livres de nourriture chaque année.

Un système de truck ride (la tournée) permet de récupérer la nourriture grâce aux 18

camions que possède City Harvest. Une partie est redistribuée directement aux agencies lors

du truck ride, pendant que le reste est déposé à l’entrepôt situé dans le Queens. Les agencies

sont l’ensemble des structures (Eglises, écoles, organisations caritatives, community centers,

etc.) qui utilisent la nourriture récupérée pour organiser des distributions gratuites de produits

ou de repas préparés (les food pantries, soup kitchen, etc.). Ainsi, City Harvest dessert toute la

ville à travers 600 communities. La nourriture présente dans l’entrepôt est distribuée

ultérieurement à des agencies, ou bien elle peut être utilisée pour des programmes spécifiques,

comme celui des Mobile Markets.

Le programme des marchés mobiles, sur lequel je travaillais, organise des distributions de

fruits et légumes régulièrement dans quatre districts: le Bronx, Brooklyn, Harlem et Staten

Island. La spécificité de ce programme est qu’il s’agit uniquement de fruits et légumes, non

d’un repas, et que les bénéficiaires doivent être inscrits (sur un critère géographique qui est en

réalité un critère social). Mais la logique de food rescue est la même; les fruits et légumes

proviennent en général de l’excédent des producteurs agricoles.

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La food rescue de City Harvest suit exactement la même logique que l’action menée par

certaines personnes engagées de manière indépendante, qui décident de récupérer de la

nourriture et de la redistribuer par elles-mêmes. Mohamed, par exemple, a un accord avec un

restaurant Dunkin’ Donuts pour récupérer tous les matins les invendus de la veille, et il les

donne dans une résidence accueillant des personnes en difficulté dans son quartier. De même,

Lauren redistribuait de la nourriture par elle-même avant de travailler chez City Harvest.

Cette approche indépendante (hors de toute organisation et reposant sur un accord informel

avec les magasins), plus locale, permet davantage de souplesse et donc parfois d’efficacité.

En France, une association récemment créée, La Tente des Glaneurs, met en place

localement (à Lille et Caen pour l’instant) un système similaire, en récupérant de la nourriture

sur des marchés. Selon Le scandale du gaspillage alimentaire (France 5, 2012), elle récupère

500 kilogrammes de marchandise par jour de marché grâce à 650 commerçants qui sont

devenus des fournisseurs alimentaires solidaires.

La redistribution officielle de City Harvest se fait quant à elle à beaucoup plus grande

échelle.

2.2.2. Une organisation de taille

En me rendant à mon premier marché du programme Mobile Markets, j’ai vraiment été

impressionnée par la taille du marché. En deux heures, près de 500 personnes viennent

récupérer de la nourriture, et en grande quantité. Et il ne s’agit que d’un programme mené par

City Harvest. Les bureaux de l’organisation sont situés au coeur de New York (près de Times

Square) dans un grand bâtiment, les salariés sont très nombreux à travailler dans les open

spaces, etc. Les interviews des salariés de City Harvest, à l’instar de Jeanne, confirment cette

idée:

“When I arrived in City Harvest, I was surprised by how large it is”.

La taille et l’ampleur des activités menées par City Harvest supposent aussi une certaine

complexité:

“There are different fund-raising teams [...], there are many departments... it’s a big

organisation, that can do a lot.”

L’organisation est très hiérarchique. Pedro m’explique qu’il dépend de Tony, qui dépend

de Karla, qui dépend de Kelly... il fait souvent référence aux “boss”. Jeanne donne l’exemple

du département du Food sourcing, grand et complexe. Je me rends très vite compte de la

complexité de l’organisation à travers mon travail (entrée de données dans un système

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d’information, utilisation de codes barres pour inscrire les bénéficiaires, etc.). Tout le travail

de food rescue, et particulièrement les truck rides, demandent une logistique importante. A

plus petite échelle, lors des marchés, l’organisation n’est pas toujours facile: plusieurs queues,

“scan” des cartes, etc.

Au cours des entretiens, on me parle aussi du coût de fonctionnement de l’organisation.

Pour assurer cette logistique, City Harvest requiert des capacités financières importantes,

assurées par des dons de particuliers et d’entreprises (en plus des quelques fonds publics).

Selon Jeanne, à propos de la redistribution de nourriture: “there is a problem of distribution

and money (cost)”.

Dès lors, chez City Harvest, les principaux enjeux relèvent de considérations

organisationnelles, pratiques, logistiques, et financières.

2.2.3. Des activités pleinement intégrées au “système”

Par “système”, je me réfère à l’ensemble des acteurs et parties prenantes de la production

et distribution agro-alimentaires à New York. Les activités de City Harvest s’inscrivent dans

ce système économique et politique par des liens de dépendance et une logique de

partenariats:

- City Harvest est dépendante des donateurs de nourriture dans le secteur agro-

alimentaire. Même s’il s’agit de nourriture excédentaire, encore faut-il trouver les

entités qui acceptent de donner. Dans sa documentation destinée aux donateurs

potentiels, City Harvest insiste sur la facilité à devenir donateur et sur les avantages

qui en résultent :

“Your company will benefit from potential tax deduction, reduced disposal fees,

positive publicity, increased employee morale, and a “green” model by not letting

excess food go to waste” (City Harvest Donor Q&A).

Ces arguments s’appuient pleinement sur le fonctionnement du système actuel

(greenwashing, importance de l’image d’entreprise, logique de rentabilité...).

- City Harvest est dépendante financièrement des donateurs, qu’il s’agisse des

institutions publiques, des particuliers ou entreprises mécènes

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- City Harvest est également dépendante des bénévoles, des particuliers mais

aussi des entreprises qui font du mécénat de compétences. Il y a souvent des équipes

de bénévoles qui viennent à l’entrepôt pour faire du repacking (préparer des sacs avec

les produits, faciles à distribuer ensuite). La plupart viennent avec leur entreprise (le

Credit Suisse, par exemple), il y a aussi des chefs cuisiniers (Eric Ripert notamment,

connu pour son restaurant Le Bernardin) ou des célébrités (50 Cent est venu la

semaine où j’ai visité l’entrepôt).

- City Harvest est aussi dépendante de l’ensemble des agencies, de leur

fonctionnement, et de leur capacité à distribuer la nourriture récupérée. Comme me

l’explique Meg, les partenariats ne sont pas toujours faciles à trouver.

- Organisation reconnue, City Harvest a reçu des accréditions et des agréments

issus de structures telles que le Better Business Bureau Accreditation, qui reconnaît les

activités les plus socialement responsables. City Harvest est également membre du

réseau Feeding America regroupant les organisations du domaine de l’aide

alimentaire.

Ainsi, City Harvest a beaucoup de partenaires puissants et reconnus, représentant parfois la

crème de la crème du système capitaliste américain. L’organisation est donc pleinement

intégrée dans ce système, et ceci ne semble pas vraiment poser problème aux bénévoles et

salariés.

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2.2.4. Un ancrage local?

Attachée historiquement à la ville de New York, City Harvest a indéniablement un ancrage

local, même si la nourriture récupérée provient de destinations qui peuvent être éloignées. Pour le programme des marchés mobiles, présents dans quatre districts, le fonctionnement

repose sur l’engagement de bénévoles locaux, membres des communautés ciblées. Lors de

l’inscription pour devenir bénéficiaire, le formulaire propose de cocher la case “I’m interested

in volunteering opportunities”. Cynthia par exemple, bénévole à Brooklyn, est aussi une

habitante du quartier et reçoit la nourriture distribuée. Tous les documents sont d’ailleurs

traduits en espagnol pour atteindre les communautés hispaniques locales. L’engagement des militants est souvent plus fort lorsqu’il se fait localement, lorsque les

personnes sentent qu’elles rendent service à leur propre communauté. C’est le cas de Cynthia

pour Brooklyn, mais c’est aussi le cas pour Pedro qui est très fier de servir la ville où il est né

et a grandi, New York:

“What I like the best is feeling to be helpful to people and especially to be helpful to

people from NYC, the city where I grew up”. L’engagement local est souvent plus vrai qu’un engagement extérieur comme celui de

certains bénévoles au bureau qui n’ont pas vraiment choisi l’organisation, mais voulaient juste

faire du bénévolat de temps en temps (comme Jackie et Ana, par exemple).

2.2.5. Des objectifs de croissance et d’efficacité

Il ressort des interviews une forte dynamique de croissance :

“They have a 5-year strategy plan. Now they are shifting toward bigger agencies,

they try to find agencies that can take more food in order to increase the overall

efficiency of City Harvest. […] There is so much growth, the quantity of rescued food

has doubled” (Meg).

Dans le programme des marchés mobiles en particulier, j’ai moi-même pu constater une

évolution en seulement deux mois: le nombre de participants ne cessait d’augmenter (avec de

nouveaux membres à entrer dans le système d’information), et le marché de Brooklyn a

déménagé fin juin pour accueillir davantage de personnes.

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L’objectif principal de l’organisation, figurant dans les rapports de suivi d’activité tels que

le Healthy Neighborhoods FY12 Q1 report (document interne), est de faire augmenter le

nombre de personnes aidées. Il n’est pas fait mention du fait que la réduction de la pauvreté

pourrait faire réduire le nombre de bénéficiaires...

La logique d’action de l’organisation est par ailleurs centrée sur la rentabilité. Jeanne dit

qu’il faut chercher de nouveaux partenaires “whenever it’s cost-wise”. Pour cela, “it’s good

for City Harvest to talk to the companies and to make them understand that giving food

instead of wasting can be more beneficial to them. If a restaurant is running well, it doesn’t

have to waste. Waste is throwing money away” (Jeanne). Ici, le gaspillage est mal vu tout

simplement parce qu’il n’est pas rentable.

2.2.6. Un focus sur la qualité de la nourriture

Si l’objectif de City Harvest est de nourrir le plus de personnes possible, une attention

particulière est portée à la qualité de la nourriture.

En vertu du Emerson Good Samaritan Food Donation Act, c’est City Harvest qui est

responsable (et non le donateur) de la nourriture récupérée (puis la responsabilité est

transférée aux agencies). Dès lors, City Harvest donne des lignes de conduites très strictes aux

donateurs, résumées dans le City Harvest Quick Reference Sheet, afin que ces derniers ne

donnent que de la nourriture de qualité. Dès mon premier marché, un responsable de la qualité

des produits m’explique comment cela fonctionne. Ces règles sont souvent si strictes que

même les donateurs continuent à gaspiller de la nourriture que City Harvest refuse. Lors

d’une visite de l’entrepôt, Bryan, un responsable, me dit qu’il y a des exceptions: “sometimes

we get products which are past the sell-by date, we can still give them to agencies if they’re

still good.” Cela ne semble par arriver souvent.

Parfois, les exigences de qualité ont des effets pervers, dès lors qu’elles entraînent les

bénéficiaires à être excessivement exigeants. Au cours de plusieurs marchés, j’ai remarqué

que certaines personnes se plaignaient de la qualité de la nourriture, et quelques accrochages

verbaux ont même eu lieu entre des bénévoles et des personnes venant récupérer les produits.

J’ai moi-même entendu par exemple “it’s always the same... this is not good...” à propos de la

nourriture (le vieil homme portoricain du premier marché).

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2.3. Quelques éléments sur l’état d’esprit dominant

2.3.1. Un positionnement politique favorable à l’économie

de marché

Au cours de mes entretiens avec des membres de l’organisation, j’ai essayé d’introduire le

sujet politique et économique. Jeanne affirme “I’m a very liberal person”, le mot “liberal”

ayant une connotation positive, ouverte et progressiste. Quand je l’interroge sur son

engagement politique, Lauren me répond “I vote”. Puis, “I think that community-based efforts

and interaction with population are better than to try to change the politics”.

Il semble que la pensée dominante reste de nature à favoriser le marché. Selon Jeanne,

“people don’t want the government to be involved. It would be considered as “socialistic”,

which is a negative word here. American people are altruistic, regardless of political beliefs.

They give either money or time depending on what they can give”. Selon elle, l’implication de

l’Etat de manière top-down a plutôt des effets négatifs:

“There is a disconnect: government subsidizes food but not to the right people.

Besides the government encourages waste by subsidizing farms”.

Le premier point est confirmé par le fait que les bénéficiaires des marchés, en raison

d’effets de seuil, n’ont parfois pas accès à d’autres aides publiques (Pedro m’explique le

premier jour qu’ils ne sont pas les very very poor).

Pedro confirme cette idée que l’implication de l’Etat n’est pas souhaitée, et que le

changement vient des personnes engagées dans et pour leurs propres communautés:

“In the US nobody wants the State to do things or make laws. [...] People don’t want

the State to tell them what to do, they want to do it themselves”.

Cependant, sur certains sujets comme celui de l’éducation et de la nutrition, Pedro est plus

mitigé quand au rôle de l’Etat, qui pourrait être nécessaire:

“Some things must be taught at school, City Harvest classes are not enough”.

La mentalité qui semble s’imposer est malgré tout celle d’un esprit altruiste venant des

personnes elles-mêmes à l’égard de leur communauté, indépendamment de leurs convictions

politiques. C’est ce que j’appellerai l’esprit volunteer.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 42

2.3.2. L’esprit charity et les volunteers

L’esprit dans lequel s’inscrit l’action de City Harvest est à l’origine typiquement

américain; il est véhiculé par les organisations de type charity.

Le concept de charity, dont la traduction littérale est “organisation caritative” ou “oeuvre

de bienfaisance”, est bien ancré dans la société américaine: il regroupe toutes les

organisations à but non lucratif oeuvrant pour l’intérêt public. Tout le système économico-

social américain s’appuie sur cette charity qui assure une grande partie des prestations que

l’on associerait à la sécurité sociale en France. Par exemple, certaines personnes dépendent

totalement des repas gratuits distribués par les associations, les Eglises, community centers,

etc. Aussi les charities apparaissent-elles comme une régulation du système capitaliste néo-

libéral, et une force disciplinaire. En effet, non seulement les charities régulent le système,

mais elles n’ont aucune possibilité d’action militante, puisqu’elles sont dépendantes pour leur

financement et fonctionnement à la fois du secteur privé et public. Si l’Etat a tendance à se

retirer du Welfare, c’est lui qui finance les charities, et donc qui les domine totalement

(containment). Les organisations de charity assurent le rôle de l’Etat (comme la distribution

des Food Stamps par exemple), en échange de quoi elles peuvent recevoir des fonds, et ne

peuvent donc pas être militantes (Heynen 2008).

Le but des militants du groupe Food not Bombs, par exemple, est de limiter la force

disciplinaire des charities. Dans la même idée, Heynen cite Poppendieck (1999), qui montre

que la charity est non seulement une force de dépolitisation, mais aussi un mode de

collaboration avec le projet néo-libéral. Selon Poppendieck, les charities sont tellement

dépendantes qu’elles ne peuvent ni être vraiment politiques ni oeuvrer véritablement pour une

transformation sociale dans l’intérêt des pauvres:

”Charities are businesses; they are rarely in the business of self-liquidation”.

Poppendieck critique très fortement ce système, et en particulier dans le secteur de

l’alimentation (qu’elle étudie particulièrement, à travers les “food pantries”, etc.). Selon elle,

distribuer de la nourriture et avoir pour objectif principal l’augmentation du nombre de

destinataires empêche de lutter, politiquement, pour de vraies réformes économiques et

sociales.

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“In this era of eroding commitment to government sponsored welfare programs,

voluntarism and private charity have become the popular, optimistic solutions to

poverty and hunger. Charitable efforts replace consistent public policy, and poverty

continues to grow "successful"; programs are in some way perpetuating the problem

they are struggling to solve”.

Ce que critique Poppendieck par cette phrase très dure correspond exactement à l’état

d’esprit qui semble être dominant au sein de City Harvest (y compris le fait que le critère de

réussite est le nombre de personnes aidées).

Sur le terrain, on retrouve le volontarisme et l’optimisme des bénévoles. Sur un marché de

Staten Island par exemple, Monica, membre de l’organisation NewYorkCares (réseau

d’initiatives de bénévolat), me déclare pleine d’enthousiasme:

“Volunteering takes all my free time! “

En général, les bénévoles sont très positifs et sont convaincus de faire quelque chose de

bien par le fait même de faire du volunteering, sans se poser la question de la vision et du

fonctionnement du système social auxquels ils contribuent. “I love all of what they do here”,

me dit ML; “It makes me feel good”, me dit Jackie. L’état d’esprit dominant est celui de se

donner bonne conscience, y compris pour les bénévoles les plus fidèles.

La culture du bénévolat et l’esprit volunteer sont partagés par l’ensemble de la société et

font partie du fonctionnement du système. Sur les marchés, il n’est pas rare de voir des

personnes venir en groupe, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’universités (comme St John’s à

Staten Island). Le bénévolat est parfois un prétexte pour une matinée de team building pour

les entreprises. Même les bénévoles les plus fidèles ne semblent pas vraiment militer. Peu

d’entre eux semblent concernés par le problème du gaspillage, qui est somme toute accessoire

dans l’action de City Harvest.

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2.3.3. La bonne conscience des gaspilleurs?

City Harvest ne véhicule pas, ou alors très peu, de changement de mentalités vis-à-vis de

l’hyper-consommation et du gaspillage. Le fait de gaspiller moins est une conséquence de

l’action sociale de l’organisation, et c’est un sujet secondaire.

Pour beaucoup de membres de City Harvest, diminuer le gaspillage est un moyen de pallier

certains dysfonctionnements du système de production-consommation actuel, mais sans

volonté de changer de système. Les donations participent alors de la bonne conscience des

gaspilleurs qui produisent trop. Il n’existe pas de véritable volonté de réduire le gaspillage en

amont (cela n’est pas évoqué sur le site internet, les personnes rencontrées en parlent très

peu), et il n’est jamais fait mention (dans les entretiens) d’une réduction de la production.

Pendant le truck ride par exemple, Cruze, le conducteur, m’explique que la boulangerie dans

laquelle on récupère cinquante sacs de pain donne la même quantité depuis des années ;

jamais elle n’a eu l’idée de produire moins.

Par ailleurs, force est de constater que City Harvest gaspille elle-même à son tour, plus ou

moins directement, de la nourriture. En amont, les guidelines pour les donateurs sont très

strictes, et le refus de certaines donations par City Harvest peut se transformer en gaspillage.

En aval, en bout de chaîne, j’ai moi-même pu observer sur les marchés que des produits

étaient jetés à leur tour. La politique du groupe est en effet très prudente sur les fruits et

légumes distribués, parfois de manière illogique selon moi. Par exemple lors du marché de

Washington Heights le 9 mai, Pedro décide après une heure de distribution que les oignons,

abîmés par l’humidité, ne peuvent plus être distribués. Cette décision arbitraire, ayant lieu

après que 150 personnes ont déjà reçu les oignons, est justifiée par des arguments sanitaires:

“they’re are rotten, estan podridos”, “if people get sick...”. Il est vrai que les oignons ne

sont pas en très bon état, bien qu’en les cuisant il me semble vraiment impossible qu’ils

puissent rendre malades. Plusieurs personnes veulent prendre le risque et demandent des

oignons; on le leur refuse. Dans ce cas, on voit bien que les raisons du gaspillage ici sont les

mêmes que dans le reste du système agro-alimentaire, et que la mentalité vis-à-vis de ces

questions est identique.

City Harvest ne véhicule pas de changement de mentalité, que ce soit au sujet de la

production ou de l’utilisation des produits. On peut dire que l’organisation s’inscrit dans le

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système en devenant la bonne conscience d’un ensemble d’acteurs qui sont de près ou de loin,

par leur participation dans le système (City Harvest elle-même d’ailleurs), des gaspilleurs.

2.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications

des membres de City Harvest S’il existe un état d’esprit dominant dans l’organisation, les formes d’engagement de ses

membres sont très variables, et plusieurs raisons peuvent amener les salariés et bénévoles de

City Harvest à justifier leurs approches relatives au gaspillage alimentaire.

2.4.1. Des considérations pratiques personnelles

Pour certaines personnes majoritairement non-bénévoles, l’engagement dans City Harvest

n’est pas militant, c’est avant tout un moyen de trouver un travail:

“I just wanted a job. [...] In City Harvest I’m well paid (less than in the private

sector but it’s still good) and I don’t have to work too many hours. [...] It’s a good job”

(Pedro).

La sécurité de l’emploi peut être une raison de travailler pour City Harvest, tout comme

l’idée de faire carrière et d’avancer:

“It’s a large established organization so there is an opportunity for me to grow

here” (Lauren).

Ainsi, une partie des motivations sont tirées par des considérations très alimentaires ou du

moins pragmatiques.

Même pour les bénévoles, le choix de City Harvest répond souvent à des considérations

géographiques et pratiques. Pour Sayyar comme pour Donald, c’est un moyen de faire du

volunteering à Staten Island. Pour Bryan, c’est un moyen de faire du volunteering aux heures

qu’il souhaite, et près d’une autre organisation pour laquelle il travaille.

Dans ces cas-là, les motivations sous-jacentes (outre les critères pratiques) auront donc trait

au besoin d’être volunteer en lui-même, de faire du volunteering pour le volunteering.

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2.4.2. Le plaisir d’être utile à la communauté

Le plaisir de se rendre utile à la communauté est ce qui motive la plupart des personnes

engagées dans City Harvest, indépendamment de la food rescue. “I like to be serving the

community”, dit Meg. “It makes me feel good”, m’explique Cruze, “you see their faces”.

Le contact avec d’autres personnes est très important pour les membres de City Harvest:

“people are always thankful and I like that“, dit Pedro. “I like knowing that I’m helping

someone”, m’explique Lauren, qui travaille pour les nutrition classes.

Pour Jeanne, le cheminement a été le suivant:

“I was interested in working for a non-profit, with low-income communities, not

necessarily in the field of food. I was personally interested in food and nutrition. City

Harvest was a good combination. I’m happy to be part of it. I think that every little

policy, every little thing helps.”

Ainsi, ce qui motive avant tout est le côté social de l’organisation. C’est le fait d’être utile

aux autres en permettant l’accès à la nourriture pour tous, et aussi en améliorant l’éducation et

la connaissance en matière de nutrition (prévention de l’obésité, etc.). Lauren est convaincue

d’apporter beaucoup aux personnes à qui elle donne des cours: “people’s knowledge and

behaviour are influenced by what we’re doing”. La nutrition est un sujet qui tient

vraisemblablement à coeur à beaucoup de membres de City Harvest, qui y font fréquemment

allusion dans les entretiens. Jeanne me parle par exemple du Center for Science in the Public

Interest4:

“CSPI is a strong advocate for nutrition and health, food safety, alcohol policy, and

sound science”.

Malgré tout, le plaisir d’être utile à la communauté peut aussi passer par le fait de

récupérer de la nourriture. Pedro insiste là-dessus:

“What I like the best is feeling to be helpful to people and especially to be helpful to

people from NYC, the city where I grew up.[...] Rescuing food is something good for the

city.”

4 CSPI, Center for Science in the Public Interest. Site internet [en ligne]. Disposible sur http://www.cspinet.org/index.html (consulté le 08.07.2012)

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La motivation pour s’engager dans City Harvest est alors souvent la reconnaissance du bon

sens de la food rescue.

2.4.3. Le bon sens de la food rescue

Selon Cruze, “not to waste food and giving it to people who need it is just common sense”.

C’est d’ailleurs ce principe qui est à l’origine de la création de City Harvest il y a trente ans.

Pour beaucoup de membres de l’organisation, c’est aussi ce qui les a incités à s’engager.

Lauren raconte l’anecdote suivante:

“One night in Dunkin’ Donuts I saw employees throwing food out. I asked “Why

don’t you donate this?” They answered “It’s not our policy!” Then we had an

agreement with Island Harvest. That’s how I get started”.

Elle a commencé à s’impliquer dans le champ de la food rescue en voyant elle-même de la

nourriture parfaitement bonne être gaspillée:

“It didn’t seem right that there were food thrown away, perfectly good. I wanted to

do whatever I could. It seemed wrong.”

Cette indignation face à quelque chose qui lui semble injuste a amené Lauren à travailler

dans le secteur de l’aide alimentaire, puis à City Harvest.

C’est la même logique de bon sens que l’on retrouve chez Mohamed, qui ne s’est jamais

engagé dans une organisation comme City Harvest mais qui continue à récupérer et

redistribuer de la nourriture à son échelle:

“There is perfectly good food, and there is people who need food. [...] I just saw that

(the garbage bag) and wanted to do something, so I just went and asked”.

Pour lui, même s’il cite beaucoup la religion, le bon sens est un aspect très important:

“The first reason why I do that is religion, the second one is common sense”.

Cet instinct de faire quelque chose qui correspond au bon sens, intuitif, peut se réaliser à

grande échelle chez City Harvest. C’est aussi la réussite, l’efficacité et la taille de City

Harvest qui attire les militants.

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2.4.4. L’attrait de la croissance et de l’efficacité de City Harvest

Les critères de réussite de l’association sont le nombre de personnes aidées et la quantité

de nourriture récupérée. Cela rejoint les préoccupations de beaucoup de membres:

“I wish we were allowed to reach more people. Every year we are growing. We

increase the food, the targets, the number of classes...but it gets to a point when you

cannot help everyone”, dit Lauren.

Elle semble avoir elle-même la volonté d’aider le plus de monde possible, de vraiment

perfectionner le système agro-alimentaire et social actuel. Travailler pour City Harvest est un

moyen de faire cela, et elle aimerait que l’organisation grossisse encore plus et soit encore

plus efficace.

Meg rejoint Lauren dans cette idée: “We could be finding and uncovering new

partnerships”. A part faire davantage, les membres de City Harvest ne voient en général

aucune amélioration à apporter à l’organisation. Il n’y a pas de réflexion sur un changement

de système, cela ne semble venir à l’idée de personne que récupérer davantage de nourriture

signifie aussi qu’il y a davantage de nourriture produite inutilement.

2.4.5. Une sensibilité environnementale

Quant à la sensibilité environnementale des membres de City Harvest, elle est très variable

selon les personnes.

Meg fait un peu exception par son implication dans les sujets environnementaux.

“I’m a compulsive turn-off-the-light person”, me dit-elle.

Plus jeune, elle travaillait comme volunteer pour une “rooftop farm”. Elle dit elle-même

“my job is my personal response to overconsumption”, ce qui signifie qu’elle n’adhère pas à

la surconsommation dans nos sociétés actuelles.

Quant à Jeanne, elle semble intéressée par le sujet, même si cela ne se traduit pas dans ses

habitudes personnelles. Elle me parle par exemple du site Cornucopia Institute5, dont l’objet

est de promouvoir l’agriculture écologique et soutenable: “promoting economic justice for

family scale farming”.

5 CORNUCOPIA INSTITUTE, site internet [en ligne]. Disponible sur http://www.cornucopia.org/ (consulté le 08.07.2012)

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Une certaine sensibilité environnementale se retrouve chez Mohamed, qui pratique la food

rescue à son échelle. Pour lui, les ressources sont sacrées, et il ne faut donc pas les gaspiller.

Cette idée relève à la fois d’une conscience environnementale et de la religion, puisque

Mohamed se réfère toujours à sa foi et cite même des passages du Coran où il est dit que

gaspiller est un pêché. Il me parle souvent du manque d’eau à New York, de l’importance des

ressources naturelles, etc.

Cette sensibilité environnementale est cependant loin d’être partagée par tous.

2.4.6. Une vision optimiste du changement

Ce qui est assez commun chez les personnes engagées chez City Harvest, et qui rejoint

l’esprit volunteer, c’est l’optimisme relatif à l’avenir de la société. Si les personnes se sont

engagées dans l’organisation, c’est parce qu’elles croient à son message, et le message

véhiculé par City Harvest est très positif, comme le souligne Jeanne:

“I like the message of City Harvest, it’s a positive message (not like the organisations

that always show sad kids or starving children). It has a lot of visibility.”

Les membres de City Harvest ont souvent une vision positive de l’altruisme américain, qui

pourrait véritablement changer les choses. Selon Lauren, l’entraide a un très fort potentiel, il

suffit que les gens s’en rendent compte:

“I’d like to see more support to each other, people should help each other and

receive help back. This has a lot of potential, people don’t know.”

Ainsi, le système économique et social américain pourrait fonctionner mieux à l’avenir si

tout le monde s’entraidait, et c’est cette idée qui motive beaucoup de bénévoles ou salariés à

s’engager dans City Harvest.

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2.4.7. Des sensibilités personnelles au gaspillage

La question de limiter le gaspillage apparaît comme accessoire pour beaucoup de

personnes engagées dans City Harvest et davantage préoccupées par des questions sociales.

Le modèle de consommation de la société actuelle n’est pas souvent remis en question, et peu

semblent s’inquiéter de la surproduction et surconsommation. On remarque cela dans les

habitudes personnelles de chacun: “waste is inevitable. I try to be conscious but I still waste

food”, me dit Jeanne. Selon Lauren, “it shouldn’t happen” (en parlant du gaspillage).

Pourtant, elle avoue: “I definitely do“. Elle m’explique que dans les repas de famille par

exemple, il y a toujours beaucoup de nourriture gaspillée, et elle semble voir cela comme

quelque chose d’inévitable.

Encore une fois, Meg se distingue par sa sensibilité personnelle à ces questions:

“Personally I hate wasting food, that’s why it’s a “dream come true job”. I don’t

like over-consumption.”

J’ai pu observer également un large spectre de rapports au gaspillage lors des marchés.

Selon les bénévoles, la quantité de fruits et légumes gaspillés au cours même du marché n’est

pas du tout la même. Certains, comme Sayyar, sont très attentif à ne pas gaspiller, ramassent

les fruits qui tombent par terre ou s’échappent d’un sac. D’autres, au contraire, jettent

instantanément, comme si cela n’avait aucune valeur.

Quand à l’idée de récupérer quelque chose dans une poubelle, cela choque la plupart des

membres de l’organisation: “it’s disgusting!” est souvent leur première réaction.

Deborah, rencontrée sur un marché à Washington Heights, est la seule bénévole de City

Harvest qui m’a semblé avoir des idées et un mode de vie se rapprochant des freegans sur

certains aspects: “I’ve dumpster-dived, but not for food”, me dit-elle. Elle semble avoir des

idées que l’on qualifierait en France de socialistes, un mot qui selon elle est presque interdit

ici. Elle souhaiterait voir un changement du système social américain, ainsi qu’un changement

de système de production-consommation, avec moins de gaspillage.

Les formes d’implication des membres de l’organisation sont très variables (considérations

pratiques, environnementales, sociales...). Le focus porte souvent sur le bon sens, et peu

d’attention est accordée au gaspillage. Ce qui ressort principalement est la volonté de réduire

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les dysfonctionnements du système de production-consommation actuel, en aidant de

nombreuses personnes et en récupérant une très grande quantité de nourriture. Organisation

importante et pleinement intégrée au système agro-alimentaire et social de la ville de New

York, City Harvest agit ainsi comme une force régulatrice du système productif dominant.

Peut-on parler de bonne conscience des gaspilleurs? City Harvest oeuvre-t-elle à la

construction d’un capitalisme régulé?

Si la volonté de changer de modèle dominant est quasi-absente chez City Harvest, est-ce ce

pour quoi vont lutter les autres formes de militantisme?

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Partie 3. La pratique du dumpster-diving

L’action des organisations comme City Harvest ne suffit vraisemblablement pas, puisque

le gaspillage existe toujours, comme le souligne de manière amusante cette remarque de

Quentin:

“On a même fait les poubelles de la banque alimentaire!”

En parallèle de l’action de City Harvest, je me suis intéressée à la réponse adoptée face au

gaspillage alimentaire par un “monde social” (Bertaux, 1996) créé autour d’une activité

spécifique, le dumpster-diving alimentaire. J’ai tout d’abord cherché à comprendre comment

fonctionne cette activité, quels en sont les processus et les logiques d’adhésion (pour des

personnes pour lesquelles le dumpster-diving est un choix et qui pourraient acheter de la

nourriture). J’ai construit mon objet d’étude en me concentrant sur le dumpster-diving

d’alimentation que j’ai moi-même pratiqué à New York pendant deux mois. Est-ce une

pratique dégoûtante? Attrayante? Militante?

3.1. Dumpster-diving, dumpstering... définition

Si plusieurs mots sont utilisés pour désigner la pratique du dumpster-diving, il n’y a aucun

discours sur les buts de cette activité, sur le positionnement ou les idées qu’elle sous-tend.

Restons-en donc à la définition concrète de cette pratique...

3.1.1. Une plongée dans les poubelles

Dumpster-diving signifie littéralement “plonger dans les poubelles”; on entend parfois

aussi le mot dumpstering, qui serait l’équivalent de “poubeller”. Si le mot dumpster renvoie à

des containers de grande taille, ce même mot reste utlilisé lorsqu’il s’agit de petites poubelles,

comme à New York par exemple.

Dans le dictionnaire, ce mot signifie:

“Practice of raiding dumpsters to find discarded items that are still useful, can be

recycled, and have value” (US dictionnary, 2012).

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Plus précisément, “practice of sifting through commercial or residential trash to find

items that have been discarded by their owners, but that may prove useful to the

dumpster diver. Dumpster Diving is also viewed as an effective urban foraging

technique. Dumpster divers will forage dumpsters for items such as clothing, furniture,

food, and other items of the like deemed in good working conditions” (Wikipédia,

2012).

A New York comme dans la plupart des pays anglo-saxons, on utilise donc l’expression

dumpster-diving (ou skipping, au Royaume-Uni), pour “faire les poubelles“, quel qu’en soit le

motif. La langue anglaise permet également des inventions comme le dumpster-time,

dumpster o’clock, a dumspter buddy, etc. (cités par Jonathan). Dive! (Seifert, 2010) évoque

cette plongée dans les poubelles. Pour ceux qui pratiquent le dumpster-diving, on peut parler

de dumpster-divers.

En France, les mots comme “déchétarianisme” ou “déchétarisme”, souvent utilisés par les

media, n’ont que peu de succès. Ceux qui font les poubelles disent tout simplement “faire les

poubelles”.

Comme le confirment les diverses sources d’informations (documentaires, articles) et les

interviews réalisées, le dumpster-diving est une activité pratiquée dans de nombreux pays: aux

Etats-Unis, Royaume-Uni, France, mais aussi Australie, Canada, Hollande, Suède, Danemark,

Grèce, Liban, etc. J’ai pu accéder à une enquête6 menée par une étudiante polonaise sur le

sujet, qui prouve l’intérêt partagé pour cette pratique.

3.1.2. A ne pas confondre

Le dumpster-diving est souvent rapproché d’autres activités et concepts très proches,

comme le “glanage”, mis à l’honneur dans le film Les glaneurs et la glaneuses (Varda, 1999).

Ce dernier, consistant à ramasser les fruits laissés dans les champs à la fin d’une récolte, est

pourtant une activité moins politique.

Selon Edwards et Mercer (2007), la distinction est faite de la sorte:

6 MOJE ANKIETY. Enquête d’une étudiante polonaise sur les freegans [en ligne]. Disponible sur http://moje-ankiety.pl/ankieta-wyniki/id-25414/ankieta-freeganism.html (consulté le 12.07.12) Le site est en polonais, mais les réponses des personnes interrogées sont accessibles en anglais.

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“This ‘political gleaning’ [le dumpster-diving] contrasts with the foraging of wild

foods [...], the scavenging of recyclable materials, or food scavenging as practised by

the homeless”.

L’accent est donc mis aussi sur le fait que le dumpster-diving en question se fait par choix,

et non pour survivre dans la rue. Cette idée est confirmée par les personnes que j’ai

rencontrées: “I could afford to buy food, I have money”, insiste Bob, le doyen des freegans

avec qui j’ai parlé.

3.2. Les poubelles: mode d’emploi

Ayant eu l’opportunité de faire les poubelles à de nombreuses reprises (lors de 23 missions

au total), à la fois à New York et à Montpellier, j’ai pu me faire une idée très précise des

mécanismes et processus de fonctionnement de cette activité.

3.2.1. Faire les poubelles: où? quand? comment?

La réponse à cette question m’a été apportée par les explications de mes amis dumpster-

divers, comme Jonathan, et lors des meetings du groupe Freegan.info (comme celui du 22

mai). Plus encore, j’ai compris tout cela moi-même au fur et à mesure de mes observations sur

le terrain.

A New York, le système de collecte des déchets est très particulier et surprenant pour une

ville aussi développée, car les poubelles sont de gros sacs posés directement sur le trottoir, et

relevés à heure régulière le soir. Elles ne sont pas rangées ou dissimulées dans quelque

contenant que ce soit, et on y accède directement. L’heure idéale pour faire du dumspter-

diving – le dumpster-time ou dumpster o’clock – tourne autour de 21h30. C’est le moment où

les salariés quittent les magasins, et il reste encore beaucoup de temps avant le passage du

camion-poubelle.

Les sorties pour faire les poubelles s’apparentent au fait d’aller faire les courses, avec des

habitudes différentes. Cela consiste d’abord à récupérer quelques sacs plastiques ou autres

contenants (dans les poubelles), puis à se rendre devant les supermarchés ou restaurants

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 55

choisis. Pour trouver les bons aliments, il faut tater les sacs et essayer de repérer lesquels

contiennent de la nourriture; il faut souvent en ouvrir et refermer plusieurs avant de trouver le

bon. Certains sacs sont plus sales ou plus mélangés que d’autres. En général, le bread bag est

séparé du sac, ce qui fait qu’il est très facile de trouver du pain sans même se salir les mains.

Ensuite, il faut faire confiance à son bon sens pour savoir si la nourriture est encore bonne.

Selon Janet, “you need to use your smell, touch, intuition” (Janet, trash tour du 27 avril). Un

point important est de ne prendre que ce dont on a besoin, en résistant à la tentation de

l’excès, et de partager si l’on peut.

En partant, il faut toujours faire très attention à bien refermer les sacs et à tout remettre en

l’état, pour ne pas créer de problèmes avec les magasins. Enfin, une fois chez soi, il est

important de laver les aliments, les ranger, trier, et...cuisiner.

La routine du dumpster-diving est très facile à adopter. Peu à peu, on développe le réflexe

de garder un oeil sur les poubelles au cas où et de tout récupérer comme cela. Par exemple, au

cours de sorties avec Jonathan en avril, nous récupérons ce dont il a besoin pour la

manifestation du premier mai, ainsi que des objets inattendus: des sceaux, de la farine pour

faire de la colle, une table sur le passage...

Certains dumpster-divers deviennent de vrais professionnels, comme Janet qui y va très

régulièrement, ou Charles qui possède même un caddie pliable! Je rencontre une femme lors

d’un meeting du groupe Freegan.info qui nous explique qu’elle a fait les poubelles toute sa

vie:

“I’ve been dumpster-diving all my life. [...] You can find everything in the garbage,

from food to clothes, shoes, furniture, books…I even found all my pets in the garbage”.

Cette pratique devient très prenante pour ceux qui s’y consacre entièrement, comme Janet

qui m’avoue “It’s time consuming” d’un air fatigué.

Dans d’autres villes et d’autres pays, la pratique du dumspter-diving semble très similaire.

Dans Dive! (Seifert, 2010), le protagoniste qui fait du dumpster-diving à Los Angeles présente

les trois règles à suivre dans cette pratique:

“Do not take more than you need, share, leave the place cleaner than you found it”.

On retrouve ici des règles que Jonathan s’applique à lui-même, par exemple. Si en

Australie les poubelles sont appelées dumpster bins, le reportage Bin Appetit (Rook, 2008)

présente une pratique du dumpster-diving tout à fait semblable.

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Enfin, la pratique que j’ai observée à New York n’est pas éloignée de ce que j’ai pu

observer à Montpellier (Castelnau-le-Lez et la Grande Motte, plus précisément), à la

différence près que les poubelles sont plus difficiles d’accès qu’à New York. Quentin et

Simon évoquent eux-aussi le fait qu’il faut savoir identifier certaines poubelles qui sont plus

propres que d’autres: “les gants ce n’est pas la peine, les poubelles sont assez propres là-

bas”, me dit Simon lors de notre première mission à la Grande Motte.

3.2.2. Une activité non illégale...à faire à l’abri des regards

Si la plupart des personnes intérrogées avouent ne pas connaître précisément les règles en

la matière, elles n’ont pas peur de faire quelque chose d’illégal en faisant du dumspter-diving.

“As far as I know, we have the right to dumpster-dive”, me dit Charles lors de mon premier

trash tour. A New York, aucune loi n’interdit de faire les poubelles (que ce soit dans l’Etat de

New York ou dans la ville elle-même, où aucune ordonnance n’a été passée), à condition de

ne pas enfreindre une propriété privée et de ne pas salir la voie publique. La législation est

souvent très floue concernant les poubelles. Aux Etats-Unis, le cas California v. Greenwood

de la cour suprême, en 1988, a statué que, malgré certaines limites à ce que l’on peut

récupérer dans les déchets des entreprises, il n’y avait pas de privacy légalement attendue

pour des objets jetés. En France, comme cela est souligné dans Gaspillage alimentaire:

plongée dans nos poubelles (Envoyé Spécial, 2012), faire les poubelles n’est pas illégal non

plus. En janvier sur la page Facebook Freegans France, on pouvait lire la nouvelle suivante:

“Le maire de Nogent avait pris un arrêté interdisant de fouiller les poubelles. Le

tribunal suspend cette décision”.

Aucun arrêté n’a été accepté pouvant interdire de faire les poubelles.

Dès lors, en général, étant donné que le dumpster-diving en soi est légal ou du moins non

interdit par la loi, ce qui pose problème est le fait d’enfreindre une propriété privée

(trespassing). Si à New York les poubelles sont dans la rue, c’est très rarement le cas dans

d’autres villes et pays, et accéder aux poubelles implique d’entrer dans une propriété privée

(l’arrière-cour des magasins le plus souvent). A Montpellier par exemple, nous avons escaladé

les portails des magasins pour accéder à leurs poubelles. C’est ce que font les protagonistes de

Dive! (Seifert, 2010) à Los Angeles. A Sydney, cela semble de plus en plus difficile, et

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 57

plusieurs enseignes commencent à installer des caméras de vidéosurveillance pour limiter le

trespassing. Selon une fille faisant les poubelles dans le reportage Bin Appetit (Rook, 2008),

de telles lois sont inacceptables:

“It’s such a stupid law I can ignore it”.

Au-delà des aspects légaux, selon Madeline, les choses à faire sont simplement ”re-tying

the bags, watching for cops and employees”. Faire attention à ce qu’il n’y ait pas de salariés

est important car l’objectif n’est pas de déranger ou de narguer les travailleurs, “not to be

waving food on their nose and not to make their work harder” (Madeline, trash tour du 22

mai).

Une seule fois en deux mois, j’ai moi-même été dans la situation de croiser un salarié nous

faisant la remarque suivante, d’un air un peu méprisant: “Are you looking for something??!”

(au Dean & Deluca, avec Jonathan). Mais cela s’arrête là.

Certaines personnes rencontrées, comme Gio, racontent qu’elles ont eu quelques démélés

avec des salariés ou la police. Par exemple, Quentin et Simon ont tous les deux déjà été vus

par la police en train de faire les poubelles, et on leur a finalement juste demandé de remettre

toute la nourriture à sa place (ils n’ont jamais eu d’amende). De même, Gio raconte qu’il a un

jour été réprimandé par un manager, et qu’il a finalement dit à ce dernier d’appeler la police,

car il savait qu’il avait le droit d’être là. Rien ne lui est finalement arrivé, mais il souligne que

tout le monde ne peut pas se permettre cela aux Etats-Unis:

“A black person probably would not have waited around for the cops. I did, and I

don’t even think the cops asked for my ID, whereas a black person they would have

asked for ID, and they probably would have frisked him. The whole way that went

down [...] was very privileged. A person who wasn’t white, middle class, whatever,

who was homeless, would not have had the same experience that I had”.

Par conséquent, faire les poubelles est une activité à faire à l’abri des regards, et plus

particulièrement, injustement, si l’on n’a pas le privilège de faire partie de la bonne

population.

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3.2.3. A la recherche des bons spots

Connaître les endroits où l’on peut trouver de la nourriture est un élément clé pour que le

dumspter-diving soit réussi et surtout permette à ceux qui le pratiquent de se nourrir

quotidiennement et correctement. Il s’agit de trouver des bons spots, où la nourriture est à la

fois facile d’accès, propre (pas mélangée dans des sacs), présente de la façon la plus fiable

possible, et, surtout, de bonne qualité. A force de faire les poubelles, certaines personnes

avouent même être devenues difficiles, comme Ada, rencontrée au Grub, qui me dit “I’m very

picky”. Lors de mes deux mois de dumpster-diving avec Jonathan, j’ai appris à connaître les

lieux emblématiques du dumpster-diving dans le East Village, par exemple:

- le Dean & Deluca est le premier endroit où je suis allée. Epicerie de luxe, l’équivalent

serait Le Bon Marché à Paris. Jonathan s’y rend de manière occasionnelle, souvent

lorsque quelqu’un l’accompagne. C’est l’endroit le plus impressionnant, où la

quantité et la qualité de la nourriture est la meilleure (on y trouve des sacs entiers

de sandwiches, de pains de grande qualité, parfois de sushis, etc.)

- le Bruno Ravioli est l’endroit où Jonathan trouve ses pizzas. C’est une valeur sûre

pour le bread bag, toujours présent et rempli de pain et de bagels bien propres (non

mélangés)

- le Dunkin’ Donuts est connu pour être une valeur sûre: tous les soirs, à tous les coins

de rue, on peut y trouver un sac entier de donuts et de muffins. En deux mois, il ne

m’est jamais arrivé de ne pas trouver ce sac, toujours rempli de ces pâtisseries

enveloppées dans du papier.

En France, Simon et Quentin ont eux-aussi repéré quelques supermarchés où ils vont “faire

leurs courses” régulièrement, sans surprise.

J’ai remarqué que le choix des lieux semblait toujours être déterminé par des

considérations pratiques (proximité, fiabilité, qualité), plus que pour l’”éthique” des produits

par exemple.

En général, les poubelles permettent à ceux qui les font de se nourrir presque

intégralement. Tout type de nourriture peut être récupérée, à condition de connaître les bons

endroits. Certaines personnes achètent de la nourriture de temps en temps, uniquement

lorsqu’elles ont envie d’un aliment spécifique moins courant dans les poubelles, comme les

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flocons d’avoine pour Janet. De même, pour certains régimes particuliers, le dumpster-diving

implique de faire des concessions, comme le souligne Gio qui souhaiterait être végétalien

mais qui ne peut pas toujours y arriver en faisant les poubelles:

“I’m not vegan, but I try to be as vegan as makes sense. And as a freegan, I’m really

limited to what I find. I’m going to take what I can get”.

En dehors de cela, on peut tout à fait se nourrir correctement à partir de nourriture récupérée.

3.2.4. Un régime healthy?

Il est important de souligner que la nourriture est bonne, non seulement au goût mais aussi

pour la santé. Dans Dive!, Seifert insiste sur le fait que son fils de deux ans mange

uniquement de la nourriture récupérée. Les documentaires et reportages, à l’instar de Faire les

poubelles pour manger gratuitement (Global Mag, 2011), qui suit deux freegans parisiens

pendant quelque temps, précisent toujours que personne ne tombe malade en faisant les

poubelles, y compris sur plusieurs années. Je n’ai moi-même rencontré personne ayant eu une

intoxication alimentaire en faisant les poubelles, à quelques rares exceptions près: David

pense avoir attrapé quelque chose à cause de tofu, et une dame rencontrée en faisant les

poubelles à Dean & Deluca dit avoir été malade une fois à cause des sushis. Ces cas sont

anecdotiques, et reflètent davantage des imprudences excessives (le poisson cru et les

protéines étant des aliments à éviter) qu’un risque permanent.

Par ailleurs, récupérer de la nourriture est tout à fait compatible avec un régime alimentaire

des plus sains, puisque l’on trouve vraiment de tout. Le pain et les pâtisseries ont beau être les

plus accessibles, les fruits et légumes sont également abondants, de même que les yaourts, ou,

en France, les fromages.

L’idée que faire les poubelles serait dangereux est donc un préjugé à éliminer, et ce n’est

pas le seul...

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3.2.5. La fin des préjugés sur les poubelles

Les premiers préjugés sur les poubelles concernent la saleté et les maladies. Dégoûtée par

les poubelles, une amie de Simon et Quentin leur a déjà dit “j’aimerais bien que vous tombiez

malades”, pour qu’ils arrêtent...alors qu’ils ne sont jamais tombés malades. Cette phrase

témoigne bien du fait que la crainte des proches quant à la maladie correspond davantage à un

dégoût et un rejet des poubelles qu’à un risque réel. Lorsque j’en parle autour de moi,

beaucoup de personnes sont elles-aussi dégoûtées et affirment que le dumpster-diving est

risqué. Et pourtant, la plupart mangent avec plaisir de la nourriture récupérée si elle est servie

dans un plat, et les quelques personnes qui m’ont acompagnée ont aussi pris des choses dans

les poubelles une fois qu’elles ont vu de quoi il s’agissait en réalité (y compris les mères de

Simon et Quentin acceptent les produits récupérés de temps en temps, à condition de les

laver). En fait, le dégoût des poubelles relève d’une méfiance envers ce qui n'est pas neuf, à

une réticence envers ce qui est excédentaire ou a été laissé par d'autres, et donc dévalorisé.

C’est une dévalorisation symbolique et psychologique. Seule la vue des produits et la

constatation de leur valeur physique réelle permet de couper court aux préjugés.

Ce qui est considéré comme sans valeur par une personne peut potentiellement être utile à

quelqu’un d’autre, dans un autre endroit ou à un autre moment. Or, la pensée dominante veut

que la nourriture devienne mauvaise par le simple fait d’être jetée. Pour Mohamed par

exemple, la nourriture jetée n’est pas bonne: “you don’t know, everything is messed up”.

Pourtant, la nourriture jetée par le magasin Dunkin’ Donuts à la fin de la journée est

exactement la même que celle qu’il récupère pour la redistribuer le matin. Même s’il

reconnaît cela, il va jusqu’à nier le fait qu’il s’agit de la même nourriture, comme si cette

dernière était transformée en étant mise dans un sac poubelle. Cela tient à une catégorisation

binaire entre le concept de “waste” et de “non waste”. Pouvoir récupérer quelque chose qui

serait entre les deux met les gens dans une situation inconfortable. Pour Mohamed, il tout

simplement est impossible de prendre de la nourriture dans les poubelles:

“I wouldn’t take food from the garbage [...] it’s my culture.”

Il n’y a pas d’explication logique.

Les dumpster-divers n’adhèrent pas à ce raisonnement irrationnel que Gio résume par “If

it’s in the garbage can it’s garbage.” Il nous raconte l’anecdote suivante:

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“The manager of a place came out, [...] He said ‘Oh, it’s garbage, you can’t eat

garbage’ and I said ‘No, it’s food in a bag on the sidewalk.’ If you saw a $100 bill in a

trashbag on the sidewalk, you wouldn’t say ‘That’s garbage.”

Pour les adeptes du dumpster-diving, il faut arrêter de stigmatiser les poubelles.

Bien souvent, le dégoût de la poubelle se retrouve associé aux personnes qui font les

poubelles. Au lycée, Gio nous raconte qu’il dégoûtait beaucoup de gens lui-même:

“I developed a reputation as the moocher, sort of, in my social circle. It wasn’t that

I wasn’t…“.

Il avait l’habitude de récupérer la pizza laissée dans l’assiette de ses amis à la cantine, et

c’est cela qui choquait même si pour lui c’était tout simplement normal.

Le préjugé veut que la récupération de nourriture soit associée aux nécessiteux, et par

conséquent socialement inacceptable. Barnard (2011) cite les résultats d’une enquête

informelle qu’il a conduite auprès de 95 étudiants à Princeton. 85% d’entrent eux répondaient

qu’ils trouvaient le dumpster-diving socialement inacceptable, et 94% admettaient que selon

eux, les plupart des dumpster-divers étaient pauvres, sans emploi, ou sans domicile fixe. Il ne

s’agit que d’un exemple informel, mais qui correspond bien à ce que j’ai pu observer moi-

même en parlant du dumpster-diving à diverses personnes pendant plus de deux mois.

Malheureusement, même s’ils n’y prêtent pas attention eux-mêmes, ceux qui font les

poubelles savent ce que les autres pensent et développent donc parfois sentiment de honte de

faire les poubelles. Sur la page du groupe Facebook Freegans France en janvier 2012, on

pouvait lire le post suivant:

“Et avec mon mari qui trouve degeulasse (sic.) de faire les poubelles je dois chaque

fois attendre qu'il dorme pour partir”.

De même, Janet me fait part du fait qu’elle ne récupère rien dans les poubelles à côté de

ses amis ou ses cousins pour ne pas les mettre mal à l’aise. Faire les poubelles implique de

passer outre le regard des autres, il faut franchir le pas:

“It is a big step to do something that’s repugnant to other people. And this certainly

is, to open the trash, put your hand in, pull stuff out, and later or right then consume it.

It is horrifying and disgusting to some people and it will cause them to judge me

negatively” (Janet).

En allant faire les poubelles au Trader Joe’s, je rencontre aussi Jessica qui se camoufle

derrière de grosses lunettes et un manteau trop grand pour faire les poubelles incognito.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 62

3.2.6. Des rencontres diverses

Puisqu’il est socialement difficile de faire les poubelles, le dumpster-diving est une activité

qui se pratique souvent à plusieurs ou avec un dumpster-diving buddy. Jonathan par exemple

va davantage faire les poubelles lorsque je suis avec lui. Shenelle et Gia, pratiquant le

dumspter-diving de manière plus occasionnelle, me disent qu’elles n’y vont jamais seules.

Mais faire les poubelles peut aussi être un moyen de faire des rencontres. Par exemple,

Jessica propose un “date” à Jonathan près des poubelles du Trader Joe’s. Il peut donc s’agir

d’un moyen de sociabilisation. Lorsque je rencontre Bob, un freegan assez âgé, il semble

avoir envie de parler longuement. Selon Jonathan, il fait les poubelles pour parler à des gens.

Par ailleurs, faire du dumpster-diving implique de rencontrer des personnes qui récupèrent

vraiment de la nourriture par nécessité. L’idée que l’on prive quelqu’un d’autre qui a

davantage besoin de la nourriture semble pourtant être une idée fausse. Lors du premier dîner

Grub, lorsque j’évoque cette crainte de voler la nourriture à des nécessiteux en faisant les

poubelles, Laura me répond “there is so much...”. Tous les habitués du dumpster-diving que

j’ai rencontrés par la suite m’ont confirmé cette idée, et j’ai moi-même pu l’observer. Comme

me l’a raconté Quentin, les personnes dans la rue ne veulent jamais prendre plus que de quoi

manger pour un ou deux repas, et les poubelles contiennent souvent des centaines de

sandwiches...

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 63

3.3. Le dumpster-diving comme activité plus ou moins

militante

Si le dumspter-diving est utilisé pour se nourrir, sa pratique a une portée souvent plus

large, d’autant plus lorsque l’on s’intéresse à des personnes qui ne le font pas par nécessité. Il

existe différents degrés de militantisme chez les personnes pratiquant cette activité.

3.3.1. Approche non-militante et pragmatique

Pour certains dumpster-divers, le fait de faire les poubelles est tout simplement un moyen

immédiat de limiter le gaspillage. Pour Quentin par exemple, “même si faire les poubelles ne

change rien au système, sur le moment, de manière pragmatique, récupérer ce qu’il y a

dedans permet de limiter le gâchis”. Quentin trouve cela tout à fait normal, et même bien, que

d’autres personnes viennent faire les poubelles aussi, car “c’est toujours du gâchis en moins”.

Cette approche ne cherche pas à changer les choses en amont ou à long terme, il s’agit juste

de récupérer ce qui, inévitablement, est jeté. Il y a un côté tristement fataliste dans cette idée,

mais un tel positionnement n’est pas illégitime dans la mesure où il permet au moins de

limiter le gaspillage dans l’immédiat à petite échelle.

En plus, derrière cette approche se trouve l’idée que si tout le monde fait la même chose, le

système de production-consommation s’adaptera. Mais il ne s’agit pas non plus de convaincre

d’autres personnes: “s’ils ne comprennent pas, ils comprennent pas”, dit Quentin. L’idée est

qu’un changement se fera de lui-même si tout le monde change ses habitudes, mais en

attendant chacun fait ce qu’il veut, et faire les poubelles n’est qu’un moyen de limiter le

gaspillage sur le moment.

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3.3.2. Mediatisation et dénonciation militante

De plus en plus de reportages, documentaires ou films s’intéressent à ces gens qui ont

décidé de faire les poubelles. Dans l’Envoyé Spécial (2012), le dumpster-diving est présenté

comme l’un des palliatifs contre le gaspillage. Cela correspond à l’idée de Quentin de limiter

le gaspillage à son échelle. Le reportage Faire les poubelles pour manger gratuitement

(Global Mag, 2012), lui, suit un couple d’étudiants parisiens, Marine et Adrien, qui font les

poubelles car ils ont un “budget serré”, mais aussi, selon eux, comme “acte militant”. Cet

aspect “militant” correspond à la volonté de dénoncer le gaspillage et les absurdités de notre

système de production-consommation. Un des premiers effets de cette dénonciation est de

faire des émules, lorsque la médiatisatisation du dumpster-diving est à l’origine d’un déclic

chez d’autres personnes: Quentin et Janet, entre autres, ont tous les deux commencé à faire les

poubelles après avoir été sensibilisés par une émission à la télévision.

Tristram Stuart, célèbre activiste freegan, dénonce lui aussi les incohérences du système

agroalimentaire à travers le dumpster-diving, en médiatisant non pas la pratique en elle-même,

mais l’ampleur de la nourriture récupérée. En 2009, il a organisé à Londres l’événement

“Feeding the 5000" pour faire prendre conscience de la nécessité de réduire le gaspillage

alimentaire : 5000 personnes ont mangé gratuitement un repas entièrement concocté à partir

de légumes et d’autres produits qui auraient sinon été jetés.

Enfin, le dumpster-diving en soi peut être vu comme une performance, une action

théatrale, permettant de faire passer un message mieux que d’autres formes d’activisme

(Barnard, 2011). Le groupe Freegan.info organisait en 2008 des trash tours avec à chaque fois

une vingtaine de personnes pour montrer l’ampleur du gaspillage tout en faisant participer des

passants, etc. Selon Barnard, donner de la nourriture est souvent plus convaincant que donner

un prospectus. Dans ce cas, la pratique du dumpster-diving implique en elle-même un

militantisme.

Cette pratique du dumpster-diving comme performance dénonciatrice se distingue de la

pratique individuelle visant simplement à récupérer de la nourriture. Le groupe NYC Freegan

Meetup prévient les membres:

“If you are mainly interested in dumpster-diving in NYC, consider going on your

own or in small groups rather than on our "trash tours", which are oriented more for

learning than for acquisition”.

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Ces deux approches du dumpster-diving entraînent des désaccords entre les personnes

pratiquants cette activité, car elles sont d’une certaine manière en concurrence sur les

poubelles.

3.3.3. Querelles sur les poubelles

Certains dumpster-divers veulent atteindre les media, d’autres non. Cette opposition est à

l’origine de nombreux débats, voire de véritables querelles.

Le film Dive! (Seifert, 2010) est l’exemple-même de l’utilisation du dumpster-diving comme

dénonciation du système. Après sa sortie, son réalisateur Jeremy Seifert a reçu de nombreuses

plaintes de la part de personnes qui ne pouvaient plus faire les poubelles en raison des

mesures prises par certains supermarchés. De même, des plaintes d’autres freegans ont été

adressées au groupe Freegan.info suite aux trash tours, l’accusant: “you’re ruining our

garbage!”.

La réponse de Jeremy Seifert à ce type de plainte est la suivante:

“My goal is not to improve dumpster-diving”. It’s not. Look; there’s a broken

system, and more deeply broken than food waste points out. [...]. So can you draw

good out of something that’s broken (sic.)? Yes, you can. You can get food out of the

dumpster and make a meal for friends and feed some hungry people. Should you stay

silent and almost want the system to remain broken? I think not”.

Il est urgent d’agir pour changer le système, et pas seulement en limitant le gaspillage à

son échelle et en distribuant de la nourriture à ses proches.

Des débats similaires ont eu lieu entre des dumpster-divers français suite au documentaire

d’Envoyé spécial diffusé en novembre 2011. Le 13 janvier 2012, on lisait sur la page du

groupe Facebook Freegans France le post suivant:

“Il ne fallait peut-être pas faire envoyé spéciale (sic.) et lancer une mode et mettre la

puce à l'oreille des dirigeants des chaînes alimentaires. Vous n'êtes pas sans savoir

qu'il y a beaucoup de gros cons (sic.) dans tout (sic.) les domaines” (Rebecca).

Cette freegan s’inquiète du fait que si le mouvement est médiatisé, les supermarchés vont

prendre des mesures, et pas nécessairement pour limiter le gaspillage. Il semble que les

mesures seraient plutôt de nature à interdire l’accès aux poubelles, rendre les produits non

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comestibles, etc. (c’est du moins ce que laisse entendre le terme “gros cons”). L’une des

réponses qu’elle reçoit, de nature plus optimiste, est la suivante:

“L’union fait la force! Notre but ultime, après le fait d'en profiter pour nos intérêts

immédiats, c'est de faire changer les choses! Tous ensemble on veut que ce gaspillage

incessant soit éliminé, on veut que la société de consommation se freine dans sa

démence, on ne veut plus que des gens meurent de faim!” (Amandine, administratrice

de la page Facebook du groupe).

L’approche des militants qui veulent dénoncer le gaspillage pour faire changer les choses

n’est pas forcément politique. Dive! (Seifert, 2010), par exemple, n’est pas un film

politiquement engagé. Jeremy Seifert déclare d’ailleurs:

“I see what I’m doing as social. I guess I don’t separate out the spheres like that, the

sphere of politics, the sphere of business, the sphere of society. They’re all interrelated

and connected. [...] I’ve never approached this issue of food waste as a political

issue”.

Ce qui domine l’action des dumpster-divers semble être l’urgence d’agir, notamment pour

des raisons environnementales. Selon Jeremy Seifert,

“We need to be taking more serious strides to change how we interact with the

climate. So to have a top-down approach where the law makes it more beneficial to give

food waste and makes it more painful to throw it away, whether that’s taxes or

whatever.“

Peu importe la nature des mesures à prendre, l’important est de trouver des solutions pour

réduire le gaspillage. Le dumpster-diving ne se propose pas comme une alternative en soi,

mais dénonce le problème pour que les responsables agissent. Cette approche est somme toute

très pragmatique, car si le gaspillage est mis en lumière, les supermarchés ne pourront plus

fermer les yeux sur le problème.

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3.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications

des dumpster-divers

3.4.1. La hantise du gaspillage

En général, ceux qui pratiquent le dumpster-diving sont des personnes qui gaspillent peu,

que ce soit depuis toujours ou après un déclic.

D’un autre côté, le dumpster-diving a l’effet pervers de faire perdre la notion de valeur de

la nourriture (ainsi que de toutes les ressources et le travail qu’il y a derrière). Comme la

nourriture est abondante et gratuite, et qu’elle a déjà été sauvée une première fois, les

dumpster-divers la gaspillent davantage. Par exemple, lors des repas Grub, cela ne choque

personne qu’il reste de la nourriture dans les assiettes et que les restes soient jetés (au

compost, certes). Malgré tout, ce phénomène est anecdotique, et les dumpster-divers restent

dans l’ensemble des personnes extrêmement sensibles au gaspillage.

3.4.2. Le déclic de la responsabilité

Chez certaines personnes, commencer à faire les poubelles fait suite à un déclic, qui

consiste à ne pas supporter de voir de la nourriture gaspillée et à s’en sentir responsable.

Pour Jeremy Seifert, faire les poubelles n’était pas au départ une forme d’activisme,

simplement:

“It was simply a lot of really good food that was going to waste. [...] It was always

just nagging at me that it was there,[...] I wanted to do something”.

Pour Seb, “ce n’est pas possible de voir toute cette nourriture jetée”, “c’est

n’importe quoi”, il ne “supporte pas”.

De même, pour Janet, “all the bagels and donuts and salads – all of it’s going wrong

and it’s terribly frustrating to ignore. When I see something wrong, I want to fix it. So I

got to do it. [...] It’s burdensome to keep on taking charge of the world.”

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 68

Souvent, le sentiment premier en voyant une grande quantité de nourriture est un sentiment

d’euphorie – “tons and tons of juice, and it was amazing” (Gio) – qui laisse place au

sentiment que c’est à nous de faire quelque chose lorsque l’on voit tout ça, que l’on est

responsable. J’ai moi-même ressenti cette sensation en allant faire les poubelles, notamment

la toute première fois à Montpellier (la Grande Motte). Dès lors, le gaspillage devient une

responsabilité et un fardeau à prendre en charge.

3.4.3. La bonne conscience jointe à l’agréable

Beaucoup de dumpster-divers insistent sur l’aspect “fun” de la chose. Pour Simon et Seb,

par exemple, c’est presque la première raison: “pour le fun” (Seb). Pour plaisanter, lorsque je

pose à Simon et Quentin la question “Demain, si vous gagnez au loto, vous continuez à faire

les poubelles?”, ils me répondent “d’autant plus! On aura que ça à faire!”, et “moi je

m’achète un hypermarché pour faire ses poubelles (Simon)”...

Pour Charles également, membre du groupe Freegan.info, “it’s not a necessity but I like

it”. Cela peut aussi être une activité sociale, un moyen de voir des gens, comme pour Bob ou

Jessica.

Beaucoup de dumpster-divers commencent d’ailleurs sous l’impulsion d’autres amis. Gio

nous raconte sa première expérience, son déclic:

“Tons and tons of juice, and it was amazing. That was my first actual dumpster-

diving experience, climbing in a dumpster. Totally positive. The idea of rescuing

waste was always a very positive thing in my mind”.

Ainsi, le fait de se faire plaisir en faisant les poubelles est associé à l’idée que l’on fait

quelque chose de bien. “En gros c’est de la nourriture qu’on sauve de la poubelle”, me dit

aussi Simon, qui trouve cela “bien”.

Faire du dumpster-diving est donc un moyen de joindre l’utile à l’agréable, de faire une

bonne action tout en se faisant plaisir... voire de se faire plaisir tout en ayant bonne

conscience. Janet dit par exemple “it was an epiphany to realize ‘I have a right to take this,

it’s okay, and I have an obligation to rescue stuff.’” Il existe une certaine ambiguité du

dumpster-diving qui peut se transformer en pretexte pour manger toutes sortes de produits y

compris non éthiques (sous prétexte qu’on ne participe pas au système vu que c’est de la

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 69

“post-consumer food”), pour manger des choses que l’on n’achèterait pas, pour avoir plein de

choses sans culpabiliser de les acheter, etc. Jonathan par exemple avoue avoir beaucoup plus

de choses et manger beaucoup mieux (selon lui) depuis qu’il fait du dumpster-diving. Pour

Shenelle et Naomie, le dumspter-diving semble même être une activité d’”appoint”,

concurrencée d’ailleurs par les “food stamps”, comme un moyen supplémentaire d’avoir de la

nourriture gratuite. Si elles forment une exception parmi les dumpster-divers, il n’empêche

que faire du dumpster-diving comme quelque chose qui donne bonne conscience est très

ambigu.

Cette ambiguité peut donner lieu à des dilemmes, comme pour les végétaliens. Doivent-ils

manger de la viande sous prétexte qu’elle est récupérée? Le groupe Food not Bombs est le

lieu de nombreux débats sur la possibilité de récupérer et distribuer, ou non, de la viande (les

repas sont normalement végétariens). De même, Alex dit être “more freegan than vegan”.

3.4.4. Les dumpster-addicts

S’il apparaît que les dumpster-divers se sentent responsables de “sauver” les poubelles,

cela peut aussi avoir un effet pervers, consistant notamment à vouloir tout prendre. La

tentation de l’excès est un problème que connaissent de nombreux dumpster-divers. Moi-

même je me suis rendu compte qu’il était très difficile de ne prendre que ce dont on avait

besoin. Dans la colocation avec Jonathan, David passait énormément de temps à trier la

nourriture que l’on avait en trop... “Il me faudrait deux estomacs!”, s’exclame Simon lorsque

je vais chez eux suite à une mission poubelles.

Certains vont jusqu’à développer un phénomène d’addiction au dumpster-diving. La

sensation d’euphorie ressentie au moment de faire les poubelles et l’impossibilité d’acheter de

la nourriture quand on peut l’avoir gratuitement pousse à avoir le regard tourné vers les

poubelles en permanence. C’est le cas de Jonathan, pour qui il n’y a pas un jour de passé sans

récupérer quelque chose dans une poubelle. Lorsqu’il part en vacances, il ressent presque un

manque de ne pas faire les poubelles. Simon m’avoue “j’ai du mal à me projeter dans

l’achat!”; faire les poubelles devient indispensable, comme une obsession.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 70

3.4.5. La fierté de la récolte

Faire les poubelles ressemble certes à faire les courses, mais plus encore à aller récolter ou

même chasser de la nourriture. Il y a un aspect aléatoire, un aspect défi, qui fait du dumpster-

diving une activité excitante et surprenante.

Ainsi, un dumspter-diver est toujours très fier de sa récolte, comme un paysan qui serait

fier de sa production – “prends des courgettes, elles sont super bonnes!”, me dit Quentin – ou

comme un chasseur qui serait fier de sa prise – “il faut que je te montre des photos qu’on a

prises une fois!”, s’exclame Simon enthousiastement. Presque tous les dumpster-divers

prennent des photos de ce qu’ils ramassent, cela saute d’ailleurs aux yeux sur les pages des

groupes Facebook. De même, lorsque je m’absente de l’appartement, Jonathan me tient au

courant de ses récoltes, comme avec le message (sms) suivant:

“~50 zucchinis. ~30 salads with grilled chicken. Two bags of sweet potato fries. Two

containers of hummus. One greek yogurt. And one pair of running shoes!!!”

3.4.6. La générosité inhérente au dumpster-diving

Le fait de récupérer énormément de choses, d’en être fier, et aussi de se sentir responsable

d’une certaine redistribution, pousse les dumpster-divers à la générosité et au partage.

Chez certains, cela est caractéristique. Par exemple, Janet est toujours en train de donner

quelque chose. A chaque événement de Freegan.info, elle sort de la nourriture de son sac et la

pose sur la table pour que ceux qui souhaitent la prennent. Un jour, alors que je la connaissais

à peine, elle me tend une paire de chaussures en me disant “Do you want new shoes?” comme

si de rien n’était.

Si cette générosité n’apparait que dès lors qu’il y a un excès, est-ce une fausse générosité?

Je pose cette question à Laura, lors du premier dîner Grub. Pour elle, la générosité est ce qui

est le plus important dans le dumpster-diving, c’est ce qu’elle aime dans le fait de récupérer

de la nourriture. Quand je lui dis que l’on pourrait imaginer que les gens soient généreux

même quand cela leur coûte quelque chose, elle me répond que ce n’est pas possible, qu’ils

“n’auraient pas les moyens” d’être généreux. Laura insiste vraiment sur la générosité et le

partage qui, selon elle, font partie intégrante de l’activité de dumspter-diving.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 71

3.4.7. Sentiment de liberté

Le dumpster-diving procure enfin un fort sentiment de liberté.

Pour Janet, “there’s a hugely freeing sense to know that anytime I’m hungry, I can

go a few blocks and find something. It almost feels like this city is more mine than it

ever was before”.

Pour Jonathan, “When I dumpster-dive, it feels empowering. Normally I would be

working as little as possible just to paying rent and buy food. I hate work so much, it's

like going to the synagogue (or church) and praying just to get food and shelter (just

like when I was younger and living at home with my Orthodox Jewish parents)”.

Pour lui, faire du dumpster-diving est un moyen de se libérer des structures économiques et

sociales. Encore plus que pour Janet, sa liberté n’est pas seulement relative à la nourriture

mais s’étend à tous les aspects de la vie. Pour cela, Jonathan ne se considère pas comme un

dumpster-diver, mais bien comme un freegan...

Si la pratique du dumspter-diving semble dégoûtante à première vue, elle peut aussi se

révéler amusante, voire attrayante. Les motivations pour s’adonner à cette activité sont

diverses, autant que les positionnements militants associés. Certaines personnes ont

simplement pour objectif de trouver de la nourriture pour eux et leurs proches, tout en limitant

le gaspillage à leur échelle, alors que d’autres ont une véritable ambition de dénoncer les

dysfonctionnements du système agro-alimentaire et de véhiculer un changement.

Enfin, ayant acquis leur indépendance vis-à-vis du “système” pour la nourriture, certains

développent la volonté de se libérer des contraintes économiques ou capitalistes dans

l’ensemble de leur mode de vie. C’est ce qui donne lieu à des mouvements plus politiques,

vers lesquels le dumpster-diving n’est que la porte d’entrée.

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Partie 4. L’approche anticapitaliste des

freegans

Si le monde social du dumpster-diving est complexe, c’est que cette pratique peut être

vécue ou utilisée de différentes manières. En particulier, les freegans, qui pour beaucoup sont

entrés dans ce mouvement par la pratique du dumpster-diving, intègrent celle-ci dans un mode

de vie et une idéologie beaucoup plus larges, dans une visée délibérément plus militante et

plus politique. Afin de comprendre davantage la nature de leur positionnement et leur

militantisme – environnementalisme? anticapitalisme? décroissance? – j’ai donc élargi mon

objet d’étude au mouvement freegan, sans oublier les organisations et réseaux apparentés qui

eux-aussi utilisent la pratique du dumpster-diving à des fins militantes.

4.1. Le discours freegan et le groupe Freegan.info J’ai considéré que le discours officiel sur la signification d’être freegan correspondait à

l’ensemble des éléments présentés par le groupe et le site internet Freegan.info. Ce groupe

new-yorkais, créé en 2001, est très probablement le seul groupe freegan organisé de la sorte

dans le monde. Il n’est pas anodin qu’il soit basé à New York, cité emblématique des excès

du capitalisme mais aussi de sa critique. C’est aussi pour cette raison que j’avais initialement

choisi New York comme ville au coeur de ma recherche. Faire de ce groupe le point de départ

de mon étude du mouvement m’a donc semblé cohérent.

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4.1.1. Définition et historique du mot

D’après le site internet de Freegan.info,

“Freeganism is an anti-consumerist lifestyle whereby people employ alternative

strategies for living based on limited participation in the conventional economy and

minimal consumption of resources. Freegans embrace community, generosity, social

concern, freedom, cooperation, and sharing in opposition to a society based on

materialism, moral apathy, competition, conformity, and greed.”

La présentation des freegans insiste sur le fait qu’ils récupèrent de la nourriture pour des

raisons politiques, et non par nécessité. Le freeganism est “un boycott total d’un système

économique où le profit domine les considérations éthiques”.

La page Facebook française actuelle Accueil Freegans utilise exactement cette définition

issue du groupe Freegan.info (il s’agit d’un copié-collé).

Le mot freegan lui-même est la contraction de “free” (gratuit / libre) et “vegan”

(végétalien). L’idée est que les vegans boycottent tous les produits d’origine animale pour

limiter la souffrance animale, alors que les freegans, eux, vont plus loin en refusant

l’ensemble de notre système économique où non seulement l’exploitation des animaux, mais

aussi les violations des droits de l’Homme et la destruction de l’environnement, ont lieu à tous

les niveaux de la production et pour presque tous les produits.

L’objectif des freegans est donc de développer des modes de vie où l’on n’est pas dominés

par l’argent et les entreprises, où l’on ne contribue pas, ou le moins possible, aux pratiques

destructrices de la production de masse, et où l’on agit quotidiennement contre le gaspillage et

la surconsommation. Sur la page NYC Freegan Meetup du site meet-up relayant les

événements du groupe Freegan.info, le slogan est “sustainable living beyond capitalism”.

L’origine du mot est aussi liée à une anecdote qui a eu lieu en 1994. Alors qu’il faisait les

poubelles avec des freegans qui ne souhaitaient pas manger un énorme fromage dans la

poubelle parce qu’ils étaient végétaliens, Keith McHenry (le fondateur de Food not Bombs)

leur a dit:

“I can’t believe I just found this cheese. To heck with being vegan, let’s be

freegan!”

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L’idée est que ce n’est pas le fait de consommer des produits animaux qui contribue à

l’exploitation animale, mais seulement le fait de les acheter dans le système économique. Le

mot freegan a donc aussi été choisi pour dénoncer l’attitude de certains vegans qui semblaient

se désintéresser totalement des impacts sociaux et environnementaux des produits qu’ils

achetaient sous prétexte qu’ils n’étaient pas d’origine animale (selon une interview d’Adam

Weissman).

L’anecdote de Keith a aussi inspiré un manifeste non officiel des freegans. Il s’agit d’un

“zine” (magazine) anonyme intitulé Why Freegan? (Oakes, auteur présumé, 2000). Ce dernier

présente les freegans comme des individus en complète rupture avec l’économie et la société

conventionnelles. La conclusion est la suivante:

“There are two options for existence: 1) waste your life working to get money to buy

things that you don’t need and help destroy the environment or 2) live a full satisfying

life, occasionally scavenging or working your self-sufficiency skills to get the food and

stuff you need to be content, while treading lightly on the earth, eliminating waste, and

boycotting everything”.

4.1.2. Pratiques

Le site internet dresse une liste de pratiques qui entrent dans la définition du freeganism.

La première d’entres elles est le dumpster-diving:

“Perhaps the most notorious freegan strategy is what is commonly called “urban

foraging” or “dumpster-diving””.

Ensuite, l’accent est mis sur le partage de la nourriture ou d’objets récupérés, directement

en donnant à des proches, au cours d’événement ou de manière organisée (Free stores, Really

Really Free Markets, etc.), ainsi que par l’intermédiaire de réseaux internet (Freecycle,

Craigslist, etc.). L’ensemble de ces dons forme une gift economy. Dans cette logique, le site

Freegan.info cite l’action du réseau Food Not Bombs, distribution gratuite de nourriture

récupérée, qui est considérée comme freegan.

Les autres pratiques freegans sont le recyclage, la réutilisation et la réparation de

vêtements, de meubles et d’objets, le transport écologique (“biking, skating, hitch-hiking,

train-hopping, using veggie-oil...”), le logement “rent-free” et notamment le squat, le fait de

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travailler moins (ne pas avoir de travail salarié, avoir du temps pour travailler bénévolement),

le “going green” (jardiner, etc.), le “couchsurfing”, etc.

L’objectif des freegans est de construire progressivement une économie qui fonctionne

entièrement en dehors du système capitaliste, sans en être dépendante. Pour cela, certaines

pratiques sont par nature temporaires, à l’instar du dumpster-diving qui ne peut exister sans le

système capitaliste actuel.

En plus de ces pratiques qui correspondent à un mode de vie freegan, le groupe

Freegan.info organise plusieurs types d’événements:

- Les “trash tours”, médiatiques et ouverts au public;

- Les “meetings”, plus politiques et fermés aux media. Il n’est pas fait d’exception ; lors

du meeting du 7 mai, j’assiste au rejet de deux journalistes:

“We said no interviews, no media”; “we do not want media in our meetings” (Madeline);

- Les événements de “community building”, dont l’objectif est de réunir les membres du

groupe dans un contexte convivial.

4.1.3. Positionnement politique et rapport au dumpster-diving

Les discours d’introduction lors des meetings du groupe ou au début des “trash tours”

présentent le positionnement anticapitaliste du groupe de la même manière que le site internet.

Le rapport au dumpster-diving est clair: il ne s’agit que d’une partie d’une idéologie et de

pratiques beaucoup plus larges.

Le 7 mai, Madeline, co-organisatrice du groupe Freegan.info, présente:

“Freeganism is a way of life”; “we want to find other ways to capitalism”; “we

want people to know that it is not all about dumpster-diving”.

De même, le 22 mai: “other aspects of freeganism are farming, gardening”.

Jonathan ajoute à cela “the aim of freeganism is to stay away from capitalism. There

are many aspects other than dumpster-diving. One of them is squatting for example.”

Pour Adam, s’il pouvait choisir: “dumpster-diving would be a footnote, if at all part

of the group.”

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Le freeganism comprend deux volets bien distincts:

- Une activité médiatique, la dénonciation du gaspillage à travers le dumpster-diving et

les trash tours. Selon Stuart (2009), le freeganism vise à limiter l’impact de la production

alimentaire sur l’environnement tout en sensibilisant au problème du gaspillage. La fin

(“telos”) du freeganism serait paradoxalement d’entraîner sa propre fin, en encourageant le

secteur agro-alimentaire à agir de manière plus responsable.

- Un mode de vie en dehors du capitalisme, issu du choix politique de personnes souhaitant

vivre de manière alternative et indépendante. Cet aspect du mouvement freegan implique la

création d’une communauté par du community building, lors des événements par exemple.

Janet, co-organisatrice du groupe, résume bien ces différentes facettes par sa définition du

freeganism:

”An anti-capitalist movement that encourages people to find alternatives to

supporting corporations and buying and using crappy things once to discard.

Freeganism is an environmental movement, a social movement, and a community

building movement.”

4.1.4. Historique et organisation du groupe

Le groupe et le site internet Freegan.info ont été créés par Adam Weisman, à qui l’idée est

venue en 2001. Il s’agissait d’abord d’un projet lié au Wetlands Activism Collective, puis le

site a été créé en 2003, ainsi que le groupe Meet Up qui informe des événements. Le groupe a

évolué peu à peu, commençant en 2005 à organiser des événements mensuellement

(discussions, skill share, etc.). Dans les années 2007-2009, le groupe était très actif, avec des

événements hebdomadaires, et les trash tours attiraient parfois jusqu’à une cinquantaine de

personnes (d’après les témoignages d’Alex, impliqué dans le groupe pendant près de deux ans

pour sa recherche). Désormais, le groupe est toujours actif mais les événements attirent moins

de monde, comme le sewing brunch où nous n’étions que trois. En général, les trash tours

regroupent une vingtaine de personnes. L’intérêt extérieur pour le groupe reste somme toute

très important, comme en témoignent les innombrables media requests de journalistes (ou

étudiants!) curieux que reçoit le l’adresse mail Freegan.info.

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L’organisation du groupe, quant à elle, est restée très informelle. Il n’y a pas de

constitution ou de mission statement, pas d’adhésion formelle, pas de leadership, pas de

hiérarchie. Les décisions sont prises par consensus et menées par des groupes de travail

autonomes.

Janet et Madeline, les deux co-organisatrices, souhaiteraient que d’autres personnes

s’impliquent davantage. Lors du meeting du 7 mai, Madeline insiste “I have no official role

for that meeting tonight”.

En pratique, l’organisation et le déroulement des meetings semblent cohérents avec les

principes freegans. L’ordre du jour est imprimé sur des petits bouts de papier brouillon,

l’agenda est distribué sur des calendriers d’autres années réutilisés, de la nourriture récupérée

est partagée sur la table, etc.

4.1.5. Le point de départ d’un mouvement global?

Le groupe Freegan.info n’a pas l’ambition initiale de mener un mouvement freegan global.

Le site internet précise:

“We do not speak for all freegans worldwide, nor do we claim to have better

knowledge than anyone else on what freeganism is. As a grassroots and leaderless

movement, freeganism will continue to evolve with the people worldwide who are

engaging in it.”

Quant au manifeste Why freegan? (Oakes, 2000), il n’a pas non plus l’ambition de devenir

une référence:

“It was just that one guy writing about it, not a deliberate attempt to make a

movement to have it be worldwide”, explique Keith McHenry.

Même si un mouvement global pourrait se développer, le groupe Freegan.info à New York

se concentre sur l’organisation d’événements et de community building localement, dans la

ville de New York. Un conflit existe entre la volonté de s’étendre et la volonté d’être une

communauté soudée localement.

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Selon Adam Weissman, créateur du groupe, il n’y a pas de mouvement global, car le

concept de freegan est trop flou: les freegans ne sont pas “anything so coherent as being

worthy of being called a movement”. Rigas, fondateur du Freegan Kolektiva, n’est pas de cet

avis:

“I think, all the freegans of the world need to be unified. But I also believe in

diversity. [...] Freegan.info was great. It’s like the reference point for all freegans”.

En pratique, il existe des mouvements freegans indépendants dans d’autres pays, comme

en France, au Royaume-Uni, en Australie, etc. Mais ces derniers n’organisent pas

d’événements et ne sont pas aussi structurés que Freegan.info. Keith McHenry déclare

“I’ve never encountered an organized freegan group outside of NYC”.

4.2. En pratique, les freegans existent-ils vraiment?

4.2.1. Un chevauchement de différents réseaux

A New York, le mouvement freegan est porté par différents groupes et réseaux qui se

recoupent. J’ai pu identifier et rencontrer des membres de certains d’entre eux:

- Le groupe Freegan.info, qui se définit directement comme freegan et organise les

événements relayés par le groupe NYC Freegan Meet-up. La plupart de ses membres sont

impliqués dans d’autres activités ou réseaux

- Le réseau Food not Bombs, fondé par Keith McHenry, qui organise des distributions

gratuites de nourriture récupérée (j’ai rencontré la branche de Brooklyn, mais Food Not

Bombs est présent ailleurs à New York, aux Etats-Unis, en France à plus petite échelle, etc.).

Nombreux sont les freegans qui souhaitent s’impliquer dans ce réseau, tel que Gio (membre

de Freegan.info):

“The thing that I’ve been wanting to do for at least a year now is start a Food Not

Bombs chapter up here in Washington Heights, Harlem area”.

- Les organisateurs et participants des dîners Grub, en partie liés au groupe anarchiste A

New World In Our Hearts, qui préparent des repas communautaires avec de la nourriture

récupérée. Ce sont souvent des freegans anarchistes, à l’instar de Jonathan, qui participent à

ces dîners dont le slogan introductif est “First the dishes, then the revolution!”

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- Le mouvement “Occupy Wall Street”, auquel ont participé ou participent encore

beaucoup de freegans. Sur quinze freegans rencontrés auxquels j’ai posé la question, 10

étaient impliqués dans le mouvement Occupy Wall Street. J’ai d’ailleurs rencontré plusieurs

freegans à l’occasion de la manifestation anticapitaliste du premier mai, “May Day”. Lors du

meeting du groupe Freegan.info du 7 mai, Madeline souhaite que les liens avec Occupy Wall

Street soient inscrits à l’ordre du jour. Selon Gio, “Freegan.info was part of it, very

supportive of it, a lot of our volunteers were volunteering at Occupy Wall Street (2009); “the

ideas are still mostly anarchist, and that’s why Freegan.info became tied with Occupy Wall

Street” (2012). Le jour de May Day, le groupe Freegan.info distribue de l’information sur le

mouvement, incite à venir aux trash tours.

Ainsi, les personnes que j’ai rencontrées en tant que freegans sont membres de différents

réseaux, toutes ne font pas partie du groupe Freegan.info. Un trait commun à ces réseaux est

leur positionnement politique anti-capitaliste, voire anarchiste. En dehors du cas de Food not

Bombs (discuté dans le paragraphe suivant), les groupes et organisations citées ne sont pas

clairement définies comme freegans. Je m’intéresse donc au positionnment des individus qui

soit s’auto-définissent comme freegans, soit sont fortement impliqués ou ont été impliqués

dans l’un des réseaux considéré comme tel. Si l’échantillon n’est pas forcément représentatif

de l’ensemble du mouvement et si mon étude est biaisée par le hasard des rencontres, j’ai pu

néanmoins avoir un aperçu des différentes formes de militantisme que peuvent adopter les

freegans de ces réseaux.

4.2.2. Le cas Food not Bombs: freegan or not freegan?

L’étude du mouvement freegan ne peut se passer de l’étude du réseau Food Bot Bombs. En

effet, Food Not Bombs récupère de la nourriture et redistribue gratuitement des repas

végétariens dans plus de 1000 villes dans le monde. L’idée est de protester contre la guerre, la

pauvreté, et la destruction de l’environnement. Même si le groupe ne se définit pas lui même

comme freegan (sur leur site internet par exemple), il n’empêche que l’on trouve beaucoup de

similarités dans les pratiques et le positionnement idéologique des deux approches (refus du

“système”, anarchie). Dans les deux cas, l’idée est d’utiliser la pratique non-violente de la

récupération de nourriture comme un moyen pour faire passer des idées politiques et une

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idéologie plus étendue. Selon Keith McHenry, le fondateur, “there was starting to be an

ideology around recovering garbage and using it”. Cela rejoint l’idée du mouvement freegan

dans lequel le dumpster-diving n’est pas le focus. Selon Kevin, membre du Food Not Bombs

Brooklyn depuis plusieurs années, “It starts with giving food away, but food isn’t that

important; it’s more a political approach”.

Tout comme le freeganism, Food Not Bombs a l’ambition de proposer une alternative au

système capitaliste. Heynen (2010) explique que Food Not Bombs a comme but:

“Provide an alternative grassroots response to the destructive market-driven

imperatives of neo-liberal capitalism. The case of Food Not Bombs provides an example

of the continued potential for mutual aid and cooperativism in the city”.

L’alternative est de nature anarchiste et communautaire; il s’agit aussi de faire la nourriture

un “right”, et non un “gift”.

”Unlike much charity, and because it is a movement of resistance, rather than

amelioration, Food Not Bombs might just threaten the developing, privatised modes of

regulating the poor” (Heynen, 2010).

C’est ce qu’exprime d’ailleurs le slogan “solidarity, not charity”.

Si la taille de Food Not Bombs est sans commune mesure avec celle du groupe

Freegan.info, puisque le réseau est très étendu et sert des milliers de personnes, les principes

organisationnels sont néanmoins similaires. Il n’y a aucune hiérarchie formelle, chaque

chapitre local s’organise de manière indépendante, les décisions sont prises de manière

consensuelle.

Si Freegan.info avait l’ambition de créer un mouvement global, le processus serait

certainement similaire à ce que fait Food Not Bombs.

En revanche, la différence entre Food not Bombs et le mouvement freegan tient

principalement à leurs motifs d’indignation et aux aspects du système capitaliste sur lesquels

se concentre la critique. Si les deux groupes ont en commun le refus de l’exploitation animale,

des inégalités sociales et de la destruction de l’environnement, Freegan.info critique

davantage la surconsommation, alors que Food Not Bombs insiste sur la guerre et la pauvreté.

Freegan.info est donc plus tourné sur les aspects économiques du système capitaliste, alors

que Food not Bombs s’indigne davantage d’aspects politiques et sociaux: “with over a billion

people going hungry each day how can we spend another dollar on war?” (site internet)

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 81

Une autre différence est le rapport à la pratique du dumpster-diving.

Pour Food Not Bombs, ce qui compte est de récupérer de la nourriture, et le dumpster-diving

en soi n’est pas nécessaire (souvent, de la nourriture donnée par un magasin est même en

meilleur état que si elle est passée par l’étape de la poubelle). Selon le fondateur Keith

McHenry,

“More importantly, you aren’t making a relationship with the employees and

building more solidarity within the community. It’s not like there’s some horrible thing

about getting food from a dumpster, but it is a missed opportunity for more powerful

movement”.

C’est le fait que la nourriture soit gratuite, et non qu’elle ait été prise dans une poubelle,

qui a une portée militante:

“It got people to think outside the box about all kinds of social cultural issues: they

started asking, why is food withheld from people who need it? Why is food so

expensive? And why is food a commodity when everyone needs it? And we brought that

up just by not charging a dollar”.

Contrairement aux freegans qui utilisent le dumpster-diving comme performance

dénonciatrice, Food Not Bombs préfèrent mettre en lumière la quantité de nourriture

excédentaire tout en la redistribuant. Selon l’importance que l’on accorde à la pratique du

dumpster-diving dans la définition du mot freegan, Food Not Bombs peut l’être plus ou

moins.

Food not Bombs est-il alors freegan? Sur le site Freegan.info, l’activité de Food Not

Bombs est citée comme l’exemple d’une activité freegan. Selon Keith McHenry, “the freegan

is a bigger thing as far as a name, for the media, unless you would consider Food Not Bombs

itself freegan. Then that’s a huge thing, if you switched the names, as a big thing”. Si l’on

considère que Food Not Bombs est freegan, cela élargit considérablement le mouvement.

Cependant, ce qui compte le plus pour la définition d’être freegan semble être le fait de

s’auto-définir comme un freegan (puisque ce sont les freegans eux-mêmes qui créent la

définition).

Qui sont donc les freegans?

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 82

4.2.3. Une difficulté à s’auto-définir comme freegan

En raison des nombreux réseaux entremêlés et de leurs différents positionnements,

nombreuses sont les personnes qui refusent l’étiquette freegan.

Selon Jeremy Seifert, “It’s not an organized and self-defined enough community,

for me, to say, ‘Yeah, I’m a freegan.’ [...] It’s not concrete enough of a word”.

Une première raison, liée à l’origine du mot, est la confusion entre vegan et freegan.

Adam, par exemple, dit avoir pendant longtemps refusé de se déclarer freegan car il associait

cela aux personnes essayant de tricher avec le fait d’être vegan. Les propos de Jeremy Seifert

confirme que la confusion est réelle:

“Is freegan free and vegan, or are there freegans who eat meat? Yeah, exactly, I

don’t even know what the hell it means.”

Une autre raison, plus importante, est la confusion entre freegan et dumpster-diving.

A ce propos, Keith McHenry fait la remarque suivante:

“I have noticed more people who are better dressed at dumpsters. [...] That’s a

growing phenomenon for sure, but I would assume that none of them see themselves as

freegan”.

Même si ces personnes ne se déclarent pas elles-mêmes freegans, le fait que les deux

soient confondus décrédibilise le mouvement.

Pour Adam par exemple, “there’s a lot of abuse and misuse of the term [freegan],

to the point where I’m really very uninterested [in it]”. Il ajoute: “many Europeans

think freegans are middle class people with shallow political analysis who eat

garbage”.

Selon lui, être vraiment freegan implique davantage que faire les poubelles. Non seulement

ce n’est pas le meilleur moyen de vivre en dehors du capitalisme, mais ce n’est pas non plus

comme cela que l’on peut régler le problème du gaspillage alimentaire dans l’immédiat (pour

cela, il croit davantage aux réseaux de distribution, à des pressions politiques ou à la

législation).

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Plus que l’étiquette freegan, c’est le mode de vie et les idées qui sont importantes.

Keith McHenry constate:

“None of us considered ourselves freegan, even though we were buying almost

nothing. I don’t think there are that many people identifying themselves as freegan.[...]

There was a whole trend of recovering stuff that was very classically freegan, but we

weren’t calling it freegan”.

Même ceux qui se présentent comme freegans disent ne pas aimer être labellisés. Rigas,

par exemple, déclare:

“I don’t want to follow labels and all of this. I’m just myself, and I happen to have

a lifestyle, according to my principles. [...] I don’t want to identify strictly as part of

any category”.

Il avoue malgré tout que l’étiquette freegan lui correspond bien:

“When I heard it [freegan] it was really sticky. I said ‘Yeah man, you’re right.

Freegan!’ It makes sense”; mais ce n’est pas le plus important.

Selon Adam, même s’il n’y a pas de consensus sur le sens de freeganism, il existe bel et

bien un mouvement global d’entraide et de soutenabilité. C’est cela qui devrait être au coeur

de l’attention chez les militants:

“We’re trying to unify people under this one word rather than having people doing the

same thing under different words“.

Quel est donc le mode de vie freegan en réalité?

4.2.4. Le mode de vie freegan en pratique

Le site Freegan.info dresse une longue liste de pratiques considérées comme freegans. A

travers les témoignages des personnes rencontrées, j’ai essayé d’évaluer à quel point les

militants adoptaient ces pratiques dans la réalité. Sur huit personnes impliquées dans le

mouvement freegan, j’ai obtenu des résultats mitigés.

Toutes les personnes rencontrées m’ont dit assurer la quasi-totalité de leur alimentation

grâce à la pratique dumpster-diving. Ce résultat confirme qu’il s’agit bien de la pratique la

plus emblématique. De même, une grande majortié de freegans sont végétariens ou

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végétaliens, et ceux qui ne le sont pas n’achètent pas, en général, les produits d’origine

animale qu’ils mangent.

A l’unanimité, les freegans disent aussi recycler et réparer leurs objets, pour consommer le

moins possible. Les entretiens m’ont donné de nombreux exemples de pratiques adoptées:

recoudre les vêtements, utiliser du papier recyclé, récupérer les enveloppes envoyées par les

associations caritatives (Janet), récupérer les pages encore blanches de vieux cahiers (Gio),

etc. En ce qui concerne les pratiques freegans un peu anecdotiques, elles sont plus ou moins

faciles à adopter, mais les freegans essayent de le faire. Le couchsurfing, par exemple, est

utilisé par la plupart d’entre eux. Quant au gardening ou going green, difficile à mettre en

place dans la ville de New York, on remarque que seules quelques personnes jardinent,

souvent dans leur appartement (Madeline) ou dans des jardins partagés.

Pour les moyens de transports alternatifs, ils sont sept à utiliser le plus possible des

transports non motorisés dits human powered: la marche, le vélo, le skateboard (Gio), etc.

Les pratiques plus délicates, comme le stop (“hitch-hiking”) ou monter dans un train sans

payer (“train-hopping”) sont en revanche à peine pratiquées par la moitié des personnes

interrogées. Selon Gio, “train hopping is freegan, it’s absolutely freegan, and as such it

should be on the website. It’s not saying that all freegans are train-hoppers or all train-

hoppers are freegans, just like not all freegans are dumpster-divers”.

Matt est le seul à voyager en collectant de la “veggie oil” pour faire tourner son moteur. Il

s’agit d’une pratique vantée sur le site, mais difficile à mettre en place. Certains développent

des alternatives intéressantes, comme Janet qui fait les trajets en voiture à moitié en se

targant: “Now I’ve used half as much gas.”

Sur huit personnes, six n’ont pas de travail salarié. Ce nombre est assez élevé, compte tenu

de la difficulté à subsister sans emploi dans une ville comme New York. Pour la plupart, ils

adoptent d’autres formes de subsistance, de natures diverses. Par exemple, Gio joue de la

musique dans le métro:

“I basically make my living playing on the subway, busking. That’s a freegan way of

earning a living because I’m not… it’s not what some people pejoratively refer to as

‘wage slavery’. I’m not selling my time or even my energy and my effort. It’s just, I’m

here, I’m here freely, but if someone wants to contribute to my livelihood, they can put it

in my little jar, if they want to”.

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Le fait de ne pas avoir de travail salarié permet à Gio de se consacrer à ses activités

artistiques, ainsi que de faire du bénévolat (pour la librairie Word’Up et pour son Eglise):

“I don’t have a job. But I work my ass off. I work all the time. Part of that work is

here in this store. It’s volunteering, but it’s work”.

Le refus d’un job n’est en aucun cas le rejet total du travail.

D’autres ont choisi des modes de vie encore plus extrêmes, comme Matt qui va vivre dans

un Mobile Home et qui donc n’a pas besoin de travailler du tout, puisqu’il compte subvenir à

l’ensemble de ses besoins sans argent.

Pour pouvoir se consacrer à d’autres activités tout en assurant certaines dépenses

incompressibles, la plupart des freegans demeurent malgré tout obligés de travailler de temps

en temps, même s’il ne s’agit pas de “waged job”. Jonathan, par exemple, donne des cours ou

fait du “tutoring” de temps en temps.

Le fait que les freegans aient besoin d’un minimum d’argent vient souvent de la difficulté

à trouver un logement, notamment à New York. Même si le site Freegan.info fait l’éloge du

squat, seuls deux freegans ont la chance de pouvoir réellement squatter. C’est le cas de

Jonathan, qui ne paye pas de loyer pour son appartement. En pratique, faire cela est risqué

(convocations au tribunal, risque d’éviction) et très instable. C’est la raison pour laquelle

même les freegans les plus convaincus ne sont pas prêts à le faire. Gio dit par exemple :

“I’m not yet comfortable with the idea of squatting. Squatting is a freegan way of

living. But I feel like there’s a lot more that goes into that I’m not ready to do at this

point in my life”.

Aussi, il y a toujours des choses difficiles à trouver sans les acheter. “What else do I buy?

Music equipment when I need it. Or toiletries, if I need them” (Gio). Parfois, les freegans en

reçoivent une partie en cadeau par leurs proches: “people understand to a certain extent what

my needs are, not just food: deodorant, clothes… people will just offer to give me stuff” (Gio).

Enfin, la quasi-totalité des freegans utilise un téléphone (même Jonathan qui n’en a pas

utilise en fait Google Voice) ou internet (comme en témoigne l’existence-même du site

internet Freegan.info).

Dans tous les cas, ils doivent faire des concessions pour répondre à leurs besoins matériels

et immatériels, furent-ils contradictoires avec leurs idéaux.

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4.2.5. L’impossibilité du “100% freegan”

On remarque que les freegans n’adoptent pas l’ensemble des pratiques freegans dans leur

vie quotidienne. Est-ce une raison pour dire qu’il n’y pas de freegans? Les contraintes du

système économique actuel, surtout à New York, font qu’il est difficile de vivre totalement en

dehors du capitalisme ou de ne dépenser aucun argent. Aussi les freegans sont-ils souvent

obligés de faire des compromis pour vivre de la manière la plus cohérente que possible avec

leurs idées.

Cela entraîne une certaine gradation entre les freegans, selon qu’ils sont plus ou moins en

dehors du “système”. Plusieurs d’entre eux me parlent d’être freegan à X%. Selon Keith

McHenry, les vrais freegans sont très rares:

”Honestly, I’ve only met 10-15 people total, anywhere, who consciously never buy

anything and see themselves as freegans”.

En parlant du groupe Freegan.info, Jonathan me dit “none of them is a real freegan”, d’un

ton un peu méprisant. Au contraire, les personnes considérées les plus extrêmes sont admirées

par les autres freegans, comme Adam, dont on ne cesse de me citer l’exemple comme un

“hardcore freegan”, ou même Jonathan, qui suscite souvent l’admiration des autres freegans

lorsqu’il dit qu’il squatte un appartement.

S’il est impossible d’être 100% freegan, cela ne tient pas qu’à des considérations

matérielles, c’est aussi un choix de vie. Selon Gross (2009), “lifestyles change as people grow

older and especially if they commit themselves to raising children”. Simon me confie aussi

“si plus tard je me marie et que ma femme est vraiment contre le fait de faire les poubelles,

alors dans ce cas j’arrêterai [le dumpster-diving]”.

Certaines personnes considèrent le mode de vie “100% freegan” comme quelque chose que

l’on peut faire de manière temporaire, dans un but précis. C’est le cas de Matt avec son road

trip; il veut vivre “in the most sustainable way to travel” pendant un temps, afin de faire

passer un message.

Selon Janet, “you’re not gonna spoil your life to be more freegan”. Les modes de vie

adoptés tiennent aussi à des histoires personnelles (“everyone has his reason not to pay

rent!”, “I wasn’t always a freegan”), et le pourcentage de freeganism ne se mesure pas. On

peut être tout autant freegan sans que cela se traduise par un mode de vie des plus extrême, il

s’agit plutôt d’une façon de pensée.

Une phrase de Rigas résume bien cela:

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“There is no perfect situation. There is no freegan that can live totally outside the

system. But there are major differences you can do in the next minute of your life. You

can refuse to go to the supermarket, live down to earth. I’m like, ‘Okay, put your

ideology into practice everyday. You can make a big change, especially if there are

more of us.’”

4.2.6. L’absence de vrai freegan comme atout du mouvement

En pratique, il n’y a pas de freegan à 100%. Mais cela n’a pas d’importance si être freegan,

c’est avant tout une façon de penser, et un moyen de faire changer les choses en convaincant

d’autres personnes. D’ailleurs, le fait qu’il n’y ait pas ou peu de vrais freegans pourrait aussi,

paradoxalement, être une force du mouvement pour être plus convaicant.

D’après Adam, vouloir être freegan de manière individualiste n’a aucun sens:

“The fact that I did not buy food does not result in the corporation producing any

less food. The fact that I don’t buy clothes does not protect a sweatshop worker.”

Pour lui, cela n’a pas de sens de vouloir réduire sa propre participation au système

capitaliste, et il se dit farouchement opposé au “lifestylism”. Le comportement individuel a

seulement un impact s’il challenge l’opinion des autres, et il cherche donc à adopter un mode

de vie extrême et exemplaire.

De manière un peu différente, Janet pense que le plus important est de faire partager ses

idées freegan (anti-consommation, anti-gaspillage, anti-capitalisme dans une certaine mesure,

mais surtout partage et communauté), mais pour cela, selon elle, il est préfèrable de ne pas

être trop extrême, afin de pouvoir atteindre plus de personnes:

“To change the system and to convince people, it’s better to be able to talk to them

as a “normal person”.

Elle fait cela en parlant de ses idées anti-gaspillage et anticapitalistes à ses étudiants:

“For me my activism is in my lifestyle and telling my students about it, rather than in

protests.[...] Education is key to overthrowing capitalism”.

A propos d’Adam, elle dit “he is too extreme and scares people, so it’s not the best way to

act”. Cette idée fait écho à la peur de Gaëtan lors de notre première sortie à propos du fait que

le mouvement soit trop radical ou communautaire.

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Il est certain que le fait que le mouvement ne soit pas assez radical ou engagé peut

entraîner certaines personnes à le quitter pour aller vers d’autres formes d’activisme,

notamment le mouvement Occupy Wall Street. C’est du moins l’une des raisons que donne

Alex pour m’expliquer que le mouvement est légèrement en déclin depuis quelques années.

Au contraire, selon Janet: “I don’t think everyone considers themselves radical who

joins us. I don’t think everyone has the big picture of killing capitalism and creating a

different kind of world.”

C’est aussi pour cette raison que le dumpster-diving est utilisé par le groupe Freegan.info

pour attirer des gens vers l’idéologie freegan. Faire adopter une pratique est plus facile que de

faire adopter une idéologie.

Selon Barnard (2011): “Radical groups generally realize that few people in the

society are willing to adopt their ideology wholesale, and as such focus on guiding

people towards concrete forms of action that are at least consistent with their movement

philosophy”.

Plusieurs freegans, comme Rigas, font allusion au fait que le mot “anticapitalisme” est

tabou dans la société actuelle, et particulièrement aux Etats-Unis. Dès lors, comme le souligne

Janet, le dumpster-diving est un moyen “easy and direct” d’attirer des personnes extérieures

vers l’idéologie freegan.

Presque tous les dumpster-divers ont une tendance à convertir d’autres personnes (Quentin,

Myrrha et Gia, Ada, Jonathan, etc.), et sont toujours très contents quand ils arrivent à le faire.

Par la suite, beaucoup de dumpster-divers élargissent leur pensée vers le freeganism.

Ainsi, le fait qu’il n’existe pas de vrai freegan peut paradoxalement être l’élément

rassurant qui rend le mouvement et le mode de vie freegans plus attirants pour un grand

nombre de personnes.

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4.2.7. Les difficultés du groupe Freegan.info

Le groupe Freegan.info est une tentative de structurer un minimum le mouvement freegan

afin que celui-ci ait plus d’impact, et afin de créer une communauté alternative. En cohérence

avec les idées anarchistes de l’idéologie freegan, le groupe repose sur le consensus et l’auto-

organisation. En pratique, on observe qu’il fait face à de nombreuses difficultés, mettant en

danger le mouvement lui-même. Certains commentaires à l’égard du groupe, comme ceux de

Jeremy Seifert, sont très durs:

“I didn’t even mention it in the film, because it wasn’t like it was some defined

movement doing something with some kind of real strong community and ties or

leadership”.

Le premier problème est qu’il existe beaucoup de désaccords dans le groupe:

“We don’t agree on a lot of details, which is why there’s a lot of dissension among

us and we don’t get a lot done. There’s a lot of frustration within the group,” explique

Janet.

Selon Gio, “it’s hard to do consensus-based anything, but I like it. I like the idea. It

is hard, it is difficult to do it, and I think it’s worth the effort”.

Il y a souvent des dissensions dans le groupe à propos de ce qui est freegan et de ce qui

n’est pas freegan. Dans des échanges de mails, on assiste à des débats intéressants, comme

est-ce que le shoplifting (vol à l’étalage) est freegan? Janet, par exemple, considère:

“Because you’re hating the whole system doesn’t mean you can abuse part of it.”

Il y a également un débat relatif au train-hopping. A quelqu’un qui dit que ne pas payer

son billet de train revient à voler ceux qui ont payé pour le train, quelqu’un répond:

“Who should the fare be given to? Should the fare go to the company that illegally

bought railroads? Should the fare go to the company that legally bought railroads

which were built with public money and sold by a neoliberal agenda?”.

Beaucoup de choses peuvent être justifiées par le fait de ne pas contribuer au système

capitaliste, mais il y a un risque d’apparaître comme un profiteur ou un parasite qui peut

décrédibiliser le mouvement.

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Par ailleurs, le groupe souffre d’être très ouvert, y compris à ceux qui ne sont pas vraiment

freegans. Beaucoup de personnes se rendant aux événements de Freegan.info sont attirées par

la possibilité d’avoir des choses gratuites, et ne partagent pas forcément le mode de vie et les

idées freegans. Selon Jonathan, “they just want free stuff”. Selon Adam, “they just want free

shit”. Gio critique également: “in a way, that’s just another way of consumerism”.

Au contraire, selon les freegans véritablement engagés, “it’s not only looking for free food.

It’s more about creating community and not to contribute to the system” (Janet).

La difficulté est donc de donner un sens au mouvement, et de créer une véritable

communauté. Est-ce le cas en pratique?

L’épisode de la “freegan feast” du 23 mai m’a fait comprendre que la création d’une

communauté est ce qui était le plus difficile pour le groupe. L’enjeu est que la communauté se

veut à la fois ouverte, accueillante, mais aussi soudée. Lors d’un trash tour, Madeline

m’explique que certaines personnes ne sont pas vraiment dans l’état d’esprit freegan, mais

qu’elles sont acceptées quand-même: “we welcome everyone”. Lors de la freegan feast,

Madeline est extrêmement déçue:

“People don’t even talk to each other. [...]I cannot understand how the group split

up like that, [...] that’s not the way it was supposed to be”, nous dit-elle en pleurant.

Le problème est que l’idéal communautaire se heurte dans la réalité au problème du choix

des membres de la communauté:

“I’m not sure that the freegan group would be the people I’d like to live with!”,

confie Janet. “It’s hard to create a community with various people. Many people would

take more than they give, that’s the main problem.”

Ainsi, à la fois personne n’est vraiment freegan dans son mode de vie, et même le groupe

Freegan.info, pourtant le plus organisé des mouvements freegans, peine à mettre en place une

communauté alternative qui fonctionne en dehors du capitalisme. Quelle légitimité y a-t-il

alors à se présenter comme freegan? Quel positionnement militant les freegans adoptent-ils et

quelle(s) alternative(s) proposent-ils?

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4.3. Quel(s) positionnement(s) militant(s) pour quelle(s)

alternative(s)?

Le mouvement freegan en tant que mouvement (a-)politique a pour but un changement de

paradigme et la création d’une nouvelle organisation hors du capitalisme, fondée sur le

partage et l’esprit de communauté. Adopter un mode de vie freegan est une forme de

militantisme qui va donc beaucoup plus loin que la simple dénonciation du gaspillage. Si la

position de parasite est ambiguë – car les freegans restent dépendants du système capitaliste

en prétendant le détruire – l’idée est donc, à terme, de changer de système. L’idéal freegan est

très proche du mode de vie fondé sur les principes de “simplicité volontaire” (Elgin, 1981) ou

de décroissance. Dans l’immédiat, les freegans adoptent des pratiques personnelles qui s’en

rapprochent, cohérentes avec les idées véhiculées, mais elles sont aussi un moyen utilisé pour

adopter des pratiques militantes.

4.3.1. La non-consommation engagée

Le positionnement des freegans est celui d’un rejet total du système productif, y compris

des produits prétenduement plus éthiques ou responsables.

Janet a une vision très pessimiste à ce sujet:

“Ten years from now we will still live in capitalism and people will still be trying to

feel good about consuming green products”.

Adam est lui aussi très critique vis-à-vis du green-consumerism:

“Even products marketed as ‘green’ or ‘vegan’ operate on the same principle, their

“greenness” becomes a selling point to consumers, while obscuring exploitative aspects

(e.g. labor exploitation, shooting and trapping of wildlife)”.

Ainsi, les freegans militent à travers la réduction de leur consommation plutôt que dans ce

qu’on pourrait appeler une consommation engagée. Cela a d’ailleurs un côté paradoxal

lorsqu’ils sont poussés à consommer les produits les moins éthiques (il n’est pas toujours

possible de choisir les spots de dumpster-diving en fonction de critères éthiques).

L’objectif est de dépenser la moindre quantité d’argent possible pour être en dehors du

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système. Cette non-consommation engagée passe par de nombreuses pratiques, dont celle du

dumpster-diving, dont le positionnement est ambigü.

4.3.2. Une position ambiguë de parasites du système capitaliste

L’ambiguité du mouvement freegan réside dans le fait qu’il profite des

dysfonctionnements du système capitaliste pour le dénoncer. Or, non seulement le parasitage

n’a que peu d’impact réel sur le système et ne le “challenge” pas, mais, quand bien même il

en aurait un, alors les freegans perdraient leur principale source de subsistance.

La position de parasite, comme le souligne Adam, n’est pas soutenable:

“We can certainly live for now off of that system of man-made system, but if we’re

planning on collapsing it, then that’s unsustainable.”

La position ambiguë des freegans tient principalement à la pratique du dumpster-diving,

mais cela peut aussi s’appliquer au train-hopping, au shop-lifting, ou même au squat, dans la

mesure où les trois ne sont possibles que grâce aux personnes qui payent le train, qui achètent

dans les magasins, qui construisent des appartements...

Selon Adam, le dumpster-diving a un caractère contre-productif car il implique d’être

dépendant du système capitaliste, que l’on veut détruire:

“The fall of capitalism is going to require a fundamental challenge from people who

owe it nothing. People aren’t going to be willing to kill capitalism while capitalism

provides their food, clothing, housing, medicine, culture, and entertainment. People are

not going to bite the hand that feeds them.”

Si l’on veut vraiment détruire le système capitaliste, il faut en être indépendant.

Cette position de parasite du système capitaliste vient peut-être du fait que la plupart des

freegans ne croient pas réellement en la possibilité de destruction du capitalisme. Seul Adam,

encore une fois, semble être “optimiste” à ce sujet:

"Global industrial economic capitalism is on the verge of total collapse. We are in

fact in the final days of Rome. There is still bread on the shelves, and our newspapers

are still filled with the idiot circuses of Paris Hilton and Britney Spears, and other

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nonsense, but all of these distractions are frankly failing to keep people from realizing

that the end, really and truly, is near."

Dans tous les cas, que sa fin soit proche ou non, le positionnement des freegans sur le long

terme est de se détâcher totalement du système capitaliste.

4.3.3. Quelle alternative économique?

Ne pas contribuer au système ne suffit pas. Un vrai détachement du système capitaliste

implique déjà, dans l’immédiat, de concevoir une autre organisation indépendante. Adam

imagine ainsi une économie freegan, robuste, fondée sur l’entraide, qui pourrait libérer des

millions de personnes de l’emprise du système actuel. Dans l’idéal, cela entraînerait une crise

du capitalisme qui accélèrerait sa chute. Pour cela, il faut dès maintenant cultiver, mettre en

place des logements grâce à l’expropriation, créer des centres de santé communautaires, des

repair workshops, des bike collectives, des jardins urbains, des rooftop gardens, etc. Toutes

ces activités sont plus efficaces que le dumpster-diving pour remettre en cause le système,

puisqu’elles en sont indépendantes et non temporaires: “a rooftop garden is not just limiting

impact, but an ecological plus”. L’objectif est de créer une “global counter economy to

capitalism”.

A plus long terme, il est important aussi de concevoir une autre organisation. Lorsque je

leur demande ce qu’ils imaginent comme société idéale alternative, les freegans ont des idées

relativement similaires.

Tout d’abord, l’alternative serait plus locale: “things that bring the essentials of living

around to a local, community level”, dit Adam. Madeline parle également d’un passage à des

“small local communities”. Elle se méfie des grosses corporations, des Etats, mais elle se

méfie aussi de la “tyranny of structurelessness”. Janet, elle, souligne néanmoins qu’il est très

important de penser à l’ensemble des personnes sur la même planète:

“I’m thinking of my planet mates around the world who are traipsing around picking

up toxic metals so they can make just a little bit better living, because their rainforests

have been chopped.”

Dans le système proposé, il y aurait moins de biens et de services que ceux qui sont

proposés par l’économie capitaliste. Selon Adam, “I don’t think we need that complex of a

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society. [...] We need to move beyond the culture of production. We just don’t need stuff.”

Selon Madeline, l’organisation idéale est fondée sur plus de partage et moins de biens, ce qui

ne veut pas forcément dire un retour en arrière:

“I don’t think we can just turn the clock back to a million B.C. [...] I look even at my

grandmother’s generation, and I think ‘not so bad.’They were reusing, they were

repairing, they were composting, and they weren’t consuming as a form of

entertainment.”

Ce qui est mauvais selon elle, c’est la production industrielle à grande échelle. Janet insiste

elle-aussi sur l’importance de la réutilisation, en comparaison au recyclage notamment:

“Recycling is nice, but it’s an assuagement of guilt that allows people to keep

consuming. Instead of recycling, we should reuse.” [...] “It’ absurd to recycle a jar,

have it smashed up, and then make a new jar”.

Les pratiques reposant sur le partage sont elles-aussi très importantes (Craigslist,

couchsurfing, Free stores). Selon Janet, il est indispensable de changer les mentalités vers

moins de production et consommation:

“People need to ‘accept less’. The financial crisis we’re in seems to be the only

incentive to people consuming less.”

Elle a l’impression que la majorité des gens appliquent le raisonnement “if you have it, you

spend it,” et elle ne fait pas ça. Elle pense qu’il faut développer un sens du “responsible

spending.”

L’auto-production est mise en avant, y compris dans les villes. Selon Adam, les villes

pourraient produire au lieu d’importer la plupart de leurs ressources. Prendre le temps de

produire soi-même est préféré à vendre son temps:

“Both freegans and back-to-the-landers rebel against selling their time to labor in

the capitalist system. They prefer working for food instead of working to pay for food”

(Gross, 2009).

Le fait de posséder moins de biens et de subvenir à ses besoins vitaux sans dépenser

d’argent permet de travailler moins, ou pas du tout. Cela n’est pas motivé par la paresse,

selon Adam, mais par un désir de consacrer du temps à servir sa communauté, de prendre soin

de sa famille, etc. Dans une telle société, c’est donc aussi la notion de temps qui est différente.

Même si en pratique la communauté freegan peut être décevante, voire inexistante, les

freegans ont tous une idée de ce que serait une communauté idéale, pour laquelles ils

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souhaitent militer. Madeline, sans doute la plus déçue du groupe Freegan.info, dit aussi “I’m a

utopian”. Dans un mail faisant suite à la freegan feast, elle écrit:

“What we as a community need to do to make them both socially enjoyable AND in

line with our mission of building skills and community as a real alternative to

capitalism.”

4.3.4. Freeganism, simplicité volontaire et a-croissance

L’alternative proposée ou rêvée par les freegans se rapproche à bien des égards des idées

développées par les mouvements de “simplicité volontaire” (Elgin, 1981) ainsi que d’ “a-

croissance” ou “après-développement”.

Dans une étude réalisée à partir de 26 récits de vie d’”objecteurs de croissance” en milieu

urbain (Chiapello et Hurand, 2008), on retrouve exactement les mêmes tendances que ce qui

est proposé par les freegans comme organisation et système idéal à long terme, à savoir

comme “projet de transformation globale de la société”.

On retrouve l’idée de “travailler moins pour vivre mieux”, de libérer du temps de travail

salarié pour l’autoproduction, de compenser moins de biens par plus de liens. L’idée est que

consommer moins et avoir plus de temps améliore la qualité de vie, comme le défend Siegel

(2008) à travers les principes de “voluntary simplicity”:

“Many people would find their lives easier and more pleasant if they had the option of

downshifting economically by working shorter hours and consuming less”.

En ce qui concerne les pratiques de consommation actuelles, l’étude montre aussi de fortes

similarités entre les freegans et les objecteurs de croissance.

Comme les freegans, ces derniers cherchent à réduire leur consommation par différents

moyens (chacun ne peut pas tout faire): refus de la grande distribution, peu de viande, choix

de transports écologiques (vélo, marche, transports en commun), récupération, autoproduction

et échange. Ils souhaitent aussi travailler moins pour se consacrer à des activités militantes et

politiques. L’un des aspects est aussi d’avoir un rapport au temps plus souple (cela se traduit

au quotidien chez les freegans par le fait de passer beaucoup de temps à récupérer, trier,

préparer la nourriture). De plus, comme les freegans, les objecteurs de croissance sont obligés

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de faire des compromis avec leurs idées: travailler, utiliser le téléphone et internet, rouler en

voiture ou prendre l’avion lorsque c’est nécessaire, etc.

Ce mode de vie est aussi celui qui est adopté par beaucoup de dumpster-divers qui ne se

prétendent pas freegans. A bien des égards, Quentin est l’exemple typique d’un objecteur de

croissance : il promeut le partage des biens (notamment la voiture), l’économie des ressources

(peut-être de manière plus engagée que de vrais freegans d’ailleurs), le fait de ne pas

travailler, l’autoproduction, etc.

Ce qui distingue les freegans des objecteurs de croissance dans leurs pratiques actuelles,

c’est le rejet de la consommation engagée, le refus de tout compromis avec la société de

consommation actuelle. Par exemple, alors que les objecteurs de croissance promeuvent le bio

ou les AMAP – “les trucs (sic.) où on te livre ton petit panier de légumes chez toi”, selon

Quentin – les freegans se méfient énormément de ce qu’ils nomment le “green

consumerism”(Adam).

Malgré le biais de la comparaison entre la France et les Etats-Unis en matière de systèmes

de production, les freegans semblent plus extrêmes, voire plus sectaires. Par exemple,

Quentin raconte qu’il dépense beaucoup d’argent pour consommer lorsqu’il sort avec ses

amis, alors que Jonathan, lui, ne sort quasiment jamais dans des endroits où il faut

consommer.

Enfin, les freegans se distinguent par le rapport particulier qui existe entre leurs pratiques

actuelles et leur projet de transformation à long terme, ainsi que par l’articulation de leurs

pratiques personnelles avec l’action collective.

En effet, pour les objecteurs de croissance, le mode de vie adopté correspond à ce qu’ils

souhaitent à plus long terme. Ils l’adoptent au quotidien sans nécessairement chercher à

convaincre les autres de fonctionner comme eux, à l’instar de Quentin qui déclare: “il y a des

gens qui comprennent pas... s’ils comprennent pas ils comprennent pas...”. Au contraire, pour

les freegans, le mode de vie adopté incluant la pratique du dumpster-diving, est, sur certains

points, temporaire. Il s’agit en partie d’un moyen de se dégager du temps pour militer par

ailleurs, tout en restant cohérent sur le plan des pratiques personnelles avec les idées

défendues.

L’approche des freegans est donc une forme de militantisme différente de celle des

objecteurs de croissance dans la mesure où leur militantisme dépasse leur mode de vie. Les

pratiques personnelles adoptées ont pour objectif de s’articuler avec une action collective.

Ainsi, un lien très fort existe entre freeganism et activisme.

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4.3.5. Freeganism et activisme, vers une alternative politique?

Plus de la moitié des freegans que j’ai rencontrés sont activistes à plein temps ou presque

(cinq sur huit). La plupart ont choisi un mode de vie freegan pour se consacrer à d’autres

formes d’activisme (au-delà de la participation au groupe Freegan.info pour certains).

Par exemple, Jonathan m’explique: “for me, to be poor is a choice”. Il a choisi ce mode de

vie pour avoir du temps libre, pour pouvoir se consacrer à ses activités qu’il définit comme

“my political or let’s say apolitical activities”. Pour lui, il s’agit principalement d’activisme

anti-capitaliste ou anarchiste (mouvement Occupy Wall Street, etc.) ainsi que sa lutte

personnelle contre la circoncision.

Le fait de vivre à New York est très souvent lié à cette volonté de faire de l’activisme. A la

question “why do you choose to live in a city that is the antithesis of what you stand for?”,

Adam répond: “you just answered your own question.”Adam décrit New York comme “the

black hole that is sucking up the resources of the planet”. C’est pour cela qu’il a choisi d’être

au coeur de cette ville, pour s’engager directement “at the point of consumption.” Le

freeganism est ainsi à la fois un moyen de survivre dans la ville et de s’engager dans de

l’activisme politique anticapitaliste.

Plus que d’autres approches militantes contre le gaspillage alimentaire, le mouvement

freegan a un positionnement politique. Tous les freegans que j’ai rencontrés se considèrent

anti-capitalistes, cela fait même officiellement partie du positionnement du groupe

Freegan.info à New York.

Quant à l’anarchisme, Janet fait figure d’exception. Elle pense que la propriété doit exister,

et que le sentiment de propriété existe chez tous les animaux: “squirrels defend their nests, or

dogs growl when you take their food”. Elle n’est pas non plus contre le travail:

“I don’t think everybody hates work. I think work should be a part of one’s life that

is valuable and part of community. What I’m doing is certainly part of community. I

don’t envision a world in which nobody works, which maybe is what some anarchists

envision.”

Pour résumer, Janet dit juste “I want a world that is respectful.” Mais même en tant que

non-anarchiste, elle pense qu’il faut changer tout le système:

“I do want to change the whole system also. I hope freeganism doesn’t disallow me

because I don’t call myself anarchist.”

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Elle insiste sur le fait qu’elle est anti-capitaliste, c’est ce qui réunit l’ensemble des freegans

dans leur militantisme.

L’engagement anti-capitaliste de certains est d’ailleurs plus extrême que celui de Janet,

comme lorsque Jonathan dit “we need to smash everything, fuck capitalism!” ou “If I were an

owner...I would kill myself!” Le rapport à la propriété se rapproche ici de l’anarchisme.

Madeline et Jonathan, qui sont anarchistes en plus d’être anticapitalistes, disent tous les

deux avoir été influencés, entre autres, par la lecture des Situationnistes (organisation

révolutionnaire d’ultra-gauche, dont l’objectif était d’abolir la société de classes et aussi de

dépasser les tentatives révolutionnaires de l’avant-garde artistique du début du vingtième

siècle). Il existe une véritable réflexion politique, voire historique, derrière leur engagement,

ce qui n’est pas le cas d’autres mouvements militants uniquement rattachés à l’anti-

consumérisme.

Le mouvement freegan apporte une dimension supplémentaire à la volonté de décroissance

ou d’a-croissance. En effet, les mouvements de simplicité volontaire ont un positionnement

principalement environnementaliste. Selon Siegel (2008), “our lives could be much

easier;[...] this is the “convenient truth” that could help us deal with the inconvenient truth of

global warming”. Le motif d’indignation des défendeurs de la simplicité volontaire est la

dégration de l’environnement. Selon Siegel, “environmentalists should go a step further by

advocating for simpler living that changes our way of life for the better”. Selon lui, le

changement passe par un changement politique, “a new direction for liberalism”, mais il

n’est pas question de sortir du système capitaliste actuel. Les éléments clés pour le

changement sont très pragmatiques – “worktime-choice”, “family time”, “child-care choice”;

il s’agit de changer le modèle de croissance, sans changer l’organisation socio-politique.

Plus qu’une simple contestation environnementaliste et écologique, plus qu’une critique du

développement et de la croissance, le mouvement freegan rejette le système économique et

politique actuel, prône parfois l’abolition du travail, et toujours l’anti-capitalisme. Fortement

lié à l’activisme, il est une forme concrête et accessible de militantisme anticapitaliste.

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4.4. Les motivations, formes d’engagements et justifications

des freegans

Les raisons et mécanismes qui poussent à devenir un freegan prennent racine dans une

multitude d’histoires personnelles. Pour les “convertis” (Chiapello et Hurand, 2008),

l’engagement fait suite à un déclic, alors que les “éternels” ont été sensibilisés dès leur plus

jeune âge aux idées freegans. Il arrive que les sensibilités personnelles des freegans soient

très éloignées du problème du gaspillage alimentaire, et relèvent davantage de considérations

plus sociales ou politiques (anarchisme, anticapitalisme...).

J’ai donc essayé de comprendre les différentes formes d’adhésions que pouvaient adopter

ceux qui se définissent comme freegan, ainsi que leurs motivations et justifications sous-

jacentes.

4.4.1. Freeganism et activisme: l’impératif de l’action

Beaucoup de freegans s’engagent suite à un “déclic”, lié souvent au contact direct d’autres

activistes (Madeline commence l’activisme suite à des discussions dans son dortoir au lycée,

Jonathan devient anarchiste au contact d’un couchsurfeur anarchiste berlinois...), à la lecture

d’ouvrages engagés (les Situationnistes pour Madeline et Jonathan par exemple), ou à la

découverte d’information sur d’autres militants (Janet s’intéresse au groupe Freegan.info suite

à un reportage), etc. Ensuite, c’est souvent la découverte du dumpster-diving – par un trash

tour ou avec des amis - qui fait connaître le mouvement freegan lui-même.

La forme d’engagement dans le mouvement s’impose souvent comme un impératif: “Je

dois faire quelque chose”. On retrouve cela dans ce que dit Kevin de Food Not Bombs:

“It’s a kind of commitment”.

Janet dit aussi “I’m committed to the basic view of changing our world.”

Les freegans sont souvent des activistes très engagés. Pour eux, le rejet du capitalisme

impose d’agir. Le retrait leur est totalement impossible. Madeline est un cas intéressant car

elle a essayé de vivre pendant un temps en mode “back to the land”, mais c’était une forme

d’isolement, ou de renoncement à faire changer le système en entier, qui ne lui convenait pas.

De même, Jonathan ne peut pas concevoir que l’on n’agisse pas. C’est la source de ses

critiques à l’envers de beaucoup de prétendus activistes: “he doesn’t even read” (à propos de

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Theadeus, un membre d’un groupe anarchiste), “they don’t do anything” (sur Ryan et David,

les deux colocataires), “He’s on the internet all day long” (Ryan).

L’adhésion au freeganism s’impose souvent suite à un déclic et implique un sentiment

d’engagement, souvent en parallèle d’autres formes d’activisme. Derrière cet engagement se

trouvent cependant des motivations plus profondes, voire des prédispositions qui expliquent le

choix du freeganism comme forme particulière d’activisme.

4.4.2. Un rejet intrinsèque de la consommation et du gaspillage

Certains freegans ont le sentiment que l’anti-consumérisme a toujours été ancré dans leur

personnalité; il peut ensuite être ressorti suite à un déclic.

Janet, par exemple, consomme très peu depuis toujours. Elle explique cela par une enfance

confortable et le fait de n’avoir jamais manqué de rien:

“It’s harder for someone who grew up deprived to grow up un-materialistic.”

Par ailleurs, Janet vivait selon les règles du judaïsme et notamment le régime kasher.

“It made sense that there are certain things that one deprives oneself of. Not

everything belongs to us.”

Elle pense que le judaïsme a contribué à sa vision du monde. Lorsqu’elle était jeune, elle

consommait déjà très peu. Elle ne voulait jamais acheter de vêtements, et elle se rappelle

qu’elle enregistrait des chansons sur des cassettes pour ne pas acheter de la musique. Elle me

dit qu’elle avait “an instinctive sense of saving. It never was a matter that ‘I have this much

and I should spend this much’ but ‘Why should I if I don’t have to.”

C’est en se rendant à un trash tour que Janet est devenue freegan:

“I’m so anti waste and upset by it, this is my first little act.”

En voyant le gaspillage, elle a tout de suite été attirée par le mouvement et elle est revenue

à tous les meetings suivants.

De même, Gio a toujours trouvé naturel de ne pas gaspiller:

“At the end of the school year I would go through all my books, my notebooks, I’d

rip out all the pages that had been written on and save all the paper that was still good,

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recycle the rest.[...] For me, it just made sense, ‘Why am I going to throw this away?

This is still good.’”

Le fait de ne pas gaspiller était quelque chose de très important pour l’ensemble de sa

famille:

“In my home, growing up, we recycled, but I didn’t know why, it was what we just

did. I wouldn’t say that my parents are super ecologically minded, necessarily, but

they did recycling”.

Il a toujours eu l’impression d’être conscient de la valeur de la nourriture. Par exemple,

lorsque l’on laisse de la nourriture au restaurant:

“It’s not just wasted food, it’s wasted money, wasted work, there’s so much waste in

that kind of model. I don’t know, that sort of thing just never made sense to me”.

Le gaspillage lui apparaît inconcevable.

Les histoires personnelles de Janet et Gio contrastent avec celles de Jonathan par exemple,

dont la famille gaspille davantage. Sa petite soeur déclare fièrement à la fin du repas “I never

finish my plate!”, et cela ne semble gêner personne. Il est intéressant de mettre cela en

parallèle avec le fait que Jonathan n’est pas du tout entré dans le mouvement freegan par une

volonté de limiter le gaspillage... pour lui, c’est une justification secondaire, le plus important

étant l’aspect social et politique.

4.4.3. Une éthique morale et sociale

Au-delà de l’anti-consumérisme ou anticapitalisme, ce qui justifie le positionnement

freegan correspond à des considérations sociales, voire morales pour certains.

Gio nous raconte son parcours d’engagement de la sorte:

“I date the start of my freeganism back to [...] when I became a little more conscious

of some of the issues at play. The one that I was really concerned about was world

hunger. It was a very, kind of, idealistic idea that ‘I’m not going to let food go to waste

when there are people starving and dying all over the world.’ I remember even at that

time arguing with friends who would say, ‘Gio, you’re not saving anybody, it’s not

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going to get to Africa anyway’ and I didn’t care. I still felt, there’s something wrong

with the idea that food is going to waste when people are dying of hunger. [...] I took

that stand, a moral ethical stand, saying ‘I’m not going to allow this food go to waste.’”

Sa famille, d’origine cubaine, est plutôt conservatrice. Gio nous dit que ses parents sont

anti-communistes et anti-Castro. Mais, dans l’éducation qu’il a reçue, il y a un “strong sense

of responsibility for ourselves and our communities”. Même s’il n’a pas l’ambition de sauver

le monde, Gio s’engage donc en vertu d’un principe moral; il n’est pas tolérable de laisser

gaspiller de la nourriture lorsque d’autres personnes n’ont pas assez à manger:

“I’ve been concerned about waste and feeding the hungry… we’re not necessarily

feeding the hungry, which might be more why I’m inclined to Food Not Bombs than just

Freegan.info, but I think the freegan component is important: ‘We should waste less’.

This is logical”.

Il relie son engagement à la religion, sans aucune hésitation:

“I absolutely go to church.[…] I consider myself two things, which most people in

these two camps find to be irreconcilable: a Christian and an anarchist”.

Selon Gio, même si cela semble irréconciliable pour beaucoup de personnes qui associent

l’anarchie à “ni Dieu ni Maître”, l’anarchie, de même que le freeganism, n’est pas du tout

incompatible avec la foi:

“There’s nothing about freeganism that is against Christianity in any way, there’s no

reason anyone would think that. I think Jesus is a pretty radical guy. I just don’t see

Jesus as a consumer. I can’t say with any certainty that Jesus would be a freegan if he

were alive today, but he would be sympathetic at least. If I didn’t believe that, I

probably wouldn’t be freegan, because my faith is what motivates and inspires

everything, including my anarchism. My faith is what comes first, and its my faith that

informs my anarchism and is not that the other way around”.

Ainsi, c’est la foi qui pousse Gio à agir au nom de valeurs sociales et morales qu’il

considère comme justes. Sa foi est pour lui une source d’inspiration quotidienne.

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4.4.4. Libération par rapport aux structures familiales et

sociales

Au contraire, certains associent le freeganism au rejet total de la religion, ainsi que de

l’ensemble des cadres économiques, sociaux et familiaux.

C’est le cas de Jonathan. D’une famille juive très traditionnelle, il s’est converti au

freeganism peu à peu après l’adolescence. Pour lui, la religion et les structures familiales ont

toujours été associées à une contrainte:

“When I was young, my parents made me pray three times a day in the dark. [...] I

had to wear those traditional shirts with long strings”.

Un jour, en partant étudier en Allemagne, il a eu un déclic: “I wanted to be free”. Au-delà

de la religion, c’est de l’intégralité du système capitaliste et des conventions sociales dont il a

souhaité se libérer.

Il est intéressant de voir la manière dont il rationalise sa pensée. L’explication a posteriori

de son engagement, de l’ordre de réalité “sémantique” (Bertaux, 1996), diffère légèrement de

la réalité socio-historique de son parcours, qui semble moins structurée. Selon lui, ses idées

ont évolué de la sorte:

“I think the progression of ideas goes like this: atheism => anarchism =>

nihilism.

- For atheism, I always thought it was arbitrary that I was born into a Jewish

family.

- Anarchism because I always hated authority, both religious and secular, who

force people to do things that they don't want to do. It was only after I couchsurfed in

Berlin with an anarchist in 2010 that I realized that I was an anarchist. I still didn't

know what it meant to be an anarchist, I didn't read any anarchism (the theory), I

didn't know who Kropotkin or Bakunin were, but I knew that I was an anarchist.

- Nihilism because I was very against all forms of modern social life: work, sexual

relationships, entertainment, etc. It's easy to understand what the word nihilism

means, starting from nothing, and I just apply it to everything that I want to. It's a way

of thinking, a way of life. Reason and reduction. Question the assumptions. Question

authority. Question everything. [...]

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But it's also important to mention that it's not only reason that I use a lot, it's also

compassion. Or what anarchists would call "ethical" ways of living. Sharing

experiences, sharing needs. Not forcing others to act for my benefit. Not making

people uncomfortable. There are exceptions, of course, but this is the basics.

I'm a freegan because I hate capitalism. I hate capitalism because I'm an

anarchist. I'm an anarchist because I'm a nihilist. I'm a nihilist because I value

reason and compassion.”

Jonathan dit avoir été influencé par plusieurs oeuvres. La plupart sont liées à la science, à

l’évolution, à la place de l’homme dans l’univers, ainsi qu’au sens de la vie, à la spiritualité.

Selon Jonathan, la libération des contraintes socio-économiques et religieuses implique une

réflexion philosophique profonde. Il relie son engagement à des lectures sur la philosophie et

les systèmes anarchistes par exemple (Situationnistes, etc.).

Ainsi, l’engagement de Jonathan est très réfléchi et très construit, même s’il est devenu

freegan presque du jour au lendemain, suite à un déclic.

Aujourd’hui, il a une relation assez conflictuelle avec ses parents vis-à-vis de la religion (il

reproche à sa mère la circoncision, l’éducation religieuse, etc.). Pourtant sa culture familiale

reste encore très présente en lui (il ne cesse d’y faire référence) et semble l’avoir influencé.

Ses parents semblent d’ailleurs aussi beaucoup admirer Jonathan, qui est à la fois le “vilain

petit canard” et le “petit génie” de la famille.

La pression familiale et sociale n’a pas été vécue de la même manière pour Gio, mais il y

fait néanmoins référence, comme avec cette remarque de sa mère: “you could get a job. You

have all these skills. You’re so smart”. Il répond à cela “I know Mom...”. La relation est

moins conflictuelle, mais Gio a pourtant suivi lui aussi un détachement des structures

économico-sociales dominantes. Il explique son engagement de la sorte:

“So I realized, I could either find another job, a better job, hit the pavement again,

OR I can find ways to minimize my expenses, really a lot. The first thing I knew was that

I could do without the food expense, or at least a large part of it, so I started looking for

dumpster-divers”.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 105

Gio est entré dans le mouvement freegan par la pratique du dumpster-diving, notamment

parce que cela lui permettait de se libérer de la contrainte de devoir gagner de l’argent pour se

nourrir:

“I guess a big thing about it was that it also meets my need of food”.

Ainsi, l’engagement pour une cause collective (valeurs sociales et morales) est combiné à

une libération individuelle.

4.4.5. Des sensibilités environnementales plus ou moins fortes

L’adhésion au mouvement freegan répond parfois à une motivation environnementale et

écologique, liée à une vision particulière de la place de l’Homme sur la planète.

Si Jonathan, par exemple, réfléchit à l’Homme en termes d’évolution ou de sens de la vie

(humaine), d’autres élargissent leurs perspectives vers l’ensemble des êtres vivants au sein

desquels l’Homme n’a pas forcément de statut supérieur. Ce positionnement écologiste

radicalement différent donne à l’engagement freegan une autre dimension.

Janet présente une certaine sensibilité dans ce sens-là. Elle a été engagée pendant

longtemps pour la cause animale, qui était son premier combat et sa première forme

d’activisme. Elle est elle-même végétalienne. Elle fait aussi souvent référence au fait qu’il est

très important de tenir compte de l’ensemble des habitants de la planète, humains et animaux.

Dans sa vie quotidienne, elle adopte des pratiques écologiques comme faire du compost,

économiser les ressources, etc.

Pour Adam, l’engagement écologiste est beaucoup plus fort. Sa vision de l’Homme et de sa

place sur terre est bien particulière, puisqu’Adam a un positionnement qu’il dit “anarco-

primitiviste”. S’il est lui-même végétalien et opposé à toute forme de souffrance animale,

c’est qu’il considère que l’Homme n’a aucune supériorité sur les autres espèces. Il pense que

l’Homme ne devrait pas exploiter d’autres êtres vivants et que les ressources ne devraient être

utilisées que pour permettre notre survie. Les humains devraient arrêter de modifier les

écosystèmes pour eux, et plutôt rester dans les écosystèmes auxquels ils sont adaptés, sans

envahir la planète. Pour lui, de toute façon, la présence humaine sur terre touche à sa fin. En

attendant, il faut essayer de vivre de la manière la plus soutenable possible:

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 106

“Humans have run our course.[...] It’s time for us to pack our bags and go, and I

don’t mean colonizing the stars”. [...] In the meantime, the goal is to get humans to

live as sustainably and unobtrusively as possible. The single most ecologically

responsible thing we can do is not breed. I will flat out tell people, ‘buy your fur coat,

eat your cheeseburger, drive your SUV, but don’t have a fucking kid.’ [...] We are

mammals with large sections of exposed skin. Someone is telling us something here.

Anywhere we need clothing to live is somewhere we were clearly not intended to be.”

C’est dans cette idée de vivre le plus soutenablement possible et de ne pas avoir un impact

négatif sur la planète qu’Adam a choisi d’être freegan. Il raconte son parcours d’engagement

de la sorte (récit issu d’une interview restituée par Alex):

“His politics were ‘there’ from an early age; he claims he was an anarcho-

primitivist from age twelve, without realizing it. He went vegan when he was twelve. He

claims, however, that ‘I would have done all that stuff earlier if it weren’t for parental

pressure.’

He always felt that ‘spending money unnecessarily when vital needs are unmet for

the world’s less fortunate seemed frivolous and irresponsible.’

I had ‘always been concerned with the politics of consumption and reducing my

impact and living as non-violently as possible.’

He made the shift to eating organic out of concern about agriculture, but realized

that ‘even plant farming, even organic plant farming, even local organic plant farming’

involves a lot of animal exploitation. He reached the conclusion that buying food from

any vendor was morally unacceptable, which pushed him towards dumpster-diving.

He ‘considered briefly’ growing his own food, and even picked out a plot of land. He

became a full time volunteer for a non-profit which took away his time for farming. He

started to identify as a freegan after he read the essay ‘why Freegan?’ which offered a

definition that was ‘close to his own.’ He likes the idea of freeganism as an ‘anti-

capitalist lifestyle based on finding ways to live without money.’”

Ce qui justifie le fait d’être ou de devenir freegan, ce qui construit une approche militante

freegan, est très différent selon les sensibilités personnelles. On peut à cet égard citer

l’exemple de la religion: pour certains, la foi est source de motivation, pour d’autres, la

culture religieuse est simplement une influence morale, et pour d’autres enfin, c’est une

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 107

structure de laquelle il faut se libérer. Et dans les trois cas, cela peut participer de l’idéologie

et du mode de vie freegan.

De plus, on retrouve dans les formes d’adhésion des freegans et dans leurs justifications

des éléments similaires avec ceux qui existaient chez les dumpster-divers, voire chez City

Harvest. Le spectre de différenciation est large au sein de chaque mouvement engagé contre le

gaspillage alimentaire. J’ai donc cherché à dégager les registres de justification communs

permettant de contruire les différentes approches, afin de pouvoir les comparer. Cela permet

de voir, ou d’entrevoir, quel changement plus large est proposé derrière chaque forme de

militantisme.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 108

Partie 5. Que nous apprennent ces

différentes approches et leurs

justifications ?

Dans mon étude des mécanismes et logiques d’actions des approches de la food rescue, du

dumpster-diving et des freegans, j’ai cherché à comprendre les différentes formes d’adhésion

des militants et leurs logiques d’engagement. Pour comparer les différentes approches, j’ai

posé des questions aux personnes rencontrées sur ce qui les motivait dans leur engagement,

sur la manière dont ils justifiaient leurs actions. J’ai aussi essayé de les faire réagir sur les

approches différentes, et souvent les autres formes de militantisme dans le même domaine

suscitaient de la curiosité et un fort intérêt chez mes interlocuteurs.

Ensuite, j’ai voulu comparer les changements promus par ces militants, ainsi que leur(s)

impact(s) possible(s).

5.1. Des approches appuyées sur des registres de

justification différents

Chaque militant a sa propre approche critique face au gaspillage alimentaire. Comme le

développe Thireau (2009), toute critique s’adosse au moins implicitement à une définition de

ce qui serait juste et bon. Il existe toujours une définition du bien, fût-elle sous-jacente ou

inconsciente, à laquelle se réfère la critique. Celle-ci répond à un impératif de justifications,

de normes, d’usages.

Ainsi, les formes de militantisme étudiées s’appuient sur des justifications différentes.

Plusieurs grilles d’analyse, comme celle des cités7 (Boltanski et Thévenot, 1991), ou celle des

registres de critiques8 (Chiapello, 2012), peuvent aider à comprendre les oppositions entre les

différentes approches et leurs cadres de justification.

7 Mise en évidence de six cités et mondes reposant sur des caractéristiques et valeurs différentes : cité inspirée, cité domestique, cité de l’opinion, cité civique, cité marchande, cité industrielle. 8 Quatres grandes critiques (conservatrice, sociale, artiste, écologique) avec leurs valeurs et motifs d’indignation respectifs face au capitalisme.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 109

5.1.1. Des visions différentes de la norme sociale

La construction d’approches militantes face au gaspillage alimentaire relève en premier

lieu de la manière de forger des normes sociales vis-à-vis du gaspillage et de la nourriture.

Lorsque j’interroge les membres de City Harvest, je constate qu’ils ne critiquent pas, en

général, le principe du dumpster-diving. Les critiques se focalisent sur des considérations

pratiques relatives à la réglementation, aux risques de maladies, la saleté... qui relèvent en fait

de préjugés et d’un dégoût psychologique: “I think that’s disgusting” (Lauren). Même s’ils ne

sont pas contre l’idée - “I would support people who do that as an advocacy thing” - ils ne le

feraient pas eux mêmes. Leurs justifications relèvent d’une vision psychologique et

symbolique de ce qui est dans la poubelle (y compris s’il s’agit d’exactement la même

nourriture que celle que récupère City Harvest), qui est catégorisé comme “waste”. Ils opèrent

donc une stigmatisation de la poubelle, indépendante de la valeur physique ou d’usage du

déchet (prise en compte, elle, par les dumpster-divers).

Dès lors, pour les membres de City Harvest, il ne serait pas socialement acceptable de faire

les poubelles, alors qu’il est tout à fait acceptable de récupérer de la nourriture excédentaire

lorsqu’il s’agit d’une donation. La mère de Seb dit aussi “ce n’est pas normal”: cela ne

correspond pas à leur statut, à leur place dans la société.

Les dumspter-divers et les freegans, eux, refusent cette norme sociale consistant à

stigmatiser ceux qui font les poubelles. Lors d’un meeting freegan, une participante qui se

présente elle-même comme “middle upper middle class” dit la phrase suivante:

“There is still a stigma about taking something from the garbage, there should be

one about putting something into the garbage”.

L’idée est de remettre en question la norme sociale dominante: pourquoi jeter de la

nourriture encore comestible est socialement acceptable, alors que la manger ensuite ne l’est

pas? Il y a derrière cela une remise en cause importante de l’ordre établi. Bien souvent

d’ailleurs, les actes de freeganism sont considérés comme de la “civil desobedience” (Heynen,

2008), car ils remettent en cause l’ensemble des structures socio-économiques. Il y a derrière

leur positionnement une critique sociale, couplée à la critique écologique du gaspillage.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 110

5.1.2. De la légitimité d’accès à la nourriture

Une autre distinction entre les approches militantes adoptées repose sur une certaine

conception de la légitimité d’accès à la nourriture.

Dans les discours adoptés chez City Harvest, on retrouve l’idée que l’accès à la nourriture

est justifié soit pas l’achat, soit par la production; il faut mériter sa nourriture par son travail.

On se situe ici dans un registre marchand ou industriel. La nourriture est une ressource privée,

accessible par la propriété. Pour ceux qui ne possèdent pas de nourriture, l’accès est justifié

par un besoin réel et vital; on y a droit à condition d’être “hungry” selon le slogan de City

Harvest (par exemple, les distributions de nourriture des Mobile Markets nécessitent une

inscription). Cette approche est plus personnelle que collective.

En revanche, pour la plupart des freegans, et notamment pour les membres de Food Not

Bombs qui mettent en avant cette idée, la nourriture est un droit. Tout le monde devrait y

avoir accès, de manière égalitaire, sans justifier cela par un besoin particulier (il n’y a aucun

critère pour pouvoir bénéficier des distributions de nourriture de Food Not Bombs par

exemple). Le registre de justification adopté est le registre civique. La nourriture est produite

par des ressources communes pour répondre à un besoin commun, personne ne devrait en être

propriétaire (on retrouve ici une critique sociale).

5.1.3. “Solidarity vs. Charity”

Selon le modèle de légitimité d’accès à la nourriture, il existe différents moyens d’action

pour permettre à chacun de manger, pour améliorer ou changer le système actuel. Chaque

forme de militantisme adopte des actions dans des registres de critique distincts.

L’approche de la food rescue et des charity est fondée sur la charité, sur l’aide, sur un

esprit volunteer de ceux qui font du bénévolat pour leur communauté. Le régime de la

propriété privée veut que l’aide passe par le don, la donation. Cette approche remet en

question certains aspects du système actuel par une critique conservatrice, par opposition à

une critique sociale ou une critique écologique (Chiapello, 2012).

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 111

Les militants engagés du mouvement freegan sont farouchement opposés à cette idée de

charity. Lorsque je mention City Harvest auprès de Kevin, organisateur de Food Not Bombs,

il me répond “they are a non-profit” d’un ton extrêmement péjoratif. De même, Rigas

m’explique:

“We in the movement in Greece, we are against Philanthropy. We’re doing this out

of solidarity. We are part of the poor and we are part of the hungry. The whole idea of

philanthropy is based on inequality and dependency”.

Ainsi, dans l’approche adoptée par les freegans (je ne parle pas ici des dumpster-divers qui

n’ont pas d’action redistributive), la solidarity remplace la charity, comme le promeut le

slogan de Food Not Bombs. La mutual aid est plus importante que l’aide d’une personne à

une autre. Là encore, on est dans une vision collective où chaque membre de la communauté

vit avec les autres et où l’on s’entraide. La propriété est elle aussi collective, et les biens sont

partagés. Le registre civique et les principes d’égalité justifient des actions de l’ordre de la

critique sociale, qui visent à une remise en question totale du système capitaliste actuel.

5.1.4. Principes d’actions

Les approches militantes face au gaspillage alimentaire s’opposent aussi sur leurs principes

d’action.

City Harvest fonde son action sur un principe d’efficacité, notamment à court terme pour

faire face à l’urgence de l’insécurité alimentaire. L’objectif est de récupérer le plus de

nourriture possible, d’atteindre le plus de monde possible, de trouver des fonds, etc. On se

situe ici dans un registre industriel. L’organisation est très hiérarchisée et totalement intégrée

au “système” en place, afin d’être le plus efficace possible.

J’entends à ce sujet beaucoup de critiques à l’encontre de City Harvest de la part des

freegans. Bob, par exemple, critique le fait que les membres de l’organisation aient de belles

voitures, soient riches et intégrés au système capitaliste: “they have nice cars”, dit-il d’un ton

ironique. Cela lui paraît incompatible avec la volonté de changer les choses, de faire

progresser l’égalité. Cette idée se retrouve dans les critiques de Jonathan envers le groupe de

bénévoles du Crédit Suisse: “they’re banksters!”. Il lui paraît incohérent de faire du bénévolat

pour aider les pauvres lorsque l’on est banquier.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 112

City Harvest ne cherche pas à changer de système mais simplement à améliorer son

fonctionnement dans l’immédiat, c’est pour cela que Gio dit :

“They’re like our ‘frenemies’. They do so much, but in the end, they do so little. And

they’re helping to convince people that enough is already being done, which is just

wrong”.

Pour Janet, “they do a good job”, car l’approche à court terme est importante également.

Les freegans, eux, tiennent à respecter le principe d’égalité avant tout. La justification de

leur action se situe avant tout dans le registre civique. Fondé sur le consensus, l’objectif à

long terme est d’améliorer l’accès à la nourriture, au lieu de nourrir le plus de personnes

possibles à court terme. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles, puisque le groupe

Food Not Bombs, sans remettre en question ses principes, nourrit jusqu’à près de 1000

personnes dans certaines villes.

Parmi les personnes faisant du dumpster-diving, on observe cependant des positionnements

mitigés. Certains font passer l’efficacité immédiate en premier lorsqu’il s’agit de gaspillage

alimentaire (indépendamment de leur modèle de société idéale). Par exemple, avec la

campagne Dive! Eat trash campaign against food waste, Jeremy Seifert veut encourager les

magasins à prendre des mesures pour que le système s’améliore. Il ne se considère pas comme

freegan, et ses propos sont assez durs, justement parce qu’il trouve le positionnement freegan

inefficace et trop inactif dans l’immédiat:

“There are different groups who do it [dumpster-diving] as a sort of justice issue.

Maybe to make a statement [...] I tried to contact some freegans,[...] it always puzzled

me that there was no direct effort to change that system, to confront the stores, to do

real actions that exposed this broken-ness”9.

Un conflit existe entre l’idéal que l’on souhaite promouvoir et les actions que l’on doit ou

peut mener dans l’immédiat, qui impose parfois de faire des compromis. Pour la question du

gaspillage alimentaire en particulier, certains freegans, comme Adam, pensent qu’il faut dans

l’immédiat traiter le problème dans le système, à l’aide des réseaux de distribution, de

pressions politiques, législation, etc.

9 Propos recueillis lors d’une interview réalisée par Alex en juillet 2012 (confidentielle)

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 113

5.1.5. Des modèles différents

Si le monde du dumpster-diving et des freegans n’est pas homogène (Jeremy Seifert,

notamment, faisant exception), j’ai quand-même considéré que l’on pouvait les associer dans

l’approche générale adoptée face au gaspillage alimentaire et sur les registres de justification

employés.

Aussi peut-on aboutir à une comparaison entre le monde de City Harvest et le monde des

poubelles. Chaque monde est associé à une vision du changement et un système idéal, qui

implique des actions pour la soutenabilité, un mode de consommation et un mode de vie

particulier:

   Approche  de  la  food  rescue  et  City  

Harvest  Approche  du  monde  des  poubelles  

et  des  freegans  

Normes  sociales  

Stigmatisation  de  la  poubelle    Vision  psychologique  du  déchet  Récupération  possible  uniquement  par  donation  

Stigmatisation  du  gaspillage  Valeur  d'usage  de  ce  qui  est  jeté  Non  acceptabilité  de  la  norme  sociale  sur  les  poubelles  

Légitimité  d'accès  à  la  nourriture  

Achat  ou  production    Registres  marchand  et  industriel  Propriété,  ressource  privée    Besoin  personnel  vital  

Droit  inaliénable    Registre  civique  Pas  de  propriété,    ressources  communes  Besoin  commun  

Moyens  d'action  

Charité,  aide  Bénévolat  POUR  la  communauté  Don  Critique  conservatrice  

Solidarité,  entraide  (mutual  aid)  Vie  DANS  la  communauté  Partage  Critique  sociale  

Principes  d'action  

Efficacité    Court  terme,  hiérarchie  Dans  le  système  Registre  industriel  

Egalité    Long  terme,  consensus  Hors  du  système  Registre  civique  

Vision  du  changement  

Limiter  les  dysfonctionnements,  perfectionner  le  système  

Dénoncer  et  créer  des  alternatives,  détruire  et  changer  le  système    

Système  idéal  Capitalisme  Croissance  

Anti-­‐capitalisme,  post-­‐capitalisme  Décroissance,  a-­‐croissance  

Actions  pour  la  soutenabilité  

 Production  et  consommation  éthiques,  récupération  et  recyclage  Consommation  engagée  

Diminution  de  la  production  et  consommation    Non-­‐consommation  engagée  

Consommation  et  mode  de  vie  

Société  de  consommation  Alimentation:  choix,  rapidité,  confort,  en  privé  

Simplicité  volontaire  Alimentation:  aléatoire,  temps  long,  en  public  ou  en  communauté  

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 114

Les différentes approches sont chacune associée à un modèle idéal. Comment oeuvrent-

elles vers ce monde qu’elles jugent plus juste?

5.2. Quelles possibilités de changement ?

Les différentes formes de militantisme face au gaspillage alimentaire ont chacune une

vision du changement et des stratégies à adopter pour promouvoir ce changement. Quels en

sont les impacts et les effets potentiels?

5.2.1. Différentes stratégies de changement

Les formes de militantismes poursuivent les stratégies de changement suivantes:

Approches  Food  rescue  

Dumpster-­‐diving  

Freeganism  

Vision  du  changement  et  stratégie              Perfectionner  le  système  agro-­‐alimentaire   X            Limiter  le  gaspillage  à  son  échelle   X   X   x  Montrer  et  dénoncer  le  gaspillage,  agir  sur  les  politiques       X   x  

Refuser,  boycotter,  parasiter  le  système  capitaliste…       x   X  

Se  consacrer  à  l'activisme  tout  en  parasitant  le  système             X  

Etre  indépendant  du  système  capitaliste       x   X  Créer  une  alternative  durable  au  capitalisme  

        X  

- Perfectionner le système agroalimentaire est l’objectif poursuivi par City Harvest. Il

s’agit de limiter le gaspillage autant que possible, d’améliorer le modèle de l’intérieur en

s’appuyant sur des partenaires puissants à l’intérieur du “système”. Le but est de perfectionner

le système, sans changer de paradigme.

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- Limiter le gaspillage à son échelle est l’action très terre-à-terre, intuitive et de bon sens, qui

peut être mise en place à la fois par un système de food rescue (avec l’accord des magasins) et

en faisant du dumpster-diving.

C’est par exemple ce que font Mohamed et les dumpster-divers montpelliérains, sans

forcément chercher à convaincre d’autres personnes de faire de même. C’est une approche à

petite échelle et de court terme, qui n’est pas incompatible avec d’autres stratégies. Dans une

moindre mesure, certains freegans font aussi le choix de cette stratégie à court terme.

- Montrer et dénoncer le gaspillage est la stratégie adoptée par les dumpster-divers, à

l’instar de Jeremy Seifert et de sa campagne Dive!, qui veulent médiatiser leur action afin que

les supermarchés prennent des mesures, afin que le système s’améliore et gaspille moins. Cela

passe également par le fait d’agir sur les politiques. Cela n’est pas incompatible avec d’autres

approches, et d’ailleurs une partie des freegans souhaite aussi médiatiser la pratique du

dumpster-diving dans le cadre de leur lutte anti-capitaliste.

- Refuser, boycotter, parasiter le système capitaliste est la stratégie des freegans, dans

l’idée de ne pas contribuer au système. Les dumpster-divers s’inscrivent eux-aussi en partie

dans cette stratégie. Cela pose le problème de la dépendance au système que l’on veut

détruire. Il reste néanmoins que si tout le monde boycotte le système, ce dernier finit par

s’effondrer. Cette stratégie n’implique pas forcément de proposer une alternative; elle n’en est

pas moins légitime dans le sens où on peut vouloir détruire un système, s’indigner, même sans

proposer de solution. Souvent, les freegans proposent d’ailleurs l’alternative de l’anarchie.

- Se consacrer à l’activisme tout en parasitant temporairement le système est ce que fait

la majorité des freegans. Adopter un mode de vie non soutenable à long terme, comme le

dumpster-diving, est ici un moyen de se dégager du temps pour se consacrer à d’autres formes

d’activisme (lorsque la pratique elle-même n’est pas utilisée à des fins militantes mais comme

une forme de subsistance). Cette stratégie permet aussi d’avoir un mode de vie cohérent avec

des idées anti-capitalistes (ne pas contribuer au système).

- Etre indépendant du système capitaliste, partiellement pour ceux qui font uniquement du

dumpster-diving, et potentiellement beaucoup plus pour ceux qui adoptent davantage de

pratiques freegans, permet d’être dans une position favorable à la destruction du système

capitaliste et à la création d’une alternative plus durable. Le problème est que certains restent

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dans ce mode de vie sans chercher à construire autre chose. C’est le cas d’Ada, rencontrée à

un dîner Grub, qui rêve d’un autre système mais ne fait rien pour essayer de le créer.

- Créer une alternative durable au système capitaliste est l’objectif ultime du mouvement

freegan. Il s’agit de mettre en place un mode de vie soutenable (la pratique du dumpster-

diving disparaîtrait alors du mouvement) fondé sur les idées freegans. Pour beaucoup, cela

passe par la création de communautés à petite échelle, fondées sur le partage, l’échange, le

consensus...

5.2.2. Effets potentiels

Pour chaque approche, les stratégies de changement adoptées peuvent avoir des effets

différents, y compris des effets imprévus, voire des effets pervers :

Approches  Food  rescue  

Dumpster-­‐diving  

Freeganism  

Vision  du  changement  et  stratégie              Perfectionner  le  système  agro-­‐alimentaire   X            Limiter  le  gaspillage  à  son  échelle   X   X   x  Montrer  et  dénoncer  le  gaspillage,  agir  sur  les  politiques       X   x  

Refuser,  boycotter,  parasiter  le  système  capitaliste…       x   X  

Se  consacrer  à  l'activisme  tout  en  parasitant  le  système             X  

Etre  indépendant  du  système  capitaliste       x   X  Créer  une  alternative  durable  au  capitalisme  

        X  

Effets              

Perfectionner  le  système   XX   X?   x?  

Changer  le  système       x?   XXX??  

Pour l’approche adoptée par City Harvest et la food rescue, l’effet attendu est sans

surprise. Les stratégies visant à perfectionner le système agro-alimentaire peuvent tout à fait

fonctionner, et faire que le gaspillage diminue, rectifiant ainsi un dysfonctionnement du

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 117

système économique actuel. A New York par exemple, la croissance de City Harvest est la

preuve du succès de cette stratégie. De plus, cette approche tend à se développer et des

organisations similaires se développent dans d’autres villes et d’autres pays.

A petite échelle, les approches de food rescue peuvent elles aussi faire des émules, comme

le souhaite Mohamed: “I’m the only one person, there should be others”. Si d’autres

personnes se mettent à faire la même chose, même sans créer aucune structure, la somme de

ces actions indépendantes peut limiter le gaspillage et par conséquent améliorer le système

actuel.

Pour la pratique du dumpster-diving, les effets potentiels sont moins prévisibles.

Premièrement, en effet, la médiatisation du phénomène peut avoir des conséquences

radicalement différentes:

- dans une perspective pessimiste, à court terme, les supermarchés prendront des

mesures consistant à interdire l’accès aux poubelles, dénaturer les produits, etc. Le

système non seulement ne s’améliorerait pas, mais il serait alors encore pire;

- de manière plus réaliste, le système agro-alimentaire pourrait s’adapter, en

redistribuant davantage de nourriture à travers des organisations du type City Harvest,

que ce soit sous l’impulsion de politiques publiques et de législation, ou tout

simplement par l’effet de la régulation économique (effet d’image, etc.). Le système

deviendrait alors moins gaspilleur et plus efficace.

Par ailleurs, une partie des dumpster-divers ne souhaitent justement pas médiatiser leur

pratique. Leur stratégie est de boycotter le système et d’en être en partie indépendants, dans

l’idée de le détruire ou de changer de modèle (vers moins de croissance, notamment). Le

problème est que cette stratégie de boycott sans proposer une solution alternative en parallèle

peut se révéler inefficace ou même se retourner en faveur du système qui pourrait continuer à

produire et gaspiller sans avoir à en payer les conséquences (éventuellement des taxes, effet

de réputation pour les supermarchés, etc.), si tout le gaspillage est récupéré par des dumpster-

divers.

Quant au mouvement freegan, son avenir est incertain.

Tout d’abord, la pratique du dumpster-diving peut avoir le même effet pervers de

perfectionnement du capitalisme, tout en décrédibilisant le positionnement anticapitaliste du

mouvement:

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 118

“The dumpster-diving aspect of freeganism easily lends itself to cooptation. It

becomes a critique of the excesses of capitalism, not capitalism itself. Capitalism has an

easy fix,” s’inquiète Adam.

Cependant le mouvement freegan implique bien plus que la pratique du dumpster-diving,

et le boycott du système actuel s’accompagne de la conception d’une alternative soutenable,

fondée sur le partage et la communauté. Si un grand nombre de personnes arrivent à adopter

ce nouveau mode de vie et à vivre de manière indépendante du capitalisme, cela précipitera sa

chute.

Le mouvement freegan est la seule approche qui milite dans le sens de la fin du capitalisme

et d’un véritable changement de système. Si l’on veut croire à ce changement, tout l’enjeu du

mouvement freegan est d’arriver à fédérer un nombre suffisant de personnes autour de cette

idée, et d’arriver à les faire se libérer de l’emprise du capitalisme.

Cela est d’autant plus difficile que le mouvement freegan lui-même souffre de dissenssions

internes et de difficultés d’organisation. Plus complexe encore, même si la critique apportée

par le mouvement freegan devenait plus forte, le système capitaliste risquerait de pouvoir

l’intégrer et se l’approprier, car “la capacité du capitalisme à entendre la critique constitue

sans doute le principal facteur de la robustesse qui a été la sienne depuis le XIXe

siècle”(Boltanski et Chiapello, 1999).

Il n’empêche que l’approche des freegans a le mérite de refuser un système jugé injuste, de

croire au fait qu’une meilleure organisation est possible, de faire le pari du changement et, en

attendant, d’agir. Même si cela n’a aucun effet dans l’immédiat, et peut-être même aucune

chance d’en avoir à long terme, c’est au moins une tentative. Alors, pourquoi pas ?

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 119

Conclusion

Ces deux mois de recherche ont été pour moi riches d’enseignement aussi bien sur le plan

académique que sur le plan humain. Mon immersion dans les différents mondes que je

souhaitais étudier est allée bien au-delà de mes attentes, notamment en ce qui concerne le

dumpster-diving et les freegans.

Cela m’a d’abord permis d’avoir une connaissance en profondeur de mon objet d’étude qui

n’aurait pas été possible autrement, non seulement pour l’organisation City Harvest qui a un

fonctionnement complexe et difficile à découvrir de l’extérieur, mais surtout pour le monde

du dumpster-diving et le groupe Freegan.info, qui refuse habituellement aux personnes

extérieures d’assister aux meetings en tant qu’observateurs.

Etant intégrée dans deux mondes à la fois, ayant chacun une approche très différente du

sujet, j’ai su garder un regard objectif et critique sur chacun d’entre eux.

Par ailleurs, les observations ainsi que les rencontres que j’ai pu faire au fil de ma

recherche m’ont poussée à avoir une réflexion personnelle sur de nombreux sujets, bien au-

delà de celui du gaspillage alimentaire. Plongée au coeur de mouvements activistes anti-

capitalistes et anarchistes, j’ai véritablement vécu la critique du capitalisme.

Cette expérience m’a ainsi amenée à prendre des décisions quant à mon mode de vie et ma

propre contribution à ce “système” tant critiqué, comme celles de devenir végétarienne (une

question que je me posais depuis longtemps) et de consommer (ou ne pas consommer) de

manière plus engagée.

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Mourad Marie – « Quels militantismes face au gaspillage alimentaire ? » – Juillet 2012 120

Bibliographie

Sur les méthodes d’enquête

Livres :

- Bertaux, Daniel. Les méthodes d’enquête: les récits de vie. Paris: Nathan Université, 1996,

128 p.

Sur société de consommation vs. la décroissance

Livres et articles:

- Baudrillard, Jean. Le gaspillage. In La société de consommation, ses mythes, ses structures.

Paris: Gallimard, 1970, Partie 1, p. 48-56

- Chiapello, Eve. Hurand, Anne. Se détacher de la consommation : enquête auprès des

objecteurs de croissance en France. In Consommer et protéger l'environnement - Opposition

ou convergence ?, Sandrine Barrey et Emmanuel Kessous (Eds). Paris : L’harmattan, la

collection “Sciences, Humaines et Sociales », 2011

- Diamond, Jared. Collapse: How Societies choose to Fail or Succeed. Etats-Unis: Viking

Press, 2005, 592 p.

- Elgin, Duane. Voluntary Simplicity: Toward a Way of Life That Is Outwardly Simple,

Inwardly Rich (1981). Ed. rev. New York : Quill, 1993, 240 p.

- Georgescu-Roegen, Nicholas. La décroissance - entropie, écologie, économie. Ed. Nouv.

Paris : Sang de la Terre, 2004, 254 p.

- Packard, Vance. La poubelle, source de progrès. In L’Art du gaspillage. Paris: Calmann-

Lévy, 1963, Partie 2, p. 49-60

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- Siegel, Charles. The Politics of Simple Living, A New Direction for Liberalism. Etats-Unis:

Preservation Institute, 2008, 64 p.

Sur le dumpster-diving et les freegans

Livres et articles :

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Disponible sur http://eth.sagepub.com/content/12/4/419 (consulté le 07.07.2012)

-Edwards, Ferne. MERCER, David. Gleaning from Gluttony: an Australian youth subculture

confronts the ethics of waste. Australian Geographer, 2007, n°38(3), p. 279-296

- Gross, Joan. Capitalism and Its Discontents: Back-to-the-Lander and Freegan Foodways

in Rural Oregon. Food and Foodways, 2009, n°17(2), p. 57-79

-Heynen, Nik. Cooking up Non-violent Civil-disobedient Direct Action for the Hungry: 'Food

not Bombs' and the Resurgence of Radical Democracy in the US (2008). Urban Studies, 2010,

n°47(6), p. 1225-1240

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Disponible sur http://freegan.info/what-is-a-freegan/freegan-philosophy/why-freegan-an-

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- Stuart, Tristram. Waste: Uncovering the Global Food Scandal. Royaume-Uni: Penguin,

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- Envoyé Spécial. Gaspillage alimentaire: plongée dans nos poubelles. Documentaire, France

2, 10 novembre 2011 et 28 juin 2012.

- Raimbeau, Marie-Pierre. Le scandale du gaspillage alimentaire. Documentaire, France 5, 3

juin 2012.

- Rook, Craig. Bin Appetit [en ligne]. Reportage, 2008, 11mn.

Disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=Ds7-jEc1K_k (consulté le 07.07.2012)

- Szifert, Jeremy. Dive! Living off America’s waste. Film-documentaire, Etats-Unis, 2010,

53mn.

- Smilovici, Luc. Faire les poubelles pour manger gratuitement [en ligne]. Reportage, Global

Mag, 7 octobre 2011, 4mn.

Disponible sur http://global.arte.tv/fr/tag/freegan/ (consulté le 07.07.2012)

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Disponible sur

http://www.youtube.com/watch?v=yajL9kgtxBI&list=UUMliswJ7oukCeW35GSayhRA&ind

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- Varda, Agnès. Les glaneurs et la glaneuse. Film-documentaire, France, 1999, 1h19mn.

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Disponible sur http://www.facebook.com/groups/194939400615232 (remplace le groupe

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- Freegan.info. Site internet [en ligne].

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- Freegans France. Groupe Facebook [en ligne].

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Sur les critiques et registres de justification

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- Boltanski, Luc. Thévenot, Laurent. De la justification: Les économies de la grandeur. Paris:

Gallimard, 1991, 483 p.

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- Chiapello, Eve. Capitalism and its criticisms. In New Spirits of Capitalism? On the ethics of

the contemporary capitalist order. Oxford University Press, 2012, Chapitre 3

- Dubet, François. Principes de justice et expérience sociale. In Breviglieri, Marc. Lafaye,

Claudette. Trom, Danny. Compétences critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy,

Paris: Economica, 2009, p. 297-308

- Thireau, Isabelle. Montages pertinents pour l’avenir: Un éclairage sur les conflits du juste

dans la Chine actuelle. In Breviglieri, Marc. Lafaye, Claudette. Trom, Danny. Compétences

critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy, Paris: Economica, 2009, p. 93-105

Sur le système agroalimentaire et le gaspillage

Livres:

- Foer, Jonathan Safran. Eating Animals. Etats-Unis: Little, Brown Young Readers, 2010, 352

p.

- Schlosser, Eric. Fast Food Nation: The Dark Side of the All-American Meal. Etats-Unis:

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Films et documentaires:

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- Réduisons nos déchets. Stop au gaspillage alimentaire [en ligne]. Ademe, France, 2012.

Disponible sur http://www.reduisonsnosdechets.fr/ (consulté le 07.07.2012)

- WRAP (Waste Resources and Action Program). Working together for a world without waste

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Sur City Harvest les organisations caritatives

Livres:

- Poppendieck, Janet. Sweet Charity ? Emergency food and the end of entitlement, Etats-Unis:

Penguin, 1999, 368 p.

Internet:

- City Harvest Site internet [en ligne].

Disponible sur www.cityharvest.org (consulté le 06.07.2012)

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- La Tente des Glaneurs. Page Facebook [en ligne].

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Annexes

1. City Harvest et la food rescue 1.1. Rencontres liées à City Harvest et la food rescue (tableau) 1.2. Observations à City Harvest 1.3. Rencontre de volunteers et salariés de City Harvest 1.4. Portrait Pedro (City Harvest) 1.5. Interview Meg (City Harvest) 1.6. Interview Lauren (City Harvest) 1.7. Interview Jeanne (City Harvest) 1.8. Interview Mohamed

2. Dumpster-diving et Freegans

2.1. Rencontres dumpster-divers et freegans (tableau) 2.2. Statistiques dumpster-divers et freegans (tableau) 2.3. Rencontre Alex et données complémentaires

A New York:

2.4. Evénements du groupe Freegan.info 2.5. Rencontre des membres de Freegan.info 2.6. Missions avec Jonathan 2.7. Rencontres dumpster-diving à NYC 2.8. Grub dinners 2.9. Food not Bombs 2.10. Portrait Jonathan 2.11. Portrait Janet

A Montpellier:

2.12. Missions poubelles à Montpellier 2.13. Portrait Quentin 2.14. Entretien Simon et Quentin 2.15. Rencontre de Seb et Simon

3. Illustrations (présentation Power point)