Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme

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    Emmanuel Levinas:Quelques rflexions sur la philosophie

    de l'hitlrisme ISBN 2-7463-0250-3 (Payot & Rivages 1997) ditions Fata MorganaReproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only

    Nous remercions Michal Levinas et les ditions Fata Morgana de nous avoir autoriss reproduire ces textes.

    Texte ajout comme Prefatory Note l'occasion de la traduction amricaine de Quelques rflexions sur laphilosophie de l'hitlrisme parue dans Critical Inquiry , automne 1990, vol. 17, n. 1, p. 63-71.Ce texte a t rdit en 1997 accompagn d'un essai de Miguel Abensour, Le Mal lmental.

    La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument fontclater la phrasologie misrable sous la pousse d'une force lmentaire. Elles veillent lanostalgie secrte de l'me allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlrisme est unrveil des sentiments lmentaires.

    Mais ds lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intressant. Car lessentiments lmentaires reclent une philosophie. Ils expriment l'attitude premire d'une meen face de l'ensemble du rel et de sa propre destine. Ils prdterminent ou prfigurent lesens de l'aventure que l'me courra dans le monde.

    La philosophie de l'hitlrisme dborde ainsi la philosophie des hitlriens. Elle met enquestion les principes mmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre lelibralisme et l'hitlrisme. Le christianisme lui-mme est menac malgr les mnagements ouConcordats dont profitrent les glises chrtiennes l'avnement du rgime.

    Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrtien duparticularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un vnement concret. Lasignification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'ides n'apparatpleinement que si l'on remonte leur source, l'intuition, la dcision originelle qui les rendpossibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques rflexions.

    ILes liberts politiques n'puisent pas le contenu de l'esprit de libert qui, pour la civilisation

    europenne, signifie une conception de la destine humaine. Elle est un sentiment de la libertabsolue de l'homme vis--vis du monde et des possibilits qui sollicitent son action. L'hommese renouvelle ternellement devant l'Univers. parler absolument, il n'a pas d'histoire.

    Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps,condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irrparable. Le fait accompli,emport par un prsent qui fuit, chappe jamais l'emprise de l'homme, mais pse sur sondestin. Derrire la mlancolie de l'ternel coulement des choses, de l'illusoire prsentd'Hraclite, il y a la tragdie de l'inamovibilit d'un pass ineffaable qui condamne l'initiative

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    n'tre qu'une continuation. La vraie libert, le vrai commencement exigerait un vrai prsentqui, toujours l'apoge d'une destine, la recommence ternellement.

    Le judasme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse del'impuissance radicale de rparer l'irrparable annonce le repentir gnrateur du pardon qui

    rpare. L'homme trouve dans le prsent de quoi modifier, de quoi effacer le pass. Le tempsperd son irrversibilit mme. Il s'affaisse nerv aux pieds de l'homme comme une bteblesse. Et il le libre.

    Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout letragique de laMora grecque, toute l'acuit de l'ide du pch et toute la grandeur de la rvoltedu Christianisme. Aux Atrides qui se dbattent sous l'treinte d'un pass, tranger et brutalcomme une maldiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; etpar l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut quele Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le dfinitif quel'coulement des instants accomplit, de dpasser la contradiction absolue d'un passsubordonn au prsent, d'un pass toujours en cause, toujours remis en question.

    Par l, il proclame la libert, par l il la rend possible dans toute sa plnitude. Nonseulement le choix de la destine est libre. Le choix accompli ne devient pas une chane.

    L'homme conserve la possibilit - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrte - dersilier le contrat par lequel il s'est librement engag. Il peut recouvrer chaque instant sanudit des premiers jours de la cration. La reconqute n'est pas facile. Elle peut chouer. Ellen'est pas l'effet du capricieux dcret d'une volont place dans un monde arbitraire. Mais laprofondeur de l'effort exig ne mesure que la gravit de l'obstacle et souligne l'originalit del'ordre nouveau promis et ralis qui triomphe en dchirant les couches profondes del'existence naturelle.

    Cette libert infinie l'gard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucunattachement n'est dfinitif, est la base de la notion chrtienne de l'me. Tout en demeurant laralit suprmement concrte, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austre puretd'un souffle transcendant. travers les vicissitudes de l'histoire relle du monde, le pouvoirdu renouvellement donne l'me comme une nature noumnale, l'abri des atteintes d'unmonde o cependant l'homme concret est install. Le paradoxe n'est qu'apparent. Ledtachement de l'me n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de sedtacher, de s'abstraire. La dignit gale de toutes les mes, indpendamment de la condition

    matrielle ou sociale des personnes, ne dcoule pas d'une thorie qui affirmerait sous lesdiffrences individuelles une analogie de constitution psychologique . Elle est due aupouvoir donn l'me de se librer de cequi a t, de tout ce qui l'a lie, de tout ce qui l'aengage - pour retrouver sa virginit premire.

    Si le libralisme des derniers sicles escamote l'aspect dramatique de cette libration, il enconserve un lment essentiel sous forme de libert souveraine de la raison. Toute la pensephilosophique et politique des temps modernes tend placer l'esprit humain sur un plansuprieur au rel, creuse un abme entre l'homme et le monde. Rendant impossiblel'application des catgories du monde physique la spiritualit de la raison, elle met le fonddernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existence

    concrte. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la

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    philosophie idaliste, baign de raison et soumis la raison. la place de la libration par lagrce, il y a l'autonomie, mais leleit-motiv judo-chrtien de la libert la pntre.

    Les crivains franais du XVIIIe sicle, prcurseurs de l'idologie dmocratique et de laDclaration des droits de l'homme, ont, malgr leur matrialisme, avou le sentiment d'une

    raison exorcisant la matire physique, psychologique et sociale. La lumire de la raison suffitpour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matrialisme quand la matire esttoute pntre de raison?

    L'homme du monde libraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il neconnat pas ses possibilits comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui djl'orientent vers une voie dtermine. Elles ne sont pour lui que possibilits logiques s'offrant une sereine raison qui choisit en gardant ternellement ses distances.

    IILe marxisme, pour la premire fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de

    l'homme.

    L'esprit humain ne lui apparat plus comme la pure libert, comme l'me planant au-dessusde tout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un rgne des fins. Il est en proieaux besoins matriels. Mais la merci d'une matire et d'une socit qui n'obissent plus labaguette magique de la raison, son existence concrte et asservie a plus d'importance, plus depoids que l'impuissante raison. La lutte qui prexiste l'intelligence lui impose des dcisionsqu'elle n'avait pas prises. L'tre dtermine la conscience. La science, la morale,l'esthtique ne sont pas morale, science et esthtique en soi, mais traduisent tout instant

    l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et proltarienne.L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dnouer tous les liens dont il a

    toujours t si fier. Il se heurte des montagnes que, par elle-mme, aucune foi ne sauraitbranler. La libert absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour lapremire fois, de la constitution de l'esprit. Par l, le marxisme ne s'oppose pas seulement auChristianisme, mais tout le libralisme idaliste pour qui l'tre ne dtermine pas laconscience , mais la conscience ou la raison dtermine l'tre.

    Par l, le marxisme prend le contre-pied de la culture europenne ou, du moins, brise lacourbe harmonieuse de son dveloppement.

    IIIToutefois cette rupture avec le libralisme n'est pas dfinitive. Le marxisme a conscience

    de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirerdans une large mesure les rvolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuitionfondamentale du marxisme consiste apercevoir l'esprit dans un rapport invitable unesituation dtermine, cet enchanement n'a rien de radical. La conscience individuelledtermine par l'tre n'est pas assez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins- le pouvoir de secouer l'envotement social qui apparat ds lors comme tranger sonessence. Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-mme s'affranchir dufatalisme qu'elle comporte.

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    Une conception vritablement oppose la notion europenne de l'homme ne seraitpossible que si la situation laquelle il est riv ne s'ajoutait pas lui, mais faisait le fondmme de son tre. Exigence paradoxale que l'exprience de notre corps semble raliser.

    Qu'est-ce selon l'interprtation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter

    comme un objet du monde extrieur. Il pse Socrate comme les chanes dont le philosopheest charg dans la prison d'Athnes; il l'enferme comme le tombeau mme qui l'attend. Lecorps c'est l'obstacle. Il brise l'lan libre de l'esprit, il le ramne aux conditions terrestres,mais, comme un obstacle, il est surmonter.

    C'est le sentiment de l'ternelle tranget du corps par rapport nous qui a nourri leChristianisme aussi bien que le libralisme moderne. C'est lui qui a persist travers toutesles variations de l'thique et malgr le dclin subi par l'idal asctique depuis la Renaissance.Si les matrialistes confondaient le moi avec le corps, c'tait au prix d'une ngation pure etsimple de l'esprit. Ils plaaient le corps dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rangexceptionnel dans l'Univers.

    Or le corps n'est pas seulement l'ternel tranger. L'interprtation classique relgue unniveau infrieur et considre comme une tape franchir, un sentiment d'identit entre notrecorps et nous-mmes que certaines circonstances rendent particulirement aigu. Le corps nenous est pas seulement plus proche que le reste du monde et plus familier, il ne commandepas seulement notre vie psychologique, notre humeur et notre activit. Au-del de cesconstatations banales, il y a le sentiment d'identit. Ne nous affirmons-nous pas dans cettechaleur unique de notre corps bien avant l'panouissement du Moi qui prtendra s'endistinguer? Ne rsistent-ils pas toute preuve, ces liens que, bien avant l'closion del'intelligence, le sang tablit? Dans une dangereuse entreprise sportive, dans un exercicerisqu o les gestes atteignent une perfection presque abstraite sous le souffle de la mort, toutdualisme entre le moi et le corps doit disparatre. Et dans l'impasse de la douleur physique, lemalade n'prouve-t-il pas la simplicit indivisible de son tre quand il se retourne sur son litde souffrance pour trouver la position de paix?

    Dira-t-on que l'analyse rvle dans la douleur l'opposition de l'esprit cette douleur, unervolte, un refus d'y demeurer et par consquent une tentative de la dpasser - mais cettetentative n'est-elle pas caractrise comme d'ores et dj dsespre? L'esprit rvolt ne reste-t-il pas enferm dans la douleur, inluctablement? Et n'est-ce pas ce dsespoir qui constitue lefond mme de la douleur?

    ct de l'interprtation donne par la pense traditionnelle de l'Occident de ces faitsqu'elle appelle bruts et grossiers et qu'elle sait rduire, il peut subsister le sentiment de leuroriginalit irrductible et le dsir d'en maintenir la puret. Il y aurait dans la douleur physiqueune position absolue.

    Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapportavec le monde implacable de la matire- son adhrence au Moi vaut par elle-mme. C'est uneadhrence laquelleon n'chappe pas et qu'aucune mtaphore ne saurait faire confondre avecla prsence d'un objet extrieur; c'est une union dont rien ne saurait altrer le got tragique dudfinitif.

    Ce sentiment d'identit entre le moi et le corps - qui, bien entendu, n'a rien de commun avecle matrialisme populaire - ne permettra donc jamais ceux qui voudront en partir de

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    retrouver au fond de cette unit la dualit d'un esprit libre se dbattant contre le corps auquelil aurait t enchan. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchanement au corps queconsiste toute l'essence de l'esprit. Le sparer des formes concrtes o il s'est d'ores et djengag, c'est trahir l'originalit du sentiment mme dont il convient de partir.

    L'importance attribue ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu secontenter, est la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'ilcomporte de fatalit devient plus qu'unobjet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Lesmystrieuses voix du sang, les appels de l'hrdit et du pass auxquels le corps sertd'nigmatique vhicule perdent leur nature de problmes soumis la solution d'un Moisouverainement libre. Le Moi n'apporte pour les rsoudre que les inconnues mmes de cesproblmes. Il en est constitu. L'essence de l'homme n'est plus dans la libert, mais dans uneespce d'enchanement. tre vritablement soi-mme, ce n'est pas reprendre son vol au-dessusdes contingences, toujours trangres la libert du Moi; c'est au contraire prendre consciencede l'enchanement originel inluctable, unique notre corps; c'est surtout accepter cetenchanement.

    Ds lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement l'gard du corps et quine l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de lasocit moderne fonde sur l'accord des volonts libres n'apparatront pas seulement fragileset inconsistantes, mais fausses et mensongres. L'assimilation des esprits perd la grandeur dutriomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient oeuvre des faussaires. Une socit baseconsanguine dcoule immdiatement de cette concrtisation de l'esprit. Et alors, si la racen'existe pas, il faut l'inventer!

    Cet idal de l'homme et de la socit s'accompagne d'un nouvel idal de pense et de vrit.

    Ce qui caractrise la structure de la pense et de la vrit dans le monde occidental- nousl'avons soulign - c'est la distance qui spare initialement l'homme et le monde d'ides o ilchoisira sa vrit. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pasfranchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilitfondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vrit saisie,l'homme n'en rserve pas moins sa libert. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix.Dans l'affirmation couve dj la ngation future. Cette libert constitue toute la dignit de lapense, mais elle en recle aussi le danger. Dans l'intervalle qui spare l'homme et l'ide seglisse le mensonge.

    La pense devient jeu. L'homme se complat dans sa libert et ne se comprometdfinitivement avec aucune vrit. Il transforme son pouvoir de douter en un manque deconviction. Ne pas s'enchaner une vrit devient pour lui ne pas engager sa personne dansla cration des valeurs spirituelles. La sincrit devenue impossible met fin tout hrosme.La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succdan mis auservice des intrts et de la mode.

    C'est une socit qui perd le contact vivant de son vrai idal de libert pour en accepterles formes dgnres et qui, ne voyant pas ce que cet idal exige d'effort, se rjouit surtout dece qu'il apporte de commodit - c'est une socit dans un tel tat que l'idal germanique del'homme apparat comme une promesse de sincrit et d'authenticit. L'homme ne se trouve

    plus devant un monde d'ides o il peut choisir par une dcision souveraine de sa libre raisonsa vrit lui - il est d'ores et dj li avec certaines d'entre elles, comme il est li de par sa

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    naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'ide, car sortie deson tre concret, ancre dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le srieux.

    Enchan son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'chapper soi-mme. La vritn'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle tranger - elle consiste dans un drame dont

    l'homme est lui-mme l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence - qui comporte desdonnes sur lesquelles il n'y a plus revenir - que l'homme dira son oui ou son non.

    Mais quoi oblige cette sincrit? Toute assimilation rationnelle ou communion mystiqueentre esprits qui ne s'appuie pas sur une communaut de sang est suspecte. Et toutefois lenouveau type de vrit ne saurait renoncer la nature formelle de la vrit et cesser d'treuniversel. La vrit a beau trema vrit au plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre lacration d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descendde sa montagne et apporte un vangile. Comment l'universalit est-elle compatible avec leracisme? Il y aura l - et c'est dans la logique de l'inspiration premire du racisme - unemodification fondamentale de l'ide mme de l'universalit.Elle doit faire place l'ided'expansion, car l'expansion d'une force prsente une tout autre structure que la propagationd'une ide.

    L'ide qui se propage, se dtache essentiellement de son point de dpart. Elle devient,malgr l'accent unique que lui communique son crateur, du patrimoine commun. Elle estfoncirement anonyme. Celui qui l'accepte devient son matre comme celui qui la propose. Lapropagation d'une ide cre ainsi une communaut de matres - c'est un processusd'galisation. Convertir ou persuader, c'est se crer des pairs. L'universalit d'un ordre dans lasocit occidentale reflte toujours cette universalit de la vrit.

    Mais la force est caractrise par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'endpart pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attache lapersonnalit ou la socit qui l'exerce, elle les largit en leur subordonnant le reste. Icil'ordre universel ne s'tablit pas comme corollaire d'expansion idologique - il est cetteexpansion mme qui constitue l'unit d'un monde de matres et d'esclaves. La volont depuissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement unnouvel idal, c'est un idal qui apporte en mme temps sa forme propre d'universalisation: laguerre, la conqute.

    Mais nous rejoignons ici des vrits bien connues. Nous avons essay de les rattacher unprincipe fondamental. Peut-tre avons-nous russi montrer que le racisme ne s'oppose pas

    seulement tel ou tel point particulier de la culture chrtienne et librale. Ce n'est pas tel outel dogme de dmocratie, de parlementarisme, de rgime dictatorial ou de politique religieusequi est en cause. C'est l'humanit mme de l'homme.

    Emmanuel Levinas

    Post-scriptum 1 Cet article a paru dansEsprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934,

    presque au lendemain de l'arrive de Hitler au pouvoir.

    L'article procde d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni

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    dans quelque malentendu idologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cettesource tient une possibilit essentielle duMal lmental o bonne logique peut mener etcontre laquelle la philosophie occidentale ne s'tait pas assez assure. Possibilit qui s'inscritdans l'ontologie de l'tre, soucieux d'tre - de l'tre dem es in seinem Sein um dieses Seinselbst geht , selon l'expression heideggerienne. Possibilit qui menace encore le sujet

    corrlatif de l'tre--rassembler et -dominer , ce fameux sujet de l'idalismetranscendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libralismesuffit la dignit authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avantd'assumer la responsabilit pour l'autre homme dans l'lection qui l'lve ce degr? lectionvenant d'un dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain,lieu originel de la Rvlation.

    Emmanuel Levinas

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    Miguel Abensour:Le Mal lmental (I)

    ISBN 2-7436-0250-3 ditions Payot & Rivages 1997Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use

    only

    Nous remercions les ditions Payot & Rivages de nous avoir autoriss reproduire ces textes.

    " Entretiens Emmanuel Levinas-Franois Poiri ", in Franois Poiri, Emmanuel Levinas, La Manufacture, 1987,p. 83. E. Levinas, Autrement qu'tre ou au-del de l'essence, M. Nijhoff, 1978. " Entretiens ", op. cit., p. 74. E.Levinas, " Fribourg, Husserl et la Phnomnologie ", Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, n' 43,mai 193 1, p. 407. Ibid., p. 414. H. Arendt, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 310. " Entretiens ", op. cit., p. 78.Ibid., p. 74. E. Levinas, De l'vasion, introduit et annot par Jacques Rolland, fata morgana, 1982. Seradsormais cit dans le texte par De l'vasion et l'indication de la page. " Entretiens ", op. cit., pp. 82-83.L'ensemble de ces textes a t republi dans le Cahier de l'Herne consacr Emmanuel Levinas, Paris, 1991,avec une introduction de Catherine Chalier, pp. 139-153. " L'actualit de Maimonide ", in Cahier de l'Herne, op.cit., p. 144; galement pp. 150-151.Cet essai accompagne la rdition de Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme d'Emmanuel Levinas.

    IDeux textes, deux dates - 1934-1990 - encadrent en quelque sorte le trajet philosophique

    d'Emmanuel Levinas, comme s'ils apportaient rponse une question angoisse, formule en1987, et qui porte la marque du nant : Ma vie se serait-elle passe entre l'hitlrismeincessamment pressenti et l'hitlrisme se refusant tout oubli1?

    En contrepoint, la ddicace de 1978 qui ouvre Autrement qu'tre ou au-del de l'essence: la mmoire des tres les plus proches parmi les six millions d'assassins par lesnationaux-socialistes, ct des millions et des millions d'humains de toutes confessions et detoutes nations, victimes de la mme haine de l'autre homme, du mme antismitisme2.

    C'est reconnatre le statut exceptionnel du texte de 1934 qui dpasse de loin la dnonciationde l'hitlrisme pour en livrer une interprtation, ou plutt qui montrein actu qu'une forme

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    suprieure de dnonciation exige le travail de l'interprtation. D'abord, Emmanuel Levinascet article parut suffisamment important - malgr la gne que provoquait en lui le titre ocohabitaient si trangement, semble-t-il, philosophie et hitlrisme - pour qu'il juget bon d'yajouter, dans l'dition amricaine, une page rtrospective. Ainsi le lecteur peut lire ce texte la lumire du chemin parcouru par son auteur - la prcdence de l'amour sur la libert -

    laquelle fait cho cette interrogation que porte le post-scriptum de 1990: On doit sedemander si le libralisme suffit la dignit authentique du sujet humain.

    Dans l'oeuvre abondante d'Emmanuel Levinas, il convient d'y insister,Quelques rflexionssur la philosophie de l'hitlrisme est l'unique texte qui se risque, par le recours la techniquephnomnologique et ses virtualits critiques, interprter un phnomne socio-historique.Risque d'autant plus grand que cette interprtation critique fut propose chaud et l'cartdes modes de pense qui prvalaient alors. De surcrot, rares furent les textes philosophiquesqui tentrent de se mesurer l'vnement pour en faire apparatre le caractre sans prcdent.En France, si l'on retient ce critre, outre le texte de Levinas, on ne rencontre que celui de G.Bataille, La Structure psychologique du fascisme (Critique sociale, novembre 1933, n 10,mars 1934, n 11).

    Cette intervention d'Emmanuel Levinas n'eut rien de contingent. Une condition juiveassume sans dtour, une conscience veille aux menaces terrifiantes du national-socialisme,plus encore alarme par la csure qui s'annonait, animent cette volont d'intelligibilit. S'yfait jour une sensibilit aigu ce qui se prparait, car Emmanuel Levinas connaissait bienl'Allemagne pour y avoir sjourn l'anne universitaire 1928-1929 auprs de Husserl et deHeidegger. C'est Levinas que l'on doit principalement l'introduction de la phnomnologieen France. En 1930, il publieThorie de l'intuition dans la phnomnologie de Husserl, en1932, dans la Revue philosophique, l'tude pionnire, Martin Heidegger et l'ontologie, reprisedans En dcouvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (Vrin 1967, pp. 53-89). Au coeurde ce voyage philosophique en Allemagne, il y eut Fribourg la rencontre d'un matre,Heidegger. Dans l'entretien de 1987, E. Levinas dclare: La grande chose que j'ai trouvefut la manire dont la voie de Husserl tait prolonge et transfigure par Heidegger. Pourparler un langage de touriste, j'ai eu l'impression que je suis all chez Husserl et que j'aitrouv Heidegger... J'ai su aussitt que c'est l'un des plus grands philosophes de l'histoire.Comme Platon, comme Kant, comme Hegel, comme Bergson3.

    Pour percevoir cet blouissement face ce qui se prsentait et se pratiquait comme unevritable rvolution philosophique, une Renaissance , tournons-nous vers un texte deLevinas o vibre cet enthousiasme de jeunesse. Fribourg, c'est avant tout la ville de la

    phnomnologie. Contre les constructions et les abstractions, contre le psychologisme, il s'agitde redcouvrir, de sauver le phnomne en l'immergeant dans la vie consciente, dansl'individuel et l'indivisible de notre exprience concrte . Tout ce qui est conscience n'estpas repli sur soi-mme, comme une chose, mais tend vers le Monde. Le concret suprmedans l'homme, c'est sa transcendance par rapport lui-mme. Ou, comme disent lesphnomnologues, c'est l'intentionnalit4. Ce retour aux choses mmes se double d'unerhabilitation du sentiment, voie d'accs spcifique au monde. Levinas, qui voque quelquesconfrences de Husserl, devient presque lyrique ds qu'il parle de son successeur: Sa chairea pass Martin Heidegger, son disciple le plus original et dont le nom est maintenant lagloire de l'Allemagne. D'une puissance intellectuelle exceptionnelle, son enseignement et sesoeuvres donnent la meilleure preuve de la fcondit de la mthode phnomnologique. Mais

    dj un succs considrable manifeste son extraordinaire prestige... Au sminaire, o seuls lesprivilgis taient admis, toutes les nations ont t reprsentes... En regardant cette brillante

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    assemble, j'ai compris cet tudiant allemand que j'avais rencontr dans le rapide Berlin-Ble,lorsque je me rendais Fribourg. Interrog sur son lieu de destination, il me rpondit sanssourciller: je vais chez le plus grand philosophe du monde5. Ce texte de 1931 fait penser l'article qu'Hannah Arendt crivit en 1969: Martin Heidegger a quatre-vingts ans. On y peroit le mme blouissement, le mme branlement: La nouvelle le disait tout simplement: la

    pense est redevenue vivante, il [Heidegger] fait parler les trsors culturels du pass qu'oncroyait morts... Il y a un matre ; on peut peut-tre apprendre penser6. Il s'agissait bien d'unmatre, de la rencontre d'un matre et du choc non exempt de violence ou de sductionqu'entrame ce genre de rencontre. Il parlait mes oreilles cach dans sa grandeur! avoueLevinas. Parole non dogmatique, mais autoritaire qui se tenait l'cart aussi bien de lamaeutique socratique que de la relation thique, parole d'un matre qui ne restait pas tranger l'ordre de la domination.

    E. Levinas le reconnat propos des entretiens de Davos en 1929 et de la joutephilosophique qui opposa Heidegger Cassirer. Heidegger annonait un monde qui allaittre boulevers. Vous savez qui il allait rejoindre trois ans plus tard: il aurait fallu tout demme avoir le don de la prophtie pour le pressentir dj Davos. J'ai pens pendantlongtemps - au cours des annes terribles -que je l'avais senti alors malgr mon enthousiasme.Et je m'en suis beaucoup voulu pendant les annes hitlriennes d'avoir prfr Heidegger Davos7.

    Ces rappels pour mettre en lumire la surdtermination du texte sur l'hitlrisme qui peut,qui doit tre lu comme un dbut d'explication avec Heidegger, un premier essaid'lucidation de l'inconcevable - le ralliement du plus grand philosophe du monde l'oeuvre de mort, la barbarie du national-socialisme. Tel est le second moment de cequ'lisabeth de Fontenay appelle la torsion l'infini ; ct de l'blouissement, l'opacit,l'obscurcissement. Au sujet des rapports de Heidegger avec le nazisme, E. Levinas dit sondsarroi, son incomprhension: Je ne sais pas... c'est la partie la plus noire de mes pensessur Heidegger et sans oubli possible... Ou encore: Comment est-ce possible? Il dit aussison refus catgorique de l'oubli: Je n'oublierai certes jamais Heidegger dans ses rapports Hitler. Mme si ces rapports ne furent que de brve dure, ils sont jamais8.

    Comment ne pas percevoir dans cesQuelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme,postrieures d'un peu plus d'un an au discours de rectorat du 27 mai 1933 sur L'Auto-affirmation de l'Universit allemande, la dcision de mettre en oeuvre la force heuristique etla force critique de la mthode phnomnologique l'preuve de l'hitlrisme? Comme si sonauteur tendait au matre en phnomnologie un miroir pour voir si ce dernier y reconnaissait

    l'image que le disciple, interprte de l'hitlrisme, avait russi y faire apparatre. Le miroitiers'y reconnaissait-il, ou consentait-il s'y reconnatre? Sinon, que diable tait-il all faire danscette galre? La relation souterraine Heidegger, jamais nomm, dans ce texte qui vaut enquelque sorte comme un retour l'envoyeur , requiert de rapprocher patiemment l'essai deLevinas consacr l'hitlrisme de la mditation philosophique qu'il crivit un an plus tard, Del'vasion, et remarquablement rdite par Jacques Rolland en 19829. Car - telle sera monhypothse de lecture - la catgorie de l'vasion, critique voile de Heidegger, travaille dj en creux l'analyse de l'hitlrisme, dvoilant ainsi le phnomne de l'enchanement. Aussiune confrontation est-elle instaurer entre ces deux textes qui communiquent l'un avec l'autre,mme si c'est sous la forme d'une figure inverse. N'est-ce pas la mise en lumire, ou plutt lamise en scne de l'enchanement qui appelle, qui fait natre, qui, par effet de contraste, impose

    la catgorie de sortie? La rflexion sur l'hitlrisme en tant qu'exprience de l'enchanement demasse n'a-t-elle pas suscit chez celui qui la menait une mditation imprative sur le besoin

  • 8/8/2019 Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme

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    d'vasion? Au sujet de De l'vasion, Levinas dclare dans l'entretien de 1987: Dans le texteoriginel, crit en 1935, on peut distinguer les angoisses de la guerre qui approchait et toute la" fatigu e d'tre ", l'tat d'me de cette priode. Mfiance l'gard de l'tre, qui, sous une autreforme, s'est continue dans ce que j'ai pu faire aprs cette date, une poque qui, tout entire,tait le pressentiment de l'hitlrisme imminent partout10.

    Cette confrontation en appelle une autre. Qui consent, en effet, accueillir l'oeuvre deLevinas dans sa double dimension, la philosophique et la juive, penser sans s'y drober latension irrductible et insoluble entre le philosophe et le penseur juif, ne peut ignorer lestextes crits la mme priode dansPaix et Droit, la revue de l'Alliance isralite universelle11.S'y labore une rflexion renouvele sur la gravit du fait d'tre juif en diaspora . Lesquestions dcouvertes et nonces dans le langage de la philosophie rmergent pour yrecevoir, sous un clairage nouveau, une confirmation, voire une aggravation telles que lessuscite l'exprience juive affronte une perscution sans pareille. Par exemple, retenonscette opposition entre paganisme et judasme qui, au regard de la lecture phnomnologiquede l'hitlrisme, se charge du rapport l'tre et la sortie de l'tre. Le paganisme n'est jamaisla ngation de l'esprit, ni l'ignorance d'un Dieu unique... Le paganisme est une impuissanceradicale de sortir du monde. Il ne consiste pas nier esprits et dieux, mais les situer dans lemonde... Dans ce monde se suffisant lui-mme, ferm sur lui-mme, le paen est enferm. Ille trouve solide et bien assis. Il le trouve ternel. Il rgle sur lui ses actions et sa destine. Lesentiment d'Isral l'gard du monde est tout diffrent. Il est empreint de suspicion. Le juif n'a pas dans le monde les assises dfinitives du paen12.

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