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GILLESLEGARDINIER

QUELQU’UNPOURQUITREMBLER

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Il faisait nuit, un peu froid. Après l’ardente chaleur du jour, Thomas savourait cette fraîcheurbienvenue.Assis à l’extrémité d’une corniche rocheuse dominant une vallée perdue duCachemire, aunord-ouest de l’Inde, l’homme observait le petit village d’Ambar qui s’étirait à ses pieds. Il enconnaissait chaque habitant, chaque bicoque. Certaines des cabanes accrochées aux flancs pentuslaissaients’échapperdesfuméesodorantesmêléesd’éclatsdebraisequi,dansleurascension,finissaientparseconfondreaveclesétoiles.Lesconversationsdesfemmesautourdupuits,leruissellementdel’eauquel’onverseet le tintementdesustensilesdefer-blancannonçaient lespréparatifsdudîner.Pourtant,lesplatsserviscesoirn’auraientrienencommunavecceuxquifontlaréputationculinairedecegrandpays. Ici, pas de palais fastueux ou de temple dédié à Shiva, pas de foule bigarrée, aucun touristegrimpantsurledosdeséléphants.Seulementquelquesâmesquitententdesurvivrelàoùledestinlesaposées.

En apercevant les enfants qui jouaient avec les chiens dans un joyeux mélange de cris etd’aboiements,Thomas eut un sourire. Impossiblede savoir qui pourchassait l’autre,mais chacunedesdeuxespècessemblaity trouversonbonheur.Mêmedans les lieux lesplus inhospitaliers, leshumainssontcapablesdes’amuser,pourpeuquelavieleurenlaisseletemps.

Depuis le premier jour, lorsque le chef l’avait entraîné jusqu’à ce point d’observation pour luiprésenterlasituation,Thomasappréciaitcetendroit.Sajournéeterminée,ilaimaitymonterpoursecaleraucreuxdubancdepierresculptépardesmillénairesd’intempéries.Durantlejour,lavueétaitinfinieetle regard se perdait jusqu’aux contreforts de l’Himalaya, par-delà les reliefs et les frontières deshommes. La nuit, on n’apercevait plus que les villageois dans la lueur vacillante de leurs lampes.L’obscuritéramènetoujoursàl’essentiel.Cesdernierstemps,Thomasseretiraitdeplusenplussouventsursonperchoir.Ilavaitbesoindeprendredurecul,deréfléchir.Surtoutdepuisquelquessemaines.

Lesvoixmontaientduvillage.Mêmes’iln’ensaisissaitquequelquesmots,Thomasenappréciaitlamélodie. Sajani essayait de faire rentrer ses enfants pour qu’ils fassent enfin leurs devoirs. Le vieuxKunal râlait – comme chaque jour quasiment à heure fixe – en replaçant les pierres que les chèvresavaient fait tomber en sautant par-dessus sonmuret.Un crépuscule paisible clôturait une journée sanscatastrophe.Unmiracledanscescontrées.

Danslaclartédelapleinelune,Thomaslesobservaittousauhasarddeleursactivités.D’ungestevifet précis,Kailash aiguisait ses outils pour le lendemain ;Rekha rafistolait le grillage de sa cabane àpoules. Thomas avait vécu des moments forts avec chacun d’entre eux. Il les avait soignés, parfoissauvés.Tropsouventcependant,iln’avaitpasréussiàéviterlepire.Quecesoitdanslebonheuroulemalheur,ilavaitéprouvéàleurscôtésdessentimentsextrêmes,deceuxquivousentraînentauxlimitesdecequenoussommesréellementunefoislesartificesdevenusinutiles,quandl’existenceserésumeàunconcentréd’émotionstellementfortàdigérerqu’ilpeutvousattaquerlesentraillesetlecœur.Pourcesbravesgens,Thomasavaitsouventrêvéd’unevieplusdouce,diluéeaufildesjoursafind’enpercevoir

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le goût sans violence. Mais qui décide de ce que nous affrontons ? Qui a le pouvoir d’espacer lesépreuves?Quipeutnousépargnerl’irréparable?EnInde,lafoiestpartout,maislesdieuxontsansdoutetropdefardeauxàporterpournepasoublierquelquespauvresbougresdetempsentemps.Ici,chacunl’accepteetcontinued’espérer.L’essentielestd’avoirunfutur,mêmes’ilseborneaulendemain.

Accaparéjouraprèsjourparlesurgences,Thomasn’avaitjamaisvraimentprisletempsdesongeràla puissance de ce qu’il avait éprouvé à Ambar, mais ces dernières semaines, les souvenirs de sesexpériencesremontaient.Commesiletempsdesbilansétaitvenu.

Huit ans plus tôt, il avait débarqué dans le district de Kupwara avec une équipe médicaleinternationale pour soulager les populations du conflit frontalier qui faisait rage avec le Pakistan.Del’endroitmêmeoùilsetenaitcesoir,ilavaitalorsdécouvertleslargesterrassescreuséesdanslespentesoùlesfermierscultivaientlaborieusementdequoisubsister.Ilavaitobservécesinnocentsprisentreunaffrontementterritorialquilesdépassaitetunenaturequineleurfacilitaitpassouventlatâche.Vusdehaut,lesautochtonesressemblaientàdesinsectess’acharnantsurdesbrindilles.«Pourquoinepartent-ilspas?s’était-ild’aborddemandé.Pourquoinequittent-ilspascetterégionexplosive,oùleshindoussontenminoritéetoùlavieestsiâpre?»Depuis,ilavaitapprisàlesconnaîtreetsavaitdésormaisqu’ilsn’avaientriend’insectesetqu’ilsétaienticiàleurplace.

L’équipedemédecinsavaitfiniparplierbagage.Paslui.Ilnedevaitenthéorieresterqu’unepetitesemainedeplus,pours’occuperd’unenfantatteintd’unefortefièvre.Contrairementàbeaucoup,cepetit-là avait guéri, mais à l’époque, Thomas n’était pas reparti pour autant. Il ne s’était jamais demandépourquoi,jusqu’àrécemment.Sansdouteavait-ilalorsencoremoinsderaisonsderentrerquederester.Ici, ils’était immédiatementsentiutile.Lesgensavaientbesoindelui.Jouraprèsjour,cethommeàlapeausipâleavaitfinipartrouversaplace.ÀAmbar,traversantleshiversquituentetlesétésquibrûlentenpassantpar lesmoussonsquiemportent tout,Thomasavaitdécouvert lavaleurde l’existence.Etsafragilité.

Unbruissement secdans les buissons tira soudainThomasde ses réflexions. Il fit volte-facepourscruterl’obscurité.Lerythmedesoncœurs’accéléra.Pasdedoute,quelquechoseavaitbougénonloinde lui. Plus que tout, le docteur redoutait d’apercevoir les yeux ou les crocs menaçants d’un chiensauvage. Il prit soudain conscience qu’il avait oublié de s’armer du gourdin dont Kishan s’équipaittoujours lorsqu’ilsmontaient ici.Tout lemondedans lesenvirons seméfiaitdeschiens sauvages.Cesdiablesétaientcapablesdetouteslesaudaces,surtouts’ilyavaitdelanourritureouuneproiefacileàlaclé. Thomas en avait fait les frais quelques années plus tôt lorsqu’il avait secouruNeetu.Alors qu’ilsoutenait la jeune femme rescapée d’unemauvaise chute dans une vallée voisine, il avait dû se battrecontreunehordedechiens–certainsprétendaientqu’ils’agissaitdeloups–attiréspar lesangdesesblessures.Vociférant,agitantsonseulbraslibreetdonnantdescoupsdepiedenl’air,ilavaitréussiàlesteniràdistancejusqu’àcequesesappelsàl’aidesoiententendus.Ildétestaitrepenseràcettehistoire,àla fois parce qu’il avait vraiment cru finir dévoré, mais surtout parce qu’il s’était senti ridicule àgesticuler en hurlant, incapable de protégerNeetu et de reprendre le contrôle de la situation. Il avaitbrutalementdécouvertcequel’onressentquandtoutnouséchappeetquel’onpenselafinpossible.Luiquicroyaitàlaforcedesgrandesidéess’étaitalorsfroidementrenducomptequelesplusbeauxidéauxetuncœurpursontimpuissantsfaceàunebandedechienserrants.Ilavaitététerrifié.S’ensouvenir,mêmeunpeu,suffisaitàfairedévalerunfrissonglacédanssondos.CetépisodeavaiteudeuxconséquencesdirectessurlaviedeThomas:ilavaitacquislaréputationd’unbrave–bienillégitimeselonlui–etunepeurpaniquedeschiensquifaisaitbeaucouprirelesenfants.

Le bruissement se répéta à nouveau dans la nuit, sans que Thomas parvienne à en localiser laprovenance.Il tressaillit.L’adrénalineserépandaitdanssesveines.Àtâtons,sanscesserdesurveillerlesparages,ilramassalapremièrepierrevenue.Elleétaitbientroppetiteetneluiserviraitàrien,maisellelerassuramalgrétout.Uncraquementrésonna.Lesonneprovenaitplusdestaillismaisdusentier.Si

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cessatanéesbestiolesapprochaientparlechemin,ellesluicouperaienttouteretraite.Impossibledefuir.Sentant la panique monter, Thomas évalua ses chances de survie s’il sautait du promontoire vers levillage.Ilsevoyaitdéjàs’écrasantsurletoitd’unecabane,quinerésisteraitsansdoutepas.Toutàcoup,unesilhouettesurgitdanslanuit.

—Sij’étaiscruel,j’auraisimitélegrognementd’unchien…Tuverraistatête!Tuespluspâlequelalune!

LevisagedeKishans’illuminad’unsourire.—Tum’asfichuunedecestrouilles!soufflaThomas.—Çat’apprendraàoublierlebâton.Thomass’avançapouraccueillirsoncomplice.—Tevoilàenfinrentré.—J’arriveàl’instant.Rajatm’aditqu’ilt’avaitvumonter.—Tuétaiscensérevenirhier.J’étaisinquiet.Tonpèrem’aexpliquéquetuavaisdûpousserjusqu’à

Srinagar.—Oui.Pouruneaffaireimportante.Thomasn’insistapasmaisfutsurprisquesoncomparseneluiendonnepaslemotif.Ilsn’avaientpas

pourhabitudedesecacherdeschoses.— J’en ai profité pour rendre visite au dispensaire de la Croix-Rouge, annonça Kishan, et j’ai

rapportédequoirechargerlapharmacie.—Iln’yavaitpasurgencemaisjeteremercie.Lesdeuxhommess’assirentcôteàcôte,faceàlavallée.Quelquepartencontrebas,unefemmesemit

àchanterdoucement.Thomassoupira,sincèrementheureuxdeneplusêtreseulperdudanssespensées.—Cematin,j’airenduvisiteauvieuxParanjay,fit-ilauboutd’unmoment.—Dansquelétatest-il?—Correct,maisilseraitplusprudentqu’ilhabitemoinsloinduvillage.Ilaeudelachancecette

fois.Malgrétout,sinousnevoulonspasretrouversoncorpssansvieunbeaumatin,nousdevonsgarderunœilsurlui.

—Monpèreluiparlera.Onluitrouverauneplace.Ilsrestèrentunmomentsilencieux.—Tumontesdeplusenplussouventici,n’est-cepas?fitsoudainKishan.—Çamefaitdubien.—Tupensesàcettefemme,là-bas,danstonpays?Thomasbaissalesyeux.—Cen’estpastantàellequejepensequ’àcequiestsansdoutearrivéaprèsquejel’aiquittée.Bien que n’ayant jamais peur de poser les questions les plus directes, Kishan hésita avant de

demander:—Sais-tuqueljournoussommesaujourd’hui,monami?—Non.—NouscélébronsRakshaBandhan,lafêtedesfraternités.—Vousnelafêtiezpaslesautresannées…—Cesoir, c’estdifférent.Pour les frèreset les sœurs,pourceuxquinesontpas forcémentde la

même famille mais qui entretiennent des liens forts, cette fête est l’occasion de dire à quel point ilscomptent.

Thomasregardasonamiaveccirconspection.Mêmedanslapénombre,ilcaptasonregard.—Sic’estencoreundetesvilainsplanspourmefaireboireundevosélixirsàtuerunyack…— Non, Thomas. J’ai trois petites sœurs et un cadet. Mais ce soir, je tiens à te dire que je te

considèrecommemongrandfrère.

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Àl’intonationdelavoix,ledocteurcompritquesonamineplaisantaitpas.—Merci,Kishan.Celametoucheénormément.Tusaisàquelpointjetiensàtoiaussi.Chacunéprouval’enviedeprendrel’autredanssesbras,maislapudeurlesenempêcha.—PourRakshaBandhan,poursuivitKishan,lacoutumeveutquel’onéchangedesbraceletstressés

etparfoisdescadeaux…Biensûr,c’est surtout symbolique.Mais j’aiunprésentpour toi,Thomas. Jecroisqu’ilvaêtreimportantmêmes’ilnetesimplifierapaslavie…

—Sic’estunchiot,jerefuse!Ilséclatèrentderire.—Etmoi,quepuis-jetedonner?repritThomas.Jesais!Jevaist’offrirmoncouteaumultifonction,

tul’astoujoursadoré.Maisilfaudraquetumedonnesunepièceenéchange.C’estunecoutumedemonpays.Onditqu’offriruncouteausansrecevoirdepiècepeutcouperl’amitié.

Pourune fois,Kishann’adoptapas le ton légervers lequel sonamiessayaitde l’entraîner. Ilétaitconcentré.

—Toncouteauestuntrèsbeaucadeaumaiss’ilteplaît,laisse-moifinir…Ilmarquaunepauseavantdereprendre:—Depuis toutescesannéesque tuvisauvillageavecnous, tum’asapprisbeaucoup.Tusaisdes

milliersdechosesdont jen’aimêmepas idée.Maisce soir, j’en saisunedeplusque toi,uneque tuignoresetquivachangertavie.

—Tum’inquiètes…—Je te connais,mon frère, et je te promets que çame fait drôle de savoir que ton existence va

basculercesoir.Jesuisheureuxd’enêtreletémoinmêmesicequivasuivremeferadelapeine.—Dequoiparles-tu?Tumefaispeur.—Mafiertéestplusfortequemoninquiétudecarent’offrantcequej’aipourtoi,j’aideledestinàte

montrerlavoie.Etjesaisquelecheminquisedessinemaintenantestleseulquisoitlebon.Kishantirauneenveloppedesavesteetselevapourlaprésenteràdeuxmains,commeuneoffrande.—Voicipourtoi.—Qu’est-cequec’est?—Ouvre.Kishansortitsalampedepocheetéclairalepli.Envoyantlefaisceauvibrer,Thomascompritque

les mains de son ami tremblaient. Il décacheta l’enveloppe et en tira trois feuilles. Dans le halo delumière,Thomasdécouvritlaphotod’unejeunefille.«Emma».Sousleprénom,uneadresseenFrance.Surtouteslespages,imprimées,desphotosdetaillesdiverses.Emma,plusjeune,surunponey.Emmas’amusantlorsd’unefêted’anniversaire.Emmadéguiséeenpirate.Emmatoutepetite,devantunchâteaudesableaussigrandqu’elle.Emmadeboutsurunechaise,faisantlacuisine.Emmajeunefille,habilléed’unerobelongueaumilieud’autrescopainslorsd’unesoirée.Emmaauski,souriantentredeuxgarçonsquil’embrassaient…

Kishancommenta:—Elle a tes yeux et ses cheveux sont de lamême couleur que les tiens. Regarde-la sur le petit

cheval,ellesedresseexactementcommetoi.Etsesfossettes, tu lesreconnais?Elleestnéeseptmoisaprèsquetuasquittétonamie.Iln’yaaucundoute.Tuavaisvujuste.C’esttafille.

Thomasneréponditpas.Unelamedefonddéferlaenlui,submergeantàlafoissoncerveauetsoncœur.Ilavaitsouventpleurépourlesenfantsdesautres,maisc’étaitlapremièrefoisqu’illefaisaitpourlesien.D’unevoixbrisée,illâcha:

—C’estpourçaquetuesalléjusqu’àSrinagar?—Jevoulaistrouverlaréponseàlaquestionquitetorturedepuisquetuascroisécetamid’enfance.

J’aivuàquelpointtuasréagilorsqu’ilt’aparlédetonanciennecompagneetdesonenfant.—Commentas-tufait?

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—Lefilsd’uncousindemonpèreestmilitaire.IlaaccèsàunvraiposteInternet.Ilapufairedesrecherchesetm’imprimerlerésultat.

Thomasn’arrivaitpasàdétachersonregarddesphotos.«Emma».Enquelquesimagesauxcouleursapproximativessedessinaientlesannéesd’unepetitefilledevenueunejeunefemme.Surl’undesclichés,enarrière-plan,ThomasreconnutCéline,lamèredel’enfant.Sagorgeseserra.Iln’avaitrienéprouvédesérieuxpouraucune femmedepuis.Pourquoine lui avait-elle rienannoncé?Lepire seraitqu’elle aitessayésansyparvenir…Ilavaitsisouventchangéd’affectation.PourThomas,imaginertoutcequecettepetiteetsamèreavaientvécuentrechacunedecesimagesétaitimpossible;leseulfaitd’essayerdonnaitlevertige.Aujourd’hui,àpeudechoseprès,Emmaavaitl’âgedeThomaslorsqu’ilétaitparti.Lajeunefille était souriante et samère aussi,mais quelles épreuves avaient-elles affrontées pour avancer sansl’hommequiauraitdûêtrelà?Thomass’essuyalesyeux.SesmainstremblaientbienplusquecellesdeKishan.L’Indiens’efforçadesourire.

—Etmaintenant,monfrère,quelleestlaphrasequetuneveuxsurtoutpasentendre?—NonKishan, s’il teplaît,ne jouepasàça…Pasmaintenant.C’estmoiquiposecettequestion

d’habitude.—Cesoir,c’estmontour.Etjevaistedirecequetuneveuxsurtoutpasentendre:tun’asplusrienà

faireici.Tunousasapportébeaucoup.Tufaispartiedesnôtres.Danslavallée,chacunhonorelejouroùtuasdécidéderester.Sanstoi,mapetitesœurneseraitplusdecemondeetmafemmeauraitsansdouteperdu lavievoilàdeuxhivers.Nous tedevons tousquelquechose.Tuasdonnésanscompter.Tevoirpartir est un déchirement,mais tu doismaintenant retourner dans ton pays.Depuis que tu soupçonnesl’existence de ta fille, tu n’es plus lemême. Je le vois bien.Alors va la voir. Ton temps parmi nouss’achève.Resterpluslongtempsnepourraitquetedétruire.

Les larmes de Thomas se remirent à couler sans même qu’il s’en rende compte. Les sentimentsprisonnierss’évadentcommeilspeuvent.

—Sèchetespleurs,monami.Ilsvontattirerleschienssauvagesquitedévoreront.—Tupeuxtemoquerdemoi,maistuastoiaussioubliétongourdin.—J’avaisd’autreschosesentêteenmontant…Toutàcoup,Kishanselevad’unbond,ledoigttendu.—Là,derrièretoi!J’envoisungrosquimontrelesdents!Thomasse jetadans lapente,puis,entendantsoncompliceéclaterderire,compritqu’ils’agissait

d’uneblaguecommeilsavaientl’habitudedes’enfaire.— En quelques minutes, tu me révèles l’existence d’Emma et tu me fais croire que les chiens

attaquent.Tuveuxvérifierquej’ailecœursolide?—Jeconnaisparfaitementtoncœur,etfaireunecrisecardiaqueneseraitpasmalinparcequetuesle

seuldocteuràquarantekilomètresàlaronde!KishantenditlamainàThomaspourl’aideràremontersurlechemin.—Viens.Monpèrenousattendenbas.Impossiblededirequieutl’élanlepremiermaiscettefois,ilsosèrents’étreindre.

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Thomasvécutlesjourssuivantscommeunrêveéveillé.Leslieuxetlesgensn’avaientpaschangé,luisi.Toutsemblaitdésormaisirréel.Déstabiliséparladécouvertedel’existencedesafille,ilnepouvaitrienfaired’autrequeselaisserporterparlesflotsquilechahutaient.Ilsesentaitcommeuncuirassédontlesmoteursseraienttombésenpanneaumilieud’unocéandéchaîné.Pendantdesannées,ilavaitprissurlui,cachésesdoutespoursemontrerrassurant,donnélechangefaceaupire,mais l’irruptiond’Emmaavait brisé l’armure qu’il s’était forgée. La salle des machines avait pris l’eau et plus personne nemaîtrisait la barre. Sans aucun contrôle, débordé,Thomas était désormais traversé d’émotions sans lemoindrefiltre,entièrementperméableàcequeluienvoyaientlesgensdontilavaitpartagélavie.

Deuxjoursavantsondépart, tous leshabitantsde lavalléeetmêmecertainsvenusdeplus loinseréunirentdanslehangarbricoléquiservaitdesalled’assemblée.Thomasfutaccueillipardeschants,desapplaudissements etmêmedes cris.En son honneur, chacun avait revêtu ses plus beauxhabits.Niyatiportaitsonsaridecérémonie.LepèredeKishan,Darsheel,chefduvillage,instituteuretpossesseurdelaseulemachineàécriredelavallée,fitunrapidediscoursdontThomasnecompritquelesgrandeslignes.Puis, devant les habitants réunis, le patriarche demanda à son fils de traduire dans la langue desvillageoislesmotsqu’ilallaitadresserenfrançaisàThomas–iltiraitunecertainefiertédeparlercettelangue.

Darsheelremercialemédecinpoursonaide,rappelatoutcequ’ilsavaientaffrontéettoutcequ’ilsavaientbâtiensemble.

—Tuasapportébeaucoupdechancecheznous.Avectoi,j’aiaussipuretrouverleplaisirdeparlerta langue et l’enseigner auxmiens. Je garde précieusement les livres que tume confies. Notre écoleporteradésormaistonnom,maisnousn’oublieronsjamaisquesilafenêtreestenbiais,c’estparcequetul’asscelléedetravers!

Devant toute l’assemblée, le chefduvillage raconta certaines anecdotesqueThomas avait le plussouvent oubliées. Une tranche de vie résumée par quelques joyeuses péripéties, parce que personnen’ignoraittoutcequeThomasavaitfaitdeplussérieux.

—Lorsque tu es arrivé parmi nous, tu n’étais qu’un grand enfant. Je t’ai vu apprendre, je t’ai vucomprendre.C’estenhommequetureparsaujourd’hui.

AlorsqueDarsheelluifaisaitsonémouvantedéclaration,Thomass’étonnaquel’assembléecontinueàrireàgorgedéployée.

—Enfait,avouaKishan,jeneleurtraduispaslesproposdemonpère.Troppersonnel.Jepréfèreleurrappelertouslestrucsdélirantsquetuaspufairecheznous!Beaucoupignoraientquetut’esprisuneballeà la frontière,etque lamaisonque tuasconstruite t’est tombéedessus.Parcontre,pour leschiens,toutlemondeestaucourant…

DarsheelachevasonhommageensaisissantThomasparlesépaulespourleserrercontrelui.

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—Tuvasnousmanquer.Quelleque soit ta route, j’espèrequ’un jour, elle te ramènera ànouveaujusqu’ànous.QuelasagessedeGaneshéclaireteschoix.

Ilyavaitquelquechosedesurréalisteàvoirtoutlevillagepliéderirealorsqu’aumilieudelafoule,lechefetledocteuravaientleslarmesauxyeux.Thomasavaittoujoursétéimpressionnéparlafacultédecegrandpeupleàconsidérerledestincommeunechanceoucommeuneleçon.Personneneluienvoulaitdepartir.C’étaitlemieuxàfaireettoussemblaientl’accepterbienplusnaturellementquelui.

—Ilsn’ontpasl’airsitristesquejem’enaille…—OnleuraditqueturentraisenFrancepourretrouvertafamille.Ilssontheureuxpourtoi!Lesenfantsluiapportèrentdescadeauxqu’ilsavaientfabriquéseux-mêmes.Ledernier jour, laplupartdesgens furentsurprisdeconstaterqueThomasétaitencoreauvillage.

Beaucoup luiparlèrent, souventplusqu’ilsne l’avaient jamais fait.Mêmes’ilnecomprenaitpas tout,Thomasn’oublieraitjamaisleursregards,puissantsetbienveillants.Chacunsemblaitavoirbeaucoupdechosesàluiconfier.Parcequel’imminencedelaséparationlibèrelessentiments.Parcequeleshumainsattendenttoujoursl’ultimelimitepouroseravouer.

Aumatindudépart,iln’yeutnicérémonienieffusions.Toutlemondeétaitpartitravaillercommed’habitude.SeuleShefalis’étaitarrangéepourtraînerauvillageafindedireadieuàThomas.Ledocteursavaitqu’elleavaittoujourseuunfaiblepourlui.Ilespéraitqu’aprèssondépart,ellesemarieraitenfin.

Dans le vieux 4 × 4 qui roulait vers l’aéroport de Srinagar, Darsheel, Kishan et Thomas neprononcèrentpasuneparole.Avantde rejoindre le réseaude routesbitumées, l’engindevaitparcourirune longue distance sur des pistes défoncées souvent taillées à flanc demontagne. Les bruits en tousgenres, roulements et chocs des pierres contre les bas de caisse se chargèrent demeubler le silence.À travers les vitres poussiéreuses du véhicule secoué par les cahots, Thomas regardait les paysagesdéfiler.Ilenavaitparcourubeaucoupàpied.Jamaisiln’avaitsongéqu’illesquitteraitunjour.Iln’avaitpasenvisagénonplusqu’ilpouvaitavoirunefille.Lavien’estjamaiscequel’onimagine.

À mesure qu’ils gagnaient les plaines, la végétation se faisait plus présente et les routess’amélioraient.Leskilomètrespassèrentplusvite.

Lorsqu’ilsfurentenfingarésdevantlehallprincipaldel’aéroport,KishanattrapalemodestebagageetaccompagnaThomas,quisemblaitdésorienté.

— Envoie ton adresse électronique au bureau de la Croix-Rouge. Ils me la transmettront à maprochainevisite.Onnousapromisuneliaisonpourdansquelquesmois.Jeteferaisigne!

Dans le tumulte du hall d’embarquement, les paroles de l’Indien paraissaient étouffées, lointaines.Pourquesonamileregardedanslesyeux,Kishanfutobligédeluisaisirlevisage.

—Jetesouhaitebonnechance.Tunousraconteras!Lesdeuxhommeséchangèrentencorequelquesmots.Aucundesdeuxnesavaitcommentréagir.Pour

Thomas, tout cela semblait irréel. Lorsque l’appel pour son vol retentit, Darsheel le saluachaleureusementetKishanl’étreignit.

Sansbiens’enrendrecompte,Thomasseretrouvaassisdansl’avion.Ilréalisaquelesderniersmotséchangésaveclemeilleuramiqu’ilaitjamaiseuconcernaientdesmamellesdechèvre.Quandl’appareildécolla,lemédecinpritaussiconsciencequ’iln’avaitrevunilarivièreNeelum,nilevieuxParanjay.

Enarrivantenescaleàl’aéroportdeDelhi,Thomasflottaittoujours.Ilfutfascinéparlesoldallédemarbre.Celafaisaitlongtempsqu’iln’avaitpasvuunesigrandesurface,parfaitementplane,exemptedepoussière, de ravines et de caillasses. Pour savourer ce luxe, il avança dans la file des contrôlesdouaniersentraînantlespieds.Pourlapremièrefoisdepuisuneéternité,iln’étaitpasobligédesetordreleschevillesàchaquepas.Arrivéauguichet,levisagebarréd’unsourireabsent,iltenditmécaniquementsonpasseportabîméetsespapiersofficielstellementusésqu’ilstombaientenlambeaux.

Commes’il redécouvraitunmondedepuis longtempsoublié,Thomasobservaitautourde lui.Sansêtrecapablededéfiniràquelniveau,ilsentaitquetoutavaitchangé.Iln’avaitjamaisvuautantd’écrans

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aussi plats déverser de tels flots d’images. Une femme tournoyait sur elle-même en faisant voler sonimprobable chevelure.Un homme au torse d’athlète et au sourire complice utilisait un téléphone sanstouchesàpeineplusgrosqu’uneboîtedemédicaments.Undéluged’infos,devuesd’actualitésterriblesmélangéesàdesspectaclesclinquants,truffésdepublicitésaurythmesaccadéetauxcouleurscriardes.CettesuccessioneffrénéefatiguarapidementThomas,aupointdeluidonnermalàlatête.

Après avoir passé les contrôles d’embarquement, il fut surpris de la profusion de boutiquesaveuglantes de lumière, toutes remplies d’objets aux prix astronomiques dont il ne comprenait passouvent l’utilité. Il fut aussi frappé par le nombre ahurissant de comptoirs offrant de la nourriture enabondance,sousdesformestellementdiversesquebeaucoupluiétaientinconnues.Lestockdechacunede ces échoppes aurait suffi à nourrir la population d’Ambar pendant plusieurs semaines.Même auxtoilettes, il resta contemplatif face aux lampes éclairant lesmurs qui changeaient de couleur dans unefluiditéparfaite,évoquantsuccessivementtouteslesteintesdel’arc-en-ciel.

Thomas embarqua en remarquant tout, le sourire des hôtesses, leurs impeccables chignons, lesinsignesrutilantsdespilotes,lelégerclaquementdeleursbelleschaussuressurlesol,lenombredefilmsproposés sur les petits écrans que l’on pouvait toucher, lesmenus, la quantité de déchets produits, etsurtoutl’incroyableconfortdessiègesencomparaisondestabouretsbricolésduvillage.Ilseretrouvaitcommeunnovicefaceàunmondeétrange.Fallait-ilquesonséjourauvillagel’aitplongédansuneautredimensionpourquesavied’avantsesoitretrouvéeenfouiesiloindanssamémoire…

Durantlevol,Thomasneréussitpasàtrouverlesommeil.Enpartieparcequesonvoisinn’arrêtaitpas de changer de film sans en terminer aucun, mais surtout parce que pour la première fois, il seretrouvait seul, confronté à ce qu’avait déclenché en lui la découverte d’Emma. L’onde de choc n’enfinissaitpasdeserépandredanssonesprit,redessinantcomplètementsonpaysageintérieur.Depuisqu’ilétait enfant, il avait toujours voulu être utile. Ses orientations s’étaient définies autour de cet axe, enpleine conscience. Thomas s’était ainsi construit comme un homme engagé au service de la santé desindividus,sansdistinctiond’appartenancepolitiqueoureligieuse.C’étaitsaclé,cequiledéfinissaitlemieux.Ilétaitenharmonieaveccetteimagedelui-même.Etpuistoutàcoup,ilseretrouvaitdanslerôled’un compagnon indigne et d’un père absent. Thomas pensait connaître sa vie et pourtant, une partessentielles’étaitdérouléeàsoninsu.Papa,dujouraulendemain.Ilnes’étaitjamaisvraimentprojetédanslapaternité.Quelpèrepouvait-ilêtre?Quereprésentelefaitd’avoirunenfant?Quelledifférenceexiste-t-ilentreungéniteuretunpère?Àquoipeut-onservirlorsquel’onarriveavecdeuxdécenniesderetard?A-t-ondesdroitssurceuxàquil’ondonnelavie?Ouuniquementdesdevoirs?

Il songea aussi àCéline, à ce qu’il avait éprouvé pour elle.Certains souvenirs lui revinrent.Desmoments, des regards, des silences. Il fut lui-même surpris de s’apercevoir qu’ils étaient encore trèsvivantsaufonddeluialorsqu’ilpensaitavoirtoutoublié.Avait-ilvoululecroirepournerienregretter?

Dans quelques heures,Thomas serait de retour enFrance, sans avoir lamoindre idée de la façond’aborderunenouvelleviequ’iln’envisageaitmêmepasquelques joursplus tôt.Obligédenavigueràvue.Sonretourinattenduneluiavaitlaisséletempsdereprendrecontactavecpersonne,saufFranck,unanciencollègue.Maisquellesquesoient lesquestionsqueThomasseposait, lesréponsesdépendaienttoutesd’Emma,sansmêmequ’elles’endoute.Sonhistoireàelleaussi s’écrivaitàson insu.Peut-êtreest-cenotrecasàtous.Mêmes’ilrentraitchezlui,Thomasplongeaitdansl’inconnu.Ilsepréparaitàunsautdanslevideentreculpabilité,envie,peuretespoir.Est-ilpossibled’êtreprêtenpareilcas?

Ilsouhaitaitd’abords’approcherd’Emma.DepuisqueKishanluiavaitoffertlesphotos,illesportaitenpermanencesurluietlesregardaitsouvent.Illesconnaissaitjusquedanslesplusinfimesdétails.Leregarddetueurpsychopatheduponey,lenombredeboutonsducostumedepirate,lacouleurdesbougiessur le gâteau. Les yeux fermés, il pouvait décrire chaque objet qu’Emma brandissait et les différentsvêtementsqu’elleportait.Ilavaithâtedeladécouvrirenvrai.Ilneluiparleraitsansdoutepastoutde

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suite,maisildésiraitaumoinslaregarder.Ilenavaitbesoin.Ilnevoulaitenaucuncasladérangeroudébarquerdanssavie,maisilétaitdécidéàs’enapprocherlepluspossible.

L’avion se posa à Paris alors que le soleil se levait. Thomas débarqua dans le hall d’arrivée aumilieudesgensquisesautaientaucou,dansdesriresetdesétreintesémues.Lui,personnenel’attendait.C’est fou comme on se sent plus fragile lorsque l’on est seul. Presque honteux, il se faufila le plusdiscrètementpossible,savietoutentièrecontenuedansunsacdesportauxcouleurspassées.Ilremontal’interminablehalldel’aérogare.Iciaussibeaucoupd’écrans,d’immensespublicitéspourdesparfumsavecdesfemmesàl’expressionhautaineetdeshommesausourireséducteur.Thomasavançaitcommeunzombie.À voir les regards de ceux qu’il croisait, il ne devait pas avoir que la démarche d’unmort-vivant,maisaussilecostume,avecsesvêtementsdéfraîchisetdémodés.Ilportaitlet-shirtgribouilléparKishan:«Don’tfollowme,I’mlost»–nemesuivezpas,jesuisperdu.Soncopainleluiavaitoffertparcequelesgaminsdelavalléelesuivaientsouventensefiantàluialorsqu’ils’étaitégarébiendesfois.Danscetaéroportpourtantultrabalisé,lemessagedut-shirtprenaitunsensencoreplusaigu.MaisplusaucunenfantnesuivaitThomas.Ilcomprittrèsvitequ’ilallaitluifalloirréapprendreàvivrechezlui,àseulementsixheuresdedécalagehoraire,maisàdesannées-lumièred’Ambar.

Lorsqu’il finit par trouver le distributeur de tickets de RER, il resta perplexe devant lamachine.L’hommequi faisait laqueuederrière lui s’impatienta rapidement.Thomasosa luidemander sonaide,maisl’individuleregardaavecméprisetchangeademachine.Unejeunefilleluiproposaalorsuncoupdemain.Thomasn’écoutapasvraimentsesexplications.Illadévisageait.Elleauraitpuêtresafille.

Au milieu de ces gens pressés, fermés, face à ces panneaux abscons, entre ces indicationsésotériques, son voyage lui apparaissait soudain comme une odyssée impossible. Finalement, parcomparaison,rallierlavalléedeKapooràpied,parlesentierdescols,auplusfortdelamousson,aveclerisquedesefairefoudroyer,neluisemblaitplussiinsenséquecela.

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En Inde, Thomas avait l’habitude des villes bondées et embouteillées, mais la capitale françaisenel’étaitpasdelamêmefaçon.Sipeudevélospourtellementdevoituresquinetransportaientqueleurseul conducteur… Et tous ces véhicules qui semblaient sortir directement de l’usine tant ils étaientpropres !Aucun chargementhasardeuxqui dépassait de tous côtés enmenaçant de s’effondrer, pasdegensentassésdansleshabitacles,personnesurletoitdesbus.Àtouslescarrefours,desfeuxtricolores.Chaque file attendait son tour dans un ballet très ordonné. Des trottoirs parfaitement délimités. Peud’enfants et presque pas de personnes âgées,mais unemultitude d’individus quimarchaient dans destenuesternes,lesyeuxrivésàleurstéléphonesportables.Ilsavançaient,ignorantcequilesentourait,neremarquantmêmepaslesimmeublesmajestueuxquibarraientl’horizonetcachaientlesoleil.

Parcequ’ilseperdit,Thomasarrivaaurestaurantavecduretard.Ildemandaaugarçonsiquelqu’unattendait.Leserveur luidésignavaguementune tableaufond.En traversant lasalle,Thomasremarquaqu’ici,lacuisinenesentaitplusgrand-chosemaisqueparcontre,lesgensembaumaientleparfum.Peut-êtreceluidespublicités.

Enlevoyantapprocher,unsolidegaillardselevaetluitenditlamainensouriant.—MonsieurSellac!Tevoilàenfin.Franchement,j’aibiencruquejenetereverraisjamais.Thomasn’avait plus l’habituded’être appelépar sonnom.Franckavait changéphysiquement.Les

deuxhommess’étaientrencontrésenAngola;sonanciencollègues’occupaitalorsdelalogistiquedesmissionshumanitaires.

Ens’installant, lesdeuxhommess’observèrentunmomentsansmêmechercheràsecacher.L’unetl’autresemblaientacceptercetexamencommeuneévaluationnaturelleaprèstoutescesannées.LeregarddeFranckétait toujours là,précis,direct,mais le reste s’étaitunpeuépaissi.Lesboutonsdesabellechemiseétaienttendusauniveaudel’estomac.Ilportaitunegrossemontre.Quelquescheveuxblancsluiéclaircissaientdéjàlestempes.

Lecontrasteentrelesdeuxhommesétaitfrappant.Faceàlui,Thomasparaissaitencoreplusmince,etsapeausiclaireenIndeétaiticiplusquebronzéeetburinée.Thomasétaitsansdouteleplusmalhabillédetoutlerestaurant–certainementdetoutlequartierd’ailleurs–etleverredesavieillemontreétaitfêléetrayé.

—Ladernièrefoisquel’ons’estvus,c’étaitquand?réfléchitFranck.Ilyadixans,surceséismeenAsie?

—Presquedouze.Félicitationspourtonposte.Belleréussite,bienméritée.Commentvonttafemmeettesenfants?Ilsdoiventêtregrandsàprésent.

—Lesenfantsvontbienmaisdemoncouple,ilnerestequ’unepensionalimentaire.—Désolé.—C’estlavie.Jenesaispascommenttuasfaitpourteniraussilongtempssurleterrain.Moi,après

l’Afrique,jen’enpouvaisplus.

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ThomassepenchaversFrancket,surletondelaconfidence,demanda:—Lorsquetuesrevenudemission,as-tueulasensationd’arriverdansunpaysétranger,voirechez

lesdingues?—Complètement. Je les trouvaisdébiles avec leurs soldes, leurs émissionsde télé et leurspetits

problèmes.Laveille, tutebatspouravoirunpeud’eauet lelendemain, tulesvoissemettreengrèvepourdesTicket-Restaurant…J’avaisl’impressiond’êtreunextraterrestre!Endécalagecomplet!Alorsautrainoùestalléenotrejoliecivilisationdepuismonretour,j’imaginelechocquecedoitêtrepourtoi.Maisnet’inquiètepas,çapasse.Maintenant,manouvellecompagnefaitlessoldes,jeregardelesmatchsàlatéléetnousavonsbeaucoupdepetitsproblèmes.Qu’est-cequit’apousséàrentrer?

Thomashésita.—Ilya longtemps,avantdepartir, j’aiaiméune jeune femme.Elle s’appelaitCéline.Nousnous

entendionstrèsbien,maisj’aidûlaquitterpourm’engagersurmapremièremission.—Enviedelarevoir?—Pasaupointderentrer…Maiselleaeuunefilledemoi.Je l’aiappris récemment.C’estpour

cetteenfantquej’aivoulurevenir.—Sacréesurprise…Quelâgealapetite?—Plussipetitequeça:presquevingtans.—Commenta-t-elleréagienapprenantqueturappliquais?—Elle n’est pas au courant. Elle ne sait d’ailleurs sans doutemême pas que j’existe. Je suis au

mieuxuneabsence,aupireunsalaudquilesaabandonnées,elleetsamère.Legarçonarrivapourprendrelacommande.—Vousavezchoisi?Franckréponditsanshésiter:—Untartare,avecbeaucoupdecâpres,s’ilvousplaît.Thomasn’avaitmêmepasouvertlacarte.—Mettez-endeux.—Etlaboisson?—Unebouteilledevotreexcellentcahors,demandaFranck.—Çamarche!Thomassemitàrire.—Ça doit faire huit ans que je n’aimangé ni câpres, ni viande crue, encoremoins en buvant un

cahors…Franckesquissaunsourireetabordalevraisujetdeleurentrevue:—Àproposdecequetum’asdemandé,jen’aipasdetrèsbonnesnouvelles.Jeteprometsquej’ai

cherché,j’aitéléphonéàtoutmoncarnetd’adresses,maislespostessontrares.Ilsembauchentdemoinsen moins, surtout en milieu hospitalier. Pourquoi ne rejoindrais-tu pas l’équipe d’une ONG ? Tonexpérienceseraittrèsutilepourpréparerlesopérations.Etilyadelademande…

—Tun’asriendansmarégion?—Riend’acceptable.Etpuisjeneteconseillepasd’aller t’enterrer là-bas.Mêmesi tuesrevenu

pourtafille,tudoisaussipenseràtonavenir.Onnetravailleplusdanslasantécommeavanttondépart.Danscesecteur-làaussi,lesgestionnairesontprislepassurlesidéalistes…

—Jevois.Lessoldes,lesmatchsàlatéléetlespetitsproblèmes…—Jeneplaisantepas,monvieux.—Qu’entends-tuprécisémentpar«riend’acceptable»?—Franchement,çanevautmêmepaslapeined’enparler.Laisse-moit’arrangerunrendez-vousavec

uncopainauministère,ilconnaîttoutlemonde.—Lepostequetumeconseillesdefuir,ilestaumoinsdanslecoinoùjecherche?

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—Ilmesemble,oui,maisvraiment…—Alorsjeprends.—Tunesaismêmepasdequoiils’agit!—Pourmoi,lalocalisationestplusimportantequelejob.— Je n’ai même pas apporté la fiche tellement c’est nul. Je crois que c’est une résidence pour

séniors,untrucminuscule.Tuvascrever.—Silasituationestbonne,c’estparfaitpourmoi.Engrognant,Franckdégaina son téléphone et se connecta àun serveurprofessionnel.Enquelques

secondes,ilaffichaledescriptifdupostequ’ilprésentaàThomas.—Regardetoi-même.Maisnefaispasl’idiot,jepeuxtetrouverdixfoismieuxqueça…« Directeur de résidence pour séniors, gestion mixte, personnel permanent hors cadre : 1. Six

résidents.Grandappartementdefonction.Posteàpourvoirimmédiatement.»—Ya-t-ilmoyendevérifieroùc’estsitué?—Cliquesurl’ongletàdroite.Envoyantlerésultat,Thomasn’hésitapasuneseconde.—C’estidéal,Franck.Mercibeaucoup.Tunepeuxpassavoiràquelpointçam’aide.—Quandtuteserasrenducomptedetonerreur,fais-moisigne.Toutescesannéessurleterrainpour

finirdanscetroupaumé…Qu’est-cequetuvasfoutrelà-bas?—Voirsiledestinveutencoredemoi.

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LedernieràavoircoupélescheveuxdeThomass’appelaitMarish,unvieilhommemyopeàquiledocteur avait en plus diagnostiqué une variante de la maladie de Parkinson. Ses mains tremblaientbeaucoupmais il avait tenuà« coiffer» le toubibpour le remercierde ses soins. Il s’était servidesciseauxrouillésqu’ilutilisaitaussipourviderlesvolailles.LerésultatavaitbeaucoupamuséKishan,quiluiavaitproposéd’égaliseràlaflamme.

Cematin,Thomasavaitpoussélaportedupremiersalonqu’ilavaittrouvéàlasortiedelagare,etdont la devanture proclamait fièrement : «Visagiste et haute coiffuremixte ». Il en avait eumal auxtympansàforced’entendrelecoiffeurpestercontre«l’épouvantablesabotagecapillaire»perpétrépar«celuiquil’avaitmassacréavantqueluinelesauve»–letoutpourl’équivalentdedixmoisdesalaired’unouvrierindien.

La rentrée des classes avait eu lieu quelques jours auparavant et avec ses habits neufs – jean,chaussures, polo et blouson –, Thomas se sentait comme les écoliers croisés en ville. Chacun desélémentsdesapanoplielegrattait,cequiluidonnaitunedémarcheréellementsurprenante.Enobservantles enfants, il avait remarqué que les très jeunes ployaient sous le poids de cartables bien remplisdépassantlargementleursépaules,alorsquelesplusgrands,dontbeaucoupavaientlescheveuxdresséssurlatêtegrâceàunesortedecolle,neportaientquedespetitssacsàdossouventmaculésd’inscriptionsétranges.Àcroirequemoinsilsétaientcapablesdeporter,plusonleschargeait.

ThomasfutsoulagédetrouverlaruedelaLibertésanstropdedifficultés.Maislorsqu’ils’aperçutqu’ilétaitaupieddunuméro27alorsquelefoyersesituaitaunuméro371,ilsemitenroutesanstarder.

Larues’étiraitversl’ouest,s’éloignantducentre-villepours’aventurerbienau-delàdesfaubourgs,traversant des résidences excentrées, longeant un stade pour continuer entre des hangars, quelquesmagasins de dépôt-vente et des ateliers demécanique. Le docteur fut surpris en découvrant plusieursanciennes usines transformées en lieux de stockage pour particuliers. Il fallait vraiment que cemondedébordedebiensmatérielspourquelesgenssoientobligésdelouerdesboxpourlesentreposerhorsdechezeux.

PlusThomas progressait,moins il rencontrait âme qui vive.Depuismaintenant un bonmoment, iln’avaitcroisépersonne,àpartunchatetunvieuxcartonpousséparlevent.

«Ilsnesontpasprèsdesesauveràpied,lesseniors…»,sedit-il.Auloin,au-dessusdesbâtimentsindustriels,quelquesmontsboiséssedécoupaientàl’horizon,mais

riendecomparableaveclesreliefsescarpésetaridesdudistrictdeKupwara.LorsqueThomasarrivaenfinaunuméro371,ileutundoute.Ilvérifial’adressesursondocument.Le

fait que le foyer soit installé entre un garage automobile flanqué d’une casse et une usine visiblementabandonnée n’était pas le plus surprenant. Ce qui interpella Thomas, ce furent les couleurs vives etl’immensenounoursausourireréjouipeintsurlafaçadedelarésidencepourséniors.L’apparenceetladécoration du bâtiment lui paraissaient incongrues. Thomas gagna la porte principale et sonna. Une

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femmevintrapidement luiouvrir.Elleétaitsansdouteplus jeunequelui,dotéed’uncharmecertainetd’uneattitudevolontaire.Sonsourirecourtoisdissimulaitmall’appréhensionquesonregardtrahissait.

—Bonjour,monsieur.—Bonjour,jesuisThomasSellac,lenouveaudirecteur.—Bienvenue,jesuisPaulineChoplin,l’infirmièrerésidente.Lajeunefemmejetauncoupd’œildanslarueetdemanda:—Oùestvotrevoiture?—Jesuisvenuàpied.—Ducentre-ville?—Oui.—Vousauriezdûappeler,jeseraisvenuevouschercher.Çafaitloin…—Jen’aipasdeportable.MlleChoplinneparvintpasàmasquersasurprise.L’hommequisetenaitdevantelleavecunblouson

tellementneufquel’étiquetteétaitencoreagraféeàlamancheétaitauminimumuncassocial,aupireuntueurensériequiallaitlaprendreenotage,elleettouslesrésidents.

—Entrez,jevousenprie,fit-ellecependantpoliment.—Jesaisquej’arriveavecdeuxheuresd’avance,maisjemesuisditquemonprédécesseurserait

contentdegagnerdutemps.—C’esttrèsaimableàvousmaisilestpartilemoisdernier,àlaminuteoùsonpréaviss’achevait.—Maisalors…—Noussommesseulsdepuisetdevinezquoi?Nousavonssurvécu.Pourêtrefranche,jen’espérais

mêmepasvoirarriverunremplaçantsirapidement.Thomassefigeaendécouvrantlehalldel’établissement.Encoredesnounourspeintspartout,avecen

prime des ballons multicolores, des petites fleurs qui sourient et des lapins qui dansent. Du sol auplafond.UneavalanchedecouleurséclatantescapablesdefairepasserlesruesdeBombaypourundécormonochromeetdéprimant.

PaulineChoplins’inquiéta:—J’espèrequevousn’êtespasallergiqueauxdécorsenfantins…—Aucunantécédent.Vousavezpeinttoutçaparcequ’onditquelesgensâgésretombentenenfance?—Nousavonssimplementrécupéréleslocauxdel’anciennecrèchedel’usined’àcôtélorsqu’ellea

fermé.Vousverrez,audébut,onesttentédemettredeslunettesdesoleilpournepasdevenirdaltonien,maisaprèsons’habitue.Etpuiscrècheoumaisonderetraite,quelledifférence?Lespensionnairesfontlasiesteetportentsouventdescouches!

L’infirmièreéclataderiremais,s’apercevantquesonnouveaupatronnesouriaitpas,repritvitesonsérieux.

—Jevaisvousmontrervotrebureau.Votreappartementdefonctionestau-dessus.Vousn’avezquecesaccommebagage?

—Oui.Percevantànouveaul’étonnementchezlajeunefemme,Thomass’empressad’ajouter:—Lerestearriveraplustard.Danslebureau,Thomasdécouvritunepilededossiersetdeparapheursposésbienenévidence,deux

armoires remplies d’archives et, sur le panneau de liège qui occupait la moitié du mur, uneimpressionnantecollectiondenotesdeservice.Ilremarquatoutdesuitel’ordinateuretl’imprimante.Ilallaitenavoirbesoin.

—Ceposteest-ilconnectéàInternet?L’infirmièrefutunpeudéroutéeparlaquestionmaisacquiesçacommesiderienn’était.Ledocteur

passaquelquesnotesenrevue.Toutcepapiergâchéetceformalismelelaissaientperplexe.

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—Votre prédécesseur était fan de « petites notes », précisa la jeune femme. Il en rédigeait pourtout…

—Jevois.Ildoityavoirunnompourcetypedepathologie…— C’était probablement un bon gestionnaire. Mais sur le plan humain… Trois ans après, il se

trompaitencoresurlenomdesrésidents.—Ilssontaunombredesix,c’estça?—Cinq.MmeBerzha nous a quittés, paisiblement, dans son sommeil.Nos effectifs se composent

doncaujourd’huidetroisfemmesetdeuxhommes.Desoixanteetonzeàquatre-vingt-huitans.Puis-jemepermettreunequestion?

Voilà bien longtemps qu’une femme n’avait pas regardé Thomas aussi franchement dans les yeux.Troublé,ilsereplongeadanslanotesurleremplissagedesdistributeursdesavonliquide.

—Jevousenprie.—Pourquoiavez-vouschoisiceposte?—J’aidelafamilledanslarégion.Pouréviterd’êtrequestionnédavantage,Thomasfitminedes’intéresseràunmémosurlevolumede

painàdistribuer.—Quis’occupedesrepas?—Lamunicipalitéleslivredeuxfoisparjour.Maisc’estmoiquipréparelepetit-déjeuner.—Certainsrésidentsdemandent-ilsdessoinsparticuliers?—Ilssontrelativementautonomes.Troisd’entreeuxbénéficientd’unsuivi.Jevousprésenteraileurs

dossierssivouslesouhaitez.Vousêteslepremieràvoussoucierdeleurssoins…—Jefaissansdouteunassezpiètregestionnaire,maisjesuismédecindeformation.—Dansquellespécialité?—Lescausesperduesauboutdumonde.La jeune femme éclata de rire. C’était la seconde fois qu’elle le faisait depuis que Thomas était

arrivé,etilappréciaitdéjàlaspontanéitéetl’énergiequisedégageaientdesacollègue.—Docteur,jevousfaisvisiter?

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SelonlesnormespratiquéesàAmbar,l’appartementdefonctionétaitassezvastepourlogerKishan,sa femme, ses trois enfants, ses parents, ses beaux-parents et même quelques oncles. Thomas jeta unrapidecoupd’œilàsonnouveaulogementetabandonnasonsacdansl’entrée.

—Lesrésidentsnemontentjamaisàcetétage.Vousyserezchezvous.Ilyamêmeunaccèsdirectversl’extérieursivouslesouhaitez,parl’escalierauboutducouloir.

—Etlà,qu’est-cequec’est?—Unautrelogement,pluspetit.Ilsertderéserve.Onyentreposedesmeubles.Certainsdatentdela

crèche.—Larésidencesembleconfortable.—Vous trouvez ? Tant mieux. Votre prédécesseur la jugeait exiguë et vieillotte…Ce foyer pour

personnes âgées était à l’origine une expérience pilote gérée par la caisse d’assurancemaladie et lamunicipalité.Àlafermeturedel’usine,lavillearachetélesmurspourtransformerlacrèche.L’idéeétaitbonne:peuderésidentsdansuncadreplusfamilial.Maislacaisses’estpeuàpeudésengagéeetilsontfinipardemanderauxpensionnairesdemettrelamainàlapoche.

Thomas s’approcha d’une des fenêtres qui donnait vers l’arrière du bâtiment et s’étonna enapercevantlevasteespace.

—C’estunjardin?—Un ancien verger qui s’étend jusqu’à la rivière qui passe au pied du grand saule, là-bas. La

Renonce,pleinedetruitesàcequ’ilparaît.Jevousemmèneraivoir,sivousvoulez.—Pourquoipas?Depuiscombiendetempstravaillez-vousici?— Depuis l’ouverture, un peu plus de trois ans. Avant j’étais en hôpital, mais les rythmes et

l’ambiancedevenaienttroptendus.Etpuisjevoulaispouvoirm’occuperdemonpetitgarçon.Aumomentoùsonpèrenousaquittés,j’aichangépourprendreceposte.

Deuxmoisplustôt,Thomasauraitécoutél’histoiredupèrelaissantsafemmeetsonenfantcommeunbanalfaitdesociété.Ilressentaitlasituationdifféremmentaujourd’hui.

—Quelâgeavotrefils?—Bientôthuitans.Parhabitude,Thomasfaillitdemanders’ilétaitenbonnesanté,maisils’abstint.Ilenchaîna:—Lesrésidentssavent-ilsqu’unnouveaudirecteurestnommé?—Vousplaisantez?Évidemmentqu’ilslesavent!Àlasecondeoùvousêtesentré,jesuiscertaine

qu’ilsvousontépié.Vousverrezqu’ilsontparfoisuncôtétrèsenfantin,quej’aimebiend’ailleurs.—Ilsm’ontépié?Sérieusement?— Bien sûr. Pour être franche, ils n’ont jamais apprécié votre prédécesseur. L’hiver dernier,

M.Lanzacaeulagrippeetilneselevaitquepouressayerdeluirefilersacrève.Ilafiniparréussir!—Charmant.Etvous,quepensiez-vousdel’anciendirecteur?

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—Jepeuxêtrehonnête?—C’estunebonnebasesinousdevonstravaillerensemble.Quelquechosed’imperceptiblesemodifiadansl’attitudedelajeunefemme.—Iln’étaitpastrop…Ellehésitapuis,s’apercevantqueThomasattendaitsaréponse,lâcha:—C’étaitunpetitbureaucratecarriéristequin’avaitrienàfairedanslesocial.Cetypen’ajamais

travailléquepourlui.Ayantrendusonverdict,Paulinerepritaussitôtsonairavenant.—Descendons,jevaisvousprésenterlesrésidents.

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PaulineChoplinentraînaledocteurjusqu’àlasallecommune.Lesmursétaientbariolésdeserpentinsmulticoloresetdepetitsanimauxauxformesrondessansaucundoutefascinantspourlesmoinsdecinqans.D’ungeste, elle invitaThomasà faire silenceavec lamine réjouied’unegaminequiprépareunebonneblague.Élevantunpeulavoix,elledéclara:

—Etmaintenant,monsieurledirecteur,voulez-vousquej’aillecherchernospensionnaires?Thomaslaregardasansbiencomprendre.Elleluiglissaàvoixbasse:—Là,vousêtescensédire«avecplaisir»ou«toutàfaitd’accord».Ilacquiesça,pritunevoixgraveetlançaavecforce:—Toutàfaitd’accord!L’infirmièreluifitsignedetendrel’oreille.Unbruitdeportequis’ouvre,puisunsecond.Trèsvite,

unepremièresilhouetteapparutentrottinant.Unepetitedamevoûtéeauxcheveuxd’unblancimmaculéfranchitleseuildelasallecommesiellepassaitlaligned’arrivéed’unecourseauralenti.Elles’avançaendévisageant lenouvelarrivant.Sesyeuxétaientclairsetsonregardd’unevivacitébienplusgrandequecelledesoncorps.Elleluitenditlamain.

—Bonjour,monsieur,jem’appelleFrançoiseQuenon.Voussavez,cettenuit,jemesuisréveilléeà2h22,puisà4h44et5h55;vousêtesarrivéà9h09…

Un deuxième pensionnaire déboula aussi vite qu’un vieuxmonsieur peut le faire, passa devant lapetitedameetserravigoureusementlamaindudocteur.

—FrancisLanzac.Mesamism’appellent«Colonel».Faitespasattention,docteur, elleest folle.Ellevoitdessignessurnaturelspartout.Avecseshistoiresd’heuresàlanoix,ellevavousannoncerquevousêtesl’antéchristetquevousvenezpournousprendrenosâmesetnosbiscuitsaucitron.

Lapetitemamieprotesta:—Tais-toiFrancis,j’étaislàlapremière.C’estpasl’antéchrist!—C’estquialors,avectesheuresdetimbrée?Laréincarnationd’unradio-réveil?Undeuxièmehomme,trèsdigneets’appuyantsurunecanne,arrivaavecdeuxautresfemmes.Thomas

se retrouvabientôt encerclépar lapetite troupedes résidents, qui se comportaient commedes enfantsautourduPèreNoëldel’écolematernelle.Lesinstallerdansunecrèchen’étaitpeut-êtrepassidécaléquecela.

— Il est très jeune, et quelles épaules…, commenta une dame aux cheveux vaguement bleusparfaitementmisenplis.

—Ilestbeaucoupplusbeauquenotreprécédentdirecteur,approuvalatroisième.—Fautdirequ’onpartaitdeloinavecl’autre!ironisaFrancis.Lemonsieuràlacannes’approchaets’inclinacérémonieusementdevantledocteur:—Jevoussalue.J’aiunfilsdevotreâge.Ilvientmevoirunefoisparanavecsafemme,quin’est

jamaislamêmed’unefoissurl’autre.Oualorsjenelareconnaispas.

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L’infirmièreintervint:—Laissezmonsieurledirecteurrespirer.Sitoutlemondeestd’accord,jeprépareunetisaneoudu

thé,ons’assoitautourdelatableetchacunseprésentedanslecalme.—Duthé?Jevaisencorefairepipitoutelanuit!déclaraChantal,ladameauxcheveuxbleus.—Sionsortlesbiscuitsaucitron,Jean-Micheln’yapasdroitaujourd’huiparcequ’ilenaprisdeux

hier!protestaHélène,latroisième.Appuyé sur sa canne tel un aristocrate posant pour son portrait officiel, l’accusé s’inclina vers le

docteur:— Ne pourrait-on considérer que votre arrivée remet tous les compteurs à zéro ? Une sorte

d’amnistie.Ainsi,jepourraisendéguster.—Ilssontsibonsqueça,cesbiscuits?Lescinqrésidentseurentunsoupirunanime.—C’estPaulinequilesfait,précisaFrancis.Etc’estuniquementàcaused’euxqu’onnecherchepas

às’enfuir!—Tantquejenelesaipasgoûtés,jenesaispascequejeperds,alorspouraujourd’hui,jevousfais

cadeaudumien.—C’estgentil,maiscen’estpasuneraisonpourqueJean-Michelenmangeplus!protestaChantal.

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7

Thomasavaitdéjàétédévisagépardesgens,etsoustouteslescoutures,notammentparlesenfantsd’Ambarlapremièrefoisqu’ilétaitarrivéauvillage.C’estd’ailleursàcetteoccasionqu’ilavaitapprissapremièrephrase enhindi : «Tabraguette est ouverte. »Les adultes s’étaientmontrésplusdiscretsmais les petits ne s’étaient pas gênés pour venir se planter sous son nez en l’épluchant de la tête auxpieds.C’étaitexactementcequiluiarrivaitàprésent.

Paulinecommençalesprésentations:—VoiciFrançoise,notrebenjamine…Francislacoupa:— Poil à la babine. Excusez-moi, mais on pourrait peut-être lui épargner le catalogue des vieux

croûtonsetdeleursanalysesmédicales.Vousluiavezditqu’ilauraitnosdossiers.Parcontre,nous,onn’aurapasdefichesurlui.Alors,docteur,pouvons-nousvousposerdesquestions?

—Jevousenprie.Chantalselançalapremière:—Vousêtesdrôlementbronzé,oùétiez-vousenvacances?—Jenerevienspasdecongésmaisd’Inde,oùjetravaillais.—C’estquoivotretravail?—Jesoignaisdesgens.Jesuismédecin.Francisouvritdegrandsyeux.—VousviviezavecdesIndiens?—Depuishuitans.—Vousétiezdansuneréserve?demandaChantal.Vousaviezunarcetvousmangiezdubison?—Jen’étaispaschezlesIndiensd’Amérique,maischezleshabitantsdel’Inde.Lepaysdespetits

cochons.—Pourquoidiableavez-vousvécuhuitansavecdescochonsd’Inde?s’étonnaHélène.—C’étaitsimplementuneréférence,pourvousaideràsituer.Jevivaisdansunevalléeisoléedusud

duCachemire,toutprèsdelafrontièrepakistanaise.—Lespullsencachemiredoiventêtredrôlementmoinscherslà-bas…—Vousavezdéjàmangéduchat?questionnaChantal.—LesIndiensnemangentpasdechat.—CesontlesEsquimauxquibouffentleschats!s’exclamaJean-Michel.—LesEsquimauxnemangentpasleschatsnonplus,précisaledocteur.Il croisa le regard de Pauline, qui s’amusait visiblement beaucoup de la tournure que prenait la

conversation.Hélènedemanda:—Est-cequevousaccepterezqueThéocontinueàvenirnousvoir?—QuiestThéo?

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—LefilsdePauline.Ilestadorable,onl’aideàfairesesdevoirsetiljoueavecnous.L’infirmièreintervint,unpeugênée:—L’anciendirecteurmelaissaitl’amenerparcequecelamepermettaitderesterpluslongtemps…—Sitoutlemondeapprécie,jenevoispaspourquoiilfaudraitchanger.Francisdemandasoudain:—Vousavezdéjàfaitl’amouràtrois?LesquatrefemmesprotestèrentavecvéhémenceetJean-Michellevalesyeuxauciel.—Excusez-le,monsieurledirecteur,c’estuncochon!—Etpasuncochond’Indecommeceuxavecquivousavezvécuhuitans,précisaHélène.—Docteur, ne répondez pas, cela ne regarde personne !Vous faites ce que vous voulez avec les

Indiensdansleurstipis.Alorsque chacunpartait dansune sortededéliredontmêmePauline avait perdu le fil,Françoise

demandad’unevoixtrèscalme:—Etsinon,docteur,avez-vousdesenfants?

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Étrangepremièresoirée.Une fois lesplateaux-repas livrésetdistribués,Paulineétait rentréechezelle. En refermant la grande porte derrière l’infirmière, Thomas avait soudain éprouvé une vilainesensation:unevraiesolitude.Ilnesesouvenaitpasdel’avoirjamaisressentieàcepoint.

Lespensionnairesétaientchacundans leurschambresetn’enressortiraientque le lendemainmatinpour lepetit-déjeuner.Thomasarpentait lecouloirdurez-de-chaussée.Àtravers lesportesfermées, ilécoutait. Jean-Michel regardait un jeu télévisédont il tentait dedeviner les réponses en les annonçantplus vite que les candidats.Différents bruits rythmaient le jeu – une cloche, un klaxon de tacot et unsifflet,letoutaumilieud’applaudissementstropnourrispourêtresincères.Thomasnecomprenaitmêmepas les questions, qui tournaient toutes autour de gens apparemment célèbres dont il n’avait jamaisentenduparler.Hélènesefaisaitlaconversationtouteseule.Elleriait,ellemurmurait.Parmoments,onaurait même dit qu’elle complotait. Francis zappait entre plusieurs séries américaines aux musiquestonitruantes.Lemélangesonoredonnaitunrésultatsurprenant.Lafusiondesintriguessemblaitmettreenscèneunsoldatd’élitequimitraillaitpartoutpourtenterd’aiderunefemmeàaccoucherpendantqu’ellerendaitsonverdictdansuneaffaired’adultèreentreundauphinmagiqueetunfrigoauxparoisrempliesde cocaïne. Pas évident de déterminer qui étaient les gentils et les méchants… Chantal suivait unconcours de chant et tentait avec enthousiasme d’en interpréter les tubes en même temps que lesconcurrents.Ellenerisquaitpasdegagner.Àl’évidence,enplusdechanterfaux,elleneconnaissaitpaslesparolesetnemaîtrisaitpasl’anglais.Ellebeuglaitcequ’ellemangeait :duyaourt.Lerésultatétaitobjectivementépouvantable.Àl’autreextrémitéducouloir,lachambredeFrançoiseétaitsilencieuse.Sepouvait-ilqu’elledormedéjà?

Sur la pointedespieds,Thomasmonta à l’étage. Il entra chez lui. «Chez lui » : unenotion touterelativepourluiquiavaitchangétantdefoisd’adresseetseretrouvaiticisansl’avoirvraimentchoisi.Ilavait réparti ses affaires dans l’appartement, mais il possédait si peu que ses objets personnelsparaissaient perdus dans l’immense espace qui lui était attribué. Il faut dire qu’à Ambar, ses bienstenaienttoussuruneétagèreetsesvêtementssurquelquescintressuspendusàunecordetendue.Paruneétrangeironiedusort, leseulobjetqu’ilait toujoursgardéd’unemissionà l’autreétaitunetroussedecouleurgrisequ’il avait empruntée autrefois àCéline et jamais rendue. Il y rangeait ses stylos encoreaujourd’hui.Uniquereliquedesaseulehistoiresérieuse.Unetrousse,mêmepasmédicale.Etunefille.

Il passa de pièce en pièce, s’arrêta devant un poster représentant un chalet suisse laissé par sonprédécesseur.Ilyavaitbiendestracesd’autressous-verres,maistousavaientétéretirés.L’autreavaitsansdoutedesphotos.Peut-êtresafamille,safemme,sesenfantsoudesamis.Dessouvenirs.Thomasn’avaitrienàaccrocheraumur.Iln’avaitdesonhistoirequecedontilsesouvenaitetcesoir,personnepourlespartageroulesluirappeler.Sasœurconservaitsansdoutedesclichésdeleursjeunesannées,maiselleneluiparlaitplus.Elleneluiavaitjamaispardonnédenepasêtrerentrépourlesobsèquesde

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leursparents,mortsdansunaccidentdevoituredixansplustôt.Elleavaittoujoursrefusédecroirequelesmessagesenvoyésàsonfrèreétaientarrivésavecdeuxmoisderetard.Pourtant,c’étaitlavérité.

Thomas avait bien pensé afficher les photos d’Emma,mais il tenait trop à ces feuilles pour leurinfligerneserait-cequ’untroudepunaiseouunetracederubanadhésif.EtpuisPaulinepourraitlesvoiretposerdesquestions.

Alors, il s’assit devant son plateau presque froid.Des petites portions rectangulaires posées dansleursbarquettes.Desplats indéfinissables.Lasauceavaitcertainementétédoséeparun robot.Entrée,plat,dessert,unpetitpain,uneminusculebouteilledevinetunebouteilled’eau.Rienneluifaisaitenvie.Là, tout de suite, ce qu’il aurait voulu, c’est être mal assis face à Kishan, en train de manger lespréparationsdesafemmedontiln’arrivaitmêmepasàdevinerlacompositionouàprononcerlesnoms.Pourquoiavait-ilquittéleseulendroitoùils’étaitjamaissentichezlui?Quelleviemènerait-ilsiunerencontre fortuite ne l’avait pas renvoyé à son passé et à l’enfant qu’il avait fait à Céline sans s’endouter ? Trop tard pour l’imaginer. Désormais, Thomas savait. Et ce soir, il avait quelque chose àvérifier.

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9

LorsqueThomasquitta le foyer, lanuitétait tombée.Aumêmeinstant,dans lavalléed’Ambar, leshabitants devaient dormir profondément tandis qu’à quelques heures de l’aube, les chiens sauvagesrôdaientsansdouteautourdelacabanedespoulesoudel’abrideschèvres.

Ici,lesgensrentraientchezeuxpourdîner.Certainsrapportaientdupainfrais.Àlaquantitéachetée,onpouvaitendéduirecombiendeconvivesseraientprésentsàtable.Unedameserraittroisbaguettes,unvieuxmonsieur n’en tenait qu’une demie, pendant qu’un autre homme plus jeune avait déjà attaqué lecroûtondesoncampagnetiède.Tantdeviesdifférentes.

Endescendantdubusquil’avaittransportédel’autrecôtédelaville,Thomashumal’air.Ici,pasdepoussière soulevée par le vent,mais une entêtante odeur de gaz d’échappement. Il se trouvait au piedd’une tour d’au moins dix étages devant laquelle des jeunes discutaient, assis sur les marches. Ilsposèrentsur lui lemêmeregardqueceuxdesvillageséloignés lorsqu’ilsvousvoientarriversur leursterressansvousconnaître.

S’ilavaitbiencomprisleplanduquartier,ildevaitd’abordtraverserl’ensembled’immeublespourrejoindreunezonerésidentiellesituéeau-delà.

GrâceàsonordinateurconnectéàInternet,ilneluiavaitpasfallulongtempspourvérifierl’adressedecellequiavaitétésapetiteamie.Thomasavaitmêmeétéstupéfaitdelafacilitéaveclaquelleilétaitpossiblededénicherdesinformationspersonnellessurn’importequi.Entrelesmoteursderechercheetles informations ouphotos que tout lemonde étalait sur des réseaux sociaux, la vie était demoins enmoinsprivée.Enmoinsd’uneheure,sanss’yconnaître,ilavaitdécouvertqueCélines’étaitmariéesixansaprèssondépart,dansunesuperberobe,etqu’ellerésidaitbienàl’adressequeKishanavaitobtenue.Combien de temps après son départ Céline avait-elle rencontré celui qui était devenu son mari ?Impossibledelesavoir.Emmaavait-elleeuconsciencedenepasavoirdepapa,oubienavait-elleconnucethommedepuisaussiloinquesamémoireremontait?Paslamoindreidée.Parcontre,ledocteuravaitapprisqu’Emmasuivaitmaintenantsasecondeannéed’étudesdansuneécoled’infirmièresdelaville.

Aprèsavoirdépassé les tours et traverséune largeavenue,Thomas se retrouvadansun tout autredécor. Des petites rues, des pavillons parfois anciens comme celui dans lequel il avait grandi. Desjardins bien clôturés, souvent deux voitures garées dans l’allée, des lueurs de télés allumées. Dessilhouettes aperçues à travers les fenêtres s’affairaient. Certaines familles étaient déjà à table. Dansplusieursmaisons,Thomasentrevitdesjeunesoccupésàfaireleursdevoirs.

Ilpoursuivitsaroute,vérifiantsonplanetobservantfurtivementcesviesquiauraientpudevenirlasiennes’iln’avaitpasfaitlechoixdepartir.Cesgensdontilcaptaitdesbribesdequotidienavaientdû,euxaussi,prendredescheminstortueuxpourfinirparexisterici,cesoir.

LorsqueThomasarrivadans la ruedeCéline, ilsesentitoppressé.Son idéedevenirvoiroùellevivaitavecsafilleluiparaissaitsoudainmoinspertinente.Ilnesavaitpasexactementcequ’ilpouvaits’attendre à trouver, mais les sentiments qu’il allait affronter se précisaient. Il les voyait approcher,

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semblablesàderedoutablescavaliersvenantdulointainenfaisanttournoyerleursépées.Ilcommençaitàcraindre pour sa tête. Pas question de rebrousser chemin pour autant. Emma serait peut-être là. Ill’espérait. Allait-il l’apercevoir aussi bien que la jeune fille dans unemaison de la rue voisine, quidansaitdanssachambreavecuncasquesurlesoreilles?

Ilsesentaitcommeun intrus,commeunvoyeur.Pourtant,c’était l’espoirdecemomentqui l’avaitpousséàquitterAmbar.Ilapprochadel’adresseenégrenantlesnumérossurlesgrillescommeuncompteàrebours.Luiquiavaitl’habitudedemarcherétaitessoufflé.Numéro17.CélineetEmmavivaientau23.Était-celagrandebâtissed’architecteaveclebeaubalconqu’ilapercevaitdéjà?Lorsqu’ilpassadevantle 19, un chien se jeta contre la barrière en jappant. Thomas fit un bond jusqu’au milieu de la rue,heureusementdéserte.S’ilsavaientététémoinsdesapanique,lesenfantsduvillageauraientencorebienri.Ils’imaginauneautrescène.Ets’ils’étaitfaitrenverserparunevoiture?Céline,alertéeparlebruit,seraitsortieetauraitdécouvertsoncorpsinertesurlachaussée.L’aurait-elleseulementreconnu?Emmaserait-ellesortieaussi?Célineluiaurait-ellerévélél’identitédelavictimedontlecorpsgisaitdevantelles?

Thomas essaya de reprendre ses esprits. Sansmême s’en rendre compte, il se retrouva devant lamaison.Cen’étaitpas lamaisonmoderne,maisunmodestepavillondeplain-pied,avecungarageensous-sol.Surlaboîteauxlettres,uneétiquette:«MmeetM.Lavergneetleursenfants».CélineetEmmaportaientunautrenomquelesienparcequ’iln’avaitpassuleurenfairecadeau.«Leursenfants».Emmaauraitdoncdesfrèresetsœurs?L’espritenébullition,Thomasobserval’habitation.Deuxpiècesétaientéclairées. Des voilages assez fins laissaient deviner un salon dont on apercevait une bibliothèquemodulaireetuneénormeplantetropicaleàlargesfeuilles.ThomassesouvintsoudainqueCélineavaittoujours fait preuve d’une fascination pour les palmiers. Dans la cuisine, il n’entrevoyait que desplacardshauts.Laportedelamaisons’ouvrit,unhommesortit.Plutôtgrand, il lançavers l’intérieur :«Jem’enoccupe!»

Thomass’éloigna,l’airderien.Ilentenditunroulement,seretournadiscrètementetaperçutl’homme–certainementM.Lavergne–quitiraituncontaineràroulettesd’orduresménagèresjusquesurletrottoir.Àpeinel’individueut-iltournélestalonsqueThomasrevintsursespas.Pournepasattirerl’attention,ilévitaderesterplantédevantlamaisonetmultiplialespassages.Depuisletrottoird’enface,ilavaitunevueplusgénérale.Ildistinguaitdeuxsilhouettes.CelledeM.Lavergneetuneautre,pluspetite,avecunecoiffurebouclée.Céline.Mêmesisescheveuxétaientpluscourtsqu’au tempsoù ilsétaientensemble,c’étaitbienelle.Enlavoyantbougerenombrechinoise,illareconnaissait.Lamêmeénergie,lemêmecôté sautillant. Il passait et repassait, évitant les maisons avec les chiens. À chaque fois, comme unmoissonneur,ilglanaitdesinformations.Ellesétaientsinombreusesqu’ilétaitincapabledelesanalysersur le moment. Il se contenta d’essayer de les enregistrer. Aucun signe d’Emma ou d’autres enfants.Célineétaitdanslacuisine.S’iln’étaitpasparti,s’iln’avaitpaschoisidetoutquitterpourallersoignerlesoubliésdecemonde,c’estsansdoute luiquiauraitsorti lapoubelle.C’estcertainement luiquiseseraitapprochédeCélinepar-derrièrepourl’enlacercommeM.Lavergneétaitentraindelefaire.

Toutàcoup,ladernièrevraieconversationqu’ilavaiteueavecCélineluirevintenmémoire.ElleluiavaitconseillédefinirsoncursusmédicalenFrance.Était-ceunsimpleavis,oubienunedemandequ’iln’avait pas su entendre ? Il avait réponduqu’il serait plus utile sur le terrain, enAfrique, auMoyen-Orient ou ailleurs, et qu’il passerait son diplôme par équivalence à la première occasion. Il préféraitrépondreàuneurgencequede se soucierde sonconfortdans les études.C’estmêmecertainementcejour-là qu’il lui avait emprunté la trousse qu’il utilisait toujours. Savait-elle alors qu’elle attendait unenfantdelui?

Accaparéparl’observationdelaseulefemmequiavaitétéautrechosequ’uneaventuredanssavie,Thomas ne se préoccupa plus ni des chiens ni des voisins. Il la regardait de toutes ses forces. Elles’affairait,cuisinant,ouvrantdesplacards,posantunplatouunecasserolesurlatable.Ellesetenaitlà,à

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quelques dizaines demètres de lui, à portée de voix, ne soupçonnant même pas sa présence. Il étaitcommelefantômed’unpasséqu’elleavaitpeut-êtresurmonté.Thomasespéraitsincèrementqu’elleavaitsudépasser sonabsencepour seconstruireet trouver lebonheur.À lavoirce soir,onpouvaitpenserqu’elle y était parvenue et vivait heureuse. Mais l’expérience avait appris à Thomas qu’au-delà del’apparenced’uninstantsecacheparfoisladouleurd’unevie.Derrièrechaquefemme,chaquehomme,sedissimuleunehistoirequ’uneimpressionsurlevifnepeutjamaisrésumer.Célineétaitvivante,mèreetfemme,apparemmentheureusedanssoncouple.Qu’avait-elledûaffronterpours’ensortir?Thomassesentait seul, perdu, rongé par la culpabilité. Il s’était imaginé bouffé par les chiens, mais c’étaientfinalementlesremordsquiledévoraient.

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10

—Vous avez l’air fatigué. Sûrement le décalage horaire.Voulez-vous que l’on remette le dernierentretienàdemain?

—Non,Pauline,c’estgentilmaisjevaisterminer.MmeTrémélionecomprendraitpaspourquoielleseraitlaseuleànepasêtrereçueaujourd’hui.

—Alorsjevaislachercher.Thomas avait tenu à rencontrer chacun des résidents en tête à tête. Pour ne froisser aucune

susceptibilité, il avait pris soinde les recevoirdans l’ordre alphabétique.Tous lui avaientdit leplusgrandbiendeMlleChoplinetleplusgrandmaldel’anciendirecteur.Chacunavaitaussilivréquelquespetitssecretssurlesautrespensionnaires.C’estainsiqueledocteurappritqueJean-Michelsegavaitdesucreries,quelesbeauxcheveuxparfaitementcoiffésdeChantaln’étaientqu’uneperruque,queFrancispratiquaitdesactivitésaussiillicitesquedangereusesdanslejardin,queFrançoisecroyaitauxespritsetqu’Hélènenelaissaitpasunemiettedesesplateaux-repasalorsqu’ellenepesaitrien.

Ledocteurselevapourallerau-devantdesadernièrepensionnaire.—Entrez,madameTrémélio.Prenezplace,jevousenprie.—Vouspouvezm’appelerHélène,sivousvoulez.—Alorsappelez-moiThomas.Lavieilledameeutunpetitriredejouvencellerougissante.Thomasavaitinversélessiègesautourde

sonbureau.Son fauteuil dedirecteur accueillaitmaintenant les visiteurs tandis qu’il s’était attribué lachaise.Ens’installant,MmeTrémélioregardatoutautourd’ellecommeuneenfantcurieuse.

—Voussavez,jenesuisvenuequ’uneseulefoisdanscettepièce.—Vousyviendrezdésormaisaussisouventquevouslesouhaitez.Elleeutunautrepetit rirecharmant.Thomas remarquaqu’elle s’étaitbienhabilléeetcoifféepour

leurrendez-vous.—Alors,madameTrémélio…—Hélène.—Pardon,Hélènedonc.Parlez-moidevousetdevotresanté.Commentvousportez-vous?—Voussavezdocteur,jen’aipasàmeplaindre.J’aiéchappéàuncancerdusein.Jesouffrebiende

rhumatismes,maisçava.J’aibonappétit,j’entendsbienetjevoisclair.Cen’estpascommecettepauvreFrançoisequientend toutetn’importequoiouJean-Michelquinevoitpasplus loinque leboutdesacanne.Lesbonbonsqu’ilavaleàlongueurdejournéenedoiventrienarranger.

La dame s’intéressa soudain à une petite fusée fabriquée avec des canettes de soda posée sur lebureau.

—C’estvousquiavezcréécettedrôledechose?—Non,c’estuncadeaudesenfantsduvillageoùj’aivécuenInde.Hélènen’attendaitquelapermissiond’ytoucher,maisledocteurenchaîna:

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—Paulinem’aditquedepuisquelquetemps,vousêtesfatiguée…—J’étaistrèsprochedeMmeBerzhaetsadisparitionm’affecteénormément.Nouspartagionsnos

secrets…Ellememanque chaque jour. On papotait, on jouait aux cartes aussi. La plupart des autresn’aimentpasçaetFrancistriche.Alorsentrecetteperteetl’automnequiarrive…

—Jecomprends.J’ai luvotredossiermédical.Vosdernièresanalysessontexcellentes,vousavezlesatoutspourdevenircentenaire.Paulinem’aaussiexpliquéquevousparticipiezauxateliersavecunebellevitalitéetquevousêtestrèsdouéeencuisine.

—J’aitoujoursaimécuisiner,docteur.—Thomas,s’ilvousplaît.Etmaintenant,àvouscommeauxautres,jedemandecequileurplaîticiet

cequileurplaîtmoins.Avez-vousdesremarquesàformulerpourrendrevotreséjourplusagréable?—Paulineestuneperledegrandevaleur.EtsonpetitThéoestadorable.Pourlereste,voussavez,

monavisimportepeucarjevaissansdoutebientôtpartir…—Neditespasdeschosespareilles,Hélène.—Jen’aipasparlédemourir,docteur,maisdepartir.Mafilleetmongendrefontconstruiredans

leSud.Jelesaideautantquejepeuxavecmeséconomies.Ilsm’ontpromisqu’ilyauraituneplacepourmoi.Celaprendplusdetempsqueprévumaisilsm’ontassuréquec’étaitpourbientôt.

—Vousrapprocherdevotrefamilleseraituneexcellentesolution.—Jecroisquevous-mêmeavezdelafamilledanslarégion…—J’aieffectivementgrandidanslesecteurmaisjen’aipluspersonnedeproche.Pourenrevenirau

foyer,êtes-voussatisfaitedesrepas?—Cen’estpasdelagrandecuisine,maisçava.Jem’arrangeaveccequ’ilya.Detoutefaçon,ce

quel’onpréfèretous,cesontlesgâteauxdePauline!Maisvoussavez,ellelespayedesapocheetrefuselemoindredédommagement.

—Mercidemelesignaler,cen’estpasàelledefinancercela.Jevaisréglercepoint.—Ilfaudralaconvaincredenouslaisserpayeravantqu’ellenousremmèneàl’hypermarché…S’apercevant qu’elle avait trop parlé, Hélène s’interrompit net. Son embarras attira l’attention du

docteur.—Dois-jecomprendrequeMlleChoplinvousemmènedansunhypermarché?Hélènesetorditlesdoigtssouslaculpabilité.—Jevousenprie,oubliezcequejeviensdedire.Jeneveuxpasquelapetiteaitdesennuisàcause

de moi…Nous savons tous que c’est interdit, mais c’est notre sortie. Le directeur précédent l’avaitdéfendu,maisonlefaisaitendouce.S’ilvousplaît,neditesrien.

—Nevousinquiétezpas.Maisexpliquez-moi.—Chaquemois,Paulineemmènel’undenousavecelleaugrandsupermarchéàlasortiedelaville.

Onaledroitd’achetercequel’onveut.Celametunpeud’extraordinairedansnotreroutine.Lesautresdonnentleurlisteàceluioucellequiyva…Vousn’allezpaslagronder?

—Jepensemêmequ’ellen’auraplusàlefaireencachette.Maisjeverraicelaavecelle.—Vousneluidirezpasquec’estmoiquivousl’aidit?Vousn’avezqu’àdirequec’estFrancis,il

parletoujourstrop.—NonHélène,jenevaispasaccuserM.Lanzac,maisjevousprometsquePaulinen’apprendrapas

l’originedelafuite.HélèneadressaunsouriresoulagéàThomaspuisluidemandadirectement:—Docteur,allez-vousresterlongtempscheznous?—Quellequestion!Jeviensd’arriver.Ilestbientôtpourparlerdemondépart!—Jen’aipasenviequevouspartiez.Jevousaimebien.—C’est trèsgentilmais sivosenfantsvousaccueillent,vous risquezdepartir avantmoi.Etpuis

vousnemeconnaissezpasencore!Jesuispeut-êtreunaffreuxbonhomme…

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—Jenecroispas,docteur.Àmonâge, jenesaispasgrand-chosemais j’aiaumoinsapprisdeuxprincipesauxquelsjemefie:j’airencontréassezdemondedansmaviepourreconnaîtred’instinctceuxquiontducœur.Etjesaisaussiquelorsquelesgensn’ontplusrienàfaireàunendroit, ilss’envont.Vousêtesungentilgarçon,docteur.C’estunechancepourcettemaison.Maiscombiendetempsaurez-vousquelquechoseàyfaire?

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Aussitôt dans le jardin, Thomas prit une longue inspiration. Sentir l’air frais sur son visage luiprocuraunauthentiquebien-être.Laplusdiscrètedessensationspossèdelepouvoirdevoustransporterpar-delàlesdistancesetletemps,làoùvousl’avezressentiedefaçonexceptionnelle,làoùvotrecorpsl’aassociéeàunsouvenirassezpuissantpourlagraverdansvotremémoire.Thomasfermalesyeux.Cesimplesouffleduventsursajouelerenvoyadesannéesauparavant,lorsqu’ilavaitfaitéquipeavecleshommesduvillagepour rapporterdubois.C’était lapremière foisqu’il se trouvait intégréaugroupe,comme l’un des leurs. Il était heureux – et secrètement fier – d’avoir tenu sa place et fait sa part detravail.C’est ce soir-là queKishan étaitmonté avec lui sur le promontoire rocheux.Debout face à lavallée, Thomas avait baissé les paupières et goûté l’instant. L’impression d’être à sa place. Lemêmesouffle,surlamêmejoue.

Mêmes’ilétaitseulaujourd’hui,ilappréciaitd’êtredehors.Iln’avaitpasl’habituded’êtreenfermé.Sous toutes les latitudes, il avait vécu sans jamais perdre de vue la ligne d’horizon. L’espace et lesperspectivesdégagéesluimanquaient.Dansleciel,desnuagesblancsauxformesrebondiesfilaientverslescollinesboisées.Thomass’aventuradansleverger.

Le mur d’enceinte de l’usine abandonnée était percé d’une brèche envahie par les ronces. Parl’ouvertureéboulée,onapercevaitlesancienslocauxtechniquescouvertsdegrostuyauxrougesetjaunesrouillés. Sur l’autre flanc du jardin, l’amoncellement de carcasses de voitures dépassait la palissade.L’épaveposéeenéquilibreausommetdu tas semblaitprêteàbasculeraumoindrecoupdevent.Seulvestiged’aménagementdanslejardindelarésidence,unparterred’anémonesdontquelques-unesétaientencoreenfleuretapportaientunetouched’unbleumauveprofond.

Endescendantvers larivière,Thomastombasur lesrestesd’unbacàsabledatantdel’époqueoùl’établissement était encore une crèche. Il se promena entre les alignements d’arbres fruitiers livrés àeux-mêmes.Bien que privés d’entretien, certains donnaient encore et les pommiers étaient chargés defruits.CelafaisaitbienlongtempsqueThomasn’avaitpasgoûtéunepomme,surtoutcueilliesurl’arbre.Ils’approchapourchoisir,seréjouissantdéjàd’allerladégusterauborddel’eau,aupieddugrandsaulepleureur.

Ilrepéraunsuperbefruitd’unjolivertavecdesnuancesrougeoyantes.Ilsehissasurlapointedespieds, s’étira vers la branchemoussue,mais aumoment où il allait saisir la pomme, un coup de feuclaquaderrièrelui.Thomassursautaetretombaenserepliantsurlui-même,tétaniséparladétonation.Enrestant à couvert, il inspecta les environs avec prudence et découvrit Francis qui, un peu plus loin,pointaitunfusilendirectiondelarivière.Thomasseredressavivementetsedirigeaversluiàgrandspas.

—Qu’est-cequivousprenddetirercommeça?Vousm’avezfaitpeur!Francisabaissasonarme.

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—Navré,doc. Jenesavaispasquevous traîniezdans lesparages.D’habitude,personnenevientjusqu’ici.

—Surquoitirez-vous?—Desboîtesdeconservevides.Paulinemelesrapportedechezelle.Vousavezdéjàtuéquelqu’un,

docteur?—Monmétierconsisteplutôtàsauverlesgens…—Moi,j’étaismilitaire.Maisjen’aijamaistuépersonne.Jeformaisdestireurs.—Jecomprendsvotrenostalgie,mais fairedu tir ici estdangereux,monsieurLanzac.Unedevos

ballespourraitblesserquelqu’un,oupire.—Aucunrisque.Vérifiezparvous-même.Levieilhommeluidésignasacible.—Vousvoyez,doc,derrièrelesboîtes,ilyaletalus.Mesballesfinissenttoujoursdedans,oudans

leciel.Detoutefaçon,nevousenfaitespas,j’aientamémadernièreboîtedecartouches.Jeseraitrèsbientôtàcourtdemunitions.

—C’estàcausedevotrepassémilitairequevosamisvousappellentColonel?—Exact,maisc’estunsurnom.Jen’étaisquecapitaine.Vousvoulezessayerdetirer?—Nonmerci,économisezvoscartouches.Deplus,jedétestelesarmes.—Pacifiste?—J’ai longtempsvécuprèsd’unezonede frictionspolitiques,avec lebruitdes tirsqui résonnait

jouretnuit.Cesontdemauvaissouvenirs.—Vousétiezoù?—Àlafrontièreentrel’IndeetlePakistan,lelongdelaNeelum,unelargerivièrequitraversele

Cachemire.Lesdeuxpuissancesrevendiquentlarégionetçachauffe.Ilyaquelquesannées,latensionestencoremontéequandilsontinstalléunebarrièregrillagée.Desfamillessesontretrouvéesséparéesde part et d’autre – des drames humains, avec en prime des soldats qui tirent sur ceux qui tentent depasserd’uneriveàl’autre.J’aiprisuneballedanslacuisseparcequejefaisaissigneàungaminsurlebordd’enface.J’aieudelachance.Jemedemandeencoresiletireuravoulumetueretaratésoncoup,ous’ilacherchéàmefairepeuretm’atouchéparaccident.Vousêtesbontireur,monsieurLanzac,vousm’auriezsansdouteabattu.

—Jevaisvousconfierunsecret,doc.Jen’enaijamaisparléàpersonne.Avecmoi,vousn’auriezpaseuunechance.Quandj’aiprismaretraite,j’étaisunvéritabletireurd’élite.Mêmebourré,jevouscastraisun têtardàcentmètres.Uncadordes standsde tir.À l’époque, jemesuisditque tantque jemettraisdanslemilleàcinquantemètres,lavievaudraitlapeined’êtrevécue.Parcontre,jemesuisjuréqu’àpartirdumomentoùjerateraismacible,jemetireraislaprochainecartouchedanslatêteparcequecelasignifieraitquej’étaisfini.

Francisseretournaetmontraunesoucheàl’entréeduverger.— La ligne des cinquante mètres est là-bas.Maintenant, je tire à vingt mètres, parfois beaucoup

moins.J’accuseleventquidéviemontir,jemeracontemêmequ’unmulotdéplacecettesatanéeboîte,etjenemetspresqueplusjamaisdanslemille.Etvoussavezquoi,doc?Jenemesuispastirédeballedanslatête.Jen’aipaslecourage.J’essaiedeprendresoindemesyeux,jem’approchedeplusenplusprèspouressayerdetouchermacible,maismêmeaveccescompromisdelâche,jen’yarriveplustrèssouvent.Chaquematin,jemedemandepourquoijem’accrocheàlavie.Vousavezlaréponse?

Lesdeuxhommeséchangèrentunvrairegard.—Hélèneditquel’onrestetantquel’onaquelquechoseàfaire,fitThomas.Vousêtesforcémentlà

pour une bonne raison. Et pour votre gouverne, même avec une pince à épiler et une loupe, il estimpossibledecastreruntêtard.Venez,Colonel,jevousinviteàmangerunepommeauborddelarivière.

—Àvosordres.Dites-moidoc,vousavezdéjàpêchéàlagrenade?

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—Mercibeaucoup,maisnevouscompliquezpaspourmoi.Jepeuxtrèsbienm’yrendreàpied.J’ail’habitudedemarcher.AllezviteretrouvervotrepetitThéo.

—MonsieurSellac,nesoyezpasneuneu,c’estsurmonchemin.Vousserezobligédefaireleretouràpied,alorsépargnez-vousl’aller.

Thomascompritqu’iln’échapperaitpasàlasollicitudedel’infirmière.IlseretrouvadoncdanslavoituredePauline,enroutepourlecentre-ville.

Bienqueletrajetsoitplusconfortableetplusrapideainsi,ilauraitquandmêmepréférés’yrendreenmarchant,pouravoirletempsdesepréparerpsychologiquementàcequil’attendait.Thomass’apprêtaitàvivreunmomenthistorique.Pourlatoutepremièrefois,ilallaittenterd’apercevoirEmmaenchairetenos.

Grâceausitedesétudiantsdel’écoled’infirmières,ThomasavaitréussiàdéduirequelegroupededeuxièmeannéeauquelappartenaitEmmafinissaitaujourd’huià18h30.BienqueconnaissantlesphotosdeKishanparcœur,illesavaitquandmêmeemportées,unpeupourêtrecertaindereconnaîtrelajeunefemme,beaucouppourserassurer.Siunjouronluiavaitditqu’ilgarderaitquelquespagestoutcontreluicommeunporte-bonheur,ilnel’auraitpascru.

Pauline conduisait vite. Thomas avait l’habitude des pilotages sportifs, surtout sur les pistes duCachemire,maispasdanscetenvironnement.

—IlsroulentàgaucheenInde,n’est-cepas?fitl’infirmière.—Quandcesontdevraiesroutes,effectivement,maisdanslesrégionslesplusreculées,ilspassent

oùilspeuvent.Paulinetraversauncarrefour–troprapidementpourThomas.—Jecroisquelesrésidentsvousapprécientdéjàbeaucoup.Votrearrivéearedonnédel’énergieà

toutlemonde,mêmeàmoi.—C’estgentil.Méfiez-vousdelaprioritéàdroite…—Êtes-voustoujoursd’accordpourqueThéom’accompagnesamedi?—Aucunproblème.Jemeréjouisdefairesaconnaissance.—Oùvoulez-vousquejevousdéposeenville?—Àl’hôpitalducentre,ceseraparfait.—Vousn’êtespasmalade,aumoins?—Non,toutvabien.Attentionaucroisement.—Nevousinquiétezpas.Jen’aijamaiseulemoindrecarton.Vousallezretrouveruncollègue?Une

collègue?—Pasexactement.Autondelaréponse,PaulinesentitqueThomasnesouhaitaitpasenparler.—Pardonnez-moi,jenevoulaispasêtreindiscrète.

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Unsilencegênés’installadanslevéhicule.—C’est àmoi dem’excuser, lâcha Thomas. Pendant huit ans, je n’ai parlé qu’à une poignée de

personnes, que des hommes, qui bien que maîtrisant parfaitement notre langue, n’abordaient que dessujetsquotidienssimplesoudesurgencesvitales.Monretours’estfaittrèsvite,jen’aipaseuletempsdeme réacclimater, et depuis que je suis arrivé au foyer, entre les résidents et vous, je n’arrête pasdediscuterdechosescomplexes,intimes,psychologiques.Avecdesfemmesextrêmementfinesenplus.Alorslerustrequejesuisnesaitpastoujourss’yprendre.Nem’enveuillezpas.

—Moipasvousenvouloir.Moicontentevousêtremondirecteur.Moivous trouverbonne têteetbonnementalité.

—Nonmaisjerêveouvousvousfoutezdemoi?—J’essaiedeparlersimple,pourque«l’hommerustre»comprenne!—Moipasrustreàcepoint!Vousvenezdegrillerlefeurouge.—Moiâgedepierre,moiconfondrefeurougeetbaiesbonnesàmanger.Fliccomprendra.—Pauline,s’ilvousplaît…—D’accord,j’arrête.Detoutefaçon,noussommesarrivés.L’hôpitalestjustelà,surlapetiteplace

quifaitl’angle.—Mercibeaucoup.Àdemainmatin.Bonnesoirée.—Vousavezvoscléspour rentrer?Parcequenecomptezpassur les résidentspourvousouvrir.

Quandilsdorment,lemondepeuts’écrouler.Thomasdescenditde lavoitureetadressaunderniersigneàPauline.L’infirmièreredémarra. Ilse

mitaussitôtenchemin.Àlasecondeoùilseretrouvaseul,unesortedepressions’abattitsursesépaules,commes’ilprenait

tout à coup conscience de l’importance dumoment vers lequel il se dirigeait. Son esprit d’ordinairepragmatiqueétaitassaillidequestionsetd’idéesplussaugrenueslesunesquelesautres.Iln’avaitjamaisconnucegenred’emballementintérieur.Finalement,faireletrajetavecPaulineluiavaitsansdouteévitédesemettredanstoussesétats.

Lorsque ledocteur arrivadevant l’école,qui jouxtait l’hôpital, il sedécouvritun stadede tensionnerveuse inédit. Un vrai cas d’étude pour la profession. Il détailla le grand bâtiment aussi classiquequ’austèredontuneportecochèremarquaitl’entrée.Thomastournaunpeuautouretdécidadeseposteraupiedd’undesgrandsmarronniersquioccupaient lapetiteplace.Lepointd’observationétait idéal.18h15.Ilavaitencoreletemps,àmoinsquepouruneraisonimprévue,Emman’aitfiniplustôt.Àmoinsaussiqu’ellenesoitpasvenueaujourd’huiparcequ’elleétaitmalade.Riennegarantissaitd’ailleursquesielleétaitbienà l’intérieur,ellesortiraità18h30précises.Elleallaitcertainementparleravecdescopinesouavoirdeschosesàrégler.Detoutefaçon,Thomasétaitdéterminéàl’attendre.Ilétaitrevenud’Indepourcela.Ilavaitacceptélepremierpostedisponiblepourquecesoitpossible.Ilnepouvaitpasêtreplusàsaplacequ’icietmaintenant.

18h19.Avecsoin,ildéplialesphotosdeKishan,quicommençaientdéjààporterlesstigmatesdetropnombreusesmanipulations.ThomasseconcentrasurlesclichésreprésentantEmmaplusâgée.Etsielleavaitcoupésescheveuxcommesamère?Ets’ilsn’étaientpasattachéscommesurlaphotoauski?Etsielleportaitdeslunettes?Sepouvait-ilqu’ilnelareconnaissepas?Était-ilvraiquelorsquevousvoyezvosenfants,vousressentezquelquechosed’instinctifquivouspermetdelesidentifieraupremiercoupd’œil ?Et siCéline avaitmontré des photos de lui à sa fille et qu’elle le repère ?Et siEmmatraversaitlaplaceetsejetaitsurluipourluigrifferlafigureparcequ’elleluienvoulaitàmort?Etsiellecouraitversluipourluisauteraucouparcequ’elleluiavaitpardonné?Ilauraitpeut-êtremieuxvaluquelesoldatpakistanaisletueàlafrontière,parcequeThomasnesesentaitpasdetailleàaffrontertoutcequiluipassaitparlatêteetlecœur.Etsipourunefois,lesminutess’écoulaientunpeuplusvite?

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Thomasaffinasapositiond’observation.Ilseplaçaenembuscade,surleflancdutronc.Delà,toutenétantpeuvisible,ilnepouvaitpaslamanquer.Àmoinsqu’iln’yaituneautresortie…Etl’espritdeThomass’emballaànouveaudansunfeud’artificed’interrogationsloufoques.

Lorsqu’il réussit enfin à reprendre le contrôle de ses pensées, il en était à se demander si Emman’allaitpass’enfuirparlestoitsparcequesespouvoirssurnaturelsluiauraientrévélélaprésencedesonpèrebiologiquequ’ellenedevaitsurtoutpasvoirsouspeinedeprendrefeu…

Unflotrégulierd’étudiantesetd’étudiantssortaitdubâtiment.Thomaspassaittouteslesjeunesfillesaucrible.Pourchacune,avantd’avoir lacertitudequ’ilnes’agissaitpasd’Emma, ilsedisaitd’abordqu’ildécouvraitpotentiellementsafille.Ilnevoulaitrienperdredecepremiercontact,decettevision.Ilsouhaitaiteninscrirechaqueimagedanssamémoire.Cettefois,sonhistoirenes’écriraitpasàsoninsu.Pendant saplanque,uneseule fois,Thomaseut l’impressionqu’ilpouvait s’agird’Emma,et soncœuraccéléracommejamais.Ileutsoudainlasensationquetoutl’intérieurdesoncorpss’étaitmisàbouillir.Maiscen’étaitpaselle.

18h33.UnhommeseplantadevantThomasetluidemanda:—Excusez-moi,savez-vousoùsetrouvelarueGédéon-Malengro?—Non,jesuisdésolé.Un groupe d’étudiantes sortit. Thomas se pencha sur le côté pour tenter de les apercevoir, mais

l’hommeluibouchaitlavue.—Ellenedoitpasêtreloin,insistacelui-ci,onm’aditqu’elledonnaitdansuneruedébouchantsur

cetteplace.—Nonvraiment,jenesaispas.L’hommerestaitobstinémentdevant.Thomasrisquaitdeloupersafille.Ildevaitréagir.—Maissi!s’exclama-t-ilsoudain.Çamerevient,elleestparlà,larueGromalin.—VousvoulezdirelarueGédéon-Malengro.—Malengro,c’estça.Alorsc’esttrèssimple.Vousprenezlapremièreàdroite,etàladeuxièmeà

gaucheetvousyêtes.L’hommesourit:—Mercibeaucoup,vousêtesbienaimable.L’importun s’éloigna enfin. Thomas, l’œil affûté, passa en revue les étudiantes qui sortaient

maintenant enmasse.Comme un tireur d’élite traquant sa cible aumilieu d’une foule, il ne négligeaitaucundétail.Lesjeunesfemmesriaient,s’interpellaient,discutaient,s’embrassaient.

Soudain,l’uned’ellessedétachanettement.Uneévidence.Sescheveuxétaientcoifféscommelorsdeson séjour au ski, son visage rayonnait comme à la soirée, son sourire n’avait pas changé depuisl’anniversaireoùelleavaitreçusapoupée.MaiscenefutpascelieninvisibleunissantlesparentsauxenfantsquipermitàThomasde reconnaître sa filleàcoupsûr :Emmabougeait exactementcommesamèreaumêmeâge.Unbrefinstant,Thomaseutmêmel’impressiond’êtrerevenuvingtansenarrièreetd’observerCéline.Si lacouleurdescheveux, lesyeuxet les fossettesétaient les siens, l’énergieétaitindiscutablementcelledesamère.MaisThomasneconfondaitpas.Lelienqui,commelamèched’unebombe,étaitentraindeluiembraserlecœurn’avaitrienàvoiravecceluiqu’ilavaitautrefoispartagéavecsapetiteamie.ContemplerEmmaétaitbiendifférent.Jamaisiln’avaitfixéquelqu’unavecunetelleintensité.Enelle,ilvoyaitl’enfant,lafragilité,etl’absencequ’ilnesepardonnaitpas.Iln’avaitjamaisétéprêtàtoutdonneràunêtrequ’ilneconnaissaitpas.Seulslesenfantsontcepouvoir.Emmaétaitlà,devantlui,àrireavecsesamies.Elleétaitbelle,incroyablementvivante.Maisdéjà,elles’éloignait.

PendantlestropcourtsinstantsoùThomasavaitpul’observer,deuxvéritéss’étaientrévéléesàlui.Lapremière : aller lui parler serait une erreur. Il était trop tôt et il ne saurait pasquoi lui dire.Et ladeuxième, plus puissante encore : Thomas était désormais certain qu’il voulait passer tout le tempspossibleauplusprèsd’elle.Riend’autren’avaitdesenspourlui.

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LorsqueEmmadisparut au coin de la rue,Thomas hésita à la suivremais renonça.Trop glauque.Alors il resta contre son arbre, à se remémorer les images d’Emma dans le décor de la rue qui étaitmaintenant bien vide sans elle. Il vit revenir l’homme de la rue Gédéon-Malengro qui semblait trèsénervéd’avoirétémalrenseigné.Entournantautourdel’arbre,Thomasparvintàsecacherpourl’éviter.Parcontre,ilnevitpasPauline,quil’observaitdepuisl’angledelaplaceparcequ’ellesouhaitaitsavoiravec qui l’homme rustre et très sympathique avait rendez-vous. L’infirmière avait été témoin de sonattenteimpatiente,desonémotion.Elleétaitmêmecertainedel’avoirvupleurer.Elles’étaittoutdesuitemiseàimaginerdeschoses.Lesfillesfontsouventcela.

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—Jean-Michel,pourriez-vousm’offrirunedevosconfiseriespourquejefasseuntourdemagieàThéo?

L’hommeàlacannefouilladanssapocheettenditunefraiseàChantal.—Merci.Etmaintenant,mongrand,regardebien…Jetepariequejepeuxmangercebonbonsansle

mettredansmabouche.Çatetente?Aussiintriguéquefasciné,lepetitapprouvad’unvifhochementdetête.Chantalsedétournaalorsde

l’enfant, prépara son coup, puis brusquement, se replaça face à lui, la sucrerie dans unemain et sondentierdans l’autre.Avecungrand sourire édenté, elle fit claquer sesdents avec sesdoigts endisantd’unevoixdéformée:

—Miammiam!Meschicotssesontéchappésetilsvontdévorerlegrosbonbec!Instantanément,legarçonsemitàhurler,lesyeuxexorbités.Francislevalenezdesonjournal.—BravoChantal!J’aihâtedevoirqueltourtuluiferasquandtuaurasunanusartificiel.Lecriaigudel’enfantnesemblaitpasvouloirs’arrêter.Ilétaitterrifié.Paulinedébouladelacuisine

ens’essuyantlesmainssursontablier.—Qu’est-cequevousêtesencoreentraindefabriquer?Jenepeuxmêmepasvouslaisserseulsdix

minutes.DécouvrantChantalavecsondentieretsonbonbon,ellesoupira:—Etc’estquoicettefois?Lafabledelafraisemagiqueetduvampirequiaperdusacouronne?Théo se précipita vers sa mère et s’agrippa à elle. Ses grands yeux épouvantés fixaient toujours

Chantalavecunmélanged’effroietdedégoût.—Toutvabien,monchéri,cen’estrien.Parfois,quandlesgensvieillissent,onleurremplacedes

morceauxetçapeutsedémonter.FrancissepenchaversThéoetluisouffla:—Unconseild’hommeàhomme:quandtuaurasnotreâge,n’essaiepasdetedémonterlahancheou

lepacemaker.Quoique,maintenantqu’onenparle…J’aiconnuuntypequiavaitconfondusonappareilauditifminiatureavecunsuppositoire.Lefaitestqu’iln’arienentendupendantdesjours.

Théoresserrasonempriseautourdesamèrejusqu’àl’empêcherderespirer.—Toutvabien,chéri.M.Lanzacplaisante.Etvous,arrêtezdeletraumatiser,ilvaencoresaignerdu

nez.—J’aientenducrier,ditledocteurenarrivantprécipitamment.Toutvabien?— Ne vous en faites pas, doc, répondit Francis. C’est Chantal : quand elle a fini de dire des

conneries,elleenfait.EndécouvrantThéo,Thomass’agenouillapourseplaceràsahauteur.—Bonjourjeunehomme.Jenesavaispasquetuétaislà.Trèsheureuxdeterencontrer.Jem’appelle

Thomas.Jetravailleavectamaman…

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—…danscetasilededingues!précisaFrancis.Ledocteurtenditlamainàl’enfantmaislepetitnelâchapassamère.—Jesuisdésolée,ditPauline.D’habitude,iln’estpassauvageetiln’apasnonplusceregardde

drogué.Ilajustevuuntrucquivaluicoûterdesmoisdethérapie.—Nousferonsdoncconnaissanceplustard,quandceseralebonmoment.Incapabledefairelâcherpriseàsonfils,Paulinerepartitverslacuisine,avecl’enfantcramponnéà

ellecommeunkoala.—J’arrive,Hélène,lança-t-elle.Onvapeut-êtreenfinpouvoirfinirdepréparercescookies…—Françoisen’estpasavecvous?fitThomasenseredressant.Ayantachevéderemettresondentierenplaceavecl’aird’unegaminehonteuse,Chantalprécisa:—Ellerestesouventseuledanssachambre.PourtantelleaimebienThéo.Puisellemangealafraise.Danssabouche.

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Thomas frappa trois coups légers à la porte de Mme Quenon. Avec ses patients, il commençaittoujoursdoucement.Celaluioffraitl’occasiondemesurerleurdegréd’écouteetdevigilance.Vis-à-visdesplusanciens,c’étaitaussiunmoyend’évaluersommairementleuraudition.

—Entrez!FrançoiseQuenonavaitdoncuneouïeexcellente.—Jenevousdérangepas?—Vousm’interrompezentraindenerienfaire,cen’estdoncpastrèsgrave,docteur.—Pourquoinepasvousjoindreauxautresdanslesalon?Théoestlà,etHélèneetPaulinepréparent

desgâteauxpourlegoûter.—Ilnedoitpassepasserquecelasij’enjugeparlehurlementqu’apoussélepetit.Àcausedequi

va-t-ilfairedescauchemarscettefois?—Unefraiseetundentier.—Pauvregosse.Denos jours, on les effraie avecn’importequoi.Celane se serait jamaispassé

ainsiaveclesmiens.—Vousavezdesenfants?—Plusdeneufcents,maisjen’aidonnénaissanceàaucun.J’étaisinstitutrice,etjem’occupaisde

chacuncommes’ilétaitlemien.Maisj’imaginequevousn’êtespasvenupourécouterunevieillefemmevousracontersavie.

—Votrevieet la façondepratiquervotremétierm’intéressent,mais je suiseffectivement làpourvous parler d’un point précis. J’ai étudié vos dernières analyses etmême si ce n’est pasma fonctionpremière dans cet établissement, je pense que votre traitement actuel ne vous est plus adapté. Mepermettez-vous d’en parler avec le confrère qui vous suit, puis éventuellement de faire des examenscomplémentaires?

—Mesjourssont-ilscomptés?Voussavez,docteur,jen’aipaspeurdelamort.—Nousn’ensommesheureusementpaslà.Ils’agitjusted’adapterlaposologieàuneévolution.—Pourquoipas?Lemédecinquinoussuitnousregardeàpeineetrenouvellelesordonnancesàla

chaîne.Ildoitsedirequevunotreâge,ildevientinutiledeperdresontemps.Iln’apeut-êtrepastort.Enfindecompte,notreprochaingrandrendez-vous,c’estaveclafaucheuse…

—Nesoyezpassisombre.—Savez-vouspourquoijen’aipaspeurdelamort?—Dites-moi.—Parcequejesaisqu’ellen’estpaslafin.Lesautressemoquentdemoimaisjem’enfiche.Moi,je

crois. Je saisqu’ily aquelquechoseaprès. Jevois les signes, je les entends.Avez-vouscette foi-là,docteur?

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— J’ai beaucoup voyagé et j’ai eu l’occasion d’approcher bien des croyances. En Afrique, auMoyen-Orient,enInde…Chacunasaversion.Jerespectetoutcequiaidelesgensàvivreetàs’élever,maispersonnellement…

—Lesautresvousont-ilsparlédeschantsquej’entends?—Quelquesallusions…—Vouscroyezquejesuisfolle?—Vousaveztoutevotretête,etj’aimoi-mêmebeaucouptropd’idéesétrangespourmepermettrede

vousjuger.

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Thomass’étaitpromisdenepaslefaire,maisill’avaitfaitquandmême.Angoisséàl’idéedenepasapercevoir Emma durant tout unweek-end, il ne s’était pas contenté de l’observer à la sortie de sescours. Il l’avait suivie. Il préférait ne pas retourner rôder dans la rue de Céline. Trop risqué, tropaléatoire.Ilpouvaittraînerdesheuresdevantlamaisonsansjamaisentrevoirsafille,etilauraitfiniparsefaireremarquer.Alorsquenoyédansl’anonymatdelaville,ilpouvaitlacontempleretapprendreàlaconnaîtreenlaregardantvivre.

Emmaavaitquittél’écolevers17heures.Avecdeuxamiesdontellesemblaitproche,elleétaitalléeboireuncafédanslebistrotbranchéd’uneruecommerçante.Thomass’étaitdiscrètementinstalléàunetableenretrait. Ilavaitprissoindes’asseoir ledos tournéàEmmamaisparchance,unrefletdanslavitrineluipermettaitd’entrevoirsonvisage,etmêmesesfossettes.Ilétaitassezprochepourentendresavoix et saisir ses propos. Les trois étudiantes évoquaient une étude de cas abordée en cours. Il étaitquestiond’assurer lacontinuitédessoinspendant la réorganisationd’unservice.Emmaécoutaitautantqu’elleparlait.Elleéchangeait,réagissait.Elleavaitducaractèresansêtrevindicative.Elleexposaitsesidées en présentant les arguments de façon pondérée. Plus il l’entendait s’exprimer, plus Thomas latrouvaitremarquable.Était-ceundessymptômesdelapaternité?Unpèreest-iltoujoursadmiratifdesafille,surtoutàcepointetensipeudetemps?Emmaétait-ellelefruitd’unebienveillantevisionquelespères ont de leur fille, ou celui de la conjonction d’une belle nature et d’une bonne éducation danslaquelleiln’étaitpourrien?

—Monsieur,souhaitez-vousprendreautrechose?Pournepasattirerl’attentiondesjeunesfemmes,Thomasréponditàvoixbasse:—Unautrethé,s’ilvousplaît.Lebreuvage, issud’un sachet debrisuresvégétales sauvagement ébouillantées, n’avait rien à voir

avecceluiqueNeetupréparaitàl’aidedefeuillescueilliesetséchéesparsessoins.Maiscelan’avaitaucuneimportance.

Legarçonrevintavecdel’eauchaudeetunnouveausachetaumomentmêmeoùEmmaetsesamiesselevaientpourpartir.Thomass’excusaauprèsduserveur:

—Pardon.Jen’avaispasvul’heure,maisjedoisyaller.Nevousenfaitespas,jevouslerègle.Leserveurregardacetypeétranges’enallercommelelapinblancd’Aliceetramassal’argent,l’eau

chaudeetlesachet.

Thomas prenait garde de se tenir à bonne distance d’Emma. Il se montrait si prudent qu’à deuxreprises, il crut même l’avoir perdue. Il se sentit alors complètement désemparé. Jamais il n’avaitéprouvécela.La joiepuissantequi l’inonda lorsqu’il l’aperçutànouveau luiétaitelleaussi inconnue.Touslesparentssont-ilsdanslemêmeétatsuivantqueleursenfantsapparaissentoudisparaissent?Peut-êtrepasquandilslesvoienttouslesjours.Quoique.

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L’unedesdeuxamiesquittalegroupeetpénétradansunegaleriemarchande.L’autrenetardapasàpartiraussipourattraperunbus.Emmaseretrouvaseule,àfairelescentpasàuncarrefour.Àpeinefut-elleséparéedesesamiesqueThomasdécelaunesortedetristessechezsafille.Commesisescomplicesétaientparties avecunepartde sabonnehumeur.Commesiunêtrehumainne rayonnaitvraimentquelorsqu’ilestentourédessiens.Thomascomprenaitd’instinctcequeressentaitEmma.Luiaussiréagissaitainsi.Ilsesentaitgalvaniséquandilretrouvaitceuxduvillage.Iloubliaittoutefatiguelorsqu’ilvoyaitKishanarriverversluiaveccesourireunique.Maisici,auprèsdequiéprouvait-ilcela?Thomasn’étaitqu’àquelquespasdesafilleetcelaluiréchauffaitlecœur.Celalefaisaittenirdebout.Maisàl’inverseden’importequelpère,iln’avaitpasledroitd’allerlavoiretcelaluifaisaitmal.Ilauraittantdésirépouvoirlaretrouverdefaçoninattendue,enville,cesoir,etvoirsonvisages’éclairerdebonheurparcequ’ilauraitétélepèrequ’ilauraitvouluêtre…Emmarestaseule,etluiaussi.

La jeune femmeconsultait son téléphone fréquemment.Attendait-elleunmessage,ou se contentait-ellederegarderl’heurecommeThomasavaitvuPaulinelefaire?Elleavaitcertainementrendez-vous.Peut-êtreavecsamère,ouceluiqu’elledevaitconsidérercommesonpère.Ets’ilspassaientlaprendreenvoiture?AlorsThomasnepourraitpaslasuivre,illaperdrait.Illuifaudraitattendretroislongsjourspouravoirunechanced’apercevoirànouveaucellequ’ilconnaissaitdepuispeumaisquitenaitdéjàuneplaceimmensedanssavie.

Toutàcoup,unjeunehommeseprésentadevantEmma.Levisagedelajeunefemmes’illumina,pluspuissammentencorequ’avecsesamies.Legarçonl’enlaçaetl’embrassaavecfougue,surlabouche.

Thomassentitsesjambessedérober.Iltituba.Ils’appuyacontreunfeurougeetseréfugiaderrièrepourlesobserver.Onditquelesenfantsgrandissentvitemaisengénéral,ilsnepassentpasenquelquessemainesdustadedenouveau-néquel’ondécouvreàceluidejeunefemmeséduisantesurlaquellelesgarçonsseprécipitent…C’étaitpourtantlecaspourledocteur.Quiétaitcejeunehomme?Dequeldroitosait-ilembrassersafille,enpublic,etsi longtemps?Tropcontentd’exhibersaprise,lejeunemâle!Pourtant,personnenesemblaityprêterattentionàpartThomas.Maiscen’étaitpaslepire!Emmapassaelleaussisesbrasautourdugarçon.Elleluitouchamêmelesfesses,etpasparinadvertance!Thomasfermalesyeuxpours’efforcerdegardersoncalme.Ilrespiralentement,profondément.

Lorsqu’ilregardaànouveau,lecoupleavaitdisparu.Ilbonditcommeundiableavecl’espoirdelesrattraperàtraverslafoule.Emportéparsonélan,ils’aperçuttroptardqu’ilsvenaientversluietfaillitlespercuter.Jamaisiln’avaitétéaussiproched’Emma.Ilréussitàéviterlepireensejetantsurlecôtésans aucune dignité. Les deux jeunes gens étaient trop occupés pour le remarquer. Trop occupés à seregarderaufonddesyeux,àsetenirpartoutcequechacunarrivaitàattraperdel’autre.Ilsnevirentpasle fouqui s’était àmoitié fracassécontre ladevantured’unmarchandde lunettes. Ilscontinuèrent leurroute.Thomasserétablitetlessuivitjusqu’aucinématoutproche.Ilsachetèrentdeuxbilletspourunfilmd’actionaméricain.C’estlegarçonquipaya.

Thomaslaissapassertroisautrescouplesavantdeseprésenteràlacaisse.Luin’achetaqu’unseulbillet.

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Ladernière foisqueThomasétait alléaucinéma remontait àplusdedeuxans.C’était àSrinagar,avec toute la famille deKishan, pour l’anniversaire de Jaya, sa femme. Il n’avait pas compris grand-chose aux dialoguesmais avait été impressionné par les chansons et l’ampleur des numéros de dansed’une histoire d’amour que beaucoup de spectateurs vivaient et commentaient à voix haute pendant laprojection.Lesméchantssefirenthueretàlafin,lorsquelehérosenlaçalajolieprincesseavecquiilallaitenfinpouvoirconvoler,toutlemondesemitàapplaudiraupointdenerienentendredesdernièresrépliques.Lespèresprésentsdanslepublicn’auraientcertainementpasétéaussienthousiastessiç’avaitétéleurfillequisefaisaitemballerparunbellâtredugenredeceluiqueThomasavaitenlignedemirequelquesrangsdevant.

Emmaetsonpetitamiétaient installésbienaucentre, faceà l’écran.Sanspouvoircomprendrecequ’il racontait, Thomas entendait la voix du garçon. Une voix grave et virile. Saletés d’hormones. Ilpercevaitaussicelled’Emma,bienpluschantanteque lorsqu’elles’adressaitàsesamies,ponctuéedepetitsrires.Lesensdumotroucoulerdevinttoutàcouptrèsconcretpourledocteur.Etvas-yquejetepasselebrasautourducou,etvas-yquejetecaressetesbeauxcheveux,ettantqu’onyest,vas-yquejeplongemamimine enmême temps que la tienne dans le gobelet de pop-corn et que ça nous fait rirecommedesabrutis…Desanimaux.

Thomasnecompritpasbeaucouppluscefilmqueceluiqu’ilavaitvuenInde,carilnelâchaitpassafilleetsonamoureuxdesyeux.Ilss’embrassèrenttrente-huitfoispendantlescentdeuxminutesdufilm.Plusd’une fois toutes les troisminutes ! Il fallaitaumoinsuneexplosionnucléaireouunedéclarationdéchirantedespersonnagesprincipauxpourqu’ilssetiennentunpeutranquilles.Mêmependantlascènefinale,alorsquelehérosregardaitsonpèremourir,leslarmesauxyeux–cequin’étaitvraimentpassongenre–,ilstrouvèrentlemoyendesebécoter.C’étaitquandmêmelepèreduhérosquimourait!

Àlafin,Thomasétaitépuisé,àcausedesexplosions,descascades,etdesbaisers–pasceuxdufilm,maisceuxdesafille–,exténuéàcausedetoutcequ’ilressentaitetquileremuaitauplusprofonddelui-même.Ilsefaisait l’effetd’unmauvaispère,d’unperversvoyeuretd’unhommeinquietpoursapetiteprincesse.Ilétaitdéjàlui-mêmealléaucinéma,avecCéline.Ill’avaitévidemmentdéjàembrassée,maisjamaisautant,etjamaispendantquelepèreduhérosmouraitdansd’atrocesconvulsions.Ledocteurnes’étaitjamaispermisnonplusdesuçoterlelobedel’oreilledequiquecesoit.Ceuxquifontlesfilmssavent-ilsvraimentcequefabriquentlesgensdevantcequileurdemandetellementdetravail?

Quand les lumières de la salle se rallumèrent, Thomas éprouva un intense soulagement. Unelibération. Il n’enpouvait plusdevoir desgensmourir pendant que sa fille embrassait ce jeune type.Touslespèresdétestent-ilslespetitsamisdeleurfilleàcepoint?Sansdouteunpeuaudébut.Aumoinslepremier.Àmoinsqueçanepassejamais.

Les hommes savent parfaitement de quoi ils sont capables vis-à-vis des femmes, c’est une bonneraisonpourseméfierdeleurscongénères.

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Lesdeuxtourtereauxrestèrentlesderniers,nequittantlasallequ’àlatoutefindugénérique.Thomasneprit pas le risquede les attendre. Il sortit avec la foulepournepas se faire remarquer. Il eutbienl’idéedesecacheràquatrepattesentrelesfauteuils,voiredefaireirruptionjustedevanteuxenbeuglantde toutesses forcesàce freluquetcequ’ilpensaitdesoncomportement.Maisnon. Ilquitta lecinémasansunbruitetsepostadanslerenfoncementdelaported’unmagasinpourlesattendre.

Thomasentenditleriredesafilleavantdelavoir.Ilsapparurentsurletrottoir,nimbésdelumière.Dans la clarté des projecteurs de la façade, au milieu des personnes qui attendaient pour la séanced’après,ilsrayonnaientdebonheur.

Le jeune homme demanda à Emma d’aller l’attendre à l’angle de l’avenue, le temps qu’il aillecherchersavoiture.Ledocteurfutbienobligéd’admettrequec’étaitplutôtgalant.Ilvitlegarçonpartirencourant.Ilfutbienforcédereconnaîtrequ’ilsemblaitplutôtathlétique.

Emma,unsourireaccrochéauvisage,sedirigeatranquillementversleurpointderendez-vous.Ellen’eutpascettebrusquechutedevitalitécommelorsquesesamiesl’avaientquittée.Certainssentimentsréchauffent-ilslecœurpluslongtempsqued’autres?

Ens’éloignant,Emmamarchaitdifféremment.Ce soir, elle ressemblait àune funambuleposant sespetitspiedssurdesnuages.Elleétaitlégère,heureuse.Touteàsonbonheur,ellenevitpasvenirlesdeuxjeunesquiluiarrachèrentsoudainsonsac.Ilsneluilaissèrentaucunechance.Lesdeuxbrutestirèrentdetoutesleursforces.Ellecria,elletentaderésistermaisilsétaientplusforts.Emmatomba.Lesvoleursdisparurentavecleurbutin.

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Thomas ne réfléchit pas, il se précipita. Il s’accroupit auprès d’Emma en lui posant la main surl’épaule.

—Tun’asrien?Ellelevalesyeuxverslui,souslechoc.—Çava,maisilsontmonsac…Thomas vit ses larmes. Son sang ne fit qu’un tour. Il se lança aussitôt à la poursuite des voleurs,

confiantsafilleàunefemmequis’étaitapprochéepourluiportersecours.Iln’avaitjamaiscouruainsi.Ils’étaittoujoursmontrébonàlacourse,maisilavaitcettefoisunemotivationinédite.Lesdeuxlascarsavaientdel’avance,sansdouteconvaincusquepersonnen’oseraitlespourchasser.Thomascavalaaussivitequepossiblemaisnelesvoyantpas,ilcommençaàcroirequ’illesavaitperdus.Ilsesentitsoudainenvahiparunprofondsentimentderage.Cettefois,ilrefusaitquelasituationluiéchappe.Iln’admettaitpasdenepaspouvoirprotégerlavictime.

C’estalorsqu’illesaperçutdansuneruelle.Ilnesedemandapascequ’ilrisquait.—Rendez-moicesacimmédiatement.—Resteendehorsdeça,mec.C’estpastonbusiness.—Arrêtezdefouillercesacquinevousappartientpasetdonnez-le-moi.—C’estpastonsacnonplus,mapoule,alorssituveuxpasd’ennuis,dégage.Thomascontinuaitàavancerverseux.Leplusgrandconfiasonbutinàl’autreets’interposa:—T’esquoi,unjusticier?T’asétépiquéparunearaignéeàlaconettuvasnouscapturerdansune

toile?Thomasn’étaitpasdanssonétatnormal.—Pourladernièrefois,fit-ilentresesdents,jevousdemandedemerendrecesacetl’ensemblede

soncontenu.—«Etl’ensembledesoncontenu»?Pasmal.T’asdûfairedesétudes,toi.Thomasetlegrandvoleursefaisaientface.Levoyoulâcha:—Disdonc,t’espasdepremièrejeunesse.T’asl’airenformepourtant…Thomasneréponditpasetlechargeadirectement.Detoutessesforces,illefrappaauplexusetlui

assénaunviolentcoupdepiedaubas-ventre.Levoleur,prisdecourt,sepliasurlui-mêmesousl’assautets’écroulaenjurant.Soncomplicelâchalesacetmenaça:

—T’espasbien?Qu’est-cequet’asfaitàmonpote?Jevaistesaigner…Thomasnelelaissapasfinirsaphraseetsejetasurlui.Ledocteurétaitivrederage.Illerouade

coups.Auvisage,àlapoitrine.Ilfrappaitavecviolence.L’autresedéfenditavecuneréellevigueur,maisrienn’arrêtaitThomas,quinesentaitmêmepaslesattaques.Lepluspetitdesdeuxvoyousfinitàterre,dominé,aumomentoùlegrandserelevait,grimaçant,ensetenantlapoitrine.Thomas,lalèvretuméfiée,pointaunindexmenaçantversluietlança:

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—Situmecherchesencore,jetejurequejetetue.Jesaiscommentfaire.—T’esunvraimalade.—C’estça,jesuisunvraimalade.Ettoi,t’essûrementuntypebien.Profitantd’uneseconded’inattentiondeThomas,lepluspetittentadelefaucher,maisilnerécolta

qu’unviolentcoupdepieddanslescôtes.Ilpoussaunhurlementdedouleuretrampapoursedégager.Ensetenantlebras,ilpritlafuite,aussitôtimitéparsonacolyte.Unefoishorsd’atteinte,leplusgrandseretourna.

—Avecmespotes,onvateretrouverettuvaspayer!Ils disparurent au coin de la ruelle. Thomas relâcha son souffle. Il avait le goût du sang dans la

bouche.Ensepenchantpourramasserlecontenudusacéparpillésurlesol,ilfaillitperdrel’équilibre.Savuesebrouillait.Leportefeuilleétait là, le téléphoneaussi. Il tombaàgenoux.Unechanceque lesdeuxpetitsfumierssoientpartis,parcequ’iln’auraitpastenuunrounddeplus.

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Aucœurdelanuit,torsenudevantlemiroirdesasalledebains,Thomass’efforçaitd’évaluerlesdégâts. Le retour jusqu’à la résidence avait été un calvaire. Depuis qu’il n’était plus dans le feu ducombat,ilressentaitladouleurintensedechaquecoupreçu.

Observantsonvisage,lemédecindiagnostiquaunbelœilaubeurrenoirpourlelendemain.Salèvreseraitencoreenflée.Sonépaulelefaisaitsouffrir,ilboitaitdelajambedroite,etlepoingaveclequelilavaitfrappésiviolemmentétaitcontusionné.Thomasnes’étaitjamaisbattudesavie–saufunefoisauprimaire,et ilavaitperdu.Lahargnedont ilavait faitpreuvecesoir l’avait lui-mêmesurpris.Mais ill’expliquaitparfaitement.Revoir l’imaged’Emmajetéeà terresuffisaità luifairebouillir lessangsaupointdelepousseràattaquerdenouveau,n’importequi,n’importeoù,sur-le-champ.Certainsparamètresontdupouvoirsurvous,au-delàdecequevousdécidez.EtdanslecasdeThomas,leslarmesdesafilleluidonnaientenviedetuer.

Le sac d’Emma était posé sur la table de la cuisine. Lorsque Thomas était retourné à l’angle duboulevard,ellenes’ytrouvaitplus.Elleavaitsansdouteétésecourueparsonpetitamipendantquelui-mêmesebattaitàquelquesruesdelà.Thomasétaitinquiet.Dansn’importequellesituation,ilauraitpupasseruncoupdefiletprendredesnouvelles,direqu’ilavaitrécupérésesaffaires,quelesacétaitjusteunpeu salemaisqu’apriori, riennemanquait.Maisdans soncas, cette solutionpourtant simple étaitinenvisageable.Thomasse rappelasonélanversEmma. Il se revitposer lamainsursonépauleen laregardantdanslesyeux.Quellerelationpère-filledébuteainsi?Touslespèresdumondecommencentparprendreleurfilledansleursbraslorsqu’ellevientdenaître.Ilsdécouvrentcepetitêtreàquiilsontdonnélavie,s’émerveillentdesesminusculesdoigts,d’ungazouillis.Luiavaitposélamainsurlasiennepour lapremière foisun soird’agression, sansmême réussir à la réconforter.L’inquiétudedeThomass’aggrava encore lorsqu’il prit conscience qu’Emma l’avait vu. Elle était désormais enmesure de lereconnaître.Celarisquaitdetoutcompliquersiellelevoyaitànouveau.

Pourtant,decettesoiréehorrible,decessentimentsviolentsquiluiressemblaientsipeu,Thomasvitémergeruneévidencequ’ilcélébraimmédiatement.Pourlapremièrefoisdesavie,ilavaitlasensationd’avoirétéàlabonneplaceaubonmoment.Cen’étaitpeut-êtrepasluiquiavaitréconfortéEmma,maisilavaitrécupérécequicomptaitpourelle.Iln’avaitpeut-êtrepasjouélerôlelepluschaleureux,maisilavaitendosséleplusdifficileet leplusdangereux.Sanslui,personnen’auraitpoursuivi lesvoleursetEmmaauraittoutperdu.Ilavaitagipourelle,protecteurbienveillantquis’étaitprésentéaubonmoment.

Tout à coup, Thomas sut enfin ce qu’il pouvait accomplir pour sa fille. Il allait l’aider. Il ne secontenteraitplusdel’observer,ilallaittoutmettreenœuvrepourluiépargnerleplussombredanscettevie. Instantanément, naturellement, cette fonction devint prioritaire pour lui. Sa nouvelle place sedessinaitetluiplaisait.PourEmma,ilallaitdevenirlecoupdepoucedudestin,lefacteurchance,l’angegardienbienveillantetsecret.

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Danslemiroir,Thomasfutsurprisdedécouvrirquemalgrésatêtedeboxeuraprèsunmatchperdu,ilsouriait.Sanslesavoir,cesdeuxabrutisluiavaientfaitlecadeaud’uneréponse.Ilvenaitdetrouveruneplacedanslavied’Emmaetunbutdanslasienne.Ilétaitdécidéàluidégagerlarouteetàlaprotéger.Ilseraitsalumièredanslesrecoins,sondémineur.C’étaitsansdoutecela,êtrepère.

Thomassepenchasurlesac.Leportefeuilleétaitremplidecartesetdepetitsmorceauxdepapiergriffonnés.Letéléphoneétaitallumé.Uncasdeconsciences’imposaaudocteur.

Même si vous savez que c’est immoral, même si vous vous en faites le reproche longtemps,qu’auriez-vousfaitàsaplace?

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Auborddelarivière,Thomasavaitdécouvertunvieuxbancdeboismoussu.Mêmesideuxlattesétaientcassées,ils’yétaitassis.Leregardperdudansleséclatsdelumièrequerenvoyaientlesflots,ils’abandonnaitàl’ambiancebucoliquedulieu.Unpetitembarcadèresurlequelilneseseraitpasrisqués’avançaitau-dessusducourant.Unventdefind’étéagitait leslonguesbranchesdusaulepleureurquibruissaientsuffisammentpourcouvrirlarumeurdumonde.

Lavuen’étaitpasaussispectaculairequedepuislepromontoired’Ambar,maisThomasyretrouvaitunpeude laquiétudeetdu reculdont ilavaitbesoin.Faceà lui,au-delàde la luxuriancede labergeopposée,deschampsdeculturedéjàmoissonnéset,auloin,desforêts.LaRenonceétaitbeaucoupmoinslarge et surtout moins impétueuse que l’impressionnante rivière Neelum, mais le médecin ne s’enplaignait pas.Onpouvait sansdoute traverser ce coursd’eau sans se faire tirerdessus, et samélodieapaisanteaidaitThomasàpenserpluscalmement.Ilenavaitbesoin.

Un craquement le tira brutalement de ses songes.Thomas fit volte-face et découvrit Pauline, qu’iln’avaitpasentendueapprocher.L’infirmières’arrêta,gênée.

—Jevousdérange.Etenplus,jevousaifaitpeur…—Jeréfléchissais.—Françoisevousavupartirverslefondduverger…—Vousavezbesoindemoi?Unproblème?—Toutvabien.J’aiseulementeuenviedevousrejoindre.Vousvousfaitesrarecesderniersjours.Thomas l’invita à prendre place sur le banc. Côte à côte, l’infirmière et le médecin restèrent un

momentàcontemplerlavueensilence.Finalement,Thomasétaitheureuxdeneplusêtreseulperdudanssespensées.

—Votreœiletvotrelèvrevontmieux,constataPauline.Ondiraitquevotremainaussi.Sivousavezbesoindesoins,n’hésitezpasàmedemander.Jenesoignepasquelesséniors…

—Merci.Jem’ensouviendrai.—Vousvenezdeplusenplussouventici.—C’estamusant.Ilyaquelquetemps,devantunautrepanorama,assezloind’ici,unamiaprononcé

exactementlamêmephrase.Paulinerestauninstantsilencieusepuisdéclara:—Vousavezdûfaireunesacréechutepourvousretrouverdanscetétat-là…—Unebellegamelleeneffet.—Jen’auraispasaimévousdécouvrirlecoubrisédansvotreescalierenarrivantlematin.Thomassecontentadesourire.—L’hommerustremetrouve-t-ilindiscrètesijem’intéresseàlui?—Iln’yarienquiméritedes’yattarder.Savez-vouspourquoicetterivières’appellelaRenonce?—Paslamoindreidée.

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—Levillageoù j’ai séjournéen Indes’appelleAmbar.Çaveutdire«ciel».Lesnomsévoquentsouventquelquechosequinedoitrienauhasard.

—LaRenonceestunejolierivière,jen’aipasenviequesonnomsoitassociéàunsensnégatif.Vousavezréussiàvoirvosproches?

—Ilsnesontpasdanslesenvirons.—Pourtant,vousavezditavoiracceptécepostepourvotrefamille…ThomassetournaversPaulineetlaregardadroitdanslesyeux.—C’estuninterrogatoire?—Jenemepermettraispas,maisunhommequejerespectebeaucoupm’arécemmentrappeléquela

franchiseestuneexcellentebasepourvivreensemble.Jecroisquec’estunhommebien,maisjesuisunpeuinquiètepourlui.J’aideplusenplusl’impressionqu’ilportequelquechosedelourd,seul.

—Qu’est-cequivousfaitcroirecela?— Je porte moi-même un fardeau, toute seule. Je suppose que l’on reconnaît chez les autres les

sentimentsquenouséprouvonsnous-mêmes.Qu’endites-vous?— L’homme rustre est plus doué pour peindre un mammouth sur les murs de la grotte que pour

s’engagersurceterrain-là.—Voussavez,monsieurSellac,deshommes,j’enaifréquentébeaucoup,etdeprès.Jen’enaijamais

comprisaucun.Quecherchent-ils?Queveulent-ilsdenous?Jelesaicôtoyésdesiprèsqueledernieraréussiàmefaireunenfant.J’aimemonfilsetjeneregretteabsolumentpassanaissance.Théoexiste,etmême s’il n’est pas toujours facile de l’élever seule, c’est un bonheur dont je ne soupçonnais pasl’ampleur.Sonpèreétaitundrôlede type,unemachineàavalerdes steakspouren fairedespoilsdebarbeetàrendrelesfillesmalheureuses–saufsurunebanquettearrièredevoiture.Maisçan’arienàvoiravecThéo.Monfilsestunpetitgarsquinedoitpaspayerpourtoutcequiestarrivémalgrélui.Ildémarresontoursurlegrandmanège.C’estmoietl’autreabrutiquiluiavonsdonnésonticket,maiscen’estpasl’essentiel.Ilestlàetj’espèreêtresachance.Pourlui,jesuisprêteàtout.Peuimportesijedoismesacrifier.Iln’apasàpayerpourmeserreurs.

Jusqu’auplusprofonddeThomas,lepropostrouvaunéchoextraordinaire.—Pourquoimeconfiez-voustoutcela?—J’ignore cequevousvivez, docteur,mais cela nedoit pas être facile.Vousn’avezpas àm’en

parlermaisfranchement,jenemevoispasvouscachercequejesais.Jemedoutequec’estcompliquéavecvotrepetiteamie…Ladifférenced’âge…

—Dequoiparlez-vous?Jen’aipasdepetiteamie.—Dommage.Jevoussentaisdifférentdesautres.Maisc’estvotredroit.Françoisearaison,onne

connaîtjamaislesgens.Pardond’avoirétéintrusive.Celanesereproduiraplus.—Pauline,bonsang,expliquez-vous!L’infirmièrelevalesyeuxversl’horizon.—Etvoilà,c’est toutmoi.J’auraismieuxfaitdeme taireetdem’occuperdemesaffaires.Jeme

retrouveembourbée,commetoujours.Sijemetais,vousm’envoudrezetsijeparle,vousm’envoudrezaussi…

—Necompliquezpastout.Dites-moi.Jevousledemande.—Leshommesnouscondamnentsouvent,mêmepourdeschosesqu’ilsontexigées…Maisjevais

vousobéiretêtre franche : la semainedernière, lorsque jevousaidéposé, jevousaivuattendreunepetite jeune jusqu’à en pleurer. Je crois que c’est pour elle que vous vous êtes battu l’autre soir. Leshistoires d’amour se passent rarement comme on l’espère. Je suis désolée pour vous.Voilà, je nemevoyaispascontinueràvousregarderenfacechaquejourengardantcelapourmoi.

Thomaseutunmagnifiquesourire.—Vousm’avezsuivi?

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—Pardon,jen’auraispasdû.—Vousavezfaillimetuerenvoiture,vousvousêtesfoutuedemoietvousm’avezsuivi?—Jeréaliseàquelpointc’estnul,maisc’étaitplusfortquemoi.Thomaséclataderire.—J’aipleuréenl’attendant?—Oui.—Jenem’ensuismêmepasrenducompte.—Elleesttrèsbelle.Ellefréquentequelqu’und’autre,c’estça?—Il s’appelleRomain.Çam’a rendu fouquand jemesuisaperçuqu’il sortait avecelle,mais je

croisquec’estuntypebien.—Vousêtesbeaujoueur.Comments’appelle-t-elle?—Emma.Pourelle,jesuisprêtàtout.Peuimportesijedoismesacrifier.Ellen’apasàpayerpour

meserreurs…C’estmafille.ImpossibledediresiuneautrelatteduvieuxbancavaitcédéousiPaulineavaitperdul’équilibre,

maiselleentombadansl’herbe.

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—MonsieurFerreira,puis-jevousparlerenparticulier?L’hommeàlacannerajustaseslunettesetsecambra.—Jenesaispascequel’onvousaraconté,docteur,maisc’estfaux.C’estdelapurecalomnie.Je

n’aivoléaucunsabléaucitronetcen’estpasmoiquiaijouéaveclaperruquedeChantall’autrenuit.—Toutçan’arienàvoiraveclessujetsquejesouhaiteaborder.Voulez-vousmesuivredansmon

bureau?Visiblement soulagé, Jean-MichelaccompagnaThomasenavalantdeuxpetitsbonbons,commes’il

s’offraitune récompense.Ledocteur ferma laportederrièreeuxet invita levieuxmonsieuràprendreplacedanslefauteuil.

—Monsieur Ferreira, je vais être direct. Malgré les petits lapins sur les murs et les jouets quiencombrentlesréserves,vousn’êtesplusunenfant,n’est-cepas?

Jean-Michelhaussalessourcils.—Jen’aipasàmemêlerdevotrevie,continualemédecin,maisjesouhaitevousgarderenformele

pluslongtempspossible.C’estpourquoijevaismepermettreunconseil.—Jevousécoute,docteur.—Sij’étaisvous,jeréduiraistrèssérieusementmaconsommationdeconfiseries.Àvousseul,vous

devezeningurgiterplusquetouslespensionnairesdecelieuàl’époqueoùilétaitàlafoisunecrècheetunegarderie.Cen’estbonnipourvotretension,nipourvotreglycémie.Enmangeantautantdebonbons,vousvousmettezendanger.

—Vousavezvumesanalyses?Ellessontmauvaises,c’estça?—Lesdernièreseffectuéesn’étaientpastropalarmantes.Vouspouvezremerciervotremétabolisme.

Aveccequevousavalez,n’importequiauraitdesrésultatsbienpluspréoccupants.Maisneforcezpasvotrechance.C’estunconseild’ami.M’avez-vouscompris?

—Toutàfait,docteur,jevaisfaireuneffort.—Trèsbien.Etmaintenant,surunautreplan,j’aivuquevouscomptiezpartirtroisjourslasemaine

prochaine?— Pour aller rendre visite à ma femme. Elle est hospitalisée dans le Nord. Mon fils devait

m’emmenermaisiln’estplusdisponible.Jenesaispass’ilaunmariageouundivorce…C’estpeut-êtresafemmequisemarieouluiquidivorce,jen’ycomprendsrien.Alorscommeungrand,jevaisyallerparletrain.Paulinem’aprislesbillets.

—Pourquellepathologievotrefemmeest-ellehospitalisée?— Un diabète chronique avec de grosses complications. Ils lui ont déjà amputé la moitié d’une

jambe.—Elleseraheureusedevousvoir. Jevousconseilled’autantplusdeveiller survotresantépour

restercapabledevousrendreàsonchevetleplussouventpossible.Jesuiscertainquevousnesouhaitez

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pasentendrelaphrasequivousannonceraquevousnepouvezplusyaller.N’est-cepas?—Poursûr.—Jecomptedoncsurvous.—Mesprochainesanalysessontprogramméespourbientôt?— Dans quelques semaines, le temps d’assainir votre alimentation et d’en mesurer les effets

bénéfiques.

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Àforced’attendredissimuléderrière,Thomasconnaissaitdésormaischaquedétaildel’écorcedesgrandsmarronniersdevantl’école.Ilappréciaitparticulièrementceluisurlequelétaitgravéunchien–àmoinsquecenesoitunchat–àhauteurd’enfant.L’artprimitifémeuttoujoursl’hommerustre.

Presquechaquesoir,ilsepostaitlàpourapercevoirsafille.Ensuite,illasuivait.Ilnelefaisaitpluscomme un voyeurmais comme un garde du corps. Thomas avait affiné sa technique de filature et semontraitmaintenant beaucoupplus professionnel. Il avaitmême appris quelques ficelles dumétier surInternet. Il savait se fondre dans la foule, anticiper les déplacements d’Emma, et il parvenait às’approcherdeplusenplusprèsdesaprotégée.Quelquesjoursauparavant,ilavaitréussiàrespirersonparfum.Lelendemain, ilavaitpasséprèsd’uneheuredansuneparfumeriepourenretrouver lenomets’en était offert un flacon. Elle était ainsi un peu avec lui dans son logement de fonction,mais il nes’autorisaitàlehumerqu’uneseulefoisparjourpournepasbanaliserl’effet.

Chaquefoisqu’ilpartaitenexpédition,ilprenaitgardeàvariersestenues.Ilétaitpassémaîtredansl’artdesetransformer,parfoismêmeaucoursd’unemêmesoirée,àl’aided’unecasquette,d’uneécharpeou d’unmanteau porté retourné.Une seule fois, son goût du déguisement lui avait joué un vilain tour,lorsqu’en se précipitant pour sortir d’un restaurant, ses lunettes de soleil qui lui faisaient une tête demouche l’avaient empêché de voir l’immense baie vitrée. Le choc avait été terrible et la chutespectaculaire. Un insecte éclaté sur une fenêtre, mais en beaucoup plus bruyant. Heureusement pourThomas,Emmaétaitdéjàtroploinpourserendrecomptedesamésaventureridicule.IlsaignaitquandmêmetellementdufrontquePaulineavaitd’abordcruqu’unpointdesutureseraitnécessaire.Mais ledocteurs’enétaitsortiavecunjolipansementfaçonmomiequiavaitémuHélène,ChantaletFrançoise,etfaitrireFrancisetJean-Michel.

Depuisqu’elleétaitdanslesecret,l’infirmièredemandaitrégulièrementdesnouvellesd’Emma,maisThomassemontraitpeudisert.Ilacceptaitparcontredeplusenplussouvent,pourgagnerdutemps,quePaulineledéposeenville.Lesdeuxcollèguess’étaientbienhabituésàcesmomentshorsduquotidienoù,enattendantauxfeux,ilsseconfiaientduboutdeslèvresunpeudeleursviesrespectives.

Cesoir-là,ilsavaientparlédeleursfrèresetsœurs.Paulineavaitunfrèreaîné,Antoine,installéenArgentine, à songrand regret.Elle s’était toujours bien entendue avec lui et ne pas le voir lui pesait.Thomasavaitparlédesasœur,quin’habitaitpassiloinmaisavaitcoupélesponts.Àsongrandregretaussi.

—Vousdevriezluiécrire,luiannoncerquevousêtesrentré.Peut-êtremêmedevriez-vousluiparlerdesanièce.

— Vous rigolez ? s’étrangla Thomas. Elle me prend déjà pour un fils indigne et un grand frèreminable,vouspensez sérieusementquepourarranger leschoses, jedoisenplus lui écrireque je suisaussiunpèrequin’arienassumé?

—Drôledefaçondevoirleschoses…

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L’infirmièredéposaThomasprèsdel’école.—Mercibeaucoup,Pauline.EmbrassezThéoetdites-luiquesamedi,jeveuxmarevancheàchasse-

lapin.—Bonnesoirée,bonnechance.Etfranchement, j’adorevotrepullvioletpétard.Si l’hommerustre

avaitportéçavoilàdeuxmillionsd’années,ilyauraiteuuneboîtegaydanschaquegrotte.Elleéclataderire.Thomass’offusquaenvérifiantillicosonvêtement.—Pourquoidites-vousunechosepareille?Paulineavaitredémarréjoyeusementavantmêmequ’ilaitterminésaphrase.Illaregardas’éloigner.—Qu’est-cequ’ila,cepull?sesurprit-ilàdemanderàhautevoix.Puisilsouritetfermasonmanteaupourquepersonnenepuisselevoir.

Le temps était plus frais. Thomas remonta son col et, fidèle à sesméthodes d’espion aux aguets,

patienta.Bienquevoyant souventEmma, il ne s’habituait pas.Chaque foisqu’elle apparaissait par laporte cochère, soncœurdepère faisaitunbondetplus riend’autrenecomptait.Ce soir-làne fit pasexceptionàlarègle,avecunepetitesurpriseàlaclé.

Lorsqueledocteuraperçutenfinsafille,ildécouvritquecommelui,elleportaitunpullviolet–maisd’unenuancebeaucoupmoinséclatante.Àl’évidence,lesienn’avaitpasétéachetéd’occasionpoursedéguiser. Il était à col roulé et lui allait très bien.Cepetit hasardvestimentaire procura àThomasunplaisirdémesuré,telqu’enéprouventceuxquisontprêtsàseréjouirden’importequelsigneétablissantunrapprochement,mêmeinfime,avecceuxqu’ilsaiment.

Du sac d’Emma dépassait un rouleau d’affichettes. Entourée de ses amies qui commentaientjoyeusementcequ’ellefaisait,elleencollaunexemplairesurlepanneaudel’école.Thomasétaitbientrop loin pour pouvoir lire. Avec des ruses de Sioux, il réussit à s’approcher et à déchiffrer. Il étaitquestion d’une brocante prévue deux semaines plus tard dans un village voisin. Pourquoi Emma enfaisait-ellelapromotion?

Lajeunefemmenes’attardapaset,augranddésarroideThomas,sedirigeaverslagareroutière.Ledocteursavaitcequecelasignifiait :Emmaallait rentrerdirectementchezsamère,sansvoirRomain.Cela se produisait chaque fois qu’elle prenait le bus 75. Thomas avait eu l’occasion de la suivre àplusieursreprisesentaxi.Cedépartrapideimpliquaitqu’iln’auraitquepeudetempspourl’observer.Illasuivit,profitantdechaqueseconde.Illavitapposeruneaffichettesurlavitredesonarrêt.Commeàchaquefoisdanscecas,ilattenditqu’ellemonteetluimurmura:«Bonnesoiréemagrande.Àdemain.Jet’embrasse. » Il resta jusqu’à ce que le véhicule disparaisse au rond-point. Parfois, dans le virage, ilavaitlachanced’apercevoirlasilhouettedesafilleaumilieudesautrespassagers.Quelquesprécieusessecondesarrachéesàl’absence.Maiscelan’arrivaitpassouventetneseproduisitpascesoir-là.

Thomas se retrouva seul, parmi ceux qui avaient quelque chose à faire ou quelqu’un à retrouver.Celleàquiiltenaitn’étaitpluslàetcelaselisaitsursonvisage.Iln’étaitpasuniquementtriste,ilétaitaussiinquiet.Ilnepouvaitplusveillersurelle.

Sursontrajetderetourverslefoyer,ledocteurdemandaàtouslesdieuxdetouteslesreligionsqu’ilconnaissait de protéger sa fille. Il remit sa vie entre leurs mains, égrenant chacune des divinitésdécouvertesaucoursde sesvoyagescommeunchapeletdebienveillance.Thomas ignorait si cequ’ilfaisaitrevenaitàprier,maisilnel’avaitjamaisfaitpourpersonne.

En marchant dans les rues de plus en plus désertes, s’éloignant de l’agitation de la ville, il seremémoracequ’ilpartageaitavecsafillesansqu’elles’endoute.Finalement,Emmaétaitarrivéeàunâgeoùlesparentsn’observentplusleursenfantsaussisouvent.Quandilssontjeunes,onatoujoursunœilsureuxmaispassél’adolescence,ilssontsouventhorsdeportée.S’iln’avaitpaseulebonheurdevoirEmmagrandir,Thomasavaitaumoinslachancedelavoirvivreaujourd’hui.

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LorsqueThomasétaitrevenuàlamaisonderetraite,toutétaitcalme.SeulFrancisregardaitencoreles programmes de fin de soirée. Le docteur était monté chez lui sans perdre de temps. Il lui restaitquelquechosed’importantàaccomplirausujetdesafille.

Aveclesoind’unchirurgienquis’apprêteàopérer,ils’étaitlavéetséchélesmains,puisavaitsortile cahier sur lequel il consignait toutes sesnotes au sujet d’Emma. Il s’était installé à la tablede sonsalon,repoussantleplateau-repasfroidabandonnéavantdepartir.DelatroussegrisequiavaitappartenuàCéline,ilavaitsortisonstyloets’étaitmisautravail.

Commeunenquêteur,commeunnaturalisteseconsacrantàuneespèceinconnuetoutjustedécouverte,ilécrivaitavecprécisioncequesesobservationsdujourluiavaientappris.Uniquementdesdonnéesetdesfaits.Parfoisilavaitbeaucoupàtranscrire,parfoispresquerien.Celasepassetoujoursainsiavecles spécimens sauvages qui s’ébattent dans leurmilieu naturel sans que l’on puisse les approcher. Ledocteur avait commencé ce cahier la nuit où il avait récupéré le sac de sa fille.Depuis, il avait déjànoirci trente pages d’informations qui dessinaient une personnalité, mais aussi le regard de celui quil’étudiait.

Emma a un vrai faible pour les glaces à l’ananas. Emma boit du thé sans lait mais attend qu’ilrefroidisseavantd’ytremperleslèvres.Emma–contrairementàsonamieZora–nesetrémoussepaslorsqu’elle écoutede lamusique avecun casque.EmmaenlaceRomain avecd’autant plusdepassionqu’ellenel’apasvudepuisaumoinsdeuxjournées.Emmapréfèrelaviandesaignantemaisn’enmangepassouvent.Emmanecroisejamaislesjambeslorsqu’elleestassise.Emmaabienrécupérésonsacàmain,queThomas,déguisén’importecomment,adéposédanslejardindeCéline.Elleamêmereprissonportable puisque Thomas l’a appelée d’un café pour vérifier qu’elle n’avait pas changé de numéro.Quandilaentendusafilledécrocher,ilaeulatentationdeluiparlerparcequ’ilnerisquaitpasd’êtreidentifié.Maisaucunsonn’étaitsorti.Elleavaitraccroché.Emmaarriveàcoiffersescheveuxenchignond’uneseulemain;unsimplecrayonglissédedansluipermetdelemaintenir.Emmaritfacilement,etpasuniquementpourdeschosestrèsfines.EmmafréquenteRomaindepuisplusd’unan.Elleestplusjeuneque lui. Ils se sont rencontrés à la fête des vingt ans d’une amie commune.Emmadéteste les gens enretard. Emma a un grand frère qui s’appelle Valentin, né dumariage précédent de son père. Elle luienvoieenvirondeuxSMSparsemainealorsqu’elleenenvoieplusd’unedizaineparjouràsesamiesetparfoisledoubleàRomain.Emman’apaspeurdeschiens.EmmarêvedevoyagerenAmériqueduSud,avecuneenvieparticulièred’allervisiterleBrésil.Emmaauraitvouluavoirlescheveuxmoinsfrisés,commesonamieNoémie.Emmaaimeporterunfoulard.Ellejouetoujoursavec.Emman’aimepaslesfilms qui finissentmal, sauf s’ils sontmagnifiques,mais « ce genre de sombre chef-d’œuvre n’existequasimentpas» selonelle.Emmapleure facilementquandquelquechose l’émeut.Emmaparlede sesparentsavecgentillesse,cequinel’empêchepasdesemoquerdusoinaveclequelsonpèrebichonnesa

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voiture.Emmavoudraitdesenfants,entredeuxetcinqsuivantlespersonnesavecquielleendiscute.Ellen’enajamaisparléavecRomain.

Plongédanssesnotes,Thomasavaitl’impressiondepasserdutempsavecsafille.Chaquefoisqu’illisaitsonétrangerecueil,ilsesentaitmieux.Parcontre,chaqueinformationconcernantM.Lavergneluifaisaitl’effetd’unegifle.Emmaparlaittoujoursdesonpèreavecnaturel.Àchaquefois,c’étaituncoupde couteau dans le cœur de Thomas. Et malgré les centaines d’observations, de déductions, rienn’indiquait que le docteur ait occupé lamoindre place –même négative – dans la vie de son enfant.Thomasl’admettaitetsedemandaitàpartirdecombiendecahiersremplisilpourraitprétendreconnaîtreunpeusafille.

Paradoxalement, le docteur avait appris à accepter le petit ami d’Emma et commençait même àéprouverunecertainesympathiepourlui.Celanel’empêchaitpasdebondirchaquefoisquelegaminsecollaitd’unpeutropprèsàsafille.Sonchangementd’attitudevis-à-visdujeunehommes’expliquaitpardeuxraisonsdistinctes.Lapremièreétaitpurementégoïste:chaquefoisqu’EmmapassaitdutempsavecRomain,aucinéma,danslesmagasins,enbaladeouaurestaurant,Thomasavaitleloisirdel’observerpluslonguementet,ensacompagnie,ellelivraituneparttouchantedesapersonnalité.Laseconderaisonnetenaitqu’àunescènedontlemédecinavaitétéletémoin.Unsoirquelesdeuxjeunesgensrentraientàpied,unventd’ests’étaitlevé,rafraîchissantl’air,etThomasavaitvulejeunehommeretirersonblousonpourledéposeravecdélicatessesurlesépaulesd’Emma.Ilavaitétésensibleaugestemais,plusencore,à la façon dont il avait été exécuté. Romain l’avait fait simplement, sans emphase, avec l’attitudeprotectricedeceluiquisaitprendresoindesautres.Paulineauraitditquel’onreconnaîtchezlesautreslessentimentsquel’onéprouvesoi-même.Letoubibavaittrouvél’attentionjolie,digned’unhomme,etsonregardsurRomainavaitcommencéàchanger.

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Dansunensembleparfait,lesdeuxtartinesjaillirentdugrille-pain.Paulinelesattrapaauvolensebrûlantlesdoigts.Ellesouffladessusetcommençaaussitôtàlesbeurrer.

—Quienvoudrad’autres?Francislevalamain,Hélèneaussi.Ledocteurs’approchadePauline.—Pourquoiest-celeseulrepasqu’ilsprennentensemble?—Jen’ensaisrien.Vousn’avezqu’àleleurdemander.Thomassetournaverslesrésidents.—Cespetitsdéjeunerssontbienagréables,netrouvez-vouspas?C’estunebellefaçondedémarrer

lajournée!Francislevalenezdesonboldecafé.—Doc,chaquefoisquevousnousparlezentêteàtête,vousêtesépatant,direct,plutôtpertinent…—Tropaimable,monsieurLanzac.—Par contre, dèsquevousvous adressez augroupe, ondirait un animateurde colodébutant qui

pétochedevantunemeutededécérébrésprêteàcharger…S’ilvousplaît,parlez-nousnormalement.Espérantunsoutien,ThomastournalatêteversPauline.Maisilnevitquesesépaulessecouéespar

un rireétouffé.Pournepas risquerdecroiser le regarddudocteur, la jeune femme fixait ses tartines.Thomasdevaitfairefaceseul.

—Mercipourcetteremarque,Colonel.Pardonpourmoncôtéanimateurdecolo,sansdoutedûaufaitqueparfois,vous-mêmeterminezmesphrasespar«poilaunez»ou«poilaucul».

—Uniquementquandcen’estpasintéressant,doc.—Tais-toiFrancis,etnetoucheplusjamaisàmescheveux,aboyaChantal.—C’estpasmoiquiaijouéavectaperruque,poilsàtatête.—Sinouspouvionsnousenteniràunregistreadulte,repritThomas,j’aiunesuggestion:pourquoi

nepartageriez-vouspasdavantagederepastousensemble?—C’estuneexcellentequestion!déclaraFrançoise.—Ilslivrentlesrepaspileàl’heuredemonjeu,réponditJean-Michel,encorepeuréveilléàcette

heurematinale.—Siencoreons’intéressaitauxmêmesémissions, lançaChantal,onpourraitmangerdevant,mais

quandonvoitcequicaptivecertains…Suivezmonregard!Francisrépliquaaussitôt:—Cequejeregarden’estpeut-êtrepastrèsintellectuel,maismoiaumoins,jenechantepasdevant!

Etquandjedischanter…Vexée,Chantalémitungrognementquasianimal.Ellecrispalesmainssurleborddelatableetse

redressa,prêteàbondir.

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—Je vous en prie, restons calmes, tempéra le docteur. L’idée n’était pas de vous exciter les unscontrelesautresmaisdevousproposerplusdemomentscommuns.Devantvosréactions,j’optepourlestatuquo.

Paulinedistribualesdernièrestartinesetintervint:—Moi,docteur,jeveuxbienmangeravecvouslemidi.Ceseraplussympa.Thomasremercia l’infirmièred’unmouvementde têteetpointaunindexmenaçantendirectiondes

résidents.—Qu’aucundevousnes’avisededire«poilaudoigt».

Si Thomas retourna rapidement à son bureau, ce n’était pas pour s’occuper de la gestion de la

résidence, qui pouvait attendre,mais pour vérifier une information concernantEmmaaperçue lematinmêmesur les réseauxsociaux. Il avaitpeut-êtredécouvert la raisonpour laquelle la jeune fille faisaitautantdepublicitépourlabrocante.Àpeinelapages’afficha-t-ellequel’onfrappaàsaporte.Paulinepassalatête.

—Docteur, en vous entendant parler de repas partagés, jeme suis dit que l’on pourrait peut-êtrecréer unpotager dans le jardin.Cen’est pas la place quimanque.Ce serait rigolo, ça leur ferait uneoccupation supplémentaire, éventuellement ensemble, et au grand air en plus.On aménagerait juste unpetitcoin,riendecompliqué…

S’apercevantqueThomasnel’écoutaitpas,elles’interrompit.—Unproblème?fit-elle.Vousavezl’aircontrarié.Thomasétaitincapabledeformuleruneréponsesensée.—MonsieurSellac,ditesquelquechose.C’estflippantdevousvoircommeça…Thomassoupiraetsepritlatêteentrelesmains.L’infirmières’avançatimidement.—VousavezunsouciavecEmma,c’estça?Quandvousêtesdanscetétat-là,ilesttoujoursquestion

d’elle.Lesenfantsnousfontàtouslemêmeeffet.Cen’estpastropgraveaumoins?Thomasdésignal’écrandesonordinateur.—Queferez-vousquandThéoenseralà?Paulinecontournalebureau.Sursapage,Emmafaisaitlapromotiondelabrocanteoùellecomptait

«vendresesvieuxjouetsetdiversesaffairespourgagnerunpeud’argentafind’aiderl’hommedesavieàs’installerenattendantdelerejoindre».

—Qu’est-cequivousposeproblème?Qu’elleenvisagedevivreavec luiouqu’ellebazardesessouvenirs?

—Lesdeux.—Elleavancedans lavie.Elle lâcheunpeudupassépourfairesonchemin.C’estnormal.Vous-

mêmeêtesbienpartiunjour.—C’estd’ailleurspourcelaquejem’inquiètepourelle.Va-t-ellefairelesbonschoix?—S’ilexistaitunmoyendelesavoiravantdetentersachance,çasesaurait…—Jen’airienvécuavecelle.Jenel’aijamaisvues’amuseravecsesjouets.Jeneluienaimême

jamaisoffertunseul!C’estsonhistoirequ’ellevavendre.N’importequivapouvoirs’offrirunpeudesonpasséalorsquej’enaiétéprivé.Toutcequiacomptépourlapetitefillequ’elleétaitvapartironnesaitoùpourquelquespiècesdemonnaie.Jecommenceàlaconnaître,c’estunesentimentale.Jen’aipasenviequ’elleseséparedechosesqu’elleregretterad’avoirbradéesplustard.Jesuiscertainqu’unjourviendraoùcequ’elleconsidèreaujourd’huicommedesvieilleriesluimanquera.

— Elle s’en sépare pour construire avec son copain. Moi qui n’ai connu que des histoires sanstendresse,jetrouvecelaémouvant.

—Lepeuqu’ellevarécupérervaut-ilcequ’ellevalaisser?Etsiçanemarchepasavecsonpetitami,elleauratoutvendupourrien.Ceseraitlepire.

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—Vousvousenfaitestrop.Detoutefaçon,quevoulez-vousyfaire?Thomasprituneinspirationetdéclara:—Jevoudraisachetertoutessesaffairespourlesluirendreplustard.—Vousplaisantez?—Pasdutout.Maismalheureusement,jenepeuxpasmepointeretluifaireunchèque.Paulinen’hésitaqu’uninstant.—Sivousvoulez,j’iraipourvous!—C’estadorable,Pauline,maisellevaseméfier.L’infirmièrefitlagrimace.Ilfallaittrouverunautremoyen.Thomascommentaengrognant:—Mêmequandonnelesélèvepas,lesenfants,c’estbeaucoupdesoucis.—Docteur,j’aipeut-êtreuneidée,maisvousallezdevoirmefaireconfiance…

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Lorsqueledimanchedelabrocantearriva,l’infirmièreétaitprête,maispasledocteur.—Pauline,jenelesenspasdutout.Pardonnez-moi.Jesaisquevousfaitescelapourm’aidermais

soustoutesleslatitudesoùj’aiséjourné,votreidéetordues’appelleunplanfoireux.—Quelledéception!Moiquivousvoyaiscommeunhéros…L’hommequisauvedesviesàl’autre

bout du monde, celui qui peut vous accoucher des triplés dans une pente à 45° avec un blizzard àdécoifferunevache, lemâlequis’estprisuneballeenfaisantcoucouàungaminetquimetdespullsflashypourpasserinaperçu.Etlà,pourunepetitebrocantederiendutout,c’estlagrandedégonflette?

—Vousvousfoutezencoredemoi?—Commentpouvez-vous imaginerunechosepareille ?De toute façon, lesdés sont jetés.Onn’a

plusletempspourlepessimisme.Enplus,ilfaitbeau.Montez,onn’attendplusquevous.—Commentavez-vousobtenuceminibus?—Ilafalluquejecoucheavecunedizained’hommesetquejevendeunrein.—Vous êtes folle. Je comprendspourquoi l’autredirecteurnevoulait pasquevous emmeniez les

résidentsausupermarché.Enplus,lesvachesn’ontpasdecheveux.—C’estmarrant,dèsquevousêtes stressé,vousprenez tout aupremierdegré.Vous surréagissez.

Commelorsqu’ils’agitd’Emma.Thomasluifitvivementsignedeparlermoinsfortetfronçalessourcils.—Commentça,jesurréagis?—Regardez-vous.Unvraijeunepère.Saufquevotrebébéapresquevingtans.Pourleminibus,j’ai

simplementdemandéàmonvoisindemeprêter levéhiculede sonassociation.Luiqui transportedeshandicapésàlongueurd’annéeatrèsbiencomprisquejeveuillepromenernosséniors.

L’infirmièretournalaclédecontact.Thomaspassaàl’arrièreduvéhiculeaveclesrésidents.—Toutlemondeabouclésaceinture?demandaPauline.Un«oui»généralretentitdansl’habitacle.Unevraiecoloniedevacances.Aucundespensionnaires

nes’étaitfaitprierpourvenir.—Çamerappellequandjepartaisenvoyageavecmesparents!commentaChantal.—Moiaussi!s’enthousiasmaFrancis.MademoiselleChoplin,jepeuxvousappeler«maman»?—Mêmepasenrêve.Thomassepenchaverslaconductrice.—Queleuravez-vousraconté?—Lestrictminimum.Onpartsebalader,onfaituneblagueàunejeunefille,onpique-niqueeton

rentre.Vousavezl’argentliquide?—Biensûr.—Jecroisquec’estlemomentdeleleurdistribuer.Lasituationestamusante,vousnetrouvezpas?

Onsecroiraitdansunfilmpendantlaguerrefroideavecdesespionsquipartentenmission.Onamême

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uncolonel.Etdesagentsdu«mondentier»!L’infirmièreéclataderireàsapropreblague.Ledocteursecoualatête.Pourvuquel’expéditionne

tournepasàlamissionsuicide…Ilseglissaentrelessiègesets’installaàl’arrièreavecsestroupes.Leminibuss’éloignadufoyerendirectiondelasortiedelaville.Chantalregardaitàl’extérieuravec

unsourirebéat.MêmeHélène,pourtantpeuenclineàseréjouir,étaitexcitéecommeunegamine.Francispritlaparole:

—Quellessontnosinstructions,doc?—Unefoisàlabrocante,Paulinevavousdésignerunejeunefillequiadesarticlesvariésàvendre.

Chacunàvotre tour,vous irez luiachetercequ’ellepropose.Le jeuconsisteà récupérer lemaximumd’objets.Peuimportecequec’est.Ilnedoitrienluirester.Est-ceclair?

Lesmembresdugroupehochèrentlatête.Chantallevalamaincommeuneélèvequiveutposerunequestion.

—Onluiachèteouonluivole?Parcequemoijen’aipasunsousurmoi…—J’yviens,réponditThomasensortantuneliassedebilletsdesonblouson.Jean-Michelémitunsifflementimpressionné.—Ditesdonc,yenapourunpaquet…—Vousêtesriche?demandaFrançoise,directecommeàsonhabitude.—Pasvraiment,maispendantquinzeans,j’aiétépayéalorsquejenedépensaisrien.Alorsj’aiun

peudecôté.—Pourquoiest-cevousquifinancezcetteblague?s’enquitFrancis.—Pourfaireplaisiràquelqu’unquej’aimebeaucoup.Thomasdistribuadespetitstasdebilletsàchacun.Francislesglissadanssapoche,Jean-Michelles

vérifia un à un dans la lumière pour s’assurer qu’ils étaient vrais,Hélène les rangea dans son sac etChantallesconservaàlamain.

—Vousn’avezpasgardéd’argentpourvous?interrogeaFrançoise.Vousnecomptezpasveniravecnous,docteur?

Thomasnesutquerépondre.Paulinevolaàsonsecours.—Ildoitresterpourgarderleminibus.Onenestresponsablesetilfautyfairetrèsattention.Àcetteheurematinale,larouteétaitdégagée.Paulineempruntalarocadeetchoisitdepasserparla

campagnepourqueletrajetsoitplusagréable.Au-delàdelaplaineagricole,aupieddesmonts,laroutelongeaitune immenseforêt.Jean-Michelfut littéralementfasciné lorsqu’ilaperçutdeschevauxdansunchamp.Ilseredressaetappuyasesmainssurlavitrecommelefontlesenfants.Hélèneregardaitlecielàs’enbrûlerlesyeux.Thomas,lui,restaitconcentrésurlaroute.Ilnotaavecsoulagementqu’auvolantdecevéhicule,l’infirmièresemontraitbeaucoupplusprudentequ’enconduisantsaproprevoiture.

Le centre du village où se déroulait lamanifestation était interdit à la circulation. Pauline gara leminibusderrièrelamairieet,avecledocteur,aidalespensionnairesàdescendre.Lepetitgroupetrottinaversl’églisedevantlaquellesedéroulaitlabrocante.

Arrivé à l’angle de l’édifice, Thomas proposa aux résidents de faire une pause sur un banc.Discrètement,ilouvritsonsacàdosetmontraunenouvellefoislesphotosd’EmmaàPauline.

— S’il vous plaît, veillez à ce qu’ils achètent tout, peu importe l’état. Qu’ils me ramènent leursachatsici,etjelesporteraijusqu’auminibus.

—Vousallezresteràregarderdeloin?Çavaaller?—J’aimalheureusementl’habitudedevoirmafilleàdistance…Thomassortitunepairedejumellesdesonsacetlesmontraàl’infirmière.—Jel’observeraiavecça.—Etc’estmoiquevoustraitezdefolle…Thomassetournaverslesrésidentsquis’étaientdéjàremisdebout,prêtsàpasseràl’action.

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—Je vous remercie vraiment de votre aide. Je compte sur vous. Si vous vous sentez fatigués, neforcezpas.

—Onpeutyaller?demandaFrancis.—Gopourleparachutage,Colonel,etsouvenez-vous,cecin’estpasunexercice.Enlesvoyanttoutesettousseprécipiterverslabrocantecommedesaffolésenclaudiquant,Thomas

nesavaitpass’ildevaitriredutableau,ous’inquiéterdurésultat.

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Sursaportiondetrottoir,Emmaachevaitdemettreenplacetoutcequ’elleespéraitvendre.Venueluiprêtermain-fortepourtenirsonstand,sonamieNoémieétudialecielenplissantlesyeux:

—Onauraitdûprévoirlacrèmesolaire,çavataperaujourd’hui.Elles étaient installées entre un collectionneur de cartes postales et une femme qui proposait des

dizainesdepairesdechaussuresd’occasion.Emmasepenchasurunecaissepourensortirsesdernièresbabioles.Noémieluidonnasoudainunlégercoupdecoude.

—Tulesasvusceux-là?fit-elleendésignantlepetitgroupedepersonnesâgéesquiapprochait.Ondiraituneattaquedezombiesdanslejeuvidéodemonfrère!

—Ilsprofitentdubeautempstantquelafoulen’estpaslà.Ilsontbienraison.—Ilsarriventdroitsurnous.Siçasetrouve,onestsurletrajetderetourversleurmaisonderetraite

etcommeilsnevoientplusrien,ilsvontnouspiétiner!Emma étouffa un rire. Francis arriva le premier devant l’étalage. Il se planta les mains sur les

hanchesetobservacequiétaitproposé.—Bonjour,monsieur!lançaEmma,enjouée.—Bonjour,jeunefille.Combienfaitcettepoupée?—Cinq.Maissivousvoulez,jevouslacèdeàdeux.—Etaveclestroispeluchesàcôté?—Dixpourletout,çavousva?—Vendu.Françoisearrivalaseconde,essouffléeetcontrariéedes’êtrefaitgrilleraupoteauparleColonel.

Aprèsunrapidecoupd’œil,ellefitd’untondécidé:— Bonjour, mademoiselle. Je vais vous prendre la petite voiture verte, la dînette et les jeux de

société.Emmaetsonamieseregardèrent,incrédules.—Bien,madame.Surlaplacedelabrocanteencorecalme,lepetitattroupementdevantlestandd’Emmaseremarquait.

Lavendeusedechaussuresetdenombreuxautresexposants,quieuxn’avaientpersonne,sedemandaientcequepouvaitproposerlademoisellepourprovoquerunetelleruée.

Francispayaetrepartitversl’église.—Mercibien,jeunefille!D’une main tremblante, Jean-Michel désigna un petit château de princesse en plastique aux toits

pointusetauxcouleurspastel.—Jevaisvousleprendre,s’ilvousplaît.Est-ilvenduavectoussespersonnages?Emmaregardal’objetavectendresse.

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—Oui.Ilnemanquequeleprince,quemonchienamangéquandj’étaispetite.Jevouslelaisseàquinzesivousêtesd’accord.

Jean-Micheleutunsourireravi.Chantals’interposa:—Moi,jevousenoffrevingt!—Pourlechâteau?—Oui,avectouslespersonnages.Jeleveux.Jean-Micheltoisasaconcurrenteetexhibasesbillets.—Jevousendonne trente et faites-moiconfiance,vousne trouverezpasmeilleur clientquemoi.

Beaucoupd’objetsm’intéressent!—Ehbien,vousn’avezqu’àprendreautrechose,protestaChantal,parcequejeveuxcechâteau!Emmaassistaitàl’échangesanssavoiràquitendrelejouetqu’elleavaitentrelesmains.Rienqu’en

letouchant,beaucoupdesouvenirsluirevenaient.Elleavaitpassédesheuresàfairevivred’incroyablesaventuresàlapetiteprincessedontlapeintureduborddelajupeétaitaujourd’huiusée.Elleluifaisaitdévalerlesescaliersencollantsesyeuxauxfenêtrespourlasuivreauplusprès.Àprésent,laprincessesemblait minuscule dans sa grande main. Si un jour on lui avait dit qu’un papi et une mamie sechamailleraientpourlaluiacheter…

—Cinquante!s’énervaJean-Michel,quiemportalelot.Emmaluitenditsonchâteau.Déçue,Chantalseconsolaenachetantlaferme,toussesanimaux,ses

enginsetunepoupéeavectoutesagarde-robe.NoémieglissadiscrètementàEmma:—Regardeautour,personnenevendrien.Ilssonttouscheznous!C’estdudélire…HélènehélaEmma:—Excusez-moi,mademoiselle,jevoudraisvousachetertoutcequiatraitauxchats.Lespelucheslà-

bas,lesfigurinesaussi,etpuislepetitt-shirt,s’ilvousplaît.Toutallaitsivitequ’Emmaavaitdumalàsuivre.—Jevouslesmetsdansunsac,letoutpourvingt,sicelavousconvient.—Cen’estpascher,rajoutez-moidonclesjolisbibelotsalignéslà-bas.Sijevousendonnequarante

pourletout?Emman’enespéraitpastant.Devantl’aireffarédesonamie,Noémiesedétournapourrire.Àpeine

Hélèneétait-ellerepartiequeFrancisrevenait.—J’aibienréfléchi,annonça-t-il.JecroisquejevaisvousprendretousvosDVDetvosCD.—Vousêtessûr?Vousnevoulezpasregardercequ’ilyad’abord?demandaEmma,stupéfaite.—Jesuiscertainquec’esttrèsbien.Àcombienmefaites-vouslelot?Emma se demandait ce que le respectablemonsieur allait bien pouvoir faire des compilations de

chansonsenfantinesoudesfilmsàl’eauderose…—Jevaisêtrefranche,avoua-t-elle,j’espéraisentirercentautotal,maisencumulantlesventesau

détail… Si vous me prenez le tout, je vous les laisse à moitié prix et je vous offre les caisses derangementavec.

—D’accordpourcent,nerognezjamaisvosambitions,jeunefille.Lavieetlesfiloussechargerontbiendevouslesraboter.

—Merci,monsieur.Pourl’argentetpourleconseil.FrançoiseattrapaNoémieparlamanche.—Puis-jem’adresseràvouspourachetercertainsarticles?Jesouhaiteacquérirtousleslivres.Et

lespostersaussi.Vousvoulezbien?— J’en connais une qui va être contente. Emma ? appela-t-elle. Pour les livres et les posters,

combien?—Latotalité?

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—Oui!Tout!réponditFrançoiseavecconviction.—Jenesaismêmepluscombienj’espéraisentirer.Vousmeprenezdecourt.Disonscinquante.—Mon enfant, à vue de nez, cela faitmoins de pièces qu’il n’y a de livres. J’en vois aumoins

quatre-vingtsetcertainssontdesclassiques.Jevousenproposecent.NoémiepouffaetEmmaécartalesmainsensigned’impuissance.—Jenevaispasvousdirenon,c’esttrèsgénéreuxdevotrepart.Toutçaestincroyable…L’étalsevidaitàvued’œil.Discrètement,Paulinefaisaitdesallers-retoursjusqu’àThomasavecles

lotslespluslourds.LorsqueChantalrevint,augranddamdesautresexposants, ilnerestaitpresqueplusriensurl’étal

d’Emma,àpartdesvêtementsetunpetitbureau.LavieilledameauxcheveuxbleusdemandaàFrancis:—Jeprendsleshabitsettut’occupesdumeuble?—Entendu.L’affairefutviteconclue.Hélènefitundernierpassageetraflalesfondsdecaisseettoutcequiavait

échappéàsescompagnons–quelquesbandesdessinées,unepoignéedepetitsjouetsetdesaffairesdebureau.

Lorsque Pauline embarqua le dernier carton, Noémie et Emma se retrouvèrent devant leuremplacementvide,unpeugênéesparlesregardsqueleurlançaientlesautresvendeurs.Enmoinsd’unedemi-heure,ellesavaientliquidétoutleurstock.Enregardantladernièrepetitedamedisparaîtreaucoindel’église,Emmasouffla.Elleétaitépuisée.Sonamie,pensivedevantl’étalvide,luidemanda:

—Tuascompriscequivientdesepasser?—Paslamoindreidée.Etpersonnenenouscroiralorsqu’onleracontera.Untrucdefou.Unebande

depetitsvieuxdébarqueetilssebattentpourrachetermesjouets…—T’asraison,sionenparle,onvapasserpourdesmythos.—N’empêche que j’ai dû récupérer le triple de ce que j’espérais dansmes estimations les plus

optimistes.Grâceàsesjumelles,Thomasvitsonsourire.

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Paulinequittalaroutepours’engagersurunealléeforestière,toutprèsdel’enclosauxchevaux.Ellearrêtaleminibusàl’ombre.

—Voiciunendroitidéalpourpique-niquer,annonça-t-elleenserrantlefreinàmain.Thomassautaduvéhiculepouraiderlesrésidentsàdescendre.Leurssouriresfaisaientplaisiràvoir.

Tous étaient fatiguésmais heureux de leur escapade.Beaucoup avaient davantagemarché durant cettematinéequependantlesderniersmois.

Enallantrécupérerlesglacièrescontenantlerepas,Thomascontemplasonbutinquiremplissaitunegrande partie du coffre. Seul le petit châteaumanquait à l’appel parce que Jean-Michel refusait de lelâcher.

Pendant que Pauline installait les chaises pliantes, les retraités s’égaillèrent pour explorer lesenvirons.Thomaslarejoignitaveclesdeuxglacières.

—Vous auriez dû les voir claquer vos sous comme si c’était des billets deMonopoly, commental’infirmière.Devraisados…Eton racontequecesont les jeunesquineconnaissentpas lavaleurdel’argent.

—Peuimporte.Jesuiscontentdurésultat.—Alors,docteur,toujoursconvaincuquec’étaitunplanfoireux?—Pardon d’avoir douté, vous avez sans doute raison, je surréagis. Je ne sais pas comment vous

remercier,vraiment.Elles’approchadelui.—Alorsvousallezpeut-êtreenfinvousdétendreetm’ouvrircepremierboutondepolo.Quandc’est

ferméjusqu’enhaut,çafaitpuceaucoincé.Joignantlegesteàlaparole,l’infirmièredégrafalecoldesondirecteur,quirestatétanisé.—Jenesuispaspuceau.—Jesais. J’aimêmevu lecharmant résultatdevosexploitsdedonJuan,cematinà labrocante.

Commequoiilfautseméfierdesapparences.Maisleboutonduhaut,çafaitquandmêmecoincé…Satisfaitedesonpetiteffet,Paulineretournadéballerlesplateaux-repas.—Mêmeausoleiletenpleinenature,cettenourrituren’apasmeilleuremine.Vousavezréfléchià

monidéedepotager?—Jevous laissefaire.Vousavezmabénédiction.De toutefaçon,si jevousdisquec’estunplan

douteux,j’entendsdéjàvoscommentaires…Paulinerappelalespensionnaires,quirevinrentchacunàleurallure.Lorsquetoutlemondefutenfin

réunietinstallé,Thomaslevasonverreetportauntoast:—Je tiensvraimentàvous remercierdevotreaide.MerciàPaulineetmerciàvous tousd’avoir

jouélejeucematin.—J’aiunpeudemonnaieàvousrendre…,intervintChantal.Maispasbeaucoup.

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Françoisecommenta:— Il y en aurait sans doute davantage siM. Ferreira et vous ne vous étiez pas lancés dans cette

stupidesurenchèrealorsquenousn’étionsmêmepasconcurrents.—Jevoulaisabsolumentcechâteau,répliquaJean-Michel.Docteur,jesuisd’ailleursprêtàvousle

rembourserpourlegarder.—J’aibienpeurquecenesoitpaspossible,réponditThomas.—Etsijedoubleleprix?—Jesuisdésolé,maisiln’estpasàvendre.Laminedel’hommeàlacannes’assombrit.Sansfinirsabarquettedecarottesrâpées,ilselevaet

s’éloignaverslaroute,enabandonnantlepetitpalaisdeplastique.Pourtouslesautres,lasuitedurepasfutfestive,certainementpasàcausedesplatsservismaisde

l’ambianceetducadre.Mangerailleurs,dehors,parcebeaudimanche,faisaitleplusgrandbienàtoutlemonde.Chacuncommentasesachatsdelamatinée.Françoiseseréjouissaitd’avoirretrouvédanslelotde livres qu’elle avait acquis quelques spécimens qu’elle-même avait autrefois utilisés en tantqu’enseignante.Hélèneracontasoncoupdefoudrepourunchatblancenpeluche.Ellel’évoquaitcommesi l’animal était vivant, décrivantmême son regard avec une belle imagination.Quant àChantal, elles’amusaitencoredelatêtedesdeuxjeunesfillesfaceàleurfrénésied’achat.

Alors que les plus affamés entamaient leur coupelle de dessert, Chantal et Hélène décidèrent des’installerdansleminibuspourunepetitesieste.Françoiseselevapourallerfairequelquespaslelongdelaroute,peut-êtrejusqu’àl’enclosdeschevauxdevantlequelonapercevaitJean-Michel.

AlorsquePaulines’affairaitàranger,Francisvints’asseoirsurlachaiselibreprèsdeThomas.—Drôledejournée,n’est-cepas,doc?—Jen’enrevienspasmoi-même…—Toutàfaitentrenous,cen’étaitpasvraimentuneblague,cematin?Arrêtez-moisijemetrompe.

Vousêtestoutsaufuncrétin,etseuluncrétingaspilleunesommepareillepourracheterdesvieuxjouets.Àmoinsquevousn’adoriezjoueràlapoupée…Jen’aipasvouluenfairelaremarquedevantlesautres,maispuisquenoussommestouslesdeux,jeseraishonoréquevousmedonniezlavraieraisondecettejoyeusevirée.

Thomas fixa la cime des arbres pour y trouver un peu de quiétude. Ou bien pour chercher uneéchappatoireàcetteembarrassantequestion…

—C’estunelonguehistoire,monsieurLanzac.—Sivousmettezplusdedeuxansàmelaraconter,jerisqued’êtreclaquéavantlafin!Maisj’ai

bienvulatêtequevousfaisiezchaquefoisquel’onvousrapportaitnosprises.Vousn’aviezpasl’airdequelqu’unquijoueuntour.Vousétiezbouleversé.Vousconnaissezcettejeunefille,n’est-cepas?

—Jetiensàpréciserquecen’estpasmapetiteamie.—Aucundoutelà-dessus,vousaviezleregardprotecteur,pasceluid’unprétendant.Uncrid’horreurdéchiral’air,lesinterrompant.Auloin,prèsdel’enclos,Françoisevenaitdehurler.

Lesbras tendusvers leciel, elleproféraitdesparoles incompréhensibles. Jean-Micheln’étaitplus là.Paulineetledocteursemirentàcourirenmêmetemps.

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Lorsqu’ilsvirentM.Ferreiraétendudansl’herbe,ilslecrurentmort.ThomasseprécipitaprèsdeluitandisquePaulineréconfortaitFrançoise,souslechoc.

—Ques’est-ilpassé?demandalemédecinencontrôlantlepoulsdelavictime.Lavieilledameréponditd’unevoixhoquetante:—Ilregardaitleschevaux.Ilm’aexpliquéquelorsqu’ilétaitpetit,ilfaisaitdel’équitation.Ilaparlé

d’unchevalquis’appelaitTempêteetdesheuresqu’ilavaitpasséesàgaloperaveclui.Ilsemblaittrèsému. Il a voulu les attirer pour les caresser, alors on a cueilli de l’herbe. Ils sont venusmais ils setenaient encore trop loin pour qu’il puisse les toucher. Il s’est appuyé sur cette satanée barrière pourtenterdelesatteindre…

—Maiselleestélectrifiée!s’exclamaPauline.—Ils’estraidietilesttombécommeunpiquet…C’esthorrible.Francisarrivaàsontour,unpeuessoufflé.—Ilnepeutpasêtremort,fit-il,catégorique.PasJean-Michel.—Etpourquoi,s’ilvousplaît?interrogeaFrançoise.—Parcequ’ilferaitmentirl’adagequiassurequecesontlesmeilleursquis’envontlespremiers.Thomasposasonoreillesurlapoitrinedel’électrocuté.—Ilrespire.MonsieurFerreira,est-cequevousm’entendez?Ledocteurluipritlamain.—Sivousmecomprenez,sivousmesentez,serrezmapaume.Ledocteurvitlesdoigtssereplierlentement.Levieilhommeouvritunœiletdemanda:—Leschevauxsonttoujourslà?—Àquelquesmètres.—Pouvez-vousm’aideràmeredresser?Jevoudraislesregarder.Francisprêtamain-forteaudocteurpourasseoirJean-Michelfaceàl’enclos.—Ilssontbeaux,pasvrai?—Magnifiques,approuvaThomas.Vousnousavezfaitpeur.—Jemesensbizarre,maisjecroisquetoutvabien.J’aiprisunesacréedécharge.Unsourirepresqueenfantinsedessinasursonvisagependantqu’ilfixaitleschevaux.—Docteur?—Oui?—Est-cequevouspouvezaumoinsmeleprêter,lepetitchâteau?

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—Tuascapturétousmesrenardsetjen’aiprisaucunlapin.Tum’asencorebattu.Tuestropfort.Théoregardalemédecinbienenfaceavecunemouesanséquivoque.—Soittumelaissesgagner,constata-t-il,soitt’esvraimentpasdoué…LavoixdePaulines’élevadelacuisine:—Chéri,s’il teplaît,parlecorrectementaudocteur.C’est lapremièrefoisquemamanaungentil

chefdeserviceetellenevoudraitpassefairevirer.Lepetitsautadesachaise,courutjusqu’àsamèreetluitiralamanchepourluiglisseràl’oreille:—C’estpasparcequ’ilestgentilqu’iln’estpasbête.—Bravomongrand.Tuviensdedécouvrirundessecretsdel’humanité.Maisn’enparleàpersonne,

lemonden’estpasprêtàsavoir.Unviolentraclementrésonnajusquedanslesstructuresdubâtiment.—Qu’est-cequec’est?demandaPauline.—Jepariequec’estencoreuncoupdeJean-Michel…Onneletientplus,celui-là!L’électrocutionavaiteudeseffetssecondairessurprenantssurM.Ferreira.Après l’avoircrumort,

l’ensemble du foyer avait assisté à une résurrection qui dépassait l’entendement. Le personnage deFrankensteinétaitcertainementnésuiteàunehistoiredecegenre–untypeàmoitiécrevéquiprendlafoudreets’ensortplusvivantquejamais,multipliantlesdégâtsetlescomportementsingérables.Depuisl’incident de l’enclos aux chevaux, Jean-Michel ne tenait plus en place. Il marchait sans canne, riaitcomme un dément, sortait se promener dans le verger et allait même jusqu’à provoquer Francisphysiquement.Ilneluimanquaitquelesboulonsdechaquecôtéducoupourquelaressemblanceavecsonterrifiantmodèlesoitcomplète.

Ledocteurfrappaàsaporte.—MonsieurFerreira,toutvabien?Puis-jeentrer?—Venezdonc,vousallezm’aider.Le docteur découvrit la chambre sens dessus dessous. Tous lesmeubles avaient été déplacés.Au

milieu de ce capharnaüm, Jean-Michel, sans ses lunettes et la chemise débraillée, avait entrepris detraînersagrandearmoiresansmêmel’avoircomplètementvidée.

—Qu’est-cequevousfaites?—J’enaimarre,j’étouffe.Ilmefautduchangement.Pouvez-vousm’aideràdéplacerlebahutici?—Etvotrelit?—Jeleramèneraiaufond.Ainsijepourraivoirlejardinetlatélésansmelever.—Commevousvoulez.AumomentoùThomasetJean-Michels’apprêtaientàpoussercommedesforçats,Paulineapparutsur

leseuil.

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—Théo,viensvoir!s’exclama-t-elle.Ondiraittachambre.Lemêmefoutoir–etpourmonmalheur,jecroisd’ailleursquec’estlamêmepauvrecréaturequivaêtrecondamnéeàranger…

Lesdeuxhommesyallèrentdeboncœur,maislemeublebougeapeu.—Onnevousapasapprisquevide,c’étaitplusléger?ironisaPauline.—Letoutestdesavoirquelledépensed’énergieestlaplusrentable,rétorquaJean-Michel.Pousser

commeunemuleunearmoirepleineous’échineràtoutvidercommeunpleutre…L’infirmièreironisa:—Commesidéplacerdumobilierétaitunequestiondecourage,voired’honneur!Lelumbagoque

vousallezvouschopervousdonneralaréponse.PaulineetmêmeThéoapportèrentleurconcours.Enpeudetemps,lenouvelagencementfutachevé.—Merci,mademoiselle,merci,docteur,etmerciàtoi,mongrand.—Essayezquandmêmedenepasdéménagertouslesjours…,suppliaPauline.—Maman, fit remarquer Théo, pourquoi lemonsieur nemettrait pas son lit dans l’autre sens, ce

seraitmoinsserré?L’idéesemblaaussitôtséduireM.Ferreira.—Ilaraison,lepetit.Maintenant,çamesembleévident…Ledocteurs’adossaaumurensoufflantetPaulinechassasonpropreenfant.—Toi,tufilesterminertesexercicesimmédiatementparcequesinon,çavabarder!—Maisc’esttoiquim’asditdevenirvoir!

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Enfindesoirée,Thomaseffectuaunedernièrerondepours’assurerquetoutétaitenordre.Lesportesdufoyerétaientverrouillées,lesrésidentsdansleurschambres,leslumières,lacafetièreetl’ordinateuréteints. Il espérait vraiment que personne n’aurait besoin de lui parce qu’il souhaitait pouvoir seconsacrerentièrementàcequ’ilattendaitavecimpatience.Ilmontachezlui,avecl’intentionnonpasdedéménagercommeM.Ferreira,maisd’emménager.

Il avait entièrement vidé et nettoyé la plus grande des chambres de son logement pour y installertouteslesaffairesd’Emma.Vulevolumedesouvenirsrachetés,ilyavaitdésormaisdanscetappartementplusd’affairesàellequ’àlui.L’idéeluiplaisait.Étantdonnélerythmesoutenuaveclequellesrésidentsluiavaient livré leurbutinderrière l’église, iln’avaitpasvraimenteu le tempsd’enfaire l’inventaire.C’estdonccommeunenfantaumatindeNoëlqueThomasdéballaitlescartonsetlescaisses.

Ilouvritlepremieremballage.Aveclesoinqu’ilauraitmisàmanipulerdesreliquessacrées,ilensortitlesobjetslesunsaprèslesautres.Iltâtaunepelucheenformedelapin.Pasquestiondel’attraperparlesoreilles:ilglissaunemaindessous,commes’ilétaitvivant.Illecaressa.Ilpritensuiteunpetitcamiondepompiersà rétrofriction,qu’il remontaet fit rouler.L’engin traversa lapièceetallacognercontrelemur.Thomasn’aimaitpasquecevéhiculepuisseseretrouverbloquédevantunobstacle.Ilselevaetlegarafaceàlui,avecunhorizondégagé.

Unàun,Thomasextirpa ses trésorset lesétudia soigneusement.Pourchacun, il tentaitd’imaginertoutcequ’Emmaavaitpuvivreavec.Lesoldelapièceseretrouvapeuàpeuenvahid’unbric-à-brachétéroclite et multicolore. Thomas installa le petit bureau au fond, comme l’autel de son sanctuaire.Dessus trônait lepetit château, tellementuséqu’il n’avait aucundoute sur le tempsqu’Emmaavait dûconsacreràjoueravec.

ThomaspassaensuiteenrevuelesDVD.Ilydécouvritquelquesclassiquesaveclesquelsluiaussiavaitgrandi,maissurtoutdesfilmsplusrécentsdontiln’avaitjamaisentenduparler.Ilétaitdécidéàlesregarder,tous,pourvoircequesafilleavaitvuetapprochersonimaginaire.

Lorsqu’ils’intéressaauxlivres,Thomasremarquatoutdesuitelepetitvolumeauxcouleursvivessurlesanimauxdelaferme.Lescoinsétaientrâpés,lacouverturepatinée.Lessurfacesàbasedepelucheoudematièresvariéescenséeséveillerl’enfantsetrouvaientdansuntelétatqueThomassutqu’iltenaitl’undesouvragesfavorisdel’enfanced’Emma.Ilimaginaitsespetitsdoigtss’amusantsurlesformesetlestextures. Céline lui avait sans doute lu les textes. Il imaginait sa voix récitant les aventures du petitpoussin curieux face à ce monde inconnu. Thomas apprécia particulièrement le passage où le chienprenaitdélicatementlepioupioudanssagueulepourleposerausommetdelabrouetteafinqu’ilpuisseadmirerlabasse-courdeplushaut.Ledocteurenchaînaavecunlivresurl’odysséed’unterriblepirate.Perdanttoutenotiondutemps,Thomaspassadesheuresplongédansleshistoiresquiavaientdûamuser,fairerêverouémouvoirEmmaaufildesâges.Àtraverscesunivers,ilserapprochaitd’elle.

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Ayantparfaitementaligné lesvacheset lesmoutonsde lapetite ferme,Thomas regarda samontre.EmmadevaitdormirdepuislongtempsetKishanétaitsansdoutedéjàpartiautravail.Illuirestaitencoredenombreusesmerveilles àdécouvrir,mais il préféra se les réserverpourd’autres soirs. Il s’étira etcontempla l’étalage d’objets qui occupait toute la surface de la chambre.Avant de quitter la pièce, ildéposalespeluchessurlebureauetleurconfialagardedesontemple.

Danslapénombredelapiècedont ilvenaitd’éteindrela lumière, l’éclairageducouloirsereflétadansl’œildulapin,quisemblatoutàcoupprendrevie.Thomass’enamusa.Leschosesexistentparcequel’onycroit.

L’esprit tropenébullitionpouravoirenviededormir,Thomasdécidad’allervérifierunpointquiallait peut-être s’avérer utile. Sur la pointe des pieds, il quitta son logement et traversa le palier. Ilpénétradanslesecondappartementdefonction.Pluspetitquelesien,celui-ciétaitencombrédemeublesetdetoutessortesd’objetsallantd’instrumentsdemusiqueàdessacsdébordantdedécorationsdeNoël.L’étatgénéraldespiècesétaitcependantbon.L’idéedeThomasprenaitcorps.

Lemédecins’apprêtaitàressortirlorsqu’unsoninhabituelattirasonattention.Unchant?Ilrevintsursespasettenditl’oreille.Pasdedoute:bienqu’àpeineaudible,unevoixmasculine,magnifique,flottaitdans lanuitcommeune invocation tombéedescieux.Elleétait si lointainequ’il était impossibled’endéterminer la source. Lentement, Thomas tourna sur lui-même pour tenter de la localiser. Lemoindrefroissementdesesvêtementssuffisaitàeffacerlamélopée.Était-ilenproieàunehallucination?Lesonnevenaitnidelapièce,nidelachambredeFrançoisesituéejusteendessous.Thomass’immobilisaetseconcentra.Ilétaitfasciné,àlafoisparlabeautélyriquedecequ’ilentendaitetparsoninaccessibilitéphysique.Unopéracélestehorsd’atteinte.Ilrestalàlongtemps,àécoutersansenpercerlemystère.

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«HelloThomas,«Monpremiermessageestpourtoi.Nousavonsenfinuneligneetj’espèrequetoutmarcherapour

quecettelettreélectroniquet’arrive.Monpèreestavecmoipourt’écrireetiltesalue.Ilacommencéàlireleslivresquetuluiaslaissés.Seulementquelquespagesparjour.Ilditqueliretalangueestdifficilemaisqueçavautlapeine.Moi,jenesuispascapabledelire.Écrireestbeaucoupplusdurqueparlermaisj’étaistrèspressédetefairesigne.

«Ici,toutvacorrectement.LevieuxParanjayhabitetonanciennemaisonetseplaintquetoutestmalfait.Lasaisonde lamoussonva finirmais lesdernièrespluiesontétéviolenteset ilyabeaucoupdedégâts.Laroutedusudestcoupéeetlarivièredébordedesonlit.Auvillage,maintenantquetun’espluslà, toutlemonderedoutelamaladie.Ilsontpeurchaquefoisqu’ils toussentousecoupentàundoigt!J’essaiedelesrassureretdelessoignermaisjen’yarrivepasaussibienquetoi.Tumanquesàtoutlemondemaisàmafamilleencoreplus.Àmoisurtout.Lavieestmoinsdrôle.Jevaisencoreparfoislà-hautpour regarder le soleil se couchermais j’y emmène les enfantsparcequeme retrouver sansmongrandfrèreesttriste.Aveclesenfants,c’estbien.Euxn’oublientpasleurgourdinetsontprêtsàbattreleschiensquitecherchent.Voilàmonami.J’espèrequetuvasbienetquetuasretrouvéEmma.

«Jetesalue,j’attendstonmessage.«TonamiKishand’Ambar.»

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—MadameQuenon,j’aimeraisvousposerunequestion,maisc’estunpeugênant…—Allonsdocteur,vousêtesungrandgarçon.Etsic’estausujetdemesanalyses,inutiledeprendre

desgants.Jevousl’aidit,jenecrainspasdequittercemonde.—C’estàproposdecesvoixquevousentendez…—Vouspensezquec’estlesignedelamortquiapproche?—Franchement,jel’ignore,maisjesouhaiteraisquevousm’endisiezdavantage.—Quevoulez-voussavoir?—Pouvez-vousmelesdécrire?Cesontdesmots,deschants,uneseulevoix,plusieurs?— Une voix d’homme, profonde et rassurante, mais tellement lointaine. On dirait des chants

liturgiques,oudesopéras.—L’avez-vousentenduerécemment?—Voilàdeuxjours,jecrois.J’enaiencorelefrisson.—Etlanuitdernière?Françoisecherchaàsesouvenir,puisrépondit:—Non,pashier.Maisdites-moidocteur,pourquoicesquestions?—J’aientenducettevoixchanter.Hiersoir,trèstard.UnéclairtraversaleregarddeFrançoiseetsesmainssemirentàtrembler.Thomasprécisa:—Unevoixsurgiedenullepart,puissante,diffuse.—Alorssoitjenesuispasfolle,soitc’estunsignecélestequinousprévientquenousallonsbientôt

ypassertouslesdeux.Évitonsdeprendrelavoitureensemble.—MadameQuenon,depuiscombiendetempsentendez-vouscettevoix?—Jenesaisplus.Laissez-moiréfléchir…Maintenantquevousmeposezlaquestion,jemesouviens

quepourmonanniversairevoilàdeuxans,elleachantéencoreplusdivinementqued’habitude.—Vousn’avezjamaischerchéàsavoird’oùellevenait?—Ellen’estpasdecemonde,docteur.Onnepeutpastoutexpliquer.Ilfautacceptercequel’onne

comprendpas.Jen’aipascherchéàluitrouverunecauserationnelle,maisj’aivouluallerverselle.—Etalors?— Une nuit, je suis sortie par ma fenêtre pour m’en approcher. Je me suis fait mal avec ces

acrobaties,c’est laseule foisoù j’ai regrettédeneplusavoirvingtans !J’aierrédans le jardin.J’aimême perdu un chausson. Je n’ai pas eu peur parce que le chant était là. Par un étrange sortilège, ilsemblaits’éloignerchaquefoisquej’avançaisdanssadirection.Commesidanssoninfiniesagesse,ceprodigeseprotégeaitdeceuxquiveulentletrouver.J’auraisvoulucourirverssabeauté.

ThomassaisitdoucementlesmainsdeFrançoise.—Merci,madameQuenon.Mercibeaucoup.Sivousl’entendezànouveau,prévenez-moi.—Vousaussi,docteur,promettez-le-moi.

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Le docteur n’avait pas croisé l’infirmière depuis l’aide à la toilette des résidents. Il souhaitaitpourtant luiparlerd’unsujetdélicat.C’esten jetantuncoupd’œilpar la fenêtrede la sallecommunequ’ill’aperçutdanslejardin.Ilsortitlarejoindre.

—AlorsPauline,vousprofitezdubonair?Elleluidésignaunpérimètredélimitépardespiquetsdebois.—Notre futurpotager.Qu’endites-vous ?Onaura laplacede circuler autour et il n’est pas trop

grand.J’aibienpensél’installersouslafenêtred’Hélène,prèsduparterredefleurslà-bas,maiselleneveutpasquel’ons’enapproche.Dommage.L’expositionétaitparfaiteetlemurauraitrenvoyélachaleuretlalumière.Cen’estpasgrave.

Thomas s’accroupit et arrachaunemauvaiseherbe. Il étudia la terre restéeprisedans les racines.Sombre,riche,sansdoutetrèsfertile.Rienàvoiraveclesolargileuxetgavédecaillassesdesterrassesd’Ambar.Lemédecinobserva:

—L’automneserabientôtlà,vousnepourrezpasplantergrand-choseencettesaison.—Celanouslaissetoutleloisirdepréparerlessolspourleprintempsprochain.Ilyabeaucoupà

faire.—Jepourraivousaideràbêcher.—Voussavezaussifaireça?—Encoremieuxquelereste.—Unvraihéros,c’estcequej’aitoujoursdit.SatisfaitedepouvoircomptersurThomas,Paulineparcourutlepérimètredupotageràgrandspas.En

passant près du docteur qui se tenait sur le bord, elle le frôla en le dévisageant. Sans aller jusqu’às’écarter,ilenfuttroublé.

—Dites-moi,Pauline,sereprit-il,seriez-vouscontrelefaitd’accueillirunnouveaupensionnaire?—ÀlaplacedeMmeBerzha?—J’envisageaisplutôtquelqu’undansl’appartementinoccupédupremier.Paulines’arrêtaetplaçasamainenvisièrepourregarderledocteuràcontre-jour.—C’estvouslepatron.Vousn’avezàmedemandernimonavisnimapermission.—Jevouslesdemandepourtant.—Sanseffaroucherl’hommerustre,est-ilpossibledesavoird’oùviendraitleoulapensionnaire?—Lepetitamid’Emmachercheunlogement.Jemesuisditque…Paulineémitunsonquitenaitduhurlementduloupsouslalune.—Vouscroyezqueceseraituneerreur?s’inquiétaThomas.—Jepensesurtoutquec’esttrèsdangereux.Àforcedevouloirvousrapprocherdevotrefille,vous

prenezdegrosrisquesetvousallezfinirparvousgriller.Croyez-enunespécialistedesplanshasardeux,on peut vite se retrouver dans une situation intenable. Docteur, c’est le moment de vous poser des

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questions.Pourquoivoulez-voushébergercegarçon?Pour lesurveillerouparcequ’ilseraitunappâtpourfairevenirEmma?

—Ilestvraiquegarderunœilsurluim’arrangerait,maisjesouhaiteaussil’aider.—Etsielleemménageaveclui?—Là,çadeviendraiteffectivementcompliqué.Jel’aideraisàtrouverunautrelogement.—Etsienl’hébergeant,vousdécouvrezquecejeunehommenevousplaîtpasdutout?—Monbutn’estpasdelejuger…Detoutefaçon,jenesuispasinquiet.Mêmes’ilmanqueencore

dematurité,jesensquec’estquelqu’undebien.Paulines’approchadudocteurenleregardantaufonddesyeux.Celui-ci,malàl’aise,sedemandace

qu’elleallait faire,mais ilnepouvaitdécemmentpasreculersouspeinedepasserdustatutdepuceaucoincéàceluidepetitgarçonquiapeurdes filles.Allait-elle liresonesprit jusqu’au tréfondsdesonâme,oubienluidégraferunnouveaubouton?Soncolétaitpourtantgrandouvert.Elleagitasonindexsoussonnezcommesiellelesermonnait.

—Vous êtes un sacré loulou,monsieur Sellac. J’espère que vous savez ce que vous faites parceque…

Un coup de feu claqua dans le verger, immédiatement suivi d’un tintement de métal. Cette fois,Thomasnesursautapas.Pauline,si.Tropcontentdetrouveruneéchappatoire,ledocteurdéclarad’unevoixcalme:

—Francisasorti l’artillerie.Jevais luirendrevisite.L’hommerustrepeut-ilenvisagerd’évoquerplustardcequ’ilconvientdefaireavecsabonneconscience?Cemidiparexemple?

Pauline, impressionnéeparsamaîtrisedelui-même,secontentadehocher la têteetdeleregarders’éloigner.

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—Félicitations,Colonel.Sij’aibienentendu,vousavezmisdanslemille.M.Lanzacexhibafièrementlaboîtedeconserveperforéedepartenpart.—Çanem’étaitpasarrivédepuisaumoinsdeuxmois!Etdelalignedesvingtmètres,encore!—Bravo!—Cettepetiteescapadeà labrocantem’a fait leplusgrandbien.Pasautantque l’électrochocde

Ferreiracependant.Ilvafalloirqu’ilsecalme,celui-là…—MonsieurLanzac,puis-jeprofiterdufaitquenoussommesseulspourvousposerunequestion?

Répondez-moientoutefranchise,s’ilvousplaît.—Jen’airienàcacher,doc.Non,jen’aijamaisfaitl’amouràtrois.Thomass’étouffadevantFrancis,dontl’œilbrillaitdemalice.Lorsqueledocteurrepritsoncontrôle,

ildemanda:—MaquestionconcerneplutôtlesvoixdontparleFrançoise.Lesavez-vousdéjàentendues?— Jamais. Et ne vous fiez pas à ce qu’elle raconte.C’est une brave femmemais jeme souviens

quandmêmequequelquetempsaprèssonarrivée,ellenousafaitunecomédieparcequ’elleaaperçuunmort-vivant dans le jardin. Elle était à moitié hystérique ; elle disait avoir vu un homme vaguementverdâtrequiseraitpassédevantsafenêtreaveclesbrastendusenavant.

—Etalors?—C’étaitletypeduserviced’entretiendesespacesvertsdelacommune.Ilavaitlesbrasenavant

parcequ’ilpoussaitsatondeuse!Ilétaitcouvertderésidusd’herbeetjedoisadmettrequ’iln’avaitpasl’airtrèsfrais.

Lesdeuxhommespartagèrentunvrairiremaispourunefois,cefutFrancisquiredevintsérieuxlepremier.

—Voussavez,doc,fit-ilenchangeantdesujet,j’aipasmalréfléchiàtoutcequevousavezmisenœuvre pour récupérer les souvenirs de votre fille, et je vous comprends. Si j’avais eu un enfant, jesupposequej’auraisfaitpareil.

— Je n’ai pas eu d’enfant, monsieur Lanzac. Je me suis contenté d’en faire un. La nuance estessentielle,etc’estlàmondrame.

—Votreconsciencevoushonore.Maiscroyez-vousvraimentmériter lapalmedupiredespères?Êtes-vous donc convaincu que tous les gens qui font des gosses s’en occupent ? De quoi êtes-vouscoupable?Pourquellefautevouscondamnez-vous?Depuisquejesaispourvotrefille, jevouscernemieux. La culpabilité vous étouffe et je vous plains. Jeune homme, laissez-moi vous raconter quelquechose: lorsquej’étais instructeur, jevoyaisdébarquer toutessortesdejeunesgens.IlsarrivaientdelaFrance entière et de tous lesmilieux sociaux.Avecunpeud’expérience, vous savezvite s’ils ont étésoutenusoulivrésàeux-mêmes,s’ilssontsainsouvéreux.Cequ’ilssontdépenddeleurnatureetonn’ypeut rien,maiscequ’ilsont reçudépenddenous.Pasuniquementde leursparents,maisde tousceux

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qu’ilsontcroisésetquilesontforgésoufragilisés.Unefois,jesuistombésurunerecruequej’aitoutdesuiteremarquée.Legarçons’esttrèsbienintégré,enboncamarade.Mêmesisescapacitésn’avaientriend’exceptionnel,sabonnevolontéenfaisaitunélémentdepremierchoix.Jemesuisétonnéqu’ilnepartejamaisenpermission.Luineseprécipitaitpasvers lescamionsquiemmenaient lesbleusà lagare levendredi soir. Il préférait rester seul au régiment le week-end plutôt que de rentrer chez lui commesescamarades.Jemesuisdoutéqu’ilyavaitunproblème,maisjenem’ensuispaspréoccupéplusqueça.J’étaisjeunesous-officieretjemesuisditquecelanemeregardaitpas.Quelquessemainesplustard,ilest finalementrentréchez lui,mais iln’est jamaisrevenu.Le lundimatin, ilmanquaità l’appel.Sonpèreluiavait tirédessusavecunfusildechasse.Jem’enveuxencoreet jem’envoudrai jusqu’àmonderniersouffle.

Ému,Francisajouta:—Cequicompte,docteur,c’estcequel’onfaitquandonsait.Cequiestgrave,c’estderefuserde

voir.Vousn’avez rien fait pourvotre fille parcequevousne saviezpas.Elle est vivante, vous aussi.L’histoiren’estpasfinie.Maisnecherchezpasàrattrapercequiestperdu.Jeluiaiparlé,doc,jel’aiobservée.C’estunepetitequiaétésoutenue,etjecroisaussiquec’estunegentillefille.

Thomasavaitlagorgeserrée.Ilmurmura:—Vousl’avezvuedeprèspluslongtempsquemoidanstoutemavie.—N’ayezaucunregret,doc.Jamais.Ilssontlarouilleducœur.—Vousenavezbienvous-même.—Deskilos,maisàmonâge,lefaitquemoncœursoitrouillén’aplusaucuneimportance.Ilnebat

pluspourgrand-chose.—Jen’ensuispascertain.LeColoneltenditsonfusilàThomas.—Vousnevouleztoujourspasessayer?—Nonmerci.Tirezpourmoi,vousêtesplusdoué.—Alorshalteaufeupouraujourd’hui.Jepréfèrem’arrêtersurmonpetitexploit.Ainsi jepourrai

vivrequelquesjoursdeplusenayantl’illusiondenepasêtrecomplètementfini.

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Thomasoffritsonvisageaucielenfermantlesyeux.Lesgouttesruisselaientsursapeau.Ilsentaitl’eaus’immiscer jusquedanssoncou.Lapremièrepluiedepuissonretour.Pourtant,cettesensationnel’emportanullepart,carl’aversequitombaiticin’avaitriendecommunaveccellesduCachemire.Elleétait plus douce, moins chaude, et ne durerait pas, contrairement à la mousson qui s’achevait en cemomentmêmeenInde.

Ilrouvritlespaupières.Autourdelui,danslarue,lespassantsseprotégeaientetfaisaientgrisemine.Ici,lapluien’étaitplussynonymedeviedepuislongtemps.

Une fois à l’abri dumarronnier, l’ondéen’atteignit plusThomas. Il étaitmalgré tout trempéparcequ’ilvenaitdepasserdeuxheuresàparcourirlecentre-villepourplacersonannoncedanstousleslieuxfréquentés par Emma et Romain. Thomas avait consacré beaucoup de temps à concevoir, imprimeretdécouperlesdizainesd’exemplairesqu’ilavaitdisséminéssurlescheminsquelejeunecoupleavaitl’habituded’emprunter.Ilenavaitcolléabsolumentpartout,danslesrestaurants,surlesabribus,etmêmesurlespoteauxautourducinéma.

«Appartementà louer, idéalpersonneseule,32mètrescarrés,excentrémais loyer trèsattractif.»Suivaitlenumérodetéléphonedelarésidence.

Il n’avait plus qu’à attendre. Si tout se déroulait comme il l’espérait, Romain ou Emma allaitremarquer l’annonce, l’appeler, et le tour serait joué. Il était même possible qu’ils la découvrentaujourd’huimême.Peut-êtreaurait-iluncoupdefildemain?

À son poste habituel devant l’école, Thomas vérifia l’heure. Emma n’allait pas tarder. Enjoué, ilsalualepetitanimalgravédansl’écorce.IleutsoudainlasurprisedevoirarriverRomain,quipatientaluiaussi,maisaupieddelaportecochère.IlnevenaitquetrèsrarementchercherEmmaàlasortiedesescours.Celasignifiaitqu’ilsallaientpasserdutempsensemble,etcertainementserendredansundeleursendroitsfétiches,lecafédesTroisTonneaux,lepetitrestoitalienoumême,bienquel’onnesoitpasvendredi,lecinéma.Autantd’endroitsoùl’annoncefiguraitentrèsbonneplace.

Danslaprésenceinattenduedujeunehomme,FrançoiseauraitcertainementluunsignedebonaugurepourleplandeThomas.Ledocteuravaitlui-mêmeenvied’yvoirunmotifd’espoir.

Emmasortitdubâtimentet,découvrantRomain,bonditdejoieetseprécipitaverslui.Ellesejetaàsoncou.Puisqu’ellenel’avaitpasvudepuisplusieursjours,ellel’enlaçaavecuneaffectionenthousiastequinemanquapasdeprovoquerdescommentairesironiquesetmêmequelquessiffletschezsesamies.Aprèsavoirembrassé lademoisellecomme il savait sibien le faire– ledocteurdétourna lesyeux–,Romain fit une bise beaucoup plus chaste à Noémie, Sandra et deux autres filles. Sans s’attarder, ilentraînaEmmaenl’attrapantparlamain.Lajeunefemmeselaissafairedebonnegrâce.

Thomas les suivit. Il se frotta les mains lorsqu’il les vit entrer au café des Trois Tonneaux. Samachiavéliquemachinationsedéroulaitàmerveille.Sil’undesdeuxserendaitauxtoilettes,iltomberaitforcémentsurl’annonce,énormeetencadréed’unfiletnoirtrèsvisible.S’illeurprenaitl’envied’aller

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régleraucomptoir, ilsnepourraientpasmanquer lamêmeannonceaffichéesur le tableauprévuàceteffetjustederrièrelacaisse.

Thomass’installaau fondde lasalle,prèsd’unradiateur tièdesur lequel ilposa lesmains,et lesobserva.Lebrouhahal’empêchaitdelesentendre,maisilluisemblaqu’Emmaracontaitsonaventureàlabrocante.Elleriaitenfaisantdegrandsgestes.Ellemimacequiressemblaitàuntypeavecunairpincéetunecannequiempilaitdesobjetsdanssesbras.ThomascrutreconnaîtreM.Ferreiraàl’époqueoùiln’étaitpasencoresurvolté.Àlafindesadescription,rayonnante,Emmasortituneenveloppe-cadeaudeson sac et l’offrit à Romain. Le jeune homme ouvrit de grands yeux, embrassa la jeune femme etdécacheta le pli.Oubliant un instant son obligation de discrétion, le docteur se leva de sa place pourapercevoirlecontenu.Desbillets.Quelleétrangesituation…Emmaétaitentrainderemettrel’argentdupèrequ’elleneconnaissaitpasaupetitamiquecedernierespéraithéberger.Unimbroglioàsecollermalaucrâne.Celaimpliquaitdesurcroîtquelejeunehommeavaittoutesleschancesderéglersonloyeraudocteuravecl’argentdecelui-ci.Peut-êtreunschémaaurait-iléténécessairepourbiencomprendrel’ironiedelasituationcarfinalement,enrachetantlesjouetsdesafilleetenlogeantsonmec,letoubiballaitsansdouterevoirsonpognon…Cetteopérationconstituaitassurémentuncasd’écoleàdégoûterunagrégé d’économie ou à inspirer un mafieux en mal de blanchiment d’argent. Thomas s’amusa de lasituation.Ilétaiteuphorique,tellementheureuxquetoutsedéroulecommeill’espéraitque,pourunefois,ilnefitaucunecomparaisonentreleprixdessouvenirsd’Emmaetlerevenumoyend’unouvrierindien.

RomainattiraEmmaaucreuxdesonépaule.Elles’ynichatelunpetitanimal,enfouissantsonmuseaucontrelecouduspécimenmâle.Mêmes’ilsavaientétédeparfaitsinconnus,Thomaslesauraittrouvésattendrissants. Le jeune homme murmura quelques mots à l’oreille de sa belle. Que pouvait-il luisouffler?Luiannonçait-ilqu’ilavaitrepérél’annonced’unfantastiquepetit logementexcentrémaisauloyertrèsattractif?Luipromettait-ild’emménageravecelletrèsbientôt?

Thomas n’en eut aucune idée, mais il imagina beaucoup de choses. Les garçons font aussi celaparfois,maismoinssouventquelesfilles.Etpuisleserveurleurdéposalanote.Romainpaya,etaucund’euxnepassaniauxtoilettesniaucomptoir.Misère.

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Théotrépignait:—Maistucomprendsrien!C’estpourtantsuperfacile!Ledocteurluidésignalafeuilleblancheetluitenditlestylo.—Montre-moi.Jeteregarde.—Sic’estunchien,tufaislesoreillesavecdeuxtraitsarrondisenhautdelatête.Sic’estunchat,

alorstumetsdespetitstriangles…L’enfants’appliquaàdessiner,leboutdesalanguedépassantdeseslèvres–preuvequ’ilétaittrès

concentré.—Commeça.Tuvois?—J’aienfinpigé.Théo,jeteremercie,tuviensderésoudreuneénigmequimeperturbaitdepuisdes

semaines.Ledocteursavaitdésormaisquelabestiolegravéedansl’écorcedumarronnierétaitunchat.—Théo,s’ilteplaît,viensmerangerlelave-vaisselle,fitPaulineenarrivantdelacuisine.—Pourquoi?—Nediscutepas,fais-le.Enrouspétant,legamins’exécuta.Pauline,visiblementfatiguée,selaissatombersurlachaiselibérée

parsonfilstoutenrecoiffantunedesesmèches.—Jesuisvraimentdésoléedelafaçondont ilvousparle,glissa-t-elleaudocteur.Mercidevotre

patienceaveclui…Jenesaispascequ’ila.Lasemainedernière,j’aieuunmotdesamaîtresse.Elleditqu’ildevientdifficile.

—Nevousenfaitespas.Lespetitsmâlesontparfoisdesphasesd’affirmationunpeuconflictuelles.—Lesvieuxmâlesaussi!s’amusaPauline.QuoiquenotreJean-Michelnucléairesemblepluscalme

depuisquelquesjours.—Sesbatteriessontpeut-êtreenfinretombéesàplat.L’infirmièreéclataderire,maissabonnehumeurs’évanouitlorsqueletéléphonesonna.—Laissezdocteur,j’yvais.Thomasrestaàcontemplerlesoreillesdechatetdechientracéesparlepetit.Ilpassaitdeplusen

plusdetempsavecluietcelaneluidéplaisaitpas.Théoétaittrèsdifférentdesgarçonsdesonâgevivantà Ambar. Plus grand, mais moins dégourdi physiquement. Bien plus instruit, mais beaucoup moinsautonome.Élevéparunemèrecélibataire,cequiétaitextrêmementrarelà-bas.Ladifférenceessentiellerésidaitdanslefaitqu’unavenirbienmeilleurs’ouvraitàlui.

Paulinerevintenbougonnant.Thomas,laminecontrite,demanda:—Encorepourl’appartement?—Évidemment.Etcen’étaitpasRomain.Jen’enpeuxplus.—Jesuisdésolé.

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—La prochaine fois, donnez votre numéro de portable.Mais suis-je bête, l’homme rustre n’en atoujourspas!

—Celafaitpartiedeschosesdontilfautquejem’occupe.— Vous auriez dû me demander pour l’annonce. Je vous aurais aidé. En écrivant « loyer très

attractif»,c’étaitcourud’avance.Résultat,çan’arrêtepasd’appeler.—Jepensaisqueçan’intéresseraitqueRomain.—Vousrigolez?Vouscroyezqu’iln’yaquevotrepetitgarsquichercheunlogementàpascher?Théopassalatêtehorsdelacuisine.—T’asintérêtàmieuxparleraudocteur,sinonilvatevirer!

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Ledosraideetdouloureuxàforcedelireassisàmêmelesol,ledocteurjetaunœilsursamontrerayée. Comme chaque soir, le moment était venu. Il referma son cahier de notes presque entièrementremplietleplaçadevantlelapinetl’oursonquienassuraientdésormaislagarde.Ilquittalachambreconsacrée à Emma en posant sur le lieu un regard attendri. C’était sans aucun doute la pièce la plusvivantedesonappartement.S’iln’avaitpascraintd’êtreridiculeaucasoùilauraitétéentenduparlesrésidents à qui rien n’échappait, il aurait souhaité bonne nuit à chacun des jouets, avec une attentionparticulièrepourlafigurinedupetitsingeportantunbébésursondos.

Iltraversalepalieretpénétrafurtivementdansl’autrelogementdefonction.Sacapacitéàattendreavait toujours été l’un de ses atouts. C’est à cette heure-là qu’il avait entendu lemystérieux chant etdepuis,chaquenuit,Thomasn’espéraitqu’unechose:pouvoirl’écouterànouveau.

Pourêtreplusdiscretetéviterd’allumerlalumière,ils’étaitéquipédesalampeélectrique.Àdéfautdepouvoirrangerenpleinenuit,ilpassaitd’unepièceàl’autre,dressantlalistedecequ’ilconvenaitdefaireafinderendrelelieuplusaccueillant.L’éclairageponctueldesalampel’aidaitàsefocalisersurdes petites zones. Quelques meubles à déménager, mais pas tant que ça étant donné que beaucouppouvaient servir sur place une fois nettoyés. Par contre, il fallait évacuer les cartons. Empilés, ilsencombraient l’espace, ceux du sommet ouverts à la poussière et débordant d’objets tels une vieilleguitare ou une demi-douzaine de rehausseurs de sièges de toilettes pour bébé, qui ne pourraient plusserviràgrandmondeaufoyer.

En reculantpourévaluer levolumede la chambreet savoiroùyplacerun lit,Thomas seprit lespiedsdansunecaisseetperditl’équilibre.Ilserattrapadejustesseaumur,maissoncoupd’épauledanslacloisonet lachutedesa lampe résonnèrentdans le silence.Sapremièrepensée futpourFrançoise,qu’ilespéraitnepasavoirréveillée.Ilseredressaensemaudissant.Alorsqu’ilépoussetaitsamanche,ilsefigea.Lechants’élevaitànouveau.

Lamêmevoixdeténor,somptueuse.Puissantemaislointaine.Ledocteurneréussitpasàidentifierlamélodie.Ilsongeauninstantqu’ilpouvaits’agird’unvieuxposteradiooubliédansunplacarddontlespiles fatiguéesne le feraient fonctionnerquede tempsen temps.Thomasouvrit lesmeubles,colla sonoreilleauxmursetmêmeauplancher,sansobtenirderésultat.Surlapointedespieds,enévitantcettefoislesobstacles,ils’approchadelafenêtreetl’ouvrit.

Sans l’ombre d’undoute, lamélopée provenait de l’extérieur. Il fut tenté un instant de sauter par-dessuslerebord,maisc’étaitbientrophaut.Ilsedépêchaalorsd’emprunterl’escalierqui,auboutducouloir,menaitdirectementdehors.Tenantsalampeentrelesdents,ildévalalesmarchesmétalliquesens’appuyantsurlesrampespourfairelemoinsdebruitpossible.Ilpriaitpourquelechantnes’arrêtepasavantqu’ilendécouvrelasource.

Comme par magie, le son aussi ténu que diffus emplissait l’air du jardin. Aux aguets, Thomascontourna le foyeràpasde loup,endirectionduverger.Malgré l’heure tardive, lachambred’Hélène

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étaitencoreéclairée.Étonné,ledocteuréteignitsalampeets’enapprochaenlongeantlafaçade.Quandilfut àquelquesmètres, il vit que la fenêtrede lavieilledameétait ouverte. Il entendait clairement sesparoles.Elleétaitentraind’expliqueràuninterlocuteursansdouteimaginaireàquelpointilétaitbeauetcombienilétaitdifficiledevivreensonabsence.Entempsnormal,lasolituded’Hélèneauraittouchéledocteur,maisilétaittropaccaparéparsarecherche.Prenantconsciencequ’iln’entendaitpluslechant,ilrebroussa chemin, inquiet à l’idée de l’avoir perdu. Revenu sur ses pas, il éprouva un véritablesoulagementlorsqu’illeperçutànouveau.

En pleine nuit, lumière éteinte, il s’aventura à la poursuite du son en direction de la rivière. Iltraversa le futur potager de Pauline et trébucha sur les restes de la bordure de l’ancien bac à sable.Àcertainsendroits,lechantparaissaitplusprésentmaisàd’autres,inexplicablement,ildisparaissait.Auhasarddesaquête,ledocteurpassadevantlabrècheouvertedanslemurdel’ancienneusine.Jamaisiln’avaitentendulechanteuraussiclairement.Ildécidad’allervoirdel’autrecôté.

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Duboutdesdoigts,ilécartalesroncesetsefrayaunchemin.Peuluiimportaientlesaccrocsdanssesvêtements. Une fois le mur d’enceinte franchi, Thomas en fut certain : il était sur la bonne piste. Ilentendaitlavoixplusnettementquejamais,aupointdedistinguerunorchestreenfond.C’étaitunopéraquisejouait.PucciniouVerdi.ÀmoinsquecenesoitBizetouRossini.Cesairsluirappelaientsonpère,quiaimaitlesécouterledimanchesoirpendantqueluietsasœurprenaientleurbain.

Ledocteurcontournalesbâtimentstechniquesetdébouchasuruneimmenseplacebétonnée.Entrelesjointuresdesplaquesdusol,lesmauvaisesherbesproliféraient.Ils’élança,traversal’espaceouvert,ensecourbantcommeenAngolapouréviterlestirsdesnipers.Ilarrivaaupiedd’unquaidechargement,qu’ilescaladapouratteindreunatelier.Lamusiqueétaitdeplusenplusaudible.Ledocteurrepérauneporte de service entrebâillée.Les carreaux étaient cassés. Il se glissa à l’intérieur.La voix résonnait.Bienquetoujoursétouffée,ellesemblaitprovenirdecebâtiment.

Lesmursétaientcouvertsdetags;lessolsencombrésdedébrisindustrielsmaisaussidebouteillesdebièrevidesetdetracesdefeuxdecamp.Thomasn’étaitpasrassuré,maisilvoulaitsavoir.Guidéparleson,ilpassadansunhangarvoisin,toutenlongueurettrèshaut.Aveccechantquiflottaitdansl’airetla clarté de la lune qui filtrait par les anciennes trappes d’aération, on aurait pu se croire dans unecathédrale.S’iln’avaitpasredoutéquelechanteurnes’interrompe,ledocteurseseraitbienarrêtépourgoûteràl’émotionquisedégageaitdel’instant.

Il progressait uniquement guidé par ce qu’il percevait. Il se tordit la cheville sur un railmais nes’arrêta pas. Dans la pénombre, les carcasses des machines-outils désossées ressemblaient à desmonstres menaçants aux pattes immenses.Mais tant que la voix était là, Thomas n’avait pas peur. Iln’entendait rien d’autre. Rien de grave ne pouvait lui arriver pendant que s’élevait une voix aussifabuleuse. Comme si ce que les hommes offrent de plus beau possédait le pouvoir quasi magiqued’effacercequilesterrifie.

Uneautrevoixsemêlaitparfoisàcelleduchanteur,moinspuissantecependant.Alorsqu’illongeaitunegrilled’aération,Thomassefigea:lamusiquemontaitdececonduit.Ilchercha,suivitlescourbesdutube, lecontournaetfinitpar trouverunescalierdebétonquiplongeaitdanslesentraillesdelafricheindustrielle.Ilallumasalampeetentamasadescente.

Lesmarches s’articulaient autour d’unmonte-charge rouillé.À chaque niveau, le chant se révélaitdansunenouvellesonorité,deplusenpluslimpide.Thomasarrivatoutenbas.Lavoixn’étaitplusloin.Un homme chantait, sans doute en même temps qu’un programme lyrique. Mais ce n’était pasl’enregistrementleplusimpressionnant:celuiquis’exprimaitàpleinspoumonsàcetinstantprécisauraitpuprétendreyfigurerenvedette.Sontimbreétaitgrave,sonsoufflepuissantmaisplusquetout,c’étaitl’émotionqu’ilmettaitdanssoninterprétationquibouleversaitThomas.

Danslelabyrintheforméparceslieuxdélabrés,ledocteurseperdit,trompéparlejeudeséchos.Ilrevintsursespas,cherchaleboncheminpours’approcherduténor.Quipouvaitbienpratiquersonartau

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milieu de la nuit, au dernier sous-sol d’une usine désaffectée ? Thomas se retrouva devant une porteblindée. Il posa sa paume dessus et ressentit la vibration. Pas de doute, l’interprète de ce concertimpossiblesetrouvaitderrière.Lesgondsétaient impressionnants.Degrosrivetsbordaient lepanneaud’acieretunvolantd’ouvertureenoccupaitlecentre.Bloqué.Thomastentadetrouverunautrepassage,mais cette entrée infranchissable constituait le seul accèsvers le chanteur.Que faire ?Cen’était sansdoutepaslameilleuredesidées,maisilfrappa.

Lechanteurs’interrompitaussitôt,etl’enregistrements’arrêtaquelquessecondesaprès.—Excusez-moi,crialedocteur.Jevousaientendu…—Partez,allez-vous-en!Cetendroitestmaudit!Vousn’ysurvivrezpassivousrestez.—Pardon?—Tirez-vous!Nerevenezjamais,bandedevoyous!«Bandedevoyous»?s’étonnalemédecinenbalayantlacavedufaisceaudesalampepourvérifier

qu’ilétaitbienseul.—Laissez-moitranquille,ajoutal’inconnu.Jesuisarmé!—Jenevousveuxaucunmal.Jesuisledirecteurdelamaisonderetraited’àcôté.Quiêtes-vous?Pasderéponse.Lesilencequis’installasefitdeplusenpluslugubre.Lavoixenvoûtantedisparue,

Thomas prit brusquement conscience de tous les bruits angoissants de cet endroit sordide. Dans cesilencegrouillantdesonsinconnus,lepirepouvaittrèsbienluiarriver…Danssondos,quelquechosesefaufilaaurasdusol.Touslessensenalerte,ThomashésitaàretournerchercherlefusildeFrancis.

Tout à coup, le volant de la porte blindée semit à tourner. Le grincement dumécanisme résonnajusqu’aux tréfonds des sous-sols de l’usine. Au moment où le panneau blindé s’entrouvrait, Thomasentendit legrondementd’ungros chien.Lapanique s’empara instantanémentde lui. Il hurla et prit sesjambesàsoncou.

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Poursauversavie,Thomascourutaussivitequ’illepouvait.Detoutessesforces,detoutesonâme,ildonnatoutcequ’ilavaitdanslestripes,maisilneréussitmêmepasàatteindreleniveausupérieur.

Lemolosse le rattrapa enquelques secondes.Ledocteur trébucha sur lepalier intermédiaire et lechien lui sautadessus.Les cris d’unebêteque l’on égorgequepoussaThomas résonnèrent dans toutel’usine.Ilcrutsadernièreheurearrivée.Tandisqu’ilsedébattait,ilvitdéfilerbeaucoupd’imagesfortesdesonexistence.Samèreluicaressantlefrontdanssonlitquandilétaitenfant,sonpèreluioffrantsonpremier couteau dans leur jardin, les yeux d’une petite fille qu’il avait empêchée de courir vers sonvillageenflammes,sasœurquihurlaitdejoiesurunebalançoire,lesouriredeKishan,lerired’Emma…

Allongéfacecontreterre,Thomasseprotégeaitlatêteavecsesbras.Maislechiennecherchaitpasàledévorer:ilessayaitdeglissersonmuseaupourtrouversesmains.Unevoixrésonna:

—Çasuffit,Attila,aupied!Attila?Ledocteurtenaitenfinlapreuvequ’ilavaitunkarmaépouvantable.Commentaurait-ilpuen

êtreautrement,pourtombersurlepiredesbarbaresdisparudepuisplusdemillecinqcentsansetrevenud’entrelesmorts,exprèspourlui,cettenuit,auderniersous-soldecetteusinepourrie?

—Qu’est-cequivousaprisdecourircommeundingue?Vousavezfaitpeuràmonchien!Thomasroulasurlecôtéetécartalesbrasavecprudence.—Peuràvotrechien?Vouscroyezquec’estluiquiaeulepluslatrouille?Oùest-il,d’ailleurs?—Jeletiens.Aveugléparunfaisceaulumineux,Thomasnevoyaitrien.Illevalamainpourprotégersesyeux.—Pourriez-vousbaisservotrelampe?L’hommedévialalumièreettenditlamainaudocteurpourl’aideràserelever.—Parbleu,maisc’estvraiquevousêtesledirecteurdelarésidence.—Vousmeconnaissez?Thomasn’arrivaitpasàvoirnettementl’hommequisetenaitfaceàlui.Toutétaitflouetsombre.—Biensûr,jevousaidéjàvu.L’autrejour,vousétiezaveclevieuxmonsieurquitiresurtoutcequi

bouge.Qu’est-cequevousfaitesiciàuneheurepareille?—J’aientenduchanter.J’aivoulusavoird’oùcelavenait.—Vousm’entendezdedehors?Thomasplissalesyeux,impatientdedécouvrirlemystérieuxténor.Enl’entrevoyant,ilcrutd’abord

quesavuen’étaitpascomplètement rétablie. Il finitpardistinguerdans lapénombreunAfricain,noircommel’ébène,grand,plutôtjeune,vêtud’unecombinaisonbleueettenantd’unepoignefermeunchienjaunedontlaqueueremuait.

—Bonsang,quiêtes-vous?—Jem’appelleMichaelTibene,etj’habiteiciavecAttila.

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Cethommeétaitundéfiauxclichés.Bienquevivantdansunecave,ils’exprimaitavecunedictionimpeccable.Thomasseméfiaitduchien,quilefixaitavecunregarddedingueetlalanguependante.

—Ilnevousferarien,ilestgentil.—Iln’estpassigentilqueça,ilm’aquandmêmechargé.J’aipeurdeschiens.—Sivousn’aviezpascourucommeunefouine,iln’auraitpasbougé.—Jen’aipascourucommeunefouine.J’aifuiparcequ’ilagrogné.—Il agrognéparcequ’ilm’a senti inquietquandvousavez frappé.Sinonc’estunamour. Je l’ai

appeléAttilapourqu’ilimpressionnemaisenvérité,ilfaitlafêteàtoutlemonde.C’estleplusmauvaisdeschiensdegarde.

Pour s’excuser de sa remarque peu flatteuse, l’homme s’agenouilla et fit un câlin à son animal.ThomasobservaitMichaelsanssavoirquoipenser.

—Quelle soirée, soupira-t-il. Voilà une heure, j’étais en train de lirePetit poussin découvre laferme,etjenesaisparquelmiracle,jemeretrouveàchercherCarusodansuneusineenruinesavantdemefairecourserpar le roidesHuns…J’aimoncomptepouraujourd’hui.Maisdites-moi, jen’aipasrêvé,vousm’avezbienditquevoushabitiezici?Sérieusement?

—Justeenbas.Vousvoulezvoir?

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Uneuniquepièceauxmursdebétonbrut.Unmatelasposésurdespalettes,unecouverture,unetable,une chaise rafistolée, un minuscule réchaud et un poste de radio. Pas d’eau courante. Thomas avaitsouventeu l’occasiondevoircegenred’endroit,dansdescampsderéfugiés.Seulélément rutilant, lagamelleeninoxduchien.Attilasemblaitd’ailleurstrèsheureuxd’avoirdelavisiteettournaitautourdudocteur,quis’enméfiaitcommed’uncrocodileetgardaitsesbrasbienlelongducorps.

—Ici,ilsn’ontpasréussiànouscouperl’électricité.—Quiça?—Lesbandesquiviennentfairelesimbécilescertainsweek-ends.—Quandvousdites«nous»,vousparlezdevousetdevotrechien?—C’estmonseulcompagnon.Sanslui,jenesaispascequejedeviendrais.Thomasjetauncoupd’œilàl’uniqueampoulenuequiéclairaitletaudis.—Commentvousêtes-vousretrouvéàvivreici?—C’estlasallelaplussûre.Quandl’usineétaitenfonction,lesproduitsdangereuxyétaientstockés.

Lanuit,jem’yenfermedel’intérieuretjesuisensécuritéjusqu’àl’aube.—Vousn’avezpastoujourssquattédanscebunker?—Jenesuispasunsquatteur.Avant,j’étaisinstalléaupostedegarde,àl’accueil.J’aiétéembauché

commegardiendusitelorsquel’usineafermé.Unboulotmalpayémaistranquille.J’espéraisrebondir.Etpuisjenesaispascequis’estpassé,maislasociétépourlaquellejetravaillaism’aoublié.Aufildesmois,plusdecourrier,plusaucunevisite.Jen’avaispasd’argent,nullepartoùaller,alorsjesuisresté.Etquandlesbandesontcommencéàrôderencassanttout,j’aieupeuretjemesuisréfugiéici.

—Vousn’avezjamaischerchéàcontactervosemployeurs?—Moncontratn’étaitpasvraimentenrègle.Dèsledépart,ilsm’ontfaitcomprendrequemedonner

cetravailétaitunefaveuretquesijemeplaignais,d’autresattendaient…Detoutefaçon,jecroisqu’ilsn’existentplus.

S’apercevantqu’iln’yavaitpasdefrigo,Thomasdemanda:—Commentvousnourrissez-vous?L’hommeneréponditpas.—Voussortezfairedescourses?Silence.—Vouschapardez?—J’aidéjàprisdescerisesetdespommesdansvotreverger,monsieur,maisjenevolepas.— Alors comment faites-vous ? N’ayez pas peur, monsieur Tibene. Je cherche simplement à

comprendre.Sansoserleregarderenface,l’hommeavoua:

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— Je n’ai pas été élevé comme ça,mais je fouille vos poubelles. Vos pensionnaires ne finissentjamaisleursrepas.Jetrielemeilleurpourmonchien.Lerestemesuffit.

Thomassesentitenvahiparunsentimentderévolteetdescandalemaintesfoiséprouvéaucoursdesesmissionshumanitaires.

—Cen’estpaspossible,vousnepouvezpasvivreainsi!Ilyacertainementquelquechoseàfaire.—Jenesuispassimalheureux.J’aimonchien,jechante.Danslajournéeonsortderrièrel’usine.

Onjoueetquandilfaitchaud,onsebaignetouslesdeuxdanslarivière.Thomassepassalamainsurlanuque.—Quandjepensequejesuispartiauboutdumondepourcombattreça.Sij’avaissuqu’icimême,

desgenscommevousavaientautantbesoind’aide…Ledocteurfermalesyeux,serefusantà imaginercequ’auraitpuêtresonexistences’iln’étaitpas

parti.Paslaforce.Iln’avaitaucuneenviederemettreencauseunpasséauquelilnepouvaitrienchanger.Quiplusest,laviedeMichaelluiinterdisaitdes’apitoyersurlui-même.

—Malgrécequevousaffrontez,fit-ildoucement,vousgardezl’enviedechanter…D’oùvousvientcedon?

—Voustrouvezquejechantebien?—Votrevoixm’asubjugué.C’estellequim’aattiré.Unedesrésidentesvousprendmêmepourun

messagercéleste.Vousavezunevoixmagnifique.— Tu entends, Attila, notre voisin aime quand je chante ! Je dois dire qu’au début, mon chien

n’appréciaitpasbeaucoup.Ilhurlaitàlamort.Maisils’esthabitué.Jecroisqu’ilacomprisquecelamerendheureux.Ils’assoitetm’écoute.Quandjechanteenitalien,ilremuelaqueue.

—Ilabongoût.Qu’interprétiez-voustoutàl’heure?—Berlioz,LaDamnationdeFaust.Mamèreadoraitcetopéra.Quandj’étaisenfant,nousvivions

enCôted’Ivoire.Pourmesfrèresetmoi,ellevoulait lemeilleur,etelles’estbattuepournousdonnernotrechance.Écolefrançaised’Abidjan,coursdemusique…Ellenouslisaitdesromanstouslessoirs.Pourmesétudessupérieures,ellem’aenvoyéenFrance.Desgensluiontpromisdem’aider,maiscelanes’estpaspasséexactementcommeprévu…

—Votrefamillesait-elleoùvousêtes?—Quand la situationestdevenuemauvaisepourmoi, jen’aiplusdonnédenouvelles. Ils avaient

leursproblèmes,etj’avaistrophontedenepasm’ensortir.—Bonsang,vousn’allezpaspasserlerestedevotreviedansvotrecoffre-fort!Venez.

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S’étant rendu compte que l’homme au téléphone n’était pas Romain, le docteur récita l’excusehabituelle:

—Jesuisnavré,monsieur,lelogementn’estplusdisponible.Bonnechancedansvosrecherches.La réponsede l’inconnu fut couvertepar les aboiementsd’Attilaqui résonnaientdans le foyer.Le

chienn’étaitpasleseulresponsableduvacarme.LesvoixdeFrancisetJean-Michel,quijouaientaveclui, contribuaient grandement à l’ambiance chaotique de ce début de matinée. Bien que possédantindiscutablementlavoixlapluspuissante,Michaelétaitpourtantleplusdiscret.

Thomas ne voulait surtout pas rater l’arrivée de Pauline. Il tenait à lui expliquer en personne laprésencedeM.Tibeneetdesongrandchien.Lorsqu’ilentenditlavoituredel’infirmièresegarerdevantle bâtiment, il se leva pour aller à sa rencontre. À peine eut-il franchi le seuil de son bureau queMmeTréméliol’apostropha:

—Docteur,jedoisvousparler,c’esturgent.—BonjourHélène.Vousme semblez en pleine forme. Laissez-moi accueillir Pauline et je suis à

vous.Hélènelesaisitparlebrasetfitd’unevoixpressante:—Vousdevezfairepartircechien.Toutdesuite.C’estundémon!Thomasfutsurprisparsongesteetson tonvindicatif.Celaneressemblaitpasà l’adorablevieille

dame.—Croyez-moi,jesuislepremieràmeméfierdeschiens,mais…—Ceclébardapportelemalheur,ilcauseranotreperte.—Bienqu’ilmefassepeuràmoiaussi,jen’iraispasjusque-là…ThomasaperçutsoudainPaulinequi,aumilieudesaboiementsetduchahut,traversaitlehalld’entrée

aupasdechargeendirectiondelasallecommune.Hélèneadressaunregardsuppliantaudocteur.—Jevousenprie,Thomas,chassez-leavantqu’iln’arriveundrame…—Onenreparleplustard,Hélène.Tranquillisez-vous,cetAttila-lànemassacrerapersonne.Ledirecteur se libéra pour aller retrouverMlleChoplin. Il faillit la percuter à l’angle du couloir

lorsque,d’unpasplusquedécidé,elledéboulaensensinverse.—BonjourPauline,commentallez-vous?—Quelqu’unpeut-ilm’expliquerpourquoiungrandBlackvêtud’unecombinaisond’astronauteest

en train de courir autour des tables du salon avecMM. Lanzac et Ferreira, poursuivis par un chiensurexcité?

—Lesastronautessontleplussouventhabillésenblanc,avecunscaphandrepleindegrostuyaux.Vousn’enavezjamaisvudanslesfilms?

—Docteur,jenesuispasd’humeur.

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Toutàcoup,commesielleavaitétéfrappéeparunerévélation,l’infirmièreouvritdegrandsyeux.Surletondelaconfidenceetenluifaisantunclind’œil,elleglissaàThomas:

—Alors,çayest!Ilafiniparrépondreàl’annonce…Parfait.Ilaunedrôledefaçondes’habiller,maisc’estunbeaugarçon.Jelevoyaisplusjeune.Vousnem’aviezpasditqu’ilavaitunchien!

—Dequoiparlez-vous?—LegrandBlack, c’estbienRomain, lepetit amidevotre fille ?Celuiquivahabiter à l’étage,

c’estça?—NonPauline.M.Tibeneestleténorquichantelanuit.Jel’aitrouvéhiersoirauderniersous-sol

del’usineabandonnée.—Maisquediablefaisiez-vouslà-bas?—Ehbienjelecherchais!Soyezunpeulogique.—Vouscherchiezunchanteur,lanuit,dansl’usinedésaffectée.—Exactement.PaulineplissalespaupièresetdévisageaThomasavecsuspicion.—Docteur,oncommenceàbienseconnaître,n’est-cepas?Sivouspreniezdesstupéfiants,vousme

lediriez?—Maisqu’est-cequi…— Parce que la drogue, docteur, c’est de la saloperie. Je ne vous laisserai pas faire. Si vous

continuezàvousdétruireaveccepoison,jevousinscrismoi-mêmeencurededésintoxication.Qu’est-cequevousavezpris?Nemeracontezpasd’histoire,oujevousjurequejevousfaisfairepipideforcedansunbocaletquejecommandelabatteriecomplèted’analyses.

—Pauline,enfin…Chantalouvritlaportedesachambreets’avançasurleseuil.—Monappareilauditifestfoutu.Directementdansmonoreille, jecapteuneradioàlaconquine

passequedesaboiementsdechien.Quipeutécouterça?Iln’yamêmepasdepub…En apercevant Francis qui, dans le hall, jouait à la corrida avec l’animal déchaîné et un torchon,

Chantalpoussaunpetitcriridicule.Affolée,ellesesauvadanssachambreàsavitessedetortue.Devant la situation qui dérapait de partout, l’infirmière paraissait perdue. Thomas la prit par les

épaules.—Pauline, faites-moi confiance. Je vais vous expliquer.Tout est cohérent.Cemonsieur n’est pas

Romain,maisnousdevonsl’aider.—Vousêtesunsacréloulou,monsieurSellac…Le docteur abandonna l’infirmière pour tenter de ramener un peu de calme,mais lorsqu’il arriva

à l’entrée de la salle commune, outre M. Lanzac qui excitait toujours l’animal avec son torchon, ledocteurdécouvritJean-Michelàquatrepattes, la languependante.Thomassifflauncoupsecentresesdoigts.

—S’ilvousplaît,onarrêtelecirque!Les troishumains s’immobilisèrentnet,mais lechiencontinuaàcourirpartout.Undernier tourde

pistepoursaluerlafoule,sansdoute.Quelqu’untiraledirecteurparlamanche.—BonjourFrançoise.Ilnemanquaitplusquevous.—Lechant,vousl’avezentenducettenuit?Cettefois,jesuisconvaincuequ’ils’agissaitd’unsigne

de l’au-delà.C’était sublime.Si seulementcettemerveillen’avaitpasété interrompuepardescrisdecochon…

— Il ne s’agissait pas de cris de cochon, répliqua le docteur, un peu vexé. Oui, j’ai entendu leschants.Jesuisd’ailleursheureuxdevousprésenterlechanteur…

ThomasdésignaMichaelaumomentmêmeoùAttila,toujoursenrouelibre,bondissaitjustedevanteux.

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—MonDieu,fitFrançoise,bouchebée.C’estbienunmessagerduciel.SeulunchienenvoyéparleTout-Puissantpeutchanteraussidivinement!

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Épuisépar sanuit blanche et le chaosqui avait suivi,Thomas se serait bien épargnéune épreuvesupplémentaire.Maisya-t-ilseulementquelqu’unquidécidedecequenousaffrontons?Pluslemédecinavançait dans sa tournée de vérification, plus il sentait son courage l’abandonner. Le bilan s’avéraitcatastrophique.Quelquesjoursaprèssagrandeopérationd’affichage,ilnerestaitplusaucuneannonceenplace.Retirées,recouvertesoupeut-êtreemportéesparlesdizainesdepersonnesintéresséesquiavaientappeléaufoyer.Toutcetravail,toutcetespoir,pourrien.

Ilfallutl’apparitiond’Emmapourluiremonterlemoral.Aufildessemaines,l’ambianceautourdelasortie de l’école d’infirmières évoluait. Les premières feuilles jonchaient le sol au pied des arbrescouleurd’automne.Lesréverbèress’allumaientdeplusenplustôt,déversant leurlumièreblafardesurlesétudianteshabilléeschaquejourpluschaudement.Maisquelquesoitledécordelascène,lastarétaittoujourslamême.IlsuffisaitqueThomasaperçoivesafillepouroubliertoutlereste.

Lajeunefemmenes’attardapasavecsesamies.Thomasredoutauninstantqu’ellenesedirigeverslebus,maiselledépassal’arrêtpourbifurquerendirectionduquartiercommerçant.Dansleslueursdesvitrines,entrelesbadaudsemmitouflés,elledéambulaitenjouantavecl’extrémitédesonfoulard.Chaquefois qu’elle passait devant une boutique qui ne l’intéressait pas, elle en profitait pour consulter sontéléphone, jusqu’à la suivante. Emma semblait accorder une attention particulière aux marchands dechaussures.Elleenétudiatroisavantdesedécideràentrerchezl’und’eux.

Dutrottoird’enface,ledocteursetrouvaittroploinpourdistinguerprécisémentlesmodèlesqu’elleessayait.Ilendevinaittoutdemêmeassezpourjugerqu’àsongoût,rienqu’avecleurstalonstrèshauts,ilsfaisaientvulgaires.Quipouvaitportercela?Certainementpasquelqu’unquidoitfairedeskilomètresàpiedsurdessentiersescarpés.Thomass’inquiétadufaitquelajeunefemmepuissechoisircegenredechaussures,d’autantqu’àl’évidence,lavendeuseessayaitdel’enconvaincre.Ilfutd’autantplusfierenvoyantsagrandefilleressortirsansrien.

En la couvantdu regard,Thomas songeait à lameilleure façond’attirerRomainvers sonoffredelogement. L’idéal aurait été de glisser une annonce directement dans le sac d’Emma,mais l’opérationétaithasardeuse,etsachantlefaibleéclatdesabonneétoile,Thomasnesouhaitaitpastenterlesort.

Emmavérifiasoudainsontéléphone.Ellevenaitsansdoutederecevoirunmessage,carellepianotaune réponse rapide et se mit en chemin. Elle marcha quelques minutes pour aller se poster sur leboulevard,làoùRomainvenaitsouventlarécupérerenvoiture.Thomasavaitdevinéjuste.Lajeunefilleavaitunedémarcheimperceptiblementdifférente,plusdécidéepeut-être,lorsqu’ellerejoignaitsonpetitami.

Depuisl’agressiondesafille,ledocteurdétestaitlavoirattendre,seule,àunpointfixe.Lesforumsde protection rapprochée étaient formels à propos de ce type de situation : une cible immobile esttoujoursplusrepérableetbeaucoupplusvulnérablequ’unecibleenmouvement.

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Trop occupée à envoyer des messages, la jeune femme ne prêtait aucune attention à sonenvironnement. Par contre, Thomas remarqua immédiatement l’individu qui l’observait. La trentaine,blouson,jean,baskets.L’hommes’avançaversEmmaparl’arrière,sanslalâcherdesyeux.Commeunguépard qui fixe une gazelle, son corps se balançait au rythme de ses pas, mais sa tête suivait unetrajectoire rectiligne parfaite. Prêt à intervenir au moindre geste suspect, le docteur se rapprocha.L’homme sembla hésiter. Emma se déplaça légèrement et, sans en avoir conscience, réduisit encorel’écartentreelleetl’inconnu.LorsqueThomasvitl’hommeplongerlamaindanssapochepuislatendreverselle, ildémarraauquartdetour.Lacoted’alerteétaitatteinte.Leregarddesafillemalmenéeluirevintenmémoireetilvitrouge.Cettefois,iln’arriveraitpasaprèslabataille.L’hommeallaitposerlamainsurEmmalorsqueThomaslesaisitparl’arrièreenluifaisantunecléaubras.Ledocteurl’entraînarapidementàl’écartdesaprotégéequi,toujoursconcentréesursontéléphone,nes’étaitrenducomptederien. L’individu n’avait même pas eu le temps d’effleurer sa manche. Surpris, emporté par l’élan dudocteur,l’hommeémitunrâlededouleur.

Resserrantsaprise,Thomasluimurmura:—Alorscommeça,ons’enprendauxgamines?—Vousêtesmalade?Lâchez-moi,vousmefaitesmal!Lamineterrifiéedel’hommedéstabilisaledocteur.Toutàcoup,ildoutadesesintentionshostileset

relâchasonemprise.—Qu’est-cequivousprendd’agresserlesgens?protestal’inconnuensefrictionnantlepoignet.Despassantscommençaientàs’intéresseràl’incident.—J’aicruquevousalliezlui…—Luidemanderdufeu!Pauvreabruti!Le docteur ne savait que répondre. Emma avait disparu. Impossible de savoir qui était passé la

prendre.—Jevousprésentemesexcuses,monsieur.—C’estça.Tire-toiavantquej’appellelesflics.Honteux,confus,ledocteurs’éclipsa.Tropdechosesluiavaientéchappéaujourd’hui.Toutallaittrop

loin,tropvite.Ilétaitàcran,souspressiondepartout.S’ildevaitjouerunrôledanslaviedesafille,cenedevaitpasêtrecelui-là.

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—Pauline,j’aiunserviceàvousdemander…—Jevousenprie,docteur.—C’estpersonnel…—Allez-yquandmême.—Pourriez-vousmeprêtervotreportable,s’ilvousplaît?Pourpasseruncoupdefil.Ceneserapas

long.— Je me doute bien que c’est pour téléphoner, vous n’allez pas casser des noix avec. Enfin

j’espère…L’infirmièrefixaThomasdroitdanslesyeux.Ledocteurnesoutintpassonregardetsedétournaen

demandant:—Çavousembêtequej’utilisevotretéléphone,c’estça?—Çadépend.—Çadépenddequoi?—Decequecetappelvaencoredéclenchercommecataclysme.Parcequecesdernierstemps,vos

idées…—JevoudraisappelerRomain,pourluidirequ’unlogementestdisponibleici.—Directement,commeça?Etquandilviendra,vouspensezqu’ilnereconnaîtrapasvotrevoix?—Pourça,j’ailasolution.ThomasentraînaPaulinejusqu’àsonbureau.Avecunairdeconspirateur,ilrefermalaportederrière

elle,ouvritunearmoired’archivesetensortitunebonbonned’hélium.—Jel’aitrouvéelà-haut,danslesvieilleriesdelacrèche.Ilrestedugazdedans.Çadevaitservirà

gonflerdesballonspourlesfêtes.J’aivusurInternetqueçachangeaitlavoix.Lesgensquienrespirentparlentcommedanslesdessinsanimés.J’aiessayé,c’estvraiquec’estspectaculaire.Vousconnaissez?

LevisagedePaulines’éclairaaupointd’inquiéterledirecteur.—Vousvousmoquezencoredemoi?—Pasdu tout, docteur. Je sais exactement ceque c’est que l’hélium.Monexagâchéunmariage

parcequ’ils’étaitenfermédanslestoilettesavecunebouteilledecetrucetlemicrodelasono.Jen’aijamaisentenduuncanarddébiterautantd’insanités…

—Jenevaispasdired’insanités.Paulinecommençaàrire.—Vousavezdelachancequemontéléphonesoitennumérocaché.Jesuisdisposéeàvousleprêter,

maisjevousdemandeunefaveurenéchange.—Toutcequevousvoudrez.—Jeveuxêtreprésentequandvousl’appellerez.

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Le docteur composa le numéro et se glissa l’embout de la bonbonne d’hélium dans la bouche. Ildévissalerobinetetaspiraunegrandebouffée.Assiseenface,l’infirmièrelefixaitenayantdumalàsecontenir.Thomassentitlegazremplirsespoumons,celaluifitunedrôled’impression.

—Çava,mavoix?EntendresonpatronparleravecunevoixdepingouinventriloqueeutuneffetimmédiatsurPauline.

Ellefitvolte-facepoursecacherensecomprimantlaboucheàdeuxmainspournepasexploserderire.—Yep,fitRomainendécrochant.—VousêtesbienRomainMory?—Quic’est?—Jesuisunamid’Emma.Ellem’aditquevouscherchiezunlogement.C’esttoujourslecas?—C’esttoi,Max?C’estquoicettevoixdeMickey?Arrêtedefairelecon,jesuisauboulot.—JenesuispasMax,jevousassure.J’appelledelapartd’Emmapourunappartementtrèsmignon

etpascherdutout.L’effetduproduitsedissipantprogressivement,lavoixdudocteurcommençaitàrevenir,distordue,

pour leplusgrandbonheurde l’infirmièrequi faillitglisserdesachaiseà forcedese tenir lescôtes.Paniqué,Thomasrepritenhâteunegranderasade.

—Vousêtestoujoursintéressé?Savoixseperdaitcettefoisdanslesaigus.—Ilestsituéoù,celogement?—Dansuneruetranquille,àl’écartducentre.C’estpropreetvraimentpascher.—Àquelleadresse?Tropheureuxquelejeunehommemordeàl’hameçon,Thomass’enfilaunenouvelledosed’hélium.—371ruedelaLiberté.—Ruedelaquoi?—DelaLiberté!—Pardon,maisjevousentendsbizarre.Jesaispassiçacaptemalouquoi,maisvousavezunevoix

degrenouillecastrée.Sijeviensvisiterceweek-end,c’estbon?—Parfait!Detoutefaçon,ilyatoujoursquelqu’un.—Jepasseraidimanche.—C’estnoté.J’espèrequeçavousira.—Merci…Lavoix était tellement étrangequeRomainhésita à remercier «monsieur » ou«madame». Il se

contentadedire«aurevoir»etraccrocha.Thomas souffla. Il était épuisé. La faute au gaz ou au stress. La tête lui tournait. Il fit une moue

dépitée.

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—Qu’est-cequ’ilsonttousàvouloircastrerlesgrenouilles?Hilare,lesjouesmouilléesdelarmes,Paulinesetenditau-dessusdubureauetluirepritdélicatement

sontéléphonedesmains.—Docteur,quejenevousentendeplusjamaisdirequemesplanssontfoireux!

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Ilsassistaientaucoucherdesoleilcôteàcôte,sansprononcerunmot.Endisparaissantderrièrelesmontsdel’Ouest,l’astreembrasalescrêtes,jusqu’àprovoquerlafusiondescimesdelalointaineforêtavec les nuages, les unissant dans une ligne aveuglante. Un spectacle unique, comme chaque soir.Pourtant,uncrépusculeenrappelletoujoursd’autres.

Assisauborddelarivière,ThomasetMichaelsongeaientauxpaysagesqu’ilsavaientquittéspourvenirs’échouerici.Despaysagesbiendifférentspourunmêmesentiment.

Attiladéboulad’unfourré,donnantcorpsà lavisiondecauchemarque ledocteuravaitsisouventredoutée,«entrechienetloup».Avecsasilhouettefine,sonmuseaufoncé,sescrocsétincelantsetsonpelagedefeu,l’animaloffraitàl’expressionuneréalitébondissante.Bienquecesuperbemalinoisn’aitrien de commun avec les chiens sauvages, chacune de ses apparitions épouvantait toujours autant ledocteur,quiprenaitsurluipournepasdétaleretgrimperdanslepremierarbrevenu.

Le chien s’aventura sur le vieil embarcadère en reniflant tout. Peu rassuré par les planchesbranlantes,ilrevintviteverssonmaîtreenremuantlaqueue,avantderepartirencavalantàlapoursuited’unequelconqueodeur.PendantlescourtsinstantsdurantlesquelslabêteavaitdistraitThomas,lecielavaitencoreévolué.Lesnuagesétaientmaintenantilluminésd’uneinfiniegammedepourpre.Àpeineletempsdel’apprécierquedéjàlacouleurchangeait.Ledocteurmurmura:

—Làoù jevivaisavant, jemontaispresquechaquesoir surunepetitemontagnepourobserver lecoucherdu soleil.Depuisque je suismôme, j’ai toujoursaimé lemomentoù le jour s’efface,mais jedétesteleregarderseul.Etvous?

—J’aigrandienville,àl’ombred’unimmeubleenconstructionquinouscachaitlalumièredèslemilieudel’après-midi.J’aiappréciémespremierscouchersdesoleilpendantmesvacancesd’étéavecmes cousins etmonpetit frère.On restait assis sur la plage, près deGrand-Lahou, à regarder vers lelarge.Onsedemandaitcequefaisaientlesgensàl’autreboutdel’océan.Peut-êtreétaient-ilsaussientrainderegarderversnous?Poureux,notrecrépusculeétaituneaube.Ons’amusaitautourd’unfeudecampjusqu’àcequemamèreviennenouschercher.Maisfinalement,c’estavecAttilaquej’enaileplusadmiré.

—Cen’estquandmêmepaspareil.—Pourquoi?Parcequ’iln’estpashumain?—L’échangeestpluslimité…— J’ai avec lui une complicité bien supérieure à ce que j’ai le plus souvent pratiqué avec mes

semblables.Monchienesttoujourslàpourmoi.Ilmeprotège.Ilm’acceptecommejesuis.Jesaisqu’ilnemetrahirajamais.Decombiendepersonnespeut-ondirecelaaucoursd’unevie?

Attilarevint,commes’ilavaitcomprisquel’onparlaitdelui.Ilfixaledocteur,sonregardsemblantappuyerfièrement lesproposdesonmaître.Àlavitessedel’éclair, ildisparutànouveau,maisrevintaussitôtenrapportantunboutdeboisdanssagueule.IltrépignaitdevantThomas,quifaisaitlamêmetête

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quelorsque,àseptans,ilavaitpourlapremièrefoisexpérimentéungrandhuitàlafêteforaine–unfinmélangedecrisilencieuxetdecrisecardiaque.

—Ilveutjoueravecvous.—Jelevoisbien,maisilm’impressionnetrop.—Inutiledevouscrisper.C’estsafaçonàluidedirequ’ilvousaimebien.—Jevousprometsquejel’aimebienaussi.Lapreuve,jenemesuispastenuaussiprèsd’unchien

depuisdesannées…AttilasedétournaetdéposafinalementsonbâtonauxpiedsdeMichael,quil’envoyaloinderrière,

dansleverger,pourlaplusgrandejoiedel’animal.—Vousn’avezpaschantécesdernièresnuits?fitremarquerlemédecin.—J’aidormi.Épuisépartropd’émotions.Notrerencontre,puislecontactavecvospensionnaireset

votrecollèguem’ontfaitbeaucoupd’effet.C’estlapremièrefoisquejeparleàdesêtreshumainsdepuisdesmois.Découvrirlamaisonderetraitesousunautreanglem’aégalementfaitréfléchir.Lefaitdenepasmangertoutseulaussi…

D’ungestecirculaire,Michaeldésignalecadreautourd’eux.—Lecoucherdesoleilestquandmêmeplusjolid’iciquedelarivedel’usine.Seulementquelques

dizainesdemètresentre lesdeux lieux,etpourtant tout sembledifférentd’ici.Undemesonclesavaitcoutumederépéterquetoutestunequestiondepointdevue.

—Vous êtes un homme surprenant,monsieur Tibene.Votre éducation, votre voix… J’ai dumal àenvisagerquevouspuissiezvousretrouveraufondd’unecave.C’estdugâchis.

—Vousavezséjournédansbeaucoupd’endroitsoùlavieestdure.Voussavezbienquecequel’onestnepèsepaslourdfaceàcequeledestinfaitdenous.

Attilarevintentrombe.Michaelluicaressaaffectueusementlatête.—Mamèrenousaélevésavecdeshistoires,confia-t-il.Chaquesoir,ellenouslisaitlesaventures

deJeanValjean,ducapitaineNemo,d’ArsèneLupin,dePhileasFoggouded’Artagnan.C’estaveceuxque j’ai découvert votre langue,mais aussi forgémaperception de la vie.Ces hommes-là étaient deshéros, des aventuriers, des fous visionnaires ou des bandits,mais tous avaient en communun sens del’honneuretdesidéaux.Commentvivraient-ilsdansnotremonded’aujourd’hui?Quepenseraient-ilsdecequenospayssontdevenus?Auraient-ilslaforcedegarderleursprincipesànotreépoque?Cesontdesquestionsquejemeposesouventetauxquellesjenetrouvepasderéponse.Maisjecroisquetousauraientunchienpoursesentirmoinsseuls.

—Vousavezsûrementbeaucoupsouffertpourparlerainsi.Moi,jen’aifaitqueregarderdeprèsladouleurdesautres.C’estpeut-êtrepourcelaquejegardeespoir.

—Vous devezme trouverméprisable.Au fond demon trou, coupé dumonde et avec pour seulecompagnieunchien…Vousavezsansdouteraison.Quandunhommeenestréduitàtenirdeboutparcequ’unebêteleregardeetluifaitconfiance,c’estqu’ilnevautplusgrand-chose.Jedoismasurvieàcetanimal. Jedoismessentimentsàsesélans. Jedoismonreposau faitqu’il secomportecommesi toutallaitbien.Ilmeramèneàl’instantprésent,semblableàceluidutoutdébut,lorsquel’onnesavaitrien,quetoutétaitencorepossible.Quandjeposemonvisagesursonpelage,c’estdouxetchaud.J’entendsbattresoncœuret,pourquelquessecondes,jevaisbien.Alorspourlui,j’aienviedecontinueretdemebattre.Luicommemoin’avonsquel’autrepournousensortir.

—Michael,protégezAttilacommeilvousprotège,maisneperdezpasespoirenl’êtrehumain.J’aipassélamoitiédemavieauprèsdegensquin’avaientnilesmoyens,niletempsdefairesemblant,etmêmesicertainssontplusmauvaisquelevirusEbola,laplupartvalentlapeine.C’estlorsquetoutétaitperdu, quand il n’y avait plus rien à gagner ou à prouver que j’ai assisté au plus beau. C’est ducomportement de l’homme face aumalheur queme vientma foi en lui. Vous devriez commencer parreprendrecontactavecvotrefamille.Ilsdoiventêtretrèsinquietspourvous.

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—Leseraient-ilsmoinss’ilssavaientcommentjevis?Cequ’ilsimaginentdepireest-ilvraimentpluslourdquelavérité?J’aidesdoutes…

—Àleurplace,jevoudraissavoir.—Vousavezdesenfants,docteur?—Unefille,maisjenelaconnaispas.Thomas se surprit lui-même de la facilité avec laquelle il avait formulé sa réponse. C’était la

premièrefoisqu’ilévoquaitEmmasimplement,naturellement,objectivement.—Vousnelaconnaissezpas?—J’aiapprissonexistenceilyapeu.—Etvousvousinquiétezquandmêmepourelle?—Toutletemps,depuislasecondeoùj’aisuqu’elleexistait.Thomasfitunepauseetreprit:—Michael,jeneveuxplusquevouscherchiezvotrenourrituredanslespoubelles.Nousallonsnous

organiserautrement.Sivouslesouhaitez,vouspouvezmêmedormiraufoyer,ons’arrangerapourvoustrouverdelaplace.

—Vousêtestrèsgénéreux,docteur,maispourlemomentjepréfèrerentrerchezmoi.C’estunendroittristeetinsalubre,maisAttilaetmoinousysentonscheznous.

Ilseleva.—Nous sommes à la veille duweek-end, et voilà quelques semaines que les bandes ne sont pas

venues se défouler dans l’usine. Je ne voudrais pas tomber sur eux en rentrant. Si vous le permettez,Attilaetmoiallonsvouslaisser.

Thomasselevaàsontour.—Passezdemainàlarésidence.Venezdoncpourledéjeuner,d’accord?—Jeneveuxpasvousdéranger.—Vousvoirmeferaplaisir.—Alorsjeviendrai.Mercibeaucouppourl’invitation.Lesdeuxhommesseserrèrentlamain,vraiment.L’unetl’autren’avaientpassouventeul’occasion

delefaireaveccettesincérité.

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AlorsqueThomastraversaitlevergerpourregagnerlarésidence,lesproposdeMichaelrésonnaientencoreen lui.Sous sespas, le tapisde feuillesmortesproduisaitun sonmat.Quelleétrange soirée…Quandl’onsongeaitàleursparcoursrespectifssidifférents,quellechanceexistait-ilpourquecesdeuxhommespuissentunjoursecroiser,surtoutenabordantdessujetsaussipersonnels?Quasinulle.Maislavraievien’aquefairedesprobabilités.Malgréleursplacesinadaptéesdansceslieuxqu’ilsn’auraientjamaisenvisagés,tousdeuxvenaientdepartagerunmomentparfaitementconformeàleuridéaldeviesisouventmalmené.Ledestinfaitaussidescadeaux.

LepèredeKishandisait souventque lehasardn’existepas. Il aurait certainementexpliquéquesiMichaeletThomasn’étaientpasàleurplace,c’estparcequ’ilsétaientencoreencheminpouryparvenir.L’oncledeMichaelavaitraison:toutestunequestiondepointdevue.Uncrépusculeouuneaube.

Endébouchantduverger, lefoyerapparutàThomas.Lafenêtred’Hélèneétaitencoreéclairée.Aucontraire des autres pensionnaires, le docteur ne l’avait que très rarement surprise à regarder latélévision.Ens’approchant,ilserenditcomptequesafenêtreétaitentrouvertemalgrélatempératureplusfraîche.Peut-êtrefaisait-elleencorelaconversationtouteseule,parlantavecdouceuràceluiquioccupaitses pensées et sans doute ses souvenirs ? Par pudeur et par respect, Thomas fit un écart pour ne pasrisquer d’entendre les propos tendrement susurrés. Mais tout à coup, son regard fut attiré par unmouvement furtif aupiedde la fenêtre. Il était certaind’avoir aperçuune forme. Il obliqua jusqu’à lafaçade,qu’illongeasurlapointedespieds.

Aucundoute,quelquechosebougeaitdansleparterred’anémonesfanées.Thomass’accroupitenseplaquant contre lemur,maîtrisant sa respirationpournepas se faire repérer.Ladoucevoixd’Hélèneétaitdiscrète,maisperceptible.Suruntonaffectueux,elleparlaitàsoninterlocuteurimaginaire.Elleluipromettait de le réchauffer quand la mauvaise saison serait là. Elle lui laissait même le temps derépondreavantdepoursuivre.Danslaplate-bande,Thomasdétectasoudainnonpasun,maisplusieursmouvements.Des rats ?Quelle horreur ! Le docteur avait bien raison d’avoir conservé l’habitude devérifierchaquesoirsoussonlitqu’aucunebestiolenes’ycachait.

Danslapénombre,illuiétaitdifficilededistinguercequisepassaitexactement,maisl’activitésefitplus intense lorsque la fenêtrede lachambres’ouvritengrandetque lavieilledamesepenchasur lerebord.Avecdélicatesse,elledéposasurl’appuiunmagnifiquechatblancàl’extrémitédespattesetdelaqueuenoire.

—Jenesaispascequenousauronsdemain,petitefée,dit tendrementHélène,mais je te legardepourtoiettespetits.Etmaintenant,valesretrouver,ilsontsûrementtrèsfaim.

Lorsque la chatte sepenchaau-dessusduvide, ce futunemultitudedepetites têtesmiaulantesquiémergèrent des herbes. Hélène n’en perdait rien et riait doucement. La maman sauta du rebord avecsouplesse.

—Bonnenuitmafille,àdemain!murmuralavieilledame.

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Àpeinelaminetteeut-elleatterrisurlesolqu’unedemi-douzainedechatonsseruèrentsurelle,sefrottantcontresoncououcherchantàlatéter.Ilyenavaitdeplusieurscouleurs–tigrés,roux,écailledetortue,etmêmeunquiressemblaitexactementàsamèreenminiature.Lachattes’allongeaaupieddesfleurs desséchées et, en ronronnant, laissa ses petits prendre ses mamelles d’assaut. Mme Tréméliodemeura jusqu’à ce que l’adorable troupe soit rassasiée et disparaisse en trottinant dans les buissons.Lorsque la dernière petite queue dressée se confondit avec l’obscurité et les herbes, elle referma safenêtre.

Thomasrestaaccroupicontre lemur, immobile,perturbé.Cen’étaitpas le faitquesa résidenteseprivepournourrirdesfélinsencachettequiletroublait.Non.Leplusdéstabilisantpourluiétaitdesereconnaîtredansl’affectionetlesmotsqueMichaelavaitpoursonchien,maisaussidanslafaçondontHélènesouhaitaitunebonnenuità«safille»alorsqu’elles’adressaitàunchat.

En regardantcesgensvivre faceàdesanimaux, ilvenait sansdoutedecomprendrecequi faitdenousdesêtreshumains.Finalement,notrepassagesurTerreserésumepeut-êtreàcela.PaulineprêteàsesacrifierpourThéo,Kishanquisedémenaitpourquesesenfantsaientuneviemeilleure,etmêmeluiquiveillaitsurEmmaenfaisanttoutetn’importequoi.

Quandonaimequelqu’un,onnourritpourluidescraintesetdesrêves.Ilcristallisenospeursetnosespoirs. Nos plus beaux élans naissent de cela. Ce lien nous anime, nous motive, nous porte, nousconstruit.Laseulechosequicompte,c’estd’avoirquelqu’unpourquiespérermieux.L’essentiel,c’estd’avoirquelqu’unpourquitrembler.

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«BonsoirKishan,« Il est très tardmais j’attendais d’être au calme pour t’écrire. J’avoue que depuis ces dernières

semaines, échanger avec toi régulièrement me fait beaucoup de bien. Je suis heureux des bonnesnouvellesquetum’annonces.TransmetstoutesmesfélicitationsàShefali.Jesuisaussicontentquevousayezbientôtfinideréparerlesdégâtsdelamousson.Vousdevezêtreépuisés.

«SilatempératuredeParanjaynebaissepasd’icitroisjoursaveclescomprimésdelapharmacie,ilfaudra l’emmener consulter au dispensaire. Les symptômes dont tu parles annoncent certainement unenouvelleinfection.N’hésitepassituasbesoind’unconseil.

«Cesoir,j’airegardélecoucherdesoleiletj’airepenséàtousceuxquenousavonsvusensemble.J’aiaussibeaucoupsongéàtesenfantsquileregardentmaintenantavectoi.

«Mercidedemanderdesnouvellesd’Emma.Ellevabien.Lasituationestassezcompliquéepourmoi : jepensepresque tout le tempsàelle, jemedémènepour l’aiderpar tous lesmoyenspossibles,maisellenesaittoujourspasquej’existe.Àtoijepeuxledire,monami:jemedemandemêmesiellelesauraunjour.Jeneluiparleraipeut-êtrejamais.Ellepoursuitsoncheminparelle-mêmeetsedébrouilleplutôtbien.Ellen’asansdoutepasbesoindemoietjenevoispasquelleplacejepeuxprendredanssaviesansposerdeproblèmes,àelleouàdesgensqu’elleaime.C’estsansdouteàmoiquecelaferaitleplusplaisirdelarencontrer,alorsjemedisquedanssonintérêt,ilvautpeut-êtremieuxquejerestedansl’ombre.Jemeposebeaucoupdequestions.

«Parfois,jemedemandesij’aibienfaitderentrer.Tonpèrediraitquejedoismeconcentrersurlespointspositifsetheureusement, ilyena.Jefaisde joliesrencontreset j’essaied’êtreutile.Figure-toiquej’aifaitlaconnaissancedequelqu’unquiaunchien!Tuimagines?Lapremièrerencontreétaitdignedemespirescauchemars!J’aicruquelabêteallaitmemanger.J’aieulapeurdemavie!Tupeuxleraconterauvillagepourfaireriretoutlemonde.Depuis,jeprendssurmoipournepasm’enfuirdèsquejelevois–lechien,passonmaître,quiesttrèsgentil.

«Voilà,tusaistout.Tiens-moiaucourantpourParanjayetsaluetoutlemondepourmoi.«Tongrandfrère,«Thomas.»

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—Vousêtescertainedepouvoirm’emmener?Jeneveuxprendre laplacedepersonne. Jesaisàquelpointtoutlemondeaimealleravecvousausupermarché.

—Nevous tracassezpas,docteur.Francisviendraavecmoi lasemaineprochaine.Etpuis jen’aijamaisvul’hommerustrefairesescourses.Qu’allez-vouschercher?Unemassueneuve?Unpagneenpeaudebête?

—Payez-vousmatête,parcequeçadoitfairedixansquejen’aipasmislespiedsdansunegrandesurface.

—Génial,jevoisd’iciletableau!«LepetitThomasattendsoninfirmièreàlacaissecentrale!»Çanevousembêtepassijefaislepleinenarrivant?

Àlapompe,Paulinerefusaqueledocteurremplisseleréservoirpourelle.Ilrestadoncassisàlaplace du passager, à l’observer du coin de l’œil par la vitre et le rétroviseur.Avec du vent dans lescheveux et un soleil automnal éclairant ses yeux, Mlle Choplin avait beaucoup d’allure. Le docteursongeaqueplusd’unefois,enmission,sonénergieetsabonnehumeurluiauraientétéutiles.Utilesetagréables.

Lecompteurdigitaldelapompeaugmentaitrapidementmaissurlafin,ThomasremarquaquePaulineajustait le remplissagepardepetitespressionsdeplusenplusprécises.Méticuleusement, l’infirmièreamenalasommeàpayeràunchiffrerond.Ayantréussi,elleraccrochalepistolet,satisfaite.

—Vousavezfaitexprèsd’arriveràuntotalquitombejuste?—Vousêtescommemespetitsvieux,vousremarqueztout…—Cenesontpasvospetitsvieux,maislesnôtres.Etoui,j’aieffectivementrepérévotrefaçonde

faire.C’estpoursimplifiervoscomptes?Oujusteparsuperstition?—Enfait,jenesaispastrop.Maisçamefaitdubien.Çamerassure.J’ail’impressiondemaîtriser

au moins un truc dans ma vie. Vous venez d’assister à mon trente-quatrième plein qui tombe pile !Applaudissementss’ilvousplaît.Vousn’avezaucunemaniedanscegenre?

—Pasquejesache.Quesepassera-t-illejouroùvousn’arriverezpasàobteniruntotalparfait?Paulinejetaunregardnoiraumédecin.—Priezpourquejeréussisselaprochainefoisparcequesinon,jevoustiendraipourresponsablede

mapoisse,etilseraitalorsjudicieuxquel’hommerustreaitinventélebouclier…

En traversant la galerie commerciale, Thomas nota que Pauline conduisait son chariot de façonencore plus sportive que sa voiture. C’était un miracle que des œufs puissent arriver intacts à larésidence.Enpassantdevant lesmagasins, ledocteur éprouva lamême sensationquedans la zonededuty freede l’aéroportdeDelhi. Ilétaità la foisaveuglépar les lumièreset fascinépar laprofusion.Maiscen’était riencomparéàcequ’ildécouvritenpénétrantdans l’hypermarché. Il avaitdéjàeudenombreusesoccasionsd’allerdanscegenred’endroitavantsesdépartsenAfriqueouenInde,mais il

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n’en gardait absolument pas ce souvenir démesuré. Des allées immenses, des rayons à perte de vue,remplisàrasborddebiensentousgenres.Était-cesonséjourdanslesmontagnesquiavaitmodifiésesréférences,oubienleshypermarchésquiavaientprisdesproportionsmonstrueusesdurantsonabsence?

—Vousenfaitesunetête!Vousn’allezpasmefairelacomédie,sinonjevouscolledanslesiègebébé!

—Vousavezvutoutcequ’ilya?—Benoui,c’estmêmepourçaquelesgensviennentici.Paulinedépliasa listeetentraînaThomasvers lesecteurdes lessives.Auseuildu rayon,Thomas

s’arrêtanet,enétatdechoc.—Vousnevenezpas?lehélaPauline.Qu’est-cequ’ilyaencore?Vousavezpeurparcequ’unbidon

d’adoucissantvousamorduquandvousétiezpetit?Ouparcequed’ici,vousneverrezpaslecoucherdesoleil?

Thomas,fascinéparlaquantitédedétergentsdifférentsproposée,nerépliquapas.—Commevousvoudrez!ironisal’infirmière.Jeveuxbienvouslaisserlà,maisneparlezpasaux

inconnus.Thomass’avançaprudemmentetpassaenrevuelesrayonnages.—Pourquoiyena-t-iltrente-neufsortes?—Tantqueça,vousêtessûr?—Jeviensdecompter.—Jenesaispas,moi.Pourchaqueusage.Cesontdesproduitstrèstechniques,voussavez.—Vousvousfouteztoujoursdemoi.—Pasdutout,maisavouezquevotrequestionadequoisurprendre.Ondiraitmonfilsqui,lesoir,

pournepasdormir,mequestionne sur tout et n’importequoi.Combien j’ai de cheveux?Où lapetitesourisstocke-t-elletouteslesdentsqu’elleramasse?Pourquoitrente-neufvariétésdelessives?Aulieudefairecettetêted’ahuri,dites-moidequoivousavezbesoin.

—JeveuxacheterdelanourriturepourMichaeletdescroquettespourchat.—C’estunchienqu’ila.Monfilsvousaapprisàlesdifférencierendessin,vousavezbesoinqu’il

vousdonneuncoupdemainpourlaversionlive?—Vousavezraison,onprendraaussiquelquechosepoursonchien,maisj’aiquandmêmebesoinde

croquettespourchat.Àchaquenouveaurayon,unnouveleffarement.Dixmètreslinéairesdeconfiseriessurpresquedeux

mètresdehaut.—Pourquoienprenez-vous?s’affolaledocteur.J’aidéfenduàJean-Micheld’enmanger.—Jesais,etilrespectelaconsigne,maisilafiniparcontaminerlesautresquim’endemandentun

peu.Nevousenfaitespas,jelessurveille.Dans l’allée suivante,Thomasmesuraplusdevingtpaspourallerd’unbout à l’autredesgâteaux

apéritifs.La travéed’après, il tombasurunarc-en-cieldeboissonsen tousgenresalignéesfaceàdescentaines de vins. Partout, des palettes pleines à ras bord, des présentoirs débordants couverts depromotionsaguicheuses.

Enregardantautourdelui,Thomasarrivaàlaconclusionsuivante:laplusgrandedesépiceriesdetoutledistrictdeKupwaradevaittenirdanslamoitiédurayondeslaitages.

Lemédecins’approchadePaulinependantqu’elleattrapaitdespetits-suissesauxfruitspourThéo.Leplussérieusementdumonde,illuidemanda:

—Certainshumainsont-ilsbesoind’autantpourvivrealorsqu’ilfautsipeuàd’autres?— Ça y est, il nous fait sa crise mystique au rayon frais. Je suis bonne pour les questions

existentiellesdevantlessurgelés.—Nonmaisvousvousrendezcompte?

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—Trèsbien,jeviensicitouteslessemaines,avecmespetitsvieuxquitrouventquetoutesttrophautoutroplourd,avecmonfilsquitrouvequetoutdevraitêtregratuit,etmaintenantavecvousquitrouvezqu’ilyatropdetout.Enattendant,c’estmémèrequipousselecaddie.

—Vousavezraison,Pauline,jevaisvousaider.Laissez-moilechariot.—Bienaimable.Etmaintenant,ilvafalloirêtrefortparcequejedoisallerdanslecoindeslégumes

qui n’ont jamais vu la terre et que des gentils biologistes ont rendus plus gros et plus résistants àl’oxydation.Vousvoussentezdetailleàm’ysuivresanstomberàgenouxdevantlescarottesenhurlant«pourquoi?»,lesbraslevésauciel?

—Vousmeprenezpourqui?—Pourlehérosaucœurpurquitomberaitdanslespommessijeluifaisaistraverserlerayondes

sous-vêtementsféminins.

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Ledocteurtoquadoucementàlaported’HélèneTrémélio.Aucuneréaction.Ilrecommença,unpeuplusfort.

—Oui,entrez!Lavieilledameétaitassisedanssonfauteuil,unlivreentrelesmains.—Jevousdérangeenpleinelecture…—JesuisplongéedanslesouvragesqueMmeBerzhapréférait.Ellemelesavaitprêtéspourqueje

les découvre. Je ne pourrai malheureusement plus les lui rendre. Mais entre nous, autant nous nousentendionssurbeaucoupdepoints,autantenmatièredelecture…

Ledocteurjetaunœilàlacouvertureethaussaunsourcil.—Monpatron,monamour?—C’estaffligeant.Jenesaispascommentcettefemmeparailleurssidistinguéepouvaits’intéresser

àcegenrederomans.Pendantlesdixpremierschapitres,ilssetournentautouràcoupsdejupefendue,dechemiseouverteetdesous-entendusgroscommedesveaux,maisj’ensuisarrivéeaumomentoùilsfontdescochonneriespartout.Dansleurbureau,endéplacement,danslesavions.Parmoments,jesuistentéederetournerlelivrepourvérifiersicequ’ilsfontestàl’endroitouàl’envers.Lefaitestqu’ilsontlasanté,maisjemedemandequandest-cequ’ilsfontleurtravail…

MmeTrémélioremarquasoudainlepaquet-cadeauqueportaitledocteur.Sonregardsemitàpétiller,maisellefittoutsonpossiblepournepasmanifestertropd’intérêtenverscequineluiétaitpeut-êtrepasdestiné.Lemédecinneprolongeapaslesuspense.

—Tenez,Hélène.C’estpourvous.Soudainlibrederéagir,lavieilledameselevadesonfauteuilets’emparadupaquetavecunsourire

d’enfant.—Commec’estcharmant!Cen’estpourtantpasmonanniversaire!—Faitesattention,c’estunpeulourd.—Qu’est-cequec’est?—Avantdel’ouvrir,jeveuxquevousmefassiezunepromesse.—Àquelsujet?—Jeconnaisvotresecret,Hélène.MmeTrémélioeutunmouvementderecul.Ledocteurl’invitaàs’asseoirenluitenantlamain.Ilse

baissapourêtreàsahauteuretdit:—Jecomprendsmaintenantpourquoivousaviezpeurduchien.Maisrassurez-vous,toutsepassera

bien.—Vousl’aveztué?Ilestmort?—Non.Maisilnes’enprendrapasàvospetitsprotégés,j’enaiparléàsonmaître,quiseravigilant.—Mespetitsprotégés?

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—Ouvrezvotrepaquet.D’unemain hésitante,Hélène décolla le ruban adhésif et écarta le papier. Lorsqu’elle identifia le

sachetdecroquettesgéant,elleregardaledocteursanssavoircommentréagir.Illuimurmura:—J’aivu lesadorableschatonsquiviventdans lesbuissonset leurmamanquivientvous rendre

visite.Lavieilledameserenversadanssonfauteuil,apaisée.—Jevousavaisbienditquevousétiezgentil.—Vousn’avezplusbesoindevouscacher,Hélène,etsurtout,jeneveuxpasquevousvouspriviez

demangerpournourrircettechatteetsespetits.Comments’appelle-t-elle,d’ailleurs?—Jel’aibaptiséeMarie-Laure.C’étaitleprénomdemameilleureamielorsquej’étaisjeune.—Ellevousrendvisitetouslessoirs?—Celan’apas toujoursété lecas.Enarriver làaétéunevéritableaventure.J’aimisdesmoisà

l’apprivoiser.Jel’aiaperçuel’annéedernièrejouantparmilesfleurs.Sansdoutesauvage,elleseméfiaitde tout.Mêmepour la regarder, jedevaismecacher. Je lui aiproposédu lait,du jambon, toutcequipouvait lui faire plaisir. Petit à petit, elle s’est approchée. Chaque jour, je savourais ses passupplémentairesversmoi.Mais ledirecteurde l’époquenevoulait aucunanimaldans la résidence. Ill’avait formellement interdit. Alors c’est en cachette que j’ai continué à la voir. Chacune des limitesqu’elle a dépassées était pour moi une marque de confiance. Je ne voulais surtout pas la décevoir.Àforcedeluiparler,delanourrir,elleafiniparmontersurlerebordetpars’habitueràmoi.Etpuisl’hiverdernier,unmatinquej’aérais,elles’estaventuréeàl’intérieur.J’ysuisalléetrèsprogressivementcar je savais que si je la brusquais, je risquais de ne plus jamais la revoir. Une fois, je suis restéeimmobile dans ce coin là-bas pendant trois heures alors qu’elle était étendue sur mon lit. Elle meregardait.Maisj’aitenu!Àchaquejoursapetitevictoire.Sivoussaviezàquelpointelleestdevenueimportantepourmoi…Mesjournéessontrythméesenfonctiond’elle.Jesaispertinemmentqu’audébut,ellevenaitpourmangermaismaintenant,ellepassemêmes’iln’yarien.Jen’aijamaisprésentéMarie-Laureàpersonne.MêmePaulinenelesaitpas.C’estpourcelaquel’autrejour,lorsquej’aivucegroschiencourircommeunbulldozerdehors,jemesuisditqu’ilallaitfairefuirmapetitefée.

— Ne vous en faites pas. On fera en sorte que tout se passe bien. Et promettez-moi de mangercorrectement.

—Venezunsoir,etjevouslaprésenterai.—Ceseraunhonneur.

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Alertéparlebruitàl’extérieur,Thomaslevalenezdesesfichusdocumentscomptables.Lemélanged’aboiementsetdecrisd’enfantsignifiaitdeuxchoses:Théoétaitarrivé,etilavaitdécouvertAttila.

Danslejardin,difficiledesavoirqui,dujeunehumainouducanidé,étaitleplusexcité,tellementilscouraientdans tous les sens.Mais làencore,chacundesdeuxsemblaity trouver soncompte.Michaelprenait garde de maintenir leurs jeux turbulents à bonne distance du secteur des félins. À ses côtés,Paulineseréjouissaitdevoirsongarçonaussiheureux.

—Qu’est-cequeThéoadanslenez?demandaledocteurenlesrejoignant.—Ilsaignedèsqu’ilauneforteémotion,alorsvousimaginezquandils’esttrouvéfaceàfaceavec

lemonstre…J’aiimproviséaveccequej’avaissouslamain.Attilaetl’enfants’endonnaientàcœurjoie.Lechienavaitvitecomprislarègledujeu:Théocourait

encherchantàsecacher,etAttilaselançaitalorsàsapoursuiteenjappant.Duréemoyennedelapartie:vingtsecondes.Thomassavaitmieuxquepersonnequ’àcesport, leroidesHunsétait imbattable.Lui-mêmen’avaitpastenuaussilongtemps…

Michael ne lâchait pas son animal des yeux. Le fait que le chien se montre d’une patienceremarquableavecl’enfantnesemblaitpaslerassurer.

Commeunefusée,Attila revintduvergeret fonçasur lepetit,qu’ilévitade justesseen le frôlant.Sansdouteunnouveaujeu.Unesortedebowlingàunequilledanslequellechienn’allaitpastarderàfaireunstrike.

Paulineglissaaudocteur:—Jen’aipasvouluvousdéranger,maislafilleetlegendredeMmeTréméliosontpassés.—Jelessalueraitoutàl’heure.—Ilssontdéjàrepartis.Ilsnevenaientquepourunechose…—C’est-à-dire?—Ilsnetraînentjamais.Pasdetempsàperdre.Dèsqu’ilsontleurchèque,ilsfilent.—Hélènem’aditqu’ilsfontconstruireetqu’ellelesaide.Ilsontpromisdelafairevenirunefois

lestravauxfinis.—Ça,c’estlaversionofficielle.Sivousvoulezmonavis,ilsvontluipompertoutesseséconomies

etilstrouverontunprétextepourlalaisserlàoùelleest–sielleenaencorelesmoyens.—Vousvoyezlemalpartout.—C’estplutôtvousquiavezunevisionidylliquedevossemblables.Attiréparl’agitation,Francissortitàsontourdanslejardin.—Salutlacompagnie!BonjourThéo!Le petit répondit de loin alors qu’il tentait d’échapper au chien en tournant autour d’un cerisier.

Michaelparaissaitinquietdevoirsonchienhorsdecontrôle.Paulineinterpellasonfils:

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—Monchéri,ilvafalloirrentrer.M.Tibeneetledocteurontdutravail,etmoijedoispréparerledéjeuner.

—Laissez-les’amuser.Jepeuxresterpourlessurveiller,proposaFrancis.—Vousêtessansdoutelemoinsraisonnabledestrois,plaisantal’infirmière.Celuiàquijeferaisle

plusconfiancepourgarderlesdeuxautres,c’estencorelechien.—Jeunefille,j’aicommandédespelotonsdebleuspendanttrenteans.Jedoispouvoirm’ensortir

aveccesdeux-là.—Commevousvoudrez,maisjevousrapporteungilet.Ilnefaitpassichaud.Lancésàfond,lechienetThéopassèrentdevantFrancisàtouteallure.LeColonelouvritdegrands

yeux:—QuiamisunTampaxdanslenezdupetit?

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—Prêt,Michael?Onyvaàtrois?—Jevoussuis.—Un,deux…ettrois!M.Tibene et ledocteur soulevèrent lemeubledebibliothèquepour lepositionner face à l’entrée.

Thomass’épongealefrontetreculapourjugerdel’effet.—C’est parfait, je vous remercie de votre aide.Vous êtes aussi costaud que JeanValjean ! Sans

vous,jen’auraispasréussiàtoutrangeraussivite.Plusqu’uncoupsurlessolsetceseraimpeccable.—Jepeuxm’enoccuper,sivousvoulez.—Vousm’avezbienassezaidécommeça.—Heureuxdevousêtreutile.Venudujardin,unaboiementmonta,plusfortquelesautres.—J’enconnaisdeuxquis’amusentcommedesfous,commentaledocteur.Ilsdormirontbiencesoir.Michaeltenditl’oreille,l’airinquiet.—Nevousenfaitesdoncpas,lerassuraledocteur.Unchienetungamin,c’estlarecettedubonheur.—Çamefaitdrôle.Jen’aipasl’habituded’êtreséparéd’Attila.Depuisquejel’ai,ilesttoujours

restéprèsdemoi.Quandilsepromène,illuiarrivededisparaître,maisilrevientvite.C’estlapremièrefoisqu’ilneremarquemêmepasquejenesuispasprèsdelui.

—J’aibienvuquevousétiezdéçuqu’ilnenoussuivepas,maisdites-vousqu’ilestmieuxàjouerdehorsquedansnosjambes.

—Iln’avaitjamaisfaitlafêteàquelqu’und’autrequemoi…—Unpeujaloux?—Non.Tristeplutôt.Unjour,ilmelaisserapeut-êtrepourquelqu’und’autrequiprendramieuxsoin

delui.N’importequipourraitluioffrirmieuxquecettevie.—Vousvousfaitesdumalpourrien.Leschienssontfidèles.Attilaetvous,c’estàlavieàlamort.CesmotsbouleversèrentMichael.Pournepascéderàl’émotion,ilsedépêchadechangerdesujet.—Votrelocatairearrivedemain,c’estça?—Ilvientd’abordvisiterpourdécidersicelaluiconvient.—Jesuiscertainqu’ilaimera,c’estvraimentunbelappartement.Thomasremarqual’inflexiondesavoix.—Mapropositionrestevalable,réagit-il.Sivousvoulez,jevoustrouveuneplaceici.—Merci,jeneveuxpaschangerleshabitudesd’Attilatropvite.Déjàqu’iltrépignepourvenirchez

vousdèsquej’ouvrelaporteblindée.Etpuissijechanteicilanuit,vosrésidentsvontseplaindre…— Détrompez-vous. J’en connais au moins une qui serait enchantée. Avez-vous déjà chanté en

public?—Jamais.

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—Mêmedevantvotrefamille?—J’étaistellementtimidequejem’enfermaisdansmachambrependantquetoutlemondeécoutait

danslapiècevoisine.Jevislamusique,jeressenslesparoles,j’ail’impressiondedevenirunautre.J’aipeurquesilesgenslevoient,ilssemoquentdemoi.

—Tous les artistesvivent et respirent leur art, et àpart les abrutis, personnene semoqued’eux.C’estmême pour ce talent-là qu’ils sont admirés. Et c’est justement ça quim’a donné envie de vousdécouvrir.Voussavez,Michael,chaquesoir, jeviensàcette fenêtre, làderrièrevous,et je l’ouvreenespérantvousentendre.C’estd’iciquejevousaiécoutélapremièrefois.C’estunsuperbesouvenir.Unmomentmagique.

—Rencontrerceluiquisecachederrièrelavoixnevousapastropdéçu?—Michael,s’ilvousplaît,rendez-vousservice.Arrêtezdevousdévaloriser.Dites-moi,quelleestla

phrasequevousnevoulezsurtoutpasentendre?—Pardon?—Qu’est-cequivousfaitlepluspeur?—Jenesaispas…—Jevaisêtreobligédevousledirepourconjurerlamalédictionquivousentrave.Vousredoutez

par-dessustoutquequelqu’uns’avanceetvousjetteauvisage:«Michael,tun’esqu’unbonàrienquiagâché toutes les chancesque tamère s’est saignée à te donner.Tu aurais dû fairedes études et tuviscommeunclocharddansuntrou.Tun’espasàlahauteur.Tudevraisavoirhonte.»

Michael Tibene fixait le docteur, sonné comme s’il avait reçu un coup en pleine figure. Sa lèvreinférieure tremblait.Cette fois, iln’allaitpas réussiràmaîtriser l’émotionquise répandaiten luiplusvitequ’Attilan’étaitcapabledecourir.

Àl’instantoùledocteurvitlapremièrelarmecoulersurlajouedujeunehomme,illepritdanssesbras.

—Pleure,mongars,pleure.Etqueteslarmesnoienttespeurs.Pluspersonnenepourrateblesserentedisantcequetuneveuxsurtoutpasentendre,parcequetul’aurasdéjàentendu.Nem’enveuxpas.Jet’aiditcequeturedoutes,pascequejecrois.

Michaels’abandonnacontrelemédecinetlibéraseslarmes.—Pleure,mongars.Vas-y.Dansmavie, j’ai été obligé d’annoncer à des parents que leur enfant

n’allaitpassurvivre.J’aidûavoueràunhommequejen’étaispascapabledesauversacompagne.J’aisisouventéchouéetvulemalheur…Jevoistavie,Michael,etcrois-moi,mêmesiellen’estpassimple,tuasdesacrésatouts.Tuaslesmoyensd’avoirunfutur.Net’infligepascequetuneferaisjamaisàtonchien.Net’abandonnepas.

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—AlorsThéo,comments’estpasséel’écolecettesemaine?Delacuisine,Paulineréponditavantsonfils:—Jepréfère encorequevousparliezde la faimdans lemondeoudu trounoir quivamanger la

galaxie,parcequefranchement…Théosepenchaversledocteuretconfiaàvoixbasse:—J’airéponduàlamaîtresse…—Mouvementd’humeur,ouréactionjustifiée?—J’étaissuperénervéparcequ’ellenousaobligésàjoueraufootaveclespetits.—Mouvementd’humeur,donc.Cen’estjamaisbon.Etpourtoi,c’estquoiunpetit?—DesCP.Ilsarriventmêmepasàdribbler,c’estdesgastéropodes.—Jecomprends.Donc,«gastéropode»estuneinsulte.—Benoui.Toutmous,toutbaveux,lentscommedesCP…—Tuastoi-mêmeétéunCP.—Oui,maisj’étaispascommeeux.—Vraiment?—Sansblague,jecouraisdéjàbienplusvite.Àcôté,onauraitditquej’avaisdesailes!—Lespapillonsontdesaileslorsqu’ilsarrêtentd’êtredeslarves,paslesescargots.—AlorslesCPsontencoredeslarves.—Jesensquel’onprogresse.—Papillonouescargot,onjouepasaufootavecdeslarves.Paulineentra,portantl’assiettedeThéosurunplateau.—Qu’est-cequevouscomploteztouslesdeux?Vouscroyezquejen’entendsrien?Théofitunclind’œilaumédecintandisquesamèreprenaitplaceàcôtédelui.—Quandjepenseaunombrederepasquej’aiprisicitouteseule…Quelledéprime!Avectoutes

cesbestiolespeintesquivousfixent.Leursyeuxexorbités, leursourirefigé,etcescouleursnucléairesquinepâlissentmêmepasavecletemps…Çafaitfroiddansledos.L’espècedecastorsousacidemefaitparticulièrementflipper,pasvous?

Ledocteurjetauncoupd’œilpar-dessussonépaule.—Moiceseraitplutôtlehérisson.Jeluitrouveunairtorve.—Çaveutdirequoi,«torne»?demandaThéo.—Tor-ve.Celasignifiequ’iln’apasl’airfranc.Onn’apasenviedeluifaireconfiance.Maisles

vraishérissonssonttrèsgentils.—Excellentpédagogue,docteur,s’amusaPauline.Vousêtesmûrpouraborderl’anthropomorphisme.

Si enmême temps,vouspouviez lui toucherdeuxmotsde la surproductiond’huiledepalmepour sesbiscuitschocolatés,vousm’aideriezvraiment.

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—Jesuiscertainqu’ilpeutcomprendre.—C’estévident.C’estsansdoutemoiquinesaispasm’yprendre.Alorspuisquevousêtessidoué,

expliquezdoncàcetenfantpourquoiilnedoitpasenvoyerboulersamaîtresse.Francisseprésentaàl’entréedelasallecommune.—Jenedérangepas?—Biensûrquenon,venez.—Vousn’enêtespasencoreaucafé?—Onavaitduménageàfairelà-haut,réponditPauline.Maisonapresquefini,installez-vous.M.Lanzacpritplaceàcôtédudocteuret,avecunetimiditéinhabituelle,demanda:—Çavousembêteraitsijevenaisdéjeuneravecvousdetempsentemps?Latélénem’amuseplus.Thomasluiadressaunsouriregoguenard:—Jevousl’avaisproposé,poilaucul.—Bravo!Devantlepetit,c’estmalin!s’insurgeaPauline.—Ilestenâged’apprendrelavraievie,commentaFrancis.Théoluidemanda:—Monsieur,c’estquoiunTampax?Paulinefaillits’étouffer.—Allez-y,apprenez-luilavraievie!Lasonneriedel’entréetinta,épargnantàM.Lanzacuneréponsequ’iln’avaitjamaiseuàformulerà

sesrecrues.Thomasvérifial’heureetéchangeaunregardavecl’infirmière.—Ilesttroptôt,çanepeutpasêtrelui.—Peut-êtrelafilledeMmeTrémélioqui,accabléederemords,luiapporteunbouquetdefleurs?Paulineselevapourallerregardermaisàpeinepasséelaportedusalon,ellerevinttoutaffolée.—Docteur,jecroisquec’estRomain!Thomasselevad’unbond,augrandétonnementdeThéoetFrancis.—Déjà?Misère…Commes’ilallaitentrerenscène,PaulineaidaThomasàrectifiersesvêtements.Elleajustasoncol

etmêmeunemèchedesescheveux.—Respirez,toutvabiensepasser.Restezcalme.Nepensezsurtoutpasauxenjeux.—C’estmalin,jen’ypensaispas.Maintenantj’ypense.—Pardon, pardon.Vous êtes parfait. Souriez, ne le pressezpas et surtout n’oubliezpas : c’est la

premièrefoisquevouslevoyezetvousnesavezabsolumentriendelui.Foncez!

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—Bienvenue,jesuisledocteurSellac,jedirigecetétablissement.—Mercidemerecevoir.RomainMory,jevienspourl’appartàlouer.— RomainMory… Ah oui ! Ça me revient. Vous savez, on a reçu tellement de monde pour ce

logement…Maisvousnousavezétéchaudementrecommandé.Lapoignéedemainn’étaitpasdécevante.Ledocteurlajugeamêmed’excellentaugure.Entraversant

lehall,Romainnemanquapasderemarquerlescharmantsanimauxpeintssurlesmurs.—C’estunegarderie?—Uneanciennecrèche,reconvertieenrésidencepourséniors.Pour éviter que les pensionnaires ne tombent sur Romain, Thomas l’entraîna rapidement jusqu’à

l’escalier.Unefoisenhaut,ilexpliquaplussereinement:—Lesrésidentsnemontentjamaisàcetétage.Jeseraivotreseulvoisinetvousaurezunaccèsdirect

versl’extérieur.Vouspourrezaussiprofiterdugrandjardinquisetrouvederrière.Ils’étendjusqu’àlarivière.

Aumomentd’ouvrirlaportedulogementtoutjustebriqué,Thomassesentaitencoreplusstresséquelorsqu’ilavaitpassésasoutenancedethèsedevantunjurypeuréceptif.Ilabaissalapoignéecommes’ilsautaitdanslevide.

—Nousyvoilà.Le docteur invita le jeune homme à franchir le seuil. Il nota avec plaisir que le garçon essuya

spontanémentlasemelledeseschaussuressurlepaillasson.Romainfitconsciencieusementletour,jetaunœilparlafenêtre,passalamainsurleplandetravail

ducoincuisineetterminaparlachambre.Avait-ilremarquélepetitbouquetquePaulineavaitposésurlecomptoir pour faire plus vivant, et la guitare récupérée que Thomas avait exposée sur le haut de labibliothèquepourfaireplusjeune?

—C’est très lumineux,commenta le jeunehomme.Lachambreestsuffisammentgrandepourun litdouble.

L’espritdeThomass’emballaaussitôt.— Sur l’annonce, répliqua-t-il en maîtrisant sa voix, nous avions pris soin de préciser que le

logementconvenaitpouruncélibataire…—Çacolle,jenesuispasmarié.Maisunlitdoubleestplusconfortable.Romainprituneinspirationavantd’aborderlecœurdusujet:—Etpourleloyer?Ledocteursavaitquesaréponseallaitêtredécisive.—L’idéen’estpasdegagnerdel’argent,maisdefairevivrecetendroit.Cen’estpasunlogement

conventionnel,onestdanscequi ressembleàunemaisonde famille.Onvousdemanderapeut-êtreun

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petit coup demain de temps en temps, mais rien de contraignant. Que diriez-vous de trois cents parmois?

Lejeunehommeeutbeaucoupdemalàcachersonétonnementfaceàcettebonnesurprise.Ilregardaautourdelui,soudainplusdétendu.

—Cen’estpascher,concéda-t-il.Maisjepréfèreêtrehonnête:sirendreservicenemegênepasdutout,monboulotmeprendpasmaldetemps.

—Nousnousarrangerons.Dansqueldomaineexercez-vous?—L’informatique.Programmeuretinstallateurderéseaux.JesuisenCDI.J’aiapportémesbulletins

depaye.—Jepréfèreme fier àvotreparoleplutôtqu’àdesdocumentsauxquels jenecomprends rien.La

vraiequestionquiseposeenpremierlieuestdesavoirsivousêtesintéresséparcetappartement.Lejeunehommeparcourutànouveaulespièces,ens’aventurantcettefoisàouvrirquelquesplacards.

Minederien,ilprenaitdéjàsesmarques.Thomasétaitdemoinsenmoinsinquiet.Detoutefaçon,depuisl’annoncedumontantduloyer,ledocteursentaitqueladécisiondeRomainétaitprise.Lesjeunesmâlesnefontpasillusiondevantleursaînés.

—Jemevoisbienvivre ici, simonprofilvousconvient.Pourvous rassurer, jepeuxmêmevousréglerquelquesmoisd’avance.

Ledocteurallaitbientôtrevoirsesbillets…Ilpritsontempspourfairesemblantd’hésiterenayantl’airdepeserlepouretlecontre.Lecandidat,quimaintenantvoulaitycroire,n’enmenaitpaslarge.

—VousvousappelezRomain,c’estça?—Oui,monsieur.—Vousm’avezl’aird’ungarçonsérieux.Jevaisvousfaireconfiance.J’aimel’idéededonnerun

coupdepouceàunjeune.C’estvotrepremierlogement,n’est-cepas?—Oui,monsieur.—Alorsjevousdonnemonaccord.—Merci,monsieur!—Quandsouhaitez-vousemménager?—Dèsquepossible.Letempsd’acheterquelquesmeublesetunfrigo.—Parfait.Allonssignerlespapiersdansmonbureau.Bienquecesoitpourdesraisonstrèsdifférentes,chacundesdeuxhommesavaitenviedehurlerde

joie,enfaisantdesbondspartoutetenembrassantl’autre.MaisThomasetRomainsecontentèrentd’undecesrictusquefontleshérosvictorieuxdanslessériesqueregardaitFrancis.

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Le directeur raccompagna son tout nouveau locataire jusqu’à son véhicule. Les deux hommes sesaluèrentetThomasregardas’éloignerlavoiturequ’ilavaitsisouventvueemportersafille.Arrivéàcestade,iln’étaitplusàunesituationétrangeprès.

Enregagnantlefoyer,ledocteur,assezéprouvénerveusement,oscillaitentreunejoieincontrôlableetl’angoissed’avoirdéclenchéunmécanisme infernalqui allait finirpar lui exploser à la tête.Une foisrentré,ils’assuradebienrefermerlaportederrièreluietpritlechemindesonbureau.

—«Bienvenue,jesuisledocteurSellac,jedirigecetétablissement.»Lecœurdudocteurmanquaunbattement.Surprisparcettevoixsépulcralesurgiedenullepart,ilfit

une embardée qui le précipita violemment contre lemur. En embuscade, Pauline riait de samauvaiseimitation.

—Là,effectivement,jememoquedevous.Franchement,docteur,c’étaitquoicettevoixdeguidedemusée?Jepréfèreencorequandvousêtessoushélium.

—Vousavezfaillimefairecrever!—Etsurvotretombe,j’auraisfaitgraver:«Ci-gît leroidesmythosavecsoncolferméjusqu’en

haut.»Ellesingeaànouveauladictionemphatiquedudocteur:—«Ahoui,votrenommerevient.Voussavez,onareçutellementdemondepourcelogement…»—Vousn’avezdoncjamaispitié.—Si.Souventmême.Cequim’avaludemefaireavoirunnombreincalculabledefois,maisc’est

uneautrehistoire.Elles’approchadeluiets’adoucit.—Jesuiscontentequeçamarchecommevouslevouliez.J’ignorecommentvousallezvoussortirdu

traquenarddanslequelvousêtesentraindevousfourrertoutseul,maisjesuisvraimentheureusepourvous.

—Vouspensezquejevaistroploin?—Si jevous réponds«oui»,vousallez le rappeleravecvotrevoixdepingouinshootéaugaz?

Parcequedanscecas, jesuis tentée…Allez,venez, jevouspayeunverre,àvous,àThéoetmêmeàFrancis.C’estmatournée!Grenadinepourtoutlemonde!

À la seconde où Pauline achevait sa phrase, un claquement sec résonna dans le hall et toutes leslumièress’éteignirent.

—Lesplombsontsauté,constatasobrementl’infirmière.C’estbienlapremièrefoisqueçaarrive.—N’essayezpasdemefairecroirequec’estunsignedemalheursuiteàcequejeviensdefaire,ou

jevoussabotevotreprochainpleind’essence.—Méchantdocteurmytho.—Dites-moiplutôtoùsontlesfusibles.

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UnrâlevenudelachambredeJean-Michellesramenabrutalementàlaréalité.

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—Qu’est-cequevousavezfait?M.Ferreira était étendu sur le solde sa chambre, à côtéd’une lampe renverséeetd’uneampoule

brisée.Unelégèreodeurdebrûléflottaitdansl’air.Levieilhommegrogna.Thomass’agenouillaàsonchevet.

—Nebougezpas.Respirezlentement.Est-cequevousmevoyez?—Évidemment,vousêtesjustelà.Jesuismyope,maispasàcepoint-là.Enluiprenantlamain,lemédecinremarquaquelesextrémitésdesonmajeuretdesonindexétaient

noires.IlsetournaversPauline.—Ilaremisça.—Quevoulez-vousdire?—Ils’estvolontairementélectrocuté.— Et alors ? se défendit Jean-Michel. Ce n’est pas un crime ! Ça m’a fait tellement de bien la

premièrefois!Jemesuissentirevivre.Jenesupportaispasderedeveniruneloque.Quandjevoislegaminetlechiens’amuser,j’aienviedecavaleraveceux!Alorsfoutupourfoutu,jemesuisditqueçavalaitlapeined’essayer.

—MademoiselleChoplin,s’ilvousplaît,téléphonezauxélectriciens,ontientleurpremierdrogué.Ilestaccro.

—Aulieudediredesâneries,rassurez-moi.Ilvabien?—Pleineforme.Lepoulsestbon,lapupilletoutàfaitnormale,etilafaitlepleind’énergiepourau

moins une semaine.On doitmême pouvoir lui brancher la cafetière dans le nez. Faites-moi penser àvérifiersi,parchance,ilneresteraitpasdescache-prisesdanslesstocksdelacrèche,parcequejen’aipasenviequ’ilsemetteàlécherlesplinthes.

—Docteur,franchement…Pauline se pencha sur son résident pour le réconforter. Francis et Théo passèrent la tête dans

l’encadrementdelaporte.—Qu’est-cequis’estpassé?Onétaitentrainderegarderunépisoded’«HyperSniper»quandtout

apété.Lepetitprécisa:—Çaafaitungrandboumdanslapièceenmêmetempsquedansl’histoire!Commesionavaitun

homecinéma!—L’ennui,selamentaFrancis,c’estqu’onnesaurajamaisquiavendul’inventionsecrètedusavant

fouauxterroristes.PaulineetThomasrelevèrentM.Ferreiraetl’installèrentsursonlit.—Vousallezvousreposerunpeu.—Jepréféreraisallercouriraveclechien.

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—C’estquoicechambard?fitChantalenarrivantàsontour.—Jean-Michelaprislafoudre,expliquaFrancis.—Lafoudre?Maisiln’yapaseud’orage!Toutestdeplusenplusbizarredanscettebaraque…Je

suisverte, j’étais en trainde regarderun jeu télévisé culturel et ça a coupé aumomentoù ils allaientdonnerlaréponsedelaquestionàunmillion.

—Quelleétaitlaquestion?demandaJean-Michelquireprenaitsesesprits.—«Videlesbaignoiresetremplitleslavabos»,enhuitlettres.—Acidechlorhydrique!s’écriaFrancis.J’aigagnéunmillion!Ilsautalaborieusementsurplace,lepoinglevéensignedevictoire.—Çafaitdix-huitlettres,etdeuxmots,répliquaChantal,leslèvrespincées.Pauvreamateur.Jean-Micheléclatad’unrirededingue.Frankensteinétaitderetour.

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SuivreEmmadevenaitbeaucouppluscompliqué.Lorsqu’ellesortaitavecRomain,Thomascraignaitdésormaisd’êtrereconnuparsonlocataire.Ducoup,chaquefoisquelejeunehommeretrouvaitsafille,ledocteursemettaitencoreplusenretraitetluicédaitlaplace.Thomasseconsolaitensedisantquetouslespèresfinissentpars’effacerlorsqu’unautrehommes’installedanslaviedeleurfille.Maiscen’estpasparcequec’estuneloidelanaturequis’appliquesansexceptionquecen’estpasdouloureux.

Alors,contrairementaupointdevuequ’ildéfendaitencorequelquessemainesauparavant,ledocteurpréféraitmaintenantobserverEmmalorsqu’elleétaitseuleouavecsesamies,mêmesicescirconstancesluioffraientmoinsdetempspourvivreprèsd’elle.

Il devenait trop risqué d’aller dîner au kebab situé stratégiquement en face du resto italien quefréquentait lecouple.Cen’étaientpas lanourriture infâmeet suintantedegraisseque ledocteurallaitregretter,ni lesourireédentédupatron,convaincuquesonfidèleclientrevenaitpoursacélèbresauceaussihuileusequefluo.Thomassesentaittristedenepluss’installercôtévitrine,enembuscadeentrelaplante verte en plastique et le panneau des menus. C’est de ce poste discret qu’il avait pu, à loisir,observersafilledefacesansavoiràsecontenterd’unreflet.C’estdelàqu’ilavaitpus’abreuverdesessourires et de la façon qu’elle avait de rejeter la tête en arrière lorsque Romain la faisait rire. Plusquestionnonplusd’alleraucinémaenmêmetempsqu’eux.Tropdangereux.Tantpis,ledocteurverraitlesfilmsàlaséanced’après,pourcontinueràpartagerlesémotionsd’Emma.Lepèreduhérosseraitbonpourclaquerunedeuxièmefois.

Thomas aimait attendre sa fille. La voir apparaître était toujours un cadeau. Ces rendez-vousunilatérauxet secretsstructuraientsonquotidien.De leursuccèsdépendait sonmoral.Depuis le tempsqu’il observait Emma, le docteur ne l’avait vue accomplir que des actions simples et relativementidentiques d’un jour à l’autre.Marcher, parler, téléphoner, se recoiffer en tenant sa barrette entre sesdents,remontersoncol,rire,embrasser,attendre,boireunverre,reliresescourssurunetabledecaféoufairequelquesachats.Toujoursdansdeslieuxpublics.Pourtant,àforcedevoirlajeunefemmefaireetrefaire, le docteur parvenait à lire dans ses gestes bien davantage que ce qu’aurait décelé un regardsuperficiel.Disséquésjusqu’àl’ultime,analysésdanschaquenuance,cesactesaudemeurantanodinsendisaient long. Suivant le contexte, leur rythme d’exécution, l’attitude générale, ils révélaient l’étatpsychologique d’Emma. À cela s’ajoutait ce que Thomas appelait les « phénomènes connexes », cestémoinsinconscientsquiaccompagnentl’actionproprementditeetentraduisentlasignificationprofonde.

Emman’a pas qu’un seul rire. Emma est capable demarcher de bien des façons.Emma tient sonverre différemment suivant qu’elle boit pour se désaltérer ou pour faire bonne figure dans descirconstancessociales.Emmaadanslavoixunetoutepetiteinflexionlorsqu’elletentedeconvaincre,quidisparaîtquandiln’yaplusd’enjeu.Étrangement,cetteminusculenuanceseretrouvedanssafaçondesetenirlorsqu’elleestdemandeuseets’évanouitlorsqu’elleaccorde.Cetteinfimetensionserepèreàsonmentonquipointeunpeuplusetàsondosquisecambreimperceptiblement.

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Enlaregardantaccomplirlesmêmesactes,encoreetencore,Thomasenétaitarrivéàsedétacherdel’action première pour se focaliser sur les détails que personne ne remarque jamais. Au-delà desapparences, il sentait tourner les rouages de lamécanique affective qui animait la jeune femme.Cetteétude minutieuse lui avait valu de remplir un cahier de notes supplémentaire. Il lui avait ainsi falluplusieurs semaines d’observation acharnée pour découvrir que lorsque sa fille embrassait quelqu’unqu’elle appréciait vraiment, son regardne fuyait pasvers le haut. Il pouvait dès lors, sur la foi d’unesimplebise,déduirecequ’Emmaressentait réellement. Iln’yavaitque lorsqu’elleembrassaitRomainqu’ellefermaitlesyeux.

Thomas commençait à bien connaître sa fille. Rien qu’au premier coup d’œil, il savaitimmédiatementsielleallaitbienoupas.

Souvent, Thomas se comparait à Emma lorsqu’il avait son âge. Même si garçons et filles nefonctionnent pasde lamême façon, il faisait unparallèle entre cequ’il connaissait de lui-mêmeet cequ’il avait appris d’elle. Le garçon qu’il était à l’époque se montrait mal à l’aise vis-à-vis du sexeopposé.Lesjeunesfemmesl’intéressaientpourtantbeaucoup,maisilnevoyaitpascequ’ellesauraientpu lui trouver. Son moyen à lui d’exister ne reposait pas sur la séduction, mais sur l’action. Emmasemblaitcapabled’associerlesdeux.Elleétaitaussiplussereine,etplusdécidée.Iln’avaitjamaisfaitpreuvedesafacultéàs’exprimerdefaçonaussiprécise.Ilsesouvenaittrèsbienquen’importequellegrande gueule avec un peu d’aplomb était capable de fissurer ses arguments, même s’ils étaientobjectivementpluspertinents.Thomasn’avaitjamaissusebattrecontrecela.Ilsesentaitdésemparéfaceauxbeauxparleurs. Ildétestait cequin’étaitpascarré,pas justifié.C’était sansdoutepourcelaqu’ils’étaitorientéverslesquestionsdevieoudemort,làoùlesgrandesgueulesnemettentjamaislespieds.

Quandilsuivaitsafille,lesimplefaitdesentirsaprésenceluidonnaitlaforcedepenserplusfort.Comme une divinité dont la grâce vous touche. Comme une figure affective qui vous inspire encristallisantlemeilleurdevous-même.Thomasneprenaitpassafillepourunesainte.Ilnel’idolâtraitpas.Ill’aimait.Ensaprésence,ilétaitincapabledesementiretosaitseremettreencause.Ilraisonnaitavecplusdevérité–àmoinsquecesoitavecmoinsdepeur.Toutestunequestiondepointdevue.

Thomassongeaitàceuxqui,d’unefaçonoud’uneautre,faisaientsavie.Céline,Michael,Kishan,sesparents,sasœur,Théo,lesgastéropodesetPauline.Saviesetrouvaittoutautantdéfiniepardesabsencesquepardesprésencesinattendues.Lorsqu’ilréfléchissaitàsonparcours,ilenrevenaittoujoursàcellequi,àquelquesmètresdevantlui,mêmesansrienfairederemarquable,l’étaitpourtantàsesyeux.Direqu’ilavaiteulaprétentiondel’aideralorsquemêmesanslesavoir,c’étaitellequilesoutenait…

Quel que soit l’angle sous lequel il abordait la question, Thomas finissait toujours par conclurequ’Emmaétait plusdouéeque lui.En la regardant, en cherchant à la comprendre, en l’aidant –mêmemaladroitement–,Thomasapprenait beaucoup sur lui-mêmeet sur lavie.Les enfants font souvent ceteffet-là.

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Àpeineeut-elleachevédelirelecourrierquePaulinelevalesyeuxversThomas.Ledocteurn’avaitpassouventeul’occasiondelavoirdésemparée,maisc’étaitlecas.Elleétaitblême.

—Quelpetitfumier!lâcha-t-elleenserrantlalettreaussifortquesielletenaitlecoudel’anciendirecteur.

—N’abîmezpascedocument,ilnousserautile.C’étaitvraimentunexcellentgestionnaire…— Vous vous rendez compte ? « Une structure inadaptée et forcément déficitaire. Le coût de

fonctionnementparpersonneplacéepourrait êtredivisépardeux si lespensionnaires étaienthébergésdans des centres classiques de volume plus important. » Et ce pignouf préconise la fermeture de larésidenceetnotrereclassement!Cen’estpaslagrippequ’ilfallaitluirefiler,c’estlapestebubonique!

—Détendez-vous, Pauline, ils ne feront rien sans nous consulter, et j’ai quelques arguments. Sonrapportdefindemissionadéjàplusd’unmoisetilsviennentseulementd’enaccuserréceptionenm’enadressantcopie.Jeconnaisunpeulesystème.Ilsvontpeut-êtredéclencherunaudit,maisàlavitesseoùréagissentlesservices,onaletemps.

—J’envievotrecalme,jenesaispascommentvousfaites.—Desannéesàvivreauprèsdegensdontonsedemandequi,delasoif,delamaladie,delafaimou

d’uneballe,auraleurpeau,çaaideàrelativiser.—J’adorevousentendreparlercommeça.J’enfrissonne.Vousêtesmonhéros. Ilnemanqueplus

quelesviolonsquijouentsurfonddecoucherdesoleilavecledrapeauaméricainquiflotteauvent,etjefondrai en larmesenembrassantvosvieilleschaussettes.N’empêche.Quel traître !Quel imbécile ! Iloubliequ’ilparled’êtreshumains.

—Mieuxvaut nepas ébruiter cette histoire auprès des résidents.Cela nepourrait que les affolerinutilement.

—Jesuisbiend’accord.Ledocteurglissaledocumentdansuntiroiretchangeadesujet:—Lorsquevousêtesentrée,vousaviezquelquechoseàmedemander…—C’est un peu compliqué, surtout après ce que vous venez de m’apprendre. D’autant que c’est

personnel…Thomashaussaunsourcil,curieux.—Jevousécoutequandmême…—J’aibesoind’uncoupdemain.Maisjenevaispasvousmentir,c’estunplanfoireux.—Vousm’intriguez.Quandon sait quelniveaudedélire il faut atteindrepourquevous acceptiez

d’attribuerceprestigieuxlabel,jesuismêmeàdeuxdoigtsd’êtreimpatientdesavoir.—Vousvousfoutezdemoi?—Voussoupçonnezunpurhérosdeprofiterdeladétressed’unefemmecommevouspoursepoiler?—L’affaireconcerneThéo.Peut-êtreaurez-vouspluspitiédeluiquedemoi…

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S’apercevantquel’infirmièreétaitréellementpréoccupée,ledocteurredevintsérieux.—Vousêtesàfleurdepeau.Racontez-moi.—Jesuisconvoquéeparladirectricedesonécole,demain.—Enquoipuis-jevousaider?Voussouhaitezuntémoignage?—Enfait,elleademandéàvoirlesparentsdeThéo…—C’est-à-dire?—C’estunedametrèsàchevalsurlesprincipesetj’aieubeaucoupdechancequ’elleacceptede

prendre Théo dans son établissement bien qu’il ne relève pas de son secteur. En général, quand elleconvoquelesparents,celaimpliquequel’enfantneserasansdoutepasreprisl’annéesuivante.

—Quelssontlesrisques?—Théoperdraitsescopains, ilseraitreléguédansuneécolebeaucoupmoinsactive,moinsbonne

aussi…—Qu’attendez-vousdemoi?—EllesouhaiterencontreràlafoislepèreetlamèredeThéo.Jenemevoispasdemanderàmon

crétind’exdevenir.Rienquepourmegâcherlavie,ilseraitcapablederefuser.Àmoinsqu’ilaccepte,etlerésultatseraitencoreplusdésastreux.Danstouslescas,Théon’auraitaucunechancederester.

ThomasregardaPaulinebienenface.Cettefois,c’estellequinesoutintpassonregard.—Arrêtez-moisijemetrompe:vousmedemandezdejouerlerôledupèredevotreenfant?C’est

ça?—VousvousentendezbienavecThéo.Ilyadelacomplicitéentrevous.Ilvousaimebeaucoup.—Jel’aimeaussiénormément.Vousn’avezpasréponduàmaquestion.Paulinesoupiracommesiellerendaitlesarmes.—Oui, s’il vous plaît : je vous demande de vous faire passer pour son père au rendez-vous de

demain.Thomasposasesmainsbienàplatsursonbureauetpritunelongueinspiration.—J’accepte,maisàunecondition.—Toutcequevousvoudrez.—Vousm’expliquez, éventuellement enme lemimant, comment vous comptiezme faire uriner de

forcedansunbocal.

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Assis auprès de Pauline dans le couloir du bâtiment administratif de l’école, Thomas étudiait ledécor.Surlesmurs,unealternanced’affichestrèscoloréespourdesfêtesetmanifestationsculturelles,demessagespréventifssinistresetdedessinsd’enfantsreprésentantdespersonnages,desfamilles,parfoisdes animaux. Réduits à quelques traits dans des environnements minimalistes, les tableaux des petitsressemblaient étonnamment à ceux produits par les plus jeunes du village perdu dans la montagne.Surprenantesimilitudedescentresd’intérêtetde la façonde lesrestituermalgrédesuniversdeviesidifférents.

Paulinevérifianerveusementsamontre.Le«couple»patientaitdéjàdepuisprèsd’unedemi-heuredevantlebureaudeladirectrice.Thomasluiglissa:

—Qu’est-cequivousinquièteleplus?Lefaitqu’ellepuissenepasreprendreThéo,oul’idéequejenesoispasbondanslerôledupère?

—J’aipeurpourThéo.—Quelleestlaphrasequevousnevoulezpasentendre?—C’estunjeu?—Uneméthode.Jepensequevousredoutezqu’ellevousdise:«Vousn’êtespascapabled’élever

votrefils.C’estdevotrefautes’ilsecomportecommeunsauvage.Nousnevoulonspasd’enfantscommeluiici.»

Stupéfaite,Paulinedévisagealedocteur.—Qu’est-cequivousprenddemejeterçaàlafigure?Vousvousrendezcompteàquelpointc’est

crueldemedireunechosepareille?ThomasdécelachezPaulinel’infimechangementd’attitudequiannonçaitlacolère.—Trèsbien.Transformezdoncvotrepeurdeladirectriceenragecontremoi.—C’estçavotreméthode?Est-cequej’ailedroitdevousfrapper?Àlatête,avecleportemanteau,

là?Disonsqueçaferaitpartiedelathérapie.—Pasledroitauxaccessoires.—Théon’estpasunsauvage.—C’estpourtantcequ’ontditlespetitsCPqu’ilajetéshorsduterraindefoot.—Commentsavez-vouscela?—Jesuissonpère,nel’oubliezpas.Jeparleavecmonfils.—J’ycroispas!Cethommeestfou.Pourquoimebalancez-vousdeshorreurspareillesjusteavantle

rendez-vous?— Pour crever l’abcès de vos angoisses. Avant, vous n’auriez pas écouté, et si par hasard vous

l’aviezfait,vousm’auriezeffectivementtapé.Ici,jesuisensécurité.—Commentpouvez-vousprétendrequejenesaispasélevermongarçon?—C’estvousquiendoutez.Pasmoi.Admettez-le.

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Paulines’obligeaàrespirerlentementpourretrouversoncalme.—Vouscroyezqueladirectricepeutmesortirdesargumentsdecegenre?—Dansvospirescauchemarsdemamaninquiète,certainement.Danslaréalité,non.Laportedubureaus’ouvrit.Unesilhouettesedessinaàcontre-jour.—VousêteslesparentsdeThéo?«Oui,madame»répondirentenchœurl’infirmièreetledocteurenselevantdansunmêmeélan.—Pardonnezmon retard. Nous avons de plus en plus de problèmes de discipline et je viens de

passer uneheure au téléphone avecunemaman convaincueque c’est à nous d’élever sa fille.Elle vadevoirsetrouverunautrecentrededressagepoursapetiteprincessehystérique.Entrez.

Ladamed’âgemûravaituneapparencetrèssoignée.Toutdanssonantreétaitimpeccablementaligné.Danscettepièce,pasdedessinsd’enfants,maisdesplannings,desnotes,des tableauxetdesétagèresgarnies de dossiers suspendus. Pauline blêmit à l’idée que son petit finisse pendu en place publiquecommesondossier.

—Veuillez vous asseoir. J’ai souhaité vous rencontrer pour évoquer le cas de votre fils, dont lecomportement nous cause quelques soucis. Nous cherchons à comprendre. Son environnement a-t-ilévolué ?Avez-vous déménagé ? Pardon de poser la question,mais existe-t-il des tensions au sein devotrecouple?

Paulineposalamainsurlegenoudeson«mari»enrépondantd’unevoixlégère:—Dieumerci,dececôté-là,toutvabien.Noussommesunefamilleunieetéquilibrée.—Vousêtesinfirmière.Maisdansledossier,laprofessiondupèren’estpasrenseignée…—Médecin,jesuismédecin.—Excellent.Lepetitest-ilsouventlivréàlui-même?—Une amie vient le chercher après la garderie, répondit Pauline, et je le retrouve ensuite. Il est

encadréenpermanence.—Joue-t-ilàdesjeuxvidéoviolents?—Iljoueunpeu,maisriend’excessifnidanslecontenu,nidansladurée.—Quidevousdeuxsuitsesdevoirs?—Le plus souvent c’estmoi,mais Thomas s’en occupe aussi. Ils partagent beaucoup d’activités

créatives.Parexemple,ilsdessinentensemble…—Avez-vousremarquéunequelconqueévolutionchezvotrefils?Ledocteurpritlaparole:— Il est clair qu’il grandit et cherche à s’affirmer. Il est en recherche d’autonomie et de

responsabilité.Iln’aimepasquel’onvérifiesesdevoirs.Monsieurgrogneaussiquandsesvêtementsneluiplaisentpas.Mêmeàtable,ilveutseservirtoutseul.Onlelaissefaireautantquepossiblemaisvouslesconnaissez,àcetâge-là,ilsvoudraientdéjàavoirlepermis!

— Ce n’est pas faux. Lui avez-vous parlé des différents incidents avec sa maîtresse et sescamarades?

—Paulineetmoiabordonslesproblèmessanstabou.Lerespectdesautres,qu’ilssoientplusâgésouplusjeunes,estunpointfondamentaldel’éducationquenoussouhaitonsluiapporter.Nousluiavonsclairementditcequenouspensionsetcequenousattendionsdelui.

—A-t-ileuuneréaction?—Jecroisqu’ilacompris.J’aiobservésoncomportement,quecesoitavecsamère,despersonnes

âgéesoumêmeaveclesanimaux.C’estunbongamin.Iltraversesansdouteunephasedemiseaupointaveclui-mêmecommenousenconnaissonstousunjour.

Ladirectricelâchaunsourire.Paulinen’enrevenaitpas.Ledocteuravaitréussiàselamettredanslapoche.

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— Je suis agréablement surprise du regard que vous portez sur votre fils. On devine le recul dupraticien.Sitouslesparentspouvaientavoirvotrevigilance…

—Chacunfaitcequ’ilpeut.Toutestunequestiondepointdevue.Le naturel avec lequel Thomas se glissait dans le rôle du père impressionnait Pauline. Mais en

définitive, il ne jouait pas. Il agissait avec son fils comme avec les résidents : il observait avecbienveillance.Ilpassaitsontempsàétudierlesgenspourtenterdelescomprendre.Elleeutuninstantdepaniqueenprenantconsciencequ’illascrutaitsansdouteaveclamêmeacuité.

—Tuesd’accord,chérie?—Pardon?LedocteuravaitposésamainsurcelledePaulineet luisouriait.Siseulementcelas’étaitproduit

ailleursquedanslebureaudeladirectrice…—Biensûr.Jesuisd’accord.L’infirmièren’avaitaucuneidéedecequ’ellevenaitd’approuver.S’agissait-ilderepeindrel’enfant

envioletoudeluiadministrerdeuxcentscoupsdefouet?—Mevoilàdoncrassurée,ditladirectriceenselevant.LapériodedifficiledenotrepetitThéone

seradoncrapidementqu’unlointainsouvenir.—Vouspouvezcomptersurnous,conclutThomasenluiserrantlamain.

Enquittantl’école,Paulineétaitunpeuailleurs.Elleneparvenaitpasàeffacerlasensationéprouvée

lorsqueledocteurluiavaittouchélamain.Deplus,pourlapremièrefois,elle-mêmel’avaitappeléparsonprénom…

Desoncôté,ledocteurn’étaitpasnonplusdanssonétatnormal.Ilsedemandaitcequ’ilfaisaitlà,às’occuperd’unfilsprésentécommelesienmaisdontiln’étaitpaslepapa,alorsquesaproprefillenesoupçonnait même pas sa présence. S’il espérait toujours comprendre ce que signifiait la paternité,Thomassutqu’ilneledécouvriraitpasaujourd’hui.

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Thomaspatientait,postéavecdiscrétionàlafenêtredesonlogement.Ilavaitméticuleusementrépétésonplan.EnsebasantsurlamoyennedeschronométrageseffectuésentrelemomentoùRomainsegaraitdevant la résidenceetceluioù ilarrivaità l’étage, ledocteuravait tout juste le tempsdesemettreenplace.

Romaincommençaitsesjournéesvers8h30etrentraitengénéralàsonappartementvers17heures,avantderessortir.IlallaitparfoisrejoindreEmma,maispassystématiquement.Celaoccasionnaitsouventdessituationsalambiquéescarilétaitfréquentqu’àpeinesonlocatairereparti,Thomasprenneàsontourlecheminducentre-villeavecPauline,espérantprofiterunpeud’Emmaaucasoùsonpetitamin’iraitpaslaretrouver.IlluiétaitaussidéjàarrivéderegagnerlefoyeraprèsRomain.Maisleplussouvent,ledocteursetrouvaitdanslapièceconsacréeàsafillelorsqu’ilentendaitlejeunehommerentrer.

Thomas s’était vite habitué à sa présence et commençait àmieux le connaître.À la façon dont ildescendaitl’escaliermétalliqueextérieurlematin,ledocteursavaitsilejeunehommeétaitbienréveilléou en retard.Thomas avait aussi dumal à s’endormir le soir tant que son locataire n’était pas rentré.L’idéedeneplusêtreleseulhommevalidelanuitlerassuraitmêmeunpeu.Celaconstituaitunesécuritésupplémentaire pour les résidents. Le médecin n’oubliait jamais l’aspect provisoire des situationssereines.

La semaine précédente, assez tard, Thomas avait entendu Romain jouer de la guitare. Quelquesaccordslepremiersoir,puisdavantagelesjourssuivants.Lesmélodiesétaientsimplesmaislesensdurythmeindéniable.Romainavaitdoncfaitbienmieuxqueseulementremarquerl’instrumentlaisséparledirecteuràtitredécoratif.Parfois,lesjeunesmâlessurprennentleursaînés.

Seulpointnégatif,Thomasnepouvaitplusallerouvrirlafenêtred’oùilentendaitchanterMichael.Alors régulièrement, il sortait dans le jardin.Quand il avait de la chance, il lui arrivait de l’entendredonnersonlointainrécital,pendantqueleschatonsd’Hélènes’ébattaientsousleclairdelune.Ilsavaientgrandiet leurmère les laissaits’aventurer jusqu’auverger.Si lavieilledamerestaitàsafenêtreà lesobserver, Thomas lui faisait la conversation. Elle s’en délectait, comparant la situation à la scène dubalcondeRoméoetJuliette.

L’approched’unevoiturealertaledocteur.Romain,enfin.Thomassehâtaderejoindrelepalier.Ilsepositionnacommes’ilallaitrentrerchezlui,mainsurlapoignée,prêtàêtreinterrompudanssonélanparsonlocatairerentrécommeparmiraclepileàcetinstant-là.

Cen’était pas lapremière foisqueThomasorchestrait un«hasard». Il avaitdéjàmanigancéunerencontreofficiellementfortuitesurunsentierdelavalléedeKapoor.Ils’agissaitalorsdedemanderaupèredeKishan lapermissionde restervivreauvillage.Le jeunemédecinavaitpatientéplusde troisheures,sousunsoleildeplomb,prêtàfairecroirequ’ilrevenaitdeshauteurs.Lorsquelarencontretantespéréeseproduisitenfin,Thomassouffraitd’undébutd’insolationet tintdespropos incohérentssans

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aucunrapportaveccequ’ilavaitvouludire.Darsheelavaitbienraisondeclamerquelehasardn’existepas.

Sur le palier, immobile, figé dans son mouvement, le docteur ressemblait à une des figurines enplastiquedesafille.Lefaitdegarderlapositionneluisemblasoudainplusnatureldutout.Terriblementguindé.Tropartificiel.EtRomainquin’arrivaitpas.Pourquoin’était-ilpasdéjàenhautdel’escalier?Mêmequandilrapportaitdescourses,iln’étaitjamaissilong.

Thomas jugeaplus judicieuxd’attendrequelquespas avant saporte et de semettre enmouvementquand il entendrait la clé du jeune homme tourner dans la serrure. Cela créerait une dynamique plusnaturelle.MaistoujourspasdeRomain.Ledocteurdécidad’allervérifiercequ’ilfaisaitparlafenêtredesonappartement.Aumomentoùilapprochaitdelavitre,leclaquementdelaporteextérieurerésonna.Saletédetiming.Ledocteurseretrouvaitobligéd’improviser,etildétestaitcela.Ilsortitaumomentoùlegarçonrentraitchezlui.

—Tiens!Bonjour,Romain.—Bonjour,monsieur.—Toutvacommevousvoulez?—Impec.—Puisquel’onsecroise,puis-jeenprofiterpourvousposerunequestion?—Jevousenprie.—Quandvousaurezuneminute,pourriez-vous jeterunœilà l’ordinateurdemonbureau?Jen’y

connaispasgrand-chose,maisj’ail’impressionqu’ilrame,commeonditdansvotrejargon.C’estdansvoscordes?

—Aucunproblème.—Quandpensez-vouspouvoiryconsacrerunmoment?Lejeunehommehésita.—Jenereparspasavantuneheure.Jepeuxdéjàfairelediagnosticmaintenant,sivousvoulez.

Les deux hommes se retrouvèrent devant le poste informatique du directeur, Romain installé au

clavieretledocteurdeboutenretraitderrièrelui.Thomasavaitunevueplongeantesurlepetitamidesafille.Ilpouvaitentouteimpunitédétaillersesmains,unejoue,sescheveux,sesépaules,soncou–autantd’endroits qu’Emma adorait caresser. Thomas s’amusa intérieurement de toutes les différences quiexistaiententrele«Romaininformaticienlocatairecherchantàimpressionnersonaîné»etle«Romainséducteurquiselajouaitbeaugosse»devantlajeunefemme.

—C’estloind’êtreunmodèledernièregénération…—Nousfaisonsaveccequel’administrationnousalloue.Lejeunehommes’aventuraavecmaîtrisedansl’arborescencedesmenus.—Desprogrammesinutilesdoiventleralentir.Vousn’aurezqu’àmepréciserceuxdontvousavez

vraimentbesoin,etjeretirerailesautres.Ladéfragmentationdudisquedurn’estmêmepasprogrammée.Vousladéclenchezmanuellement?

—Siseulementjesavaiscequec’est…—Aucune importance, jevaisvous lacalibreretvousn’aurezplusàvousensoucier.Mais sice

n’estjamaisfait,àlalongue,çaplombelesperformances.—Merci,vousmeretirezuneépinedupied.—Ondevraitpouvoirvousleboostersansproblème.Sijevoisçaceweek-end,çavousva?—Vousaviezsansdouteprévuautrechose…—Macopinen’estpaslàetjecomptaisresterici,histoirederangeretd’aménager.C’étaitlapremièrefoisqueRomainfaisaitexplicitementmentiond’Emma.Oùpartait-elleceweek-

end ?Malgré ses capacités de raisonnement,Thomas se trouvadébordé par ces informations pourtant

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simples.Sansvraimentréfléchir,ildemanda:—Vousavezunecopine?IlsentitimmédiatementquesaquestionmaladroitesurprenaitRomain.—Oui,j’aiunecopine.—C’estsérieux?ÀlasecondeoùThomasprononçasadeuxièmequestionidiote, touslesvoyantsdesoncerveause

mirentàclignoterrouge.Qu’est-cequiluiavaitprisdedemanderça?Qu’allaitpensercegarçon?—Onestensembledepuispresquedeuxans.Ledocteuravaitredoutéuneréactionplusmarquéequecettesimpleréponse.Ils’ensortaitbienet

s’empressadeclorelesujet.—Tantmieux.Soyezheureux.Thomas savait précisément depuis combien de temps Romain fréquentait Emma. Dix-huit mois

exactement,dansdeuxsemaines.Si le jeunehommeavait répondu«onest ensembledepuisplusd’unan », cela aurait démontré qu’il avait tendance àminorer l’importance de leur relation. En répondant« presque deux ans », il lui donnait plus de valeur que sa réalité temporelle, ce qui était bon signe.Satisfait,Thomasrebondit:

—Puisquevousavezl’airdevousyconnaître,puis-jevousdemanderconseilsurunautrepoint?—C’estausujetdemacopine?plaisantaRomain.—Non,d’untéléphone.Jen’aipasdeportableetjesouhaiteenacheterun.Pourriez-vousm’aiderà

lechoisir?—Vousavezcassélevôtre?—Non, je n’en ai jamais eu. Je vous demanderai certainement quelques tuyaux pour apprendre à

m’enservir.Dans savie, c’était la troisième foisqueThomasvoyait quelqu’un faire cette tête-là.Lapremière

fois, c’étaitKishan, quand le docteur avait tenté de le convaincre qu’il était parfaitement possible decouperparletorrentdeMirnaenlefranchissantgrâceàunvieuxtroncd’arbre.Lasecondefois,c’étaitPauline,lorsqu’illuiavaitannoncéqu’ilétaitarrivéducentre-villeàpiedensegrattantcommeungaleuxà cause de ses vêtements neufs. Etmaintenant, c’était au tour deRomain de le dévisager comme s’ildébarquaitdePluton.

Danslepremiercas,Thomasétaittombédansletorrentenpoussantunhurlementdedamné.Kishans’était à moitié pissé dessus de rire, et lui avait failli crever d’une pneumonie. Dans le second cas,Pauline n’avait pas eu de réaction notable autre que l’étonnement et l’incrédulité,mais cette premièreimpressionavaitconduitl’infirmièreànejamaisleprendreausérieux.Qu’est-cequecelaallaitdonneravecRomain?

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—AlorsMichael,l’avez-vousretrouvé?—Jel’ai,maisjenesaispassic’estunebonneidée…— Il n’y a qu’en tentant le coup que nous le saurons. Ne vous en faites pas. Parlez simplement,

expliquez ce qui s’est passé et dites ce que vous ressentez.Tous ces personnages d’opéra à qui vousdonnezviefinissentparlefairedansleurgrandescène.D’Artagnanleferaitaussi.

—Jen’aipaslecouraged’unmousquetaireduRoi.—Vousenavezl’intégrité.Installez-vousdansmonbureau,jevouslaissetranquille,etappelezvotre

mère.AttilarestaitcolléàMichael,commesil’animaldevinaitlemal-êtredujeunehomme.—Etsiellerefusedemeparler?—Etsielleenétaitfolledejoie?—MonsieurSellac,j’aipeur.—Jesais,etc’estpourcelaquejemepermetsd’insister.Jepréfèreencorevousinciteràprendrele

risqueplutôtquedecontinueràvousvoirmalheureuxcommevousl’êtes.Thomas accompagna Michael jusqu’à son siège et lui confia son téléphone tout neuf. Attila,

étonnammentcalme,secouchaauxpiedsdesonmaître.—Preneztoutvotretemps.Jevousattendsdanslesalon.Venezmeretrouverlorsquevousaurezfini.—Docteur…—Michael,cen’estplusàmoiquevousdevezparler.Jedevinecequevousressentez.N’ayezpas

peur.Lancez-vous.Composezcenuméro.Quoiqu’iladvienne,vousaurezeuraisond’essayer.Pourluisouhaiterbonnechance,ledocteurpressal’épauledujeunehomme,puisilsortitetreferma

derrièrelui.Thomasrestaunmomentprèsdelaporteàécouter,maisiln’entenditrien.NiMichaelnilechienne

faisaientlemoindrebruit.Detoutessesforces,ledocteurespéraitquelejeunehommenerenonceraitpasdevantl’épreuve.Pourvuquesamèredécrocheetqu’ellel’accueillecommeilenavaitbesoin…Quelquesoitnotreâge,onrestetoujourslesenfantsdequelqu’un,etlesbrasquis’écartentsontlesplusbellesportesquipuissents’ouvrir.

Ledocteureutl’impressiond’entendreMichaelrenifler.«Pleure,mongars,pleure.Maiscomposecenuméro.»

Pour attendre,Thomas finit par s’asseoir dans le couloir, àmême le sol.Auxpremiersmotsqu’ilentendrait,ils’enirait.IlsavaitquecesinstantsétaientcruciauxpourMichael.Soitilsurmontait,soitilrenonçait.Encasdesuccès, il renouerait lecontactavec lessiens,et sansdouteavec lui-même.Si latentativeéchouait,ilenressortiraitencoreplusseul.Ildevaitosercomposerlenuméro,puistrouverlaforce de dire. Il fallait qu’il rencontre ensuite une écoute, et peut-être une main tendue. Une course

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d’obstacles dans laquelle chaque haie devait être franchie, sans garantie que les suivantes le seraient.Autantd’occasionsdetomber.Aupoteaud’arrivée,peut-êtrelebonheur.

LaportedelachambredeFranciss’ouvrittoutdoucement.Endressantsonindexdevantsabouchepour assurer de son silence, le Colonel s’avança sur la pointe des pieds et vint s’asseoir, non sansdifficulté,àcôtédudirecteur.

—C’estpashumaind’obligerunvieillarddemonâgeàsecontorsionnerainsi,maugréa-t-il.Puisildonnauncoupd’épauleàThomasetluiglissa,toujoursàvoixbasse:—Jesuisfierdetoi,fiston.Tuasraisondelepousseràtéléphoner.Mêmesiçarisquedetebouffer

tonforfait.Michaelnefaisaittoujoursaucunbruit.LaportedeChantals’ouvritàsontour,entoutediscrétion.—Alors?murmura-t-elle.Çayest?Illuiparle?Thomasn’enrevenaitpas.Ilgrommela:—Doncsijecomprendsbien,toutlemondeécoutetout,ici?—Doc,ànosâges,onapeurdesfuitesdegaz,desvautoursquiplanentau-dessusdenostêtes,etdes

versquirampentpourvenirnousgrignoter.Alorsàforcedetendrel’oreillepourlesdétecter,onfinitparcapterdeschoses.

«Allô,maman?C’esttoi?Icic’estMichael,tonfils.»

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—Ilaquandmêmemisdeuxheuresàs’arrêterdepleurer,notaPauline.AvecAttilaquihurlaitàlamortenprime,bonjourl’ambiance!

—Ilfallaitqueçasorte.Vousauriezvusonvisagelorsqu’ilestsortidubureau!C’étaitmagnifique.Paulinejetaunautrepetitcailloudanslarivière.—Vousêtesuntypeétonnant,docteur.—Commentdois-jeleprendre?—Vousallezréellementfinirpardevenirmonhéros,envrai.—Mêmesanscoucherdesoleiletsansbannièreétoilée?—JesuisadmirativedelafaçondontvousavezpousséMichaelàagir.—Riend’extraordinaire.—Vousnevousrendezpascomptedecequevousarrivezàdéclencherchezlesgens.Jeleconstate

aveclesrésidents,etmêmeavecThéo.—Sic’estunemanœuvrepourmefairerougiretvousmoquerdemoiensuite,cen’estpasgentil.Leventbalayalesherbessèchesduborddel’eau.L’infirmièrefrissonna.—J’aimeraisbeaucoupavoirvotrecapacitéàmotiver.—Nevoussous-estimezpas.Vousl’avez.—Alorsjeveuxque,commeMichaelaappelésamère,vouscontactiezvotresœur.Thomasne réponditpas. Il sebaissa, ramassaunebrindilleetcommençaà joueravecavantde la

briserenpetitsmorceauxentresesdoigts.—Lasituationn’estpasdutoutlamême.—Elleestvotreseulefamille,vousnepouvezpastémoignerautantd’intérêtauxliensdesautreset

nepasvoussoucierdesvôtres.— Vos bonnes intentions me touchent énormément, Pauline, mais pour le moment, j’ai assez

d’incendiesàgérersansenallumerunautre.—Vousvoyezbienquejenepossèdepasvotretalent.Sijel’avais,unetelleexcusenem’auraitpas

arrêtéeetjevousauraisconvaincudel’appeler.L’infirmièresefrictionnalesbraspourseréchauffer.—Vousavezfroid?Souhaitez-vousquenousrentrions?—Non,jesuisbienici.Avecvous.Thomasseleva,ôtasonblousonetledéposasurlesépaulesdePauline.—Vousnem’avezmêmepasmontrévotrenouveautéléphone.C’étaitvotrepremierappelavec?—Letoutpremier.Ilmarcheapparemmenttrèsbien.— Jeme souviens que lorsque j’ai eu un portable,mon premier coup de fil a été pour celui que

j’aimais,etledeuxièmepourmamère.Mamans’ensouvientencore.Ellesouritetajouta:

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—C’est drôle, je m’aperçois que j’ai gardé le téléphone plus longtemps que mon amoureux del’époque…

—Mamèrene risquepasdedécrocher,etde toute façon, jen’aiplusde forfait.Francisavaitvujuste, le coup de fil àMme Tibene a tout consommé. En parlant du Colonel, vous l’auriez vu quandMichaelestvenunousrejoindreausalon…Toutmilitairequ’ilsoit,ilavaitquandmêmeleslarmesauxyeux.

—Vousobservezbeaucouplesgens.—Commetoutlemonde.—Unpeuplusquetoutlemonde.Vousêtesunspectateurtrèsattentifdel’existence.Surtoutcelledes

autres.Maisvousrestezdans l’ombre,discret,commesivoushésitiezàenêtreacteur.MonsieurCro-Magnonnedevraitpasavoirpeurdetoucherlavie…

Avecdouceuretunepointed’appréhension,Paulineosaprendrelamaindudocteur.—Sentezcommemesdoigtssontgelés.—Effectivement,ilssontfroids.Thomastentades’enteniràunconstatclinique.Ledocteursefaisaitl’effetd’unlapinprisdansles

pharesd’unevoiture,incapabledesavoircommentréagir.IlespéraitbienquePaulineallaitvitelibérersamain,mettantainsifinàcettesituationquileperturbait.Maisellenerelâchapassonemprise.Bienaucontraire.

—MonsieurCro-Magnonn’apasl’habitudedetenirlamaind’unefemelle.—Voilàdesannéesque jen’ai tenu lamaindepersonneautrementquepourprendreunpouls,ou

pouraideràvivreouàmourir.—Vousaveztoujoursvécuprèsduprécipice,auborddupire.—Jenel’avaisjamaisperçuainsi,maisc’estsansdouteassezjuste.—Ilestpeut-êtretempsd’apprendreàvivrepluséloignéduvide.Vouspouvezêtrenécessairemême

auxgensquinerisquentpasdetomber.Avancersurlaterrefermeestdéjàtellementdifficile…—Jem’enrendscompteunpeupluschaquejour.Thomasessayaitdenepaspenseràsamainprisonnière.Paulinelaserrait,sel’appropriantpresque.

Luilaconsidéraitcommeperdue,commesielleavaitétéamputéeetneluiappartenaitplus.Ilpréféraitenfaireledeuilplutôtquedelavoirsetransformerenpasserellepourlessentimentsquitentaientdeleprendred’assaut.Brûlerlesponts.Préserverledonjon.Thomasavaitpassésavieàprotégerlesiendesinvasions.

—Vousmedonnerezvotrenuméro?Coupdebéliercontrelaportedelaforteresse.—Est-cenécessairealorsquel’onsevoittouslesjours?Huile bouillante, ou douche glacée. L’infirmière lâcha samain. Les sentiments tombèrent, comme

autantdeminusculesassaillantsprécipitésdanslesabîmesparcequeleurvoied’accèss’effondraitsousleurspieds.

—Pardonnez-moi,Pauline,serepritThomas.Jen’airiend’unhéros.J’aidéjàbeaucoupdemalàêtreunhomme.Romainm’amontrécommentenvoyerdestextos.Dèsqu’onserarentrés,jevousenverraimontoutpremier,avecmonnuméro.

Abaisserlepont-levis.

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—Qu’est-cequifaitqu’onestvieux?demandaThéo.Laquestionétaitd’autantplussurprenantequ’ellen’avaitaucunrapportaveccequiavaitprécédé.

Francisvenaiteneffetdetenterd’expliquerlesprocéduresréglementairesdetiràFrançoisequi,pourlapremièrefois,s’étaitjointeaurepasetn’ycomprenaitrien.

L’interrogationdujeunegarçontrouvaunéchoenchacun.MmeQuenonplaisanta:—Celamerappellelessujetsd’examensquemescollèguesposaientaubaccalauréat.—Àpartirdequelâgecommence-t-onàpouvoirdonneruneréponsesensée?ironisaPauline.—Onestvieuxquandoncommenceàlirelacompositiondesaliments,déclaraFrancis.Onestvieux

quandonteproposeuneplacedanslebus!—Onm’adéjàlaisséuneplacedanslebus,objectaThéo.Jesuispasvieux.Thomasrépliqua:—TuesquandmêmeunancêtreparrapportàceslarvesduCP,pasvrai?—Je sais ! s’enthousiasmaFrancis.On est vieuxquandon fait plus attention à tes dents qu’à ton

sourire.Pireencore,tuesvieuxquandons’occupeplusdetontroudeballequedetabraguette.—Merciinfinimentpourcenouvelépisodedelavraievie.—Benquoi,c’estvrai!Audébut,lescaméras,çasertàfilmerlesmariagesoulesanniversaires,et

puisarrivéàunmoment,tucomprendsquelaseulesuperproductiondanslaquelletujouerasdésormais,c’estunecœlioscopie. Jepréfèrequ’onfilme lessallesdes fêtesdesautresplutôtquemonentréedesartistes.

— Curieuse façon d’envisager la vie, observa Françoise. Vos repas sont toujours d’aussi hautetenue?

—Non, répondit Pauline. C’est la première fois que l’on atteint ces sommets. Sans doute un feud’artificeenvotrehonneur.

—Cen’estpasmoiquiaiposélaquestion!sedéfenditFrancis.Avecunlégersourire,MmeQuenonfitremarquer:—MonsieurLanzac,vousetmoiavionsunpeulamêmefonction.Mêmesinossecteursd’activité

étaienttrèsdifférents,nousformionsdesjeunes.Alorsjenemeformalisepas.Jeconstatesimplementquenousavonstousdeuxgardédesinfluencesdenosdomainesdecompétence.

—C’estvrai,cequevousdites.Vousaveztoutàfaitraison.Onétaitenseignantstouslesdeux.—N’exagéronsrien.Vousleurappreniezàtireretmoiàlire.—Lesdeuxpeuventvoussauverlavie.—Heureusementqu’auquotidien,l’unsertplusquel’autre.—Onméprisesouventceuxdontlemétierestdesebattre,jusqu’àcequelesproblèmesarrivent…—C’estunpointdevuequisedéfend–sans jeudemots.Disonsque j’accueillaismesélèvesau

nomd’unrêved’égalitéetquevouslesrecrutiezpourfairefaceàuneréalitéàlaquelleilvaudraitmieux

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nejamaisêtreconfronté.Maisquialepouvoirdenousépargnerlesépreuves?Puisquelepiren’estpasévitable,ilfautdesgenspouryfaireface.Sansdoutevotremissionétait-elleaussinoblequelamienne.

Dans l’espritdeThomas, la tirade fit l’effetd’un léger séisme.Pasdequoi fissurer les structures,maisassezpourfairetomberquelquesbibelots.Paulineémitunpetitsifflementadmiratif.

—Voilàquiestjolimentdit!Puisellesepenchasursonfilsenluifrictionnantlatête.—Enattendant,mongrand,ilfaudratrouvertapropreréponseàcettepassionnantequestion.MmeQuenons’adressaàThéo:—Tusais,mongrand,lorsquej’enseignais,chaqueannéejevoyaisarriverlespetitsnouveauxdece

monde,etchaqueannéeilsnousconsidéraientcommetrèsvieux.Euxétaientaudébut,etnousàl’autreextrémité.Leurvisionserésumaitàcela.Puis,aufildesannées,jelesvoyaisnuancercetteperceptionsimpliste.Jepensequetueneslà,Théo.D’oùtaquestion.L’âgeestunefaçond’envisagerlemonde,unmoyen de se situer parmi les autres. Peu importe le nombre de bougies sur ton gâteau. Laisse-moi teconfiercequejecrois.Turesterasjeunetantquetouslesennuisquetuaffronterasviendrontdesautres,del’extérieur.Lejouroùtut’apercevrasquecequetuesdevenut’empêchedevivrecommetul’entends,ceseradifférent.Physiquementoumentalement,tutoucherastaproprelimite.Tuneserasplusuniquementau service de tes rêves et de tes envies. Tu deviendras aussi l’outil de tes besoins, de plus en plusimmédiats.Jusqu’àn’êtreplusquecela.Onestvieuxquandondevientsonpropreennemi.

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Enconsultantsesmails,Thomasespérait trouverunmessagedeKishan.Voir l’adressedesonamis’afficherdanslaboîtederéceptionaumilieudesenvoispublicitairesetadministratifsprovoquaenluiuneflambéedejoie.Maisunesurprisel’attendait.

«HelloThomas,« J’espère que tu vas correctement et que tout se passe bien dans ton pays. Ton derniermessage

m’a fait comprendre que ton moral était bon et j’en suis heureux. Hier, deux visiteurs d’un bureauinternationalsontvenusauvillage.C’étaitunévénementcarilssontarrivésenhélicoptère.Lespoulesetleschèvresonteupeurmaislesenfantsétaienttrèsintéressés.Lapoussièrevolaitpartoutcommependantunetempête!Ilsnesontpasdocteursmaischargésdefaireunrapportsurlasituationdanslarégion.Ilsdisent que la frontière est calmemais ont peur que cela ne dure pas. Ils ont parlé de nous déplacer.Personnen’estd’accordetmonpèreleleuradit.Ilsontprisbeaucoupdephotosetj’aidemandéauplusgentildesdeuxs’ilpouvaitenfaireunedenoustouspourtel’envoyer.J’espèrequ’elleteplaira.

«Àbientôt,«TonamiKishan.»

Encliquantsurlapiècejointe,Thomasnes’attendaitpasàêtresaisid’unetelleémotion.L’imagede

sesamissemblasurgirdel’écranpourprendrevie.Tousétaientréunisprèsdupuitsetagitaientlamainpourlesaluer.L’espaced’uninstant,Thomascrutentendreleursvoix.Ilauraitpuparcourirlesquelquespasquileséparaientd’euxpourlesretrouveroutendrelamainpourlestoucher.

Cettesensationbienheureusel’enveloppatoutentieravantdesedissipercommeunevolutedefuméebalayéepar levent.Quand ledocteurpritconsciencequ’ilnes’agissaitqued’unephoto, sonbonheurintense se changea ennostalgie tout aussi puissante. Il se cramponna à chaquedétail de la photopouressayerd’enprolongerl’effetetresterprèsdeceuxquiluimanquaienttant.Ils’attardasurlesouriredeKishanentouréde sesenfants etde Jaya, admira lesbeauxcheveuxdeShefali, s’amusad’AnilquineregardaitjamaisdanslabonnedirectionetadmiraDarsheel,quidégageaittoujoursautantdeprestance.Lespetitsavaientbiengrandi.Apercevoirlevillageetlamontagneenarrière-plandéclenchaenluiunfrisson.Ildemeuralongtempsàtenterdeseperdredanslecliché.

Pauline avait vu juste, il aimait observer. Elle avait aussi sans doute raison en lui conseillant de« toucher lavie».C’estàcet instantqueThomasenvisageapour lapremière foisderetourner rendrevisiteàceuxduvillage.Nonpourlessauver,nonpouryvivreéternellement,maispouryvivreunpeuetlesaimer.

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Pourl’événement,Paulineavaitexceptionnellementacceptéque,mêmes’ilavaitécolelelendemain,Théopuisse rester le soir.Thomasavaitpassé la finde l’après-midià toutmettreenplace.À l’heureconvenue,l’infirmièreveillaàcequechacunsoithabilléchaudementavantdesortir.

Passer lemur de l’usine fit beaucoup d’effet au petit garçon, surtout de nuit. Il y avait dans cetteexpéditionunparfumd’aventureetd’interdit.

—Attilaseralà?demanda-t-il.—Sansdoute,réponditFrançoise,maisd’aprèscequej’aicompris,nousneleverronspas.LepetitnelâchaitpaslamaindeFrancis.Legroupederésidentss’étaitfaufiléparlabrèche,suivant

le chemin dessiné par les bougies allumées. Le docteur et l’infirmière encadraient lamarche, alertantleurspensionnairesdechaqueobstacle.

Thomasconsultasamontre,fébrile.—Nousaurionsdûprévoirdavantagedetempspourletrajet.Onrisqued’arriveraprèsledébut…—Pasdepanique,tempéraPauline.Éclairezplutôtlesol.Jen’aipasenviequequelqu’unsetordela

cheville.Iln’yavaitpasque l’enfantquiétait sensibleà l’ambiance.L’immenseusinedéserteplongéedans

l’obscuritéimpressionnaittoutlemonde.ChantalsecollaitàJean-Michel.Ilessayabiendeprendresesdistances,maisellenelelâchaitpasd’unesemelle.

—Sivouscontinuezàmesuivred’aussiprès,protestalevieuxmonsieur,onvafinirpars’emmêlerlesjambes.

—Vousêtesleplusgrandetj’ailatrouille,alorsjeresteprèsdevous.Enplus,vousavezunecanne.Vouspourrezmedéfendre.

—Quevoulez-vousqu’ilnousarrive?—Michaelditquelanuit,desbandestraînentdanslesparages.—Etalors?Vousn’aveznisacàmain,nibijoux.Iln’yaqu’àvotreperruquequ’ilspourraients’en

prendre.—Qu’est-cequejedoiscriers’ilsmel’arrachent?Auvoleurouauviol?Parcequejesaiscrierles

deuxtrèsfort.Vousvoulezquejevousmontre?—Nevousdonnezpascettepeine,Chantal, intervint ledocteur.Donnez-moilebrasetnetraînons

pas.L’insolite procession traversa pas à pas les ateliers, puis le hall des machines désossées. Les

silhouettesfantomatiquesquihantaientlapénombredeslieuxabandonnésfinirentpararriverdanslaplusvastesalledel’usine.

Faceàlagrilled’aérationrouilléed’oùilavaitpourlapremièrefoisentenduauplusprèslavoixdeMichael, Thomas avait aligné quelques sièges pliants. Autour, des bougies posées à même le solformaientungrandrectangle,délimitantunesalledespectacleatypique.

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Endécouvrantl’espace,Hélèneeutuneexpressionbéate.—Ceslumièresdanslanuit…C’estféerique!—Ce sera encoreplusbeau lorsqueMichael chantera, assuraFrançoise, fièrede faire remarquer

qu’elleétaitlaseulerésidenteàavoirremarquésondon.Toutlemondepritplaceenparlantàvoixbasse.Endépitdel’étrangetédeslieux,l’atmosphèreétait

cellequiprécèdeunconcert, un soirdegala.Lesgens sepressent, s’installent, curieuxetgourmands.Théoétaitassisdevant,entreFrancisetl’ancienneinstitutrice.Ausecondrang,Jean-Michels’étaitglisséentreChantaletHélène,queledécorn’enfinissaitpasderavir.

—Michaelestenretard,constataThomas.J’espèrequ’iln’apasrenoncé…—Quelleidéedenepasvouloirchanterdevantnous!commentaPauline.—Ilnel’ajamaisfaitdevantpersonne.C’estdéjàungrandpasqu’ilfranchitcesoir.Pastrèsrassuré,ThéoserralebrasdeFrancis.—Ilyadesvampiresdanslesvieillesusines?—Aucundanger.Detoutefaçon,tunerisquesrien.Tuesprotégéparunearméedemomies!D’abord, ce fut la musique qui s’éleva, assez faible, puis, après quelques mesures, la voix de

Michael.Thomasretrouvainstantanémentlefrissonéprouvélapremièrenuit.Unepuissanceharmonieusequi envahit l’espace. Une voix qui vous entraîne hors de toute gravité, au fil de ses intonations quis’élèventoudévalentaugrédesmélodies.L’absencephysiqueduténorrenforçaitencorelecharmedurécital. Au soupçon de mystère de cette voix désincarnée s’ajoutait le décor propre à enflammerl’imagination.L’imagedeMichaels’imposaàl’espritdeThomas.Riendansl’apparencedujeunehommenelaissaitdevinersondon.Pourtant,ilsuffisaitqu’ilchantepourquelamagieopère.Thomasn’avaitpasdemal à croireque l’ancienvigile se transfigurait enpratiquant sonart.Lamétamorphosedevait êtreprofonde, intime.Envolé le jeunehommepétridedouteset sansaucuneconfianceen lui.Chacunedesparolesqu’il interprétait,mêmedansdes langues inconnues,étaitvécue,portéeavec laconvictiondeshérosquiavaientbercésonenfance.SilecapitaineNemoavaiteuunevoix,ilauraiteucelle-là.

Pauline se tenait au fond,deboutauxcôtésdeThomas.Touchéepar lamusique, elleobservait lesvisagesdesrésidents,nimbésdelachaudelueurdesbougies.Elles’attendritsurlapetitetêtedesonfils,entrelesdeuxaînésquiauraientpuêtresesgrands-parents.Labeautédumomentmagnifiaitlesêtresetlelieu. La musique, associée à la voix deMichael, transformait cette usine décrépite en un somptueuxpalais.

Absolument immobile, Théo écoutait, saisi par la musique. En entendant si proche cette voixmerveilleusequ’elleavaitd’abordprisepourunemanifestationdivine,Françoiseétaitémueauxlarmes.Personnenes’enaperçut,saufFrancis.Hélènes’abandonnaàfredonnerl’undesairs,quiluirappelaitsajeunesse.Chantalavaitlaboucheetlesyeuxgrandsouverts.

Malgrésaforce,cenefutpaslavoixdeMichaelquifitleplusdebruitcettenuit-là.Cefurentlesapplaudissementsetlesbravosquidéchirèrentlesilencelorsqu’àlafin,ilsetut.

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L’humiditéimprégnaitl’air.Enpénétrantdanslesalonàpeineéclairépourvérifierquelesradiateursfonctionnaient correctement, Thomas ne s’attendait pas à y trouver Pauline. Debout devant la porte-fenêtre,lefrontappuyécontrelecarreau,elleregardaitlapluietomber.Surunedestables,lessacsdeprovisions rapportés du supermarché attendaient encore d’être rangés, bien que cela fasse plus d’uneheurequ’elleetChantalétaientrentrées.Celaneluiressemblaitpas.

—Pauline,toutvabien?Ellesursauta.Ledocteurs’avança.—Voulez-vousuncoupdemain?L’infirmièreeutuneexpressiondesurpriseendécouvrantlescommissionsqueThomasluidésignait.

Ellelesavaitoubliées.—Désolée.Laissez,jevaism’enoccuper.—Nevousmettezpasenretardpourallerretrouvervotrefils.Mécaniquement,elles’emparadespaquetsetlestransportaprèsdel’évierdanslacuisine,pouren

trierlecontenu.Ledirecteurvintl’aider.—Fatiguée?—C’estlafindelasemaine…Thomassentaitbienqu’ilyavaitautrechose,maisiln’osapasinsister.Aprèsavoirrangéleslaitagesdansleréfrigérateur,Paulinedemanda:—Docteur,verriez-vousuninconvénientàcequejemodifiemeshoraires?—Dequellefaçon?—Jesouhaiteraiscommencerplustardetdécalermondépartversledébutdesoirée.—Commentferez-vousavecThéo?—Ilresterachezmacopineunpeupluslongtemps.Detoutefaçon,jen’aipaslechoix.—Puis-jevousdemanderlaraisondecechangement?—Jeviendraidésormaisparlestransportsencommun.Jen’aipluslesmoyensdegardermavoiture.

Jenem’ensorspas.Entrel’essence,l’assuranceetleparkingdemonimmeuble,çapèsetroplourddansmonbudget. Jevais lavendre. Je suisnavrée, fit-elle avecunpauvre sourire, jenepourraiplusvousdéposerenville.

—Est-cequecelarésoudradurablementvotreproblème?—Jevousvoisvenir.Maisjenevaispasvouslaisserlesoindemesortirlaphrasequejeneveux

surtoutpasentendre,parcequejemelarépèteaumoinsvingtfoischaquejour.EntreThéoquigranditàvued’œiletdontilfautrenouvelerlesvêtementstouslestroismoisetmonloyer,lavoilà, laphrase:«Pauline,tun’espasfichuedet’ensortir.Tuvasfinirparêtreobligéedeprendreunboulotdeserveuseenplusdutien.»

—Vendez-moivotrevoiture.

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—Pardon?—Jevousrachètevotrevoiture.—Vousrigolez?Cen’estpasunsouvenird’enfancequejesuistristedebazarder.—Jeneconfondspasvotrevoitureavecundoudou.S’ilvousplaît,vendez-la-moi.Celatombetrès

bienpuisquejecomptaism’enacheterune,jevousl’aimêmeditlasemainedernière.—C’est une caisse pourrie.Les pneus sont en bout de course, je n’ai pas fait les trois dernières

vidanges,etjecroisqueladirectionadujeu.—Pasdedoute,voussavezfairel’article.Maintenantquevousm’avezaguichéaveccesarguments

imparables,c’estclair, ilme la faut.Demandez-encequevousvoulez, jem’enfous, je laveux.C’estirrationnel,j’enconviens,maisvoussavezcequel’onraconteàproposdeshommesetdesvoitures…

—Vousêtesdingue.—Sivousêtesgentille, jevous laprêterai.Secundo,en tantquechefdeservice, jevousordonne

d’accepterquelesrésidentsetmoipuissionspayerlesgâteauxettoutcequevouscuisinezici.—Mevoilàdoncriche.—Achetez-vousunevoiture,etonferalacourse.Moij’enaiune,unepetitebombequesonancienne

propriétaireconduisaitcommeuneFormule1.Vousn’êtespasprèsdegagner…—Vousêtesmalade.—Vousêtesunpiéton.Unevoixvenuedel’entréelesinterrompit:—Excusez-moi!Thomaspassalatêtehorsdelacuisine.—Qu’est-cequec’est?Romainattendaitdanslehall,augarde-à-vous.—Unproblème?— Non, monsieur, aucun. Pardon de vous importuner. J’avais seulement quelque chose à vous

demander…Jesuisdésolé,c’estpourmacopine.Desaplace,Romainnevitsansdoutepaslesyeuxdudocteurclignercommes’ils’étaitassissurun

clou.Mêmesiàl’âgedujeunehomme,onaplutôtunebonnevue.—J’espéraisvouscroiser,ajouta-t-il,hésitant,maisl’occasionnes’estpasprésentée…etelleme

tannepouravoirvotreréponse,aumoinsdeprincipe,pourdemainmatin.—Sivousmeditescequ’elleveut…—Vousêtesbiendocteur?—Quelledrôledequestion.Oui,jesuismédecin.—Vousm’avezditquevousaviezparticipéàdesmissionshumanitairesàl’étranger,c’estça?—Toutàfait.—Emmafaitdesétudesd’infirmière…Romainsereprit:— Pardon, je m’y prends n’importe comment. J’ai oublié de vous dire que mon amie s’appelle

Emma.Pourpréparerundossier,elleabesoindutémoignaged’unpro.Jeneconnaispaslesdétails,maisquandjeluiaiparlédevous,elleaeul’airtrèsintéressée.

—Vousluiavezparlédemoietjel’intéresse?En s’efforçant d’avoir l’air le plus naturel possible, Thomas s’appuya contre le mur. Romain

poursuivit:—Accepteriez-vousqu’ellevoustéléphonepourvousposerquelquesquestions?Thomasfitlaréponselapluscourtepossible,carilmanquaitsoudaind’oxygène.—Yep.

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—Vousme direz à quelmoment cela vous dérange lemoins. Elle n’en aura pas pour longtemps.Promis.

—Onvatrouver.—Génial!Ellevaêtresupercontente.Jelavoiscesoir.Jevaispouvoirleluiannoncer.—Yep.Romainsalualedocteuretrepassaparl’étagepoursortir.Thomas entendit le jeune hommemonter les marches quatre à quatre, puis la porte extérieure se

refermer.Ilentenditmêmelavoituredémarrer.Latêteenvrac,ilsefitlaréflexionqu’àsonâge,onavaitencoreunetrèsbonneouïe.

—Docteur,toutvabien?—Çavousennuiesi jemejettesousvotrevoiture?Oupréférez-vousquej’attendequecesoit la

miennepourlefaire?

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—MonsieurSellac,j’aiprisunedécision.—Vousvoirfairepreuvedevolontarismeestdéjàuneexcellentenouvelleensoi,Michael.—Jevaisréemménageràl’entréedel’usine,danslepostedegarde.Laminedécidéedujeunehommefaisaitplaisiràvoir.Thomass’enréjouitsincèrement.Lesdeuxhommesavaientprofitéd’unemétéoplusclémentepoursortirdanslejardin.Attilacavalait

dans tous lessens, ralliant lesquatrecoinsdu terrain lesoreillesbiendresséeset la truffeauvent,ouflairant le sol, la langue pendante. Thomas ne sursautait presque plus lorsque l’animal surgissait d’unbuissonsanscriergare.

— Je suis sérieux, insista Michael autant pour s’en convaincre lui-même que pour prouver sadéterminationaumédecin.Jesaisqu’ilyadutravailpourleremettreenétat,maisjevaisyarriver.

—Sivousavezbesoind’uncoupdemain,n’hésitezpas.—J’aidéjàfaitlalistedecequejepeuxrécupérerdansl’usinepourl’améliorer.Sijemesouviens

bien,ilyadesbidonsdepeinturedansundeslocauxtechniques.Ilmarquaunepauseetannonça:—J’aiaussiécritàmonfrèreetàmamère.—Excellent.—Voussavez,monsieurSellac,unjourjevousrembourseraitouslesrepasquevousm’offrez.—Nevous tracassezpaspourcela.Vousnemedevez rien.Savoirquevoussortezenfindevotre

bunkerestunegrandesatisfaction.Vouscontinuerezàchantermêmesansêtrederrièreuneporteblindée?—Jecrois,oui.Lesréactionsdevospensionnairesm’ontencouragé.Unmiaulementplaintifattiral’attentiondesdeuxhommes.Ilserépéta,plusfort.Àcoupsûrunappel

dedétresse.Unaboiementduchienluirépondit.—Çavientduborddelarivière!s’écriaMichaelens’élançant.Thomasbonditàsontour.Lesdeuxhommestraversèrentlevergeràtoutealluretandisqu’aboiements

etmiaulementsdésespéréssemultipliaient.—Attila,aupied!hurlaMichael.Laisseleschatstranquilles!—Çadevaitfinirpararriver…—S’illeurfaitdumal,votrepensionnairenemelepardonnerajamais.Lesdeuxhommesfonçaientverslaberge.Thomasimaginaitdéjàlepire.Mêmes’ildoutaitqu’Attila

puisse semontrer agressif envers les chatons, le docteur craignait que lamère, effrayée, n’attaque lesyeuxduchientoutesgriffesdehorspourprotégersespetits…

ThomasetMichaelzigzaguaiententrelesarbresfruitiers,bondissantpar-dessuslestasdeboismort.Àenjugerparlebruit,latensionmontaitentrelesanimaux.

Pourtant, lorsqu’ils arrivèrent à la rivière, la situation n’était pas du tout celle qu’ils avaientimaginée. La chatte miaulait de toutes ses forces et le chien aboyait, mais les deux le faisaient en

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directiond’unchatontombéàl’eau.Lejeunechattigré,agrippéàunpoteaudel’embarcadère,tentaitderésisteraucourant.

Ses frères et sœurs suivaient la scène depuis la berge, retranchés derrière leurmère impuissante.Attilan’osaitpass’avancersur leponton.Soudain,àboutdeforces, lepetitchat lâchaprise.Lamères’avançajusqu’àlalimitedel’eauenmiaulantdeplusbelle.Sanshésiter,lechiensautadanslarivière,àlapoursuitedunaufragé.

—Attila!s’écriaMichaelensejetantd’instinctàsasuite.Lechaton,emportéparlecourant,avaitdumalàgardersapetitetêtehorsdel’eau.Sesmiaulements

dedétresses’affaiblissaient.Le chien nageait derrière, réduisant légèrement l’écart qui les séparait.Michael se débattait dans

l’eaufroide.—Jenesaispasnager!hurla-t-il.Thomasbougonnamaissejetaàsontourdanslarivièrepourluiportersecours.—Tenezbon,nevousépuisezpas!Affolé,Michaelfrappaitl’eau,lecorpstoutentiertenduverssonanimalquis’éloignait.—Monchien!—Ils’ensorttrèsbien.Thomasnefutpaslongàrejoindrelejeunehomme.LaRenonceétaittropprofondepouravoirpied,

et le courant puissant.Le docteur empoignaMichael par ses vêtements gorgés d’eau et le ramenadoscontrelui,commeill’avaitapprisensecourisme.Illetirajusqu’àlaberge.Ayantdérivé,ilsaccostèrentauniveaudesquaisdel’usine.Lechienétaitdéjàpresquehorsdevueetonn’entendaitpluslechaton.

—Vousnebougezplusdelà,ordonnaThomas.Ilretirasonblousonpourfacilitersesmouvementsetreplongeaaussitôtdansleflot.

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Dans l’eau glacée, Thomas nagea aussi vite qu’il le pouvait. Il n’arriva cependant pas assezrapidementpoursauverlechaton.Lechiens’enétaitdéjàchargé.LedocteurvitAttilasaisirlepetitdanssa gueule et bifurquer vers la rive.Le chien soufflait, le cou tendu, se démenant pour garder la jeunevictime le plus haut possible hors de l’eau. Thomas le suivait à quelques mètres derrière, enl’encourageantdelavoix.

—C’estbien,mongrand,continue!Lebordn’estplusloin,tuyespresque.Alorsquelanuittombait,dansunventd’hiver,unhomme,unchienetunchatonseretrouvèrentsurla

berge. Tous trois étaient trempés jusqu’aux os et aucun ne songeait à seméfier de l’autre. Le chatonéternualepremier.ThomaslepritcontreluietcaressaAttila.

—Monpote,tueslepremierchienquej’aienvied’embrasserdepuisl’âgededixans.Loin en amont, Michael appelait son animal. Même dans ses interprétations lyriques les plus

poignantes, il n’avait jamais eu une voix aussi désespérée. Thomas plaça sesmains en porte-voix ethurla:

—Ilvabien,ilestavecmoi!Ledocteurexaminalechat.—Mon bonhomme, cette aventure va te dégoûter de l’eau, toi et tes semblables, pour quelques

générations.Bien que frigorifié et claquant des dents, Thomas retira son sweat et ouvrit son polo pour coller

l’animaldirectementcontresapeau.—Réchauffe-toi.Tuesensécurité,jeteramèneàtamère.Thomasavaitdéjàprononcécettephrase,etenplusieurslangues,maisjamaisencoreilnel’avaitdite

àunfélin.Le trio longea la berge pour rentrer. Attila tournait autour du docteur en sautant pour essayer

d’apercevoir lepetit.De tempsen temps, afinde le calmer,Thomas faisaithalte et s’agenouillait afinqu’ilpuissesentirsonrescapé.Lechiensemettaitalorsàlécherlechatonfrissonnant,tropépuisépouravoiruneréaction.

LorsqueThomasfutàhauteurdel’usine,ilentenditdesvoixquis’élevaientduverger.—Onarrive,touslestrois!lança-t-il.Ilgagnalejardindelarésidenceenempruntantlepassagedanslemur.Toutlemondel’attendaitde

l’autrecôté.Lachatte,sespetits,MichaelàquiPaulineavaitdéjàposéunecouverturesurledos,Hélèneettouslesautresrésidents.

—Quelcomitéd’accueil!—Lescrisontalertétoutlemonde,expliquaPauline.Michaelseprécipitaverssonchien.—C’estluilevraihéros,déclaraThomas.S’iln’avaitpasréagi,lepetitfauveétaitcondamné.

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Ledocteurdéposalejeunechatdevantsamère,qui,commesiellesavaitcequ’elledevaitauchien,laissacelui-ciapprocher.Ellemiaulaetléchasonpetitenronronnant.Elleavaitdûs’inquiéterpourlui.S’il n’était pas revenu, sans doute aurait-elle fait son deuil plus facilement qu’un humain. Quoique.À constater l’empressement qu’ellemettait à fêter son retour, la différence entre l’animal et unemèrehumainen’étaitpassimarquée.Quelqu’unpourquitrembler.

Bouleversée,Hélènefaisaitmilleexcusesauchientoutenréconfortant«ses»chats.Ledocteurpritletempsdereprendresonsouffleetsepassalamaindanslescheveux.

— Tout le monde est sain et sauf. Par contre, le chat est en hypothermie. Pauline, pouvez-vousm’aideràl’installerprèsd’unradiateurpourlanuit?TantpissiMarie-Laures’inquiète.

—QuiestMarie-Laure?—Lamère.—Lechats’appelleMarie-Laure?—Lechiens’appellebienAttila.—C’estvrai,ça,etmoijem’appellebienJean-Micheletçanechoquepersonne.Pourtant…—Cejardinestunevraieménagerie,commentaChantal.Regardez-moicommeilssontmignonsces

chatons.Maislechienesttrèsbeauaussi!Paulinedemandaaudocteur:—VoussaviezqueMmeTrémélioélevaitdeschats?—Ellenelesélèvepas,ilssontnésd’unemèrequ’elleaapprivoisée.Cen’estpaslamêmechose.

Vousnevousimaginiezpasquej’achetaisdescroquettespourlesmanger?—Enmêmetemps,cen’estpasstupide…,commentaFrancis.—Dequoi,mangerdescroquettes?—Non,éleverdeschats.Onpourraitlesvendresurlesbrocantes.SeuleFrançoiseéclataderire.Paulines’approchadudocteurettâtasesvêtements.—Vousdevriezretirertoutçaavantd’attraperlacrève…—Çadevientchaud,s’excitaFrancis.L’infirmièreveutenleverlesvêtementsdudocteur!—Çamerappelleunmauvaislivrequej’ailurécemment,commentaHélène.— De vrais gamins, fit Pauline, amusée. Dites-moi, docteur, tant qu’on y est et puisque vous

connaissezlespetitssecretsdetoutlemonde,c’estlemomentdemeprévenirsil’undesautresrésidentsélèvedesbestiolesendouce.Jen’aipasenviedetombersurunalligatorenpassantl’aspirateur.

Chantallevalamain.—Moi,cen’estpasvraimentunélevage,maisjeparleauxfourmis.Ilyenaunequivienttousles

joursetquiadorenagerdansmonthé.Encemoment,ellevientmoins.Jepensequec’estparcequelasaisonestplusfraîche,parcequesinonons’entendbien.

—Siellesontfroid,t’asqu’àleurtricoterunpull!beuglaFrancis.Lechatonétaitmaintenantrouléenboulecontreleventredesamère,assise,quironronnaitlesyeux

fermés.Lechiensetenaittoutprocheenremuantlaqueue.Chantalgrogna:—Desfois,t’esvraimentstupide,Francis.Lesfourmis,çaneportepasdechandail.—Çanenagepasnonplus!Chaquejour,tuboisduthéavecunebestiolecrevéededans!

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En entendant frapper à la porte extérieure,Thomas crut que son locataire avait oublié ses clés. Ilouvrit,prêtàdégainerunepetiteplaisanterie,maiscen’étaitpaslejeunehommequisetenaitsurleseuil.Emmaétaitlà.

—Bonjour,jesuisl’amiedeRomain.VousêtesledocteurSellac?Ilneréussitqu’àhocherlatête.—Nousavonsrendez-vous.Vousvoussouvenez?Ilapprouvadumêmemouvement,commeunâne.—Mercibeaucoupdemeconsacrerunpeudevotretemps.Thomasétaitdéstabilisé.Ils’étaitpréparéàunappeltéléphonique.Celan’avaitdéjàpasétésimpleà

gérer,mais il y était parvenu. Il avait travaillé sa voix, sa diction, imaginé les questions, préparé sesformulespouryrépondre.IlavaitaussidemandéconseilàPauline,etmêmeàFrancis.Entraîné,coaché,avecunmentald’acier.Unsportifdehautniveaupouruncoupdefil.

Depuisledébutdel’après-midi,ilmontaitenpression.Ils’occupaitautantquepossiblepournepaspenseràl’échéance,maiscelanel’empêchaitpasdevérifierl’heuredeplusenplussouvent.Ilsedoutaitquelaconversationneseraitpassimple.Ilsavaitqueparleràsafilleensecomportantcommesielleétait une parfaite inconnue reviendrait à jouer un spectacle. Une sorte de pièce, dont elle ne devraitjamaissoupçonnernicequiavaiteulieuavantleleverderideau,nilavéritableidentitédel’auteur.Etpuis lavoilàqui se retrouvait ici, pourdevrai.Elle réduisait tous sesplans ànéant.Les enfants fontsouventcela.

Pour Thomas, accomplir son numéro de médecin en direct devant cette spectatrice particulièrechangeait tout. Plus question de se contenter d’une voix travaillée. Il lui fallaitmaintenant réaliser unnumérodefunambuledontEmma,depuissonfauteuil,nedevaitentrevoirnilafinecordequiservaitdescène,nilaprofondeurdugouffrequis’ouvraitdessous.

—Vousnedeviezpasmetéléphoner?—PuisqueRomainrentrait,jemesuisditqueceseraitplussympadeserencontrerpourdebon.Je

suistrèscontentedevousvoir.—Moiaussi…—Vousavezunedrôledevoix.Vousavezprisfroid?Sivousêtesmalade,jeconnaisunexcellent

docteur!Elleéclataderire.Cerirequ’elleavaitquandellemanquaitdeconfianceenelleetcherchaitàfaire

bonnefigure.Àcetinstant,Romainlesrejoignitenhautdel’escalier.— Bonjour, monsieur. Je vois qu’elle n’a même pas attendu que j’arrive pour vous déranger.

J’imaginequevousvousêtesaussiprésentés?—C’estfait!réponditEmma.—Neprendspastropdetempsaudocteur.

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Les deux jeunes gens s’embrassèrent là, juste sous le nez du toubib, en gros plan. La corde del’équilibristeétaitvraimenttrèsfineetlefonddugouffretapissédepieuxtaillésenpointe.

Enpénétrantàl’intérieurdubâtiment,EmmadévisageaThomas.—Onnes’estjamaisrencontrés?Votrevisagemeditquelquechose…—Jenepensepas.—Uneinterventionàl’écoled’infirmières,peut-être?—Non,vraiment.Allonsdansmonbureau,nousyseronsmieux.

Lorsqu’ilss’installèrent,Thomassefitlaremarquequ’ilssetrouvaientexactementsouslapiècequi

renfermaittouslessouvenirsd’enfancedesoninterlocutrice.Surtoutnepaspenser.—Onnous demandedoncde présenter l’un des différents aspects de la pratique de lamédecine.

Beaucoupchoisissent le libéral, lescabinets, leshôpitaux, lesurgentistesoucegenredechoses,maisquandRomainm’aracontéquevousavieztravailléenzonedeconflit,j’aitoutdesuitetrouvécelaplusintéressant.D’autantqueçameparleàtitrepersonnel…

Thomasosaitàpeinelaregarder.Pendantdesmois,ilavaitredoutéqu’ellelerepère,fuyantleface-à-faceàtoutprix.Ilavaitl’impressionquesiEmmacroisaitsonregard,elledevineraitaussitôttoutcequ’ilnepouvaitpasluidire.Cettefois,plusd’arbre,deplantevertenidepoteaupoursedissimuler,plusderefletsnid’ombreschinoises.Lecontactétaitdirect.

Lajeunefemmedépliaunelistedequestions.—Çanevousennuiepasquej’enregistreavecmontéléphone?—Allons-y.Detouteslessituationssurréalistesqueledocteuravaitvécues,celle-làétaitdeloinlapire.Deux

personnesontuneconversation.Pourl’une,c’estunerencontrebanale.Pourl’autre,c’esttoutunpandesa vie qui se joue. Vertigineux contraste. Et pendant que le cerveau du docteur était au bord del’implosion,lesdoigtsd’Emmajouaientmachinalementavecsonfoulard.

—Premièrequestion:àquelâgeavez-vousvouludevenirmédecin?Thomasavaitenvisagécettequestion,etils’étaitditqu’ilyrépondraitparuneformulebanaleetbien

sentie,dugenre:«Onnedécidepasdeselancerdanscegenredemétier,c’estluiquivouschoisit.»Pauvreniais.Devantsafille,iln’étaitpluscapabledesecontenterdecegenredeformuletoutefaite.

—Jenemesouviensplusquelâgeexactj’avaismaisparcontre,jemerappelletrèsprécisémentlemoment.Lorsd’undéjeunerdefamille,magrand-mèreest tombéesur lesmarchesdenotre terrasseets’est cassé le col du fémur – à l’époque, j’ignorais ce que c’était. La journée ensoleillée a soudainbasculéversledrame.Pourlapremièrefois,entrelesadultesquisepressaientautourd’elle,j’aiaperçucettefemmed’habitudeforteetsouriante,étendueparterre,pleurantetsouffrantlemartyre.Jerevoissonvisage,seslarmes…Marévolteestencorelà.J’auraistoutdonnépourlasoulager.J’auraisvouluavoircepouvoir.Jen’aipassupportéd’êtreimpuissantfaceàsadouleur.Elleaeul’aird’allermieuxquandelleaprislamaind’untypeenblouseblanchequiestarrivépeuaprès.Jecroisquetoutestpartidelà.

Emma observait le docteur avec moins de légèreté. Thomas redoutait que le souvenir de leurpremièrerencontreneluirevienne.

—Deuxièmequestion:àquelmomentavez-vousdécidédepartirexercerdansl’humanitaire?Unebourrasque se levaau-dessusdugouffreet le funambuleeutbeaucoupdemalàmaintenir son

équilibre. Elle venait de lui demander pourquoi il était parti. Une autre question s’associaitimmanquablementàcetteinterrogation:commentavait-iltrouvélaforcedequittersamère?Thomasfitun effort énorme pour ne songer qu’à l’aspect technique de la réponse. Il repoussa l’affect comme lameutedechienssauvagesquiavaitcherchéàledévorer.

— Beaucoup de mes collègues d’études voyaient d’abord la médecine comme une excellentesituation.J’étaissansdoutenaïfmaispourmapart,j’avaisenviedesoulagerceuxquisouffraientleplus.

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Lesreportagessurlespopulationsmeurtriesparlesconflitsm’onttoujoursfaitréagir.Jenemevoyaispasresterici,làoùl’eaupotablecouledèsquel’onouvren’importequelrobinet,làoùl’onpeuthésitersur l’endroit où acheter sa nourriture parce qu’il y en a partout, alors que je savais ce qui se passaitailleurs. Je n’aurais pas supporté de vivre aussi bien pendant que d’autres ne vivaient pas. J’avais àpeineplusdevingt ans et jeme suisditque si je restais, j’allaisuniquement servir à administrerdesvaccinsdontl’efficacitéestsurtoutprouvéepourlescomptesbancairesdeslaboratoires,ouàprescriredesanxiolytiquesàdesgensquipourbeaucoups’écouteraientmoinss’ilsavaientdevraisproblèmes.Alorssanssavoirdansquoijem’embarquais,jemesuisengagélàoùpersonnenevoulaitallertellementc’étaitmoche.

Thomasn’avaitjamaisévoquésonparcoursavecpareillelucidité.LepropostrouvaunteléchoenEmmaqu’ellemodifiasatroisièmequestion.

—Oùêtes-vouspartilapremièrefois?—EnAfrique.Huitmois,aunordduNigeria,prèsde la frontièreavec leCameroun.Uncampde

réfugiés venus de cinq pays différents. Plus de six mille personnes entassées. Nous n’étions qu’unetrentainepourlesaider.Onperdaitplusdecinquanteviesparjour.Audébut,touteslesnuits,j’aidaislesmilitairesàcreuserlestombes.Àlafin,lesbulldozersrecouvraientlesfossescommunespouréviterlapropagationdesmaladies.

—Étiez-vousprêtàaffrontercela?Jeveuxdire,votreenvied’agirvousa-t-elledonnélaforcedelesupporter?

Laquestionn’étaitpassurlaliste.—J’aitenujusqu’àlafindemonaffectation.Maisjenepeuxpasdirequej’ensoissortiindemne.—Vousn’avezpaseulatentationd’arrêter,derentrerfairedescertificatsmédicauxpourlesécoliers

oudedistribuerdesantigrippaux?—Maconscienceneme l’auraitpaspermis.C’est en tout casceque j’ai longtempscru.Avec le

recul,jedoisadmettrequ’ilyavaitaussiunebonnepartd’orgueildansmoncomportement.J’avaistoutplantépourpartir.J’avaisquittédesgensquej’aimais;annoncéhautetfortquejem’embarquaispoursauverlaveuveetl’orphelin.Jenepouvaisdécemmentpasrentrerunanplustard,enayantreniétouslesidéauxaffichésavectantdefierté.Àvingtans,tuasdumalàassumertesfaiblesses.

—Est-ilpossibledemenerànouveauunevienormaleaprèsavoirtraversécegenred’expérience?—Pastoutàfait.Celachangetavisiondumondeettespriorités…Emmarepritsaliste.—Pardon,jesaisquemesquestionssontunpeupuérilesétantdonnécequevousmeracontez,mais

jedoisaussipenseràmondossier.—Aucunproblème.—Selonvous,quellesqualitésfaut-ilpourexercerlamédecineenhumanitaire?Thomaseutunvraisourire.—Unebonnedosed’inconscience,destonnesd’idéalismeetaucuneattachesérieuse.—Combiendetempsavez-vousexercésurleterrain?—Presquevingtans.—Pourquoiavez-vousarrêté?LapremièreréponsequivintàThomastenaitentroislettres:«Toi.»Lacordequiportait le funambuleétaitàdeuxdoigtsdecéder.Pourtant, faireendosseràEmma la

responsabilitédesonretourauraitétéinjuste.Lavraieréponsesecachaitplusprofondément.Faceàsafille,Thomasacceptadel’envisager.

—Jen’avaisplusrienàdonner.Sonregardseperditdanslevague.

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—Docteur, jeneveuxpasvousmettremalà l’aise, cen’estqu’undossierdeprésentationet j’ail’impressionquemesquestionsvouschamboulent.

— Non, Emma, continue. J’ai envie de t’aider. Que mon expérience te serve. Surtout si tu esintéresséeparlamédecine.Dis-moi,pourquellesraisonsas-tuenviedesoignerlesgens?

—Moi?Jenemevoispaspassermavieàfairequelquechosedevain.J’aivouluêtremaîtressed’école,puiscuisinière,pourêtreutile,maisdèsquej’aicompriscequ’étaitlamédecine,c’estleseuldomainequim’atentée.Jen’étaispasassezdouéepourlesétudesalorsceserainfirmière,maiscelamevatrèsbien.Monpèretrouvequejesuisfaitepourçaetmamèreditquemonchoixnelasurprendpas…

—Tonpèreettamèredisentcela?Quelqu’unvenaitdetireruneballedanslajambedufunambule.Ilvacillait.Sidesoiseauxpouvaient

l’aider, ce serait sympa. Mais les oiseaux ne secourent jamais les équilibristes. Ils doivent tenir outomber.Défieroumourir.

—Puis-jevousposerunedernièrequestion?Quandilavaittentéd’imaginercequeseraitleurentretien,Thomasn’avaitpasanticipél’impactde

laprésencedesafille.Ilavaitlargementsous-estimélafaçondontellelepoussaitàêtrevrai,ainsiqueles risquesque cela lui faisait courir.Maisquelle importance àprésent ?Après tout, c’était peut-êtremieuxainsi,pouraumoinsdeuxraisons.Enrépondantàcœurouvert,ill’aidait,etenétantobligéd’allers’aventurer jusqu’au tréfonds de ses sentiments, il se rendait service à lui aussi. Alors qu’ils ne s’yattendaientnil’unnil’autre,Emmaetledocteurseretrouvaientembarquésdansunéchangequiallaitlesfaire évoluer, chacun poussant l’autre à se définir sans concession. La parfaite équation d’une vraierencontre.

Au début, Thomas craignait que la conversation ne s’éternise et qu’il ne se trahisse à travers sespropos.Àprésent, il avaitpeurqu’ellenes’arrête.Qu’il soit sonpèreouunparfait étranger,Thomasavaitaveclajeunefemmeunéchangeabsoludesincérité.

—Pose-moitouteslesquestionsquetuveux.Maiss’ilteplaît,laisse-moit’enposeruneavant.Tuenvisagesdepartirenhumanitaire,toiaussi?

—J’enaienvie.Jemeretrouvebeaucoupdansvotrefaçondevoirlavie,maisjemedisquesiunhommeaussisolidequevousaétésecouéàcepointparsonengagement,jedevraispeut-êtrem’orientervers d’autres options moins difficiles. Qu’en pensez-vous ? Parlez-moi franchement. Si j’étais votreélève,quelconseilmedonneriez-vous?

«Sij’étaisvotreélève…»Pourquoipas«sij’étaisvotrefille»?— Tu es bien plus solide et bien plus sensée que je ne l’étais à ton âge. Aujourd’hui, les

organisations humanitaires ont unemeilleure gestiondes ressources humaines qu’àmon époque.Ne telaissepasimpressionnerparmespeursoumafatigue.J’aimeslimites.Nesuisquetesenvies.

—Regrettez-vousd’êtrepartitoutescesannées?—Tun’imaginespasàquelpointenparlermeremue,surtoutdevanttoiquejeconnaissipeu.Mais

malgrétout,jeneleregrettepasuneseconde.Sanscela,jen’auraisjamaissucequevautlavie.Emmainclinalégèrementlatête–commelorsqu’elleétaitbouleverséeetnevoulaitpaslemontrer.

Ellebaissalesyeuxetsemorditlalèvre.—Mesréponsestefontréfléchir?—Beaucoup.Audébut,jesuisvenuepouruntravailscolaire,unegalèrededossieràgérer.Etpuis

je tombesurvous.Toutàcoup, jen’aiplus l’impressiondeperdremontemps.J’apprends, jeressens.J’ail’impressiondevousconnaître.

—Tun’asaucuneidéedeceluiquetuasdevanttoi,Emma.Ledocteursentitlavagued’émotionmonterenlui.Pourluiéchapper,ildemanda:—Quelleétaittadernièrequestion?Onn’apasparlédusalaire,c’estça…

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— Sur ce point, je pourrai me débrouiller avec les chiffres que l’on trouve sur Internet. Moninterrogationétaitpluspersonnelle,sicelanevousennuiepas.

—Simonvécupeutt’éclairer,jet’enprie.—Votreengagementsurleterraina-t-ilgênévotreviedefamille?Cettefois,lefunambulesevoyaitcontraintderépondredanslelapsdetempsqu’allaitdurersachute

–parcequ’ilavaitbasculédanslevide.Thomassoufflapuisessayadevoirclairenlui.—Aucoursdecesannées,j’airencontréénormémentdemonde.C’estmêmevraiici,danscefoyer.

Patients, individusperdusfaceaudestin,soignants…Mêmesionne ledoitpas,ons’attache.J’aideslienstrèsfortsavecbeaucoupdeceuxavecquij’aivécu,particulièrementlesdernièresannéesenInde.

Ilfitunepause.— Ta question est complexe. Si tu me demandes si partir m’a empêché d’aimer, la réponse est

«non».Bienaucontraire.Situmedemandessicelam’aentravédanslaconstructiond’unefamilleausensclassiqueduterme,laréponseest«oui»,carsij’appartiensàquelques-unes,jen’enaiaucuneàmoi.

Emma,troublée,coupasonenregistreur.—J’aicequ’ilmefaut.Bienplusmême.Mercidevotrefranchise.Ledocteurluidemandasansdétour:—Es-tuattachéeàRomain?Lajeunefemmerelevalesyeux,maisellenesemblaitpaschoquéeparlaquestion.—Oui.—Tusensquec’estsérieux,queçapeutêtrelui?—Deplusenplus.—Alorsjevaisosertedonnerunconseil,Emma.Demande-toisi,pouralleraiderdesgens, tues

prêteàneplusjamaisrevoirRomain.Sitaréponseestimmédiatementpositive,alorspars,carsinon,tôtou tard tu lui reprocherasde t’avoir retenue.Parcontre,si tuas lemoindredoute, resteauprèsde lui.Bâtissezunfoyer.Aidez-vous.Aimez-vous.Consacre-toiàcettequête-là.Renonceràuneépreuvepourlaquelle tu n’es pas faite n’est pas de la lâcheté, c’est de la sagesse. N’aie jamais honte d’éviter unobstaclequitedétruirait.Etrassure-toi,tonenviedesoigneroudesoutenirlesgensserautileoùquetusois, carmêmesicertainesdouleurs sontplus spectaculairesà l’autreboutdumonde, leshumainsontbesoind’aidepartout.Choisistoncombat.C’estlemeilleurmoyendelegagner.Etnet’oubliejamaisenlemenant.Lesgensheureuxguérissentbienplusdemondequelesgensseuls.

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—Allô?Pardondevousdéranger,jesuisbienchezMlleChoplin?—Docteur,c’estunportable.Saufsionmel’avolé,c’estforcémentmoiquiréponds.—Commentsavez-vousquivousappelle?—Vousêtesdansmonrépertoiredecontacts.—Unemagicienne!Vousêtesunemagicienne!Jenem’ensortiraispassi jenevousconnaissais

pas.—Sivousnemeconnaissiezpas,vousneseriezpasuncontact,etjen’auraismêmepasdécroché.—Désolédevousappeleràuneheurepareille.Ilesttard…—Pasdesouci.Jesuisentrainderepasser.Théodort.Jen’aiplustroplesyeuxenfacedestrous.Si

vousentendezungrandcri,c’estquej’auraiconfonduleferetletéléphone.Tantpispourmajoue.—C’estlepremiercoupdefilquejepasseavecmonportable.—Vousn’allezpasfairecommeFrancisetchercheràm’appelermaman?—Aucunrisque.—Alorscelaveutdireque…Ledocteurcoupa:—J’aivuEmma.—Jecroyaisquevousnedeviezpasallerenvillecesoir?—C’estellequiestvenue.Ellen’apastéléphoné.Elleacarrémentdébarqué.—Vousquiadorezlessurprises…Commentças’estpassé?—Ellem’aposésesquestions.Jen’aipasréussiàluiservircequej’avaisrépété,maisc’étaitbien.

Onétaitretournéstouslesdeux.Çam’aremuéjusqu’aufondetbeaucoupdechosesremontent…—Waouh!MonsieurCro-Magnoncondescendàévoquercequ’ilressent?Quelqu’unvousmenace?

Vousn’avezplusqu’uneheureàvivre?Etc’estmoiquevousappelez!Quelhonneur!—Vousditesn’importequoi,jenecomprendsrien.—Vousavezunevoixbizarre.Docteur,çava?—Mieuxdepuisquej’aitrouvévotrebouteilledeje-ne-sais-pas-quoipourlescrêpes.—Vousavezbu?—Ilenresteunpeu.Parcontre,j’aifinilerhum.C’estpasgrave,puisquevousnesaviezpasquoien

faire.Maisqueleschosessoientclaires:jevousinterdisdecoucheravecdeshommesoudevendreunreinpourenracheterunebouteille.Jelarembourserai.

—Jen’arrivepasàycroire!Vousavezbu,vous!—Leshérossesaoulentquandilssontmalheureux.—Vousêtesmalheureux?Vousvenezdemedirequeças’étaitbienpasséavecEmma.—Vousvousvoyezdiscuteruneheureavecl’enfantquevousn’avezpasvuegrandiretquiignorequi

vous êtes vraiment, en lui avouant ce que vous n’avez jamais dit à personne – pas même à vous

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d’ailleurs–maissanspouvoirluiconfiercequ’ellereprésentepourvous?Uncauchemar.Elleétaitlà,ellem’écoutait,etjenepouvaisrienluidiredecequ’elleestpourmoi.

—Docteur,sivousenavezbesoin,derrièrelesconservesvoustrouverezunebouteilledecognac.Jecroisquec’estdubon.C’étaitlecadeaudedépartdelamairiepourvotreprédécesseur,maisiln’étaitdéjàpluslàquandilsl’ontlivré.

—Jeneveuxplusboire,Pauline.Plusjamais.Enentendantlavoixtraînanteetpâteusedudocteur,Paulineétaitauborddufourire.Ilfitundrôlede

bruitetreprit:—Çayest,jepeuxdirequej’aiétéunalcooliquecomplet,unmisérablequiauraitputrahirtousses

amispourunegorgéedebibine.Çam’adurétroisheures.Maisc’estfini.J’aidécidédem’ensortir.Jevaismebattre.Jevousledislesyeuxdanslesyeux…

—Onestautéléphone,docteur.—M’enfous. Jevous jureque jevais remonter lapente.Cesera long,mais jesaisque jevaisy

arriver.Parcontre,Pauline,mêmesijevoussupplie,mêmesijevousdemandedel’alcoolàgenoux,necédezpas.

L’infirmièrepouffa:—Docteur,jesuisvraimentdésoléemaisjenepeuxpasvenirvousmettreaulit.Jedoisresteravec

Théo.— Pourquoi voulez-vous memettre au lit ? Créature perdue ! Infirmière lubrique ! Vous êtes de

mècheavecFrancis?—Docteur, écoutez-moi.Allez vous reposer. Étendez-vous, cuvez, et j’arrive le plus tôt possible

demainmatinaprèsavoirdéposéThéo.—Oui,madame.Embrassezmonfilspourmoi.Paulineentenditunbruitd’objetquichute,puislavoixaffoléedudocteurquivociférait:—Qu’est-cequiluiprend?Ausecours,lechatm’attaque!

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—Vousétiezconvaincuqu’ilsmettraientdesmoisàréagir…—Jel’auraisparié.Jenecomprendspas.Thomas parcourut à nouveau le courrier officiel pour s’assurer qu’il n’avait manqué aucune

information.—Ilsnedemandentmêmepasmonpointdevueouun rapportde fonctionnement. Jusqu’ànouvel

ordre,jesuisquandmêmeledirecteur!—D’oùsortcettefemmequivanousinspecter?—Apparemmentdubureaudesaffairessocialesdelaville.—Commentlesentez-vous?— Je ne sais pas trop, Pauline. S’ils envoient quelqu’un, c’est probablement que les critiques de

l’ancien directeur auront trouvé un écho. L’idée de fermer la résidence ne leur paraît pas siinenvisageablequecela.

—Vous rendez-vous compteduchocque celaprovoquerait cheznospensionnaires ?Ce serait untraumatismepourchacund’eux.Pourquois’enprennent-ilsànous?Onnedérangepersonneici.Onestcoincésentreunecasseetuneusineenruines–toutunsymbole!Personnenes’aventurejusqu’icimêmeenvoiture…

—Oncoûtedel’argent,Pauline,etsij’aibiensaisileclimatdepuismonretour,chacunsedébrouillepourengrappillerpartoutoùc’estpossible.

L’infirmièreeutungestedelassitude.—C’estpastoutça,maisjesuisenretardpourlestoilettes.Elleremontalecouloirpuis,arrivéeàl’angle,seretourna.—Voussavez,docteur,perdremonjobetêtreobligéedepartirn’estpascequimepeine leplus.

J’appréciecetendroit.Maisj’aimesurtoutcequej’yvis.Jemesuisattachéeauxrésidents.J’aimelesentendreraconterdesbêtises.J’aimelesvoirsechamailler toutens’inquiétantlesunspourlesautres.J’aimequemonfilsleurposedesquestions,etj’aimel’entendreéclaterderirequandiljouedehorsaveclechien.J’aimeaussibeaucoupallerm’asseoirauborddelarivièreavecvous.C’estsansdoutestupide,maisjemesensunpeucommedanslafamillequejen’aipasétécapabledecréer.

Thomasfitquelquespasverselle.—Jevouscomprends.J’aimoiaussibeaucoupàperdre.Jenem’attendaispasàcequej’aitrouvé

ici.Jedétesteraisneplusfaireéquipeavecvous.Chacunmemanquerait,mêmeMichaeletRomainquejen’ai pas le droit de loger.Mais heureusement, nous n’en sommes pas encore à plier bagage.Ce n’estqu’une inspection.Celame rappelled’ailleursuncassimilaire, surunpetitcampenAsieduSud-Est.Nousavionseuunproblèmedecegenre…

—Ques’est-ilpassé?

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—Ilsvoulaientnousdéménagerpoursimplifierlagestiondeslivraisonsdel’aidealimentaire.Ilsontenvoyédesinspecteurs,quiontfinalementprisladécisiondenouslaisserlàoùnousétions.

—Qu’est-cequilesadécidés?— On leur a fait croire que les trois quarts des réfugiés étaient intransportables ou hautement

contagieux.Unelueurpassadansleregarddel’infirmière.

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PaulineetMichael travaillaientàpréparer le soldupotager.Chacunétaitpartid’uneextrémitédupérimètre et progressait régulièrement, bêchant la terre avec application. Hélène, engoncée dans sonmanteauet levisageemmitouflédanssonécharpe,avaitprisplacesurunsiègede jardinet leur tenaitcompagnieengardantunœilsurleschatsquijouaientauxalentours.

—C’estunechancequelaterresoithumide,notal’infirmière,sinonjen’auraispasassezdeforcepourdescendreàdeuxfersdebêche.Etvous,Michael,vousvousensortez?

Lejeunehommeréponditsanss’arrêter:— Les travaux au poste de garde m’ont remis en forme. Si vous êtes fatiguée, laissez, madame

Pauline,jepeuxfinir.L’infirmièrerelevaunemèchedesescheveuxavecledosdesamain.— S’il vous plaît, laissez tomber le «madame ».Quand vousm’appelez ainsi, j’ai l’impression

d’avoirquatre-vingtsansoud’êtrelatenancièred’unemaisonclose.—J’auraiquatre-vingtsansl’annéeprochaine,relevaHélène.Mafoi,jepréféreraisavoirvotreâge

etêtrepatronnedebordel.—Vosenfantsnesontpasencorevenusvousrendrevisitecemois-ci?questionnaPauline.—Ilsontdesrendez-vousdechantiertouslesweek-ends.Lestravauxsepassentbien.Avecunpeu

dechance,jefêteraimesquatre-vingtsanschezeux.Paulines’abstintdetoutcommentaireetseremitàbêcher.Aupremiercoupde feu,Attiladétalacommeun lapinet leschatsdisparurentenunéclair,chacun

dansunedirectiondifférente.Lechocpassé,Hélènemaugréa:—EncoreuncoupdeFrancisavecsamauditepétoire…Ilfaitpeuràtoutlemonde.Vousimaginez,

sileschats,lechienetmoiavionsfaitunecrisecardiaqueenmêmetemps?Thomas sortit de la résidence et se dirigea droit vers le verger. Il remonta entre les arbres sans

feuillesettrouvaFrancisàsonpostedetirhabituel.Maisiln’étaitpasseul:RomainetThéoétaientàsescôtés.Lepetitétaitsurexcitéetlegrandàpeinemoins.

—Bonjour,messieurs!lançaledocteur.Puisilajoutaàl’intentiondeRomain:—JevousaivusortiravecThéoetquandj’aientenduladétonation,j’aieupeurquevousnevous

retrouviezdanslalignedemire.—Ona rencontréM.Lanzacqui sepréparait. Ilm’aproposéd’essayer. J’ai toujourseuenviede

fairedutir…—Moiaussij’enaienvie!trépignaThéo.Francisrassuraledocteur:—Ne vous en faites pas, j’ai l’habitude de former des jeunes et je ne plaisante jamais avec les

consignesdesécurité.

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LeColonelrepritlesexplicationsdestinéesaujeunehomme.—Ici,lelevierdechargement.Là,lecrandesécurité…Unfaitattira immédiatement l’attentiondudocteur.M.Lanzacétaitpeut-êtreunvieilhomme,mais

l’assurancede sesgestes autourde l’armene renvoyaitpascette image.Sesmouvementsextrêmementprécis et son toucher qui n’avait rien d’hésitant contrastaient avec son allure de papi débonnaire. Sesdoigtsglissaientd’unepartieàl’autresanslemoindretremblement.

Autermedesonexposé,Francistenditl’armeàRomain.—Nepointejamaislecanonversautrechosequetacibleoulesol.Viselaboîtededroite.Cellede

gaucheserapourThéo.Vousaurezdroitàunecartouchechacun.Lejeunehommeacquiesçapuisépaula.— Place tes pieds de façon à être stable. Celui de l’arrière doit être perpendiculaire à l’autre.

Respirecalmement.Cen’estpasunjouetquetutiens.Cefusilpeuttuerunbonhommeàsixcentsmètres.Romainvisaavecapplication.—Lacrossecaléeentretajoueetlecreuxdetonépaule,commesitacopinetefaisaituncâlinetque

tulatenaisserrée.Thomass’étonnadelacomparaison.—Tamiresurl’objectif.Tuajustes,tubloquestarespirationettupressesladétente.—OK.Lejeunehommeseconcentra,sousleregarddestroisautresquisetenaientenretrait.Àpeinelecoupparti,laboîtevalsaentintant.—Bravo,jeunehomme!Pasmalpourunpremiertir.Carc’estlapremièrefois,n’est-cepas?—Quandj’étaispetitàlafêteforaine…—Àblanc, ça ne compte pas. Si tu vois ce que je veuxdire…, fit-il avec un clin d’œil appuyé.

Bienvenuedans lemondedeshommes.Etmaintenant, remets-moi ton armeet va ramasser la boîte ensouvenir.

Contentdelui,Romainsedirigeaversletalus.Thomaseutlanetteimpressionquelejeunehommeavait rougià l’allusionviriledeFrancis.Àsonâge, ilaurait sansdoute réagipareillement,mêmes’ilétaitdéjàpapasanslesavoir.

Avecprécautionpourménagersondos,leColonelsebaissaafindeseplaceràlahauteurdeThéo.—Mongrand,jevaistelaissertirer,maistudoismepromettredefaireexactementcequejetedis.

Ons’estbiencompris?Legaminhochalatêtesansquitterl’armedesyeux.Iltenditlesmainspourlaprendre.—Tu es le plus jeune tireur que j’aie jamais formé, ajouta Francis. Tamère ne va sûrement pas

apprécierquetumanipulesunenginpareil,maisilvautmieuxquetulefassesmaintenantavecunproqueplustardavecdesabrutis.Tantpis,ellemepriveradebiscuitsaucitron.

Thomass’approcha.—Vousêtescertainquec’estsansdanger?—Pourquimeprenez-vous,doc?Ilnerisqueriend’autrequ’unsouvenirquilemarqueraàvie.—Sivouspouviezluiépargnerlessous-entendusgrivois…Lorsquelepetitposasesmainssurl’arme,sesyeuxs’écarquillèrent.—Prends-le.Iln’estpasencorechargé.Théofaillitlâcherlefusiltantilétaitlourdpourlui.—Çapèse,hein?L’enfantapprouvamaisrésistapoursemontreràlahauteur.—FaiscommeRomain,épaule.LeColonelsouleval’extrémitéducanonpourl’aider.

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Thomasobservaitlascèneavecunmélangedetendresseetd’intérêtclinique.Unvieuxmâleétaitentraind’enseigneràunjeune.L’unavaitenviedetransmettre,l’autred’apprendre.Àcetinstant,entreeux,existait un lien de confiance et d’écoute remarquable.Unpère et un fils ne se seraient pas comportésdifféremment.Pourtant,leColoneletThéon’avaientaucunliendeparentéd’aucunesorte.

Romainrevintenbrandissantsaboîtedeconservecommeuntrophée.—Jolicarton,vousnetrouvezpas?—Rienàdire,c’estdubeauboulot,commentaleColonel.Puisl’ancienmilitaires’adressaaupetit:—Maintenantquetoncollègueadégagélazonedemanœuvreaprèsavoirtirésonpremiercoup–

clind’œilaudocteurquisoupira–,c’estànousdejouer!Tuasbiencompris,Théo:tucaleslacrossecontretajoueettumaintiens.Tuvises,turetienstarespirationettutires.

L’enfantétaitdéjàentraindeviser.—Jevaischargerl’armepourtoi,annonçaleColonelenlamaintenantavecdextérité.L’impatiencedeThéoétaitpalpable.—Doucement, jeune homme, tempéra le Colonel. Jamais d’empressement. C’est une arme. C’est

dangereux.Sais-tuqueledocteuriciprésentareçuuneballedanslacuisse?Il fallait une information de ce calibre pour réussir à détourner le regard du gamin de sa cible.

L’enfantdévisageaThomasavecadmiration.—Nemefixepasainsi,mongrand,fitcelui-ci.Déjàquetamèremeprendpourunhéros…Tun’as

qu’àtedirequej’aimoiaussiétéunelarvedeCPetquetum’auraisprobablementsortiduterraindefootétantdonnélafaçondontjejouais.

—C’estvrai?demandaRomain.Vousvousêtesréellementprisuneballe?LeColonelréponditàlaplacedudocteur:—Ilauraitpucrever!Silafémoraleavaitététouchée,ilyrestait!Vouslevoyezlàavecsatronche

dechienbattu,maiscetypeestunaventurier.Ilméprisaitledanger,ilprenaitdesrisquesinsensés.C’estenaidantdesinnocentsàpasserlafrontièrequ’ils’estfaitmitrailler.

—N’importequoi!—Vousavezprisuneballe,ouiounon?—J’aireçuuneballe,maisçarelèvedel’accident.Lacirconstancen’avaitriend’héroïque.LerireduColonels’interrompitquandildébloqualecrandesécurité.—Pasdeblague,Théo.Cettefois,c’estpourdevrai.L’enfantprit son temps, clignantdesyeuxpendantque leColonelmaintenait l’armepour l’aider à

viser.—Applique-toi,mongrand.C’estmatoutedernièrecartouche.Jesuisheureuxquecesoittoiquila

tires.Théon’apassaignédunez,maisFrancisapleuré.

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—Il faut que vous vous teniez plus serrés, sinon on ne verra pas tout lemonde, lançaRomain àl’intentiondugroupe.

Attila n’était pas le plus compliqué à gérer. Il était assis sagement aux pieds de son maître, sesoreillesbiendressées.

—Onvoitbienlarésidencederrièrenous?demandaledocteur.—Leproblèmen’estpaslà.Surlaphotoquevousm’avezmontrée,vosamisontl’airdixfoisplus

souriantsquevous.Thomasencouragealesrésidents:—S’ilvousplaît,c’estjusteunephoto.Essayezdepenseràquelquechosedejoyeux!Théo,quiavaittenuàposeravecsaboîtedeconservetrouée,commentaenconnaisseur:—Ilfautdire«ouistiti»!Pauline,quisetenaittoutprèsdudocteur,luiglissa:—Moi,pouravoirlabanane,ilmesuffitdepenseràvous…—Vousallezencorevousmoquer.—Mêmesurmonlitdemort,latêtequevousavezfaitelematinoùjevousairéveilléaprèsvotre

cuitemeferaencorepleurerderire.Latouchequevousaviezquandjevousaitrouvéallongéparterredanslecouloir,toutdébraillé,aveclechatendormisurledos…

—Etc’estmoiquin’aiaucunepitié?—Pardon,jem’enveuxterriblement,réponditPaulineentredeuxrires.Romaingrogna:—Docteur, excusez-moi,mais ce n’est pas un sourire que vous faites.On n’y arrivera pas. Et la

dameaveclemanteaumarron…Thomass’adressaàsapensionnaire:—Chantal,jevousenprie…—Jedétestelesphotos,ronchonnalavieilledame.Unefoisqu’ellessontfaites,onnesaitjamaisoù

çava.J’aivuunreportageàlatéléoùilsprévenaientquedesgenslesrécupèrentpourenfairelaunedesmagazinesdemodesansvousverseruncentime.

Francisexplosaderire:—Je suisprêt àacheter lemagazinedemodequi fera sacouverture sur toi !Avec ta tronche, ce

seraitplutôtunmagazinedebricolage!Etdansledossierspécialravalement,tureprésenteraislaphase«avantledébutdestravaux»!

—Àmoinsquetunefasses lacouvertureduhors-sériespécialcanicheà touffebleuesur la tête!renchéritJean-Michel.

Chantalseretournaetfusillalesdeuxhommesduregard.

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—Ne les écoutez pas, Chantal, intervint le docteur. Ils sont méchants. Personne ne volera votrephoto. Si vous faites un beau sourire, je vous promets de vous donner la réponse à la question à unmillion.

TouslesregardssetournèrentversThomasaumomentoùRomainprenaitlaphoto.—Vousavezvraimenttrouvélasolution?demandaavidementFrançoise.—C’estpasdescraques,doc?Hélèneinsista:—«Videlesbaignoiresetremplitleslavabos»,huitlettres?—Laréponsem’estvenuependantlerécitaldeMichael.Etpuissavoixm’afaitpenseràtellement

d’autreschosesquej’aioublié.—Donnez-moi cette réponse, suppliaChantal.Rien qu’àmoi, au creux de l’oreille, les autres ne

regardaientpaslejeu.—Onveutsavoirquandmême!protestaJean-Michel.—Sit’avaispasfaitpéterlesplombsonsauraitdéjà!répliquaChantal,énervée.—Voussouriezd’abord,déclaraThomas,etjevousdisaprès.—C’estunodieuxchantage!s’élevaFrancis.Paulinemurmuraaudocteur:—Ditesdonc,vousdevenezsuperdurenaffaires!Jemedemandesivousnem’avezpasarnaquée

avecmavoiture.Romainprituneautrephoto.—Docteur,vousneviendrezpasvousplaindredevotretête,jen’ypeuxrien!lança-t-il.—Excusez-moi,Romain.Allez,onyva,toutlemonde,s’ilvousplaît.Latroisièmephotofutlabonne.—Elleestsuperbe!annonçaRomain.Vousêtestoustrèsbien.—Vouspouvezêtrefier,fitPauline,hilare,audocteur.Extorquerunsourireparchantageàdespetits

vieux,ungosse,unréfugiéetunchien,letoutimmortaliséparunjeunetypequevoushébergezentouteillégalité,danslebutdefrimerauprèsdevoscopainsindiens…Franchement,iladuplombdansl’aile,lehéros.

—Vousoubliezl’infirmièrequin’apastoutesatêteetquifaitpasserunparfaitinconnupourlepèredesonfilsauprèsdeladirectiondel’école…

—Onestdesgensformidables,vousnetrouvezpas?ThomasetPaulinepartagèrentunrirecomplètementimmoral,puisledocteurallarejoindreRomain.—Mercipourcecoupdemain.Est-cequej’abusesijevousdemandedem’aideràl’envoyerpar

mailàmonpote?Romaindésignadumentonlegroupequiattendaitderrièreledocteur.—Jeveuxbienvousaider,maisjecroisqu’ilsveulentd’abordlaréponse…Enseretournant,Thomasdécouvritl’attituderésoluedelapetitetroupe.—Charmant,unvraigang!Ilnevousmanqueplusquelesbattesdebase-balletlesHarley.—Onveutsavoir!lesommaChantal.Huitlettres,pasunedeplus,pasunedemoins.Thomass’exécuta.—J’ai trouvé la solutionalorsqueMichaelnouschantaitunaird’opéra.C’estdevenuévident. Il

s’agit de l’entracte ! Lorsqu’il sonne, les gens quittent les balcons qui surplombent la salle – lesbaignoires–etvontserafraîchirauxlavabos.

Silence.Unoiseaupassaauloinencriant.Théodéclara:—Ellevautvraimentunmillion,cettedevinettepourrie?Alorsjesuismilliardaire,parcequej’en

connaisplein.VoussavezcequeditTotoquandilrencontreunSchtroumpfavecunpétardallumédanslesfesses?

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Paulineplaquavivementlamainsurlabouchedesonfils.—Personneneveutsavoir,mongrand.Personne.Jamais.—Maissi,moiçam’intéressevachement!protestaFrancis.

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Cettefois,ThomasavaitentenduPaulineapprocher.Peut-êtreparcequeleventétaittombé,peut-êtreaussiparcequ’iltendaitl’oreilleenespérantsavenue.Ledocteursedécalapourluifaireuneplacesurlebancauborddelarivière.

—Ilsprévoientdelapluiepourlafind’après-midi,annonça-t-elle.—Quivivraverra.—J’ail’impressionqueleschatsneviennentplustroptraînerparici.—Chatéchaudécraintl’eaufroide…—OK,j’aicompris,onjoueaujeudesproverbes.Àvousdemedirequelquechose.Thomaspritconsciencequesesréponsespouvaientparaîtredistantes,alorsqu’ilétait trèsheureux

quePaulinesoitprèsdelui.—C’estgentildevenir,çamefaitplaisir.—Tantvalacrucheauborddel’eau,qu’àlafinjevaismecasser.—Çaneveutstrictementriendire.—Comprennequiveut,comprennequipeut.Égalité.—Avez-vousréussiàleurparler?—Quiveutallerloinménagesamonture.Paulinebonditdesaplaceetlevalesbrasensignedevictoire.—J’aigagné!Troisàdeux!Ellecommençaàcourirautourdubanc,ensaluantunefouleimaginaireetenclamant:—C’estunmagnifique tourdepistequenousoffreMissChoplin,qui abattu le légendaireSacré

Loulou…—C’estbon,Pauline,j’aicomprislemessage,revenezvousasseoir.—Désormais,docteur,vousserezsanctionnépourtoutephrasequiferamoinsdequatremots.Ilest

tempsqueMonsieurCro-Magnonapprenneàcommuniquer.Ilréfléchituninstantetdemandaenprenantsoind’articuler:— Avez-vous pu annoncer la visite de la contrôleuse des services sociaux aux résidents et les

préparerpsychologiquement?Paulinefitsemblantd’essuyerunelarme.—C’esttropbeau,çarimeenplus.L’hommerustrevientd’inventerlapoésie!—Pauline.—Pardon, docteur. InfirmièreChoplin au rapport.Conformément à notre décision, j’en ai parlé à

chacun,entêteàtête,pendantleurssoins.—Commentont-ilsréagi?—Jelestrouvetrèsresponsables…etdécidésànepasselaisserfaire.Ilsneveulentbienentendu

paspartir.Ilsontproposédesidées.

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—Évitonsdeleslaisserfairen’importequoi.—Écoutons-lesquandmême.Ilyapeut-êtredeschosesàpiocher.—J’oseàpeineimaginerlerésultat…Commeunchatquis’amuseavecunbouchonpenduàunfil,Paulineessayad’attraperlabranchedu

sauleau-dessusd’elle.—Cematin,quandjesuisarrivée,jevousaitrouvépréoccupé.Mêmesivousavezsourideuxfois

aujourd’hui,lecœurn’yétaitpas.Dessoucis?—Vousobservezbeaucouplesgens.—Surtoutvous.LafranchisedelaréponsedésarmaThomas.—J’aiapprisledécèsdequelqu’unquejeconnaissaisenInde,avoua-t-il.Unvieilhommeavecune

drôledevie.Ilaurasurvécuàbeaucoupdeviolencespourfinalementsefaireavoirparuneinfection.—Jesuisdésolée.Etmoiquifaisl’andouilleavecmesproverbes…—Lamortestleguideduvivant.C’estunproverbeindien.Troisàtrois,jereviensauscore.—Ilyavraimentunproblèmedansvotretête.—Chaquefoisquequelqu’unquej’aiconnumeurt,jem’interrogesursonparcoursetjemedemande

cequesavienousenseigne.—Vouspourriezaussiapprendredesvivants.—C’estvrai.—Qu’avez-vousretirédelaviedecemonsieurindien?—Paranjay,ils’appelaitParanjay.Sijedoisretenirquelquechosedupeuquejesaisdelui,c’est

quecenesontpaslesépreuvesquionttoutesleschancesd’avoirnotrepeauquisontforcémentlesplusdangereuses.Jen’enétaispasplusprochequecela,maisjesaisquelà-bas,çadoitleurfairedrôle.C’estunepetitecommunautétrèssoudée.Ilsprennentsoindeleursanciens.

—Commenousici.—Là-bas,ilneviendraitàpersonnel’idéed’envoyersesparentsenmaisonderetraite.—Vouscroyezquenosrésidentsontdesmotifsdeseplaindre?—Non,grâceàvous.—Vousfaitesvotrepart.Je trouvequel’ambiancenecessedes’améliorer.Tout lemondesemble

plusheureux.MêmeRomainal’airdes’êtreattachéaulieu.—Tantmieux.—Etvous?—Commentça,moi?—Vousêtes-vousattachéaulieu?— Je vais être honnête, Pauline : je ne sais pas trop où j’en suis. Je suis revenu en France pour

découvrirmafille,etvousêtesbienplacéepoursavoircequeceladonne.Jelaconnais,jel’observe,etjeluiaimêmeparlé.Maisj’ignoreoùcelavameconduire.Jen’aijamaisétésiproched’Emmaquelorsde savisitemaisdepuis, j’ai l’impressionque jem’en éloigne. Il devient quasiment impossiblede lasuivre.Elleestpartoutautourdemoi,à traversses jouets, sonmec,mespensées,maiselle restehorsd’atteinte.

Thomasinspiraprofondément.—J’ignoresij’aiunfuturavecelle.Jesuispeut-êtrearrivétroptard,pasdelabonnemanière.Son

histoireetlafaçondontellemeperçoitaujourd’huim’empêchentdeluidirelavérité.J’ail’impressiond’êtredansuneimpasse.Àquoicelaservirait-ildetoutefaçon?Onneréécritpaslepassé.Alorsjemedemandeàquoitoutcelaaservi.

—Vousregrettezd’êtrerentréenFrance?

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—Lesraisonsquim’ontpousséàquitterAmbarn’ontpastenuleurspromesses.Maisj’aitrouvéiciquelque chose que je n’attendais pas. Ce que vous m’avez dit l’autre jour dans le couloir m’a faitréfléchir. Moi aussi j’aime vivre avec vous, avec vous tous. À mon arrivée, pendant les premièressemaines,souvent,j’airêvédemeréveillerauvillageetdesortirretrouverceuxauxquelsjetienslà-bas.Cen’estpaslestrahirdedireaujourd’huiquejesuisheureuxdemeréveillerici,mêmedanslecouloirenayantservidecoussinchauffantauchat.Jecroisquesanslesavoir,j’avaisbesoindecequej’éprouveici.

—Docteur,dansmacarrière,jen’aijamaisvupersonnemourirdefaim,oudesoif,oud’uneballe,maisj’enaiconnubeaucoupquisontmortsparmanqued’amour.

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ArrivédevantlachambredeFrançoise,ledocteurs’adressaunedernièrefoisàl’inspectrice:—Jemedoisdevousavertir,madame.Vousallezdécouvrirdespersonnesâgéesdontlavien’est

pasfacile.Pourcertains,ellenetientmêmequ’àunfil.Lorsdemarécentearrivée,j’aimoi-mêmeétéémudemesureràquelpointilssontfragiles.Ilsviventsouventleursderniersinstantsdebonheur,etlesdéplacerlesachèveraitàcoupsûr.Cen’estpasledirecteurquivousparle,maislemédecin.

—Jesuislàpourenjuger.Nousnesommespasdesmonstres.Thomasprituneexpressiondecroque-mortetouvritlaporte.MmeQuenonavaitsoignésonpersonnage.Elleétaitétenduedanssonlit,droitecommeunpiquet,ses

couvertures remontées jusqu’au cou. Elle affichait un teint blafard – obtenu avec la complicité et lemaquillagedePaulineetdeChantal.

Thomass’approchad’ellesurlapointedespiedsetfitsigneàl’inspectricedelerejoindre.—Vousavezdelachance,elleestconsciente,dit-ilàvoixbasse.Puisaurasdel’oreilledeFrançoise,ilhurla:—MadameQuenon!Vousavezdelavisite!L’ancienne institutrice, sans doute désormais sourde pour un bon moment, fit preuve d’une

remarquablemaîtrise en n’affichant qu’une réactionminimale. Tout était parfait : le regard perdu, lesgestesépuisés,larespirationsouffreteuse.

D’unepetitevoix,elledemanda:—C’estunenfantquivientmevoir?—Elleétaitmaîtresse,précisalemédecinàlavisiteuseenaparté.—Bonjour,madame!crial’inspectriceaussifortqu’ellelepouvait.—Unepetitefille?Commec’estmignon.Tum’asfaitundessin?—Ellen’aplustoutesatête,commentadiscrètementThomas.Etencore,vouslavoyezdansunbon

jour.—FaisdoncunbisounetàméméFrançoise,mapetite.L’inspectricesecabra.Ledocteurl’invitad’ungestedelamain.—Vousferezsonbonheur,madame.Vousêtesauxaffairessociales.Personnenesaitmieuxquevous

àquelpointlesgensendétressesontsensiblesauxmarquesd’affection.Àcontrecœur,dégoûtéeparlacouleurcadavériquedelapauvrevieille, lavisiteusel’embrassadu

boutdeslèvresetseretiravivement.—Jocelyne,c’esttoi?Tuasfaittesdevoirs?Ledocteurentraînalavisiteuseverslasortie.—Nousdevonslalaisser,caraprèsuneforteémotion,ellepeutdevenirviolente.—Maisvousvenezdedirequesijel’embrassais,çaluiferaitplaisir!

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—Biensûr,maisavantd’éprouverdelajoie,elletraversed’abordunephasecaractérielle.Cen’estqu’après ses bouffées de rage incontrôlée que ce qu’elle a vécu de positif lui revient.Rassurez-vous,chèremadame,votregested’unegrandegénérositén’aurapasétéinutile.

En pénétrant dans la chambre suivante, le docteur et la visiteuse découvrirentHélène en train deparleràsonchatenpeluchesuruntonpéremptoire.

—Tuasététrèsméchante.Jevaistecouperlesoreilles,vilainebête!Pouragrémenterletableau,MmeTrémélioavaitenfilétoussesvêtementsàl’envers.—Dequoisouffre-t-elle?demandal’inspectrice,impressionnée.—Allez savoir. À son âge, plus personne ne prend le temps de faire de diagnostic sérieux. On

s’évertueseulementàretarderlaprogressiondumalquiravagesonesprit.LerôledeMlleChoplinestd’ailleurs très important sur ce point. Elle joue régulièrement au Scrabble avec les patients.Malheureusement,MmeTrémélion’aplusledroitdejoueràcejeu.

—Pourquoidonc?—Ellebouffeleslettres.Ellenousafaituneocclusionavecun«w».—Lapauvre.Lorsqueledocteurrefermasaporte,Hélèneétaitentraindemenacersonchatdeluiabattresurla

têteleplusgrostomedeMonpatron,monamour.

LavisitesepoursuivitchezJean-Michel,quel’inspectrice–deplusenplusmalàl’aise–découvritassisparterreenslip,lenezcolléaumurqu’ilfixaitd’unregardhalluciné.Deschaussettesenfiléessurlesmains,ilchantaitdoucement–faux–desairsbeaucoupmoinsjolisqueceuxdeMichael.

—Qu’est-cequ’ila,celui-là?—Uncastrèsspécial,cemonsieurFerreira.Jen’avaisjamaisvucelaavant.Sionluidemandede

s’arrêterdechanterpour luiparleroupour lenourrir, ilsegriffe levisage.Ilse lacère jusqu’ausang.Comme vous pouvez le constater vous-même, voilà plusieurs semaines que nous avons réussi à l’enempêcher,etsonvisagesemblepresquehumain.

—C’estterrible…—Ilya toutdemêmedebeauxmoments.Parfois, l’infirmièreoumoichantonsavec lui.Alors il

pleuredejoie.Voulez-vousessayer?C’estinoubliable.—J’en suis certainemaisnon,merci. Jen’aipas trop le tempset jen’ai aucune idéedecequ’il

chante.L’inspectricejetauncoupd’œilrapideàlapièceetnes’éternisapas.

Danslachambresuivante,Francisavaitparticulièrementtravailléledécor.Ilétaitalitédanscequi

ressemblaitàuneunitéderéanimation.Desperfusionsetdesfilsélectriqueslereliaientàtoutessortesd’instrumentsmystérieux. Le tout avait été fabriqué avec les vieux tuyaux d’aquarium abandonnés parl’équipe de la crèche.Même la pompe à air des poissons avait repris du service pour l’occasion etronflaitenfond.Pauline,quis’affairaitsurlespansementsdumalade,levalenez.

—Bonjour,madame,pardondenepasêtrevenuevousaccueillir,maisc’estlejourderemplacementdespansementsdeM.Lanzac.

—Nevousinquiétezpas.Jevoisquevousavezàfaire.Maisdites-moi,docteur,cebravemonsieurnedevrait-ilpassetrouveràl’hôpital?Vousn’êtespascensésêtreunerésidencemédicalisée…

—Nousensommesconscients,maisiln’apastoujoursétéainsi.Nousnousefforçonsderespecterladernièrevolontéqu’ilaitexprimée.Ilasuppliédepouvoirfinirsavieaveclavuesurcejardinquiluiadonnétantdebonheur.

Francissortitbrutalementdesaléthargieethurla:

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—Bouffon!Salope!L’inspectricerecula,horrifiée.Ledocteur,unpeudécontenancé,expliqua:—IlestaussiatteintdusyndromedeGillesdelaTourette.—MonDieu…—Dans son état, ce n’est pas le plus grave.Nous avons fini par nous habituer, et les autres sont

sourds.LedocteurrefermalaporteaumomentoùFrancishurlait:—Quéquette!Pute!

Enseprésentantdevantladernièreporte,l’inspectricen’étaitpasrassurée.Thomasnonplus,àvrai

dire.—Vousn’avezquecinqrésidents,c’estbiencela?— Oui, nous sommes bientôt au bout. Chantal est la dernière. Pardonnez-moi cette question

indiscrète,maisêtes-vousàjourdevosvaccins?—Pourquoimedemandez-vousça?—Onn’estjamaistropprudent.Aumomentoùledocteurallaitouvrir,l’inspectricel’arrêta:—Jenesuispascertained’êtreàjourpourl’hépatite.— Ce n’est pas le plus grave. Restez derrière moi et ne vous formalisez pas, Chantal est assez

spéciale…L’employéedesservicessociauxreculadequelquespas.Ledocteurdéceladanssonregardquelque

chosequiressemblaitàunepeurpanique.Ilouvritlaportecommeonlèvelerideaud’unthéâtre–saufqueletableaun’avaitrienàvoiravecla

pièce écrite. Thomas lui-même eut la tentation de fuir en découvrant Chantal debout aumilieu de sachambre,entièrementrecouvertedesacsàpatatesterreux.Souslatoiledejute,onnevoyaitriend’elle,ni son visage, ni sa forme, seulement une silhouette grotesque dont s’échappait un bras décharné quiagitaituneclochette-souvenirrapportéedesAlpes.

—Fuyez!grinçaChantald’unevoixd’outre-tombe.Scellezcetteportemauditeetabandonnez-moiàmonfunestesort.

Parréflexe,l’inspectriceseprotégealabouche.Nielleniledocteurn’osèrentfranchirleseuil.— Fuyez ! répéta Chantal de son horrible voix rauque. J’ai la télé et des gâteaux secs, je m’en

sortirai.Elleagitaavecfrénésiesaclochetteetfitunpasverseux.L’inspectricepoussauncrideterreuretThomasrefermalaporteprécipitamment.—Qu’est-cequ’ellea?Lalèpre?—Uneformetrèsrare,maisquiheureusementestloind’êtreaussivirulentequecellequisévissait

auMoyenÂge.—Maisjecroyaisqueçan’existaitplus!—C’estunpeucommelesvieuxlégumesd’autrefois,onlespensaitdisparus…—Elledevraitêtreplacéeenquarantaine.—Inutile,jevousassure,lessacsàpommesdeterresontplusimpressionnantsquesapathologie.Sachantlavisitefinieetsoncalvaireterminé,l’inspectricerepritsesesprits.—Voussavez,docteur,jenecomprendspasdutoutpourquoil’anciendirecteurarédigéunrapport

pareil.—Moinonplus.Sansdouteunesortedevengeancecontrecelieutropexigeant.—Vousdevezavoirraison.Toutàfaitentrenous,lavilleprépareunprojetderéaménagementdece

quartier. Le maire veut y implanter des logements en le redynamisant. L’usine va prochainement être

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vendueaveclesparcellesenvironnantes.—C’estdoncça!—Lesservicesdel’urbanismevoudraientrécupérercebâtimentquiappartientàlacommune,etle

terrainattenantpourlesvendreauxpromoteurs.«Pouffiasse!Morpion!»hurlalavoixdeFrancis.L’inspectricereculaverslasortieetajouta:—Maisnevousenfaitespas,jevaisrédigerunrapportquivousgarantiralatranquillité.—Merci beaucoup,madame.Aunomdes résidents, je vous remercie sincèrement.Même s’ils ne

s’endoutentpas,c’estgrâceàvousquelesoleilbrillerasurleursderniersprintemps.—Comptezsurmoi.Boncourage,docteur.Vraiment.Aumomentoùlapauvrefemmeserraitlamaindumédecinavantdes’échapper,unclaquementsec

retentitdanslehallettoutesleslumièress’éteignirent.— C’est sûrement M. Ferreira, expliqua le docteur. Il s’électrocute régulièrement. Je dois vous

laisser.L’inspectricenedemandapassonreste.

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La petite troupe n’eut pas le loisir de savourer le numéro qu’elle venait de donner car cette fois,Frankensteinavaitbeletbienprislafoudre.

LorsqueleSamuarriva,Jean-MichelétaitinconscientetThomas,trouvantsonpoulstropfaible,avaitpréférépratiquerunmassagecardiaque.Pourlapremièrefoisdepuissonretour,ilétaitallécherchersatroussed’urgence.

Lorsquelessecouristesévacuèrent leblessédesachambre, lesrésidents l’attendaient tousdanslehall, formantune tristehaied’honneur.Chantal tenait lebrasd’Hélènepour la soutenir, l’une toujourshabilléede ses sacset l’autreavec sesvêtementsà l’envers.Envoyant lecorpsétendupasserdevantelle, Hélène détourna le regard. Tout ce qui lui donnait l’impression de revivre la récente perte deMmeBerzhaétaitau-dessusdesesforces.Françoise,leteintencoreplusblafardquesonmaquillage,etFranciss’agrippaient l’unà l’autre tellement lechocétait rudepoureux.Voir leurami inertesoussonmasqueàoxygèneétaitunspectacleplusquedouloureux.Tousdeuxsavaientqu’àsonâgecommeauleur,partiràl’hôpitalrevientsouventàpartirtoutcourt.

Aupassagedelacivière,ChantalcaressalamaindeJean-Micheletdemandaàl’urgentiste:—Ilvas’ensortir?—Troptôtpourledire.Maisnevousenfaitespas,onvaprendresoindelui.Autoucher,lamaindeM.Ferreiraétaitencorechaude.Chantalsesentitrassurée.Tantqu’ilyadu

chauffage,c’estquequelqu’unhabiteencoredanslecorps.Lesgensquis’envontcoupentlachaudière.Le groupe sortit dans la rue pour accompagner le blessé jusqu’au véhicule d’intervention. Le

nounours géant de la façade, illuminé par les lueurs bleutées des gyrophares, semblait lui aussi trèsinquiet.Lesurgentisteschargèrentlebrancarddansuncliquetismétallique.Paulineétaitsansdoutecelledontl’émotionétaitlaplusévidente.

—Qu’est-cequiluiapris?demanda-t-elleàThomas.Lemédecinsaisitdoucementlevisagedel’infirmièreetl’obligeaàleregarder.—Pauline, jeparsavec lui.Jene le lâchepas.Jevousconfie lamaison.Vousallezpouvoirvous

arrangerpourThéo?—Sansproblème.Prenezsoindelui.Jevaism’occuperdeceuxquirestent.Thomasmontadanslefourgonàcôtédubrancard.—Jevousdonnedesnouvellesdèsquepossible.Lechauffeurrefermalaportearrière.LedocteurpritlamaininertedeJean-Michel.L’ambulancedémarraaumomentoùMichaelrejoignaitlegroupedanslarue.Ilsétaienttousblottis

les uns contre les autres.Les voir s’éloigner à travers le hublot rappela àThomas l’image du villagerapetissantdans la lunettearrièrede lavoiturequi leconduisaità l’aéroport. Iléprouvaaussiquelquechosequ’iln’avaitjamaisressentiauparavant.

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LorsqueletaxidéposaThomas,lanuitétaittombéedepuislongtemps.Contrairementàl’habitude,lehall de la résidence était encore éclairémalgré l’heure tardive.Àpeine lavoiture arrêtée,Pauline seprécipitaàsarencontre.

—Alors?—Ila reprisconnaissanceetm’a reconnu.C’estbonsigne. Il s’était endormiet ses signesvitaux

étaientsatisfaisantsquandjesuisparti.Lecardiologueditqu’ilalecœursolideparcequ’àsonâge,uneseuledesesélectrocutionsauraitpusuffireàletuer.Etici,çava?Commentréagissentlesautres?

—Toutlemondevousattend.Jevousaipréparéunecollation,maisjesupposequevousn’avezpasd’appétit…

—C’estgentil,Pauline.Jecrèvedefaim,maisonverraplustard.Pauline n’avait pasmenti.Dans le salon, ils étaient tous là,mêmeMichael etRomain. Six paires

d’yeuxétaientbraquéessurluidansunsilencesépulcral.SeptencomptantAttila.—Ilesttoujoursvivant?demandadirectementChantal.—Oui.Ilvaaussibienquepossibleétantdonnécequ’ilasubi.Ledocteurdétaillaparlemenulepassageauxurgencesetfituncompterenducompletdesexamens

pratiqués.Lebutétaitderassurer.Mêmesilesrésidentsn’encomprenaientpastoujourslesenjeux,celaleurpermettaitdeprendreconsciencequetoutétaitfaitpouraiderM.Ferreira.

—J’ail’habitudedessituationsd’urgence,rappelaThomas,etjepeuxvousassurerqueJean-Michela eu beaucoup de chance d’être pris en charge aussi vite et aussi bien. Je suis impressionné par lesmoyensmisenœuvre.Danslaplupartdesvillesoùj’aipratiquésurdifférentscontinents,iln’auraitpaseu le quart du potentiel de soins et de l’expertise dont il a bénéficié aujourd’hui. Même s’il estimpossibledeprédirelafaçondontsonétatvaévoluer,vouspouvezêtrecertainsqu’ilyapeud’endroitsoùilauraitdemeilleureschances.

—Lorsqu’ilareprisconnaissance,a-t-ilparlédenous?demandaFrançoise.—Non,maisnevousformalisezpas.Ilm’areconnuparcequej’étaisprésentdevantlui.Lesseuls

motsqu’ilaprononcésconcernaientsafemme,qu’ilsouhaitaitquejeprévienne.—Docteur,intervintHélène,nousavonsquelquechoseàvousavouerausujetdeJean-Michel.Elleconsultalesautresd’uncoupd’œilettousl’encouragèrent.—Nousnoussentonsresponsablesdecequiluiestarrivé.Thomaslevalamainpourl’interrompre:—Inutiledeculpabiliser.Vousn’yêtespourrien.Aucundevous.—Si,coupaFrançoise.Nouslesommestous.Hélènereprit:—Vousvoussouvenezcertainementqu’ilmangeaitbeaucoupdebonbons…—Biensûr,etjeluiaidemandéd’arrêter.

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—Ilacontinué,etamêmeaugmentésaconsommation,révélaFrancis.—Commentça?—Chaque fois quenous allions au supermarché, nous achetionsdes friandises, à tour de rôle, en

prétendantquec’étaitpournous-mêmes.Maisnousluidonnionstout.LedocteuréchangeaunregardavecPauline,quin’étaitvisiblementpasaucourant.—Pourquoiavez-vousfaitcela?Voussaviezqu’enl’encourageantdanscetexcès, ilsemettaiten

danger.—Onnel’apasfaitpourlerendremalade,doc,maispourl’aider.—Comment espérez-vous aider quelqu’un en lui ruinant son tauxde glycémie ?C’est du suicide,

surtoutàsonâge!Avait-ilenviedemourir?—Non,Thomas,fitdoucementHélène.Maisildésiraitrejoindresafemme.Ilétaitprêtàtoutpour

cela.Ilvoulaitavoirdudiabète,commeelle,pourseretrouverdanslemêmeservice.Jel’airencontréequelquefois, avant son amputation. Elle s’appelleMarianne, et je peux vous dire qu’il n’y avait pasbesoindelesvoirensemblelongtempspourserendrecomptequecesdeux-làs’aimaient.

—C’est bien simple, intervint Chantal : quand elle était là, Jean-Michel paraissait trente ans demoins.

Thomasétaitstupéfait.—Ilatentétouteslesdémarchespossiblespourserapprocherd’elle,expliquaFrançoise.Ilarempli

desdizainesdedossiers,écritdescourriers,proposédepayer,maisl’affectionn’estpasuncritèrequientreenlignedecomptepourceuxquidécidentdecequel’onfaitdesvieux.Votreprédécesseurnel’apas aidé. Alors Jean-Michel s’est mis en tête de se rendre aussi malade que sa femme afin de larejoindre. Dès ce moment-là, méthodiquement, avec application, il a commencé à se forcer à avalertoutescessucreries.

—Bonsang,pourquoin’enavez-vousparléniàPauline,niàmoi?—Jean-Michelnousl’ainterdit,réponditFrançoise.C’étaitsadernièrecarteàjouer.Vousluiaviez

demandédeneplussegaverdebonbonsetPaulinelesurveillait.—Maintenantqueledrameestarrivé,intervintFrancis,quepeut-onfairepourl’aider?—Maintenez-vousenforme,nevouslaissezpasalleràladéprime.Quoiqu’ilarrive,ilaurabesoin

devous.Etensuite,onauratousunevraiediscussion.ThomassetournaversMmeTrémélio.—Hélène, lors de notre première conversation, vousm’avez fait part d’un point de vue quim’a

beaucoupmarqué.Vousm’avezdit :«Àlasecondeoùlesgensn’attendentplusrien, ilss’envont.Ilsrestenttantqu’ilsontquelquechoseàfaire.»Vousêtestouslà,devantmoi,etjeveuxsavoircequevousattendezdecettevie,vraiment.Hélène,jesaisquevousespérezrejoindrevosenfants,jesaisaussiquevousrêvezd’emmenervoschats.Jedécouvreàl’instantcequesouhaiteJean-Michel.Françoise,Chantal,Francis,nousdevronségalementenparler.Quelsquesoientvosbuts,sivousfaiteslaroutetoutseuls,vousn’irezpasloin.Maisàplusieurs,ladistanceestleplussouventfaisable.Jelesaisparcequevousmel’avezappris.

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—MerciRomain.C’estvraimentsympadefaireuncrochetpourmedéposer.—Aucunproblème.Pour la première fois, Thomas était installé dans la voiture de son locataire. Une occasion

supplémentairededécouvrir l’undesaspectsduquotidiend’Emma. Ilétaitassis làoùsa fillemontaitd’habitude. Elle avait dû passer des heures à regarder le jeune homme conduire, exactement sous cetangle-là.Silapetitepeluchedecanardfluocolléeautableaudebordpouvaitrépétertoutcequ’elleavaitentendu…

Thomas nota queRomain conduisait plus sagement en sa présence que lorsqu’il circulait en villeavecsacopine.Sil’objetdesonvoyagen’avaitpasétéaussisérieux,ledocteurauraitsavourél’ironiedelasituation.

—Vous savezqu’Emmaparle sansarrêtdevous? fit le jeunehommeen lui jetantuncoupd’œilrapide.

—Vraiment?—Vous lui avez fait forte impression. Jene saispas cequevousvous êtesditmaisdepuisvotre

rencontre,elleréfléchitbeaucoupàsonavenir.—J’espèreluiavoirétéutile.—Ellem’aproposédelirevotreentretien,jesuisimpatientd’yjeterunœil.—Vousmedirezcequevousenaurezpensé.Lejeunehommehochalatête.Ledocteurenchaîna:—Emmasait-ellequevousjouezdelamusique?LaquestionsurpritRomain,quiréfléchit.—Jeréalisequenon.J’aiprisdescoursdeguitarependantdesannéesquandj’étaispetitmaisj’ai

arrêtéaprèslebac.Jen’aiplusjamaiseul’occasiondepuis.Quandj’aitrouvélaguitaredansl’appart,jemesuismisàregratter.J’aimebien,çamedétendetçafaitremonterdebonssouvenirs.

—Larésidentequihabiteendessousappréciebeaucoup.—Sansrire?Lefaitquejejouelesoirneladérangepas?—En général, c’est la nuit qu’elle est le plus réceptive auxmusiques envoyées du ciel – ou de

l’appartdudessus.Romainprofitaduclimatdétendupourdemander:—Docteur,unechosem’étonne…maisjeneveuxsurtoutpasêtreindiscret.—Dites-moi.—Lavoituredel’infirmièrevousappartient,c’estbiença?—Toutàfait.—Maisc’estellequilaconduittoutletemps…

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—C’estune longuehistoire. Je la lui laisseparcequ’elleenabesoinpour rentrerchezelle.Moij’habiteaufoyer.

Heureux de constater qu’il était possible d’aborder des sujets plus personnels, Romain se risquadavantage.

—J’aiautrechoseàvousdemander.—Jevousécoute.—Verriez-vous un inconvénient à ce que j’inviteEmma à l’appart de temps en temps ?Pour des

petitsdînersentreamoureux…Instantanément, l’espritdeThomas réagit commeungraindemaïsbien secplongédansde l’huile

bouillante. Plop ! En une fraction de seconde, il envisagea les deux réponses possibles : soit il luiinterdisaitpurementetsimplementd’accueillirlajeunefemme–maiscetteréactiondonneraitdeluiuneimagetropautoritaireettoutàfaitinadaptée.Soitilaccordaitsapermission,àconditionqu’ilsneretirentjamaisaucundeleursvêtements.

Illesimaginaenparka,enmouflesetencagoule,entraindedégusterleurplatdespaghettisàlalueurdesbougies.Essayezdoncderéfléchiravecunpop-cornàlaplaceducerveau.

—Vousêteschezvous,Romain.Recevezvotrepetiteamiesicelavouschante.—Merci,monsieur.Arrivédevantl’entréedel’hôpital,ledocteurattrapalesaccontenantlesaffairesdeJean-Michelsur

labanquettearrièreetdescendit.—Mercidem’avoiraccompagné.Boncouragepourvotrejournée.Àcesoir.«Àcesoir…»Dansunevienormale,c’estcequel’onditàsesproches.—DitesbonjouràM.Ferreirademapart!—Comptezsurmoi.

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—Commentvoussentez-vous?Jean-MicheltenditsesmainsridéesversThomas,quilespritdanslessiennes.—Jesuistellementcontentdevousvoir,docteur.Enfinunvisageconnu.—Vousavezmeilleureminequ’hier.—Tantmieux.Jenemesouviensderien.Jesaisquej’aidévissél’ampoule,ilyaeuungrandflash,

et puis le vide complet. Cette fois, la décharge n’aura pas eu le même effet. Il y avait certainementquelquechosedansl’électricité…

—Vousavezeubeaucoupdechance.Vousauriezpuyrester.Vousdevezmepromettredeneplusjamaisrecommencer.

—Mêmepasavecdespiles?—Niavecunpanneausolaire.Rien.Enaucunecirconstance.Ledocteurapprochaunechaiseetpritplaceauchevetdurescapé.— Tout le monde vous passe le bonjour. Même Romain vous salue. Chantal m’a expressément

demandédevousembrasser.—Ilssontgentils.Vouslesembrasserezfortdemapart.Ilsmemanquent.J’aidûcauserdusoucià

toutlemonde.Vousvoudrezbienm’enexcuserauprèsd’eux.—Jen’aiprévenunivotrefemme,nivotrefils.J’aiprissurmoidenepaslesinquiétertropviteet

d’attendreunpeu.—Vousavezbienfait.M. Ferreira était différent. Peut-être la lumière de la chambre d’hôpital, peut-être le fait d’être

habilléd’unetuniquedemaladevertpâle.Maisiln’yavaitpasquecela.Àbienyregarder,ilavaitperduunpeudesadistance.Sesgestesétaientplusspontanés,moinscérémonieux.Celase retrouvait jusquedanssespropos.

Ledocteursoulevalesac.—Jevousaiapportéquelquesaffaires.—Trèsaimableàvous,maisc’étaitinutile.Jenevaispasrester.Jemesensdéjàbeaucoupmieux.—Ce n’est ni vous nimoi qui décidons. Vosmédecins attendent encore les résultats de certains

examens.Ilsvontpeut-êtrejugerplusprudentdevousgarderenobservationquelquesjours,notammentpour la tension et le volet cardiaque. Par contre, en arrivant, j’ai déjà pu consulter vos analyses desang…

—Qu’est-cequeçadit?— Vous allez être satisfait : votre taux de glucose est catastrophique. Vous passez la barre de

l’hyperglycémieaveclamentionetlesfélicitationsdujury.Jean-Michelhésitasurlaréactionàadopter.—Pourquoidevrais-jemeréjouirdecesmauvaisrésultats?

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—Inutiledefeindre.Jevoisvosyeux.Lesautresm’onttoutraconté.Lesbonbonsetlediabètequevousvoulezdévelopperpourrejoindrevotrefemme.

L’expression de Jean-Michel se modifia aussitôt. Il passa du stade d’adulte respectable faisantsemblantdes’interrogeràceluidepetitgarçonprisenflagrantdélitdemensonge.

—Jeleuravaisdéfendudeparler,protesta-t-il.— Ils ont eupeur de vous perdre et se sentent responsables.C’est pour vous sauver qu’ilsm’ont

confiévotresecret.Àleurâge,ons’yconnaîtassezenanalysesmédicalespoursavoirqu’unexcèsdesucreestaussiunfacteurd’hypertension.

—Vousêtesfâchécontremoi…—Pourquoi?Parcequevousvousêtesmisendangerparaffection?Àcejeu-là,jenepeuxdonner

deleçonàpersonne.Pourquoinem’enavez-vouspasparlé?M.Ferreirasoupira.—Touteslesdémarchesontéchoué,vousnepouviezrienpourmoi.—Vousignorezcequejepeuxpourvous.—L’anciendirecteur…—Jenesuispasl’anciendirecteur.—Celan’aéchappéàpersonne,jevousl’assure.Jean-Michelbaissalesyeuxetfroissalesdrapsdanssesmains.—Docteur, avez-vousdéjà aimé?Vousêtes-vousdéjà attachéàquelqu’unaupointden’êtrepas

vous-même lorsquecettepersonneest loin? Jeneparlepasdecetamourque l’ondonneouque l’onreçoit,maisdeceluiquel’onéchange,sansdevoir,niconscience,àl’instinct.Mariannem’achoisi,ellem’aaccepté avecmesdéfauts, et nous sommes restésheureuxensemble jusqu’à ceque lamaladiemel’arrache.Avecelle,jepeuxêtremoi-même.Sanselle,j’ensuisincapable.C’estdecetamour-làqu’ilestquestion.J’aimaismesparents,nousaimonsnotrefils,maisavecellec’estautrechose.Êtreassisdesheuressansprononceruneparolemenourrit.Rienqued’enparler,j’entremble.

Iltenditlamainpourleprouveretreprit:—Vieillir nem’a jamais fait peur,maisvivre loind’elleoupire, sans elle,m’a toujours terrifié.

Depuisquejesaisqu’elleexiste,nepaslasentirprèsdemoim’affaiblit.Nousavonsderrièrenousuneviepartagéesanssedécevoir,sanssetrahir.Maisl’affectionquejeluiporten’apasbesoindecartedefidélité.Jenemesuispashabituéàelle,jelasavouretouslesjours.J’aimecequ’elleest,au-delàdutempsquipasse.Soncaractère,sesidéesfolles,cequenousnousdonnonslecouraged’accomplir.Sijelarencontraisaujourd’hui,j’entomberaisamoureuxcommeaupremierjour.

—C’estsansdouteunsentimentmagnifique,maisjeneleconnaispas.—C’estunsentimentmagnifiquedontlemanquevoustueunefoisquevousyavezgoûté.Vousavez

alorsunautreréférentieldanslavie.Toutsemblefadeetvain,superficieletconvenu.C’estfouletempsquevousgagnezlorsquevoussavezpourquivousvoulezvivre.Voussavezducoupquivousêtes,etplusriennepeutvousdistrairedecequicomptevraiment.Votrevieprendunsens.Seulcequivousaideàleservirtrouveencoregrâceàvosyeux.Leresten’estplusrien.QuandMarianneesttombéemalade,j’aitout fait pour rester auprès d’elle. Malheureusement, la vie nous a imposé des choix. Je voulais lesmeilleurs soins, mais les spécialistes ne se trouvaient pas dans la région. Et si son état de santés’arrangeait,elledevaitpouvoirmerejoindre,etlarésidences’avéraitêtrelasolutionidéale.Alorsj’aifaitlegrandécart.Onsetéléphonepresquetouslesjours.Jeluiécristouteslessemaines.Jevaislavoirtouslesmois.Maisjepenseàellechaqueseconde.

—J’admirecequevouséprouvez.C’estsansdoutetrèsrare.Maisvousrendremaladen’estpaslasolution.Jevaisréfléchir,demander,chercher.Comptezsurmoipourfairetoutcequiestpossible.

—Merci,docteur.N’oubliezpasqueletempspresse.

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—Raisondepluspouréviterdevousempoisonner.Restezdebout.Seulslesvivantspeuventchangerleschoses.

Ledocteurouvritlesac.—Jevousaiapportédequoivousoccuper.Ilsortitlepetitchâteaudecontedeféesenplastiqueauxcouleurspastel.—Ilestpourvous,Jean-Michel.Jevousl’offre,avectoussespersonnages,saufleprincequiaété

mangéparlechien.—Maisdocteur…— Ne discutez pas. Je suis trop vieux pour jouer alors que vous, amoureux, capable de faire

l’imbécileavecl’électricitédansvotrechambreenvousgavantdebonbons,vousavezl’âgeidéal.

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—Bonsoirmadame,bonsoirmonsieur.Unetablepourdeux?—S’ilvousplaît.—Veuillezmesuivre.Pauline,ravied’êtrelà,découvritlasalleavecgourmandise.—Ilestsympa,ceresto.Quivousadonnél’adresse?—ÀforcedesuivreEmma, j’aiapprisàconnaîtrechaquerecoinducentre-ville.Cetendroitm’a

toujourssemblésympathique.Legarçonlesinstallasurunepetitemezzaninedonnantsurlarue.ThomasattenditquePaulineprenne

placeavantdes’asseoiràsontour.Lajeunefemmeleremarquamaisn’enlaissarienparaître.Pourlapremièrefois, ledocteurn’étaitobligénidesecacher,nideseméfier. Iln’avaitpersonneàépier.Leseulenjeudelasoiréeétaitlacompagniedelajeunefemmeenfacedelui.Maisquiétait-ellecesoir?Unecollègue?Uneamie?Unejoliecélibatairequ’ildécouvraitpourlapremièrefoishabilléeautrementqu’envêtementsprofessionnels?Sansdouteunpeutoutcelaàlafois.Iln’avaitpasinvitédefemmeàdînerdepuistellementlongtempsqu’ilnesesouvenaitmêmeplusàquandcelaremontait.

—Souhaitez-vousprendreunapéritif?interrogealeserveur.—Pourquoipas.Pauline?—Unkir,s’ilvousplaît.PuiselleglissaàThomas:—Magrand-mèreprenaittoujourscela.Jeleboisàsasanté,c’estellequim’aélevée.—Etpourvous,monsieur?—Unjusdepomme.Legarçonnotasansbroncherettournalestalons.—Vousêtestoujoursencurededésintoxicationsuiteàvotrecuite?—Mauvaiselangue!Pourmoiaussic’estunetraditionfamiliale.Monpèreencommandaitàchaque

déjeunerhorsdelamaison.Ilnetenaitpasl’alcool.Endemandantunjusdepommeservidansunverreàwhisky,ilavaitl’airdesiroterunpurmaltetlesapparencesétaientpréservées.

—Sérieusement?— Tout à fait. Ma sœur et moi avons hérité de cette habitude. C’est même un des seuls points

communsquenouspartageons.Bienquelaperchesoittropbelle,Paulineévitad’aborderlessujetsépineuxaudébutd’unesoirée

quis’annonçaitexcellente.—Cettechemisevousvadrôlementbien.Vousfaitesclasse,etpuisçasoulignevotrecarrure.Elle lui décochaun sourire étincelant.Thomasmobilisa tout sonmental pour ne trahir aucunedes

émotions qui se répandaient dans son esprit dépassé par la situation.Certaines galopaient commedes

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pur-sang,d’autressautillaientcommedeschèvres,etilyenavaitmêmeunequifaisaitlamortesurledosenattendantquelamenaces’éloigne.Devantsonmutisme,Paulines’empressad’ajouter:

—Nevousinquiétezpas,jenevaispasmejetersurvous.Ondoitpouvoirsefaireuncomplimentsansêtreaccusédeharcèlement.

—C’estjuste.Mercibeaucoup.Thomassereprochaaussitôtsonmanqued’à-propos.Ilauraitdûenprofiterpourluidéclarerquesa

robe lui allait àmerveille, que ses cheveux détachés lui donnaient encore plus de charme,mais celaauraitpupasserpourunappeldupied,surtoutdevantunaussijolidécolleté.Ilauraitvoulutrouverlesmotspourluirendrejusticesansêtreindélicat.Maisilétaitplusdouépourréduireunefractureouverteque pour parler aux filles.Manque de chance, pour lemoment, Pauline n’avait rien de cassé. PauvreThomas.MêmeunmâledébutantcommeRomains’yprenaitmieuxquelui.

Lajeunefemmefeuilletalacarte.—Vousn’imaginezpasàquelpointvotreinvitationm’afaitplaisir.Voilàdesannéesquejen’étais

pasalléeaurestoavecunhomme.—Jesuiscontentd’yêtreavecvous.— Pourquoi m’avoir invitée ce soir, en pleine semaine ? N’allez pas croire que je cherche à

dévaloriservotreélan,maislefaitquecesoitjustementaujourd’huiquevotrelocatairereçoiveEmmadanssagarçonnièreasansdouteinfluencélecalendrier…

—J’avaisdetoutefaçonl’intentiondevousinviter.—Celaneretirerienauplaisirquevousmefaites.Jepensed’ailleursqueRomainsesentiraplusà

l’aisedenepasvoussavoirdanslesparages.—Pourquoidonc?Paulinefitunclind’œilaudocteur.—Nefaitespasl’innocent,vouslesaveztrèsbien.Lesjeuneshommesn’ontpasenvied’avoirleurs

aînéssurledosquandilsjouentlesdonJuan.—Jepréfèrenepasypenser…—Voilàquim’atoujourssurpris.Votreréactionseraitsansdoutebiendifférentesivousétiezlepère

deRomainetnonceluid’Emma.Pourquoi leshommesont-ils sipeurque leurs fillesprennentdubontempsalorsqu’ilssontsifiersquandleursfilss’enpayent?

—Parcequ’ilsconnaissentexactementlesmotivationsdeleurssemblables.— Il faudrait que vous nous donniez quelques infos là-dessus, cela nous éviterait de cruelles

déceptions.Onnesaitjamaiscomments’yprendreavecvous.—Nousn’avonspasvotreintégrité…—L’explicationestunpeucourte.Noussavonsparfaitement,nousaussi,jouerlesamoureusespour

parvenirànosfins.Tenezparexemple,monpremierflirt.Cequim’avaitleplusattiréechezlui,c’étaitsonscooter.Cen’étaitpaslajoieàlamaisonetilaétémonpasseportpourlalibertéetlessortiesentrecopains.Unpasseport avecdes yeuxmagnifiques, d’ailleurs.Rassurez-vous,mavénalité juvénilem’acoûtétrèscher.J’aiécopéd’unemalédiction.Ceuxquiontsuivi,dontj’étaissincèrementamoureuse,sesonttousrévélésêtredescasincurablessurleplanpsychologique.C’estbiensimple:jen’aifréquentéquedesgratinéspremiumavectouteslesoptions.Unabonnementàvie!J’enaieuunquin’avaitenviedemoiquesij’étaishabilléeenChinoise,etpuisauboutd’unan,ilavirégayavecuntrèsbelEspagnol.J’aivécucelacommeuneremiseencause.Jemesuisposébeaucoupdequestions.J’aifiniparmedirequejedevaisfaireunetrèsmauvaiseAsiatique…Unautres’estmontréd’unejalousiemaladiveetmesurveillaitpartout.Unefois,ilapassédeuxheuresdanslagranderoueavecdesjumellesparcequejemetrouvaisàunefêteforaineavecunautrehomme.Cetabrutinem’avaitpascruelorsquejeluiavaisditquec’étaitmonfrère–etpourtant,c’étaitbienlecas.Ilapenséqu’onétaitentrainderomprequandons’estàmoitiébattusdevantunstanddetirparcequ’Antoinemedégommaittousmesballons!Pournous

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surveiller,onacalculéquececrétinétaitrestédanssanacellependantaumoinsquarantetours.Iladûylaissersonsalaire!J’enaifréquentéunautrequis’estacharnéàessayerderessembleràAlbatorpendantdeux ans. Je ne vous raconte pas les coiffures et les fringues… Jemarchais deuxmètres derrière luitellementilmecollait lahonte.J’avaisledond’attirerlespires!Jenesaispaspourquoi,maisquandvousêtesjeuneetquevousannoncezquevousêtesinfirmière,çafaittoujoursdel’effetauxgarçons.

—C’est une chance que nous ne soyons pas en couple, je pourrais vous soupçonner d’avoir étéattiréeparmavoiture,etvousmereprocheriezsûrementd’épierEmmaavecdesjumelles…

—Sansparlerdevotrepenchantàvousfairepasserpourunpingouinautéléphone…—EtaveclepèredeThéo?— J’ai cru que c’était plus sérieux. J’aurais dûmeméfier. Le fait est qu’il n’a jamais essayé de

cachersanature.Depuisledébut,ilrépondaitdavantageprésentpourlescabriolesquepourdonneruncoupdemainàlamaison.Iln’apaschangé.C’estmoiquiaifiniparnepluslesupporter.Ilestrestélui-mêmejusqu’àépuisermapatience.Jen’avaispasprévud’avoirunenfantaveclui,maisças’esttrouvécommeça.Untypevraimentspécial.Ilpouvaitvouscouriraprèsdesheures,voussusurrerdesdouceursà l’oreille, et vous faire sa petite affaire en troisminutes. À ce niveau-là, ça ne s’appelle plus fairel’amour,ças’appelleuneinjection!

Thomass’empourpratandisquePaulineéclataitderire.—Enfait,Théon’estpasunbébé-éprouvette,c’estunbébé-pipette!L’infirmièrene s’était pas rendu compteque le serveur était revenu.Ayant sansdoute entenduune

partiedesespropos, ilétaitaussimalà l’aisequeThomas. Ildéposa lesboissonsenespérantnepasattirerl’attentionetdétala.

—C’estdrôle, constataPauline, lesmecsn’arrêtentpasdeplaisanter àproposde sexe,maisdèsqu’unefilleenparlesérieusement,iln’yapluspersonne.Çarougit,çabafouilleetçaregardeailleurs.Aufond,çadoitvousfairepeur.

—Puisque l’espèce perdure, ça doit nous faire plus envie que peur.Vous vivez seule depuis sondépart?

—Leshommessontnettementmoinsintéressésparmacandidaturelorsqu’ilsdécouvrentquejesuismèrecélibataire.Ilyenadéjàpeuquis’occupentdesenfantsqu’ilsfont,maisilyenaencoremoinsquis’occupentdeceuxqued’autresontfaits…J’arriveà l’âgeoùcegenredequestionnereste jamaisensuspens. Ceux qui approchent les femmes dema catégorie veulent savoir, et le verdict est toujours àcharge. Si vous avez un enfant, vous prenez vingt ans au compteur. Si vous n’en avez pas, vous êtessuspecte…Maisassezparlédemoi.Vous,docteur,avantd’épouserlaconditionhumainedanscequ’elleadeplustragique,quelgenredeprétendantétiez-vous?

—Lafemmeavecquij’aivéculepluslongtemps,c’estlamèred’Emma.Ons’entendaittrèsbien.Jen’ai pas eu le temps de me projeter dans l’avenir avec elle, mais je pense que ça aurait pu coller.Àl’époque,jeprésumequejem’occupaistropdecequejefaisaispouravoirletempsdemesurercequejeressentais.Jen’aipasététrèsmalin.

—Etdepuis?—Riendemémorable…C’estcompliquéd’enparler,jen’aipasl’habitude.—Moi nonplus.Mesmeilleures amies sont toutes des larguées oudes divorcées, alors onne se

tartinepasl’historiquedenoséchecsàlongueurdesoirée.Leserveurrevintsurlapointedespieds.—Êtes-vousprêtsàcommander?—Pourmoi,ceseraunfiletdedorade,avecsonpestodebasilicetsaratatouille,s’ilvousplaît.—Mêmechose,enchaînaThomassansmêmeavoirregardélacarte.—Vousauriezdûprendreunautreplat.Onauraitpuchacungoûtercequel’autreavaitpris.

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—J’aiperdul’habitudedechoisiraurestaurant.Jen’ycomprendsjamaisrien.Enfait,jem’enfiche.Etjenesupportepasquel’onpiochedansmonassiette.

— Je comprends mieux pourquoi je vous trouvais un faux air d’Attila. Ouaf ! Pas touche à magamelle!

Legarçontoussapourrappelersaprésence.—Pourlaboisson?—Quenousconseillez-vous?demandaledocteur.—Unsaint-véranseraitparfait.—Nousvousfaisonsconfiance.Unefoisleserveurreparti,Paulinesepenchaversledocteur.—Vousn’envisagezpasdenousfaireboire,docteur?—Quelleintentionmeprêtez-vous?Deplus,puisquenousensommesauxconfidences,jedoisvous

avouerquejesuisbienplusentreprenantàjeun.Cettefois,cefutPaulinequirougit.

Ils dînèrent en évoquant les missions de Thomas, Théo, les résidents, et le genre d’homme que

Paulineauraitbienaimérencontrer.Plusieursfois,Thomasseditqueladescriptionduprincecharmanten attente de livraison pouvait lui correspondre. Était-ce parce qu’il ressemblait vraiment au portraitbrossé,ouparcequePaulines’arrangeaitpourqueses«préférences»rappellentcertainsdesestraits,ou encore parce qu’il espérait pouvoir se glisser dans le costume ? Trop de questions. Un cerveaud’hommenepeutjamaissuffireàrépondreauxproblèmesquelesfemmessoulèvent.

Arrivésaudessert,ilsenétaientàriredecequ’ilsavaientvécudepire.Thomasjubilaitenracontantqu’ilavaitfaillicrevernoyédansunpuitsempoisonnépardesrebelles,etavaitperduprèsdedeuxlitresdesangaprèss’êtrebattusousunetenteavecunebelette.

Paulineétaithilareenseremémorants’êtrefaitlarguerlesoirdesonvingt-cinquièmeanniversaire.Toutecontente,elleracontaqu’ivredecolère,elleavaitbombardésonextoutneufaveclesobjetsqu’illuiavaitoffertsdurantleurliaisonetqu’encoreuneheureplustôt,elleadoraitépousseteravecémotion.Balancés avec rage du troisième étage pendant qu’il démarrait sa moto au pied de l’immeuble, lesbibelotss’étaientalorstransformésenmissilesàtêtedenœud.Ondevraittoujoursenvisagerlescadeauxquel’onfaitentantqueprojectiles.Personnenesaitcommentleschosestourneront.S’ilavaitréfléchisouscetangle,legugussequiespéraitfuirengrossecylindréen’auraitsansdoutejamaisoffertunlamaenterrecuitedeprèsdetroiskilosquipulvérisasonfeuarrière.Fortdecepremiersuccèsbalistique,Paulineavaitensuiterécidivéenréussissantàl’atteindreaucasqueavecuneimmondebouleàneigedeNewYorkquiavaitexplosé.

Ledocteuretl’infirmièreselivraientàuneséancequiauraitpousséleplusaguerridespsychiatresàla démission après l’avoir fait tomber dans les pommes. L’excellent bourgogne était en grande partieresponsabledelaréjouissanterelecturedeleursépisodespeuglorieux.

Paulineessuyaunelarmederire.—Avez-vousremarqué?fit-ellesurletondelaréflexion.Voshorriblesmésaventuresmettentenjeu

lavieetlamortalorsquelesmiennesnesontquedespeinesdecœur.—Vousavezaimébeaucoupdemondealorsquejen’enaijamaiseulecourage.Aveclerecul,je

croisquerisquersoncœurestplusdangereuxquerisquersapeau.LaremarquetroublaPaulinequi,pourdonnerlechange,consultasamontre.—Queldommage,ilestdéjàtardetjedoisrécupérermongarçonavant23heures…—Vousgagnerezdutempssivousyallezdirectementsansmeraccompagner.Jevaisrentreràpied.

Jenesuisvraimentpaspresséd’arriveràlarésidence…—Lepapaestinquietpoursafille?

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—Inquiet,non.Maisj’aitellementpeurqu’ellesoitdéçuedelavie,oudeRomain…—JecomprendscequevousressentezpourEmma.J’aimoiaussipeurpourThéo.Pasdelamême

façon,biensûr,maislescraintesnemequittentjamais.C’estlatristeconditiondeparent!Paulinemarquaunepauseet,suruntonmoinsenjoué,ajouta:—J’auraisaiméavoirunpèrequis’inquiètepourmoiautantquevouslefaitespourvotrefille.Ellehésitaàleregardermaisfinitparoserluidire:—Voussavezdocteur,vousêtesmaladroit,vousnesavezpasvoushabiller,vousavezl’aird’êtrené

lasemainedernièretantvousêtesinadaptéànotremonde,maisvousmebouleversez.Quandjevoistoutcequevousfaites,toutcequevoustentez,toutcequevousespérez,jemedisqueceuxquicomptentpourvousonténormémentdechance.

Il y eut brusquement un nouveau lâcher d’émotions dans l’esprit de Thomas. Cette fois, même siquelques-unesgalopaientencore,beaucoupgrimpaientetsebalançaientauxarbrespendantqued’autrespondaientdesœufsetcreusaientdesterriersenpoussantdescrisridicules.

«Votrerobevousvaàravir.»C’esttoutcequ’ilréussitàluirépondre.Pasévidentd’êtreunhomme.Ilsretournèrentjusqu’àlavoitureenpassantparlaplacedevantl’écoled’infirmières.Thomastenait

àsaluerd’unecaresselepetitchatgravédansl’écorcequ’ilnevoyaitplussisouventetquiluimanquait.

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«MoncherKishan,«J’espèrequetuvasbienetquelestravauxd’agrandissementdetamaisonsedéroulentcommetu

veux. Creuser dans la montagne ne doit pas être facile, mais au moins, ce sera solide ! Je suisimpressionnéquetesfilst’aidentmalgréleurjeuneâge.Àeuxetàtoi,jesouhaitebeaucoupdecourage.

«Pourunefois,j’aimoiaussibiendeschosesàteraconter.M.Ferreiraestenfinrentrédel’hôpital.Tout lemonde l’attendaitavec impatience. Iln’avaitmêmepas franchi laported’entréequeChantal–notrerésidentequiesttoutepetiteetfaitdeschosesbizarres–s’estcolléeàluienleserrantdanssesbras. Ainsi accrochée à lui, elle si minuscule et lui si grand, elle ressemblait à une enfant. Le plussurprenant,c’estqueJean-Micheln’apasbronché,ils’estlaisséétreindreaussilongtempsqueChantall’avoulu.

«Paulineavaitpréparébeaucoupdegâteauxaucitron.Lesrésidentssesontinstallésdanslesalon,etont parlé des heures, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis desmois. Ils étaient heureux ensemble.Aprèsavoirredoutélepire,ilsseretrouvaientaucomplet.Jecroisquepourchacun,leretourdeJean-Michelareprésentéunesortedevictoiresurlamort.Celam’arappelélafoisoùAmrishavaitsurvécuàl’éboulementduremblaidelaroutehaute.Tesouviens-tudecettefêtequ’onavaitimproviséeaucoucherdusoleil?C’étaitpareilici,saufquepersonnen’asautéaussihaut,nibuautant.

«LesoirduretourdeM.Ferreira,personnen’aregagnésachambrepourregarderlatélé,etlorsquePaulineapriscongépourallerrejoindresonfils,tousluiontfaitlabise.Ducoup,moiaussi.C’étaitlapremièrefois.Jecroisquej’airougi,maisheureusement,tun’étaispaslàpourtemoquerdemoi!

«Quand j’écris“heureusementque tun’étaispas là”,ne leprendspasausérieux.Toutseraitbienmieuxsi toi et les tiensétiez là. Jevais teconfierun secret,monami.Chaquenuit, je rêved’unpaysimaginaireoùtonvillagesetrouveraitjusteàcôtédelarésidence.Unlieumagiquequiréuniraitlesdeuxmondesoùjemesensàmaplace.Jecroisquetuaimeraispêcherdanslarivièrequicouleici,mêmesielleestminusculeàcôtédelaNeelum.Ainsi,jepourraispasserd’ununiversàl’autre,pourvivreprèsdetousceuxauxquelsjetienstant,demafilleàtesenfants,demesvieuxamisunpeudinguesàtoiquil’es aussi. J’aimerais également te présenter Pauline. Je crois qu’elle s’entendrait bien avec Jaya. Jedevinecequetonpèreendirait,etj’entendsdéjàsavoixnousordonnerdenousmarier!

«Jeneteremercieraijamaisassezdem’avoirdonnélecouragedepartir.Mêmesiriennesepassecommeprévu,toutestpourlemieux.Tuvois,j’adoptedeplusenplusvotrephilosophie.Jenesouffreplusd’avoirquittéAmbar,parcequejesaisquej’yretournerai.Tuesavecmoichaquejour.

«Salueceuxduvillagepourmoi.Jevaismecoucheralorsquetutelèvesbientôt.Jepenseàvous.«Tonfrère,Thomas.»

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PaulineécartalepotdeconfitureavantqueJean-Michelnepuisseleprendre.—Vousn’yavezpasdroit.—Mêmepasunpeu?—Non.—Cen’estpaspourmerendremalade,c’estparcequec’estbon!—N’insistezpas,intervintledocteur.Vousêtesaurégimesanssucreetsansélectricité.Chantal et Françoise ricanèrent. Francis refusa le pot par solidarité avec Jean-Michel, pendant

qu’Hélènehumaitsatassedethé,lespaupièrescloses.L’infirmièresepostaàl’extrémitédelatableet,prenantsoudainuneattitudeplussévère,s’adressaà

latroupe:— Tant que je vous tiens tous, j’aimerais savoir lequel d’entre vous a eu la brillante idée de

conseiller à mon fils de vous faire passer pour sa collection de créatures extraterrestres atteintes demaladies horribles afin de gagner de l’argent auprès de ses copains d’école. Il en était à tenterd’organiseruntraficdephotosetespéraitamenersescamaradesparbusentiersenlesfaisantpayerpourvousvoir,commedesmonstresdefoire.

Toutlemondefitsemblantden’avoirrienentendu.—J’attendsuneréponse…Francis?LeColonels’offusquaavecl’énergiedel’hommed’honneuroutragé.—Me voilà encore accusé à tort !Onme lance l’infamie au visage.Que les légions d’innocents

tombés au champ d’injustice se lèvent pour témoigner dema bonne foi !D’abord, pourquoi ce seraitmoi?Pourquoi,àchaquefoisqu’unebêtiseestcommise,çameretombetoujoursdessus?

—Poilaucul,marmonnaJean-Michel.—Il fautdirequevousfaitesunsuspect idéal…,commentaFrançoise.Notezaupassagequ’onne

lancepasl’infamie,onvousencouvre.C’estuneaccusationqu’onlance.—C’estvrai?—Paroled’institutrice.—Sivousaviezunalibisolide,renchéritHélène,celavousinnocenteraitcertainement…—Maisunalibinesertàriendanscegenredecas!s’énervaFrancis.Onneconnaîtniladate,ni

l’heure,nilelieududélit!—Donc,repritHélène,vousneniezpasquelesfaitsreprochésparPaulinesoientavérés.C’estdéjà

presqueunaveu…Franciss’étouffadecolèreencrachantdesmiettesdetartinegrilléependantqueThomasbaissaitla

têtepourquepersonnenelevoierire.L’indexlevé,Jean-Micheldéclarasolennellement:—C’estleColonelquiacommislemeurtre,danslacuisine,avecuneidéeàlacon.

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—Vouspouveztoujoursfairelesmarioles,grondal’infirmière,maissileresponsablenesedésignepas,voussereztousprivésdegâteauxpendantaumoinsdeuxsemaines.Etsicelanesuffitpas,personnenem’accompagneraplusausupermarchéjusqu’ànouvelordre.

—C’estquandmêmemabagnole,grommelaledocteur.—Jeneplaisantepas,insistaPauline.Jeneveuxplusquevousmettiezvosidéesloufoquesdansla

têtedeThéo.Ilenasuffisammenttoutseul,surtoutavecl’inspirationqu’iltrouveici,grâceàvous.Devantlesérieuxdelamenace,unemainselevalentement.Chantal,penaude,sedénonça:—C’estbon.J’avoue.C’estmoi.Jevoulaisqu’ilpuissegagnerdel’argentdepocheennousfaisant

passerpourunefamilledemonstres.J’auraispujouerlalépreuse,j’adoreça.Enplus,jen’avaisjamaissuquoifairedecettestupideclochettejusque-là…

Francispointaundoigtvengeurverslacoupable.—Quandjepensequej’aifailliêtrecondamnéàtaplace…—Çaauraitcompensépourlesfoisoùtut’enestiréàboncompte.Commeavecmaperruque,par

exemple…LeColonelrepritinstantanémentlaposturedel’hommevertueuxbafoué.—Onm’accuseencore!C’estunevéritablechasseauxsorcières!—Sorcièresàperruque…,ironisaJean-Michel.ThomasposasamainsurcelledeChantal.—Laissez-letranquilleaveccettehistoire-là.Cen’estpaslui.C’estmoi.Bienquelaphrasen’aitpasétéprononcéeàl’intentiondetous,chacunl’entenditparfaitement.—C’estvousquiaveztripotémaperruque?fitChantal,abasourdie.—Jesuisdésolé.Jen’avaisriend’autresouslamainpouréviterquel’onmereconnaisse…ThomassetournaversPaulinepoursejustifier:—C’étaitlesoiroùjesuisallédéposerlesacàmaind’EmmadanslejardindeCéline.Jerisquais

gros…Lastupéfactionétaitgénérale.—Vousêtessortiavecmaperruque?—Oui.Jevousdemandepardon.—Danslarue?—Oui,etdanslebusaussi.—Vousavezprislebusavecmaperruque?—Jenelaportaispasencore,elleétaitàl’abridansunsac.Jenel’aimisequ’unefoisarrivétout

prèsdel’endroitoùjedevaismerendre.—Ditesdonc,doc,vousauriezpuavouervotreforfaitplustôt!Quevousvoushabilliezenfemme

n’estpasmonproblème–personnenevousjugeetchacundisposedesoncorpscommeill’entend–maisçam’auraitévitéd’êtrecalomniéàtort.

— Je nem’habille pas en femme, j’ai simplement utilisé ce que j’avais sous lamain pour éviterd’êtreidentifié.

—Si vous aimez vous travestir en dame, je dois pouvoir vous refiler une demes vieilles robes,proposaFrançoise.Vousêtesplusmincequemoietellevousiracertainementtrèsbien.

—Bon sang, je ne veux pas de robe ! Je veux justem’excuser d’avoir emprunté la perruque deChantalpourmedéguiser.

—Cen’estpasundéguisement,cesontmescheveux!Nevousavisezpasdemepiquermondentierpourqu’onnereconnaissepasvotrebouche!

Unsourireencoin,Francisdemanda:—C’estchezlesIndiensquevousavezprisl’habitude?—L’habitudedequoi?

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—Devousmettredesplumespartoutetdepiquerlesscalpsdesautres.—Francis,jenevousaipasenfoncéquandtoutvousaccusait,vouspourriezfairepreuved’unpeu

de…—C’estjuste,doc.Vousaveztoujoursétéréglo.Désolé.Paulineobservaitlascèneavecunejoienondissimulée.—Nonmais regardez-vous…Finalement, faire visiter cet endroit en vous présentant comme une

bandedefrappésn’estpeut-êtrepassiidiot.Vuvotreniveau,ondoitmêmepouvoirfairefortune.Chantaldemanda:—C’estbon,lapunitionestlevée?Onneserapasprivésdegâteaux?—Onverra.Jean-Micheldéclaradoctement:—Fauteavouéeestàmoitiépardonnée.Onaaumoinsdroitàunedemi-ration…Chacunyalladesoncommentaire.L’infirmièreenprofitapoursepencherversThomasetdemander

àvoixbasse:—Dites-moi,docteur,voilàquelquessemaines,undemesrougesàlèvresadisparu.Ceneseraitpas

vousqui…—Pauline,nepoussezpaslebouchon.—Vousm’avezquandmêmetraitéed’infirmièrelubrique.C’estl’hôpitalquisefoutdel’infirmière.

Parcequevousn’êtespasmalnonplus…—Jevousenprie,j’avaisbu.—Je sais, j’enparlaisencorehieravec lechat. Il regrette songrandcoussinchauffantqui sentait

l’alcool.Dites-moi,monsieurSellac, si vous êtes capabledeme sortir cegenrede chose en ayantunverredanslenezalorsquec’estàjeunquevousêtesleplusentreprenant,àquoidois-jem’attendre?

Elle lui fit un clin d’œil. Le cerveau de Thomas se transforma à nouveau instantanément en zoo.Certainesémotionstombèrentdesarbres,d’autrescherchaientdespucesauxrayonsdesoleil,etplusieursd’entred’ellesplongèrentdetrèshautalorsqu’iln’yavaitpasd’eau.

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Thomasremontaitlecouloirendirectiondesonbureaulorsqu’unepetitevoixl’interpella:—Docteur!Ilseretourna.MmeQuenonleguettaitparl’entrebâillementdelaportedesachambre.Ilrebroussa

chemin.—Françoise,sic’estpourm’offrirunerobe,jevousassurequec’estinutile.—L’avez-vousentenducettenuit?—VoussavezbienquejenepeuxpasécouterMichaeldechezmoi.L’institutricesecoualatêteetdésignal’appartementdudessus.Ledocteurréagit:—Ah!VousparlezdeRomainetdesaguitare!Rienentendunonplus.Cesdernierstemps,jedors

commeunemasse.—Ilnejouaitpas.Ilestrentrétard,enfaisantdubruit.Ilatapésurquelquechose.Plusieursfois.

Àunmoment,c’estdevenutellementviolentquej’aicruqu’ilsebattaitavecquelqu’un.Quandças’estarrêté,j’auraisjuréqu’ilgémissait…Toutàl’heure,j’aiperçud’autresplaintes.

Ledocteurvérifiasamontre.—Vousenêtessûre?—Toutàfait.Thomastraversalehalljusqu’àl’entréedelarésidence.Iljetaunœildanslarueetrevint:—Savoitureestencorelà.Iln’estpaspartiautravail.Vousnebougezpasd’ici,jemontevoir.

Fidèleàsaméthode,ledocteurtoquadoucementd’abord,puisdeplusenplusfort.—Romain,êtes-vouslà?Aucuneréaction.Ilfrappaplusfranchement.—MonsieurMory,toutvabien?Répondez-moi,s’ilvousplaît.C’estledocteurSellac!Thomasposa lamain sur lapoignée,hésitant.Sepouvait-ilqueFrançoiseait rêvéetque le jeune

homme ait juste pris une journée de congé ? Il risquait alors de le réveiller. Le docteur ne se voyaitpourtantpasattendrequ’ilémergeenfinpourêtrerassuré.L’inquiétudemontaitenflèche.

Unseulmoyenpourenavoirlecœurnet:ilfallaitentrer.Sinécessaire,ledocteuriraitchercherledoubledelaclédanssonbureau.Maisiln’eneutpasbesoincarlaporten’étaitpasverrouillée.

Undésordre inhabituel régnaitdans l’appartement.ÀpeineThomaseut-il faitunpasdans lesalonque, par la porte de la chambre, il aperçut le corps affalé en travers du lit. Romain était étendu,désarticulé,inerte,latêtependantverslesol.Lemédecinseprécipita.Surlatabledenuit,unebouteilledevodkaetdessomnifères.

Thomas, tremblant, vérifia les signes vitaux.Le pouls battait encore.Alors qu’il lui soulevait unepaupière,Romaingeignit.Lemédecinsoupiradesoulagement:lejeunehommen’étaitpasdanslecoma.

—Maisqu’est-cequetuasfoutu?grogna-t-ilsansattendrederéponse.

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Il redressa le corps pour permettre de décongestionner la tête, puis sortit précipitamment del’appartementetdescenditl’escalierquatreàquatre,àlarecherchedePauline.

L’infirmière était en train d’aider Francis à faire son lit. Le docteur s’efforça de lui parler aveccalme:

—Pourrais-jevousvoiruneminute?—Onapresqueterminé,j’arriveensuite.—Navré,Pauline,j’aibesoindevoustoutdesuite.Àsonton,ellecompritqu’ilétaitarrivéquelquechosedesérieuxets’excusaauprèsdeM.Lanzac.

Lemédecinl’entraînarapidementàl’étage.—Pourquoionmonte?s’étonna-t-elle.Qu’est-cequisepasse?—Romainafaitunetentativedesuicide.

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Paulineétudialaboîtedemédicamentspuisvérifiadanslesplisdesdrapsetsouslelit.—Enadmettantque laplaquetteait été complète, il enaavaléhuit aumaximum.Unechanceque

lamoléculenesoitpasparmilesplusfortes.Voulez-vousquej’appellelespompiers?—Inutile.Ànousdeux,ondevraitréussiràlegérer.Ilestdéjàquasimentconscient.ThomassoulevaRomainetlepritàbras-le-corps.—Qu’est-cequevousfaites?—Jel’emmènesousladouche.—Sivousleredresseztropvite,ilrisquededégobiller…—Envingtansdemédecine,jemesuisplussouventfaitvomirdessusqueprendreenphoto.Enpénétrantdanslapetitesalledebains,lejeunehommegrognalorsqueThomasleheurtacontrele

chambranle.—Aidez-moiàluiretirersesvêtements.Àeuxdeux,ilsdéshabillèrentRomainetledéposèrentencaleçondanslebacàdouche.—Ilpèsesonpoids,l’animal.Ledocteursaisitlapommededoucheetouvritlerobinetd’eaufroide.Lorsquelespremièresgouttes

glacéestombèrentsurlevisagedujeunehommegroggy,ilréagitinstantanément.—Romain,est-cequevousm’entendez?Thomas intensifia le jet d’eau puis cala la pomme de douche pour que le flot tombe en pluie sur

Romain.Celui-cisubissait l’averseengesticulantsanscohérence.Thomas l’observaitdeprès.Paulineétaitsurpriseetdéstabiliséeparlavigueuraveclaquelleledocteurtentaitderéveillerlejeunehomme.Était-ceparhabitudedessituationsd’urgence,ouparcequ’ilétaitimpatientdesavoircequiavaitpoussél’amoureuxdesafilleàcommettreuntelgeste?

Lorsquelegarçontentadeseretourner,Thomass’avançasanshésitersousl’eaupourl’empêcherdesecognercontrelesmurs.Ledocteurnesemblaitpassesoucierdel’eaufroidequiledétrempait.

—Romain,ouvrezlesyeux,regardez-moi.Le docteur saisit le poignet de son patient pour contrôler son pouls tout en essayant d’attirer son

attentionensifflantquelquescoupsbrefs.Lejeunehommesoulevalespaupières.—Bien.Trèsbien.Respirezlentementetnemelâchezpas.Ledocteurajoutadel’eauchaude.—N’essayezpasdebouger.Jesuislà.—Ilfallaitmelaissercrever…,gémitRomain.—Certainementpas.Riennejustifiejamaisça.Del’eauseglissadanslaboucheentrouvertedeRomain.Illarecracha,toussa.Pourlemaintenir,le

docteurs’agenouillasousladoucheetlepritcontrelui.Romainn’essayapasderésister.Ils’abandonna.Thomasluiparlaàl’oreille:

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—Ques’est-ilpassé?—J’aitoutfoiré.Paulineassistaitàlascènesanssavoirquoifaire.Lejeunehommesemitàhoqueter.Ledocteurle

redressapourl’aideràrespirer.—Romain,respirezcalmement,toutvabien.Dites-moicequivousamisdanscetétat-là.—C’estEmma,j’aifaitlecon.J’aimerdéavecEmma.PaulinecroisaleregarddeThomas.Ellenel’avaitjamaisvuainsi.—Docteur…—Laissez-nous,s’ilvousplaît.Nevousinquiétezpas.—Vousn’allezpas…—Niletuer,nim’habillerenfemme,nevousenfaitespas.—Sivousavezbesoindemoi,j’attendsenbas…Ledocteurneréponditpas.

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L’idéedeluicollerunegrandebaffetraversal’espritdudocteur.Àplusieursreprises.Les deux hommes étaient assis face à face à la table de Romain. Le docteur dégoulinait et son

locataire,undrapdebainsurlesépaules,frissonnait.—Pourquoi,bonsang,pourquoi?—J’ensaisrien.C’estarrivécommeça.Ilfautdirequel’autrebombassem’abienchauffé,aussi.Ledocteuravaitdumalàcontenir sacolère.L’infidélitédeRomain faisaitvolerbeaucoupdeses

espoirsenéclats.—CommentEmmal’a-t-elleappris?—Unedesescopinesdel’écoled’infirmièresétaitàlafêteetluiatoutraconté.Lejeunehommesepritlatêteentrelesmains.—J’aiessayéde l’appelerpourm’expliquer,maisellenedécrocheplus.Elleadità sescopines

qu’ellenevoulaitplusjamaisentendreparlerdemoi.C’estmort.—Petitcon.Romainrelevalevisage,surpris.—Vousn’êtespasobligédem’insulter.Engénéral,onnesauvepaslaviedesgenspourlespiétiner

ensuite.—Est-cequetuterendscomptedecequetubousilles?Justepourunemontéed’hormones?—J’auraisbienvouluvousyvoir…—J’aieutonâge,mongarçon,etjesuismunidumêmeéquipement.Maisj’avaisautrechoseentête

quefairel’abrutiàdesfêtesdontilnerestejamaisriendebon.—Allez-y,lâchez-vous.Sortez-moilecoupletduvieuxsageetdupetitbranleur.Jenesaispasdans

quelmondevousavezvécu,docteur,maisici,cegenredechosearrivetouslesjours.Jenedispasquej’aieuraison,maisjenesuispasleseul.SiEmmaneveutplusdemoi,tantpis.Sielleneveutpasmepardonner,tantpis.Cen’estpaslafindumonde.

—T’asquandmêmevoulutefoutreenl’air.—Etalors?Jefaiscequejeveux!Romainfrappadupoingsurlatable,quiportaitdéjàlesstigmatesdesaragedelanuit.Sonaccèsde

colèreévacué,ils’effondralatêteentrelesbras.Ledocteurfitglissersachaisepourvenirs’asseoirprèsdelui.—Désolé, jenevoulaispas teblesser. Jemedouteque la situationest atrocepour toi,maiselle

n’estpasfacilepourmoinonplus.Celamerappelleunpeumonhistoire.Onespèretoujoursqueceuxquiviennentaprèsnereferontpaslesmêmeserreurs…Jevousaimebientouslesdeux,vousfaitesunbeaucouple.

—Peut-être,fitamèrementRomain,maisc’estfini.Lepetitcouplevientd’exploserenvol.Thomasfuttentédeposersamainsurl’épauledeRomain,maiss’abstint.

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—Elleestencolère,ellesesenttrahie.Logique.Mets-toiàsaplace.Avecunpeudetemps,elledoitpouvoirrelativiser…

—Vousnelaconnaissezpas.—Unpeuquandmême.—Quandelleadécidéuntruc,elles’ytient.—Tuasraison,maisc’estaussiuneaffective,etelleestattachéeàtoi.—Ellemeremplacera.Etjelacomprends.—Pasévident.Votrehistoireétaitsérieusepourelle.Romainseredressa.—D’oùsavez-vouscela?—Ellemel’adit.Elletenaitàtoi,deplusenplus.Lejeunehommereçutl’informationcommeuncoupdepoing.—Ellevousaconfiéautrechose?—Pasvraiment,maisjevousaiobservéstouslesdeux…Thomass’interrompitparpeurd’endiretrop.—Vousavezraison,jesuisvraimentunpetitcon.Leprochaincoup,jenemelouperaipas.—Avantdetedétruire,essaiedevoussauver.

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—Qu’ils soient de notre sang ou pas, on s’en fait toujours pour nos petits, déclara Jean-Michel.Finalement,d’unefaçonoud’uneautre,chacundenousauraeudesenfants.

—MêmeChantal?s’étonnaThomas.— Quand elle était très jeune, elle a eu une fille, qui a été emportée par une maladie. J’ignore

laquelle.Ellen’enaparléqu’unefois.Jecroisquec’estsaphotoqu’ellegardesursacommode.Désemparépar cequ’avait faitRomain,Thomas s’était tournévers lesdeux seuls«pères»qu’il

connaissaitassezpourleurparlerfranchement.Ilavaitbesoinderéponses.Faceàlui,FrancisetJean-Micheln’avaientpasenviedeplaisanter.Surdetrèsraressujets,leshommessaventaussiêtresérieux.

—Vous savez, doc, si l’un demes bleus s’était retrouvé dans la situation du gamin, je lui auraisconseillédes’excuser.C’estlabase.Lesgensdemandentrarementpardonpoussésparleurconscience,maisparcequ’ilsontintérêtàsauverlecoup.Leshumainsnerenoncentpassouventàleurfierté.Ilfautqu’ils aient un intérêt plus grand à la faire taire qu’à tout lui sacrifier. Seuls les moins stupidescomprennentque l’orgueiln’est jamais l’alliédubonheur.Plusceluioucellequ’ilsontblessécomptepour eux, plus ils sont prêts à étouffer leur amour-propre pour préserver le futur. Si Romain l’aimevraiment,ilsebougera,etjevouspariequelapetiteseraheureusedel’entendre.

Jean-Michelapprouvad’unhochementdetête.—Jen’aieuqu’unfils,docteur.J’aiessayédeluiapprendretoutcequejesavais.Maiscen’estpas

parcequ’unenfantestdevotresangqu’ilréagitcommevous.Monfilsestbienplusintelligentquemoi,maisilatoujoursfaitn’importequoiaveclesfemmes.Lamoindrepairedeseinsl’empêchederéfléchir.Jecroisqu’ilensouffre.IlfautespérerqueRomainprendralabonnedécision.Votrepositionn’estpassimple.Toutcequevousavezfaitpourcejeunehommeétaitdestinéàaidervotrefille,n’est-cepas?

—Jen’aijamaisvoulumeservirdelui.—Alors il faut lui dire ce que vous croyez comme s’il était votre fils, et accepter ce qu’il fera

commes’ilétaitunami.

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Àpeineledocteureut-ilfranchilemurd’enceintedel’usinequ’Attilasemitàaboyerens’élançantàsa rencontre. Dans sa course, l’animal prenait de plus en plus de vitesse, allongeant des fouléespuissantes qui soulevaient ses babines et laissaient entrevoir ses crocs étincelants.Thomas avait beausavoirquelesintentionsduchienétaientamicales,il luifallutquandmêmeunegrandemaîtrisedelui-mêmepournepascéderàlapaniqueetauxvisionsépouvantablesquihantaientencoresonesprit.Ilsecramponna, non sans fierté, à l’idée que les chats, pourtant désormais habitués au même accueilenthousiaste,nefaisaientpaspreuvedesonstoïcismeets’enfuyaientpournerevenirqu’unefoislabêtecalmée.L’animaldéboulaet,emportéparsonélan,ledépassaenlefrôlant.Pendantqu’Attilaluifaisaitlafêteensautanttoutautourdelui,Thomaslevalesmainscommeunsoldatcernéparl’ennemi.Lorsquelechiens’apaisaenfin,ils’aventuraàluicaresserledosd’ungestemaladroitets’enfélicita.Pourquoisepriverduplaisirsimpledespetitesvictoiresremportéessursoi-même?

—Mongrand,n’importequelautrechienquetoiseraitarrivéversmoiainsi, jeseraismortd’unecrisecardiaque…

Michaelapparutauseuildupostedegarde.—MonsieurSellac!Quellebonnesurprise!Venezvoir,j’aifabriquéunnouveaumeuble.Enquelquessemaines,levigileavaitfaitbienmieuxquenettoyersonlocal:ill’avaitcomplètement

réaménagé. Après avoir repeint murs et plafonds, il avait remis en état les sanitaires et l’électricité,installéunvrailitdanslapetitepiècedufondtransforméeenchambre,puiséquipélesparoisdetouteune batterie de rangements bricolés avec dumatériel récupéré. Le jeune homme faisait preuve d’uneinventivitéétonnante.Encomparaisondesontrouàrats,ilvivaitàprésentdansunhôtelquatreétoiles.

—Vousêtesquandmêmemieuxinstalléici,n’est-cepas?—Aucundoute,saufpourl’acoustique.Quandjeveuxchanter, ilm’arriveencorededescendreau

bunker.—Vousdîneztoujoursavecnousdemain?—Avecplaisir.—Avez-vousréfléchiàvotreretourenCôted’Ivoire?—J’ypensetoutletemps,maisjeneveuxpasmeprécipiter.Detoutefaçon,pourlemoment,jen’ai

pas les moyens. J’ai très envie de retourner voir ma famille, mais je ne dois pas arriver les mainsvides…

—Quevoulez-vousdire?—Aprèsunesi longueabsence, jeveuxleuroffrirquelquechosequi leurferaplaisir.Jesaisque

riennerendraitmamèreplusfièrequedemevoirreveniravecunesituationou,aumoins,unvraiprojet.Elleserendraitcomptequesessacrificesn’ontpasétévains.Jepensequejevaisreprendredesétudes.

—Formidable!—Ainsi,jenerentreraipaspourchercherdusecours,maispourmontrerquejepeuxm’ensortir.

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—C’estuneexcellenteidée.Votremamanseraplusqu’heureuse.Dansqueldomainecomptez-vousétudier?

—J’hésite.Peut-êtrelacuisine,oulemédical.Quandjevousvoisfaire,avecMmePauline,jemedisquec’estunbeaumétier.

—Pourquoipas?Lancez-vous!Vousêtesjeuneetvousavezdupotentiel.Sivousavezbesoind’uncoupdemain,comptezsurmoi.

—Merci,docteur.AttilaapportauneballeàThomas,maisledocteurn’enétaitpasencoreàallerlaluidisputerjusque

danslagueule…—Dites-moiMichael,j’auraisunequestionàvousposer.Répondez-moifranchement.—Lavérité,rienquelavérité.—Avez-vousdéjàchantéautrechosequedulyrique?—Dansquelgenre?—Jenesaispasencore,maisj’aimeraisfaireunesurpriseàquelqu’un,etjesaisqu’iln’existepas

meilleurinterprètequevous.— C’est gentil. Il m’arrive de chanter des chansons, mais c’est très rare… C’est pour un

anniversaire?—Presque.Seriez-vousprêtàmerendrecetimmenseservice?—Pourvous,jeferaisn’importequoi,docteur.J’espèresimplementenêtrecapable.—L’idéequevousacceptiezmetouchedéjàénormément.Ilvoussuffirad’êtrevous-mêmeetcesera

parfait.

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—Entrez!Ledocteurouvritlaporteetpassalatêtechezsonlocataire.—Toujourspasderéponse?—Elleamêmefermésaboîtevocale…Romain faisait peine à voir. Depuis plus d’une semaine, il se traînait, ne sortant que pour aller

travailler.Pouréviterde le laisser seul àbroyerdunoir,Thomasvenait lui rendrevisitede tempsentempsetdînaitrégulièrementensacompagnie.

—Docteur,elleaconfianceenvous…Vouspourriezl’appeleretluiparler?Ellevousécoutera.S’ilvousplaît…

—Croyezbienquejeleregrette,maisjenepeuxpas,pourbeaucoupderaisons…C’estuneaffaireentrevousdeux.

Lejeunehommesoupira.—Jedevraispeut-êtreallerl’attendreàlasortiedesescours?— Je ne vous le conseille pas.C’est risqué, surtout en public. Si elle se sent piégée, sa réaction

pourraitêtreviolente.Neluiforcezpaslamain.—Alorsc’estsansissue.Siçasetrouve,elleestdéjàpasséeàautrechoseetjeferaismieuxd’en

faireautant.Onneserapaslespremiersàquiçaarrive…—Leséchecsdesautresn’allégerontpasvotrepeinelongtemps.Ellenevousmanquepas?Emma

comptesipeu,quevoussoyezprêtàrenoncersivite?—Ellenemelaisseaucunechanced’arrangerlasituation.—Lapremièrefoisquevousvousêtesrencontrés,quidevousdeuxestalléversl’autre?Romainréfléchituninstant.—C’estmoi.—Qu’est-cequivousaattiréchezEmma?Était-ceune«bombasse»commecelledel’autresoir?

Posez-vousdesquestions.Sentez-vouslibred’envisagertouteslespossibilités.Est-cequelajeunefillequivousafaitperdrelatêtepeutdevenirvotrefemme?Vousimaginez-vousentrainderaconteràvosprochesquevousavezvécuuncoupde foudre sauvagequi a fait table rasedevotrepassépourvousconduireaubonheur?

—Vousrigolez?C’étaitpurementphysique…Romainrougitenprenantconsciencequ’ilneparlaitpasàuncopain.—Latoutepremièrefois,qu’avez-vousremarquéchezEmma?Laréponsefusa.—Sonrire.Jel’aientenduavantdelavoir.C’étaitpendantunesoirée.Commequoiiln’ensortpas

quedumauvais…Jediscutaisavecuntypeetunéclatderireaattirémonattention.Ilpartaitdestripes,communicatif,sensuelaussi.J’aitoutdesuiteeuenviedem’approcher.

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—Qu’avez-vousappréciéensuite?Lejeunehommepritletempsdesesouvenir.— J’ai aimé son caractère, la gentillesse dont elle sait faire preuve bien qu’étant capable d’être

impitoyable.Lorsd’undenospremiersrendez-vous,ellem’aracontéqu’unsoi-disantcopaindelycéel’avaitdraguéepourenfaitseservird’elleetcopierletravailqueluinevoulaitpasfaire.Parintérêt,illuiavaitfaitcroireàdessentiments.Elleenétaitencorerévoltée.Ellem’aalorsditunephrasequejen’oublieraijamais:«Jedétestequel’onmevolecequejesuissiheureusededonner.»C’estsafaçondevoirlavie.Etellevousbalancedestrucsaussifortsavecsonjoliregardsitimide…Toutcequej’aidécouvert d’elle m’a touché. Je n’ai jamais entendu Emma dire quelque chose dont elle n’était pasconvaincue.Ellevautmillefoismieuxquemoi.D’ailleurs,cequis’estpasséleprouve…

—Vous avez fait le premier pas,mais elle vous a laissé approcher. Si elle est telle que vous ladécrivez,celaveutdirequevouscorrespondezàsesvaleurs.

—C’étaitprobablementvraijusqu’àl’autresoir…—Àvousdeluiprouverquecen’étaitqu’uneerreur.—Maiscomment?Ellerefusedemeparleroudem’entendre!—Alorsparcequ’aujourd’hui,aucunesolutionévidenteneseprésente,vousêtesprêtàtoutbalancer

ennegardantdecettehistoirequedesregretsetdelaculpabilité?—Onfinitsûrementparoublier…—Romain,j’aivécuquelquesannéesdeplusquevous.Ilexistedeuxsortesd’hommes.D’uncôté,

ceuxqui s’en foutentparcequ’ilsne se sentent jamais coupables.Ceux-làoublient sansproblème.Del’autre,ceuxquineviventpasuniquementpoureux-mêmes,ceuxquifontunpeuattentionàleurprochainparcequ’ilsontcomprisqueseuls,ilsnesontpasgrand-chose.Ceux-làn’oublientjamais.

—Vouspensezquej’appartiensàladeuxièmecatégorie?—Vousavezundoute?—Aprèscequej’aifait,forcément.—Oncommettousdeserreurs.Bienvenuedanslavie.—Qu’avez-vousvécupoursavoirça?—Jen’aijamaistrompépersonne,Romain.Maisentrenous,j’auraispréféré.Aumoins,j’auraiseu

une chance de réparer, commevous aujourd’hui. J’ai fait bien pire. J’ai laissé tomber quelqu’un. J’aiabandonnéunefemme.Jel’ailâchéeaumomentoùelleavaitbesoindemoi.Ellearefaitsavie,c’estdupassé,etjeresteavecmesremordsparceque,commevous,jenesuispasdugenreàm’enfoutre.Onnechoisitpasquil’onest.C’estainsi.Ilfautapprendreàvivreavecsanature.Pourmoi,ilesttroptard.Iln’yaplus rienà sauver.Pourvous, il est encore temps.Voulez-vousque jevousdisecequevousnevoulezsurtoutpasentendre?

—Mêmeenparlantvite,çapeutprendrelongtemps…—VotrerelationavecEmmaappartientpeut-êtreaupassé.Ilestpossiblequevoussoyezarrivésau

boutducheminquevouspouviezparcourirensemble.Maisvotrehistoirenedoitpasseterminerainsi.—C’estbienjoli,maisqu’est-cequejepeuxfaire?—Sivousaviezletempsdeluimurmurerquelquesmots,quelsseraient-ils?—Commentça?—Dufonddevotrecœur,dufonddevotreâme,sivousn’aviezqueletempsd’unephrasepourlui

parler,queluidiriez-vous?—Jenesaispas,moi…Jeluidiraisquej’aifaituneconnerie,quecen’étaitpassérieux,quejene

savaispascequejefaisais,qu’elleestlafillelaplusgénialequej’aierencontrée.Jeluidemanderaispardon…

—Troplong,allezàl’essentiel.

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—Quejem’enveux,quejerêvequel’onreparteensemble,quej’espèrequemonerreurmarqueranotrenouveaudépart…

—Tropbanal.Romain,quevoudrait-elleapprendreetqueseulsvosyeuxpourraient luidire sansmentir?

—Quejeregretteetquejel’aime.Lesdeuxhommesrestèrentunmomentfaceàface.—Onapeut-êtreunechance,mongarçon.—Jenevoispascomment jevaispouvoir luidireça lesyeuxdans lesyeuxavantqu’elleme les

crève.—Romain,est-cequevousmefaitesconfiance?—Vouscroyezquejevousdiraistoutçasicen’étaitpaslecas?—N’ayezpaspeurdesmotssimples.Çaveutdire«oui»?—Oui,jevousfaisconfiance.—Alorsprenezvotreguitareetjouezjouretnuit.

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—C’estpourunjeu?demandaChantal.—Non,c’esttrèssérieux,réponditledocteur.—Qu’est-cequivousfaitpenserqu’ons’yconnaîtraitplusquevousenchansons?interrogeaJean-

Michel.—J’ai,d’unecertainefaçon,vécuéloignédelacivilisationpendantvingtans.Lesmorceauxquej’ai

leplusentendus,cesontleshymnesnationaux,lasonnerieauxmortsetlessirènesd’alerte…—C’estsûrqu’onpeuttrouvermieuxpourleromantisme…,commentaFrancis.Pauline arriva de la cuisine avec des tasses fumantes qu’elle distribua à chacun. Elle n’avait pas

encoreprispartàladiscussion.— Moi, j’adore les chansons de Piaf, expliqua Françoise. Elles me parlent. Elles m’émeuvent.

Chacunpeutyretrouversesdrames.— Je préférerais que l’on y décèle un peu d’espoir.Non, je ne regrette rien n’est vraiment pas

adapté…—EtducôtédeSinatra?suggéraFrancis.—Superbe,maisauqueldesestitrespensez-vous?

C’estunechansonquejerecherche,pasunartiste.Chacunplongeadanssamémoire,maispersonneneputciterunmorceauprécis.—J’aitrouvé!s’exclamaJean-Michel.Whenamanlovesawoman.Untubeabsolu.—Pasmal,appréciaThomas.Pasmaldutout.Est-cetoujoursécoutéparlesjeunesd’aujourd’hui?—C’estéternel!s’enthousiasmaJean-Michel.—Vous pourriez aussi choisir duBarryWhite, conseilla Francis. Sa voix, son sens du groove…

Qu’est-cequej’aipuemballersurduBarryWhite!— On n’est pas là pour emballer, leur rappela Hélène. C’est de l’émotion qu’il faut, pas de

l’excitation.Ayantachevédeservirlatablée,Paulines’assitenfin.—Puis-jeémettreunavis?—Biensûr!l’encouragealedocteur.—Jenesaispassicertainesoucertainsd’entrevousontdéjàététrompésdansleurviemaismoi,je

suisunepro.LavoixdePaulineétaitmoinsportée,plusdouce.Avecunsouriretriste,ellepoursuivit:—Humiliée,trahie,jusquedansmaproprechambrependantquejepréparaisledînerdanslapièce

d’àcôté…Vousaurezdumalàtrouvermeilleureexpertedansledomaine.J’aiétéencolère,j’aivoululestuer–cequej’aid’ailleursessayéavecletroisième,maisjen’airéussiqu’àl’assommeretilm’aracketté mes économies en échange de son retrait de plainte. À chaque fois, ce furent des plantages

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différents,maislesentimenttoutaufonddemoiétaitlemême.Ladouleurd’êtrerejetée,lapeurd’êtreseule,l’impressionden’êtreriend’autrequ’unpapiercollantqueleventemporteetquis’accrocheauxchaussures d’inconnus qui finissent toujours par s’en débarrasser. Chacune de ces histoires quis’achevaientmalgrémoim’ajetéeplusbasqueterre.Unefoispourtant,uneseule,mêmes’ilestparti,j’airegrettéunhomme.Encoreaujourd’hui,ilm’arrivedepenseràluienmedemandantcequeseraitmaviesinousétionsencoreensemble.C’estluiquim’aquittéepouruneautre,suruncoupdetête.Ilnem’amême jamais expliquépourquoi. Je croisquec’est ça lepire.Pendantdes semaines, j’ai espéréqu’ilrevienne.J’airêvéqu’ilmedisequ’ils’étaittrompé.J’auraisbienvolontierspassél’éponge.Lefaitestquel’espècehumaineseseraitéteintedepuislongtempssilesfemmesnesavaientpaspardonner!

Dans un bel ensemble, Hélène, Françoise et Chantal approuvèrent d’un hochement de têteparfaitementsynchrone.Paulinereprit:

—Cetespoirsansdoutenaïfqu’ilrevienneestdemeurélongtempsenmoi.Jenesouhaitaismêmepasqu’ilmesuppliedeluiaccorderunesecondechance.Dansmabêtisedefemmeamoureusequiatoujoursdoutéd’elle-même,j’enétaispresqueàespérerquecesoit luiquim’enoffreune.Etpuisunjour, j’aientenduunechanson.Jemesouviensexactementdumoment.Jerevoislascène.Àl’époque,jetravaillaisàl’hôpital.Jemetrouvaisdanslachambred’unepatienteetcettechansonestpasséeàlatélé.Jenem’yattendaispas,onparlaitd’autrechose,maisletextem’atoutdemêmesortiedel’instantpourrésonnerauplusprofonddemoi,repoussanttoutcequim’occupaitl’esprit.Lachansonm’aretournée.J’auraisvoulumecacherpourpleurermaisplusencore,jevoulaisl’écouterjusqu’aubout.Ellealibérétoutcequejeretenais depuis des années. Ce jour-là, j’ai entendu ce que je rêvais que cet hommeme dise et quepersonnenemedirajamais.WhenIwasyourman.Quandj’étaistonhomme.C’estungarsquiracontetoutcequ’ilregrettedenepasavoirfaitpourcellequ’ilaimaitquandc’étaitencorepossible.Luiacheterdesfleurs,danseravecelle,l’écouter…J’aidepuistournélapagesurceluiquim’aquittée.Maiscettechansonmebouleversetoujoursautant.Sij’étaisvous,j’essaieraiscelle-là.Tousleshommesdevraientl’apprendreparcœur,poursavoircequ’ilfautfairetantqu’ilenesttempsetnejamaisavoiràlachanter.

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Letempsnuageuxavaitaccélérélatombéedelanuit.Deuxvéhicules.Deuxéquipes.Unseulplan,encoreplustorduquetouslesprécédents.Plusrisquéaussi.

DanslavoituredeRomain,leshommes.DanscelleconduiteparPauline,lesfemmes.Aucuneraisonparticulière à cette répartition, qui s’était faite naturellement. Des milliers d’années de civilisationn’effacentpascertainsatavismes.

Étant donné la nervosité deRomain, Thomas avait préféré prendre le volant –même si lui-mêmen’était pasbeaucoupplus calme. Il roulait en tête.Alorsqu’ils approchaientducentre-ville, plusieurstentativesdePaulinepourledoublerluilaissèrentpenserqu’elleessayaitdefairelacourse.

—Etsilerendez-vousn’apaslieu?—Cen’estpasvotreproblème,Romain.Respirez.Toutvabiensepasser.OnvouslivreEmmaet

c’estàvousdejouer.Surlabanquettearrière,MichaelétaitcoincéentreJean-MicheletFrancis.Pourlacirconstance,les

fillesluiavaientcomposéuncostumeàpartirdedifférentsvêtementsempruntésàtoutlemondequandlestailles correspondaient. Le ténor portait ainsi la seule chemise du docteur, la veste du dimanche deM.Ferreira,unpantalondeRomainetleschaussuresdesortieduColonel.L’ensembleluidonnaitfièreallure.Pourtant,danslerétroviseurintérieur,Thomasvoyaitbienquesonchanteurn’étaitpasaumieux.

—Michael,détendez-vous.—Facileàdire.Sicen’étaitpaspourvous,jesauteraisenmarche.FrancisetJean-Micheléchangèrentunregard.LequeldesdeuxMichaelchoisirait-ild’entraînerdans

sachute?—Vousréalisezquejen’aijamaischantéenpublic?Mêmepasdevantmamère.Mêmepasdevant

vous!Etlà,jevaismeretrouveràlefaireenpleinerue!Francistentad’apaisersescraintes.—Nousseronslà,prèsdetoi,tuneseraspasseul.Silafoulet’impressionne,tun’asqu’àfermerles

yeux.J’aifaitçaunefois,quandj’aieuundiscoursàprononcerdanslacourd’honneurdevantungénéralettoutlerégiment.J’avaisunedecespressionsàl’idéedeprendrelaparoledevantleshuiles…Alorsj’aibaissélesrideaux!Bon,quandjelesaiouvertsànouveau,jemesuisaperçuquej’avaispivotésansm’enrendrecompteetquej’avaisdéclamémontextefaceàlachaufferie.Étrangement,personnenem’enajamaisparlé…

—C’estsupposélerassurer?ironisaJean-Michel.

Unefoislesvoituresgarées,lesdeuxgroupesseretrouvèrentsurletrottoir.Chantals’approchadeRomain.

—Ne fais pas cette tête-là,mon grand, on est tous là pour te soutenir !Ne vois pas cette soiréecomme une épreuve, mais comme une chance.Moi, si un beau jeune homme comme toi me jouait la

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sérénade,jetelejure,jeseraisàtoi,oùtuveux,quandtuveux!Hélèneintervint:—Chantal, ne l’effrayez pas.Qu’il oublie tout, surtout nous. Romain, vous ne devez penser qu’à

votrebelleamie.Jesuiscertainequ’elleapprécieravotregeste.—J’ailatrouille.Hélènesepenchapourluimurmureràl’oreille:—Celadoit vouloir direquevous l’aimez…Il n’existepasdeplusbel argument auxyeuxd’une

jeunefemme.FrançoisetentaderectifierlecostumedeMichael,quinetenaitpasenplace.—Lesgrandsartistesonttoujoursletracavantd’entrerenscène,luisouffla-t-elle.Jemesouviensde

ceque j’ai ressentienvousentendant lapremièrefois.Rienqued’ypenser, j’enaiencore lachairdepoule.Cen’estpassurvotreappréhensionquevousdevezvousfocaliser,Michael,maissurl’effetquevousallezprovoquersurceuxquivontvousentendrecesoir.Ilsontdelachance.Voussavez,beaucoupdegrands talentsont étédécouverts alorsqu’ils seproduisaientdans la rue.Mais àmaconnaissance,aucunneservaituneaussijoliecausequevous,cesoir.

—Vous êtes trop gentille,madameQuenon. Je redoute quandmême de ne pasm’en sortir. Nousavonssipeurépété…

—Jevousai entendu toutà l’heure. Jepeuxvousassurerque toutes les femmesvontespérerquec’estpourellesquevouschantez.Ilsuffitqu’uneseuleensoitconvaincue.

Thomasvérifiasontéléphoneens’adressantàPauline:—Votrebatterieestbienchargéeà100%?—OhmonDieu,c’esttropbête!J’aioublié,jevaistomberenpanne…Thomaspaniquaimmédiatement.—Vousvousrendezcompte?—Quevousêtesàcran,oui.Décompressez,docteur.Biensûrquemontéléphoneestchargéàbloc.

Vousmel’avezdemandéaumoinsvingtfoisaujourd’hui…—Nem’enveuillezpas,jesuisnerveux.—Nouslesommestous.Puis,àvoixbasse,elleajouta:—Jemedoutedecequevousressentez.Jesaiscequisejouepourvouscesoir.—Poureuxsurtout.—Onvafairenotrepossible.—Vousmetéléphonezdèsquevouslavoyez.—Àvosordres.Etcomptezsurmoipourfaireunegrattouilledevotrepartauchatsurl’arbre.—Merci.Tel un sportif prêt à s’élancer pour unmarathon, Thomas inspira profondément et souffla pour se

relaxer.—Ilesttempsd’yaller.Chacunrassemblasongroupe,prêtàlancerl’opération.—Pauline?—Sic’estencorepourmedemandersimontéléphoneestchargé,jevoustape.—Quoiqu’iladviennecesoir,jeveuxvousdirequesij’avaiseulachancedevousconnaîtreplus

tôt,jamaisjen’auraisattendudevousperdrepourdécouvrircequevousvalez.—Merci.Voulez-vousquejevousdiselaphrasequevousnevoulezsurtoutpasentendre?—Maisenfin…—C’estune thérapiequ’ungrandmédecinm’aenseignée. Je lisdansvotreesprit commedansun

livreouvert.Vousn’entendezquemavoixetçam’arrangebien.Vousnevoulezsurtoutpasentendreque

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votrevieestderrièrevous,quevousêtesusé,quevousnepouvezplusséduirepersonne,quevousavezlaissépasservotrechanceetquevousêteslepirecompagnonpossible,doubléd’unpèreincapablequialui-mêmetricotélesacdenœudsdanslequelnousrisquonstousdepérirpenduscesoir.

Thomassefigea.Danslezooquiluiservaitd’esprit,latotalitédesbestiolescouraiententoussensenpoussantdeshurlements,aveclatêteenfeu.

—Nevousenfaitespas,docteur.Riendetoutcelan’estvrai,etsiquelqu’uns’avisaitdevousledire,jeluicasseraismoi-mêmelafigure.

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Le choix de l’emplacement était stratégique et Thomas l’avait déterminé avec le plus grand soin.Quellequesoitladestinationd’Emmacesoir,elleavaittoutesleschancesdepasserparcecroisement-là.

—Romain,asseyez-vousici,etMichael,placez-vouslà,s’ilvousplaît.Simesprévisionss’avèrentexactes,lademoiselledevraitdéboucherdelarueexactementenface.

Ledocteurvérifial’alignement.Francis,postéaucoinducarrefour,levaunpoucepoursignifierquelapositiondesartistesétaitexcellente.Àsescôtés,Jean-Michelsurveillaitdéjàlesalentours.

Michael, comme s’il se trouvait au bord d’un précipice et avait peur du vide, évitait de regarderdevantlui.

—Commentpouvez-vousêtresisûrqu’ellearriveraparlà?s’étonnaRomain.—J’aiétudiéleplandelaville,etquecesoitpourallerverslesgaleriescommerçantesouversson

arrêtdebus…Thomass’interrompità la secondeoù il s’aperçutqueRomain ledévisageaitbizarrement.Avait-il

tropparlé?—C’estsuperétrangequevousayeztrouvécela,parcequec’estaussidanscequartierqu’ellevient

souventprendreunverreavecsesamies.Sacréecoïncidence…LedocteursoupiraintérieurementetserappelacequeDarsheeldisaitàproposduhasard.LetéléphonedeThomassonna.—Oui,Pauline?—Ellevientdesortirde l’école.Onest toutespostéesauxpointsclésdu trajet.Lapauvrepetite,

vouslaverriez…Ellesembletellementfatiguéeavecsonairtristounet.C’estàpeinesionlareconnaît.—Vousêtessûrequec’estelle,aumoins?—Vousmeprenezpourqui?Vousmériteriezque jevous ramène lapremièrevenue.Gérezvotre

équipe,jegèrelamienne.Lesfillescontrelesgarçons.Oncompteralespointsàlafin.—Vousêtesfolle.Onresteenligne.—Ellediscutemaintenantavecunefille,maisàsaposture,onsentqu’elleestdéjàentraind’essayer

decoupercourtpours’enaller.Etdevotrecôté,commentvontnosartistes?—Ilssontterrifiés,chacunpourdesraisonsdifférentes.—Lesdeuxjouentgroscesoir.Attention!Emmavientdequittersacamarade.Elletraverselaplace.

Lavache,quandmême,qu’est-cequ’ellesfontjeunes!J’aidumalàcroirequedansunan,ellesferontlemêmemétierquemoi.Ondiraitdesenfants.Àmoinsquecenesoitmoiquiail’aird’unemamie…

L’infirmièreseressaisit.—Docteur?—Oui.—Oubliezcequejeviensdedire.

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—C’estfait.—Menteur.Michaelsechauffaitlavoix.Seulsquelquespassantsremarquaientcegrandtypeetleguitaristeassis

àsespieds.Romainenchaînaitlesaccordsauhasardpours’assouplirlesdoigtsetMichaelchantaitdesoncôté.Uneparfaitecacophonie.Siparhasardl’idéeleurétaitvenuederamasserunpeud’argent,ilsn’auraientpasrécoltégrand-chose.Peuimportait.Quandlemomentseraitvenu,ilsjoueraientpourbienplusquedelamonnaie.

LavoixdePaulines’élevaànouveauàl’oreilledeThomas:—Emmas’engagedanslarueColomb.EllepasseprèsdeChantal.Toutvabien.Non,attendez,elle

semblehésiter.Elles’arrête.Maisqu’est-cequ’ellefait?—Ellevaprendreunautrechemin?—Non,c’estChantalquil’aborde.Elleluiprendlepoignet.Elleluiparle.Maisqu’est-cequ’elle

faitàluitripoterlesdoigtscommeça?…MonDieu!OndiraitqueChantalvaluilireleslignesdelamain!

—Onavaitditpasd’improvisation!—Nevousenfaitespas.Jesuisprêteàintervenir.J’espèrequ’ellenevapasluifilerlalèpre!—Vousêtesgrave,onestenpleinegalèreetvoustrouvezencorelemoyendefairedel’humour?—Jesais,beaucoupdegenssont jalouxdecedonduciel.Danscertainspays, jesuisconsidérée

commeunedivinité.Vousn’avezjamaiseuenviedemevénérer?Thomasneputs’empêcherdesourire.—C’estbon,repritPauline,Emmas’estdégagéeetrepartdanslabonnedirection.Thomas relâcha son souffle et fit signe auxgarçonsque, pour lemoment, tout se déroulait comme

prévu.GrâceàPaulinequiluidécrivaittout,ilsuivitlecheminementdesafilleentempsréel.Emmapassa

prèsd’Hélène,puisdeFrançoise–ilétaitalorsexactement19h19,etcelle-ciyvitunsigne.Jean-Michel,plusgrandqueFrancis,l’aperçutlogiquementlepremier.Ilfitdegrandssignesetson

compliceseprécipita,aucasoùlesgestesdesémaphoredeM.Ferreiran’auraientpasétéassezclairs.Parallèlement,Paulineannonçaautéléphone:—Vousdevriezl’avoirenvisueld’uninstantàl’autre.—Mercibeaucoup,onraccrocheetoncroiselesdoigts.—Souhaitezbonnechanceauxgarçons.Àvousaussi,Thomas.L’infirmièrecoupalacommunication.—Michael,Romain,c’estàvousdansquelquessecondes.Onvavousdonnerletop.Respirezbienà

fondetdonneztout.Ledocteurs’éloignapourseposterderrièrel’angled’unevitrine.Lorsqu’ilvitEmmadéboucherau

croisement,ildonnalesignal.

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Romainattaquaparunaccorddeguitarebienplussentiquecequ’ilavait jouépours’entraîner. Ilposa lamélodieetMichael se lançadans son sillage.Le longdu trottoir, lavoixdu ténor se répanditcommeunetraînéedepoudredans lanuit. Ilchantait lesyeuxfermés,dans la lueurdesvitrinesetdesréverbères. Les deux hommes avaient à peine plus de trois minutes pour transformer une impasse enchampdespossibles.

L’histoired’un lit tropgrandpourceluiquiydortdésormais seul.L’aveud’unhommequi souffrechaquefoisqu’ilentendlenomdecellequin’estplussacompagne.Parsafaute.

Lespremierspassantstournèrentlatête,curieux.Certainss’arrêtaientdéjà.Emmaapprochait,maiselleétaitencoretroploin.Thomaslaregardaitavecintensité,commequandillasuivait,commelorsqu’ilcherchaitàlaconnaître.Pourtant,cesoir,iln’étaitpaslàpourl’étudiermaispourdécouvrircequeseraitsonverdict.Ilnecomptaitpasl’influencer.Ilnesouhaitaitpasinterférer,maissimplementfaireensortequ’elle puisse avoir un choix. Si elle passait sans rien remarquer, il se risquerait certainement à larattraperpourl’inciteràdécouvrirceuxquijouaient.Iln’yauraitpasunesecondeàperdre,caraucuneoccasionaussibellenesereprésenterait.Celaluicompliqueraitcertainementl’existence,carl’ampleurdesonimplicationpourraitdifficilementsejustifieruniquementparlabienveillance.Ilfallaitdevraiesraisonspoursedémenerautant.Peuimporte.Iln’étaitpaslàpourlui,ilsebattaitpoureux.PourEmmaetRomain.

Encontemplantlascènequisedéroulaitdevantlui,Thomaspritconsciencequ’ilenauraitfaitautantsi lecoupleavait étéendangerpar la fautede sa fille.Ce soir, son intentionn’étaitpasd’orienter ledestinpourservirlesintérêtsdesonenfant.Ilcherchaitavanttoutàoffrirunesecondechanceàunjeunecouplequ’ilnevoulaitpasvoirsebriserstupidement.

MichaeletRomainétaientparfaits.Deplusenplusdebadaudss’arrêtaientpourlesécouter.Thomasavaitvujuste.PersonnemieuxqueMichaelnepouvaitmettreautantd’émotiondanscettechanson.Àcetinstant,ilétaitlavoixidéaledeRomain.

Tropjeune,tropstupidepourserendrecomptedecequ’ilavaitfait.Emmamarqualepas.Réagissait-elleauxparolescommePaulineavantelle?Lajeunefemmesembla

chercherd’oùprovenaitlamusique.Elles’approchadel’attroupementquis’étaitformédevantlesdeuxartistes.Ellesehissasurlapointedespiedspouressayerdelesapercevoir.

Redoutantqu’ellenepuissevoirRomain,Francisdémarraentrombeetsefaufilaàcôtéd’ellepourluiouvrirdiscrètementunpassageentrelesspectateurs.Attiréecommeunaimantparlestextes,lavoixetlamusique,Emmas’avança.Labeautédel’interprétationsemblaitcréerunebulleaussiloinquelavoixportait. Les conversations s’interrompaient, les gens levaient le nez de leur téléphone. D’autress’approchèrentencore.Thomasquittasonposted’observationpourgagnerlelieuoùtoutsejouait.

EmmaregardaitMichaelquichantaittoujours,lesyeuxfermésetlespoingsserrés.Devantelle,deuxpersonnesl’empêchaientencoredebienvoirleguitariste,quisedébrouillaitvraimenttrèsbien.Francis

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tiral’uned’ellesparlamancheetdégageaainsisonchampdevision.ThomasarrivajusteaumomentoùsafilleaperçutRomain.Illavittressaillirsouslechoc.Ellene

tentapasdefuir.Ellenereculamêmepas.Ellerestalà,àleregarder.LavoixdeMichaell’avaitattirée.Peut-êtrequeRomainparviendraitmalgrétoutàlafairerester.Lachansons’acheva.Lesgensapplaudirenttrèsfort.Lesrésidentss’étaientglissésparmilepublic

désormaisnombreuxetn’avaientpasmanquégrand-chosedecemomentmagique.Michael ouvrit les yeux. Il ne faisait pas face à une chaufferie,mais à un public enthousiaste qui

l’acclamait.Parpeurd’effrayercellequ’ilvoulaitreconquérir,Romainn’osapasselever.Ilrestaassis,laregardantàpeine.Maissesyeuxréussirentàdiresansmentirlesseulsmotsqu’elleespéraitylire.

LecœurdeThomasseserra.Ilavaitsouventpleurépourlesenfantsdesautres,maisjamaisavecunetelle émotion pour ceux qui étaient un peu les siens. Finalement, le guitariste se leva. Alors que lesspectateurscommençaientàsedisperser,Emmanebougeapas.Contretouteattente,ellenefutcependantpaslapremièrepersonnequeRomainétreignit.Ilsetournad’abordversMichaeletleserracontrelui.Thomasreculapours’effacer.Ilenétaitréduitàespérerqu’EmmalaisseraitRomainlaprendredanssesbrasetqu’alors,ellenelèveraitpasleregardpourfuir,maisbaisseraitlespaupièrespourcommenceràguérir.

Déjà,lesbadaudsmasquaientlascèneàThomas,quis’éloignait.Unjourviendrait,peut-être,oùiln’auraitpasàdisparaîtrechaquefoisquesafillevivaitlestempsfortsdesavie.

Personnen’avaitprévuqueFrancisferaitlaquêtepourlamusique.

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Endécouvrantlesyeuxquilafixaientdanslanuitdel’autrecôtédelavitre,Paulinesursautaetlâchalasaladequ’elleétaitentraind’égoutterau-dessusdel’évier.

—Théo,s’ilteplaît,vaouvrirauchat.Ilvientencoredemeflanquerlafrousse!Pourunefois,l’enfantsedépêchad’obéir.—J’yvais!Depuis lesoiroù tousavaientpermis les retrouvaillesdeRomainetd’Emma,quelquechoseavait

changéàlarésidence.Àl’unanimité,legroupeavaitdécidéd’octroyerlasommerécoltéeparFrancisauvoyagequepréparaitMichael.

Désormais,lespensionnairesnepassaientplusleursfinsdejournéedevantlatélé,etlesraresfoisoùilslefaisaient,illeurarrivaitderegarderlesmêmesémissions.Françoises’amusaitd’ailleursbeaucoupdu fait queChantal commençait à apprécier les séries deFrancis. Il s’agissait selon elle d’un « chocculturelmajeur»,unsigneannonciateurdegrandsdésordresàvenir.Tousredoutaient lemomentoùleColonelsemettraitàchanterpendantlesémissionsdevariétédelagentillelépreuseàclochette…

Le plus souvent, en début de soirée, en attendant la livraison des plateaux-repas, l’équipe seretrouvait au salon pour lire ou discuter avant de partager le dîner. Jean-Michel écrivait ses lettres àMarianne et Hélène s’était lancée pour Théo dans le tricotage d’un pull dont les félins guettaient leschutesdelaine.IlarrivaitaussideplusenplusfréquemmentquePaulinerevienneaprèsavoirrécupérésonfils.Personnenes’enplaignait,bienaucontraire,àlafoispourlacompagniedupetitetparcequesamèrecuisinaitdesplatsbienmeilleursqueceuxservisenbarquettes.

Thomasrefermalerapportdel’inspectriceetinclinaméthodiquementlatêtededroiteetdegauchepourdétendresanuque.

—Faut-ilquel’ons’inquiète?demandaPauline,quilesurveillaitducoindel’œil.—Pas vraiment.La brave femmenous protège de toutes ses forces. J’en aurais presque honte de

l’avoirabuséeàcepoint.Commepromis,ellepréconiselemaintiendulieuenl’état.Maisétantdonnéleportrait délirant qu’elle dresse de nous tous, je m’attends à ce qu’une équipe des forces spécialesdébarqueenhélicod’uneminuteàl’autrepournousexilerenquarantainedanslesecteurhautesécuritédelazone51.

Chantallevalenezdesonmagazineàragotsetdemanda:—C’estlà-basqu’habitelebonhommedeRoswell,c’estça?— Exactement, répondit Jean-Michel. L’appart juste au-dessus de celui d’Elvis, en face de chez

Marilyn.Théos’installadevantsonassiette,lejeunechatdanslesbras.Illedéposaàcôtédelui.—Pasd’animalpendantlerepas!grondaPauline.—Pourquoi?gémitlepetitgarçon.—Cen’estpashygiénique.

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Francisgrommela:—Jean-Michelmangebienavecnous…C’estquandmêmeunJean-Michel!Quelqu’unapenséàlui

filersonvermifuge?Hélènedemandaàl’enfant:—Comment as-tu appelé ton chat ? Il est très beau.C’est le seul de la fratrie qui soit tout noir.

Noiraud?Gribouille?—Etpourquoi pasCharbon,Couille de castor, ouGrignoledeveau tant que t’y es ? railla Jean-

Michel.Théopritsonchatcontreluietdéclaratrèssérieusement:—C’estl’agentZ33.Ilestfurtif,ilvoitlanuit,ilgrimpeauxarbres.Sansmontre,ilsaitexactement

àquelleheureilasescroquettesetdevinedepuisl’autreboutduvergerquemamancuisinedupoisson.C’estunsuperespion!

Paulinevints’asseoiruninstantdanslefauteuilvoisindeceluidudocteur.—Ceseracuitdansdixminutes.—Vousêtesuneféedanscettemaison.PaulineobservaThomasunmoment.—JevoussensquandmêmeplussereindepuisqueRomainrevoitvotrefille.Ilssontensemblece

soir,n’est-cepas?—Vousmefaitespeuraveccegenredepropos.Unjour,vousallezfaireunegaffedevantRomain…

Maispourrépondreàvotrequestion,effectivement,jesuisheureuxdeconstaterqu’ilspassentdeplusenplusdetempsensemble.

—Jel’aiaperçuehier,ellesembleplusépanouiequelorsquejel’avaisvueàlasortiedel’école…Thomasneréponditpas.Sonregardvenaitàsontourd’êtreaccrochépardesyeuxdanslanuit.Mais

ilnes’agissaitpasdeceuxd’unchat.Michaelse tenaitderrière laporte-fenêtre, l’air terrifié.Thomasbonditdesonsiègepourluiouvrir.

—Michael,toutvabien?Attilas’engouffraetfonçadirectementversThéo,sonassietteetsonagentsecret.—Ilssontrevenus,fitMichaeld’unevoixblanche.Labandedecasseurs…—Entrez,asseyez-vous,icivousnerisquezrien.Ledocteurleguidaparlebrasjusqu’àunfauteuiloùilselaissatomber.Lesrésidentsabandonnèrent

leursactivitéspourvenirleréconforter.—Jemesuisbarricadédanslepostedegarde.Attilasautaitpartout.Ilsontcassédescarreaux…—Vousn’êtespasblessé?demandaFrançoiseenvérifiantlesvêtementsdujeunehomme.Michaeln’entendaitpas.Lespupillesdilatéesparlapeur,ilétaittétanisé.—Jevaisredescendredanslaréserveblindée…—Nereculezpasdevanteux,conseillaFrancis.Cesvauriensprofitentdevotrepeur.—Ilsontditqu’ilsallaientreveniretmettrelefeu…FrancisetThomasseregardèrent.Jean-Micheldéclarad’unevoixferme:—Onneleslaisserapasfaire.— M. Ferreira a raison, approuva le docteur. Vous restez dormir ici cette nuit, et demain on

s’organise.

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—Moiquitrouvaislafrontièreindo-pakistanaisedangereuse…—Laviolenceestpartoutoùviventleshommes,doc.Depuis le poste de garde dont toutes les lumières avaient été éteintes, Thomas, Francis et Jean-

Michelsurveillaientl’entréedel’usinependantque,danslapiècedufond,Michaeltentaitdecalmersonchien.À l’imagede sonmaître, l’animalétait sur lesnerfs.Leshommesavaientpassé la journéeà seprépareraupire.Aveclatombéedelanuit,leurespritcombatifs’étaitteintéd’appréhension.

Lesprojecteurs éclairaient leparvisd’une lumière rasante et crue.Sur l’esplanadequi séparait lagrilled’entréedulocaloùilsétaientpostés,lesquatrecomparsesavaientdisposédesobstaclesdestinésàralentir leursassaillants.Danslelocal lui-même,ilsavaientaccumulétoutcequipouvait leurservird’arme, de bouclier ou de projectile.En cas de danger extrême, la petite fenêtre des toilettes pouvaitconstituerunevoiederetraiteverslelabyrinthedesatelierssituésàl’arrière.Sitousavaientenvisagécetteéventualité,personnen’enavaitparlé.

Jean-Micheljetaunœilparlecarreaucassé.—Cette scèneme rappelleunwestern.Unepoignéede fermiers tententdeprotégerunehacienda

contreunebandedebanditssansfoiniloiquiveulentmettrelamainsurleursterres.Ilsn’ontqueleursfourchesetquelquesbâtonspoursedéfendrecontredesbrutesviolentes.Lesfemmessontréfugiéesdanslachapelled’àcôtéet lacavalerierefusedevenirdéfendrecescontréesquinedépendentpasdeleurjuridiction.Toutcommenous…

—S’ilteplaît,coupaFrancis,nenousracontelafinquesiçaseterminebien.—Alorsmieuxvautnepasvousenparler…Maissachezquecesmodestescultivateursdevinrent

deslégendesdanstoutl’Ouestetqueleursacrificedonnaaupaysentierlaforcedeselibérer.—Tuneconnaîtraispasuneversiondans laquelle lespaysansmettentunebonnegrossepâtéeaux

voyous?—Aucune.—Mercidetonsoutien,Jean-Michel.ThomaspassalatêtedanslachambredeMichael.Lejeunehomme,assissursonlit,s’efforçaitde

paraître calme et résolu,mais sa crainte se percevait malgré tout. Le chien avait posé sa tête sur sacuisse.

—Commentvoussentez-vous?—L’idéedechanterdevantdixmillepersonneslesyeuxouvertsmeferaitmoinspeur.—Jesauraivouslerappelerentempsutile.Vousauriezdûresteràlarésidence…—Etvouslaisservousbattreseulspourdéfendrelesitequejesuiscenséprotéger?Ledocteurn’insistapas.—Vraimentaucuneidéedeleurnombre?demanda-t-il.—J’étaispaniqué.Jen’aipaspenséàcompter,maisaumoinsunedizaine.

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—Commedansmonwestern!commentaJean-Michel.Francisréagit:—Dommagequ’onn’aitpassuplustôtqu’ilsallaientattaquer,onauraitpus’acheterdessombreros

mexicainscommedanstonfilm.J’enaieuunquandj’étaisgosse.Mesparentsmel’avaientrapportéd’unvoyageenAmérique.J’avaisfièreallureavec.Jenesaispascequeçadonneraitaujourd’hui…

Jean-Michelajouta:—PourNoël,unefois,onaoffertundéguisementdeWinniel’Oursonànotrefils.Jel’avaisessayé.—Sérieusement ?Tuveuxdéfendre unehacienda déguisé enWinnie l’Ourson ?Remarque, c’est

peut-êtreuneexcellentefaçondedevenirunelégendedel’Ouest…Jean-Michelbalayalaremarqued’unreversdemainméprisant.Thomassortitsoudainson«arme»

ets’entraînaàviser.Francislejaugead’unœilironique.—Notrepacifisteadoncempruntél’undespistoletsdeThéo…—Deloin,rienn’indiquequ’ilnelancequedel’eau,répliqualedocteur.Vousvousêtesvu,avec

votrefusilsanscartouches?Franciss’approchadudocteuretluisouffla:—Jevaisvousconfierunsecret,mongarçon:cen’estpasl’armequifaitl’homme.Chacunrepritsasurveillanceensilence.Letempspassaitlentement.Sansquitterleparvisdesyeux,

Francisfinitparmurmurer:—Doc,voussouvenez-vousdusoiroùvousnousavezdemandécequenousattendionsencoredela

vie?—Trèsbien.—Votrequestionmetournedanslatêtedepuis.Finalement,jecroisquec’estvousquej’espérais.

Partirpourlegrandvoyageavantdevousrencontrerauraitétédommage.Jen’aijamaisvuquelqu’unsefoutreautantquevousdansdesplansfoireux,maisj’aimevraimentça.Sicespetitsconsmepètentmonbridge,vousm’aiderezàremplirladéclarationpourlamutuelle?

—Excusez-moi,messieurs,coupaJean-Michel,maisj’aperçoisdumouvementàlagrille.Undeux-rouesvenaitdesegarerdevantl’entrée.Francisplissalesyeuxetlâcha:—Gentlemen,nosvisiteurssontlà.

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Lapremièremotofutbientôtrejointeparunedemi-douzained’autres.Labandemitpiedàterre.Avecl’agilitédeleurâge,lesjeunesgensescaladèrentfacilementlagrilledel’usine.Ilsriaientdéjà.

—J’encompteneuf,annonçaThomasàvoixbasse.— Il faut découvrir qui est lemeneur du groupe,murmura Francis. Si on le neutralise, les autres

serontdésorganisésetfragilisés.La horde s’avança sur l’esplanade et s’amusa des obstacles dérisoires placés sur leur chemin.

Àcoupsdepied,ilsfirenttomberlesassemblagesdetôlesetdegrillage.Troisd’entreeuxtraînèrentuneimposantepiècemétalliquehorsdupassage.

—Petitsgredins…,grognaJean-Michel.Regardezavecquelleaisanceilsladéplacentalorsqu’onaeutantdemalàl’amener.

Leraclementsurlebétonrésonnadanslanuit.Attilasemitàjapper.—Tueslà,gardien?lançal’undescasseurs.Silence.—Tunerépondspas?Tonchien,lui,ouvresagueule!Aurait-ilplusdecouragequetoi?Francisglissaàsescomparses:—Foulardnoir,vesteenjean.Sansdouteleurchef.Neleperdezpasdevue.L’undesjeunesramassaunebarredeferqu’ils’amusaàtraînersurlesol.Attilaaboyadeplusbelle.—Ont’avaitditqu’onreviendrait.Onatenuparole.Ont’avaitpromisqu’onmettraitlefeuetonva

le faire aussi ! Si tu ne veux pas griller comme un rat dans son trou, je te conseille de te sauver etd’abandonnerlaplace!

—Dégage!hurlaunautregarçond’unevoixaiguë.Francissetournaverssescompagnons.—Jevaissortir.N’intervenezquesijesuisàterre.Compris?Le Colonel n’attendit pas la réponse. Il glissa son fusil dans son manteau et ouvrit la porte. Sa

silhouettesedessinadanslaclartédesprojecteurs.D’unpasmesurémaisdécidé,ils’avançasurleparvis.Lesassaillants,aveuglésparlalumière,ne

comprirentpasimmédiatementqu’ilnes’agissaitpasdeleursouffre-douleurhabituel.—Tevoilàdonc,gardien.— Messieurs, vous êtes sur une propriété privée. Si vous ne voulez pas de problèmes, partez

immédiatement.—Regardezça,lesgars!IlsnousontenvoyéTerminator.Oùestl’ancienvigile?Mortdetrouille?Lesautresricanèrent.—Évitonslesennuis.Vousn’avezrienàfaireici.Rentrezchezvous.Francisavançaitrégulièrement.Lecontre-jourluioffraitl’opportunitédeparaîtrejeuneetintimidant.

Ils’efforçaitd’avoirunedémarchestableetplusassuréequed’habitude.

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Derrière le meneur, un complice alluma la mèche en tissu d’une bouteille remplie d’un liquide.Francis avait déjà vu cela des centaines de fois lors des entraînements. Thomas aussi, pendant desémeutes.LeColonelnechangeanidedirectionnid’allure.

Legamin,excité,lançasoncocktailMolotovsurlecôté,àunefaibledistancedeFrancis.L’explosionilluminalanuit,saluéeparleshourrasdelabandeet lesaboiementsencoreplusvirulentsd’Attila.LeColonelsentitlachaleursursajoue.

—Bravo,messieurs,concéda-t-il.Jolifeud’artifice.Etmaintenant,onremballeetondisparaîtavantqu’ilyaitdesdégâts.

Francis n’était plus qu’à quelquesmètres du chef de la bande, et les projecteurs lui permettaientencoredenepasparaîtrecequ’ilétait.Ilprogressaverslemeneur,quinesesentaitpasmenacé.

—Tuespèresnousarrêter?fitcelui-ci,crâneur.Toutseul?Tuasplusdecranquel’autre…Francisétaitmaintenantassezprochedesonobjectif.Ilécartasonmanteauvivement,sortitsonfusil

etlepointaverslevisageduvoyou.—Jenevaispasteleredire,monbonhomme.Toiettajoyeusebandedepetitesfrappes,vousvous

barrez.Lejeunehomme,surpris,levaaussitôtlesmains.—Toutdoux,t’excitepas!Tuvasmecolleruneballe,etaprès?Mespotesvonttemettreenpièces.—T’esundur,c’estça?Laisse-moideviner…Tupariesquejenesuispascapabledetirer,outute

croisinvincibleaupointdeteprendreunplombsansbroncher?Quantàtesguignols,tupensesvraimentqu’ilsvontsebougerpourtoiunefoisquetacervelleétaléedessineraunpaysagesurlesol?

D’ungested’expert,Francisarmasonfusilvideetremitenjouesonadversaire.Samainnetremblaitpas.Letypereculad’unpas.

—Réfléchisbien,grondaFrancis.Pour toi, toutçan’estqu’un jeu?Tugagnesparceque tu joueshorsdesrègles,maisc’estmoiquiailejokerdanslesmains…Tire-toietneremetsplusjamaislespiedsici.

LavoixdeMichaeldéchiralanuit:—Attila!Non!Lechienavaitréussiàselibérer.Iljaillithorsdupostedegardeetchargeadroitsurlesintrus.La panique s’empara de la bande, qui se mit à courir vers la grille. Seuls Francis et leur chef

restèrent immobiles, se faisant toujours face. L’animal accéléra et se jeta sur la première cible qu’ilréussitàattraper.Sescrocsserefermèrentsurletissudupantalondufuyardqui,paniqué,fittournoyersabarredefer.Ilpivotasurlui-mêmepourassénerlecoupleplusviolentpossible.Souslechoc,lechienhurladedouleur.Laforcedel’impactluifitlâcherpriseetl’envoyaroulersurlesolcommeunpantindisloqué.

Michaelsortitentrombe,ThomasetJean-Michelsurlestalons.Francisenfonçaaussitôtsoncanondanslajoueducaïd.

—Petitconnard.Jenesaispascequimeretientdetefoutreuneballe.Tunemanqueraissansdoutepasàgrandmonde.Fouslecamp.Sijeterevois,jetetransformeenabrutimortsanssommation.

Lecasseurdisparutaussitôtdanslanuitavecsescomplices.

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Dansl’obscurité,Thomastransportalechienjusqu’àlarésidence.Entresesbras,l’animald’habitudesivifn’étaitqu’unemasseinerte.Michael,effondré,marchaitàsescôtés,caressantlespoilscollésparlesang.Envoyantleurssilhouettesapprocher,Paulineouvritlaporte-fenêtreetseprécipitaverseux.

—Onaentenduuneexplosion.Ques’est-ilpassé?Découvrantleblessé,elles’exclama:—MonDieu,pauvrechien!— À part Attila, tout le monde s’en sort indemne. On va l’installer sur la grande table. Il perd

beaucoupdesang.Dans le salon, entre inquiétudeet envied’endécoudre, les femmesétaientdans tous leursétats. Il

avait même fallu que Pauline empêche Chantal d’aller se battre quand la déflagration avait retenti.Romainétaitluiaussiprésent.

—Mince.Attila…—Vousêtesdéjàrentré?fitledocteur.—J’arriveàl’instant.J’aicroiséunebandedemotosquiroulaientcommedesdingues.—C’estàcaused’euxqu’onenestlà.Avecprécaution,Thomasdéposal’animalsurlatabledébarrasséedesanappe.Lorsque Jean-Michel et Francis arrivèrent à leur tour, Hélène, Françoise et Chantal les prirent

aussitôtenchargeenlesinstallantetenleurproposantàboire.Romainécartaleschaisesquigênaientledocteur.

—Vousauriezdûmeprévenirquevousdeviezvousfritter.Jeseraisvenuvousprêtermain-forte.—Vousavezeuassezdesoucissansvousexposeràcegenredebarbarie.Sivousvoulezm’aider,

montezdansmonappartement.Dansleplacardtoutdesuiteàdroiteenentrant,voustrouverezunetroussed’urgenceavecunecroixrougedessus.Rapportez-la-moi.

—OK.Ledocteurs’adressaensuiteàl’infirmière:—Pauline,s’ilvousplaît,trouvez-moidesserviettesetdescompresses.Lechienrespiraittropvite.Unelargeentaillebalafraitsonflanc.—Dites-moiqu’ilvasurvivre,suppliaMichael.—On va tout faire pour.Même s’il saigne beaucoup, je pense qu’aucune artère n’a été touchée.

Michael, arrêtezdevous tordre lesmainsainsi.Asseyez-vouset restezprèsde lui. Ildoitvous sentirproche.Ilabesoindevous.Ilapeur.Parlez-lui.Rassurez-le.

Paulinerevintdubureaulesbraschargésdecequ’elleavaitputrouver,dontunénormepaquetdecouches.

—Pasidéalcommecompresses,maisc’esttoutcequej’ai.

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—On fera avec. Nettoyons la plaie pour évaluer sa profondeur. On va certainement avoir de lacoutureàfaire…

—Jevaisvousaider.L’infirmières’aperçutqueThomasétaitcouvertdusangdel’animal.—Vous-mêmen’avezrien?—Non,merci,jevaisbien.Romainrevintenfinaveclatrousse.Luiaussiparaissaitperturbéparlasituation.Pendantprèsd’uneheure,ledocteurs’occupad’Attila,nettoyant,désinfectantetpréparantlespoints

desuture.Paulineavaitfaitdesinjectionsauchienpourlemainteniretéviterqu’ilnesouffre,enadaptantprudemmentledosagedel’anti-inflammatoiredestinéauxhumainsàsonpoids.L’antidouleurl’apaisaetledocteurputlerecoudresansprovoquerderéactionexcessive.

Michael ne supportait pas la vue de la blessure et se concentrait sur les yeux mi-clos de soncompagnon.

—Jesuislà.Jenetelaissepas.Toutvas’arranger.Iln’osaitpas le serrerdanssesbrasmêmes’ilenmouraitd’envie.Lesdoigtsdu jeunehommese

perdaientdanslespoils,cherchantlachaleuretlemouvementdesarespiration.Ilauraitcentfoispréféréavoirétéblesséàsaplace.

Unefoisledernierfilcoupé,ledocteurmurmuraàsonpatientàquatrepattes:—Mon grand, j’ai soigné toutes sortes de gens pour toutes sortes de blessures, mais tu es mon

premierchienetjeseraisdrôlementfiersitupouvaist’ensortirunpeugrâceàmoi.Tuvasmefaireleplaisirdetebattreetdetenirlecoup.J’enconnaisunquitremblepourtoi…

Cettefois,lacaressequeThomasprodiguaàl’animaln’eutriendemaladroit.Lorsque, l’heure avançant, Pauline suggéra aux résidents d’aller se reposer, tous refusèrent

catégoriquement. Ils tenaient à rester présents, et c’est dans un silence recueilli qu’ils observaient ledocteurauchevetd’Attila.

L’animalétaitépuisé.—Onvaluiadministrerunenouvelledose,annonçaThomas.J’aifaittoutcequiétaitpossible.Ilest

jeuneetvigoureux.Ilatoutesleschancesdes’ensortir.Ildoitmaintenantsereposer.Jevaisleveillercettenuit.

Michaelseredressa.—Jeresteaussi.Jeluidoisbiencela.Jen’aimêmepasétécapabledeleprotéger.—Michael,nevousmortifiezpas.Onsedittousunjourquel’onn’apasétéàlahauteurpourceux

quel’onaime…Vousavezfaitcequevousavezpu.C’étaitunebiendrôledenuitquicommençait.

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Vers2heuresdumatin,ilsarrivèrent.Commes’ilsavaientsentiladétressed’unproche.LeschatsnelaissèrentpaslechoixàThomas.Dresséssurleurspattesarrière,ilsmiaulèrentàlaporte-fenêtrejusqu’àcequ’illeurouvre.

Dans le salon, seules les lampes d’appoint étaient encore allumées, créant une ambiance tamisée.Toutlemondes’étaitendormi,danslesfauteuilsousurlecanapé.MêmePaulineavaitfiniparsuccomberà la fatigue, le front calé sur son coude. Jean-Michel et Françoise ronflaient. Romain étaitmonté, decrainte d’être trop fatigué le lendemain au travail.Michael s’était assoupi la tête contre celle de sonchien,quirespiraitrégulièrement.

Àpeineàl’intérieur,leschatstrottinèrentenfileindienneversleblessé.Lamèresautasurlatable,suiviedel’agentZ33etdedeuxautresdesesenfants.Lerestedelafamilletournaitaupied,laqueuebiendroite.Seulelamamans’approchaduchien,luireniflalemuseaupuisleflairajusqu’àdécouvrirsablessure.Elleléchalaplaieavecapplicationpuisremontaprèsdelatêtedel’animal.Ellesecouchaensphinxetsemitàronronnercommepourlebercer.

Étrange spectacle que cette solidarité qui dépassait les clivages naturels. La chatte avait avec cereprésentant d’une espèce soi-disant ennemie lemême comportement bienveillant qu’avec ses proprespetits.Elleluioffraitsaprésenceetsoninstinctpourqu’ilsesentemieux.L’expériencedeladouleurestsansdoute l’undespointscommuns lesplusuniverselsqui soient.L’enviedevoirceuxque l’onaimesurvivre aussi. Beaucoup prétendent que les animaux ne soupçonnent pas qu’ilsmourront un jour. Enregardantcechatapportersonsoutienàcechien,onpouvaitaumoinssupposerquelesbêtessontentoutcasbienplusconscientesdelavaleurdelaviequebeaucoupd’entrenous.

—Ilssontmignons,murmuraFrancis,quivenaitd’ouvrirunœiletcontemplaitl’émouvanttableau.Leshommesn’enfontpas toujoursautantpour leurssemblables…Voulez-vousque jeveillesurAttilapendantquevousvousreposez?

— J’apprécie, monsieur Lanzac. À défaut de dormir, si vous me laissez dix minutes pour allerprendreunedouche,ceneseraitpasderefus.Toutcesangséché…

—Allez-y,docteur,jeprendsleprochaintourdegarde.—Merci.Thomasquittalesalonetmontal’escaliersurlapointedespieds.Lafatiguecommençaitàsefaire

sentir.Lorsqu’il arrivadevant saporte, il fut surprisde trouverRomainqui l’attendait, assispar terremaisétonnammentréveillé.

—Quefaites-vouslà?Jevouscroyaisentraindedormir…—Jepensequenousdevrionsparler,docteur.—Sansproblème,maisjevousproposedelefairedemain.Lasoiréeaétéassezlongue.—Jeneveuxpasattendredemain.Sontond’unesécheresseinhabituellefittiquerThomas.

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—UnproblèmeavecEmma?—Non.Avecvous.Romainpoussalaportedel’appartementdeThomasetluidésignalapièceoùsetrouvaienttoutesles

affairesdesafille.Ledocteurpâlit.—Vousaviezparléduplacarddedroitemaisdansmonempressement,j’aiconfonduaveclaporte.

Désolé.J’aiétésurprisdedécouvrircettecollection.Ellem’atrèsvitesembléfamilière.Lorsquej’aireconnumapropreécrituresurlescartonsquej’avaisremplisavecEmma,toutestdevenuclair…

Romainprituneinspirationetlâcha:—Quevoussoyezunmaladeouunperversfétichiste,jen’ensaisrien,maiscequiestcertain,c’est

quecommementeurvousbatteztouslesrecords.Vousvousêtesbienfoutudemagueule,docteur.Jenesaispascequevousnousvoulez,àmacopineetàmoi,maisjevousjurequevousallezmeledire.

La première phrase qui vint à l’esprit de Thomas fut la devise de l’Inde : « Seule la véritétriomphe.»

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Commedesfauvesencage,lesdeuxhommestournaientdansl’appartement.Leplusjeunesemblaitpresquepourchasser leplusvieux.Chaque foisqueRomainpassaitdevant lapièceauxsouvenirs, sespoingsledémangeaientférocement.

Secontenantavecdifficulté,ildébordaitdecolère,d’autantqu’enattendantledocteursurlepasdesaporte,ilavaiteuletempsd’échafauderlesthéorieslespluseffrayantessurcequ’ilvenaitdemettreaujour.Faceauxinterrogationsrévoltéesdontlebombardaitsonjeuneaccusateur,Thomasn’avaitletempsde placer ni éléments de réponse, ni tentatives d’explication.Depuis le début de leur confrontation, àdeuxreprisesaumoins,ledocteuravaitclairementsentiquelejeunehommeseretenaitdelecolleraumur.

Dès ledépart, lemédecindécidade jouercartes sur table,mais lorsqu’il avouaqu’Emmaétait safille,sonlocatairerefusadelecroire.Aprèstantdemensonges,plusaucunevéritén’étaitassezpuissantepourreprendreledessus.Afind’ébranlersaparanoïa,ilfallutqueThomasexhibelesphotosoffertesparKishan,lesmails,etmêmequ’illuiracontel’expéditionàlabrocante.

Romainétaitsouslechoc.Toutcequ’ilavaitvécucesderniersmois,quecesoitavecsacompagneou en habitant à la résidence, se trouvait brutalement remis en cause. Chaque événement, chaque faits’inscrivait toutàcoupdansuneautreperspectiveetdevenaitsuspect.Romaindoutaitde tout.Chaquephrase, chaque main tendue n’était plus désormais à ses yeux que le rouage cynique d’une parfaitemécaniquedemanipulationdontladécouverteleterrassait.

—Pourquoim’avez-vousfaitça?répétaitlejeunehomme.—Cen’estpasvis-à-visdetoi,Romain.Lepremiersoir,lorsquejet’aivusurgir,tun’étaisquele

petitamidecellequejerêvaisderencontrer.Etpuisj’aiapprisàteconnaître.—Vousm’avezattirédanscetappartementpourmecontrôler.C’étaitunpiège.—C’estfaux.Jepariaissurlefaitquet’avoiriciapprocheraitEmmademoi.Tuesimportantpour

elle.—Quandjerepenseàtousvosbeauxdiscours,àvosleçons…Ilafièreallure,levieuxsage!—Jen’aipasétéadroit,maisj’aitoujoursétésincère.—Etvotrepetit numéro lorsdevotre rencontre avecEmma?Que lui avez-vousbaratinépour la

fascinerautant?—Jeneluiaipasmenti.Aucontraire.Tupeuxlirelescahiers,tuverrasquejen’airienfaitd’autre

quechercheràlaconnaître,àlaprotégeretàl’aider.—Jemefouscomplètementdevoscahiers!Emman’estpasunanimaldelaboratoirequ’onétudie!—Romain,jet’enprie.Jecomprendscequeturessensmais…—Non, vous ne comprenez pas !Vous avez en plus eu le culot deme raconter que vous n’aviez

trompépersonne.Etj’yaicru!

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Le jeunehomme sedétourna. Il étouffaquelque chosequi ressemblait à un sanglot.Lorsqu’il fit ànouveaufaceaudocteur,sonregardn’étaitplusseulementviolent,ilétaitaussiremplidetristesse.

—Voussavezcequimeravageleplus?—Dis-moi.—J’avaisconfianceenvous!Jevousaiécouté.Jevousaisuiviaveuglément.Jevaismêmevous

dire, jecomprenais la fascinationqu’Emmaéprouvepourvous. Ilm’estmêmearrivédesouhaiterquemonpèrevousressemble!Vouspouvezêtresatisfait,vousm’avezbienroulé.Vousmedégoûtez.

—Romain,dèsl’instantoùjet’aiconnuvraiment,oùj’aisuquituétais,j’aifaitcequej’aipupourtoi.As-tueulemoindreproblèmeàcausedecequejet’aifaitouconseillé?

—Aucun,jusqu’àcequejem’aperçoivequetoutn’étaitqu’uneembrouillepourmepousseràservirvosplansvis-à-visdevotrefille.

—Tutetrompes.Emmanesaitmêmepasquej’existe.—Ehbienilesttempsqu’ellel’apprenne.Onvafaireleménage.Jevaisvousfoutrelatroncheface

àvosmensonges.—Non,s’ilteplaît!Nefaispasça.—Pourquoi?—Tumeferasdumal,maiscen’estpasleplusgrave.C’estellequeturisquesdefairesouffrirle

plus.Jetel’aidit,moijenecompteplus,maiselle…Songequ’elleconsidèrel’hommedontelleportelenomcommesonpère.Tuvasdétruiresafamille…

—Encoredesmensongespourmebalader.—Romain,jetefaisunepromesse:situgardeslesecret,jedisparais.Tun’entendrasplusjamais

parlerdemoi.JereparsenInde,ouailleurs,ettuferascequetuveuxmaisjet’ensupplie,nedisrienàEmma.Jen’aijamaisrienétédanssavie.Jeneveuxpasêtrequecela.

Àboutdeforces,Thomass’adossaaumuret,dansunultimegestedeprotection,cachasonvisagedanssesmains,commederrièreunbouclier.Lespaupièresclosesdetoutessesforces,ilnevoulaitplusnivoir,nientendre,etencoremoinsressentir.Épuisé,ilauraitdonnén’importequoipoursuspendreletempsquelquesminutesafinde reprendresonsouffle,desavoiroùétait lenord,dese réveillerdececauchemar.Quepouvait-ilavouerd’autreàRomain?

Unclaquementsourdl’obligeaàouvrirlesyeuxpouraffronterlaréalité.Romainn’étaitplusdanslapièce. Le docteur pria pour que le bruit qu’il avait entendu ne soit pas celui de la porte extérieure.Soudain,unmoteurdémarradanslarue.Romainpartait.LesangdeThomasseglaça.Ilseprécipitaàsapoursuite,mais lorsqu’il arriva, essoufflé, sur le trottoir, lavoituredu jeunehommen’étaitplusqu’unpointlointaindanslanuit.

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—Vilainesoirée.Pasvrai,doc?Restéplantéaubeaumilieudelarue,désemparé,Thomasfitvolte-faceetdécouvritFrancis,assis

surlesmarchesdel’entréedelarésidence.—Enplus,jepariequevousn’avezpasprisvosclés,ajoutaleColonel.Sijen’étaispaslà,vous

seriezenfermédehorstoutseul.Ungenrederéussitetotale…—Vousaveztoutentendu?—Jevousrappellequec’étaitmontourdegarde,écouterfaitpartiedujob.Çava,vousencaissez?—Paslechoix.Commentvalechien?—Ildort.C’estdrôle,sonrythmerespiratoires’estcalésurceluiduchatetdeMichael.Lestrois

sontsynchrones.Ilyauraitcertainementquelquechoseàcreuseràcesujet.Thomasvints’asseoiràcôtédeM.Lanzacetsepassalamaindanslescheveuxensoupirant.—Sij’étaisundevosbleus,quelconseilmedonneriez-vous?—Çam’embêted’avoiràvousrépondrecela,maisjen’enaiaucuneidée.—C’estsigrave?—C’estvousledocteur.—Vousvousrendezcompte?Ilestpeut-êtreenroutepourtoutraconteràEmma…—Jenecroispasqu’illefera.Maisdansvotreétat,ilvautencoremieuxquevousleredoutiez.—Pourquoimesouhaiterunsortaussicruel?— Parce que tant que vous vous inquiéterez de ce qu’il va faire vis-à-vis de votre fille, vous

survivrez.C’esttoujoursçadepris.Avoirpeurpoursoivousdétruit,alorsqu’avoirpeurpourceuxquevousaimezvousdonnetouslescourages.

—C’est terrible.Voir les gens vivre et se dire que l’on n’a rien à faire avec eux.Constater quemalgrétoutl’amourquel’onpeutleurdonner,onnesertpasàgrand-chose…

—Jesupposequetouslesparentsressententcelaunjouroul’autre.—C’estcequej’airessentienpensantàEmmacesoir.—C’estcequejeressensmaintenantvis-à-visdevous.Voussavez,doc,depuisquevousêtesarrivé,

jevousvoisvousdemandercequ’être«papa»signifie.Envousregardantfaire,j’aipeut-êtretrouvéuneréponse.Jecroisqu’êtrepère,c’esttoutdonnersanscompter,toutdiresansmentir,etaccepterqueceuxàquivousl’offrezenfassentautrechosequecequevousespériez.

—Vousfaitesunexcellentpaternel,mêmesanscartouche.—Vous savezquoi, doc?Onnedevrait jamaisparlerde la fin aux jeunes,ondevrait les laisser

découvrir la vie sans rien leur dire.Offrons-leur la chancede se faire surprendre par l’amour, par laviolence du monde, par ce qu’offre ou ce que coûte chaque âge, et même par la mort. Envisagerl’existencecommeuneodysséeplutôtquecommeunefeuillederoutedontoncochelespassagesobligés.Onlesencombre,onleurenseignenospeurs,onneleurmontrequenoséchecs,onneleurdonnequedes

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leçons.Etnoussommesincapablesdeleurfaireressentirnosjoiesetnosespoirs,quipourtantjustifienttout.

—Sionneleurditrien,ilsrepartironttoujoursdezéro.Onneprogresserajamais.—Si, vous verrez. Ils ferontmieux. Chaque fois qu’un individu plus doué que nous entrera dans

l’arène,iliraplusloinetsebattrajusqu’às’affranchirdeseschaînes.Trouverplusfutéquenousnedoitpasêtredifficile,pasvrai?

LeColonelhumal’airhivernal.—Onl’aurasentiepasser,cette journée.Pourtantpersonnen’aurademédailleoudeweek-endde

permissionpourautant.—Merci,Francis.—Derien,fiston.Dis-moi,tunecomptespasvraimentdisparaître?—S’illefaut,j’ysuisprêt.—Toutlemondeseraittristedetondépart,maisilyenaunequeçatuerait…Lesdeuxhommesseregardèrent.—Depuisquetueslà,Paulinen’estpluslamême.Avant,ellefaisaitsontravail;maintenant,elle

vit.C’estdetafaute.Oùquetuailles,nesoispascon,emmène-la.—Mais…—Jet’enprie,nemeserspaslecoupletdu«ilesttroptard»oudu«jenevauxrien».Iln’yapas

d’âgepourrencontrerlesautres,quecesoitàtraverscequel’onaratéouréussi.Thomasbaissalesyeux.—VouscroyezquePaulineaccepterait…—Desannéesd’étudespourêtreaussicon,c’estpaspossible!Tuasunvraiticketavecelle,même

leschatsontdûs’enrendrecompte.LeColonelrespiraànouveaul’air,maiscettefoisenfaisantlagrimace.—Qu’est-cequipuecommeça,unratcrevé?—Çadoitêtremoi…AvecRomainquim’attendaitcommeaucoindubois,jen’aipaseuletemps

deprendrededouche…—Alorsjeteconseilled’alleràlarivièreetdetelaver,parcequej’aimoiaussioubliélesclésen

sortant.Onestenfermésdehorscommedesblaireaux.Quelleguigne!Si jechopelagrippe, jenesaismêmepasàquijevaispouvoirlarefiler.

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Danslesjoursquisuivirent,Thomasnefutplusquel’ombredelui-même.Ilavaitbeaus’efforcerdedonner le change, personne n’était dupe. Chaque fois que le téléphone sonnait, il se précipitait. Il enrevenaittoujourslaminesombreetlevisagefermé.Ilgardaitsonportablealluméjouretnuit,toujoursprèsdelui,espérantetredoutantàlafoisunappeldeRomainou,pire,d’Emma.

Lelocatairen’étaitpasrepasséàsonappartement.Ilavaitdisparu,abandonnant toutessesaffairessur place. Thomas s’était tellement inquiété qu’il avait vérifié auprès de la morgue et de l’hôpital.Romainavaitdûfuirailleurs.Parfois,Thomasouvraitlaportedulogementdujeunehommeet,sansoserypénétrer,regardaitdepuisleseuil.Lemugsurl’évier,lesvêtementssurledossierdelachaise,lelitdéfaitdont l’oreillerportait encore la tracede sa tête, la revue informatiqueouverte sur la table.Desartefacts devie, comme s’il allait revenir d’une seconde à l’autre, alors qu’il ne reviendrait peut-êtrejamais.

Les résidents rivalisaient d’efforts pour détendre l’atmosphère, mais rien n’y faisait. Même leconcoursdespires résultatsd’analysesmédicalespourtant réjouissantne luiavaitarrachéqu’unvaguesourire. Chantal avait gagné dans la catégorie triglycérides, mais Françoise l’écrasait au score dansl’épreuveducholestérol.Jean-Michelarrivaitdernierenglucose,cequiétaitbonsigne.Paradoxalement,leplusmaladedetousétaitbeletbienledocteur.

Attila se rétablissait lentement et recommençait àmarcher. Pauline lui renouvelait ses pansementschaquematin.Théoluiavaitfaitundessin,désormaisaffichéau-dessusdesacouverture.Pourmotiverl’animalàretrouverl’appétit,l’enfantn’hésitaitpasàmangeràquatrepattesdevantluidanssagamelledèsquesamèreavaitledostourné.

Entredeuxaverses,Michaelrééduquaitsonchienenlepromenantdanslejardin.Ilsmarchaientaupas,côteàcôte,etlejeunehommel’encourageaitsanscesse.Leschatsn’étaientjamaisloin,etparfoisJean-Michel lesaccompagnaitaussi.Levieuxmonsieurétait très fierde raconterpartoutqu’ilpouvaitbattre le chien à la course. Au fond de lui, il espérait quandmême que cela n’allait pas durer. Poursouhaiterperdrefaceàsonadversaire,ilfautl’aimer.

Uneseulefois, lemédecinetl’infirmièreétaientalléss’asseoirauborddelarivière.Ilsn’avaientcependantpaséchangéunmot.Paulineauraitbienaimé,maiselleavaitpréférérespecterlemutismedanslequelThomass’étaitenfermé.Toutcequ’ellepouvaitfairepourl’aider,c’étaitresterprèsdeluietluifairelecadeaudesaprésencefidèle.Siseulementelleavaitsuronronner…

Cesoir-là,Thomassetrouvaitseulsurlebanc.Sonmoralétaitsemblableauciel,chargédenuagessombres, à pertedevue.Malgré tout cequ’il avait vécu cesderniersmois,malgré tout cequ’il avaittenté,ilseretrouvaitprisonnierdesmêmespeurs,desmêmesdoutes.DepuislesoirtragiqueoùRomainavaittoutdécouvert,ledocteurn’avaitmêmepaseulaforced’écrireàKishan.Lesjoursoùlebonheurluiavaitparuàportéedemainsemblaientdécidémentbienloin.

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Enpercevantdumouvementderrièrelui,ledocteursepréparaàaccueillirPauline.Discrètement,ilseredressapournepasparaîtretropavachi.Ilétaitdécidéàsemontrerplusaffableaveccellequiluitémoignaitunsoutiensansfaille.

—Jevousdérange?Cen’étaitpaslavoixdel’infirmière.Thomasseretourna.Romainsetenaitdeboutàquelquesmètres.—M.Lanzacm’aditquevousétiezlà,ajouta-t-il.Malgrélasurprise,ledocteurfittoutpourêtreleplusnaturelpossible.—Commentvas-tu?—Mieuxquel’autresoir.Ilmarquaunepauseavantd’ajouter:—J’avaisbesoindefairelepoint.—Jem’endoute.Ledocteurproposalaplacelibreàsescôtés.Romains’approchalentement,sansqueThomaspuisse

définir si son hésitation relevait de la timidité ou d’une volonté de maintenir une distance. Le jeunehommes’installaenprenantsoindelaisserleplusd’espacepossibleentreluietsonaîné.

—J’aipeurdeceque tuvasm’annoncer,Romain.Mavieendépendunpeu.Jesuisdésoléde lafaçondontleschosessesontpassées.Jevaisêtrefranc:j’aitoujourssuquetôtoutard,j’auraiseuenviedet’avouerlavérité,maisj’ignoresij’enauraiseulecourage…

—Jen’airienditàEmma,etjeneluidirairien.DanslapoitrinedeThomas,larévélationfitl’effetd’unechargeexplosivesurunbarrage.Dansun

grondement de tonnerre intérieur, la digue céda.Un courant trop longtemps contenu emporta débris etdouleurs. Beaucoup d’angoisses s’engouffrèrent dans la brèche pour se répandre dans la vallée,s’évanouissantdanslepaysage.Beaucoup,maispastoutes.

—Veux-tuquejedisparaisse?—Non.Thomassetournaverslejeunehomme.—Quedésires-tu,alors?—Dans les jours qui ont suivi, une foisma colère retombée, j’ai essayédemedemander ce que

j’aurais fait à votre place.À votre âge, comment aurais-je réagi en découvrant que j’avais laissé uneenfantderrièremoi?J’aipassédesjoursàtenterd’imaginer,sansvraimentyparvenir.Jesuisdifférentde vous, d’abord parce qu’aujourd’hui je ne quitteraisEmmapour aucune grande cause.Et je préfèrevousrassurertoutdesuite:àmaconnaissance,votrefillen’estpasenceinte!Jecroisquejen’arrivepasà saisir votre situation parce que j’aurais été incapable d’assumer tout ce qui vous y a conduit. Vosdernièresphrasesl’autresoirm’ontcependantfaitcomprendrebeaucoupdechoses.«Jen’aijamaisrienétédanssavie.Jeneveuxpasêtrequecela.»Çameparle.

—C’estcequit’adécidéàrevenir?—Entreautres.Jenesaispasencoretrèsbienoùj’ensuis…maisvousnemedégoûtezplus.—Merci.—Toutàl’heure,quandjesuisarrivé,MmeQuenonetl’infirmièreontabsolumenttenuàmeparler.

Ellesm’ont révélé que depuis le début, elles savaient tout de vos plans et qu’elles avaientmême étécomplicesdecertainesdevosactions–àlabrocante,pournoussuivre,etmêmepourmefairevenirdanscetappart.Ellesm’ontassuréquejamaisellesn’auraientapportéleurconcoursàvosmisesenscènesiellesn’avaientpasapprouvévosmotivations.Paulineainsisté.Elleenétaittouchante.Vousnelesavezobligéesàrien.Alors jemedisquesidesgensaussidifférents,queje trouvehumainementattachants,peuventvousaccorderunetelleconfiance,jen’aipeut-êtrepaseutortenvousdonnantlamienne…

Pournepascéderàl’émotion,Thomasregardaauloin.Romainajouta:

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—JenesaispascommentvousallezvousyprendreavecEmma.Peut-êtrenesaura-t-ellejamaisquivousêtesvraiment.Maisàdéfautd’avoir le titre,vouspouvezavoir la fonction.Devenezsonami. Jevousaiderai.

—Merci,Romain.Mercibeaucoup.Jetedemandepardonpourcequejen’aipaseulecouragededireplustôt.Jesuisrentrépourdécouvrirmafille,etj’aiunpeurencontréunfils.

Lejeunehommetenditlamainaumédecin,quilasaisitsanshésiter.Francisavaitraison:lespetitsnouveauxfontsouventmieuxquenous.Lesdeuxhommesseserrèrent

lamainlonguement.Leshindouslesavent,toucherlapaumedel’autrepeutsoignerbeaucoupdechoses.—Au fait, docteur, l’horrible voix de castré quim’a appelé pourme parler de l’annonce, c’était

qui?

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Satisfait, Thomas reposa le combiné. Sa nouvelle longue discussion avec les médecins deMmeFerreiralaissaitenfinentrevoirunesolutionpourlarapprocherdesonmari.

Lorsqu’ilentenditfrapperàlaportedesonbureau,ledocteurseréjouissaitdéjàd’annoncerlabonnenouvelleàPauline.

—Entrez!Lamineinquiètedel’infirmièrerefroiditinstantanémentsonenthousiasme.—Vousenfaitesunetête…Unproblème?—Unedamedemandeàvousvoir.Cen’estpaslamêmeinspectricequeladernièrefois.Celle-làa

l’airmoinsnaïve…—Misère!J’auraisdûm’endouter.Lepremierrapportcontrarieleursprojetsalorsilsnouscollent

unecontre-visite…Paulineluifitsignedeparlermoinsfort.—Qu’est-cequ’onfait?demanda-t-elleàvoixbasse.ElleasûrementdéjàremarquéJean-Michelet

Françoiseenpleineformedanslesalon,sansparlerd’Hélènequijouedehorsaveclechien…—Faites-laentrer,jevaisluiparler.—Docteur,j’aifaitunpleinà38,10.Jenelesenspasbien…—Laissezlamalédictiondelapompeàessenceendehorsdetoutça.Detoutefaçon,onnepeutrien

faired’autrequenégocier.Onnevapasl’assassineretl’enterreraufondduverger.—Jesaiscequ’endiraitFrancis…—Pauline…L’inspectriceattend.Etpluselleattend,pluselleenvoit…—MonDieu,vousavezraison!L’infirmières’éclipsavivementetThomasenprofitapourarrangersonbureau.Ilplaçalaphotode

sesamisindiensbienenévidence,àlafoispourl’aspecthumanitairequipouvaitcrédibilisersonimage,maisaussi–bienqu’ilviennederejeterlessuperstitions–commeunporte-bonheur.

Paulineseprésentaàlaporte.—Parici,madame.Monsieurledirecteurvavousrecevoir.Thomasselevapourl’accueillir,affûtantdéjàsondiscoursleplusavenant.—Bienvenue,chèremadame.Jesuistoujoursàladispositiondenospartenaires.En découvrant la visiteuse, le médecin s’arrêta net. La femme lui tendit la main avec un sourire

éclatant.—Enchantée,docteurSellac.Abasourdi,Thomasremercial’infirmièrequi,ayantsentisontrouble,sortitensedemandantcequi

clochait.Ledocteurs’empressadefermerlaportederrièreellepournepasavoiràgérerunesituationpluscompliquéequ’ellenel’étaitdéjà.

—Céline…

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—Thomas.—Commentas-tu…—Emmasouhaitaitquejerelisesonmémoire.Lenomdu«médecindeterrainquiapassévingtans

auprèsdesplusdémunis»atoutdesuiteravivédessouvenirs.—Jenem’attendaispasdutout…—Moinonplus,surtoutaprèstoutescesannées.Qu’est-cequetufaisdanslecoin?Est-celefruitdu

hasard?Teconnaissant,j’aidumalàycroire.Pouréviterd’avoiràrépondrealorsquesonespritaffrontaitunséismedesurprisesetd’émotions,

Thomas invita Céline à s’asseoir. Elle remarqua que le docteur s’était attribué la chaise la moinsconfortablepourlaisserlefauteuilauxvisiteurs,ets’enamusa.

—Tun’acceptestoujourspasd’êtrelemieuxinstallé.—Laculpabilitédusurvivant.Jedoistrimballerçad’unevieantérieure…Il contempla celle qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps autrement qu’en ombre chinoise.

Quelquesridesaucoindesyeux,desvêtementsauxcouleursplussages,mais toujoursceregard,cettedynamiquedesgestesàlafoisviveetprécise.Ils’abandonnauninstantauplaisirdelaretrouver.Elleaussiledévisageait.Dansunsouffleapaisé,ilmurmura:

—C’estbondetevoir.Sacréesurprise.—Tudétestaislessurprises…—Pascelle-là.—Tun’aspastropchangé,fit-elle.Sijet’avaiscroisédanslarue,jet’auraiscertainementreconnu.

Tuasl’airenforme.—Toiaussi.Tescheveuxsontpluscourts…—Sic’estvraimenttoutcequeturemarques,tuesnulaujeudesdifférences.Àmoinsquetun’aies

apprisàmentir.Ilséchangèrentunsourirecomplice.Lepremierdepuisleurséparation.—Lorsquejesuistombéesurtonnomdansl’exposéd’Emma,ilm’afalluquelquessecondespour

réaliser.Çam’afaitdrôledelevoirécrit.J’étaisplushabituéeàl’entendrequ’àlevoirimpriménoirsurblanc. C’est déstabilisant, plus officiel, moins proche également. Le lire a été comme le déclic d’unmécanismedepassagesecret.Unmurs’écartepourconduireversunepiècesecrèteoubliée…

—Poussiéreuseavecdescadavresdansleplacard?—Non,et jevaismêmetedire : jenesoupçonnaispasque toutyétaitsibienrangé,à l’abri.La

pièce n’était pas condamnée, juste fermée.Pourtant j’étais convaincueque je n’entendrais plus jamaisparlerdetoi.

—Emmasait-ellequetu…—Elle ignore toutdemavisite.D’ailleurs, cematin encore, jenemedoutaispasmoi-mêmeque

j’allaisvenir.Jen’arrêtaispasdepenseràtoi,ànous.Etpuisenpartantfairelescourses,suruncoupdetête…

—Tuasbienfait.—Combiendetempsaurais-tuencoreattenduavantdemecontacter?—Jesuisvenutevoirdèslepremiersoir.Cheztoi.—Nousn’étionspaslà?Enparlantdesavie,Célinedisait«nous».Luinedisaitque«je».—Si.Vousétiezprésents. Jevousaiobservésdepuis la rue.Tropdecomptesà régleravecmoi-

mêmepourmeprésenteràtoi.Jenemevoyaispasdébarqueràl’improvistesilongtempsaprès.—Surtoutsansavoirdonnélemoindresignedeviependanttoutescesannées…—Je sais.Cela ne rachètera jamaismon comportement,mais je te demande pardon. J’ai été nul.

D’abordtropstupidepourmerendrecomptedecequejeperdaisentequittant,etensuitetrophonteux

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pouroserreprendrecontact.—Thomas,nousn’ensommespluslà.Jefaismavie,jesuispasséeàautrechose.Sansrancune.—Moij’ensuistoujoursunpeulàetjem’enveuxencore.— Évidemment, te voir partir n’a pas été facile. En toute franchise, si j’accepte d’y repenser

vraiment,jecroisquejet’aimais.J’aiétémalheureuse,c’estvrai.—Désolé.—J’aiéprouvédelapeinemaispeudecolère.Cen’estpaspouruneautrequetum’asquittée.Jene

faisais pas le poids face à ce qui motivait ton départ. J’ai depuis appris que les jeunes idéalistesingérablesfontsouventdeshommesbien.

—Quellesagesse…—Jen’auraiscertespastenuundiscoursaussimagnanimejusteaprèstondépart.D’ailleurs,quand

es-turentré?—Enseptembre.—Lemaldupays?—JesuistombésurBenjaminTrodetaufinfonddel’Inde.Lemondeestpetit.Tutesouviensdelui?

Toujours quelque chose à vendre,mêmequand ça ne lui appartenait pas.Enfin bref, c’est lui quim’arévéléquetuavaiseuunefillepeudetempsaprèsmondépart…

—Tut’esimaginéqu’elleétaitdetoi?Thomasblêmit.—Ellenel’estpas?L’œilpétillant,Célineménageauncourtsuspense.—Si.C’esttonderniercadeau.—As-tuessayédem’avertir?—Non.Mêmesijen’avaispasprévud’avoirunenfant,j’aivoululagarder.Elleesttombéeaubon

moment.Uncoupdepiedauxfesses.Ellem’aobligéeàgrandir,mêmesic’étaitmoilamère!Jesupposequemebattrepourellem’aaidéeàoubliercequiencombraitmavie.Toi,tuvoulaispartir.Chacundenousaenfindecomptevécucequiluicorrespondait.Tantpissic’étaitséparément.

—J’auraisdûêtreprésentpourt’aideràéleverEmma…—Thomas,arrêtedetemortifier.Jepariequ’enmaternelle,tuavaisdéjàdesregretssurtonpassé!

J’aiconnudesjourscompliqués,maispasseulement.J’aiaussipartagébeaucoupdemomentsfabuleuxavecEmma.Ellen’avaitquemoietjen’avaisqu’elle.Nousavonstraversésespremièresannéesavecuneintensitéquinouslieencoreaujourd’hui.Quevoulais-tuquejefasse?EssayerdeterechercherenAfriquepour t’obliger à revenir ?Avec ton sensdudevoir, je suis certaineque tu aurais accepté.Onauraitalorsorganiséunjolimariageautourdemonventrerebondi.Onauraitachetéunepetitemaison.Combiendetempsaurais-tutenudanscettevie-là?Tun’étaispasdugenreàteposer.Pasprêtàfonderunefamille.Tut’interdisaisd’êtreheureux.Toujoursvolontairepourêtreenpremièreligne,partout,toutle temps, comme si tu t’envoulaisd’avoir la chanced’êtrené sousunemeilleure étoilequed’autres.Alorsmêmesicelan’apasétéfacile,jet’ailaissépartir.As-tudesenfants?

—Non.Aucun…àpartEmma.Est-elleaucourant?—JeneluiaijamaiscachéqueJérémien’étaitpassonpèrenaturel,maisellenesaitquetrèspeude

chosesdetoi,etn’ajamaischerchéàensavoirplus.Ellen’apasmanquéd’affectionetc’esttoutcequicompte.Jérémieestloind’êtreparfait,maisilatoujoursétélàpourelle,commepourmoid’ailleurs.

—JérémieLavergne,l’hommequisortlespoubellesett’attrapeparlataille.—Ilestmonmaridepuisplusdequinzeans,ilenaledroit.—Ilfautsilongtempspouravoirledroitdesortirtespoubelles?Célineremarquasoudainlatroussesurlebureau.—Maisc’estlamienne!

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—Tulareconnais?—Biensûr!Tumel’aschipée.—Ellenem’ajamaisquitté.—Dois-jeyvoirunmessage?—Jenesaispas.Maisnousn’ensommespluslà.—Alorsoùensommes-nous?PuisquetuesrevenupourdécouvrirEmma,qu’espères-tuvis-à-vis

d’elle?—Àvraidire,jen’ensaisrien.Jeneveuxpaslaperturber.Jeneveuxposerdeproblèmesniàtoi,

niàJérémie.Quandtuarrivesavecpresquevingtansderetard,tutetaisettutecontentesderegarder.—Votrerencontrel’abeaucoupfaitréfléchir.Tuluiasditdeschosestrèsbellessurtonmétieretsur

lavie.—Jenesuispeut-êtrerentréquepouravoircetteconversationavecelle.C’étaitmondestin.Ellea

l’aird’unefillebien.—Elleteressemblesurdenombreuxpoints.—Vraiment?—Lecôtéentier,idéaliste…Pasfacileàexprimerdanscemondedecompromis.Elleauradumalà

trouversaplace.Rienquepourchoisirsonstagedeprintemps,elleplacelabarretrèshaut.Tucomptesrestericilongtemps?

—Jenesaispasencore.—Tuasquelqu’un?—Jecroisqueoui,maisc’estmoiquitraîne.—Tunevaspas…Unvacarmevenuducouloirlesinterrompit.«Roulure,nichon!»LavoixdeFrancis,étouffée.—Disdonc,onnes’ennuiepascheztoi!—Unrésident,ilteprendpouruneinspectricedesaffairessocialesalorsilfaitcroirequ’ilsouffre

dusyndromedeGillesdelaTourette.—Pourquoipas?Suis-jecenséeluirépondreethurlerdesgrosmots?—Non,s’ilteplaît,c’estdéjàassezcompliquécommeça…—Dommage.J’auraisbienaimébraillerdesinsanités.Çadoitêtreassezlibérateur.Retrouvantuntonplussérieux,Célinedemanda:—Pourquoineviendrais-tupasdîneràlamaisonundecessoirs?J’aiunautrefilsàteprésenter–

mêmes’iln’estpasdetoi–etjesuiscertainequetut’entendraisbienavecJérémie.—Tucroisque…—Nefaispastonétudiantcoincé.Tun’espasrevenupourtesauverànouveaucommeunvoleur…—Bienenvoyé.Mêmesiçafaitmal.—Viens,çameferaplaisir.—Commentvas-tuexpliquerçaàtonmari?—J’aieuunevieavantlui.Ilm’amêmeaidéeàl’assumeravecbeaucoupdegénérosité.Alorssans

luidirepourlemomentquetueslepèredesonenfant,jepeuxteprésentercommeunexcellentcopaindelycée.Çateva?

—Parfaitement.«Zigoune,trou!»—Jevaistelaisser,sinonjecroisquejevaisyprendregoût.Unsondeclochetteetunhorriblerâlerésonnèrentdanslecouloir.—Etça,qu’est-cequec’est?

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—UnelépreuseavecunsouvenirdesAlpesquiva tepourchasserdèsque tuauraspassé laportepourtecontaminer.Maisc’estsansimportance.

—Situledis…Tiens,jetelaissemacarte.Appelle-moi.—Promis.Thomasselevalepremier.Célinesongeaqu’ilavaittoujoursfaitainsi.Toujoursentêtepourleverle

camp,peut-êtreparpeurde se fixeraupointde se sentirprisonnier,peut-êtrepourpartir avantd’êtrequitté.Unjour,ilsenparleraient.Elleluisourit.

—Jesuisvraimentheureusedeteretrouver.Laviefaitparfoisdejoliscadeaux.Ilhésitamais,cettefois,nereculapas.Illapritdanssesbras.CélineetThomasrestèrentunmoment

l’uncontre l’autre.L’espaced’un instant, chacun imagina sans ledire cequ’auraitpuêtre savieavecl’autre.Mêmesiletempsavaitpassé,ilspartageaientdeuxtrésors:lesouvenird’unepériodeheureuseetuneenfant.

Illuimurmura:— Je n’aurais sans doute pas été un mari de premier choix, mais je vais essayer d’être un ami

acceptable.Ellesongeaqu’unefoisencore,c’estluiquiavaitrompulesilencelepremier.Mettrefinsoi-même

auxémotionspournelaisseràpersonned’autrelepouvoirdevousensevrer.—Mari,ami,médecinprochedemafille,jem’enfiche.Tueslà.C’estcequetuesquim’amanqué.

S’ilteplaît,reste.Ontoquaàlaporte.ThomascomptaitrépondreaprèsqueCélineet luiseseraientéloignésl’unde

l’autre,maisPaulineentrasansattendre.Enlesdécouvranttouslesdeuxenlacés,l’infirmièreseraidit.Thomas était bien plus gêné queCéline qui, au regard de l’infirmière, comprit ses sentiments pour lemédecin.

—Pauline,jevousprésenteCéline,lamaman…L’infirmièremanquadedéfaillirtantlamontagnerusseémotionnelleétaitvertigineuse.«Morue,foufoune!»LavoixdeFrancisétaittouteproche.Laclochetteetlesrâlesaussi.Lesdeuxfemmessesaluèrentsanstropsavoircomments’yprendre.—Jevaisvouslaisser,fitCéline.J’espèrevousrevoir.Touslesdeux.Ensortant,elleglissaàPauline:—C’estuntypebien.Maisnelelaissezpaschoisirsesvêtementsnivoschaussures,etobligez-leà

voustutoyer.Sinon,coincécommeill’est,ilpeutattendrevosnocesd’oravantdes’ymettre.Puis,s’adressantàThomas,elleajouta:—J’attendstoncoupdefil.Essaiedenepastarder.—Jepeuxt’appelercesoir?—Avecplaisir.Célineallaitpartirlorsqu’elleseretournaunedernièrefois.—Aufait,tupeuxgarderlatrousse.Elle disparut dans le couloir. Thomas entendit son cri lorsqu’elle tomba nez à nez avec Chantal,

recouvertedesessacsàpatates,quitendaitlesbrasversellecommeunzombie.

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Ilferaitbientôtnuit,unpeufrais.Labasedel’astresolairedisparaissaitdéjàderrièrelesmontagnesdel’Ouest.Lesnuagesfiltraientsesrayonsendessinantunspectaculaireéventaildelumièrecéleste.Lesol,encorehumidedel’aversetombéeenfind’après-midi,exhalaitunlégerparfumdeterre.

Assiscôteàcôteàl’extrémitédupromontoirerocheux,KishanetThomassavouraient l’instant.Encontrebas, Kailash aiguisait ses outils sur lameule de pierre. Rekha tentait de rentrer ses poules quin’obéissaient pas. Dans le village, les enfants et les chiens avaient grandimais se couraient toujoursaprès. Avec un peu de distance, la vie apparaît souvent comme un spectacle rassurant, même là oùsurvivreestunenjeuquotidien.

—Jesavaisquetureviendrais.—Jel’espéraisvraiment.—Quelquechoseachangéentoi.—Tudisçapourlaphotooùj’embrasselechien?—Passeulement.Retournercheztoit’afaitdubien.Tuesplusserein.—Jenepensepasquecesoitlefaitderentrer,maisplutôtcequej’aitraversécesderniersmois.

Toutes ces rencontres, ces terreurs, ces espoirs aussi…Hier, dans l’avion, j’ai bien senti que j’étaisdifférent,etjemesuisdemandépourquoi.Est-celefaitdenepasrevenirseul?Sansdoute.Maisilyaautre chose. Je n’ai plus peur de la vie. Je me contente de trembler pour ceux que j’aime. Face àl’existence,onnepeutrien.Pourlespersonnesàquil’ontient,onpeuténormément.

—Méfie-toi,tucommencesàparlercommemonpère!—J’aisouventenviésaphilosophie,ettoncourage…Votreespritnem’ajamaisquitté.KishanextirpasoncouteaumultifonctiondesapocheetlemontraàThomas.—Ilnem’ajamaisquitténonplus.—Chaquematin,j’apportaisvotrephotodansmonbureauetchaquesoir,jelaremontaischezmoi.Au-delà des buissons, venant du sentier, des rires fusèrent. Les trois enfants de Kishan et Jaya

débouchèrentsurleplateauenfaisantlacourse.—Regarde-les,cespetitsdiables!Mêmepasessoufflésaprèslapente.Joyeusement,lesjeunesseprécipitèrentpourrejoindrelesdeuxhommes.Ilss’installèrentdechaque

côté,bousculantlesadultessansaucunménagement.Lesprotestationsdeleurpèrenelescalmèrentpas.Ilsneprenaientpasplacesurlebancdepierrepouradmirerlecrépuscule,maispourêtreauplusprèsdes«grands».Lesenfantsn’accordaientd’ailleursaucuneattentionaumagnifiquecouchant.Pourquois’yseraient-ilsintéressés?Unnouveauseraitlàdemain,puisaprès-demain,etilenseraitainsichaquesoir jusqu’à la findes temps. Il fautvieillirunpeupourapprendreàconnaître lavaleurdumomentetsavoirqu’ilnerevientjamais.

Leplusjeune,peusatisfaitdesaplaceinstable,escaladalesgenouxdesonpèreetseblottitcontrelui en toisant ses frères. Il passa ses petits bras autour du cou de son papa. Ses beaux yeux sombres

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fixaientThomassansaucunegêne,detoutprès,commeseulspeuventselepermettrelesenfants.Pourleprotégerdestentativesvengeressesdesesaînés,Kishanposalesmainssurledosdesonfils,formantunbouclier,maispasuniquement.Lespaumesbienàplat,ilécartalesdoigtsaumaximum.Thomasreconnutlegestequ’ilavaitdéjàvuPaulineaccomplir lorsqu’elleenlaçaitThéoaffectueusementetquelepetit,fatiguéoudistrait,acceptaitdeselaisserfaire.Ledocteuravaitfiniparcomprendrequ’elledéployaitsamain lepluspossiblenonseulementpour lemaintenir,maisaussipour le ressentir.Étendre lesdoigtscommedesracinesoudeslianespourirriguerd’amour,poursentircettevie,contresoi.Déplierchaquephalangepourcaptersansenperdreunemiette.Onprieetonadoreaveclesmainsjointes,maisonaimeenlesouvrant.Touteslescréaturesaccomplissentcegeste,d’unefaçonoud’uneautre.Thomasn’enavaitpasencoreeul’occasion.

Desvoixvenuesdusentierannoncèrentdesvisiteusesenapproche.Kishanglissadiscrètement:—PaulineetEmmaarrivent.—S’ilteplaît,negaffepasausujetdecequejet’aiconfié…Kishaneutunrirefrancetmurmura:—Quelleestlaphrasequetuneveuxpasquejehurle?«Tiens,voilàtafemmeettafille!»—C’estmalin.Unsilongvoyagepourentendreça,franchement…—Tun’asvraimentrienditàtonenfant?—C’étaitimpossible.—Tuneluidirasjamaisrien?—Cequicompteleplus,cen’estpasqu’ellesachequijesuis,maisqu’ellepuissecomptersurmoi

et que j’aie la chance de la voir vivre. Sansmême le savoir, c’est elle quim’a poussé à bouger et àprendredes risques.Ellem’adonné la forcedevivreaugrand jour.Mafilleaété l’étincellequim’aguidéhorsdemesténèbres.

—Tu es vraiment un homme étonnant, Thomas Sellac.Mon père dit qu’Emma est une très bonneinfirmière.Elleasoignésaplaieencoremieuxquetoi.

—Lesnouveauxfontparfoismieuxquenous.EmmaetPaulinedébouchèrentsurleplateaurocheux.Ellesdiscutaientavecentrain.—C’esthaut!s’exclamalajeunestagiaire.—Maislespectacleenvautlapeine,réponditThomasenembrassantlavalléed’ungeste.IlselevapouralleràlarencontredePauline.—C’estleposted’observationdonttum’asparlé?demandal’infirmière.—Oui.Tevoiricisignifiebeaucouppourmoi.J’aieutellementdedoutesdevantcespaysages…Je

croisquetueslaréponse.Pourunefois,lajeunefemmerestasansvoix.Ellemêlasesdoigtsauxsiensetplissalesyeuxpour

regarderlesoleilsecoucher.—Pendantquetuadmiraislepanorama,dit-elle,j’aiappelélarésidence.Laliaisonétaitexcellente.—Toutvabien?—Francispassesesjournéesàfairetournerlesremplaçantsenbourrique.Jean-Michels’estmisen

têtederepeindrelachambredeMmeBerzhaavantl’arrivéedesafemme.Françoisepréditquel’équipeintérimairenetiendrapasjusqu’ànotreretour.

—Auprochaincoupdefil,jeparleraiàFrancispourqu’ilcalmelejeu.EtThéo?—Pourlui,c’estlafête.C’estleroidumonde!Iln’amêmepasdaignévenirmeparlerparcequ’il

jouaitaveclechien.Ilvitavecunebandedegrands-parentsdontilfaitcequ’ilveut.Pluspersonnepourl’obligeràselaver,àmangerseslégumesouàfairesesdevoirs.Jevaissouffrirenrentrant.

—Comptesurmoipourt’aider.—Tu aurais dû entendreEmmaparler avecRomain ! Ils étaient toutmignons.À la fin, elle s’est

détournéepourluimurmurerqu’ellel’aimait.

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—Qu’elleenprofite.Dansquelquesannées,illatraiterad’infirmièrelubrique.Jeconnaisquelqu’unàquic’estarrivé.

Emma étaitmontée plus haut sur le rocher. Les deux grands deKishan se tenaient à ses côtés et,prenantexemplesurelle,semblaientdécouvrir lecouchant.Lesultimeslueursdusoleil illuminaient levisagedelajeunefemme.Ellerayonnaitlittéralement.ÀAmbar,Emmamarchaitdifféremmentetsouriaitautrement.Elleserapprochaitdel’essentieldelavie,etcelaluicorrespondaitàlaperfection.Elleavaittout de suite pris sesmarques dans le village. Pour la première fois, Thomas voyait sa fille vivre untemps fort de son existence sans être obligé de s’effacer. Il n’avait plus besoin de se cacher pour laregarder.Ilétaitentraindetrouversaplaceauprèsd’elle.

Paulinel’embrassasurlajoueetluisouffla:—Tul’observescommeunpèrefierdesafille…Alorsquelesderniersfeuxdujours’éteignaient,Kishan,Emmaet lesenfantsprirent lechemindu

retour.Paulines’attardaunpeuavecThomas.Ilss’installèrentsurlebancdepierre.Thomascaressalaroche.

—Tuterendscompte,voilàquelquesmois,j’étaisassisicimême,seul.Etmevoilàcesoir,aumêmeendroit,avectoi,àprofiterd’Emmaquinousaccompagne.Hélèneprétendquel’onsesouvienttoujoursdudécordanslequelonapprendunenouvellequibouleversenotrevie.Jemetrouvaisexactementàtaplace lorsqueKishanm’a révélé que j’avais une fille et offert les photos. Jeme souviens de tout, dechaque pierre, de la voix d’Isha qui chantait devant son feu, du souffle du vent, des braises quitournoyaientdanslanuit.

Paulineseserracontrelui,unpeuàcausedelafraîcheur,beaucoupàcausedecequ’elleéprouvait.Elleposalatêtesursonépauleetenlaçasonbras.Elleluimurmuraquelquesmotsàl’oreille.Thomasnebougea pas. Elle lui avoua qu’elle espérait passer le reste de sa vie avec lui. Il laissa ses parolesl’envahir.Cen’étaientplusdeminusculessoldatsprenantd’assautuneforteresse,maisdesalliésvenantrenforcerlestroupesquiattendaientlarelève.Paulinel’avertitaussiquemalgrésesréticences,elleallaitluioffrirunemontreneuveetdespolosàsataille.Elleluidemandadeneplusfairedecommentairessurlestalonsqu’Emmapouvaitchoisirdeporter.

Elle l’embrassa furtivement dans le cou. La nuit était tombée. Les étoiles apparaissaient les unesaprèslesautres.Aucundesdeuxn’avaitenviequecemomentcesse.Thomasappréciaitlespectacle,lasensationqueprovoquaientlesmainsdePaulineposéessursonbras.

Lajeunefemmesoupira.D’unevoixsereine,elleluiconfirmaqu’iln’oublieraiteffectivementjamaiscetendroit.Puiselleluiannonçaqu’ilsn’étaientpasquedeuxsurcebanc,etquedansquelquesmois,ilsauraientquelqu’unpourquiespérer,quelqu’unpourquibâtir,quelqu’unàquifairedécouvrirtoutcequecemondeetseshabitantspeuventavoirdebeau,quelqu’unqu’ilfaudraitaussipréveniretprotégerdesdangersdelavie.Unpetitêtrepourquitrembler.

Pourlapremièrefoisdesavie,Thomasnefutpaslepremieràselever.

FIN

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Etpourfinir…

Bientôt4heuresdumatin.Cesderniersjours,jesuissortidemontroupourlesultimeschapitres.Lafenêtre du bureau est grande ouverte.Le jour n’est pas encore levé. Il fait nuit, un peu froid.Dans lecalmeambiant, je respireprofondément.Celam’arrive rarementàcepoint-là. Il fautque jeviennedefinird’écrireunlivrepouryparvenir.

Tout à l’heure, jevaisposermesmainsdechaquecôtéduclavier,bienàplat, et jevais souffler,vraiment.Maisavant, jeveuxvousécrire. Jevous ledois.Mercidem’avoir suivi jusqu’àcespages.Mesmotsn’existentqueparcequevous lepermettez.Votre attente etvos sentiments sontmonmoteur.J’espèrequevousavezpasséunbonmoment. J’aime imaginer, rire et ressentir, avec l’espoir fouquecelavousferapeut-êtrelemêmeeffetqu’àmoi.Jesuisbienavecvous.Jen’aipasenviequevousmereposiezsurvotretabledenuitoudansvotresac.Jeneveuxpasêtrerangé!Jen’aipasenviequevouspartiezailleurs.Jesaispourtantquevousledevez.Vousavezvosvies,vosobligations,d’autresenvies.

Là, tout de suite, si c’était possible, je voudrais sortir, marcher dans les rues désertes et vousrejoindre.Vousseriezassissurunbanc,peut-êtredanslesquareoùj’aimevousdonnerrendez-vous,etjeprendraisplaceàvoscôtés.Finalement,onseconnaîtunpeu.OnseparleraitcommeThomasetPaulineau bord de la rivière, ou comme avec Kishan sur la montagne. Par moments, on ne dirait rien. Lessilencesaussipeuventsignifierbeaucoup.Onregarderaitlesoleilselever.Vivreauprèsdeceuxdontlecœurbataumêmerythmequelemienestmonbut.

Celivreestnéd’uneémotionabsolue,voilàdesannées.Sivousenavezenvie,jevaisvousraconter.Enpréambule,jedoisd’abordvousconfierquejen’aijamaiseupeurenavion.J’aivolésuràpeuprèsn’importequelengin,àpeuprèsn’importeoù.Lestournagesm’ontobligéàcela,souventavecbonheur.Onafaillis’écraserprèsduGrandCanyon,onapassédesheuresaccrochésàdeshélicoptères…AvecPascale,au-dessusdel’Oural,ons’estfaitméchammentfoudroyer,aupointdecramerlaradio–toutlemondeavaitsipeurquepersonnenetouchaitàsonplateau-repas.C’étaitgénial,j’aimangélespartsdemafemmeetdenosamis!Toutçapourvousdirequelaphobiedesavionsnemeconcernaitpas.

Etpuisunjour,j’aidécollépourunpetitvolderiendutoutversLondres,etlà,j’aieulatrouilledemavie.Pourtant,touts’esttrèsbienpassé.Auretour,cefutpire.Etdepuis,àchaquedécollage,chaqueatterrissage,chaqueturbulence,moncœurs’accélèreetjemecramponnediscrètementauxaccoudoirsenessayant de contenir la panique qui se répand en moi. Brutalement, sur ce vol, je suis passé del’inconsciencebéateàunesortedepaniqueincontrôlable.

Uneseulechoseavaitchangédansmavie :mafemmem’avaitdonnéquelqu’unpourqui trembler.Nous avions eu notre premier enfant. L’effet s’est décuplé avec la petite deuxième. Le fait même dem’éloigner d’euxme rendaitmalade. En avion tout était pire, carmême avec lameilleure volonté dumonde,ilm’étaitimpossiblederentrerparmoi-même.

Àchaquefois,j’aipriétouslesdieuxpossiblespourqu’ilsmelaissentvivreafindepouvoirrentrerchezmoi.Revoirlesmiens,lestoucher,êtreenmesuredeleurêtreutile.Àchaquedépart,jefaisaismon

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examen de conscience sans aucune complaisance, tentant de convaincre le juge céleste qui gère mondossierquesij’aicommisd’innombrablespéchés,mondésirdesurvivren’étaitmotivéqueparl’enviedeservirlapartlapluspuredemavie:mesmômes.Jecroisquec’estpoureuxquel’onaccomplitleplusbeau.Cesonteuxquinousconnectentàcequenous sommesvraiment.Parcequ’ils sont le futur,parcequenoussommesresponsablesd’eux,parcequ’àtraverseux,onréapprendtout.

J’aimemesproches,j’aimelavie,j’adoremafemmemaisplusquetout,jevoulaisrentrerpourêtrelàpourmespetits.Jedésiraisrestersurcetteterrepourlesprotéger,lesaideràtrouverleurplace.Pluségoïstement, je souhaitais aussi avoir la chance de les voir grandir.Malgré tout le foin qu’on en fait,donnerlavieestfacile.C’estaprèsqueçadevientsérieux.

Aucoursde cespremiers vols vécusdans l’angoisse, j’étais trop accaparéparmes frayeurspourregarderautourdemoi.Maispeuàpeu,j’airetrouvélaforced’observermessemblables.Nombreuxsontceuxquiontpeurenavion. Jevois leursyeux se fermer, leursmainsqui cherchent à s’agripper, leursdoigts qui se crispent. J’aperçois les lèvres qui bougent pour murmurer des mots qui implorent ourassurent.J’aifiniparoserenparleraveceux.

Leplus souvent, cen’estpas lapeurdemourirqui les fait réagir.Dansbonnombrede cas, c’estl’angoissedeneplusêtrelàpourceuxquicomptentsureux.Ilsneveulentpasabandonnerceuxquis’ensortiraient moins bien si eux-mêmes ne s’en sortaient pas. En général, ce sentiment bouleversant semanifeste vis-à-vis des enfants, mais pas uniquement. Parents, amis et proches dans la difficulté, lafragilitéou lehandicap,notre instinctdeprotectionpeut semanifestervis-à-visden’importequi. J’aiprisconsciencedufaitquenoussommesnombreuxàtremblerpourquelqu’un.

C’est un poids, une pression, une responsabilité, une terreur de tous les instants. C’est aussi unhonneur, une chance, unbonheur, un formidablemoteur.Depuisque j’ai compris cela, je neprieplus.J’espère.

À cela s’est ajoutée une deuxième expérience qui a pourtant eu lieu bien avant. Comme si notremémoireattendaitquenoussoyonscapablesdecomprendrepournousrappelercequenousavonsvécu.

Lorsque j’étais jeune stagiaire sur les plateaux, j’ai connu un directeur de production qui était unabruti complet. Par respect, je vais taire son nom. C’était un petit excité, tout sec, toujours en traind’aboyerdesordresetdedonnerdesleçonsqu’iln’appliquaitpas.Toutlemondeledétestait,mêmes’ilfaut aumoins admettre qu’avec lui, personne ne prenait jamais de retard, ce qui est essentiel sur untournage.Unsoir,surleparkingdustudio,alorsquesafemmevenaitlechercher,jel’aivuaccueillirunpetit bonhommequi a sauté de la voiture en tendant les bras vers lui. Jeme suis dit qu’il fallait bienl’innocencedecetadorablebambinpours’attacheràuncrétinpareil.Etpuisjel’aivus’agenouilleretprendre son enfant dans ses bras.Ce n’était plus lemême homme.Une véritablemétamorphose. Il nebougeaitplusdelamêmefaçon.Moinsraide,toutàcoupattentionné,avecdesgestesd’unedouceurdontje le pensais incapable. Il s’est placé à sa hauteur, à son écoute. Il n’avait plus rien du sale type quipourrissaitnosjournées.Àdéfautdem’avoirconvaincuquesafaçondetravaillerétaitlabonne,ilm’aaumoinsapprisquel’onneconnaîtjamaisvraimentquelqu’untantquel’onnesaitpaspourquiilpeutmettreungenouàterre–àtouslessensduterme.

J’aime beaucoup l’idée d’être le fils de tous ceux qui en savent plus quemoi et quime confienthonnêtementunpeudeleursavoir.J’aimeaussil’idéed’êtreunesortedepèrepourceuxàquijepeuxtransmettre.Cen’estpasunequestiond’ascendanceoud’âge,maisdementalité.Suruncheminperdudemontagne,sivouscroisezuninconnuquivientdelàoùvousvousrendez,peut-êtrenevousdira-t-ilrienetvous laissera-t-ilvousdébrouiller.Unautrevouspréviendraqueplus loin,des loupsguettent,qu’ilfautseméfierd’unniddeguêpes,d’ungouffre–oud’unvendeurdecuisinesquifaitdespromostropbellespourêtrevraies.Toujourspartagercequel’onapprend,sansego.Lavieestbienplusintéressanteainsi.Jenesaispaspourvousmaismoi,j’aisouventl’impressiond’êtreperdusurlechemin.Suivantlemoment,noussommestouscetignorantquiregardeceuxquisaventenespérantqu’ilsnousrévélerontle

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moyendesurvivre.Etnousavonstousdespetitsquenouspouvonsaider,qu’ilssoientdenotresangoupas. Parfois, les anciens sont novices et ce sont les petits nouveaux qui peuvent nous en remontrer.Tellementdecombinaisonspossibles,tellementdeviesdifférentes.Pourquoiexistersionneseraconterien?J’acceptetrèsmall’idéequecequenousapprenonsd’essentielneservequ’unefoisetmeureavecnous.Quelqu’unpossèdeforcémentlesréponsesauxquestionsquevousvousposez.Trouvez-le.

Jesouhaitedoncdédiercelivreàtoutescellesettousceuxquis’inquiètentpourceuxqu’ilsaiment.Jem’inclinedevantceuxqui,pourêtreàlahauteur,oublientleurfatigue,leursintérêtsetleurslimites,quitteàfairen’importequoimaistoujoursparaffection.J’essaied’apparteniràcettedigneconfrérie–surtoutquandils’agitdefairen’importequoi.Jeveuxdédiercettehistoireàcellesetceuxquiélèventleursenfants,ausenspremierdu terme,qui lesamènentplushaut.Jeveuxaussipenseràceuxquiontcommisdeserreurs,quisontarrivésaprèslabataille,quin’ontpassuouquionteupeur.Iln’estjamaistrop tard pour donner. Trouvez votre place, dites, faites, tentez tout. Rien ne vaut le bonheur de seretrouver.

Commevous,jetremblepourbeaucoupdemonde.Etquelques-unstremblentpourmoi.Àceux-là,jeveuxdiremagratitude.Merciàceuxquifontlecheminavecmoi.Merciàceuxquim’évitentleserreurs,àceuxquim’éclairentoum’éloignentduprécipice.Merciàceuxquimedisentlavérité,ycomprisquandellenem’arrangepas.Parmieux,beaucoupdeproches,maisaussibeaucoupd’inconnusqui,audétourd’unerencontre,d’unregard,d’uneconfidence,m’offrentlesréponses.Etjedoisiciparlerdevous,detoutcequevousmeracontez,decesclichésquevouspulvérisez,devosviesquevousm’ouvrez,detoutcequevousprouvezsansmêmevousenrendrecompte.Meslivresnesontquedepetiteschoses,maisilspermettentaussidenousrencontrer.

Enparfaitexemple,jeveuxremercierquatrefemmesqui,avantdedevenirplusproches,m’ontfaitl’honneurdeveniràmoientantquelectrices.MerciàRégineRiefolopoursaconnaissanceremarquabledel’Indeetsonregardbienveillant.MerciàAlexandraMorlotpoursonuniversetsapatience.MerciàPaulineChoplinqui,unsoirdefête,agagnéledroitdedevenirl’undemespersonnages.Au-delàdelajeunecomédiennetalentueusequetues,lajeunefemmequetudeviensmetouche.Utilisertonnomaétéunbonheur.Embrassetamèrepourmoi,monplusgrandrêveestdeprovoqueravecdesmotscequ’elleengendreavecsonexceptionneltalentdemusicienneetd’organiste.Sophie-Véronique,mafamilleetmoivousdevonsdeslarmesdebonheur.

Sivousenavezletemps,écoutezlamagnifiquechansondeBrunoMars,«WhenIWasYourMan».J’ignore ce qu’il faut avoir vécu pour écrire cela, mais j’en suis admiratif. Rendre la douleurmagnifiquementbelleetporteused’espoirestundon.

Je souhaite aussi remercier les producteurs de cinéma avec lesquels j’avance de plus en plus,ChristelHenonetLilianEche.L’idéederevenirsurlesplateauxmefaitdrôle,surtoutpourmeshistoiresetavecdespersonnesaussifines,compétentesethumainesquevous.

Merciauxlectrices,lecteurs, libraires,bibliothécairesquichaquejourmeportent,mepropagentetme font découvrir autour d’eux.Merci à celles et ceux quime font l’immense cadeau d’attendremeshistoires.

Évidemment, jenepeuxpasoublierPascale,mamoitié,cellegrâceàqui j’ai lachancedenepastremblerseul.Ànosenfants,quiprennentl’avionsansavoirpeur,quisautentderocherstrophauts,quifontn’importequoietsaventdésormaisavancersansqu’onleurtiennelamain.

Àtoi,mafille,àquij’aibeaucouppenséenimaginantEmma.Jemesurechaquejourlachancequej’aidepouvoirt’observersansmecacher.TuesMonPetitSourire.

Àtoi,monfils,parcequ’ilmemanqueraitungrandpandemaviesijen’avaispaslebonheurdeteconnaître.

Faitesmieuxquenous.Ceneserapassidifficile.

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Avantdeposerlesmainsdechaquecôtéduclavier,bienàplat,etdesoufflervraiment,c’estàvousquitenezcespagesquejesouhaitem’adresserenfin.Jenesaispasoùvousêtes,maisjesuisprochedevous.Mavie,commece livre,estànouveauentrevosmains. Jenesuis riensansvous,maiscen’estpourtantpascequimedonneleplusenviedetoutfairepouravoirlachancedecontinueràvotreservice.Mamotivationn’a riendecommercial. Je commenceàvousconnaître et je croisque jem’attache.Sivoussaviezlenombredefoisoùvosvisages,vosnoms,noséchangessontenmoi…Onapeur,maisonaenvie.Nousnesommespeut-êtrepasgrand-chose,maisonaimedetoutesnosforces.Onestgentils,maisunpetitcoupdepieddanslatronchedeceuxquivonttroploinn’estjamaisàexclure.Elleestpasbelle,lavie?

Faites-moiplaisir.Malgrécequej’aiditplushaut,posezcelivre.Allezvoirceuxquevousaimez.Prenez-lesdansvosbras.Serrez-lesenécartantbienlesdoigtspournerienperdredecetteénergiequipasseentrevous.Oubliez-moi.

Moi,jenevousoublieraijamais.Jevousembrasse,

P-S:Lesenfantsd’HélèneTrémélioontfinideconstruireleurmaisonetilsonteffectivementprévuunebellechambrepourelle.Hélènevavivreavecsesenfants,sespetits-enfantsetseschats.Lesbonnesnouvellesarriventparfois.Dansleslivrescommedanslavie.

www.gilles-legardinier.com

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©2015,FleuveÉditions,départementd’UniversPoche.

Couverture:GillesLegardinieravecl’aided’AlexandraMorlotetJean-PaulDosSantosGuerreiro.Photo©Fotolia

EAN:978-2-823-82205-2

« Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»

CompositionnumériqueréaliséeparFacompo